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Discours sur les Contradictions de ce Monde
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DISCOURS SUR LES CONTRADICTIONS DE CE MONDE

Plus on voit ce Monde, & plus on le voit plein de contradictions & d'inconséquences. A commencer par le Grand-Turc, il fait couper toutes les têtes, qui lui déplaisent, & peut rarement conserver la sienne.Si du Grand-Turc nous passions au St. Pere, il confirme l'élection des Empereurs, il a des Rois pour Vassaux; mais il n'est pas si puissant qu'un Duc de Savoye. Il expédie des ordres pour l'Amérique & pour l'Afrique, & il ne pourroit par ôter un Privilége à la République de Luques. L'Empereur est Roi des Romains; mais le droit de leur Roi consiste à tenir l'étrier du Pape, & à lui donner à larver à la Messe.Les Anglais servent leur Monarque à genoux; mais ils le déposent, ils l'emprisonnent, ils le font périr sur l'échafaut.Des hommes, qui font Vœu de Pauvreté obtiennent, en vertu de ce Vœu, jusqu'à deux cent mille écus de rente, & en conséquence de leur Vœu d'humilité sont des Souverains despotiques.On cuit en place publique ceux, qui sont convaincus du péché de Non-conformité, & on explique gravement dans tous les Colléges la seconde Eglogue de Virgile avec la déclaration d'amour de Coridon au bel Alexis:
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Formosum pastor Coridon ardebat Alexin: & on fait remarquer aux enfans, que quoiqu'Alexis soit blond, & qu'Amintas soit brun, cependant Amintas pourroit bien avoir la préférence.Si un pauvre Philosophe, qui ne pense point à mal, s'avise de vouloir faire tourner la Terre, ou d'imaginer, que la lumiére vient du Soleil, ou de supposer que la Matiére pourroit bien avoir quelques autres propriétés, que celles que nous connaissons; on crie à l'impie, au pertubateur du repos public, & on a traduit ad usum Delfini les Tusculanes de Cicéron & Lucrece, qui sont deux Cours complets d'Irreligion.Les Tribunaux ne croyent plus aux possédés, on se moque des Sorciers; mais on a brûlé Gauffrédy & Grandier pour sortilége; & en dernier lieu la moitié d'un Parlement vouloit condamner au feu un Religieux accusé d'avoir ensorcelé une fille de dix-huit ans, en soufflant sur elle.Le sceptique PhilosopheBayle a été persécuté même en Hollande; la Motte-le-Vayer, plus sceptique & moins Philosophe, a été Précepteur du Roi Louis XIV, & du frere du Roi. Gouville étoit à la fois pendu en effigie à Paris, & Ministre de France en Allemagne.La fameux AthéeSpinosa vécut & mourut tranquille. Vanini qui n'avoit écrit que contre Aristote, fut brûlé comme Athée: il a l'honneur en cette qualité de remplir un Article dans les Histoires des Gens-de Lettres & dans tous les Dictionnaires, immenses Archives de mensonges & d'un peu de vérité. Ouvrez ces Livres, vous y verrez, que non seulement Vanini enseignoit publiquement l'Athéïsme dans ses Ecrits; mais encore que douze Professeurs de sa Secte étoient partis des Naples avec lui dans le dessein de faire partout des prosélites. Ouvrez ensuite les Livres de Vanini, vous serez bien surpris de ne voir, que des preuves de l'existence de Dieu. Voici ce qu'on
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lit dans son Amphitheatrum, Ouvrage également condamné & ignoré.Dieu est son principe & son terme sans fin & sans commencement, n'ayant besoin ni de l'un ni de l'autre; & pere de tout commencement & de toute fin: il existe toûjours, mais dans aucun tems. Pour lui le passé ne fuit point, & l'avenir ne viendra point; il régne partout sans être dans un lieu, immobile sans s'arrêter, rapide sans mouvement; il est tout & hors de tout; il est dans tout, mais sans être enfermé; hors de tout, mais sans être exclu d'aucunes choses; bon, mais sans qualité; grand, mais sans quantité; entier, mais sans parties; immuable en variant tout l'Univers, sa volonté est sa puissance; simple, il n'y a rien en lui de purement possible, tout y est réel; il est le premier, le moyen, le dernier acte; enfin étant tout il est audessus de tous les Etres, hors d'eux, dans eux, au-delà d'eux, à jamais devant & après eux.C'est après une telle Profession de Foi, que Vanini fut déclaré Athée. Surquoi fut-il condamné? Sur la simple déposition d'un nommé Françon. En vain ses Livres déposoient pour lui. Un seul ennemi lui a couté la vie, & l'a flétri dans l'Europe.Le petit Livre de Cymbalum mundi, qui n'est qu'une imitation froide de Lucien, & qui n'a pas le plus léger, le plus éloigné rapport au Christianisme, a été aussi condamné aux flâmes. Mais Rabelais a été imprimé avec Privilege, & on a très-tranquillement laissé un libre cours à l'Espion Turc, & même aux Lettres Persannes; à ce Livre léger, ingénieux & hardi, dans lequel il y a une Lettre toute entiére en faveur du Suicide; une autre où l'on trouve ces propres mots, si l'on suppose une Religion; une autre, où il est dit expressément, que les Evêques n'ont d'autres fonctions, que de dispenser d'accomplir la Loi; une autre enfin, où il est dit que le Pape est un Magicien, qui
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fait accroire que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, etc.L'Abbé de St. Pierre, homme qui a pu se tromper souvent, mais qui n'a jamais écrit qu'en vuë du bien public, & dont les Ouvrages étoient appellés par le Cardinal du Bois, les Rêves d'un bon Citoyen; l'Abbé de St. Pierre, dis-je, a été exclus de l'Académie Française d'une voix unanime, pour avoir dans un Ouvrage de politiquepréféré l'établissement des Conseils à l'établissement des Sé cretaires d'Etat; & pour avoir dit, que les Finances avoient été malheureusement administrées sur la fin de ce glorieux Régne. L'Auteur des Lettres Persannes n'avoit parlé de Louis XIV dans son Livre, que pour dire que ce Roy étoit un Magicien, qui faisoit acroire à ses Sujets, que du papier étoit de l'argent; qu'il n'aimoit que le Gouvernement turc; qu'il préféroit un homme, qui lui donnoit la serviette, à un homme, qui lui avoit gagné des batailles; qu'il avoit donné une pension à une homme, qui avoit fui 2 lieues, & un Gouvernement à un homme, qui en avoit fui 4; qu'il étoit accablé de pauvreté, quoiqu'il soit dit dans la même Lettre, que ses Finances sont inépuisables. Voilà encore une fois tout ce que cet Auteur, dans son seul Livre connu, avoit dit de Louis XIV, Protecteur de l'Académie Française; & ce Livre est le seul titre sur le quel l'Auteur a été effectivement reçu dans l'Académie Française.On peut ajouter encore pour comble de contradiction, que cette compagnie le reçut pour en avoir été tournée en ridicule; car de tous les Livres où on s'est réjoui aux dépens de cette Académie, il n'y en a guéres où elle soit traitée plus mal que dans les Lettres Persannes. Voyez la Lettre où il est dit: Ceux qui composent ce corps n'ont d'autres fonctions, que de jaser sans cesse. L'éloge vient se placer comme de lui-même dans leur babil éternel, etc. Après avoir ainsi traité cette Compagnie, il fut loué par elle à sa reception du talent de faire des Portraits ressemblans.
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Si je voulois continuer à examiner les contrarietez, qu'on trouve dans l'Empire des Lettres, il faudroit écrire l'Histoire de tous les Savans & de tous les beaux Esprits; de même que si je voulois détailler les contrarietez dans la Societé, il faudroit écrire l'Histoire du Genre-Humain. Un Asiatique, qui voyageroit en Europe, pourroit bien nous prendre pour des Payens. Nos jours de la semaine portent les noms de Mars, de Mercure, de Jupiter, de Venus. Les noces de Cupidon & de Psiché sont peintes dans la maison des Papes; mais surtout si cet Asiatique voyoit notre Opéra, il ne douteroit pas, que ce ne fût une Fête à l'honneur des Dieux du Paganisme.S'il s'informoit un peu plus exactement de nos mœurs, il seroit bien plus étonné: il verroit en Espagne, qu'une Loi severé défend, qu'aucun Etranger ait la moindre part indirecte au Commerce de l'Amérique, & que cependant les Etrangers y font, par les Facteurs Espagnols, un commerce de cinquante millions par an; desorte que l'Espagne ne peut s'enrichir que par la violation de la Loi toûjours subsistante & toûjours méprisée.Il verroit, qu'en un autre Paës le Gouvernement fait fleurir une Compagnie des Indes, que les Théologiens ont déclaré le Dividende des Actions criminel devant Dieu. Il verroit qu'on achete le droit de juger les Hommes, celui de commander à la Guerre, celui d'entrer au Conseil: il ne pourroit comprendre, pourquoi il est dit dans les Patentes, qui donnent ces Places, qu'elles ont été accordées gratis & sans brigue, tandis que la Quittance de Finance est attachée aus Lettres de Provision.Notre Asiatique ne seroit-il pas surpris de voir les Comédiens gagés par les Souverains, & excommuniés par les Curés? Il demanderoit, pourquoi un Lieuténant Général roturier, qui aura gagné des batailles, sera mis à la taille comme un Païsan, & qu'un Echevin sera noble comme les Montmorencis? Pourquoi, tandis qu'on interdit
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les Spectacles réguliers, dans une semaine consacrée à l'édification, on permet des Bateleurs qui offensent les oreilles les moins délicates? Il verroit presque toûjours nos usages en contradiction avec nos Loix, & si nous voyagions en Asie, nous y trouverions à-peu-près les mêmes incompatibilités.Les hommes sont partout également fous, ils ont fait des Loix à mesure, comme on répare des brêches de murailles: ici les fils aînés ont ôté tout ce qu'ils ont pu aux cadets, là les cadets partagent également: tantôt l'Eglise a ordonné le duel, tantôt elle l'a anathématisé: on a excommunié tour-à-tour les Partisans & les ennemis d'Aristote, & ceux qui portoient des cheveux longs, & ceux qui les portoient courts.Nous n'avons dans le monde de Loi parfaite que pour régler une espece de folie, qui est le Jeu. Les régles du Jeu sont les seules qui n'admettent ni exception, ni relâchement, ni varieté, ni tyrannie. Un homme qui a été Laquais, s'il joue au Lansquenet avec des Rois, est payé sans difficulté, quand il gagne: partout ailleurs la Loi est un glaive dont le plus fort coupe par morceaux le plus foible.Cependant ce Monde subsiste comme si tout étoit bien ordonné; l'irrégularité tient à notre nature, notre Monde politique est, comme notre Globe, quelque chose d'informe, qui se conserve toûjours. Il y auroit de la folie à vouloir que les montagnes, les mers, les rivieres fussent tracées en belles figures réguliéres: il y auroit encore plus de folie de demander aux hommes une sagessepar-faite; ce seroit vouloir donner des aîles à des Chiens, ou des cornes à des Aigles.


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