Text

Palaion. Comédie en un acte.
|| [508]

Palaion.

[]

Comédie en un Acte.

à Berlin 1750.

1

Laudator temporis acti.

HORACE.

Palaion.
Lucile,
fille de Palaion.
Codex,
avocat.
Cliton,
amant de Lucile.
Toinon.

[]

SCÈNE PREMIÈRE.

Palaion

(en robe de chambre)

Oh que tout honnête homme aujourd'hui est à plaindre! Le bon vieux tems est passé; et le siècle où nous sommes n'est que trop faít pour dégoûter entièrement du monde toute âmevertueuse. Ce n'est pas le chagrin qui me fait dire cela, quoique j'en ai beaucoup, car un procès éternel de vingt ans et une fille nubile suffisent, je crois, à mettre au désespoir un mortel qui est assez malheureux pour les avoir sur ses bras. Ah — — un procès — — une fille nubile — nubile — ah — j'enrage! Mais que me feroit tout cela, si la vertu n'étoit pas plus inconnue aux filles d'aujourd'hui que la justice ne l'est à nos juges. Oh le heureux tems que celui de ma jeunesse! Jadis tous les juges étoient de Rhadamanthes et toutes les filles de Pénélopes. Oui! jadis on n'étoit pas obligé de confier sa cause à des avocats ou ignorants ou intéressés. Oui! jadis on la plaidoit soi-même, et on étoit sûr que le bon droit l'emporteroit. Oui! il étoit plus incompréhensible à nos pères, qu'on puisse acheter la justice, qu'il ne l'est aux Hugenots qu'on puisse acheter le ciel. Tout est changé! O tems! o moeurs! — Enfin c'est aujourdhui<aujourd'hui> que le président m'a promis de me défaire de la moitié de mes maux infernals, et de mettre fin à l'éternité de mon procès. — Nous verrons — — pour moi je n'en crois rien. Car je le vois bien qu'il y va de l'intérêt du diable que la chicane ne me laisse jamais en repos. Uniquement occupé de mon procès pourrais-je jamais revenir à moimême pour donner le vil reste de mes jours à mon âme, à mon Dieu! Non. Il faut absolument qu'à force de plaider je me donne en proie à l'enfer. — — Mais voilà ma fille qui vient.

[]

SCÈNE II.

Palaion, Lucile.

Palaion

Approchez-vous, Lucile! Mes pensées viennent de rouler —

Lucile

N'est-ce-pas? sur la corruption du tems? Voilà le triste objet de vos idées. En vérité, mon très cher père, je suis fort fachée que vous n'êtez pas fait pour ce monde là — Il est, je pense, passablement bon pour quiconque s'y veut plaire.

Palaion

O jeunesse! O ma fille que je souhaitrois de vous voir penser plus sainement. Est-ce ainsi que vous voulez démentir le sang de votre père? Oh que j'ai pitié de vous! Venez, je vous communiquerai mes réflexions avec toute la sincérité d'un père. Elles sont fondues sur l'expérience qui ne nous vient qu'avec les années. Elles serviront à votre jeune beauté de la force de l'âme, qui n'est que le partage de l'âge avancé. Un peu de mes lumières vous donnera dix ans de plus.

|| [509]

Lucile

Comment, mon père? dix ans de plus? Vous n'y pensez pas? dix ans de plus? Ah le joli présent pour une jeune fille!

Palaion

Vous ne m'entendez guère.

Lucile

Oh que oui! Dix ans de plus? Donnez-moi plutôt, si vous pouvez, dix ans de moins. Oh que me font peur ces dix ans de plus.

Palaion

Ces dix ans, ma fille, ne seront préjudicables ni à votre beauté ni à votre jeunesse. Vous n'en aurez que l'utilité sans en avoir le fardeau.

Lucile

N'importe. Ne précipitons point mes années. Pourquoi prévenir la nature? Si l'austère sagesse ne vient qu'avec l'âge, elle ne viendra jamais trop tard.

Palaion

Ne craignez rien, ma fille. Avec de telles dispositions elle ne vous importunera jamais.

Lucile

Tant mieux.

Palaion

Ce tant mieux me perce le coeur. O que je crains que vous ne parlez sérieusement! Jadis, Lucile, jadis les filles de votre âge étoient plus dociles, plus modestes. Jadis, vous dis-je, elles passoient avec plaisir des heures délicieuses dans la conversation d'un père sensé et tendre. Jadis elles ne couroient pas au bal, elles n'étoient pas folles de la comédie. Jadis elles ne tuoient pas des jours entiers en lisant des romans qui ne charment l'esprit que pour gâter le coeur. Jadis — —

Lucile

Je le vois bien. Jadis, mon père, toutes les filles étoient des matrones vénérables. N'est-ce-pas?

Palaion

Oui, justement.

Lucile

Oh mon père, ne me faites pas rire.

Palaion

Rire? Et je voudrais bien vous faire pleurer de vos sottises.

Lucile

Les sottises que je fais, sont les sottises du tems et non pas les miennes. Et je crois que s'accommoder au tems est le devoir du sage. Mais rompons la-dessus. Monsieur Cliton a été hier chez vous, que vouloit-il?

Palaion

O rompons la-dessus, et continuons notre premier discours. Le sage, dites vous, devroit-il s'accommoder au tems? O quel dangereux principe! Non, ma fille, il ne faut jamais se laisser entraîner par le torrent. Prenez l'exemple sur la foule, et voilà votre vertu sur le précipice. Allons le chemin de la vertu, et qu'importe si nous y sommes les seuls?

Lucile

Nous n'y serons pas les seuls, si vous permettez que Cliton nous accompagne. Il est digne de se former sur votre modèle. Il vous aime, il estime la justesse de votre esprit, il m'adore.

Palaion

Il vous adore?

Lucile

De tout son coeur.

Palaion

De tout son coeur?

Lucile

Oui.

Palaion

Il vous adore de tout son coeur? Cela me charme.

Lucile

Ne contrariez donc plus longtems notre amour si pur, si tendre, si fait pour vous charmer vous-même — — si — —

Palaion

Oh, n'épuisez vous pas en épithètes inutiles. Il vous adore, et cela suffit pour me le faire connaître au fond.

Lucile

O que je suis heureuse, que vous lui rendez justice. Oui, c'est le plus poli, le plus complaisant, le plus aimable de tous les hommes.

Palaion

Et pour comprendre tout en un mot, le fou le plus accompli.

|| [510]

Lucile

Que dites-vous?

Palaion

Je dis, que vous poussez l'effronterie trop loin. Une fille bien née ne devroit-elle pas plutôt mourir de honte que de parler à son père de ses amants? Jadis les filles aimoient aussi, mais elles aimoient avec bienséance, elles aimoient tout bas. Si j'étois fille, moi, je confesserois plutôt un meurtre que mon amour. Savez-vous bien ce que c'est qu'aimer?

Lucile

Si je le sais?

Palaion

Vous le savez? Tant pis! Mariez vous donc au plutôt. Je ne suis pas si fou que de vouloir étouffer la curiosité d'une fille qui sait ce que c'est qu'aimer. Je ne me mêle pas de l'impossible. Non, morbleu, non. Allez, mariez vous, mais choisissez un objet plus digne d'être mon gendre que ce Cliton. Est-ce à un homme qui adore les femmes que je me dois allier? Adorer une femme, ne vous en déplaise, est adorer la folie même. Jadis on n'avoit pour les créatures de votre espèce que de petits égards; on étoit bien loin de les aimer; et pour les adorer, c'étoit une phrénésie qui n'étoit reservée qu'à nos tems destinés expressément à faire la guerre au sens commun. Et, ma foi, si je m'y connois, votre Cliton s'est fort distingué dans cette guerre. Babillard, impertinent, amateur zèlé de toutes nouveautés, coureur du monde, voilà les aimables qualités que je lui ai trouvées hier en m'honorant de sa visite ennuyeuse. Au reste il ne faut pas être trop clairvoyant pour voir qu'il a bien éclairci ses biens par ses voyages inutiles. Ne seroit-ce pas la véritable cause pourquoi il vous adore?

Lucile

Du moins, mon père, ne soupçonnez pas sa droiture. Je le connois. Son amour est désintéressé. Peut-être il n'est pas trop à son aise: mais qu'importe? Il a des talens qui manquent pas à faire sa fortune. Il a aussi un oncle puissamment riche — —

Palaion

Des talens — un oncle — Vous vous moquez, ma fille. Dans ce siècle barbare, où le plus opulent est le plus habile, où l'argent nous peut faire savoir tout sans en avoir rien appris, quels avantages croyez-vous que puisse avoir un homme de talent sur un butor? — Et quant à l'oncle, ne croyez-vous pas que les oncles sont des hommes à vouloir survivre leurs neveux?

Lucile

Je conviens que ses espérances ne sont pas trop bien fondues. Mais vous conviendrez aussi, mon père, que ce ne sont pas les richesses qui font le bonheur des mariages.

Palaion

Ni l'amour non plus. Ce sont les moeurs qui le font, et Cliton n'en a point. Si mon gendre est un homme de probité connue, d'un coeur non-infecté du poison de nos tems, d'une simplicité digne de nos pères, je lui ferai grâce de ses biens et de sa naissance.

Lucile

Ah! ah! j'entrevois votre dessein!

Palaion

Et quel dessein m'imputez-vous?

Lucile

Oh de grâce! Il est tout-à-fait digne de mon père? Parceque l'homme qui lui faut sera un peu difficile à trouver, il fera revenir de l'autre monde un bon garçon pour être mon époux.

Palaion

Oui, c'est ce que je ferois certainement.

Lucile

Quel horreur! la crainte m'étouffe — je —

Palaion

— s'il étoit possible.

Lucile

Oh grâce à l'impossibilité! je reviens.

|| [511]

Palaion

Mais non — Vous connaissez le jeune Martin Colibri? Voilà encore un garçon qui fait honneur à sa famille! C'est le seul — —

Lucile

Et que voulez-vous faire de ce Marmouset?

Palaion

J'en voudrois bien faire votre époux.

Lucile

De lui? qui est à peine sorti du collège? C'est un livre et non pas un homme.

Palaion

Oui, oui, c'est un garçon savant, très-savant. Il a lu beaucoup de livres anciens, et les livres anciens, ma fille — — ah —

Lucile

Ne sont plus muets que lui. Il ne dit mot, si sa bouche ne s'ouvre par hasard pour dire de sottises.

Palaion

C'est justement par-la que j'augure bien de sa raison profonde. Car jadis les jeunes gens ne parloient plus que ce mon butor. C'étoit aux vieillards de parler peu, mais de choses instructives et pleines de sens, et aux femmes de parler beaucoup, mais sans rime et raison; le jeune homme ne faisoit que taire et qu'écouter.

Lucile

Et à sa façon de s'habiller ne le prendroit on pas pour un de ses ancêtres du siècle quatorzième?

Palaion

Jugez donc de son goût solide; il s'habille tout comme nos pères! ah l'aimable garçon!

Lucile

Ah, l'aimable garçon! ah qu'il est ténébreux, ah qu'il est stupide.

Palaion

Tout comme nos pères! Il s'habille tout comme nos pères.

Lucile

Ah, l'aimable garçon! ah qu'il est grossier, ah, qu'il est lourd!

Palaion

Tout comme nos pères! il s'habille tout comme nos pères. O que ce seul point le rend estimable à mes yeux! l'habit a été toujours le miroir du coeur — et la mode — qui est-ce qui nous vient interrompre? —

Lucile

Comment, votre avocat? vous voilà sur votre matière favorie et l'impertinent —

[]

SCÈNE III.

Palaion, Lucile, Codex (avec des actes sous chacun des bras).

Palaion

Ah, ah! Monsieur Codex! bon jour! bon jour! Monsieur Codex, bon jour!

Codex

O que le diable vous emporte avec tous vos bons jours. Pas encore habillé? Diantre! Avez-vous donc oublié que Monsieur le président nous attend à l'heure qu'il est? —

((Das Uebrige II. 459.))

Palaion

Il est vrai mais dix heures — —

Codex

Ne sonneront pas deux foix pour vous. Faire attendre le President, et vous voules gagner le proces!

Palaion

Voila donc ma fille, c'est votre faute! Dois je toujours vous precher la morale? Jadis — — —

Codex

Taises vous donc avec votre jadis. C'est à moi de parler du tems passé. Vous estes un ignorant plus ignorant qu'un enfant, tout nouveau né qu'il est. Faire attendre le President? Oui, oui, Monsieur. Depuis la naissance du monde, et j'ose meme assurer, depuis — depuis le tems qu'on plaide —

(faisant des gestes trop violents avec le bras il laisse tomber les actes sans s'en appercevoir.)

|| [316]

Lucile

Voila donc ce que c'est que de parler avec le bras.

Codex

— jamais plaideur ne s'est soullié d'un crime si impar- donable — si noir, si enorme, d'un crime si – – si criminel – – ah les idees se confondent, se brouillent – – le Crime est trop grand! je ne sai plus que dire! Faire attendre le President.

Palaion

Mais – –

Codex

Comment? vous etes encore ici? Par tous les Diables alles donc, habilles vous! Mais que vois-je?

(il le retient)

Mes actes par terre? — Ne suffit-il pas d'avoir insulté le President, faut-il encore insulter mes actes? — mes aches! O Monsieur Alles, pousses, si vous pouves, pousses plus loin votre negligence irreligieuse, votre impertinence prophane! Mais je vous en defie. Le vice a ses extremiés et les voilà! O mes actes! Et personne ne les ramasse? Monsieur, vous etes —

(tout cela en ramassant les actes. Il les mett sur la table, apres en avoir soufflé soigneusement le poudre)

vous etes indigne d'un avocat tel que moi — vous etes indigne de mes soins, — — de ma science — — que j'epuise pour perdre votre proces si tard qu'il est possible.


1 Ich habe mir in diesem Fragment, nach Lachmann's Beispiele, einige offenbare Schreibfehler zu verbessern erlaubt; es bleibt immer noch genug übrig, um dasselbe zu einem Beweise mehr zu machen, daß man zu der Zeit, als in Deutschland das Französische die Grundlage aller Bildung war, darum nicht eben mehr Französisch wußte. —

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