SECOND DISCOURS.
------------------------------------------------------------
DE LA TRAGEDIE,
Et des moyens de la traiter, se lon le
vrai-semblable, ou le nécessaire.
[
↔] O
Utre
les trois utilités du poëme dra matique dont j'ai parlé
daus le dis cours précédent, la Tragédie a celle-ci de particuliére, que
par la pitié & la
crainte elle purge de semblables passions. Ce sont les
termes dont
Aristote se sert dans sa défi nition, & qui nous apprennent deux cho ses. L'une,
qu'elle excite la pitié & la crainte; l'autre, que par
leur moyen elle purge de semblables passions. Il explique la prémiere assez au long, mais il ne dit pas
un mot de la derniére; & de toutes les conditions qu'il
employe en cette défi nition, c'est la seule qu'il n'éclaircit
point. Il témoigne toutefois dans le dernier cha pitre de ses Politiques un dessein d'en par ler sort au long dans ce traité, & c'est ce qui fait
que la plûpart de ses interprétes
veulent que nous ne l'ayons pas entier, par ce que nous n'y voyons rien du tout sur cette matiere. Quoi
qu'il en puisse être, je croi qu'il est à propos de parler de
ce qu'il a dit, avant que de faire effort pour devi ner ce qu'il a voulu dire. Les maximes qu'il
établit pour l'un pourront nous con duire à quelques
conjonctures pour l'autre, & sur la certitude de ce qui
nous demeure, nous pourrons fonder une opinion proba ble de ce qui n'est point venu jusqu'à nous.
[
↔]
Nous avous pitié, dit-il,
de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu'ils ne
méritent pas, & nous craignons qu'il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables. Ainsi la pitié embrasse l'intérêt de la personne
que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le
nôtre, & ce passage seul nous donne assez d'ouverture,
pour trouver la maniere dont se fait la pur gation des passions dans la Tragédie. La pitié
d'un malheur où nous voyons tom ber nos semblables, nous porte
à la crain te d'un pareil pour nous; cette crainte au desir de l'éviter; & ce desir à purger, mo dérer, rectifier, & même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons: par cette raison
commune, mais naturelle & indubitable, que pour éviter
l'effet il faut retrancher la cause. Cette explication ne plaira pae à ceux qui s'attachent aux
commentateurs de ce Philosophe. Ils se gê nent sur ce passage, & s'accordent si peu l'un avec
l'autre, que
Paul Beny marque jusqu'à douze ou quinze opinions
diver ses, qu'il réfute avant que de nous don ner la sienne. Elle est conforme à celle-ci pour le
raisonnement, mais elle différe en ce point, qu'elle n'en
applique l'effet qu'aux Rois, & aux Princes, peut-être
par cette raison que la Tragédie ne peut nous faire craindre que les maux que nous voyons ar river à nos semblables, & que n'en faisant arriver
qu'à des Rois, & à des Princes, cet te crainte ne peut
faire d'effet que sur des gens de leur condition. Mais sans
doute il a entendu trop littéralement ce mot de
nos semblables, & n'a pas assez
considéré qu'il n'y avoit point de Rois à Athenes, où se représentoient les poëmes dont
Aristote ti re
ses exemples, & sur lesquels il forme ses régles. Ce
Philosophe n'avoit garde d'avoir cette pensée qu'il lui
attribue, & n'eût pas employé dans la définition de la
Tragédie une chose dont l'effet pût arriver si rare ment, & dont l'utilité se fût restrainte à si peu de personnes. Il est vrai qu'on n'in troduit d'ordinaire que des Rois pour pre miers acteurs dans
la Tragédie, & que les auditeurs n'ont point de
sceptres par où leur ressembler, afin d'avoir lieu de crain-
dre les malheurs qui leur arrivent: mais ces Rois sont hommes comme les auditeurs,
& tombent dans ces malheurs par l'empor tement des passions dont les auditeurs sont capables. Ils prêtent même un raisonne ment aisé à faire du
plus grand au moin dre, & le spectateur peut concevoir
avec facilité, que si un Roi, pour trop s'aban donner à l'ambition, à l'amour, à la haine, à la vengeance,
tombe dans un malheur si grand qu'il lui fait pitié, à plus
forte rai son, lui qui n'est qu'un homme du com mun, doit tenir la bride à de telles passions, de peur qu'elles ne l'abîment dans un pareil malheur. Outre
que ce n'est pas une néces sité de ne mettre que les
infortunes des Rois sur le Théatre. Celles des autres hom mes y trouveroient place, s'il leur en arri voit d'assez illustres, & d'assez extraordi naires
pour la mériter, & que l'histoire prît assez de soin
d'eux pour nous les ap prendre. Scédase n'étoit qu'un simple
pay san de Leuctres, & je ne tiendrois pas la sienne indigne d'y paroître, si la pureté de notre scéne pouvoit souffrir qu'on y parlât du violement
effectif de ses deux filles, a près que l'idée de la
prostitution n'y a pu être soufferte dans la personne d'une
Sainte qui en fut garantie.
[
↔] Pour nous faciliter les moyens de faire naître
cette crainte, où
Aristote semble nous obliger, il nous aide à
choisir les per sonnes & les événemens, qui peuvent
ex citer l'une & l'autre. Sur quoi je suppose,
ce qui est très-véritable, que notre auditoi re n'est composé, ni de méchans, ni de Saints, mais de gens
d'une probité com mune, & qui ne sont pas si
sévérement retranchés dans l'exacte vertu, qu'ils ne soient susceptibles des passions, & capables des périls où elles engagent ceux qui leur déférent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce Philosophe
exclud de la Tra gédie, pour en venir avec lui à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection.
[
↔] En prémier lieu, il ne veut point
qu'un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, & soutient
que cela
ne pro duit ni pitié, ni crainte, parce que c'est un
événement tout-à-fait injuste. Quelques In terprétes poussent la force de ce mot Grec μιαρὸν, qu'il fait servir d'épithéte à cet évé nement, jusqu'à le rendre par celui d'
abo minable. A quoi j'ajoûte, qu'un tel succès excite
plus d'indignation & de haine con tre celui qui fait
souffrir, que de pitié pour celui qui souffre; &
qu'ainsi ce sentiment, qui n'est pas le propre de la Tragédie,
à moins que d'être bien ménagé, peut étouf fer celui qu'elle doit produire, & laisser l'auditeur
mécontent par la colére qu'il rem porte, & qui se mêle
à la compassion qui lui plairoit, s'il la remportoit seule.
[
↔] Il ne veut pas non plus,
qu'un méchant homme passe du malheur à la félicité, parce que non seulement il ne peut naître d'un tel
succès aucune pitié, ni crainte; mais
il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment
natu rel de joye, dont nous remplit la prospérité d'un prémier Acteur à qui notre faveur s'attache. La chute d'un méchant dans le malheur a de quoi nous plaire,
par l'aversion que nous prenons pour lui; mais comme ce n'est
qu'une juste punition, elle ne nous fait point ne pitié & ne nous imprime aucune crainte, d'autant que nous ne sommes pas si méchans que
lui, pour être capables de ses crimes, & en appréhender
une aussi funeste issue.
[
↔] Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux
extrémités, par le choix d'un homme, qui ne soit ni tout-à-fait
bon, ni tout-à-fait méchant, & qui par une faute, ou foiblesse humaine, tombe dans un mal heur
qu'il ne mérite pas.
Aristote en don ne pour exemple Oedipe,
& Thyeste, en quoi véritablement je ne comprens point
sa pensée. Le prémier me semble ne faire aucune faute, bien qu'il tue son pére, par ce qu'il ne le
connoit pas, & qu'il ne fait que disputer le chemin en
homme de cœur contre un inconnu qui l'attaque avec avan tage. Néanmoins comme la signification du mot
Grec ἀμάρτημα peut s'étendre à une simple erreur de méconnoissance, telle qu'é toit la sienne,
admettons-le avec ce Philo sophe, bien que je ne puisse voir
quelle pas sion il nous donne à purger, ni de quoi nous pouvons nous corriger sur son exem-
ple. Mais pour Thyeste, je n'y puis dé couvrir cette probité commune, ni cette faute sans crime, qui
le plonge dans son malheur. Si nous le regardons avant la Tra-
gédie qui porte son nom, c'est un inces tueux qui abuse de la femme de son frére. Si nous le
considérons dans la Tragédie, c'est un homme de bonne foi qui
s'assure sur la parole de son frére, avec qui il s'est réconcilié. En ce prémier état, il est très criminel; en ce dernier, très-homme de bien. Si nous
attribuons son malheur à son inceste, c'est un crime dont
l'auditoire n'est point capable, & la pitié qu'il pren-
dra de lui n'ira point jusqu'à cette crain te qui purge, parce qu'il ne lui ressem ble point. Si nous
imputons son desastre à sa bonne-foi, quelque crainte pourra
sui vre la pitié que nous en aurons; mais elle ne purgera qu'une facilité de confiance sur la parole d'un
ennemi réconcilié, qui est plutôt une qualité d'honnête homme,
qu'une vicieuse habitude, & cette purga tion ne fera que bannir la sincérité des récon ciliations. J'avoue donc avec franchise que je n'entens point
l'application de cet exemple.
[
↔] J'avouerai plus. Si la purgation des pas sions se
fait dans la Tragédie, je tiens qu'el le se doit faire de la
maniére que je l'ex plique; mais je doute si elle s'y fait
jamais, & dans celles-là mêmes qui ont les condi tions que demande
Aristote. Elles se ren-
contrent dans le Cid, & en ont causé le grand succès: Rodrigue & Chiméne y ont cette probité sujette aux passions, & ces passions font
leur malheur, puisqu'ils ne sont mal heureux qu'autant qu'ils
sont passionnés l'un pour l'autre. Ils tombent dans l'inféli-
cité par cette foiblesse humaine dont nous sommes capables comme eux; leur mal heur fait pitié, cela
est constant, & il en a coûté assez de larmes aux
spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous doit donner une crainte de tomber dans un pareil malheur, & purger en nous ce trop d'amour qui
cause leur infortune, & nous les fait plaindre; mais je
ne sai si elle nous la donne, ni si elle le purge, &
j'ai bien peur que le raisonnement d'
Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée, qui n'ait
jamais son effet dans la vérité. Je m'en rapporte à ceux qui en
ont vû les représentations; ils peuvent en demander compte au secret de leur cœur, & repasser sur ce qui les a touchés au Théatre, pour reconnoître s'ils en sont venus par là jus qu'à cette
crainte réfléchie, & si elle a rectifié en eux la
passion qui a causé la disgrace qu'ils ont plainte. Un des
Inter prétes d'
Aristote veut qu'il n'aye parlé de cette purgation des passions dans la Tragé die, que parce qu'il écrivoit après
Platon, qui bannit les
Poëtes Tragiques de sa Ré publique, parce qu'ils les remuent
trop for-
tement. Comme il écrivoit pour le contre dire, & montrer qu'il n'est pas à propos de les
bannir des Etats bien policés, il a voulu trouver cette utilité
dans ces agita tions de l'ame, pour les rendre recomman dables par la raison même, sur qui l'autre se
fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naître des impressions
que fait la force de l'exemple, lui manquoit; la punition des
méchantesactions, & la récompense des bonnes, n'étoient pas de l'usage de son sié cle, comme nous les avons rendues de ce lui du nôtre;
& n'y pouvant trouver une utilité solide, hors celle
des sentences & des discours didactiques, dont la
Tragédie se peut passer selon son avis, il en a substitué une, qui, peut-être, n'est qu'imaginaire. Du
moins si pour la produire il faut les conditions qu'elle
demande, elles se ren contrent si rarement, que
Robortel ne
les trouve que dans le seul Oedipe, & sou tient que ce
Philosophe ne nous les pres crit
pas comme si nécessaires, que leur manquement rende un Ouvrage
défectueux; mais seulement comme des idées de la per fection des Tragédies. Notre siécle les a vues
dans le Cid, mais je ne sai s'il les a vues en beaucoup
d'autres; & si nous vou lons rejetter un coup d'œil
sur cette régle, nous avouerons que le succès a justifié beaucoup de piéces où elle n'est pas ob servée.
[
↔] L'exclusion des personnes tout-à-fait ver tueuses
qui tombent dans le malheur, ban nit les martyrs de notre
Théatre. Polyeuc te y a réussi contre cette maxime, &
Hé raclius & Nicoméde y ont plû, bien qu'ils n'impriment que de la pitié, & ne nous donnent rien à craindre, ni aucune passion à purger; puisque
nous les y voyons op primés, & prêts de périr, sans
aucune fau te de leur part, dont nous puissions nous corriger sur leur exemple.
[
↔] Le malheur d'un homme fort méchant n'excite ni
pitié, ni crainte, parce qu'il n'est pas digne de la prémiére,
& que les spectateurs ne sont pas méchans comme lui, pour concevoir l'autre à la vûë de sa punition: mais il seroit à propos de met tre quelque
distinction entre les crimes. Il en est dont les honnêtes gens
sont capables par une violence de passion, dont le mau vais succès peut faire effet dans l'ame de l'auditeur. Un honnête homme ne va pas voler au coin d'un
bois, ni faire un assassi nat de sang froid; mais s'il est
bien amou reux, il peut faire une supercherie à son rival, il peut s'emporter de colére, & tuer dans un prémier mouvement, & l'ambi tion le peut engager dans un crime, ou dans une action
blâmable. Il est peu de mé res qui voulussent assassiner, ou
empoison ner leurs enfans, de peur de leur rendre leur bien, comme Cléopatre dans Rodogu-
ne: mais il en est assez, qui prennent goût à
en jouïr, & ne s'en dessaisissent qu'à re gret,
& le plus tard qu'il leur est possible. Bien qu'elles
ne soient pas capables d'une action si noire, & si
dénaturée que celle de cette Reine de Syrie, elles ont en elles
quelque teinture du principe qui l'y porta; & la vûe de la juste punition qu'elle en reçoit, leur peut faire craindre, non pas un pareil malheur, mais une
infortune proportion néee à ce qu'elles sont capables de com-
mettre. Il en est ainsi de quelques autres crimes, qui ne sont pas de la portée de nos auditeurs. Le
lecteur en pourra faire l'examen & l'application sur
cet exemple.
[
↔] Cependant, quelque difficulté qu'il y aye à
trouver cette purgation effective & sensi ble des
passions, par le moyen de la pitié & de la crainte, il
est aisé de nous accom moder avec
Aristote. Nous n'avons qu'à
dire que par cette façon de s'énoncer, il n'a pas entendu que ces deux moyens y servissent toujours
ensemble, & qu'il suffit selon lui de l'un des deux
pour faire cette purgation, avec cette différence toutefois,
que la pitié n'y peut arriver sans la crainte, & que la crainte peut y parvenir sans la pi tié. La mort du Comte n'en fait aucune dans le
Cid, & peut toutefois mieux pur ger en nous cette
sorte d'orgueil envieux de la gloire d'autrui, que toute la
compas sion que nous avons de Rodrigue & de
Chiméne ne purge les attachemens de ce violent amour qui les rend à plaindre l'un & l'autre.
L'auditeur peut avoir de la com misération pour Antiochus,
pour Nico méde, pour Héraclius; mais s'il en demeu re-là, & qu'il ne puisse craindre de tom ber dans un pareil malheur, il ne guérira d'aucune passion. Au contraire, il n'en a point pour
Cléopatre, ni pour Prusias, ni pour Phocas; mais la crainte
d'une infor tune semblable, ou approchante, peut pur ger en une mére l'opiniâtreté à ne se point dessaisir du bien de ses enfans; en un mari, le trop de
déférence à une seconde femme au préjudice de ceux de son
prémier lit; en tout le monde, l'avidité d'usurper le bien ou la dignité d'autrui par violence; & tout cela proportionnément à la condition d'un chacun, & à ce qu'il est capable d'entre prendre.
Les déplaisirs & les irrésolutions d'Auguste dans Cinna
peuvent faire ce der nier effet, par la pitié & la
crainte jointes ensemble; mais, comme je l'ai déja dit, il n'arrive pas toujours que ceux que nous plaignons soient malheureux par leur faute. Quand ils sont
innocens, la pitié que nous en prenons ne produit aucune
crainte, & si nous en concevons quelqu'une qui purge
nos passions, c'est par le moyen d'une au tre personne que de celle qui nous fait pi tié, &
nous la devons toute à la force de l'exemple
[
↔] Cette explication se trouvera autorisée par
Aristote même, si nous voulons bien peser la raison qu'il rend
de l'exclusion de ces événemens qu'il desaprouve dans la Tragédie. Il ne dit jamais,
celui-là n'y est
pas propre, parce qu'il n'excite que la pitié, & ne fait point naître de crainte; &
cet autre n'y est pas supportable, parce qu'il
n'excite que de la crainte, & ne fait point naître de pitié; mais il les rebute,
parce, dit-il,
qu'ils n'ex citent ni pitié ni
crainte, & nous donne à connoître par-là, que c'est par
le manque de l'une & de l'autre qu'ils ne lui plaisent
pas, & que s'ils produisoient l'une des deux, il ne leur refuseroit point son suffrage. L'exemple d'Oedipe qu'il allégue, me con firme dans cette
pensée. Si nous l'en croyons, il a toutes les conditions requi-
ses en la Tragédie; néanmoins son mal heur n'excite que de la pitié, & je ne pense pas qu'à
le voir représenter, aucun de ceux qui le plaignent s'avise de
craindre de tuer son pére, ou d'épouser sa mére. Si sa re presentation nous peut imprimer quelque crainte, & que cette crainte soit capable de purger
en nous quelque inclination blâma ble, ou vicieuse, elle y
purgera la curiosité de savoir l'avenir, & nous
empêchera d'a voir recours à des prédictions, qui ne ser vent d'ordinaire qu'à nous faire cheoir dans
le malheur qu'on nous prédit, par les soins mêmes que nous
prenons de les évi-
ter; puisqu'il est certain qu'il n'eût jamais tué son pére, ni épousé sa mére, si son pére & sa
mére, à qui l'Oracle avoit pré dit que cela arriveroit, ne
l'eussent fait exposer de peur qu'il n'arrivât. Ainsi, non seulement ce seront Laïus & Jocaste qui fe ront naître cette crainte, mais elle ne naîtra que de l'image d'une faute qu'ils ont faite quarante ans
avant l'action qu'on représen te, & ne s'imprimera en
nous que par un autre Acteur que le prémier, & par une
action hors de la Tragédie.
[
↔] Pour recueillir ce discours, avant que de passer à
une autre matiére, établissons pour maxime, que la perfection
de la Tra gédie consiste bien à exciter de la pitié &
de la crainte, par le moyen d'un prémier Acteur, comme peut faire Rodrigue dans le Cid, &
Placide dans Théodore; mais que cela n'est pas d'une nécessité
si abso lue, qu'on ne se puisse servir de divers per sonnages, pour faire naître ces deux senti mens, comme dans Rodogune, & même ne porter
l'auditeur qu'à l'un des deux, comme dans Polyeucte, dont la
représen tation n'imprime que de la pitié sans aucu ne crainte. Cela posé, trouvons quelque modération à la rigueur de ces régles du Philosophe, ou du
moins quelque favora ble interprétation, pour n'être pas
obligés de condamner beaucoup de poëmes que nous avons vû réussir sur nos Théatres.
[
↔] Il ne veut point qu'un homme tout-à fait innocent
tombe dans l'infortune, par ce que cela étant abominable, il
excite plus d'indignation contre celui qui le persécute, que de pitié pour son malheur; il ne veut pas
non plus qu'un très-méchant y tombe, parce qu'il ne peut donner
de pitié par un malheur qu'il mérite, ni en faire craindre un pareil à des Spectateurs qui ne lui res semblent pas; mais quand ces deux raisons cessent, en sorte
qu'un homme de bien qui souffre, excite plus de pitié pour lui,
que d'indignation contre celui qui le fait souf frir, ou que la punition d'un grand crime peut
corriger en nous quelque imperfec tion qui a du rapport avec
lui, j'estime qu'il ne faut point faire de difficulté d'exposer
sur la scéne des hommes très-vertueux, ou très-méchans, dans le malheur. En voici deux ou trois
maniéres, que peut-être
Aris tote n'a sû prévoir, parce qu'on
n'en voyoit pas d'exemples sur les théatres de son temps.
[
↔] La prémiére est, quand un homme très vertueux est
persécuté par un très-mé chant, & qu'il échappe du
péril, où le méchant demeure enveloppé, comme dans Rodogune, & dans Héraclius, qu'on n'au roit pû souffrir, si Antiochus & Rodogune eussent
peri dans la prémiére, & Héraclius, Pulchérie,
& Martian dans l'autre, & que Cléopatre
& Phocas y eussent triomphé. Leur malheur y donne une
pitié, qui n'est
point étouffée par l'aversion qu'on a pour ceux qui les tyrannisent, parce qu'on es pére toujours que
quelque heureuse révo lution les empêchera de succomber;
& bien que les crimes de Phocas & de Cléopatre
soient trop grands pour faire craindre l'au diteur d'en commettre de pareils, leur fu neste issue peut faire sur lui les effets dont j'ai déja
parlé. Il peut arriver d'ailleurs qu'un homme très-vertueux
soit persécuté & périsse même par les ordres d'un autre
qui ne soit pas assez méchant pour attirer trop d'indignation sur lui, & qui montre plus de
foiblesse que de crime dans la per sécution qu'il lui fait. Si
Felix fait périr son gendre Polyeucte, ce n'est pas par cet-
te haine enragée contre les Chrétiens, qui nous le rendroit exécrable, mais seulement par une lâche
timidité qui n'ose le sauver en présence de Sévére, dont il
craint la hai ne & la vengeance, après les mépris
qu'il en a faits durant son peu de fortune. On prend bien quelque aversion pour lui, on desaprouve sa
maniére d'agir; mais cette a version ne l'emporte pas sur la
pitié qu'on a de Polyeucte, & n'empêche pas que sa conversion miraculeuse, à la fin de la piéce, ne le réconcilie pleinement avec l'auditoire. On peut dire la
même chose de Prusias dans Nicoméde, & de Valens dans
Théo dore. L'on maltraite son fils, bien que très vertueux; & l'autre est cause de la pérte du
sien, qui ne l'est pas moins; mais tous les deux n'ont que des foiblesses qui ne vont point jusques au
crime; & loin d'exciter une indignation qui étouffe la
pitié qu'on a pour ces fils généreux, la lâcheté de leur abaissement sous des puissances qu'ils redou tent, & qu'ils devroient braver pour bien agir, fait
qu'on a quelque compassion d'eux mêmes, & de leur
honteuse politique.
[
↔] Pour nous faciliter les moyens d'exciter cette
pitié, qui fait de si beaux effets sur nos Théatres,
Aristote
nous donne une lu miére.
Toute Action,
dit-il,
se passe, ou en tre des amis,
ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférens l'un pour
l'autre. Qu'un ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne
produit aucune commiseration; sinon
entant qu'on s'émeut d'apprendre ou de voir la mort d'un homme, quel qu'il soit. Qu'un indiffé rent tue un indifférent, cela ne touche guéres davantage,
d'autant qu'il n'excite aucun com bat dans l'ame de celui qui
fait l'action. Mais quand les choses arrivent entre des gens
que la naissance ou l'affection attache aux intérêts l'un de l'autre, comme alors qu'un mari tue, ou est prêt de tuer sa femme, une mére ses en fans, un frére
sa sœur; c'est ce qui convient merveilleusement à la Tragédie.
La raison en est claire. Les oppositions des sentimens de la nature aux emportemens de la passion, ou
à la sévérité du devoir, forment de puissantes agitations, qui
sont recûes de
l'auditeur avec plaisir, & il se porte aisé ment à plaindre un malheureux opprimé ou
poursuivi par une personne qui devroit s'intéresser à sa
conservation, & qui quel quefois ne poursuit sa perte
qu'avec déplai sir, ou du moins avec répugnance. Hora ce & Curiace ne seroient point à plaindre, s'ils n'étoient point amis & beaux-fréres, ni Rodrigue s'il étoit poursuivi par un au tre que par sa maîtresse; & le malheur d'Antiochus
toucheroit beaucoup moins, si un autre que sa mére lui
demandoit le sang de sa maîtresse, ou qu'un autre que sa maî-
tresse lui demandât celui de sa mére, ou si après la mort de son frére qui lui donne sujet de craindre
un pareil attentat sur sa personne, il avoit à se défier
d'autres que de sa mére & de sa maîtresse.
[
↔] C'est donc un grand avantage pour exci ter la
commisération que la proximité du sang, & les liaisons
d'amour ou d'amitié entre le persécutant & le
persécuté, le pour suivant & le poursuivi, celui qui
fait souf frir & celui qui souffre; mais il y a quel-
que apparence que cette condition n'est pas d'une nécessité plus absolue que celles dont je viens de
parler, & qu'elle ne regarde que les Tragédies
parfaites, non plus que celle là. Du moins les Anciens ne
l'ont pas tou jours observée; je ne la vois point dans l'A-
jax de
Sophocle, ni dans son Philoctéte; & qui voudra parcourir ce qui nous reste
d'
Æschyle & d'
Euripide, y pourra rencon trer quelques exemples à joindre à ceux-ci. Quand je dis que ces deux conditions ne sont que pour les
Tragédies parfaites, je n'entens pas dire que celles où elles
ne se rencontrent point soient imparfaites: ce se roit les rendre d'une nécessité absolue, & me contredire moi-même. Mais par ce mot de
Tragédies parfaites, j'entens celles du genre le plus sublime
& le plus touchant; en sorte que celles qui manquent de
l'une de ces deux conditions, ou de toutes les deux, pourvû qu'elles soient réguliéres à cela près, ne
laissent pas d'être parfaites en leur genre, bien qu'elles
demeurent dans un rang moins élevé, & n'approchent pas
de la beauté & de l'éclat des autres, si elles n'en empruntent de la pompe des vers, ou de la
magnificence du spectacle, ou de quel qu'autre agrément qui
vienne d'ailleurs que du sujet.
[
↔] Dans ces actions tragiques qui se passent entre
proches, il faut considérer si celui qui veut faire périr
l'autre, le connoit, ou ne le connoit pas, & s'il
achéve, ou n'aché ve pas. La diverse combinaison de ces deux
maniéres d'agir, forme quatre sortes de Tragédies, à qui notre Philosophe attribue divers degrés de
perfection.
On connoit ce lui qu'on
veut perdre, & on le fait périr en effet, comme Médée tue
ses enfans, Clytemnes tre son mari, Oreste sa mére; &
la moindre
espéce est celle-là.
On le fait périr sans
le connoître, & on le reconnoit avec déplaisir a-
près l'avoir perdu; & cela, dit-il,
ou
avant la Tragédie, comme Oedipe, ou dans la Tra gédie, comme l'Alcmæon d'Astydamas, & Té legonus dans Ulysse blessé, qui sont deux pié ces que le
temps n'a pas laissé venir jusqu'à nous; & cette
seconde espéce a quelque chose de plus élevé selon lui que la
prémiére. La troisiéme est dans le haut degré d'excel lence,
quand on est prêt de faire périr un de
ses proches sans le connoítre, & qu'on le
recon noit assez tôt pour le sauver, comme Iphigénie reconnoit Oreste pour son frére, lorsqu'elle de voit le sacrifier à Diane, & s'enfuit avec lui. Il en cite encore deux autres exemples, de Mérope dans Cresphonte, & de Hellé, dont nous ne
connoissons ni l'un ni l'autre. Il condamne entiérement la
quatriéme es péce de ceux qui connoissent, entrepren nent & n'achévent pas, qu'il dit
avoir quel que chose de méchant, & rien de
tragique, & en donne pour exemple Æmon, qui tire l'épée
contre son pére dans l'Antigone, & ne s'en sert que pour se tuer lui - même. Mais si cette condamnation n'étoit modifiée, elle s'étendroit un peu
loin, & envelopperoit non seulement le Cid, mais Cinna,
Rodo gune, Héraclius & Nicoméde.
[
↔] Disons donc qu'elle ne doit s'entendre que de ceux
qui connoissent la personne qu'ils veulent perdre, &
s'en dédisent par
un simple changement de volonté, sans au cun
événement notable qui les y oblige, & sans aucun manque
de pouvoir de leur part. J'ai déja marqué cette sorte de
dénouemens pour vicieux. Mais quand ils y font de leur côté tout ce qu'ils peuvent, & qu'ils sont empêchés d'en venir à l'effet par quelque puissance supérieure, ou par quelque chan gement de fortune
qui les fait périr eux mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de
ceux qu'ils vouloient perdre, il est hors de doute que cela fait une Tragédie d'un genre peut-être plus sublime, que les trois qu'
A ristote avoue;
& que s'il n'en a point par lé, c'est qu'il n'en
voyoit point d'exemples sur les théatres de son temps, où ce
n'é toit pas la mode de sauver les bons par la perte des méchans, à moins que de les souil ler eux-mêmes de
quelque crime, comme Electre qui se délivre d'oppression par la
mort de sa mére, où elle encourage son frére, & lui en facilite les moyens.
[
↔] L'action de Chiméne n'est donc pas dé fectueuse,
pour ne perdre pas Rodrigue après l'avoir entrepris,
puisqu'elle y fait son possible, & que tout ce qu'elle
peut ob tenir de la justice de son Roi, c'est un com bat, où la victoire de ce déplorable amant lui
impose silence. Cinna & son Æmilie ne péchent point
contre la régle en ne perdant point Auguste, puisque la
conspiration dé couverte les en met dans l'impuissance,
&
qu'il faudroit qu'ils n'eussent aucune tein ture d'humanité, si une clémence si peu at tendue ne
dissipoit toute leur haine. Qu'é pargne Cléopatre pour perdre
Rodogune? Qu'oublie Phocas pour se défaire d'Héra clius? Et si Prusias demeuroit le maître, Nicoméde n'iroit-il pas servir d'ôtage à Ro me? ce qui lui
seroit un plus rude suppli ce que la mort. Les deux prémiers
reçoi vent la peine de leurs crimes, & succom bent dans leurs entreprises sans s'en dédire; & ce dernier est forcé de reconnoître son injustice,
après que le soulévement de son peuple, & la générosité
de ce fils qu'il vou loit aggrandir aux dépens de son ainé, ne
lui permettent plus de la faire réussir.
[
↔] Ce n'est pas démentir
Aristote, que de l'expliquer
ainsi favorablement, pour trou ver dans cette quatriéme
maniére d'agir qu'il rebute, une espéce de nouvelle Tra gédie plus belle que les trois qu'il recom mande, & qu'il leur eût sans doute préfé rée, s'il
l'eût connue. C'est faire honneur à notre siécle, sans rien
retrancher de l'au torité de ce Philosophe; mais je ne sai
com ment faire pour lui conserver cette autori té, & renverser l'ordre de la préférence qu'il établit entre ces trois espéces. Cependant je pense être bien fondé sur l'expérience, à douter si celle
qu'il estime la moindre des trois, n'est point la plus belle,
& si celle qu'il tient la plus belle, n'est point la
moin-
dre. La raison est que celle-ci ne peut ex citer de pitié. Un pére y veut perdre son fils sans le
connoître, & ne le regarde que comme indifférent,
& peut - être comme ennemi. Soit qu'il passe pour l'un
ou pour l'autre, son péril n'est digne d'aucune com misération selon
Aristote même, & ne fait naître en l'auditeur qu'un certain mouve ment
de trépidation intérieure, qui le por te à craindre que ce
fils ne périsse avant que l'erreur soit découverte, & à
souhaiter qu'elle se découvre assez tôt pour l'empê cher de périr: ce qui part de l'intérêt qu'on ne manque jamais à prendre dans la fortu ne d'un homme assez
vertueux pour se fai re aimer; & quand cette
reconnoissance ar rive, elle ne produit qu'un sentiment de conjouïssance de voir arriver la chose com me
on le souhaitoit.
[
↔] Quand elle ne se fait qu'après la mort de l'inconnu, la compassion qu'excitent les dé plaisirs de
celui qui le fait périr, ne peut a voir grande étendue,
puisqu'elle est reculée & renfermée dans la
Catastrophe. Mais lorsqu'on agit à visage découvert, &
qu'on sait à qui on en veut, le combat des pas sions contre la nature, ou du devoir contre l'amour, occupe
la meilleure partie du poë me, & de-là naissent les
grandes & fortes émotions, qui renouvellent à tous
momens, & redoublent la commisération. Pour jus tifier ce raisonnement par l'expérience,
nous voyons que Chiméne & Antiochus en excitent beaucoup plus que ne fait Oedipe de sa personne. Je
dis de sa personne; par ce que le poëme entier en excite
peut-être autant que le Cid, ou que Rodogune; mais il en doit une partie à Dircé, & ce qu'elle en fait naître n'est qu'une pitié empruntée d'une épisode.
[
↔] Je sai que l'
agnition est un grand orne ment dans les Tragédies,
Aristote le dit; mais
il est certain qu'elle a ses incommo dités. Les Italiens
l'affectent en la plupart de leurs poëmes, & perdent
quelquefois, par l'attachement qu'ils y ont, beaucoup d'occasions de sentimens pathétiques, qui auroient des beautés plus considérables. Ce la se voit
manifestement en la mort de Cris pe, faite par un de leurs
plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli, &
imprimée à Rome en l'année 1653. Il n'a pas manqué d'y cacher sa naissance à Constantin, & d'en faire feulement un grand Capitaine, qu'il ne reconnoit
pour son fils qu'après qu'il l'a fait mourir. Toute cette piéce
est si pleine d'esprit & de beaux sentimens, qu'elle eut assez d'éclat pour obliger à écri re contre son auteur, & à la censurer sitôt qu'elle
parut. Mais combien cette naissance cachée sans besoin,
& contre la vérité d'u ne histoire connue, lui
a-t-elle dérobé de choses plus belles que les brillans dont il
a semé cet ouvrage! Les ressentimens, le
trouble, l'irrésolution, & les déplaisirs de Constantin auroient été bien autres à pro noncer un arrêt de mort contre son fils, que contre un soldat
de fortune. L'injustice de sa préoccupation auroit été bien
plus sensi ble à Crispe de la part d'un pére, que de la part d'un maître; & la qualité de fils augmentant la grandeur du crime qu'on lui imposoit, eût en même temps augmenté la douleur d'en voir un
pére persuadé. Faus te même auroit eu plus de combats inté-
rieurs pour entreprendre un inceste, que pour se résoudre à un adultére; ses remords en auroient été
plus animés, & ses deses poirs plus violens. L'auteur
a renoncé à tous ces avantages pour avoir dédaigné de traiter ce sujet, comme l'a traité de notre temps le Pére Stéphonius Jésuite, & com me nos
Anciens ont traité celui d'Hippoly te; & pour avoir
crû l'élever d'un étage plus haut, selon la pensée d'
Aristote,
je ne sai s'il ne l'a point fait tomber au - dessous de ceux que je viens de nommer.
[
↔] Il y a grande apparence que ce qu'a dit ce
Philosophe de ces divers degrés de per fection pour la
Tragédie, avoit une entié re justesse de son temps, &
en la présence de ses compatriotes; je n'en veux point douter: mais aussi je ne puis m'empêcher de
dire que le goût de notre siécle n'est point celui du sien sur
cette préférence d'une es péce à l'autre, ou du moins, que ce
qui
plaisoit au dernier point à ses Athéniens, ne plaît pas également à nos François; & je ne sai point
d'autre moyen de trouver mes doutes supportables, &
demeurer tout en semble dans la vénération que nous devons à tout ce qu'il a écrit de la Poëtique.
[
↔] Avant que de quitter cette matiére, exa minons
son sentiment sur deux questions touchant ces sujets entre des
personnes pro ches: l'une, si le Poëte les peut inventer: l'autre, s'il ne peut rien changer en ceux qu'il tire de l'Histoire, ou de la Fable.
[
↔] Pour la prémiére, il est indubitable que les
Anciens en prenoient si peu de liberté, qu'ils arrêtoient leurs
Tragédies autour de peu de familles, parce que ces sortes d'ac-
tions étoient arrivées en peu de familles: ce qui fait dire à ce Philosophe, que la For tune leur
fournissoit des Sujets, & non pas l'Art. Je pense
l'avoir dit en l'autre Discours. Il semble toutefois qu'il en
accorde un plein pouvoir aux Poëtes par ces paroles:
Ils doi vent bien user de ce qui est
reçû, ou inventer eux-mêmes. Ces termes décideroient la ques-
tion, s'ils n'étoient point si généraux; mais comme il a posé trois espéces de Tragédies, selon les divers temps de connoître, & les diverses
façons d'agir, nous pouvons faire une revûe sur toutes les
trois, pour juger s'il n'est point à propos d'y faire quelque
distinction qui resserre cette liberté. J'en dirai mon avis d'autant plus hardiment,
qu'on ne pourra m'imputer de contredire
Aristote, pourvû que je la laisse entiére à quelqu'une des
trois.
[
↔] J'estime donc en prémier heu, qu'en cel les où
l'on se propose de faire périr quel qu'un que l'on connoit,
soit qu'on achéve, soit qu'on soit empêché d'achever, il n'y
a aucune liberté d'inventer la principale ac tion, mais qu'elle doit être tirée de l'His toire, ou de la Fable. Ces entreprises con tre des proches
ont toujours quelque cho se de si criminel, & de si
contraire à la na ture, qu'elles ne sont pas croyables, à
moins que d'être appuyées sur l'une ou sur l'autre; & jamais elles n'ont cette vraisemblance, sans laquelle ce qu'on invente ne peut être de
mise.
[
↔] Je n'ose décider si absolument de la se conde
espéce. Qu'un homme prenne que relle avec un autre, &
que l'ayant tué il vienne à le reconnoître pour son pére, ou
pour son frére, & en tombe au desespoir, cela n'a rien que de vraisemblable, & par conséquent on le peut inventer: mais d'ail leurs, cette circonstance de tuer son pére ou son frére, sans
le connoître, est si extraor dinaire, & si éclatante,
qu'on a quelque droit de dire que l'Histoire n'ose manquer à
s'en souvenir, quand elle arrive entre des per sonnes illustres, & de refuser toute croyan ce à de
tels événemens, quand elle ne les marque point. Le Théatre
ancien ne nous
en fournit aucun exemple qu'Oedipe, & je ne me souviens point d'en avoir vû aucun autre
chez nos Historiens. Je sai que cet événement sent plus la
Fable que l'Histoire, & que par conséquent il peut
avoir été in venté, ou en tout, ou en partie; mais la Fable & l'Histoire de l'antiquité sont si mê lées ensemble, que pour n'être pas en péril d'en faire un faux discernement, nous leur donnons une égale
autorité sur nos théatres. Il suffit que nous n'inventions pas
ce qui de soi n'est point vraisemblable, & qu'é tant inventé de longue main, il soit deve nu
si bien de la connoissance de l'auditeur, qu'il ne s'effarouche
point à le voir sur la scéne. Toute la métamorphose d'Ovide est
manifestement d'invention: on peut en ti rer des sujets de Tragédie, mais non pas inventer sur ce
modéle, si ce n'est des épi sodes de même trempe. La raison en
est, que bien que nous ne devions rien inven ter que de vraisemblable, & que ces sujets fabuleux,
comme Androméde & Phaëton, ne le soient point du tout,
inventer des épi sodes, ce n'est pas tant inventer, qu'ajoû-
ter à ce qui est déja inventé; & ces épiso des trouvent une espéce de vraisemblance, dans
leur rapport avec l'action principale, en sorte qu'on peut dire
que supposé que cela se soit pû faire, il s'est pû faire com-
me le Poëte le décrit.
[
↔] De tels épisodes toutefois ne seroient pas propres
à un sujet historique, ou de pure invention, parce qu'ils
manqueroient de rap port avec l'action principale, &
seroient moins vraisemblables qu'elle. Les appari tions de Vénus & d'Æole ont eu bonne grace dans Androméde: mais si j'avois fait descendre Jupiter
pour réconcilier Nicomé de avec son pére, ou Mercure pour
révé ler à Auguste la conspiration de Cinna, j'au rois fait révolter tout mon auditoire, & cette merveille auroit détruit toute la cro yance que le reste de l'action auroit obte nue. Ces
dénouemens par des Dieux de ma chine sont fort fréquens chez
les Grecs dans des Tragédies qui paroissent historiques,
& qui sont vraisemblables à cela près. Aussi
Aristote ne les condamne pas tout - à - fait, & se contente de leur préférer ceux qui viennent du
sujet. Je ne sai ce qu'en déci doient les Athéniens qui
étoient leurs juges; mais les deux exemples que je viens de ci-
ter, montrent suffisamment qu'il seroit dangereux pour nous de les imiter en cette sorte de licence.
On me dira que ces appa ritions n'ont garde de nous plaire,
parce que nous en savons manifestement la faus seté, & qu'elles choquent notre Religion, ce qui
n'arrivoit pas chez les Grecs. J'a voue qu'il faut
s'accommoder aux mœurs de l'Auditeur, & à plus forte
raison à sa croyance; mais aussi doit-on m'accorder que
nous avons du moins autant de foi pour l'appartition des Anges & des Saints, que les Anciens
en avoient pour celle de leur Apollon & de leur
Mercure. Cependant qu'auroit-on dit, si pour démêler Héraclius
d'avec Martian, après la mort de Phocas, je me fusse servi d'un Ange? Ce poëme est entre des
Chrétiens, & cette apparition y auroit eu autant de
justesse que celle des Dieux de l'antiquité dans ceux des
Grecs: ç'eût été néanmoins un secret infaillible de rendre celui-là ridicule, & il ne faut qu'a voir un peu de sens commun pour en de meurer
d'accord. Qu'on me permette donc de dire avec
Tacite:
Non omnia apud priores meliora, sed
nostra quoque ætas multa laudis & artium imitanda posteris
tulit. [
↔] Je reviens aux Tragédies de cette secon de
espéce, où l'on ne connoit un pére ou un fils, qu'après l'avoir
fait périr; & pour conclure en deux mots après cette
digres sion, je ne condamnerai jamais personne pour en avoir inventé, mais je ne me le permettrai
jamais.
[
↔] Celles de la troisiéme espéce ne reçoivent aucune
difficulté. Non seulement on les peut inventer, puisque tout y
est vraisem blable, & suit le train commun des affec-
tions naturelles; mais je doute même si ce ne seroit point les bannir du Théatre, que d'obliger les
Poëtes à en prendre les sujets dans l'Histoire. Nous n'en
voyons point
de cette nature chez les Grecs, qui n'ayent la mine d'avoir été inventés par leurs Au teurs. Il se peut
faire que la Fable leur en aye prêté quelques-uns. Je n'ai pas
les yeux assez pénétrans pour percer de si épaisses obscurités, & déterminer si l'Iphigénie
in Tauris est de l'invention d'
Euripide
comme son Héléne, & son Ion, ou s'il l'a prise d'un autre; mais je croi pouvoir dire qu'il est très-mal-aisé d'en trouver dans l'Histoi re, soit que
tels événemens n'arrivent que très-rarement, soit qu'ils
n'ayent pas assez d'éclat pour y mériter une place. Celui de
Thésée reconnu par le Roi d'Athénes son pére, sur le point qu'il l'alloit faire périr, est le seul
dont il me souvienne. Quoi qu'il en soit, ceux qui aiment à les
mettre sur la Scéne, peuvent les inventer sans crainte de la censure. Ils pourront produire par là quel que agréable suspension dans l'esprit de l'Au diteur, mais
il ne faut pas qu'ils se promet tent de lui tirer beaucoup de
larmes.
[
↔] L'autre question, s'il est permis de chan ger
quelque chose aux sujets qu'on em prunte de l'Histoire ou de
la Fable, semble décidée en termes assez formels, par
Aris tote, lorsqu'il dit,
qu'il ne faut point
chan ger les sujets reçûs, & que Clytemnestre doit
ne point être tuée par un autre qu'Oreste, ni Eriphile par un autre qu'Alcmæon. Cette dé cision peut toutefois recevoir quelque dis tinction
& quelque tempérament. Il est
constant que les circonstances, ou si vous l'aimez mieux, les moyens de parvenir à l'action, demeurent
en notre pouvoir. L'His toire souvent ne les marque pas, ou en
rap porte si peu, qu'il est besoin d'y suppléer pour remplir le poëme; & même il y a quelque apparence de présumer que la mé moire de l'Auditeur
qui les aura lûes au trefois, ne s'y sera pas si fort attaché,
qu'il s'apperçoive assez du changement que nous y aurons fait, pour nous accuser de men songe; ce qu'il ne
manqueroit pas de faire, s'il voyoit que nous changeassions
l'action principale. Cette falsification seroit cause qu'il n'ajoûteroit aucune foi à tout le reste; comme au contraire il croit aisément tout ce reste, quand il
le voit servir d'achemi nement à l'effet qu'il sait véritable,
& dont l'Histoire lui a laissé une plus forte impres-
sion. L'exemple de la mort de Clytemnes tre peut servir de preuve à ce que je viens d'avancer.
Sophocle &
Euripide l'ont trai té tous deux, mais
chacun avec un nœud & un dénouement tout-à-fait
différent l'un de l'autre, & c'est cette différence qui
em pêche que ce ne soit la même piéce, bien que ce soit le même sujet, dont ils ont con servé l'action
principale. Il faut donc la conserver comme eux; mais il faut
exami ner en même temps si elle n'est point si cruelle, ou si difficile à représenter, qu'el le puisse
diminuer quelque chose de la cro-
yance que l'Auditeur doit à l'Histoire, & qu'il veut bien donner à la Fable, en se mettant à la place de ceux qui l'ont prise pour une vérité.
Lorsque cet inconvénient est à craindre, il est bon de cacher
l'événe ment à la vûe, & de le faire savoir par un récit qui frappe moins que le spectacle, & nous impose plus aisément.
Quæcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.
[
↔] Je passe plus outre, & pour exténuer, ou retrancher cette horreur dangereuse d'une action historique,
je voudrois la faire arri ver sans la participation du prémier
Acteur, pour qui nous devons toujours ménager la faveur de l'auditoire. Après que Cléopatre eut
tué Séleucus, elle présenta du poison à son autre fils
Antiochus à son retour de la chasse, & ce Prince
soupçonnant ce qui en étoit, la contraignit de le prendre,
& la força à s'empoisonner. Si j'eusse fait voir cette action sans y rien changer, c'eût été punir un parricide par un autre parricide;
on eût pris aversion pour Antiochus, & il a été bien plus doux de faire qu'elle-même, voyant que sa haine & sa noire perfidie al loient
être découvertes, s'empoisonne dans son desespoir, à dessein
d'envelopper ces deux amans dans sa perte, en leur ôtant tout
sujet de défiance. Cela fait deux effets. La punition de cette impitoyable mére laisse un
plus fort exemple, puisqu'elle devient un effet de la justice
du Ciel, & non pas de la vengeance des hommes: d'autre
côté Antiochus ne perd rien de la compassion, & de l'amitié qu'on avoit pour lui, qui re doublent
plutôt qu'elles ne diminuent: & enfin l'action
historique s'y trouve conser vée malgré ce changement, puisque
Cléo patre périt par le même poison qu'elle pré sente à Antiochus.
[
↔] Phocas étoit un Tyran, & sa mort n'é toit
pas un crime; cependant il a été sans doute plus à propos de la
faire arriver par la main d'Exupére, que par celle d'Héra clius. C'est un soin que nous devons pren dre
de préserver nos héros du crime tant qu'il se peut, &
les exempter même de tremper leurs mains dans le sang, si ce
n'est en un juste combat. J'ai beaucoup osé dans Nicoméde: Prusias son pére l'avoit voulu faire
assassiner dans son armée: sur l'avis qu'il en eut par les
assassins mêmes, il en tra dans son Royaume, s'en empara,
& ré duisit ce malheureux pére à se cacher dans
une caverne, où il le fit assassiner lui-mê me. Je n'ai pas pousse l'Histoire jusques-là, & après
l'avoir peint trop vertueux pour l'engager dans un parricide,
j'ai crû que je pouvois me contenter de le rendre maître de la vie de ceux qui le persécutoient, sans le faire passer plus avant.
[
↔] C'est par cette raison qu'
Horace ne veut pas que
Médée tue ses enfans, ni qu'Atrée fasse rôtir ceux de Thyeste à
la vûe du peu ple. L'horreur de ces actions engendre une répugnance à les croire, aussi-bien que la métamorphose de Progné en oiseau, & de Cadmus en
serpent, dont la représentation presque impossible excite la
même incrédu lité, quand on la hazarde aux yeux du Spectateur.
[
↔] Je ne saurois dissimuler une délicatesse que j'ai
sur la mort de Clytemnestre, qu'
A ristote nous propose pour
exemple des ac tions qui ne doivent point être changées. Je veux bien avec lui qu'elle ne meure que de
la main de son fils Oreste; mais je ne puis souffrir chez
Sophocle que ce fils la poignarde de dessein formé, pendant
qu'el le est à genoux devant lui, & le conjure de lui laisser la vie. Je ne puis même par donner à Electre, qui passe pour une ver tueuse opprimée
dans le reste de la piéce, l'inhumanité dont elle encourage son
frére à ce parricide. C'est un fils qui venge son pére, mais c'est sur sa mére qu'il le venge. Séleucus & Antiochus avoient droit d'en faire autant
dans Rodogune, mais je n'ai osé leur en donner la moindre
pensée. Aussi notre maxime de faire aimer nos principaux Acteurs n'étoit pas de l'usage des Anciens, & ces républicains avoient une si forte hai ne des
Rois, qu'ils voyoient avec plaisir des crimes dans les plus
innocens de leur race. Pour rectifier ce sujet à notre mode,
il faudroit qu'Oreste n'eût dessein que con-
tre Ægiste, qu'un reste de tendresse respec tueuse pour sa mére lui en fît remettre la punition aux
Dieux, que cette Reine s'o piniâtrât à la protection de son
adultére, & qu'elle se mît entre son fils & lui
si mal heureusement, qu'elle reçût le coup que ce Prince voudroit porter à cet assassin de son pére. Ainsi
elle mourroit de la main de son fils, comme le veut
Aristote,
sans que la barbarie d'Oreste nous fît horreur, com me dans
Sophocle, ni que son action mé ritât
des Furies vengeresses pour le tour menter, puisqu'il
demeureroit innocent.
[
↔] Le même
Aristote nous autorise à en u ser de
cette maniére, lorsqu'il nous apprend que
le
Poëte n'est pas obligé de traiter les cho ses comme
elles se sont passées, mais comme el les ont pû, ou dû se
passer selon le vraisemblable, ou le nécessaire. Il répéte
souvent ces derniers mots, & ne les explique jamais. Je
tâcherai d'y suppléer le moins mal qu'il me sera possible,
& j'espére qu'on me pardonnera si je m'abuse.
[
↔] Je dis donc prémiérement, que cette li berté
qu'il nous laisse d'embellir les actions historiques par des
inventions vraisembla bles, n'emporte aucune défense de nous
é carter du vraisemblable dans le besoin. C'est un privilége qu'il nous donne, & non pas une servitude qu'il nous impose. Cela est clair par ses paroles mêmes. Si nous pou vons traiter les
choses selon le vraisembla ble ou selon le nécessaire, nous
pouvons
quitter le vraisemblable pour suivre le né cessaire, & cette alternative met en notre choix de
nous servir de celui des deux que nous jugerons le plus à
propos.
[
↔] Cette liberté du Poëte se trouve encore en termes
plus formels dans le vingt - cin quiéme Chapitre, qui contient
les excuses, ou plutôt les justifications dont il se peut servir contre la censure.
Il faut,
dit-il,
qu'il suive un de ces trois
moyens de traiter les cho ses, & qu'il les représente ou
comme elles ont été, ou comme on dit qu'ellés ont été, ou comme elles ont dû être: par où il lui don ne
le choix, ou de la vérité historique, ou de l'opinion commune
sur quoi la Fable est fondée, ou de la vraisemblance. Il ajoûte
eusuite:
Si on le reprend de ce qu'il n'a
pas écrit les choses dans la vérité, qu'il réponde qu'il les a écrites comme elles ont dû être: si on lui impute de n'avoir fait ni l'un ni l'au tre, qu'il se
défende sur ce qu'en publie l'opi nion commnne, comme en ce
qu'on raconte des Dieux, dont la plus grande partie n'a rien de
véritable. Et un peu plus bas:
Quelquefois ce n'est pas le meilleur qu'elles se
soient pas sées de la maniére qu'il décrit, néanmoins el les se sont passées effectivement de cette manié re, & par conséquent il est hors de faute. Ce dernier passage montre que nous ne som mes
point obligés de nous écarter de la vé rité, pour donner une
meilleure forme aux actions de la Tragédie par les ornemens
de
la vraisemblance, & le montre d'autant plus fortement, qu'il demeure pour constant par le
second de ces trois passages, que l'o pinion commune suffit
pour nous justifier, quand nous n'avons pas pour nous la véri-
té, & que nous pourrions faire quelque chose de mieux que ce que nous faisons, si
nous recherchions les beautés de cette vraisemblance. Nous
courons par - là quel que risque d'un plus foible succès, mais
nous ne
péchons que contre le soin que nous devons avoir de notre gloire, & non pas contre
les régles du Théatre.
[
↔] Je fais une seconde remarque sur ces ter mes de
vraisemblance & de
nécessaire, dont l'ordre se trouve quelquefois
renversé chez ce Philosophe, qui tantôt dit,
selon le né cessaire ou le vraisemblable, &
tantôt,
selon le vraisemblable ou le
nécessaire. D'où je tire une conséquence, qu'il y a des
occasions où il faut préférer le vraisemblable au nécessaire,
& d'autres où il faut préférer le nécessaire au vraisemblable. La raison en est, que ce qu'on emploie le dernier dans les propositions al ternatives, y
est placé comme un pis-aller, dont il faut se contenter, quand
on ne peut arriver à l'autre, & qu'on doit faire effort
pour le prémier, avant que de se réduire au second, où l'on n'a droit de recourir qu'au défaut de ce
prémier.
[
↔] Pour éclaircir cette préférence mutuelle du
vraisemblable au nécessaire, & du né-
cessaire au vraisemblable, il faut distinguer deux choses dans les actions qui composent la Tragédie. La
prémiére consiste en ces actions mêmes, accompagnées des
inséparables circonstances du temps & du lieu;
& l'au tre en la liaison qu'elles ont ensemble, qui
les fait naître l'une de l'autre, En la pré miére, le vraisemblable est à préférer au né cessaire, & le nécessaire au vraisemblable dans la
seconde
[
↔] Il faut placer les actions où il est plus fa cile
& mieux séant qu'elles arrivent, & les faire
arriver dans un loisir raisonnable, sans les presser
extraordinairement, si la nécessi té de les renfermer dans un
lieu & dans nn jour ne nous y oblige. J'ai déja fait
voir en l'autre Discours que pour conserver l'u nité de lieu, nous faisons parler souvent des
personnes dans une place publique, qui vraisemblablement
s'entretiendroient dans une chambre, & je m'assure que
si on ra contoit dans un Roman ce que je fais arri ver dans le Cid, dans Polyoeucte, dans Pom pée, ou dans le Menteur, on lui donne roit un peu plus d'un
jour pour l'étendue de sa durée. L'obéissance que nous devons
aux régles de l'unité de jour & de lieu nous dispense alors du vraisemblable, bien qu'el le ne nous permette pas l'impossible: mais nous ne tombons
pas toujours dans cette nécessité, & la Suivante,
Cinna, Théodo re, & Nicoméde n'ont point en besoin de
s'écarter de la vraisemblance à l'égard du temps, comme ces autres poëmes,
[
↔] Cette réduction de la Tragédie au Roman est la
pierre de touche, pour démêler les ac tions nécessaires d'avec
les vraisemblables. Nous sommes gênés au Théatre par le lieu,
par le temps, & par les incommodités de la représentation, qui nous empêchent d'ex poser à la vûe beaucoup de personnages tout à la fois, de
peur que les uns demeurent sans action, ou troublent celle des
autres. Le Roman n'a aucune de ces contraintes: il donne aux actions qu'il décrit tout le loi sir qu'il leur faut pour arriver; il place ceux qu'il fait
parler, agir, ou rêver, dans une ehambre, dans une forêt, en
place publi que, selon qu'il est plus à propos pour leur action particuliére; il a pour cela tout un Palais, toute une Ville, tout un Royaume, toute la Terre où
les promener; & s'il fait arriver, ou raconter quelque
chose en pré sence de trente personnes, il en peut décri re les divers sentimens l'un après l'autre. C'est pourquoi il n'a jamais aucune liberté de se départir de
la vraisemblance, parce qu'il n'a jamais aucune raison, ni
excuse légitime pour s'en écarter.
[
↔] Comme le Théatre ne nous laisse pas tant de
facilité de réduire tout dans le vraisem blable, parce qu'il
ne nous fait rien savoir que par des gens qu'il expose à la vûe
de l'Auditeur en peu de temps, il nous en dis-
pense aussi plus aisément. On peut soute nir
que ce n'est pas tant nous en dispenser, que nous permettre une
vraisemblance plus large: mais puisqu'
Aristote nous autorise
à y traiter les choses selon le nécessaire, j'aime mieux dire que tout ce qui s'y pas se d'une autre
façon qu'il ne se passeroit dans un Roman, n'a point de
vraisemblan ce, à le bien prendre, & se doit ranger
en tre les actions nécessaires.
[
↔] L'Horace en peut fournir quelques ex emples:
L'unité de lieu y est exacte, tout s'y passe dans une Salle.
Mais si on en fai soit un roman avec les mêmes particulari-
tés de Scéne en Scéne, que j'y ai emplo yées, feroit-on tout passer dans cette Sal le? A la fin du
prémier Acte, Curiace & Camille sa maîtresse vont
rejoindre le reste de la famille, qui doit être dans un autre
apartement; entre les deux Actes, ils y re çoivent la nouvelle de l'élection des trois
Ho races; à
l'ouverture du second, Curiace pa roit dans cette même Salle
pour l'en con gratuler. Dans le Roman il auroit fait cette congratulation au même lieu où l'on en re çoit la nouvelle en présence de toute la fa mille, &
il n'est point vraisemblable qu'ils s'écartent eux deux pour
cette conjouïssan ce; mais il est nécessaire pour le Théatre,
& à moins que cela les sentimens des trois Horaces, de leur pére, de leur sœur, de Curiace, & de Sabine, se fussent présentés
à faire paroître tous à la fois. Le Roman qui
ne sait rien voir, en fût venu aisément à bout: mais sur la
Scéne il a fallu les sé parer, pour y mettre quelque ordre,
& les prendre l'un après l'autre, en commençant par ces deux-ci, que j'ai été forcé de rame ner dans cette Salle sans vraisemblance. Ce la passé, le
reste de l'Acte est tout - à - fait vraisemblable, &
n'a rien qu'on fût obligé de faire arriver d'une autre maniére
dans le Roman. A la fin de cet Acte, Sabine & Camille outrées de déplaisir se retirent de cette Salle, avec un emportement de dou leur, qui
vraisemblablement va renfermer leurs larmes dans leur chambre,
où le Ro man les feroit demeurer, & y recevoir la nouvelle du combat. Cependant, par la né cessité de les faire voir aux Spectateurs, Sabine quitte sa
chambre au commence ment du troisiéme Acte, & revient
entre tenir ses douloureuses inquiétudes dans cet te Salle, où Camille la vient trouver. Cela fait, le reste de cet Acte est vraisemblable, comme en
l'autre: & si vous voulez exa miner avec cette rigueur
les prémiéres scé nes des deux derniers, vous trouverez peut-
être la même chose, & que le Roman pla ceroit ses personnages ailleurs qu'en cette Salle, s'ils en étoient une fois sortis, com me ils en
sortent à la fin de chaque Acte.
[
↔] Ces éxemples peuvent suffire pour expli quer
comme on peut traiter une Action
selon le nécessaire, quand on ne la peut traiter selon le vraisemblable, qu'on doit toujours préférer
au nécessaire, lorsqu'on ne regarde que les actions en
elles-mêmes.
[
↔] Il n'en va pas ainsi de leur liaison qui les fait
naître l'une de l'autre. Le nécessaire y est à préférer au
vraisemblable: non que cet te liaison ne doive toujours être
vraisem blable; mais parce qu'elle est beaucoup meilleure, quand elle est vraisemblable & nécessaire tout ensemble. La raison en est aisée à concevoir. Lorsqu'elle n'est que vraisemblable sans
être nécessaire, le Poëme s'en peut passer, & elle n'y
est pas de gran de importance; mais quand elle est vraisem-
blable & nécessaire, elle devient une partie essentielle du Poëme, qui ne peut subsister sans elle. Vous trouverez dans Cinna des exemples de ces deux
sortes de liaisons; j'appelle ainsi la maniére dont une action
est produite par l'autre. Sa conspiration contre Auguste est causée nécessairement par l'a mour qu'il a pour Æmilie, parce qu'il la veut épouser,
& qu'elle ne veut se donner à lui qu'à cette condition.
De ces deux ac tions, l'une est vraie, l'autre est vraisem-
blable, & leur liaison est nécessaire. La bonté d'Auguste donne des remords & de l'irrésolution à Cinna; ces remords & cet te
irrésolution ne sont causés que vraisem blablement par cette
bonté, & n'ont qu'u ne liaison vraisemblable avec
elle, parce que
Cinna pouvoit demeurer dans la fermeté, & arriver à son but, qui est d'épouser Æ milie. Il
la consulte dans cette irrésolution: cette consultation n'est
que vraisemblable, mais elle est un effet nécessaire de son
amour, parce que s'il eût rompu la conjuration sans son aveu, il ne fût jamais arrivé à ce but qu'il s'étoit proposé; & par conséquent voi là une
liaison nécessaire entre deux actions vraisemblables, ou si
vous l'aimez mieux, une production nécessaire d'une action
vrai semblable, par une autre pareillement vrai semblable.
[
↔] Avant que d'en venir aux définitions & divisions du vraisemblable & du nécessaire, je fais
encore une réflexion sur les actions qui composent la Tragédie,
& trouve que nous pouvons y en faire entrer de trois
sor tes, selon que nous le jugeons à propos. Les unes suivent l'Histoire, les autres ajoûtent à
l'Histoire, les troisiémes falsifient l'Histoi re. Les
prémiéres sont vraies, les secondes quelquefois vraisemblables,
& quelquefois nécessaires; & les derniéres
doivent toujours être nécessaires.
[
↔] Lorsqu'elles sont vraies, il ne faut point se
mettre en peine de la vraisemblance, el les n'ont pas besoin
de son secours.
Tout ce qui s'est fait
manifestement s'est pû faire, dit
Aristote,
parce que s'il ne s'étoit pû faire, il ne se seroit
pas fait. Ce que nous ajoûtons à l'Histoire, comme il n'est pas
appuyé
de son autorité, n'a pas cette prérogative.
Nous avons une pente naturelle, ajoûte ce Phi losophe,
à croire que ce qui ne s'est point
fait, n'a pû encore se faire, & c'est pourquoi
ce que nous inventons a besoin de la vraisem blance la plus exacte qu'il est possible pour le rendre
croyable.
[
↔] A bien peser ces deux passages, je croi ne
m'éloigner point de sa pensée, quand j'ose dire pour définir le
vraisemblable, que c'est
une chose
manifestement possible dans la bienséance, & qui
n'est ni manifestement vraie, ni manifestement fausse. On en
peut faire deux divisions, l'une en vraisemblable gé néral & particulier, l'autre en ordinaire & extraordinaire.
[
↔] Le vraisemblable général est ce que peut faire,
& qu'il est à propos que fasse un Roi, un Général
d'Armée, un Amant, un Ambi tieux, &c. Le particulier
est ce qu'a pû ou dû faire
Alexandre,
César,
Alcibiade, com-
patible avec ce que l'Histoire nous apprend de leurs actions. Ainsi tout ce qui choque l'Histoire sort de
cette vraisemblance, par ce qu'il est manifestement faux,
& il n'est pas vraisemblable que
César après la Batail-
le de Pharsale se soit remis en bonne intel ligence avec
Pompée, ou
Auguste avec
An toine
après celle d'Actium; bien qu'à par ler en termes généraux, il
soit vraisembla ble, que dans une guerrecivile après une grande Bataille, les Chefs des partis contrai-
res se réconcilient, principalement lors qu'ils sont généreux l'un & l'autre.
[
↔] Cette fausseté manifeste qui détruit la vraisemblance, se peut rencontrer même dans les piéces qui
sont toutes d'invention. On n'y peut falsifier l'histoire,
puisqu'elle n'y a aucune part; mais il y a des circons tances des temps, & des lieux, qui peu vent convaincre un auteur de fausseté, quand il prend mal ses
mesures. Si j'introduisois un Roi de France ou d'Espagne sous
un nom imaginaire, & que je choisîsse pour temps de mon action un siécle, dont l'His toire eût marqué les véritables Rois de ces deux Royaumes, la
fausseté seroit toute visible; & c'en seroit une encore
plus palpable, si je plaçois Rome à deux lieues de Paris, afin qu'on pût y aller & revenir en un même
jour. Il y a des choses sur quoi le Poëte n'a jamais aucun
droit. Il peut prendre quelque licence sur l'Histoire, en tant qu'elle regarde les actions des particu liers, comme celle de
César, ou d'
Auguste, & leur
attribuer des actions qu'ils n'ont pas faites, ou les faire
arriver d'une autre ma niére qu'ils ne les ont faites; mais il
ne peut pas renverser la Chronologie, pour faire vivre
Alexandre du temps de
César, & moins
encore changer la situation des lieux, ou les noms des
Royaumes, des Provinces, des Villes, des montagnes, &
des fleuves remarquables. La raison est,
que ces Provinces, ces montagnes, ces ri viéres sont des choses permanentes. Ce que nous savons de
leur situation étoit dès le commencement du monde, nous devons
présumer qu'il n'y a point eu de change ment à moins que l'Histoire le marque, & la
Géographie nous en apprend tous les noms anciens &
modernes. Ainsi un hom me seroit ridicule d'imaginer que du
temps d'Abraham, Paris fût au pied des Alpes, ou que la Seine traversât l'Espagne, & de mêler de
pareilles grotesques dans une piéce d'invention. Mais
l'Histoire est des choses qui passent, & qui succédant
les unes aux au tres, n'ont que chacune un moment pour leur durée, dont il en échappe beaucoup à la
connoissance de ceux qui l'écrivent. Aussi n'en peut-on montrer
aucune qui contien ne tout ce qui s'est passé dans les lieux
dont elle parle, ni tout ce qu'ont fait ceux dont elle décrit la vie. Je n'en excepte pas mê me
les Commentaires de César qui écrivoit sa propre histoire,
& devoit la savoir toute entiére. Nous savons quels
pays arrosoient le Rhône & la Seine, avant qu'il vînt
dans les Gaules; mais nous ne savons que fort peu de choses, & peut-être rien du tout, de ce qui
s'y est passé avant sa venue. Ainsi nous pouvons bien y placer
des actions que nous feignons arrivées avant ce temps-là, mais non pas sous ce prétexte de fiction Poëtique, & d'éloignement des temps, y
changer la distance naturelle d'un lieu à l'autre. C'est de cette façon que
Barclay en a usé dans son
Argénis, où il ne nomme aucune ville, ni fleuve de Sicile, ni
de nos Provinces, que par des noms véritables, bien que ceux de toutes les personnes qu'il y met sur le
tapis soient entiérement de son invention, aussi-bien que leurs
actions.
[
↔]
Aristote semble plus indulgent sur cet ar ticle,
puisqu'il
trouve le Poëte excusable, quand il péche contre un autre art que le sien, comme
contre la Médecine ou contre l'Astrologie. A quoi je répons,
qu'il ne l'ex cuse que sous cette
condition, qu'il arrive par là au but de son art, auquel il
n'auroit pû arriver autrement. Encore avoue-t-il,
qu'il peche en ce cas, & qu'il est
meilleur de ne point pécher du tout. Pour moi, s'il faut
recevoir cette excuse, je ferois distinction entre les arts qu'il peut ignorer sans honte, parce qu'il lui arrive rarement des occasions d'en parler sur son
Théatre, tels que sont la Méde cine & l'Astrologie que
je viens de nom mer; & les arts, sans la connoissance
des quels, ou en tout ou en partie, il ne sau roit établir de justesse dans aucune piéce, tels que sont la
Géographie & la Chrono logie. Comme il ne sauroit
représenter au cune action sans la placer en quelque lieu & en quelque temps, il est inexcusable s'il fait paroître de l'ignorance dans le choix de ce lieu,
& de ce temps où il la place.
[
↔] Je viens à l'autre division du vraisem blable en
ordinaire & extraordinaire. L'or dinaire est une
action qui arrive à la vérité moins souvent que sa contraire,
mais qui ne laisse pas d'avoir sa possibilité assez aisée, pour n'aller point jusqu'au miracle, ni jus qu'à ces événemens singuliers, qui servent de matiére aux
Tragédies sanglantes par l'appui qu'ils ont de l'histoire, ou
de l'opi nion commune, & qui ne se peuvent tirer en exemple que pour les Episodes de la pié ce
dont ils font le corps, parce qu'ils ne sont pas croyables à
moins que d'avoir cet appui.
Aristote donne deux idées ou ex-
emples généraux de ce vraisemblable ex traordinaire. L'un d'un homme subtil & adroit qui se
trouve trompé par un moins subtil que lui; l'autre d'un foible
qui se bat contre un plus fort que lui, & en demeure
victorieux; ce qui sur-tout ne manque ja mais à être bien reçû, quand la cause du plus simple ou du
plus foible est la plus é quitable. Il semble alors que la
justice du Ciel ait présidé au succès, qui trouve d'ail leurs une croyance d'autant plus facile, qu'il répond aux souhaits de l'auditoire, qui s'in téresse
toujours pour ceux dont le procédé est le meilleur. Ainsi la
victoire du Cid contre le Comte se trouveroit dans la vrai semblance extraordinaire, quand elle ne se roit pas vraie.
Il est vraisemblable, dit notre Docteur,
que beaucoup de choses arrivent
contre
le vraisemblable; & puisqu'il avoue par - là que ces effets extraordinaires arrivent con tre la vraisemblance, j'aimerois mieux les nommer simplement
croyables, & les ran ger sous le nécessaire, attendu
qu'on ne s'en doit jamais servir sans nécessité.
[
↔] On peut m'objecter que le même Philo sophe dit,
qu'
au regard de la Poësie, on doit préférer l'impossible croyable au possible incroya ble,
& conclure de-là, que j'ai peu de rai son d'exiger du
vraisemblable, par la défi nition que j'en ai faite, qu'il
soit manifes tement possible pour être croyable, puisque selon
Aristote il y a des choses impossibles qui sont croyables.
[
↔] Pour résoudre cette difficulté, & trouver de quelle nature est cet impossible croya ble, dont il ne
donne aucun exemple, je répons qu'il y a des choses impossibles
en elles-mêmes qui paroissent aisément possi bles, & par conséquent croyables, quand on les
envisage d'une autre maniére. Telles sont toutes celles où nous
falsifions l'His toire. Il est impossible qu'elles se soient
passées comme nous les représentons, puis qu'elles se sont passées autrement, & qu'il n'est pas
au pouvoir de Dieu même de rien changer au passé; mais elles
paroissent manifestement possibles, quand elles sont dans la vraisemblance générale, pourvû qu'on
les regarde détachées de l'Histoire, & qu'on veuille
oublier pour quelque temps
ce qu'elle dit de contraire à ce que nous inventons. Tout ce qui se passe dans Ni coméde est
impossible, puisque l'Histoire porte qu'il fit mourir son pére
sans le voir, & que ses fréres du second lit étoient en
ôtage à Rome, lorsqu'il s'empara du Ro yaume. Tout ce qui arrive dans Héraclius ne l'est pas moins,
puisqu'il n'étoit pas fils de Maurice, & que bien loin
de passer pour celui de Phocas, & être nourri comme tel
chez ce tyran, il vint fondre sur lui à for ce ouverte des bords de l'Afrique, dont il étoit Gouverneur, & ne le vit peut-être jamais. On ne
prend point néanmoins pour incroyables les incidens de ces deux
Tragé dies, & ceux qui savent le desaveu qu'en fait l'Histoire, la mettent aisément à quar tier, pour se plaire à leur représentation, parce qu'ils sont
dans la vraisemblance gé nérale, bien qu'ils manquent de la
particu liére.
[
↔] Tout ce que la Fable nous dit de ses Dieux
& de leurs métamorphoses, est encore impossible,
& ne laisse pas d'être croyable par l'opinion commune,
& par cette vieille tradition qui nous a accoutumés à
en ouïr parler. Nous avons droit d'inventer même sur ce modéle, & de joindre des incidens également impossibles à ceux que ces an ciennes erreurs nous prêtent. L'auditeur n'est point trompé
de son attente, quand le titre du poëme le prépare à n'y voir
rien
que d'impossible en effet: il y trouve tout croyable, & cette prémiére supposition faite qu'il
est des Dieux, & qu'ils prennent in térêt &
font commerce avec les hommes, à quoi il vient tout résolu, il
n'a aucune difficulté à se persuader du reste.
[
↔] Après avoir tâché d'éclaircir ce que c'est que le
vraisemblable, il est temps que je hazarde une définition du
nécessaire, dont
Aristote parle tant, & qui seul nous
peut autoriser à changer l'histoire, & à nous écarter de la vraisemblance. Je dis donc que
le nécessaire, en ce qui regarde la Poë sie, n'est autre chose
que
le besoin du Poëte pour arriver à
son but, ou pour y faire arri ver ses Acteurs. Cette
définition a son fon dement sur les diverses acceptions du mot
Grec ἀναγκαῖον, qui ne
signifie pas tou jours ce qui est absolument nécessaire, mais
aussi quelquefois ce qui est seulement utile à parvenir à quelque chose.
[
↔] Le but des Acteurs est divers, selon les divers
desseins que la variété des sujets leur donne. Un amant a celui
de posséder sa maîtresse, un ambitieux de s'emparer d'u ne couronne, un homme offensé de se ven ger,
& ainsi des autres. Les choses qu'ils ont besoin de
faire pour y arrive constituent ce nécessaire, qu'il faut
préférer au vrai semblable, ou pour parler plus juste, qu'il
faut ajoûter au vraisemblable dans la liai son des actions, & leur dépendance l'une
de l'autre. Je pense m'être déjà assez ex pliqué là-dessus, je n'en dirai pas davan tage.
[
↔] Le but du Poëte est de plaire selon les régles de
son art. Pour plaire, il a be soin quelquefois de rehausser
l'éclat des bel les actions, & d'exténuer l'horreur
des fu nestes. Ce sont des nécessités d'embellisse ment, où il peut bien choquer la vraisem blance particuliére par quelque altération de l'histoire,
mais non pas se dispenser de la générale, que rarement,
& pour des cho ses qui soient de la derniére beauté,
& si brillantes qu'elles éblouïssent. Sur-tout il ne
doit jamais les pousser au-delà de la vrai semblance extraordinaire, parce que ces or nemens qu'il
ajoûte de son invention ne sont pas d'une nécessité absolue,
& qu'il fait mieux de s'en passer tout-à-fait, que d'en parer son poëme contre toute sorte de vraisemblance. Pour plaire selon les régles de son art, il a
besoin de renfermer son ac tion dans l'unité de jour &
de lieu, & com me cela est d'une nécessité absolue
& indis pensable, il lui est beaucoup plus permis sur ces deux articles, que sur celui des em bellissemens.
[
↔] Il est si mal-aisé qu'il se rencontre dans l'histoire, ni dans l'imagination des hom mes, quantité de
ces événemens illustres & dignes de la Tragédie, dont
les délibé rations & leurs effets puissent arriver en
un
même lieu, & en un même jour, sans fai re un peu de violence à l'ordre commun des choses, que je ne puis croire cette sorte de violence
tout-à-fait condamnable, pourvû qu'elle n'aille pas jusqu'à
l'impossible Il est de beaux sujets où on ne la peut éviter,
& un Auteur scrupuleux se priveroit d'une bel le occasion de gloire, & le Public de beau coup de satisfaction, s'il n'osoit s'enhardir à les mettre sur le Théatre, de peur de se voir forcé à les
faire aller plus vîte que la vraisemblance ne le permet. Je lui
donne rois en ce cas un conseil que peut-être il trouveroit salutaire, c'est de ne marquer aucun temps préfix dans son poëme, ni aucun lieu déterminé où
il pose ses Acteurs. L'imagination de l'auditeur auroit plus de
liberté de se laisser aller au courant de l'ac tion, si elle n'étoit point fixée par ces mar ques, & il pourroit ne s'appercevoir pas de cette
précipitation, si elles ne l'en faisoient souvenir, &
n'y appliquoient son esprit malgré lui. Je me suis toujours
repenti d'a voir fait dire au Roi dans le Cid, qu'il vouloit que Rodrigue se délassât une heure ou
deux après la défaite des Maures, avant que de combattre Dom
Sanche. Je l'avois fait pour montrer que la piéce étoit dans
les vingt quatre heures, & cela n'a servi qu'à avertir les spectateurs de la contrain te avec laquelle je l'y ai réduite. Si j'avois fait résoudre
ce combat, sans en désigner
l'heure, peut-être n'y auroit-on pas pris garde.
[
↔] Je ne pense pas que dans la Comédie le Poëte ait
cette liberté de presser son ac tion, par la nécessité de la
réduire dans l'u nité de jour.
Aristote veut que toutes les
actions qu'il y fait entrer soient vraisem blables, & n'ajoûte point ce mot,
ou né cessaires, comme pour la Tragédie. Aussi la différence est assez grande entre les actions de l'une & celles de l'autre. Celles de la Comédie
partent de personnes communes, & ne consistent qu'en
intrigues d'amour, & en fourberies, qui se développent
si ai sément en un jour, qu'assez souvent chez
Plaute & chez
Térence le temps de leur durée excéde à
peine celui de leur repré sentation. Mais dans la Tragédie les
affai res publiques sont mêlées d'ordinaire avec les intérêts particuliers des personnes illus tres qu'on y fait paroître: il y entre des batailles, des
prises de villes, de grands pé rils, des révolutions d'Etats,
& tout cela va mal-aisément avec la promptitude que la régle nous oblige de donner à ce qui se passe sur la Scéne.
[
↔] Si vous me demandez jusqu'où peut s'é tendre
cette liberté qu'a le Poëte d'aller contre la vérité &
contre la vraisemhlan ce, par la considération du besoin qu'il
en a, j'aurai de la peine à vous faire une ré ponse précise. J'ai fait voir qu'il y a des
choses sur qui nous n'avons aucun droit; & pour celles où ce privilége peut avoir lieu, il
doit être plus ou moins resserré, selon que les sujets sont
plus ou moins connus. Il m'étoit beaucoup moins permis dans Horace, & dans Pompée, dont les histoires ne sont ignorées de personne, que dans Rodogune
& dans Nicoméde, dont peu de gens savoient les noms
avant que je les eusse mis sur le Théatre. La seule mesure qu'on y peut prendre, c'est que tout ce
qu'on y ajoûte à l'histoire, & tous les changemens
qu'on y apporte, ne soient jamais plus incroyables, que ce
qu'on en conserve dans le même poëme. C'est ainsi qu'il faut entendre ce vers d'
Horace tou chant les fictions d'ornement,
Ficta voluptatis causa sint proxima veris,
& non pas en porter la signification jus qu'à celles
qui peuvent trouver quelque exemple dans l'Histoire, ou dans la
Fable, hors du sujet qu'on traite. Le même
Ho race décide la question autant qu'on la peut décider par cet
autre vers, avec lequel je finis ce Discours:
Dabiturque licentia sumpta pudenter.
Servons-nous-en donc avec retenue, mais sans scrupule, &
s'il se peut, ne nous en servons point du tout. Il vaut mieux
n'a voir point besoin de grace, que d'en re cevoir.
TROISIEME DISCOURS.
------------------------------------------------------------
DES TROIS UNITE'S,
d'action, de jour, & de lieu.
[
↔] LEs deux Discours précédens, & l'Exa men de mes piéces de Théatre, m'ont fourni
tant d'occasions d'expliquer ma pen sée sur ces matiéres,
qu'il m'en resteroit peu de chose à dire, si je me défendois
absolument de répéter.
[
↔] Je tiens donc, & je l'ai déjà dit, que l'Unité d'action consiste dans la Comé die, en l'Unité
d'intrigue, ou d'obsta cles aux desseins des principaux
Acteurs; & en l'Unité de péril dans la Tragé die, soit que son héros y succombe, soit qu'il
en sorte. Ce n'est pas que je pré tende qu'on ne puisse
admettre plusieurs périls dans l'une, & plusieurs
intrigues ou obstacles dans l'autre, pourvû que de l'un on tombe nécessairement dans l'autre; car alors la sortie du prémier péril ne rend point l'action
complette, puisqu'elle en attire un second, &
l'éclaircissement d'une intrigue ne met point les Acteurs en
repos, puis qu'il les embarrasse dans une nouvelle. Ma
mémoire ne me fournit point d'exemples anciens de cette multiplicité de périls atta chés l'un à
l'autre, qui ne détruit point l'Unité d'action; mais j'en ai
marqué la duplicité indépendante pour un défaut dans Horace & dans Théodore, dont il n'est point besoin que le prémier tue sa sœur au sortir de sa
victoire, ni que l'autre s'offre au martyre, après avoir
échappé la prosti tution; & je me trompe fort, si la
mort de Polixéne, & celle d'Astianax, dans la Troade de
Sénéque, ne font la même ir régularité.
[
↔] En second lieu, ce mot d'Unité d'action ne veut
pas dire que la Tragédie n'en doi ve faire voir qu'une sur le
Théatre. Celle que le Poëte choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu, & une fin, & ces trois parties non seulement sont
autant d'actions qui aboutissent à la principale, mais en
outre, chacune d'elles en peut contenir plusieurs avec la même
subordination. Il n'y doit avoir qu'une ac tion complette, qui laisse l'esprit de l'au diteur dans le
calme; mais elle ne peut le devenir, que par plusieurs autres
imparfai tes, qui lui servent d'acheminemens, & tiennent cet auditeur dans une agréable sus pension. C'est ce qu'il faut pratiquer à la fin de chaque
Acte, pour rendre l'action continue. Il n'est pas besoin qu'on
sache précisément tout ce que font les Acteurs
durant les intervalles qui les séparent, ni même qu'ils agissent lorsqu'ils ne paroissent point sur le
Théatre; mais il est nécessaire que chaque Acte laisse une
attente de quel que chose qui se doive faire dans celui qui
le suit.
[
↔] Si vous me demandiez ce que fait Cléo patre dans
Rodogune, depuis qu'elle a quit té ses deux fils au second
Acte, jusqu'à ce quelle rejoigne Antiochus au quatriéme, je serois bien empêché à vous le dire, & je ne crois pas être obligé à en rendre comp te;
mais la fin de ce second prépare à voir un effort de l'amitié
des deux fréres pour régner, & dérober Rodogune à la
haine envenimée de leur mére. On en voit l'effet dans le troisiéme, dont la fin prépa re encore à
voir un autre effort d'Antio chus, pour regagner ces deux
ennemies l'une après l'autre, & à ce que fait Séleu-
cus dans le quatriéme, qui oblige cette mére dénaturée à résoudre & faire atten dre ce
qu'elle tâche d'exécuter au cin quiéme.
[
↔] Dans le Menteur, tout l'intervalle du troisiéme au
quatriéme vraisemblablement se consume à dormir par tous les
Acteurs. Leur repos n'empêche pas toutefois la con tinuïté d'action entre ces deux Actes, parce que ce troisiéme n'en a point de complette. Dorante le finit
par le dessein de chercher les moyens de regagner l'esprit de
Lucréce,
& dès le commencement de l'autre il se présente pour tâcher de parler à quelqu'un de ses gens,
& prendre l'occasion de l'en tretenir elle-même, si
elle se montre.
[
↔] Quand je dis qu'il n'est pas besoin de rendre
compte de ce que font les Acteurs, pendant qu'ils n'occupent
point la Scéne, je n'entens pas dire qu'il ne soit quelque fois fort à propos de le rendre; mais seu lement qu'on n'y est pas obligé, & qu'il n'en faut
prendre le soin que quand ce qui s'est fait derriére le Théatre
sert à l'intelli gence de ce qui se doit faire devant les spectateurs. Ainsi je ne dis rien de ce qu'a fait Cléopatre depuis le second Acte jus qu'au quatriéme,
parce que durant tout ce temps-là elle a pû ne rien faire
d'impor tant pour l'action principale que je prépa re; mais je fais connoître dès le prémier vers
du cinquiéme, qu'elle a employé tout l'intervalle d'entre ces
deux derniers, à tuer Séleucus, parce que cette mort fait une
partie de l'action. C'est ce qui me donne lieu de remarquer, que le Poëte n'est pas tenu d'exposer à la
vûe toutes les actions particuliéres qui aménent à la
principale. Il doit choisir celles qui lui sont les plus avan-
tageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l'éclat & la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur soit atta ché; &
cacher les autres derriére la Scéne,
pour les faire connoître au spectateur, ou par une narration, ou par quelque autre a dresse de l'art.
Sur-tout il doit se souvenir que les unes & les autres
doivent avoir une telle liaison ensemble, que les derniéres soient produites par celles qui les précé dent, & que toutes ayent leur source dans la protase
qui doit fermer le prémier Acte. Cette régle que j'ai établie
dès le prémier Discours, bien qu'elle soit nouvelle, &
contre l'usage des Anciens, a son fondement sur deux passages d'
Aristote. En voici le prémier:
Il y a grande difference, dit-il,
entre les événemens qui viennent les uns après les autres, & ceux qui viennent les uns à cause des
autres. Les Maures viennent dans le Cid après la mort
du Comte, & non pas à cause de la mort du Comte;
& le Pêcheur vient dans D. Sanche, après qu'on soupçonne Carlos d'être le Prince d'Arra gon,
& non pas à cause qu'on l'en soup çonne: ainsi tous
les deux sont condamna bles. Le second passage est encore plus
for mel, & porte en termes exprès,
que tout ce qui se passe dans la Tragédie, doit
arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui l'a précédé. [
↔] La liaison des Scénes qui unit toutes les actions
particuliéres de chaque Acte l'une avec l'autre, & dont
j'ai parlé en l'Examen de la Suivante, est un grand ornement
dans un poëme, & qui sert beaucoup à former
une continuïté d'action par la continuïté de
la représentation; mais enfin ce n'est qu'un ornement,
& non pas une régle. Les Anciens ne s'y sont pas
toujours assujettis, bien que la plûpart de leurs Actes ne
soient chargés que de deux ou trois Scénes; ce qui la rendoit bien plus facile pour eux, que pour nous qui
leur en donnons quel quefois jusqu'à neuf ou dix. Je ne
rappor terai que deux exemples du mépris qu'ils en ont fait. L'un est de
Sophocle dans l'A jax, dont le monologue, avant que de se tuer, n'a aucune
liaison avec la Scéne qui le précéde, ni avec celle qui le
suit. L'autre est du troisiéme Acte de l'Eunuque de Té rence, où celle d'Antiphon seul n'a aucu ne
communication avec Chrémés & Pythias qui sortent du
Théatre quand il y entre. Les Savans de notre siécle, qui les
ont pris pour modéles dans les Tragédies qu'ils nous ont laissées, ont encore plus négligé cette liaison qu'eux, & il ne faut que jetter l'œil sur
celles de Buchanan, de
Grotius, & de
Heinsius, dont
j'ai parlé dans l'Examen de Polyeucte, pour en demeurer
d'accord. Nous y avons tellement accoutumé nos spectateurs, qu'ils ne sauroient plus voir une Scéne
détachée, sans la marquer pour un défaut. L'œil &
l'oreille même s'en scandalisent, avant que l'esprit y aye pû
faire de réflexion. Le quatriéme Acte de Cinna demeure au-dessous des autres par
ce manquement; & ce qui n'étoit point une régle autrefois, l'est devenu mainte nant par
l'assiduïté de la pratique.
[
↔] J'ai parlé de trois sortes de liaisons dans cet
Examen de la Suivante. J'ai montré a version pour celles de
bruit, indulgence pour celles de vûe, estime pour celles de présence & de discours, & dans ces der niéres j'ai confondu deux choses qui méri tent d'être séparées. Celles qui sont de pré sence &
de discours ensemble ont sans doute toute l'excellence dont
elles sont capables; mais il en est de discours sans présence,
& de présence sans discours, qui ne sont pas dans le même degré. Un Acteur qui parle à un autre
d'un lieu caché sans se montrer, fait une liaison de discours
sans présence, qui ne laisse pas d'être fort bonne, mais cela
arrive fort rarement. Un homme qui de meure sur le Théatre seulement pour en tendre ce que diront
ceux qu'il y voit en trer, fait une liaison de présence sans
dis cours, qui souvent a mauvaise grace, & tombe dans une affectation mendiée, plu tôt
pour remplir ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour
aucun besoin qu'en puisse avoir le sujet. Ainsi dans le
troisié me Acte de Pompée, Achorée après avoir rendu compte à Charmion de la reception que César a faite au
Roi quand il lui a pré senté la tête de ce Héros, demeure sur
le Théatre, où il voit venir l'un & l'autre,
seulement pour entendre ce qu'ils diront & le rapporter à Cléopatre. Ammon fait la même
chose au quatriéme d'Androméde, en faveur de Phinée, qui se
retire à la vûe du Roi & de toute sa Cour qu'il voit
arri ver. Ces personnages qui deviennent muets, lient assez mal les scénes, où ils ont si peu de part qu'ils n'y sont comptés pour rien. Autre chose est,
quand ils se tiennent ca chés pour s'instruire de quelque
secret d'im portance par le moyen de ceux qui parlent, & qui croyent n'être entendus de personne; car alors, l'intérêt qu'ils ont à ce qui se dit, joint à une curiosité raisonnable d'ap prendre ce
qu'ils ne peuvent savoir d'ail leurs, leur donne grande part
en l'action malgré leur silence. Mais en ces deux ex emples, Ammon & Achorée mêlent une présence si froide aux scénes qu'ils écou tent, qu'à ne rien
déguiser, quelque cou leur que je leur donne pour leur servir
de prétexte, ils ne s'arrêtent que pour les lier avec celles qui les précédent, tant l'une & l'autre pièce s'en peut aisément passer.
[
↔] Bien que l'action du poëme dramatique doive avoir
son unité, il y faut considérer deux parties, le nœud,
& le dénouement.
Le nœud est
composé, selon
Aristote,
en par tie de ce qui s'est passé hors du Théatre avant le
commencement de l'action qu'on y décrit, & en partie de ce
qui s'y passe; le reste appartient au
dénouement. Le changement d'une fortune
en l'autre fait la séparatisn de ces deux parties. Tout ce qui le précéde est de la prémiére, & ce changement avec ce qui le suit, regarde l'au tre. Le nœud dépend entiérement du choix & de l'imagination industrieuse du Poëte, &
l'on n'y peut donner de régle, sinon qu'il y doit ranger toutes
choses selon le vraisemblable, ou le nécessaire, dont j'ai parlé dans le second Discours: à quoi j'ajoû te un conseil, de s'embarrasser le moins qu'il lui est
possible des choses arrivées avant l'ac tion qui se
représente. Ces narrations im portunent d'ordinaire, parce
qu'elles ne sont pas attendues, & qu'elles gênent
l'esprit de l'Auditeur, qui est obligé de charger sa mé moire de ce qui s'est fait dix ou douze ans auparavant, pour comprendre ce qu'il voit représenter: mais
celles qui se font des cho ses qui arrivent & se
passent derriére le Théa tre, depuis l'action commencée, font
tou jours un meilleur effet, parce qu'elles sont attendues avec quelque curiosite, & font partie de cette action qui se représente. Une des raisons qui donne tant d'illustres susfra ges à Cinna
pour le mettre au - dessus de ce que j'ai fait, c'est qu'il n'y
a aucune nar ration du passé, celle qu'il fait de sa con spiration à Æmilie, étant plutôt un orne ment
qui chatouille l'esprit des Spectateurs, qu'une instruction
nécessaire de particula rités qu'ils doivcnt savoir &
imprimer dans leur mémoire pour l'intelligence de la suite.
Æmilie leur fait assez connoître dans les deux prémiéres scénes qu'il conspiroit con tre Auguste en sa
faveur, & quand Cinna lui diroit tout simplement que
les conjurés sont prêts au lendemain, il avanceroit autant pour l'action, que par les cent vers qu'il emploie à lui rendre compte, & de ce qu'il leur a
dit, & de la maniére dont ils l'ont reçû. Il y a des
intrigues qui commencent dès la naissance du Héros, comme celle
d'Héraclius; mais ces grands efforts d'ima gination en demandent un extraordinaire à l'attention du
Spectateur, & l'empêchent souvent de prendre un plaisir
entier aux pré miéres représentations, tant elles le fati guent.
[
↔] Dans le dénouement je trouve deux cho ses à
éviter, le simple changement de vo lonté, & la
machine. Il n'y a pas grand artifice à finir un poëme, quand
celui qui a fait obstacle au dessein des prémiers Ac teurs, durant quatre Actes, en désiste au cinquiéme sans aucun événement notable qui l'y oblige. J'en
ai parlé au prémier Dis cours, & n'y ajoûterai rien
ici. La machi ne n'a pas plus d'adresse, quand elle ne sert
qu'à faire descendre un Dieu pour accom moder toutes choses, sur le point que les Acteurs ne savent
plus comment les termi ner. C'est ainsi qu'Apollon agit dans
l'O reste. Ce Prince & son ami Pylade accu sés par Tindare & Ménélas de la mort de
Clytemnestre & condamnés à leur pourfui te, se saisissent d'Héléne & d'Hermione; ils tuent ou croyent tuer la prémiére, & me nacent d'en faire autant de l'autre, si on ne révoque l'arrêt prononcé contre eux. Pour appaiser ces
troubles,
Euripide ne cherche point d'autre finesse, que de
faire descen dre Apollon du Ciel, qui d'autorité absolue ordonne qu'Oreste épouse Hermione, & Pylade Electre; & de peur que la mort d'Héléne n'y
servît d'obstacle, n'y ayant pas d'apparence qu'Hermione
épousât O reste qui venoit de tuer sa mére, il leur ap prend qu'elle n'est pas morte, & qu'il l'a dérobée à leurs coups, & enlevée au Ciel dans l'instant qu'ils pensoient la tuer. Cet te sorte de machine est entiérement hors de propos, n'ayant
aucun fondement sur le reste de la piéce, & fait un
dénouement vicieux: mais je trouve un peu de rigueur au sentiment d'
Aristote, qui met en même rang
le char dont Médée se sert pour s'en fuir de Corinthe, après
la vengeance qu'el le a prise de Créon. Il me semble que c'en
est un assez grand fondement, que de l'a voir faite magicienne, & d'en avoir rap porté dans
le poëme des actions autant au dessus des forces de la nature
que celle-là. Après ce qu'elle a fait pour Jason à Col chos, après qu'elle a rajeuni son pére Æson depuis son retour, après qu'elle a attaché des feux
invisibles au présent qu'elle a fait
à Créuse; ce char volant n'est point hors de
la vraisemblance, & ce poëme n'a point besoin d'autre
préparation, pour cet effet extraordinaire.
Sénéque lui en
donne une par ce vers, que Médée dit à sa nourrice,
Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aveham,
& moi, par celui ci qu'elle dit à Ægée,
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.
[
↔] Ainsi la condamnation d'
Euripide, qui ne s'y est servi d'aucune
précaution, peut ê tre juste, & ne retomber ni sur
Sénéque, ni sur moi, & je n'ai point besoin de
contredi re
Aristote, pour me justifier sur cet article.
[
↔] De l'action je passe aux Actes, qui en doivent
contenir chacun une portion, mais non pas si égale, qu'on n'en
réserve plus pour le dernier que pour les autres, &
qu'on n'en puisse moins donner au prémier qu'aux autres. On peut même ne faire autre cho se
dans ce prémier que peindre les mœurs des personnages,
& marquer à quel point ils en sont de l'Histoire qu'on
va représen ter.
Aristote n'en prescrit point le nombre.
Horace le borne à cinq, & bien qu'il dé fende d'y en mettre moins, les Espagnols s'opiniâtrent à l'arrêter à trois, & les Ita liens
font souvent la même chose. Les Grecs les distinguoient par le
chant du chœur, & comme je trouve lieu de croire qu'en
quelques - uns de leurs poëmes ils le fai soient chanter plus de quatre fois, je ne voudrois pas
répondre qu'ils ne les poussas-
sent jamais au-delà de cinq. Cette maniére de
les distinguer étoit plus incommode que la nôtre; car, ou l'on
prêtoit attention à ce que chantoit le chœur, ou l'on n'y en
prêtoit point. Si l'on y en prêtoit, l'es prit de l'Auditeur étoit trop tendu, & n'avoit aucun
moment ponr se délasser. Sil'on n'y en prêtoit point, son
attention étoit trop dissipée par la longueur du chant,
& lorsqu'un autre Acte commençoit, il avoit besoin d'un
effort de mémoire pour rappeller en son imagina tion ce qu'il avoit déja vû, & en quel point l'action étoit demeurée. Nos violons n'ont aucunes de ces incommodités. L'esprit de l'Auditeur se
relâche durant qu'ils jouent, & réfléchit même sur ce
qu'il a vû, pour le louer, ou le blâmer, suivant qu'il lui a
plû, ou déplû; & le peu qu'on les laisse jouer lui en laisse les idées si récentes, que quand les Acteurs reviennent, il n'a point besoin de se faire
effort pour rappeller & renouer son attention.
[
↔] Le nombre des Scénes dans chaque Acte ne reçoit
aucune régle: mais comme tout l'Acte doit avoir une certaine
quantité de vers qui proportionne sa durée à celle des autres, on y peut mettre plus ou moins de scénes, selon qu'elles sont plus ou moins longues, pour
employer le temps que tout l'Acte ensemble doit consumer. Il
faut, s'il se peut, y rendre raison de l'entrée & de la
sortie de chaque Acteur. Sur-tout pour la
sortie, je tiens cette régle indispensable, & il n'y a rien de si mauvaise grace qu'un Acteur qui
se retire du Théatre, seulement parce qu'il n'a plus de vers à
dire.
[
↔] Je ne serois pas si rigoureux pour les en trées.
L'Auditeur attend l'Acteur, & bien que le Théatre
représente la chambre, ou le cabinet de celui qui parle, il ne
peut tou tefois s'y montrer, qu'il ne vienne de der riére la tapisserie; & il n'est pas toujours ai sé de rendre raison de ce qu'il vient de fai re en ville, avant que de rentrer chez lui, puisque même
quelquefois il est vraisem blable qu'il n'en est pas sorti. Je
n'ai vû personne se scandaliser de voir Æmilie com mencer Cinna, sans dire pourquoi elle vient dans sa chambre. Elle est présumée y être avant que la piéce
commence, & ce n'est que la nécessité de la
représentation qui la fait sortir de derriére le Théatre, pour
y venir. Ainsi je dispenserois volontiers de cette rigueur toutes les prémiéres scénes de chaque Acte,
mais non pas les autres; par ce qu'un Acteur occupant une fois
le Théa tre, aucun n'y doit entrer qui n'aye sujet de parler à lui, ou du moins qui n'aye lieu de
prendre l'occasion, quand elle s'offre. Sur-tout, lorsqu'un
Acteur entre deux fois dans un Acte, soit dans la Comédie, soit
dans la Tragédie, il doit absolument, ou faire juger qu'il reviendra bien-tôt quand il sort la
prémiére fois, comme
Horace dans
le second Acte, & Julie dans le troisiéme de la même piéce; ou donner raison en rentrant, pourquoi il revient si-tôt.
[
↔]
Aristote veut que la Tragédie bien faite soit
belle & capabl de plaire, sans le secours des
Comédiens, & hors de la représenta tion. Pour
faciliter ce plaisir au Lecteur, il ne faut non plus gêner son
esprit, que celui du Spectateur; parce que l'effort qu'il est obligé de se faire pour la concevoir, & se la représenter lui-même dans son esprit, diminue la satisfaction qu'il en doit rece voir. Ainsi je
serois d'avis que le Poëte prît grand soin de marquer à la
marge les me nues actions qui ne méritent pas qu'il en charge ses vers, & qui leur ôteroient mê me quelque chose de leur dignité, s'il se ravaloit à les exprimer. Le Comédien y supplée aisément sur
le Théatre, mais sur le livre on seroit assez souvent réduit à
de viner, & quelquefois même on pourroit deviner mal, à moins que d'être instruit par là de ces petites choses. J'avoue que ce n'est pas l'usage
des Anciens, mais il faut m'avouer aussi, que faute de l'avoir
prati qué ils nous laissent beaucoup d'obscurités dans leurs poëmes, qu'il n'y que les mai tres
de l'art qui puissent développer; enco re ne sai je s'ils en
viennent à bout, toutes les fois qu'ils se l'imaginent. Si nous
nous assujettissions à suivre entiérement leur mé thode, il ne faudroit mettre aucune dis tinction d'Actes, ni de Scénes, non plus que
les Grecs. Ce manque est souvent cause que je
ne sai combien il y a d'Actes dans leurs piéces, ni si à la fin
d'un Acte un Ac teur se retire pour laisser chanter le chœur,
ou s'il demeure sans action cependant qu'il chante; parce que ni eux, ni leurs inter prétes, n'ont
daigné nous en donner un mot d'avis à la marge.
[
↔] Nous avons encore une autre raison par ticuliére
de ne pas négliger ce petit secours, comme ils ont fait. C'est
que l'impression met nos piéces entre les mains des Comé diens qui courent les provinces, que nous ne
pouvons vertir que par là de ce qu'ils ont à faire, &
qui feroient d'étranges con tre-temps, si nous ne leur aidions
par ces notes. Ils se trouveroient bien embarrassés au cinquiéme Acte des piéces qui finissent heureusement, & où nous rassemblons tous les Acteurs
sur notre Théatre, ce que ne faisoient pas les Anciens. Ils
diroient sou vent à l'un ce qui s'adresse à l'autre, prin cipalement quand il faut que le même Ac teur
parle à trois ou quatre l'un après l'au tre. Quand il y a
quelque commandement à faire à l'oreille, comme celui de
Cléopa tre à Laonice pour lui aller querir du poi son, il faudroit un
A parte pour
l'exprimer en vers, si l'on se vouloit passer de ces avis en marge, & l'un me semble beaucoup plus insupportable que les autres, qui nous donnent le vrai
& unique moyen de faire,
suivant le sentiment d'
Aristote, que la Tra gédie soit aussi belle à la lecture qu'à la re présentation,
en rendant facile à l'imagina tion du lecteur tout ce que le
Théatre pré sente à la vûe des Spectateurs.
[
↔] La régle de l'unité de jour a son fonde ment sur
ce mot d'
Aristote,
que la Tragé die
doit renfermer la durée de son action dans un tour du Soleil,
ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup. Ces paroles donnent
lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues d'un jour naturel de vingt-quatre heures, ou d'un jour artificiel de douze. Ce sont deux
opinions dont chacune a des partisans considerables; &
pour moi je trou ve qu'il y a des sujets si mal - aisés à ren-
fermer en si peu de temps, que non seule ment je leur accorderois les vingt - quatre heures entiéres,
mais je me servirois même de la licence que donne ce Philosophe
de les excéder un peu, & les pousserois sans scrupule jusqu'à trente. Nous avons une ma xime en Droit, qu'il faut élargir la faveur, &
restreindre les rigueurs,
Odia restringenda, favores ampliandi, & je trouve qu'un Au teur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé
quelques- uns de nos Anciens d'aller jusqu'à l'impossible.
Euripide dans les Suppliantes fait partir Thésée d'Athe nes avec une Armée, donner une bataille devant
les murs de Thébes, qui en étoient éloignés de douze ou quinze
lieues, & re-
venir victorieux en l'Acte suivant; & de puis qu'il est parti, jusqu'à l'arrivée du mes sager qui vient faire le récit de sa victoire, Æthra
& le chœur n'ont que trente - six vers à dire. C'est
assez bien employer un temps si court.
Æschyle fait revenir
Aga memnon de Troie avec une vitesse encore toute autre. Il étoit demeuré d'accord avec Clytemnestre sa
femme, que si-tôt que cet te ville seroit prise, il le lui
feroit savoir par des flambeaux disposés de montagne en montagne, dont le second s'allumeroit in continent à la vûe du prémier, le troisiéme à la vûe du
second, & ainsi du reste, & par ce moyen elle
devoit apprendre cette grande nouvelle dès la même nuit. Cepen-
dant à peine l'a-t-elle apprise par ces flam beaux allumés, qu'Agamemnon arrive, dont il
faut que le navire, quoique battu d'une tempête, si j'ai bonne
mémoire, aye été aussi vite que l'œil à découvrir ces lu miéres. Le Cid & Pompée, où les actions sont un peu précipitées, sont bien éloignés de cette licence;
& s'ils forcent la vraisem blance commune en quelque
chose, du moins ils ne vont point jusqu'à de telles impossi-
bilités.
[
↔] Beaucoup déclament contre cette régle qu'ils
nomment tyrannique, & auroient raison, si elle n'étoit
fondée que sur l'au torité d'
Aristote: mais ce qui la doit
faire accepter, c'est la raison naturelle qui lui
sert d'appui. Le poëme dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions
des hommes; & il est hors de doute que les portraits
sont d'au tant plus excellens, qu'ils ressemblent mieux à l'original. La représentation dure deux heures, & ressembleroit parfaitement, si l'action
qu'elle représente n'en demandoit pas davantage pour sa
réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux
vingt quatre heures; mais resserrons l'action du poëme dans la moindre durée qu'il nous sera
possible, afin que sa représentation res semble mieux,
& soit plus parfaite. Ne donnons, s'il se peut, à l'une
que les deux heures que l'autre remplit; je ne croi pas que Rodogune en demande guére davanta ge,
& peut-être qu'elles suffiroient pour Cinna. Si nous ne
pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre,
six, dix; mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre, de peur de tomber dans le déréglement,
& de réduire tellement le portrait en petit, qu'il
n'aye plus ses dimen sions proportionnées, & ne soit
qu'imper fection.
[
↔] Sur-tout je voudrois laisser cette durée à l'imagination des Auditeurs, & ne déter miner jamais
le temps qu'elle emporte, si le sujet n'en avoit besoin;
principalement quand la vraisemblance y est un peu for cée, comme au Cid, parce qu'alors cela ne
sert qu'à les avertir de cette précipitation. Lors même que rien n'est violenté dans un poëme par la
nécessité d'obéir à cette régle, qu'est-il besoin de marquer à
l'ouverure du Théatre que le Soleil se léve, qu'il est mi di au troisiéme Acte, & qu'il se couche à la fin du dernier? C'est une affectation qui ne fait qu'importuner. Il suffit d'établir la possibilité de
la chose dans le temps où on la renferme, & qu'on le
puisse trouver aisément, si l'on y veut prendre garde, sans y appliquer l'esprit malgré soi. Dans les ac tions même qui n'ont point plus de durée que la
représentation, cela seroit de mau vaise grace, si l'on
marquoit d'Acte en Ac te qu'il s'est passé une demi-heure de
l'un à l'autre.
[
↔] Je répéte ce que j'ai dit ailleurs, que quand nous
prenons un temps plus long, comme de dix heures, je voudrois
que les huit qu'il faut prendre, se consumassent dans les in-
tervalles des Actes, & que chacun d'eux n'eût en son particulier que ce que la re présentation en consume, principalement lorsqu'il y a liaison
de scéne perpétuelle, car cette liaison ne souffre point de
vuide entre deux scénes. J'estime toutefois que le cinquiéme par un privilége particulier a quelque droit de
presser un peu le temps, en sorte que la part de l'action qu'il
repré sente en tienne davantage qu'il n'en faut pour sa représentation. La raison en est,
que le spectateur est alors dans l'impatien ce de voir la fin, & que quand elle dépend d'acteurs
qui sont sortis du Théatre, tout l'entretien qu'on donne à ceux
qui y de meurent en attendant de leurs nouvelles, ne fait que languir, & semble demeurer sans action. Il est hors de doute que de puis que Phocas est
sorti au cinquiéme d'Héraclius, jusqu'à ce qu'Amyntas vienne
raconter sa mort, il faut plus de temps pour ce qui se fait derriére le Théatre, que pour le récit
des vers qu'Héraclius, Mar tian, & Pulchérie employent
à plaindre leur malheur. Prusias & Flaminius dans ce-
lui de Nicoméde n'ont pas tout le loisir dont ils auroient besoin pour se rejoindre sur la mer,
consulter ensemble, & reve nir à la défense de la
Reine; & le Cid n'en a pas assez pour se battre contre
Dom San che, durant l'entretien de l'Infante avec Léonor, & de Chiméne avec Elvire. Je l'ai bien vû, & n'ai point fait de scrupule de cette
précipitation, dont peut - être on trouveroit plusieurs
exemples chez les An ciens; mais ma paresse dont j'ai dêja
parlé me fera contenter de celui-ci, qui est de
Térence dans l'Andrienne. Simon y fait entrer Pamphile son
fils chez Glycére pour en faire sortir le vieillard Criton,
& s'éclair cir avec lui de la naissance de sa
maîtresse, qui se trouve fille de Chrémès. Pamphile y entre, parle à Criton, le prie de le ser-
vir, revient avec lui; & durant cette entrée, cette priére, & cette sortie, Simon & Chrémès qui demeurent sur le Théatre ne disent
que chacun un vers, qui ne sauroit donner tout au plus à
Pamphile que le loi sir de demander où est Criton, &
non pas de parler à lui, & lui dire les raisons qui le doivent porter à découvrir en sa faveur ce
qu'il sait de la naissance de cette incon nue.
[
↔] Quand la fin de l'action dépend d'Acteurs qui
n'ont point quitté le Théatre, & ne font point attendre
de leurs nouvelles, com me dans Cinna & dans Rodogune,
le cin quiéme Acte n'a point besoin de ce privi lége, parce qu'alors toute l'action est en vûe; ce qui n'arrive pas, quand il s'en pas se une partie
derriére le Théatre depuis qu'il est commencé. Les autres Actes
ne méri tent point la même grace. S'il ne s'y trou ve pas assez de temps, pour y faire rentrer un
Acteur qui en est sorti, ou pour faire savoir ce qu'il a fait
depuis cette sortie, on peut attendre à en rendre compte dans
l'Ac te suivant, & le violon qui les distingue l'un de l'autre en peut consumer autant qu'il
en est besoin; mais dans le cinquié me il n'y a point de
remise, l'attention est épuisée, & il faut finir.
[
↔] Je ne puis oublier que bien qu'il nous faille
réduire toute l'action tragique en un jour, cela n'empêche pas
que la Tragédie
ne fasse connoître par narration, ou par quelque autre maniére plus artificieuse, ce qu'a fait son
héros en plusieurs an nées, puisqu'il y en a dont le nœud con-
siste en l'obscurité de sa naissance qu'il faut éclaircir, comme Oedipe. Je ne ré péterai point que
moins on se charge d'ac tions passées, plus on a l'auditeur
propice par le peu de gêne qu'on lui donne, en lui rendant toutes les choses présentes, sans demander aucune réflexion à sa mémoire, que pour ce qu'il a
vû: mais je ne puis oublier que c'est un grand ornement pour
un poëme que le choix d'un jour illustre, & attendu depuis quelque tems. Il ne s'en présente
pas toujours des occasions, & dans tout ce que j'ai
fait jusqu'ici vous n'en trouverez de cette nature que quatre.
Celui d'Horace, où deux peuples devoient décider de leur Empire par une bataille, ce lui de Rodogune,
d'Androméde, & de D. Sanche. Dans Rodogune c'est un
jour choisi par deux Souverains, pour l'effet d'un traité de paix entre leurs couronnes ennemies, pour une
entiére réconciliation de deux rivales par un mariage,
& pour l'éclaircissement d'un secret de plus de vingt
ans, touchant le droit d'aînesse entre deux Princes jumeaux, dont dépend le Royau me, & le
succès de leur amour. Celui d'Androméde & de Dom Sanche
ne sont pas de moindre considération; mais com-
me je viens de dire, les occasions ne s'en offrent pas souvent, & dans le reste de mes ouvrages
je n'ai pû choisir des jours remarquables que par ce que le
hazard y fait arriver, & non pas par l'emploi, où l'ordre public les aye destinés de longue main.
[
↔] Quant à l'unité de lieu, je n'en trouve aucun
précepte ni dans
Aristote, ni dans
Horace. C'est ce qui porte
quelques-uns à croire que la régle ne s'en est établie qu'en conséquence de l'unité du jour, & à se persuader ensuite qu'on le peut éten dre jusques où un
homme peut aller & revenir en vingt-quatre heures.
Cette opi nion est un peu licentieuse, & si l'on fai-
soit aller un Acteur en poste, les deux côtés du Théatre pourroient représenter Paris &
Rouen. Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le
spectateur, que ce qu'on fait représenter devant lui en deux heures, & que ce qu'on lui fait voir sur un Théatre qui ne change point, pût s'arrêter dans une chambre, ou dans une salle, suivant le
choix qu'on en auroit fait: mais souvent cela est si mal-aisé,
pour ne pas dire impossible, qu'il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu, comme pour le temps. Je l'ai fait voir exact dans Horace,
dans Polyeucte, & dans Pompée; mais il faut pour cela,
ou n'introduire qu'une femme comme dans
Polyeucte, ou que les deux qu'on intro duit
ayent tant d'amitié l'une pour l'autre, & des intérêts
si conjoints qu'elles puissent être toujours ensemble, comme
dans l'Ho race, ou qu'il leur puisse arriver comme dans Pompée, où l'empressement de la cu riosité naturelle fait sortir de leurs aparte mens Cléopatre
au second Acte, & Cor nélie au cinquiéme, pour aller
jusques dans la grand-salle du Palais du Roi, au devant des nouvelles qu'elles attendent. Il n'en va pas de même dans Rodogune. Cléopatre & elle ont des
intérêts trop divers pour expliquer leurs plus secrettes
pensées en même lieu. Je pourrois en dire ce que j'ai dit de Cinna, où en général tout se passe
dans Rome, & en particulier moi tié dans le cabinet
d'Auguste, & moitié chez Æmilie. Suivant cet ordre le
pré mier Acte de cette Tragédie seroit dans l'antichambre de Rodogune, le second dans la chambre de
Cléopatre, le troisiéme dans celle de Rodogune: mais si le
quatriéme peut commencer chez cette Princesse, il n'y peut achever, & ce que Cléopatre y dit à ses deux fils l'un après l'autre, y se roit mal placé.
Le cinquiéme a besoin d'une salle d'audience, où un grand peu-
ple puisse être présent. La même chose se
rencontre dans Héraclius. Le prémier Acte seroit fort bien dans
le cabinet de Phocas, & le second chez Leontine; mais
si le troisiéme commence chez Pulchérie, il
n'y peut achever; & il est hors d'appa rence que
Phocas délibére dans l'apparte ment de cette Princesse de la
perte de son frére.
[
↔] Nos Anciens, qui faisoient parler leurs Rois en
place publique, donnoient assez aisément l'unité rigoureuse de
lieu à leurs Tragédies.
Sophocle toutefois ne l'a pas observée dans son Ajax, qui sort du Théa tre
afin de chercher un lieu écarté pour se tuer, & s'y tue
à la vûe du peuple: ce qui fait juger aisément que celui où il
se tue, n'est pas le même que celui d'où on l'a vû sortir, puisqu'il n'en est sorti que pour en choisir
un autre.
[
↔] Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les
Rois & les Princesses de leurs apartemens; &
comme souvent la différen ce & l'opposition des
intérêts de ceux qui sont logés dans le même Palais ne souf-
frent pas qu'ils fassent leurs confidences, & ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous
faut chercher quelque autre accom modement pour l'unité de
lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poë mes: autrement il faudroit prononcer con tre
beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat.
[
↔] Je tiens donc qu'il faut chercher cette unité
exacte autant qu'il est possible, mais comme elle ne
s'accommode pas avec tou-
te sorte de sujets, j'accorderois très-volon tiers que ce qu'on feroit passer en une seu le ville auroit
l'unité de lieu. Ce n'est pas que je voulusse que le Théatre
représentât cette ville toute entiére, cela seroit un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux
particuliers enfermés dans l'enclos de ses murailles. Ainsi la
scéne de Cinna ne sort point de Rome, & est tantôt
l'apar tement d'Auguste dans son Palais, & tan tôt la maison d'Æmilie. Le Menteur a les Tuilleries & la Place Royale dans Paris, & la
Suite fait voir la prison, & le logis de Mélisse dans
Lyon. Le Cid multiplie enco re davantage les lieux
particuliers sans quit ter Séville; & comme la liaison
de scéne n'y est pas gardée, le Théatre dès le pré mier Acte est la maison de Chiméne, l'a partement de l'Infante dans le Palais du Roi, & la
place publique. Le second y ajoûte la chambre du Roi, &
sans doute il y a quel que excès dans cette licence. Pour
rectifier en quelque façon cette duplicité de lieu, quand elle est inévitable, je voudrois qu'on fît deux choses. L'une, que jamais on ne changeât dans le
même Acte, mais seule ment de l'un à l'autre, comme il se fait
dans les trois prémiers de Cinna; l'autre, que ces deux lieux n'eussent point besoin de diverses
décorations, & qu'aucun des deux ne fût jamais nommé,
mais seule ment le lieu général où tous les deux sont
compris, comme Paris, Rome, Lyon, Constantinople, &c. Cela aideroit à trom per
l'auditeur, qui ne voyant rien qui lui marquât la diversité des
lieux, ne s'en ap percevroit pas, à moins d'une réflexion malicieuse & critique, dont il y en a peu qui soient capables, la plûpart s'attachant avec chaleur à l'action qu'ils voyent représenter. Le plaisir qu'ils y prennent est cause qu'ils n'en veulent
pas chercher le peu de justesse pour s'en dégoûter, &
ils ne le reconnoissent que par force, quand il est trop
visible, com me dans le Menteur & la Suite, où les
diffé rentes décorations font reconnoître cette duplicité de lieu malgré qu'on en ait.
[
↔] Mais comme les personnes qui ont des intérêts
opposés ne peuvent pas vraisem blablement expliquer leurs
secrets en même place, & qu'ils sont quelquefois
introduits dans le même Acte, avec liaison de scéne qui emporte nécessairement cette unité, il faut trouver un moyen qui la rende compatible a vec cette
contradiction qu'y forme la vrai semblance rigoureuse,
& voir comment pour ra subsister le quatriéme Acte de
Rodogu ne, & le troisiéme d'Héraclius, où j'ai dé jà marqué cette répugnance du côté des deux
personnes ennemies qui parlent en l'un & en l'autre.
Les Jurisconsultes ad mettent des fictions de Droit, &
je vou drois à leur exemple introduire des fictions de Théatre, pour établir un lieu théatral,
qui ne seroit ni l'appartement de Cléopa tre, ni celui de Rodogune dans la piéce qui porte ce titre,
ni celui de Phocas, de Léontine, ou de Pulchérie dans
Héraclius, mais une salle sur laquelle ouvrent ces di vers apartemens, à qui j'attribuerois deux priviléges. L'un, que chacun de ceux qui y parleroient fût
présumé y parler avec le même secret que s'il étoit dans sa
cham bre; l'autre, qu'au - lieu que dans l'ordre commun il est quelquefois de la bienséan ce
que ceux qui occupent le théatre aillent trouver ceux qui sont
dans le cabinet pour parler à eux, ceux-ci pussent les venir
trou ver sur le théatre sans choquer cette bien séance, afin de conserver l'unité de lieu, & la liaison des scénes. Ainsi Rodogune dans le
prémier Acte vient trouver Laoni ce qu'elle devroit mander
pour parler à el le; & dans le quatriéme, Cléopatre
vient trouver Antiochus au même lieu où il vient de fléchir Rodogune, bien que dans l'exacte
vraisemblance ce Prince devroit aller chercher sa mére dans son
cabinet, puisqu'elle hait trop cette Princesse pour venir parler à lui dans son apartement, où la
prémiére Scéne fixeroit le reste de cet Ac te, si l'on
n'apportoit ce tempérament dont j'ai parlé à la rigoureuse
unité de lieu.
[
↔] Beaucoup de mes piéces en manqueront, si l'on ne
veut point admettre cette modé ration, dont je me contenterai
toujours à
l'avenir, quand je ne pourrai satisfaire à la derniére rigueur de la régle. Je n'ai pû y en réduire que
trois, Horace, Polyeucte, & Pompée. Si je me donne trop
d'indul gence dans les autres, j'en aurai encore da vantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la Scéne avec quelque appa rence de régularité.
Il est facile aux spécu latifs d'être sévéres, mais s'ils
vouloient donner dix ou douze poëmes de cette natu re au public, ils élargiroient peut-être les régles encore plus que je ne fais, si-tôt qu'ils auroient
reconnu par l'expérience, quelle contrainte apporte leur
exactitude, & combien de belles choses elle bannit de
notre Théatre. Quoi qu'il en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes héré sies,
touchant les principaux points de l'art, & je ne sai
point mieux accorder les régles anciennes avec les agrémens
moder nes. Je ne doute point qu'il ne soit aisé d'en trouver de meilleurs moyens, & je serai tout prêt de les suivre, lorsqu'on les aura mis en
pratique aussi heureusement qu'on y a vû les miens.
Fin des Discours.