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SOTTISE DES DEUX PARTES

Sottise des deux parts, est comme on soit la devise de toutes les quérelles, je ne parle pas ici de celles qui ont fait verser le sang; les Anabaptistes qui ravagerent la Vestphalie, les Calvinistes qui allumerent tant de guerres en France, les factions sanguinaires des Armagnacs & des Bourguignons, le supplice de la Pucelle d'Orleans que la moitié de la France regardoit comme une heroïne céleste, & l'autre comme une sorciere; la Sorbonne qui présentoit Requete pour la faire bruler; l'assassinat du Duc d'Orleans justifié par des Docteurs; les sujets dispensés du serment de fidelité par un Decret de la sacrée Faculté; les bouraux tant de fois employés à soutenir des opinions; les buchers allumés pour des malheureux à qui on persuadoit qu'ils étoient sorciers ou héretiques; tout cela passe la sottise. Ces abominations cependant
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étoient du bon tems, de la bonne foi germanique, de la naïveté gauloise & j'y renvoye les honnêtes gens qui regrettent toujours les tems passés.Je ne veux ici que me faire, pour mon édification particuliere, un petit memoire instructif des belles choses qui ont partagé les esprits de nos ayeux.Dans l'onzieme siecle, dans ce bon tems, où nous ne connaissions ni l'art de la guerre qu'on faisoit toujours, ni celui de policer les villes, ni le commerce, ni la societé & où nous ne savions ni lire ni écrire; des gens de beaucoup d'esprit disputerent solemnellement, longuement, & vivement, sur ce qu'il arrivoit à la garde robbe quand on avoit rempli un dévoir sacré, dont il ne faut parler qu'avec le plus profond respect. C'est ce qu'on apella la dispute des Stercoristes. Cette quérelle n'excita pas de guerre, & fut du moins par là une des plus douces impertinences de l'esprit humain.La dispute qui partagea l'Espagne savante au même siecle sur la Version Mosarabique se termina aussi sans ravage de provinces & sans effusion de sang humain. L'esprit de Chevalerie qui regnoit alors, ne permit pas qu'on éclaircit autrement la difficulté, qu'en remettant la décision à deux nobles Chevaliers: Celui des deux Don Quichottes qui renverseroit par terre son adversaire, devoit faire triompher la version dont il étoit le tenant. Don Ruis de Martanza Chevalier du Rituel Mosarabique fit perdre les arçons au Don Quichotte du Rituel Latin, mais comme les loix de la noble Chevalerie ne décidoient pas positivement qu'un Rituel dût être proscrit, parce que son Chevalier avoit été desarçonné, on se servit d'un secret plus sur & fort en usage, pour
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savoir, lequel des deux livres devoit être préféré; ce fut de les jetter tous deux dans le feu. Car il n'étoit pas possible que le bon Rituel ne fut préservé des flammes. Je ne sai comment il arriva qu'ils furent brûlés tous deux; la dispute resta indécise, au grand étonnement des Espagnols. Peu à peu le Rituel Latin eût la préference; & s'il se fut présenté par la suite quelque Chevalier pour soutenir le Mosarabique, c'eut été le Chevalier & non le Rituel qu'on eût jetté dans le feu.Dans ces beaux siecles nous autres peuples polis, quand nous étions malades, nous étions obligés d'avoir recours à un Medecin Arabe; quand nous voulions savoir quel jour de la lune nous avions, il falloit aussi s'en raporter à eux. Si nous voulions faire venir une piece de drap, il falloit payer cher un Juif, & quand un laboureur avoit besoin de pluye il s'adressoit à un sorcier. Mais enfin lors que quelques uns de nous eurent apris le Latin, & que nous eumes une mauvaise traduction d'Aristote, nous figurames dans le monde avec honneur, nous passames trois ou quatre cens ans à dechifrer quelques pages du Stagirite, à les adorer, & à les condamner, les uns ont dit que sans lui nous manquerions d'articles de foi; les autresquilqu'il étoit Athée. Un Espagnol a prouvé qu'Aristote étoit un Saint, & qu'il falloit fêter sa fête. Un concile en France a fait bruler ses divins écrits. Des Colleges, des Universités, des Ordres entiers de Réligieux se sont anatématizés reciproquement, au sujet de quelques passages de ce grand homme, que ni eux, ni les juges qui interposerent leur autorité, ni l'auteur n'entendirent jamais. Il y eut beaucoup de coups de poing donnés en Allemagne pour ces graves querelles; mais enfin il n'y eût pas beaucoup de sang
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répandu. C'est dommage pour la gloire d'Aristote, qu'on n'ait pas fait la guerrecivile, & donné quelques batailles rangées en faveur des Quiddités, & de l'VniverselUniversel de la part de la chose. Nos peres se sont égorgé pour des questions qu'ils ne comprenoient pas davantage.Il est vrai qu'un fou fort celebre nommé Occam surnommé le Docteur Invincible, chef de ceux qui tenoient pour l'VniverselUniversel de la part de la pensée, demanda à l'Empereur Louis de Baviere qu'il deffendit sa plume par son épée imperiale, contre Scot autre fou Ecossois, surnommé le Docteur Subtil, qui batailloit pour l'VniverselUniversel de la part de la chose. Heu reusement l'épée de Louis de Baviere resta dans son foureau. Qui croiroit que ces disputes ont duré jusqu'à nos jours, & que le Parlement de Paris en 1624 a donné un bel Arrêt en faveur d'Aristote?Vers le tems du brave Occam & de l'intrepide Scot, il s'éléva une querelle bien plus serieuse, dans laquelle les reverends Peres Cordeliers entrainerent tout le monde chrétien. C'étoit pour savoir si leur potage leur apartenoit en propre, ou s'ils n'en étoient que simples usufruitiers. La forme du capuchon, & la largeur de la manche furent encore les sujets de cette guerre sacrée. Le Pape Jean XXII. qui voulut s'en mêler, trouva à qui parler. Les Cordeliers quitterent son parti pour celui de Louis de Baviere, qui alors tira son épée. Il y eut d'ailleurs trois ou quatre Cordeliers de brulés comme héretiques. Cela est un peu fort, mais après tout, cette affaire n'ayant pas ébranlé de Trones & ruiné de Provinces, on peut la mettre au rang des sottises paisibles.
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Il y en a toujours eû de cette espece. La plus part sont tombées dans le plus profond oubli; & de quatre ou cinq cens sectes qui ont parû, il ne reste dans la memoire des hommes que celles, qui ont produit ou d'extremes desordres ou d'extremes ridicules, deux choses qu'on retient assez volontiers. Qui sait aujourd'hui s'il y a eû des Orebites, des Osmites, des Insdorfiens, qui connait les Oints & les Patissiers; les Cornaciens, les Iscariotistes?Un jour en dinant chez une Dame Hollandaise, je fus charitablement averti par un des convives, de prendre bien garde à moi, & de ne me pas aviser de louer Voëtius []? je n'ai nulle envie, lui dis-je, de dire ni bien ni mal de votre Voëtius []; mais pourquoi me donnez-vous cet avis? c'est que Madame est Cocceiennes, me dit mon voisin. Helas tres volontiers, lui dis-je. Il m'ajouta qu'il y avoit encore quatre Cocceiennes en Hollande, & que c'étoit grand dommage que l'espece périt. Un tems viendra où les Jansenistes, qui ont fait tant de bruit parmi nous & qui sont ignorés par tout ailleurs, auront le sort des Cocceiens. Un vieux Docteur me disoit, Monsieur, dans ma jeunesse je me suis escrimé pour le mandata impossibilia volentibus & conantibus. J'ai écrit contre le Formulaire & contre le Pape, & je me suis crû Confesseur; j'ai été mis en prison, & je me suis crû Martir. Actuellement je ne me mêle plus de rien, & je me crois raisonnable. Quelles sont vos occupations, lui dis-je. Monsieur, me répondit-il, j'aime beaucoup l'argent. C'est ainsi que presque tous les hommes dans leur vieillesse se moquent interieurement des sottises, qu'ils ont avidement embrassées dans leur jeunesse. Les sectes vieillissent comme les hommes. Celles qui n'ont pas été sou-tenues par de grands Princes, qui n'ont point causé de grands maux vieillissent plutôt que les autres. Ce sont des maladies épidemiques, qui passent comme la suette & la cocluche.Il n'est plus question des pieuses reveries de MadameGuion. Ce n'est plus le livre inintelligible des maximes des Saints qu'on lit, c'est-le Telemaque. On ne se souvient plus de ce que l'éloquent Bossuet écrivit contre le tendre, l'elegant, l'aimable Fenelon, on donne la préference à ses oraisons funebres. Dans toute la dispute sur ce qu'on apelloit le Quietisme, il n'y a eu de bon que l'ancien conte réchauffé de la bonne femme, qui aportoit un rechaud pour bruler le paradis, & une cruche d'eau pour éteindre le feu de l'enfer, afin qu'on ne servit plus Dieu par esperance ni par crainte. Je remarquerai seulement une singularité de ce procès, laquelle ne vaut pas le conte de la bonne femme, c'est que les Jesuites, qui étoient tant accusés en France par les Jansenistes, d'avoir été fondés par St. Ignace exprès pour détruire l'amour de Dieu, solliciterent vivement à Rome en faveur de l'amour pur de Mr. de Cambray. Il leur arriva la même chose qu'à Mr. de Langeais, qui étoit poursuivi par sa femme au Parlement de Paris, pour cause d'impuissance, & par une fille au Parlement de Rennes, pour lui avoir fait un enfant. Il falloit qu'il gagnât l'une des deux affaires; il les perdit toutes deux. L'amour pur pour lequel les Jesuites s'étoient donnés tant de mouvement, fut condamné à Rome, & ils passerent toujours à Paris pour ne vouloir pas qu'on aimât Dieu. Cette opinion étoit tellement enracinée dans les esprits, que lors qu'on s'avisa de vendre dans Paris, il y a quelques années, une taille-douce representant notre Seigneur JesusChrist, habillé en Jesuite. Un plaisant (c'étoit apparemment le Loustik du parti Janseniste,) mit ces vers au bas de l'estampe.
Admirez l'artifice extrême,
De ces Peres ingenieux;
Ils vous ont habillé comme eux,
Mon Dieu de peur qu'on ne vous aime.A Rome, où l'on n'essuye jamais de pareilles disputes, & où l'on juge celles qui s'élevent ailleurs, on étoit fort ennuyé des querelles sur l'amour pur. Le Cardinal Carpeigne, qui étoit raporteur de l'affaire de l'Archevêque de Cambray, étoit malade & souffroit beaucoup dans une partie, qui n'est pas plus épargnée chez les Cardinaux que chez les autres hommes. Son chirurgien lui enfonçoit des petites tentes de linon qu'on apelle du cambray en Italie, comme dans beaucoup d'autres pays. Le Cardinal crioit; c'est pourtant du plus fin cambray, disoit le chirurgien. Quoi du Cambray encore là? disoit le Cardinal, n'étoit-ce pas assez d'en avoir la tête fatiguée! Heureuses les disputes qui se terminent ainsi. Heureux les hommes si tous les disputeurs de ce monde, si les héresiarques s'étoient soumis avec autant de moderation, avec une douceur aussi magnanime que le grand Archevêque de Cambray, qui n'avoit nulle envie d'être héresiarque, je ne sai pas s'il avoit raison de vouloir, qu'on aimât Dieu pour lui-même, mais Mr. Fenelon méritoit d'être aimé ainsi.Dans les disputes purement litteraires il y a eû souvent autant d'acharnement, autant d'esprit de parti,
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que dans des querelles plus interessantes. On renouvelleroit, si on pouvoit, les factions du Cirque, qui agiterent l'Empire Romain! Deux Actrices rivales sont capables de diviser une ville. Les hommes ont tous un secret penchant pour la faction. Si on ne peut caballer, se poursuivre, se nuire pour des Couronnes, des Tiares, des Mitres, nous nous acharnerons les uns contre les autres pour un Danseur, pour un Musicien: Rameau a eû un violent parti contre lui, qui auroit voulu l'exterminer, & il n'en savoit rien. J'ai eû un parti plus violent contre moi & je le savois bien.


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