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Lettres sur la danse
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LETTRES SUR LA DANSE, ET SUR LES BALLETS, PAR M. NOVERRE,

Maître des Ballets de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc de Wurtemberg, & ci-devant des Théatres de Paris, Lyon, Marseille, Londres, &c.

A LYON, Chez Aimé Delaroche, Imprimeur-Libraire du Gouvernement & de la Ville, aux Halles de la Grenette.

M. D. CC. LX.

Avec Approbation et Privilege du Roi.

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A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME, MONSEIGNEUR CHARLES, Duc régnant de Wurtemberg & Tech, Prince de Montbéliard, Seigneur de Heydenheim & Instingue, Chevalier de l'Ordre de la Toison d'or, & Général Veld-Maréchal du louable Cercle de Suabe. MONSEIGNEUR, Quelque foible que soit l'hommage d'un Essai sur la Danse, Votre Altesse Sérénissime a bien voulu me permettre de le lui offrir dans le temps même où elle s'empressoit de marcher à la tête des secours puissants qu'elle vient d'accorder à ses Alliés. Il n'est aucune circonstance, Monseigneur, qui
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puisse distraire Votre Altesse Sérénissime de la protection dont elle daigne honorer les Arts. Les talents trouvent toujours auprès d'elle cet asyle tranquille, capable seul de les faire éclor- re, là où la nature n'en avoit mis que le germe, & de les faire développer dans ceux où ils seroient restés languissants. Cet ouvrage paroissant sous les auspices de votre auguste nom, reçoit un prin- cipe de vie qui en assure le sort. L'Auteur ayant encore le bonheur de vous appar- tenir, sent déjà ce feu sacré dont la reconnoissance embrase les ames bien nées. Que ne puis-je voler auprès de Votre Altesse Sérénissime! Que ne puis-je, Monseigneur, vous consacrer dès ce moment mes foi- bles talents, & vous assurer du zele & du profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, MONSEIGNEUR, de Votre Altesse Sérénissime, Le très-humble, très-obéissant, & très-dévoué serviteur, Noverre.
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LETTRES SUR LA DANSE.

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LETTRE PREMIERE.

[] LA Poésie, la Peinture & la Danse ne sont, Monsieur, ou ne doivent être qu'une copie fidelle de la belle nature: c'est par la vérité de cette imitation que les Ouvrages des Racine, des Raphaël ont passé à la postérité; après avoir obtenu (ce qui est plus rare encore) les suffrages même de leur siecle. Que ne pouvons-
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nous joindre aux noms de ces grands Hommes ceux des Maîtres de Ballets, les plus célebres dans leurs temps! mais à peine les connoît-on; ce n'est pas néanmoins la faute de l'Art. Un Ballet est un tableau, la Scene est la toile, les mouvements méchaniques des figurants sont les couleurs, leur phi sionomie est, si j'ose m'exprimer ainsi, le pinceau, l'ensemble & la viva cité des Scenes, le choix de la Musi que, la décoration & le costume en font le coloris; enfin, le Compositeur est le Peintre. Si la nature lui a donné ce feu & cet enthousiasme, l'ame de la Peinture & de la Poésie, l'immortalité lui est également assurée. L'Artiste a ici, j'ose le dire, plus d'obstacles à surmon ter que dans les autres Arts; le pinceau & les couleurs ne sont pas dans ses
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mains; ses Tableaux doivent être variés, & ne durer qu'un instant; en un mot, il doit faire revivre l'Art du Geste & de la Pantomime, si connu dans le siecle d'Auguste. Toutes ces dif ficultés ont sans doute effrayé mes prédécesseurs: plus hardi qu'eux, peut- être avec moins de talent, j'ai osé me frayer des routes nouvelles; l'indulgence du Public m'a encouragé, elle m'a sou tenu dans des crises capables de rebuter l'amour-propre; & mes succès semblent m'autoriser à satisfaire votre curiosité sur un Art que vous chérissez, & auquel je consacre tous mes moments. [] Les Ballets n'ont été jusques à pré- sent que de foibles esquisses de ce qu'ils peuvent être un jour. Cet Art entiére ment soumis au goût & au génie, peut s'embellir & se varier à l'infini. L'Histoi-
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re, la Fable, la Poésie, la Peinture, tout lui tend les bras pour le tirer de l'obs curité où il est enseveli; & l'on s'étonne, avec raison, que les Compositeurs dé- daignent des secours si précieux. [] Les Programmes des Ballets qui ont été donnés, il y a un siecle ou environ, dans les différentes Cours de l'Europe, feroient soupçonner que cet Art, loin d'avoir fait des progrès, a perdu beau coup: ces sortes de traditions, il est vrai, sont toujours fort suspectes. Il en est des Ballets comme des Fêtes en géné- ral; rien de si beau, de si élégant sur le papier, rien de si maussade & de si mal entendu souvent à l'exécution. [] Je pense, Monsieur, que cet Art n'est resté dans l'enfance, que parce qu'on en a borné les effets à celui de ces feux d'artifice, faits simplement
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pour amuser les yeux. Quoiqu'il par tage avec les meilleurs Drames, l'avan tage d'intéresser, d'émouvoir & de captiver le Spectateur par le charme de l'illusion la plus parfaite, on ne la pas soupçonné de pouvoir parler à l'ame. [] Si les Ballets en général sont foi bles, monotones & languissants; s'ils sont dénués de ce caractere d'expression qui en est l'ame, c'est moins, je le ré- pete, la faute de l'Art que celle de l'Artiste: ignoreroit-il que la Danse est un Art d'imitation? je serois tenté de le croire, puisque le plus grand nombre des Compositeurs sacrifient les beautés de la Danse, & abandonnent les gra ces naïves du sentiment, pour s'attacher à copier servilement un certain nombre de figures dont le Public est rebattu depuis un siecle; de sorte que les Ballets
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de Phaëton ou de tout autre Opéra ancien, remis par un Compositeur mo derne, différent si peu de ceux qui avoient été faits dans la nouveauté de ces Opéra, que l'on s'imagineroit que ce sont toujours les mêmes. [] En effet, il est rare, pour ne pas dire impossible, de trouver du génie dans les Ballets, de l'élégance dans les formes, de la légéreté dans les grouppes, de la précision & de la netteté dans les chemins qui conduisent aux différentes figures; à peine connoît-on l'Art de déguiser les vieilles choses, & de leur donner un air de nouveauté. [] Il faudroit que les Maîtres de Ballets consultassent les Tableaux des grands Peintres; cet examen les rapproche roit sans doute de la nature; ils évi teroient alors, le plus souvent qu'il leur
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seroit possible, cette symmétrie dans les figures qui, faisant répétition d'objet, offre sur la même toile deux Tableaux semblables. [] Dire que je blâme généralement toutes les figures symmétriques; penser que je prétende en abolir totalement l'usage, ce seroit me donner un ton de singularité ou de réformateur que je veux éviter. [] L'abus des meilleures choses est tou jours nuisible; je ne désaprouve que l'usage trop fréquent & trop répété de ces sortes de figures: usage dont mes confreres sentiront le vice, lors qu'ils s'attacheront à copier fidelement la nature, & à peindre sur la Scene les différentes passions, avec les nuan ces & le coloris que chacune d'elles exige en particulier.
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[] Les figures symmétriques de la droite à la gauche, ne sont supportables, selon moi, que dans les corps d'entrée, qui n'ont aucun caractere d'expression, & qui ne disant rien, sont faits uni quement pour donner le temps aux premiers danseurs de reprendre leur respiration. Elles peuvent avoir lieu dans un Ballet général qui termine une Fête; elles peuvent encore passer dans des pas d'exécution, de quatre, de six, &c. quoiqu'à mon sens, il soit ridicule de sacrifier, dans ces sortes de morceaux, l'expression & le sentiment à l'adresse du corps & à l'agilité des jambes; mais la symmétrie doit faire place à la nature dans les Scenes d'action. Un exemple, quelque foible qu'il soit, me rendra peut-être plus intelligible, & suffira pour étayer mon sentiment.
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[] Une troupe de Nymphes, à l'aspect imprévu d'une troupe de jeunes Faunes, prend la fuite, avec autant de préci pitation que de frayeur; les Faunes, au contraire, poursuivent les Nymphes avec cet empressement, que donne or dinairement l'apparence du plaisir: tan tôt ils s'arrêtent pour examiner l'im pression qu'ils font sur les Nymphes; celles-ci suspendent en même temps leur course; elles considerent les Fau nes avec crainte, cherchent à démêler leurs desseins, & à s'assurer par la fuite un asyle qui puisse les garantir du danger qui les menace; les deux troupes se joignent, les Nymphes résistent, se défendent & s'échappent, avec une adresse égale à leur légéreté, &c. [] Voilà ce que j'appelle une Scene d'action, où la Danse doit parler avec
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feu, avec énergie; où les figures symmétriques & compassées ne peuvent être employées sans altérer la vérité, sans choquer la vraisemblance, sans affoiblir l'action & refroidir l'intérêt. Voilà, dis-je, une Scene qui doit offrir un beau désordre, & où l'Art du Compositeur ne doit se montrer, que pour embellir la nature. [] Un Maître de Ballets, sans intelli gence & sans goût, traitera ce mor ceau de Danse machinalement, & le privera de son effet, parce qu'il n'en sentira pas l'esprit. Il placera sur plu sieurs lignes paralleles les Nymphes & les Faunes; il exigera scrupuleuse ment que toutes les Nymphes soient posées dans des attitudes uniformes, & que les Faunes aient les bras élevés à la même hauteur; il se gardera bien
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dans sa distribution de mettre cinq Nymphes à droite, & sept Nymphes à gauche; ce seroit pécher contres les vieilles regles de l'Opéra; mais il fera un exercice froid & compassé d'une Scene d'action qui doit être pleine de feu. [] Des critiques de mauvaise humeur, & qui ne connoissent point assez l'Art, pour juger de ses différents effets, diront que cette Scene ne doit offrir que deux Tableaux; que le desir des Faunes doit tracer l'un, & la crainte des Nymphes peindre l'autre. Mais que de nuances différentes à ménager dans cette crainte & ce desir! Que de coups de pinceau variés! que d'oppositions! que de gradations & de dégradations à observer, pour que de ces deux sentiments il en résulte une multitude de Tableaux,
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tous plus animés les uns que les autres! [] Les passions étant les mêmes chez tous les hommes, elles ne différent qu'à pro portion de leurs sensations; elles s'im priment & s'exercent avec plus ou moins de force sur les uns que sur les autres, & se manifestent au dehors avec plus ou moins de véhémence & d'impétuosité. Ce principe posé, & que la nature dé- montre tous les jours, il y auroit donc plus de vrai à diversifier les attitudes, à répandre des nuances dans l'expression, & dès-lors l'action Pantomime de chaque Personnage cesseroit d'être monotone. Ce seroit être aussi fidelle imitateur qu'excellent Peintre, que de mettre de la variété dans l'expression des têtes, de donner à quelques-uns des Faunes de la férocité; à ceux-là moins d'em portement; à ceux-ci un air plus tendre;
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aux autres enfin un caractere de vo lupté, qui suspendroit ou qui parta geroit la crainte des Nymphes; l'esquisse de ce Tableau détermine naturelle ment la composition de l'autre; je vois alors des Nymphes qui flottent entre le plaisir & la crainte; j'en apper- çois d'autres qui me peignent par le contraste de leurs attitudes, les différents mouvements dont leur ame est agitée; celles-ci sont plus fieres que leurs com pagnes; celles-là mêlent à leur frayeur un sentiment de curiosité, qui rend le Tableau plus piquant: cette diversité est d'autant plus séduisante qu'elle est l'image de la nature. Convenez donc avec moi, Monsieur, que la symmétrie, fille de l'Art, sera toujours bannie de la Danse en action. [] Je demanderai à tous ceux qui ont des
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préjugés d'habitude, s'ils trouveront de la symmétrie dans un troupeau de brebis qui veut échapper à la dent meurtriere des loups, ou dans des paysans qui abandonnent leurs champs & leurs ha meaux, pour éviter la fureur de l'enne mi qui les poursuit? non sans doute: mais l'Art est de savoir déguiser l'Art. Je ne prêche point le désordre & la confusion, je veux au contraire que la régularité se trouve dans l'irrégularité même; je demande des grouppes ingé- nieux, des situations fortes, mais tou jours naturelles, une maniere de com poser qui dérobe aux yeux toute la peine du Compositeur. Quant aux Figures, elles ne sont en droit de plaire que lors qu'elles sont présentées avec vîtesse, & dessinées avec autant de goût que d'élégance.Je suis, &c.
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LETTRE II.

[] JE ne puis m'empêcher, Monsieur, de désaprouver les Maîtres de Ballets, qui ont l'entêtement ridicule de vouloir que les figurants & les figurantes se mo delent exactement d'après eux, & com passent leurs mouvements, leurs gestes & leurs attitudes, d'après les leurs; cette singuliere prétention ne peut-elle pas s'opposer au développement des graces naturelles des exécutants, & étouffer en eux le sentiment d'expression qui leur est propre? [] Ce principe me paroît d'autant plus blâmable, qu'il est rare de trouver des Maîtres de Ballets qui sentent; il y en a si peu qui soient excellents Comédiens, & qui possédent l'Art de peindre les
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mouvements de l'ame, par les gestes! Il est, dis-je, si difficile de rencontrer parmi nous des Batyle & des Pilade*, que je ne saurois me dispenser de con damner tous ceux qui par l'enthou siasme qu'ils ont d'eux-mêmes, cher chent à se faire imiter. S'ils sentent foiblement, ils exprimeront de même, leurs gestes seront froids, leur phisiono mie sans caractere, leurs attitudes sans passion. N'est-ce pas induire les figu rants à erreur, que de leur faire copier du médiocre? N'est-ce pas perdre son ouvrage que de le faire éxécuter gau chement? Peut-on d'ailleurs donner des préceptes fixes pour l'action Pantomime? Les gestes ne sont-ils pas l'ouvrage de lame, & les interpretes fidelles de ses mouvements? 1
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[] Un Maître de Ballets sensé doit faire, dans cette circonstance, ce que font la plupart des Poëtes, qui n'ayant ni les talents, ni les organes propres à la déclamation, font lire leur piece, & s'abandonnent entiérement à l'in telligence des Comédiens pour la représenter. Ils assistent, direz-vous, aux répétitions; j'en conviens, mais ils donnent moins de préceptes que de conseils. Cette Scene me paroit rendue foiblement; vous ne mettez pas assez de débit dans telle autre, celle- ci n'est pas jouée avec assez de feu, & le Tableau qui résulte de telle situation me laisse quelque chose à desirer: voilà le langage du Poëte. Le Maître de Ballets, à son exemple, doit faire recom mencer une Scene en action, jusqu'à ce qu'enfin ceux qui l'exécutent, aient
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rencontré cet instant de naturel inné chez tous les hommes; instant précieux qui se montre toujours avec autant de force que de vérité, lorsqu'il est produit par le sentiment. [] Le Ballet bien composé est une Pein ture vivante des passions, des mœurs, des usages, des cérémonies, & du costume de tous les Peuples de la terre; conséquemment, il doit être Panto mime dans tous les genres, & parler à l'ame par les yeux. Est-il dénué d'ex pression, de tableaux frappants, de situations fortes, il n'offre plus alors qu'un Spectacle froid & monotone. Ce genre de composition ne peut souffrir de médiocrité; à l'exemple de la Pein ture, il exige une perfection d'autant plus difficile à atteindre qu'il est subor donné à l'imitation fidelle de la nature,
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& qu'il est mal-aisé, pour ne pas dire impossible, de saisir cette sorte de vérité séduisante qui dérobe l'illusion au Spectateur, qui le transporte en un instant, dans le lieu où la Scene a dû se passer; qui met son ame dans la même situation où elle se roit, s'il voyoit l'action réelle dont l'Art ne lui présente que l'imitation. Quelle précision ne faut-il pas encore avoir, pour n'être pas au-dessus ou au dessous de l'objet que l'on veut imiter? Il est aussi dangereux d'embellir son mo dele, que de l'enlaidir: ces deux défauts s'opposent également à la ressemblance; l'un fait minauder la nature, l'autre la dégrade. [] Les Ballets étant des représenta tions, ils doivent réunir les parties du Drame. Les Sujets que l'on traite en
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Danse sont pour la plupart vuides de sens, & n'offrent qu'un amas confus de Scenes, aussi mal cousues que désa gréablement conduites; cependant il est en général indispensable de se sou mettre à de certaines regles. Tout sujet de Ballet doit avoir son exposition, son nœud & son dénouement. La réus site de ce genre de Spectacle dépend en partie du bon choix des sujets & de leur distribution. [] L'Art de la Pantomime est sans doute plus borné de nos jours, qu'il ne l'étoit sous le regne d'Auguste; il est quantité de choses qui ne peuvent se rendre intelligiblement par le secours des gestes. Tout ce qui s'appelle dialogue tranquille, ne peut trouver place dans la Pantomime. Si le Compositeur n'a pas l'adresse de retrancher de son sujet
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ce qui lui paroît froid & monotone, son Ballet ne fera aucune sensation. Le Spectacle de M. Servandoni ne réus sissoit pas faute de gestes; les bras de ses Acteurs n'étoient jamais dans l'i naction; cependant ses représentations Pantomimes étoient de glace; à peine une heure & demie de mouvement & de geste fournissoit-elle un seul instant au Peintre. [] Diane & Acteon, Diane & Endi mion, Apollon & Daphné, Titon & l'Aurore, Acis & Galathée, ainsi que quantité de Sujets de cette espe ce, ne peuvent fournir à l'intrigue d'un Ballet en action, sans le secours d'un génie vraiment poétique. Téle maque dans l'Isle de Calipso, offre un Plan plus vaste, & fera le sujet d'un très-beau Ballet, si toutefois le
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Compositeur a l'Art d'élaguer du Poëme, tout ce qui ne peut servir au Peintre; s'il a l'adresse de faire paroître Mentor à propos, & le talent de l'éloi gner de la Scene, dès l'instant qu'il pourroit la refroidir. [] Si les licences que l'on prend jour nellement dans les compositions théa trales, ne peuvent s'étendre au point de faire danser Mentor dans le Ballet de Télemaque, c'est une raison plus que suffisante, pour que le Compositeur ne se serve de ce personnage qu'avec beau coup de ménagement. Ne dansant point, il devient étranger au Ballet; son ex pression d'ailleurs étant dépourvue des graces que la Danse prête aux gestes & aux attitudes, paroît moins animée, moins chaude, & conséquemment moins intéressante; il est permis aux
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grands talents d'innover, de sortir des regles ordinaires, & de se frayer des routes nouvelles, lors qu'elles peuvent conduire à la perfection de leur Art. Mentor, dans un spectacle de Danse, peut & doit agir en dansant; cela ne choquera ni la vérité ni la vraisem blance, pourvu que le Compositeur ait l'Art de lui conserver un genre de Danse & d'expression analogue à son caractere, à son âge & à son emploi: je crois, Monsieur, que je ris querois l'aventure, & que de deux maux j'éviterois le plus grand, c'est l'ennui, personnage qui ne devroit jamais trouver place sur la Scene. [] C'est un défaut bien capital que celui de vouloir associer des genres contrai res, & de mêler sans distinction le sérieux avec le comique, le noble avec
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le trivial, & le galant avec le burlesque. Ces fautes grossieres, mais journalieres, décelent la médiocrité de l'esprit, elles affichent le mauvais goût & l'ignorance du Compositeur. Le caractere & le gen re d'un Ballet ne doivent point être défigurés par des Episodes d'un genre & d'un caractere opposé. Les méta morphoses, les transformations & les changements qui s'emploient commu nément dans les Pantomimes angloises des danseurs de corde, ne peuvent être employés dans des sujets nobles; c'est encore un autre défaut, que de doubler & de tripler les objets: ces répétitions de Scene refroidissent l'ac tion & appauvrissent le sujet. [] Une des parties essentielles au Ballet, est sans contredit, la variété; les inci dents & les tableaux qui en résultent
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doivent se succéder avec rapidité: si l'action ne marche avec promptitude, si les Scenes languissent, si le feu ne se communique également par-tout, que dis-je! s'il n'acquiert de nouveaux de grès de chaleur, à mesure que l'intrigue se dénoue, le plan est mal conçu, mal combiné, il peche contre les regles du théatre, & l'exécution ne produit alors d'autre sensation sur le spectateur, que le froid qu'elle traîne après elle. [] J'ai vu, le croiriez-vous, Monsieur, quatre Scenes semblables dans le même sujet; j'ai vu des meubles faire l'exposition, le nœud & le dénouement d'un grand Ballet national; j'ai vu enfin associer des incidents burlesques à l'action la plus noble & la plus voluptueuse: la Scene se passoit ce pendant dans un lieu respecté de toute
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l'Asie: de pareils contre-sens ne choquent-ils pas le bon goût? en mon particulier j'en aurois été foiblement étonné, si je n'avois connu le mérite du Compositeur; cela m'a presque persuadé que les grands hommes ne font jamais de petites fautes, & qu'il y a plus d'indulgence dans la capitale, que par-tout ailleurs. [] Tout Ballet compliqué & diffus qui ne me tracera pas avec netteté & sans embarras l'action qu'il représente; dont je ne pourrai deviner l'intrigue qu'un Programe à la main; tout Ballet, dont je ne sentirai pas le plan, & qui ne m'offrira pas une exposition, un nœud & un dénouement, ne sera plus, suivant mes idées, qu'un simple divertissement de Danse, plus ou moins bien exécuté, & qui ne
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m'affectera que médiocrement, puis qu'il ne portera aucun caractere, & qu'il sera dénué de toute expression. [] Mais la Danse de nos jours est belle; elle est, dira-t-on, en droit de sé- duire & de plaire, dégagée même du sentiment & de l'esprit dont vous voulez qu'elle se décore. Je conviendrai que l'exécution méchanique de cet Art est portée à un degré de perfection qui ne laisse rien à desirer; j'ajouterai même qu'elle a quelquefois des graces, mais la grace n'est qu'une petite partie des qualités qu'elle doit avoir. [] Les pas, l'aisance & le brillant de leur enchaînement, l'a-plomb, la fer meté, la vîtesse, la légéreté, la préci sion, les oppositions des bras avec les jambes, voilà ce que j'appelle le mécha nisme de la Danse. Lorsque toutes ces
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parties ne sont pas mises en œuvre par l'esprit, lorsque le génie ne dirige pas tous ces mouvements, & que le senti ment & l'expression ne leur prêtent pas des forces capables de m'émouvoir & de m'intéresser; j'applaudis alors à l'adresse, j'admire l'homme machine, je rends justice à sa force, à son agilité; mais il ne me fait éprouver aucune agitation; il ne m'attendrit pas, & ne me cause pas plus de sensation que l'arrangement des mots suivants: fait. pas.. le.. la.. honte.. non.. crime.. &.. l'échafaud. Cependant ces mots arrangés par le grand homme compo sent ce beau Vers du Comte d'Essex: []
Le crime fait la honte & non pas l'échafaud. [] Il faut conclure de cette comparaison que la Danse renferme en elle tout ce
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qui est nécessaire au beau langage, & qu'il ne suffit pas d'en connoître l'Al phabet. Qu'un homme de génie ar range les lettres, forme & lie les mots, elle cessera d'être muette, elle parlera avec autant de force que d'énergie, & les Ballets alors partageront avec les meilleures Pieces du théatre la gloire de toucher, d'attendrir, de faire cou ler des larmes; & d'amuser, de séduire & de plaire dans les genres moins sérieux. La Danse embellie par le senti ment, & conduite par le génie, recevra enfin avec les éloges & les applaudisse ments que toute l'Europe accorde à la Poésie & à la Peinture, les récompenses glorieuses dont on les honore. Je suis, &c.
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LETTRE III.

[] SI les grandes passions conviennent à la Tragédie, elles ne sont pas moins nécessaires au genre Pantomime. Notre Art est assujetti en quelque façon aux regles de la perspective; les petits dé- tails se perdent dans l'éloignement. Il faut dans les Tableaux de la Danse des traits marqués, de grandes parties, des caracteres vigoureux, des masses har dies, des oppositions & des contrastes aussi frappants qu'artistement ménagés. [] Il est bien singulier, que l'on ait comme ignoré jusqu'à présent que le genre le plus propre à l'expression de la Danse est le genre tragique; il fournit de grands Tableaux, des situations
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nobles & des coups de théatre heureux; d'ailleurs, les passions étant plus for tes & plus décidées dans les Héros que dans les Hommes ordinaires, l'imita tion en devient plus facile, & l'action du Pantomime plus chaude, plus vraie & plus intelligible. [] Un habile Maître doit pressentir d'un coup d'œil l'effet général de toute la machine, & ne jamais sacrifier le tout à la partie. [] Ce n'est qu'en oubliant pour quel ques instants, les principaux personna ges de la représentation, qu'il pourra penser au plus grand nombre; fixe-t-il toute son attention sur les premiers danseurs & les premieres danseuses, son action dès-lors est suspendue, la marche des Scenes ralentie, & l'exécu tion sans effet.
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[] Les principaux Personnages de la Tragédie de Mérope, sont Mé- rope, Polifonte, Egiste, Narbas; mais quoique les autres Acteurs ne soient point chargés de Rôles aussi beaux ni aussi importants, ils ne con courent pas moins à l'action générale & à la marche du Drame qui seroit coupée & suspendue, si l'un de ces personnages manquoit à la représenta tion de cette Piece. [] Il ne faut point d'inutilité au Théatre, conséquemment on doit bannir de la Scene ce qui peut y jeter du froid, & n'y introduire que le nombre exact d'Ac teurs nécessaires à l'exécution du Drame. [] Un Ballet est une piece de ce genre; il doit être divisé par Scenes & par Actes; chaque Scene en particulier, doit avoir, ainsi que l'Acte un commencement,
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un milieu & une fin; c'est-à-dire, son ex position, son nœud & son dénouement. [] J'ai dit que les principaux person nages d'un Ballet devoient être ou bliés pour quelques instants; j'imagine en effet qu'il est moins difficile de faire jouer des rôles transcendants à Hercule & Omphale, à Ariane & Bachus, à Ajax & Ulisse, &c. qu'à vingt-quatre personnes qui seront de leur suite. S'ils ne disent rien sur la Scene, ils y sont de trop, & doivent en être bannis; s'ils y parlent, il faut que leur conver sation soit toujours analogue à celle des premiers Acteurs. [] L'embarras n'est donc pas de donner un caractere primant & distinctif à Ajax & Ulisse, puisqu'ils l'ont natu rellement, & qu'ils sont les Héros de la Scene; la difficulté consiste à y
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introduire les Figurants, avec décence; à leur donner à tous des Rôles plus ou moins forts; à les associer aux actions de nos deux Héros; à placer adroitement des femmes dans ce Ballet; à faire partager à quelqu'une d'elles la situation d'Ajax; à faire pencher enfin le plus grand nombre en faveur d'Ulisse. Le triomphe de celui-ci & la mort de l'autre présentent au génie une foule de Tableaux plus piquants, plus pittoresques les uns que les autres, & dont les contrastes & le coloris doivent produire les plus vives sensations. Il est aisé de concevoir d'après mes idées, que le Ballet Pantomime doit toujours être en action, & que les Figurants ne doi vent prendre la place de l'Acteur qui quitte la Scene, que pour la remplir à leur tour, non pas simplement par des
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figures symmétriques & des pas compas sés, mais par une expression vive & animée, qui tienne le Spectateur tou jours attentif au sujet que les Acteurs précédents lui ont exposé. [] Mais par un malheureux effet de l'ha bitude ou de l'ignorance, il est peu de Ballets raisonnés; on danse pour dan ser; on s'imagine que le tout consiste dans l'action des jambes, dans les sauts élevés, & qu'on a rempli l'idée que les gens de goût se forment d'un Ballet, lorsqu'on le charge d'exécutants qui n'exécutent rien, qui se mêlent, qui se heurtent, qui n'offrent que des Ta bleaux froids & confus, dessinés sans goût, grouppés sans grace, privés de toute harmonie, & de cette expression, fille du sentiment, qui seule peut em bellir l'Art, en lui donnant la vie.
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[] Il faut convenir néanmoins que l'on rencontre quelquefois dans ces sortes de compositions, des beautés de dé- tail, & quelques étincelles de génie; mais il en est très-peu qui forment un tout & un ensemble parfait: le Tableau péchera ou par la composition, ou par le coloris; ou s'il est dessiné correc tement, il n'en sera peut-être pas moins sans goût, sans grace & sans imagination. [] Ne concluez pas de ce que j'ai dit plus haut, sur les Figurants & sur les Figurantes, qu'ils doivent jouer des Rôles aussi forts que les premiers Sujets; mais comme l'action d'un Ballet est tiede, si elle n'est générale, je sou tiens qu'il faut qu'ils y participent avec autant d'Art que de ménagement; car il est important que les Sujets
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chargés des principaux Rôles, conser vent de la force & de la supériorité sur les objets qui les environnent. L'Art du Compositeur est donc de rapprocher & de réunir toutes ses idées en un seul point, afin que les opérations de l'es prit & du génie y aboutissent toutes. Avec ce talent, les caracteres paroîtront dans un beau jour, & ne seront ni sacrifiés, ni effacés par les objets qui ne sont faits que pour leur prêter du nerf & des ombres. [] Un Maître de Ballets doit s'attacher à donner à tous les Acteurs dansants une action, une expression & un carac tere différents; ils doivent tous arriver au même but par des routes opposées, & concourir unanimement & de concert à peindre par la vérité de leurs gestes & de leur imitation, l'action que le
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Compositeur a pris soin de leur tracer. Si l'uniformité regne dans un Ballet, si l'on ne découvre pas cette diversité d'expression, de forme, d'attitude & de caractere que l'on rencontre dans la nature; si ces nuances légeres, mais imperceptibles, qui peignent les mêmes passions avec des traits plus ou moins marqués, & des couleurs plus ou moins vives, ne sont point ménagées avec Art & distribuées avec goût & délicatesse, alors le Tableau est à peine une copie médiocre d'un excellent Original, & comme il ne présente aucune vérité, il n'a ni la force, ni le droit d'émouvoir ni d'affecter. [] Ce qui me choqua, il y a quelques années, dans le Ballet de Diane & Endimion que je vis exécuter à Paris, est moins l'exécution méchanique,
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que la mauvaise distribution du Plan. Qu'elle idée de saisir pour l'action, l'instant où Diane est occupée à donner à Endimion des marques de sa ten dresse? Le Compositeur est-il excusable d'associer des paysans à cette Déesse, & de les rendre témoins de sa foiblesse & de sa passion, & peut-on pécher plus grossiérement contre la vraisem blance? Diane, suivant la fable, ne voyoit Endimion que lorsque la nuit faisoit son cours, & dans le temps où les mortels sont livrés au sommeil; cela ne doit-il pas exclure toute suite? L'amour seul pouvoit être de la partie; mais des Paysans, des Nymphes, Diane à la chasse; quelle licence! quel contre sens! ou pour mieux dire, quelle igno rance! On voit aisément que l'Auteur n'avoit qu'une idée confuse & impar-
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faite de la Fable; qu'il a mêlé celle d'Acteon où Diane est dans le bain avec ses Nymphes, à celle d'Endimion. Le nœud de ce Ballet étoit singulier; les Nymphes y jouoient le personnage de la chasteté; elles vouloient massa crer l'Amour & le Berger; mais Diane, moins vertueuse qu'elles, & emportée par sa passion, s'opposoit à leur fureur, & voloit au-devant de leurs coups: l'Amour pour les punir de cet excès de vertu les rendoit sensibles. De la haine elles passoient avec rapidité à la ten dresse, & ce Dieu les unissoit aux Paysans. Vous voyez, Monsieur, que ce plan est contre toutes les regles & que la conduite en est aussi peu in génieuse, qu'elle est fausse. Je com prends que le Compositeur a tout sacrifié à l'effet, & que la Scene des
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fleches en l'air, prêtes à percer l'Amour, l'avoit séduit; mais cette Scene étoit déplacée. Nulle ressemblance d'ailleurs dans le Tableau; on avoit prêté aux Nymphes le caractere & la fureur des Bacchantes qui déchirerent Orphée; Diane avoit moins l'expression d'une amante que d'une Furie; Endimion peu reconnoissant & peu sensible à la scene qui se passoit en sa faveur, paroissoit moins tendre qu'indifférent; l'Amour n'étoit qu'un enfant craintif, que le bruit intimide & que la peur fait fuir: tels sont les caracteres manqués, qui affoiblissoient le Tableau, qui le pri voient de son effet, & qui dégradoient le Compositeur. [] Que les Maîtres de Ballets qui vou dront se former une idée juste de leur Art, jettent attentivement les yeux sur
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les batailles d'Alexandre, peintes par Lebrun ; sur celles de Louis XIV, peintes par Vander-Meulen, ils verront que ces deux Héros qui font les Sujets princi paux de chaque Tableau, ne fixent point seuls l'œil admirateur; cette quantité prodigieuse de combattants, de vaincus & de vainqueurs, partage agréablement les regards, & concourt unanimement à la beauté & à la perfection de ces chef-d'œuvres; chaque tête a son ex pression & son caractere particulier; chaque attitude a de la force & de l'énergie; les grouppes, les terrasse ments, les renversements sont aussi pittoresques qu'ingénieux: tout parle, tout intéresse, parce que tout est vrai; parce que l'imitation de la nature est fidelle; en un mot, parce que la toile semble respirer. Que l'on jette ensuite
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sur ces Tableaux un voile qui dérobe à la vue les sieges, les batailles, les trophées, les triomphes; que l'on ne laisse voir enfin que les deux Héros; l'intérêt s'affoiblira; il ne restera que les Portraits de deux grands Princes. [] Les Tableaux exigent une action, des détails, un certain nombre de Person nages, dont les caracteres, les attitudes & les gestes doivent être aussi vrais & aussi naturels qu'expressifs. Si le Spec tateur éclairé ne démêle point au pre mier coup d'œil, l'idée du Peintre; si le trait d'Histoire dont il a fait choix, ne se retrace pas à l'imagination du con noisseur avec promptitude, la distribu tion est défectueuse, l'instant mal choisi, & la composition froide & de mauvais goût. [] Cette différence du Tableau au Por-
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trait devroit être également reçue dans la Danse; le Ballet, comme je le sens, & tel qu'il doit être, se nomme à juste titre Ballet; ceux au contraire qui sont monotones & sans expression; qui ne présentent que des copies tiedes & im parfaites de la nature, ne doivent s'appeller que des divertissements fasti dieux, morts & inanimés. [] Le Ballet est l'image du Tableau bien composé, s'il n'en est l'original; vous me direz peut-être qu'il ne faut qu'un seul trait au Peintre, & qu'un seul instant pour caractériser le Sujet de son Tableau, mais que le Ballet est une continuité d'actions, un enchaîne ment de circonstances qui doit en offrir une multitude; nous voilà d'accord, & pour que ma comparaison soit plus juste, je mettrai le Ballet en action, en
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parallele avec la galerie du Luxembourg, peinte par Rubens : chaque Tableau présente une Scene, cette Scene conduit naturellement à une autre; de Scene en Scene on arrive au dénouement, & l'œil lit sans peine & sans em barras l'Histoire d'un Prince dont la mémoire est gravée par l'amour & la reconnoissance dans le cœur de tous les François. [] Je crois décidément, Monsieur, qu'il est aussi facile à un grand Peintre & à un célebre Maître de Ballets, de faire un Poëme ou un Drame en Peinture & en Danse, qu'il est aisé à un excellent Poëte d'en composer un; mais si le génie manque, on n'arrive à rien; ce n'est point avec les jambes que l'on peut peindre; tant que la tête des Danseurs ne conduira pas leurs
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pieds, ils s'égareront toujours, leur exécution sera machinale, & ils se dessineront eux-mêmes froidement & de mauvais goût. Je suis, &c.
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LETTRE IV.

[] LA Danse & les Ballets sont aujour d'hui, Monsieur, la folie du jour; ils sont suivis avec une espece de fureur, & jamais Art ne fut plus encouragé par les applaudissements que le nôtre. La Scene françoise la plus riche de l'Eu rope en Drames de l'un & de l'autre genre, & la plus fertile en grands ta lents, a été forcée, en quelque façon, pour satisfaire au goût du Public, & se mettre à la mode, d'associer les Danses
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à ses Représentations, & d'étayer, pour ainsi dire, les chef-d'œuvres des plus illustres Poëtes, par des divertissements ou des Bambochades qui dégradoient la Noblesse & la Majesté de ce Théatre. Cette disproportion de genre & ce con traste choquant a déterminé les Comé- diens François à engager le sieur Hus. On m'écrit qu'il a débuté avec le plus brillant succès par le Ballet de la Mort d'Orphée. La Danse sérieuse & héroï- que est sans contredit la seule qui puisse convenir à un Théatre où tout respire la décence & la grandeur. Que son génie le porte toujours à traiter des sujets d'un genre noble & élevé! Qu'il en puise quelques-uns dans les Tra gédies qu'il voit représenter tous les jours, & qu'il abandonne tout ce qui est au-dessous du galant & du voluptueux
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à tous Maîtres de Ballets subalternes & plagiaires. [] Le goût vif & déterminé pour les Bal lets est général; tous les Souverains en décorent leurs Spectacles, moins pour se modeler d'après nos usages, que pour satisfaire au plaisir que procure cet Art. La plus petite troupe de Province traîne après elle un essaim de Danseurs & de Danseuses; que dis-je? les farceurs & les marchands d'Orviétan comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs Ballets, que sur celle de leur Baume; c'est avec des entrechats qu'ils fasci nent les yeux de la populace; & le débit de leurs remedes augmente ou diminue à proportion que leurs divertissements sont plus ou moins nombreux. [] L'indulgence avec laquelle le Public
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applaudit à de simples ébauches, de vroit, ce me semble, engager l'Artiste à chercher la perfection. Les éloges doivent encourager & non éblouir au point de persuader qu'on a tout fait & qu'on a atteint au but auquel on peut parvenir. La sécurité de la plupart des Maîtres, le peu de soin qu'ils se donnent pour aller plus loin, me feroient soupçonner qu'ils imaginent qu'il n'est rien au-delà de ce qu'ils savent, & qu'ils touchent aux bornes de l'Art. [] Le Public de son côté aime à se faire une douce illusion, & à se persuader que le goût & les talents de son siecle sont fort au-dessus de ceux des siecles précédents; il applaudit donc avec fureur aux cabrioles de nos Danseurs, & aux minauderies de nos Danseuses. Je ne parle point de cette partie du
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Public qui en est l'ame & le ressort, de ces hommes sensés qui, dégagés des pré- jugés de l'habitude, gémissent de la dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec attention, qui pesent avant de ju ger, & qui n'applaudissent jamais que lorsque les choses les remuent, les affectent & les transportent; ces battements de mains prodigués au ha zard ou sans ménagement perdent souvent les jeunes gens qui se livrent au Théatre. Les applaudissements sont les aliments des Arts, je le sais, mais ils cessent d'être salutaires, s'ils ne sont distribués à propos: une nour riture trop forte, loin de former le tempérament, le dérange & l'affoi blit; les commençants au Théatre sont l'image des enfants qu'un amour
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trop aveugle & trop tendre perd sans ressource. On apperçoit les défauts & les imperfections, à mesure que l'illusion s'efface & que l'enthousiasme de la nouveauté diminue. [] La Peinture & la Danse ont cet avan tage sur les autres Arts qu'ils sont de tous les Pays, de toutes les Nations; que leur langage est universellement entendu, & qu'ils font par-tout une égale sensation. [] Si notre Art, tout imparfait qu'il est, séduit & enchaîne le Spectateur; si la Danse dénuée des charmes de l'ex pression cause quelquefois du trouble, de l'émotion, & jette notre ame dans un désordre agréable; quelle force & quel empire n'auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvements étoient dirigés par l'esprit & ses Tableaux esquissés par
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le sentiment! Il n'est pas douteux que les Ballets auront la préférence sur la Peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, & que ceux qui les composent seront mieux orga nisés. [] Un beau Tableau n'est qu'une copie de la nature; un beau Ballet est la na ture même, embellie de tous les char mes de l'Art. Si de simples images m'entraînent à l'illusion; si la magie de la Peinture me transporte; si je suis attendri à la vue d'un Tableau; si mon ame séduite, est vivement affectée par le prestige; si les couleurs & les pinceaux dans les mains du Peintre habile, se jouent de mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l'entendre & de lui répondre; quelle sera ma sensibilité! que deviendrai-je,
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& quelle sensation n'éprouverai-je pas à la vue d'une représentation encore plus vraie, d'une action rendue par mes semblables! quel empire n'auront pas sur mon imagination des Tableaux vivants & variés! Rien n'intéresse si fort l'humanité que l'humanité même. Oui, Monsieur, il est honteux que la Danse renonce à l'empire qu'elle peut avoir sur l'ame, & qu'elle ne s'attache qu'à plaire aux yeux. Un beau Ballet est jusqu'à présent un être imaginaire, c'est le Phénix, il ne se trouve point. [] En vain espérera-t-on de lui donner une forme nouvelle, tant que l'on sera esclave des vieilles méthodes & des anciennes rubriques de l'Opéra; nous ne voyons sur nos Théatres que des copies fort imparfaites des copies qui les ont précédées; n'exerçons point
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simplement des pas; étudions les pas sions. En habituant notre ame à les sentir, la difficulté de les exprimer s'é- vanouira; alors la physionomie recevra toutes ses impressions de l'agitation du cœur; elle se caractérisera de mille ma nieres différentes; elle donnera de l'é- nergie aux mouvements extérieurs, & peindra avec des traits de feu le désor dre des sens & le tumulte qui régnera au-dedans de nous-mêmes. [] Il ne faut à la Danse qu'un beau modele, un homme de génie, & les Ballets changeront de caractere. Qu'il paroisse ce restaurateur de la vraie Danse, ce réformateur du faux goût & des habitudes vicieuses qui ont ap pauvri l'Art; mais qu'il paroisse dans la capitale. S'il veut persuader, qu'il dessille les yeux trop fascinés des jeunes
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danseurs, & qu'il leur dise: „Enfants de Terpsichore, renoncez aux cabrioles, aux entrechats & aux pas trop compli qués; abandonnez la minauderie pour vous livrer aux sentiments, aux graces naïves & à l'expression; appliquez- vous à la Pantomime noble; n'oubliez jamais quelle est l'ame de votre Art; mettez de l'esprit & du raisonnement dans vos pas de deux; que la volupté en caractérise la marche & que le gé- nie en distribue toutes les situations; quittez ces masques froids, copies im parfaites de la nature; ils dérobent vos traits, ils éclipsent, pour ainsi dire, vo tre ame, & vous privent de la partie la plus nécessaire à l'expression; défaites- vous de ces perruques énormes & de ces coëffures gigantesques, qui font perdre à la tête les justes proportions
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qu'elle doit avoir avec le corps; se couez l'usage de ces paniers roides & guindés qui privent l'exécution de ses charmes, qui défigurent l'élégance des attitudes, & qui effacent la beauté des contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions. [] Renoncez à cette imitation servile qui ramene insensiblement l'Art à son berceau; voyez tout ce qui est re latif à votre talent; soyez original; faites-vous un genre neuf d'après les études que vous aurez faites: co piez, mais ne copiez que la na ture; c'est un beau modele, il n'é- gara jamais ceux qui l'ont exactement suivie. [] Et vous jeunes gens, qui voulez vous mêler de faire des Ballets, & qui croyez que pour y réussir, il ne s'agit
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que d'avoir figuré deux ans sous un homme de génie, commencez par en avoir. Sans feu, sans esprit, sans imagination, sans goût & sans con noissance, osez-vous vous flatter d'être Peintres? Vous voulez composer d'après l'Histoire, & vous l'ignorez; d'après les Poëtes, & vous ne les connoissez pas: appliquez-vous à les étudier; que vos Ballets soient des Poëmes; apprenez l'Art d'en faire un beau choix. N'entreprenez ja mais de traiter de grands desseins, sans en avoir fait un Plan raisonné; jettez vos idées sur le papier, relisez- les cent fois; divisez votre Drame par Scenes; que chacune d'elles soit intéressante, & conduise successive ment sans embarras, sans inutilité à un dénouement heureux; évitez
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soigneusement les longueurs; elles refroidissent l'action, & en ralen tissent la marche: songez que les Ta bleaux & les situations sont les plus beaux moments de la composition: Faites danser vos figurants & vos figu rantes, mais qu'ils parlent & qu'ils peig nent en dansant; qu'ils soient Pan tomimes, & que les passions les métamorphosent à chaque instant. Si leurs gestes & leurs physionomies sont sans cesse d'accord avec leur ame, l'expression qui en résultera sera celle du sentiment, & vivifiera votre ouvrage. N'allez jamais à la répétition la tête pleine de figures & vuide de bon sens; soyez pénétrés de votre sujet; l'imagination vivement frappée de l'objet que vous voudrez peindre vous fournira les traits,
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les couleurs & les pinceaux. Vos Tableaux auront du feu, de l'éner gie; ils seront pleins de vérité, lorsque vous serez affectés & remplis de vos modeles. Portez l'amour de votre Art jusqu'à l'enthousiasme. On ne réussit dans les compositions théatrales qu'au tant que le cœur est agité; que l'ame est vivement émue; que l'imagina tion est embrasée; que les passions tonnent, & que le génie éclaire. [] Etes-vous tiedes, au contraire; votre sang circule-t-il paisiblement dans vos veines; votre cœur est-il de glace; votre ame est-elle insensible? renoncez au Théatre; abandonnez un Art qui n'est pas fait pour vous. Livrez-vous à un métier où les mou vements de l'ame soient moins néces saires que les mouvements des bras,
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& où le génie ait moins à opérer que les mains.„ [] Ces avis donnés & suivis, Monsieur, délivreroient la Scene d'une quantité innombrable de mauvais Danseurs, de mauvais Maîtres de Ballets, & enrichi roient les forges & les boutiques des artisans d'un très-grand nombre d'ou vriers, plus utiles aux besoins de la Société, qu'ils ne l'étoient à ses amu sements & à ses plaisirs. Je suis, &c.
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LETTRE V.

[] P Our vous convaincre, Monsieur, de la difficulté qu'il y a d'exceller dans notre Art, je vais vous faire l'esquisse des connoissances que nous devrions avoir, connoissances, qui toutes indis pensables qu'elles sont, ne caractéri sent cependant pas distinctement le Maître de Ballets; car on pourroit les posséder, sans être capable de composer le moindre Tableau, de créer le moin dre grouppe, & d'imaginer la moindre situation. [] A en juger par la quantité prodigieuse des Maîtres en ce genre qui se trouvent répandus dans l'Europe, on seroit tenté de croire que cet Art est aussi facile
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qu'il est agréable; mais ce qui prou ve clairement qu'il est mal-aisé d'y réussir, & de le porter à la perfection, c'est que ce titre de Maître de Ballets, si légérement usurpé, n'est que trop rarement mérité. Nul d'entr'eux ne peut exceller, s'il n'est véritablement favorisé par la nature. De quoi peut-on être capable sans le secours du génie, de l'imagination & du goût? Comment surmonter les obstacles, applanir les difficultés, & franchir les bornes de la médiocrité, si l'on n'a reçu en partage le germe de son Art; si l'on n'est enfin doüé de toutes les qualités & de tous les talents que l'étude ne donne point; qui ne peuvent s'acquérir par l'habi tude, & qui innés dans le grand Ar tiste, sont les forces qui lui prêtent des ailes, & qui l'élevent d'un vol rapide
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au plus haut point de perfection, & au plus haut degré de gloire. [] Si vous consultez Lucien, vous ap prendrez de lui, Monsieur, toutes les qualités qui distinguent & qui caracté- risent le grand Maître de Ballets, & vous verrez que l'Histoire, la Fable, les Poëmes de l'antiquité & la Science des temps exigent toute son applica tion. Ce n'est en effet que d'après d'exactes connoissances dans toutes ces parties que nous pouvons espérer de réussir dans nos compositions. Réu nissons le génie du Poëte & le génie du Peintre, puisque notre Art n'em prunte ses charmes que de l'imitation parfaite des objets. [] Une teinture de Géométrie ne peut être encore que très-avantageuse: elle répandra de la netteté dans les figures,
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de la justesse dans les combinaisons, de la précision dans les formes. En abré- geant les longueurs, elle prêtera du feu à l'exécution; le goût se chargera de l'élégance, le génie enfantera la variété, & l'esprit conduira la distribution. [] Le Ballet est une espece de machine, plus ou moins compliquée, dont les différents effets ne frappent & ne sur prennent qu'autant qu'ils sont prompts & multipliés. Ces liaisons & ces suites de figures; ces mouvements qui se suc cédent avec rapidité; ces formes qui tournent dans des sens contraires; ce mêlange d'enchaînements; cet ensem ble & cette harmonie qui régnent dans les temps, & dans les développements: tout ne vous peint-il pas l'image d'une machine ingénieusement construite? [] Les Ballets, au contraire, qui traînent
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après eux le désordre & la confusion, dont la marche est inégale, dont les Figures sont brouillées, ne ressemblent- ils pas à ces Ouvrages de méchanique mal combinés, qui chargés d'une quan tité immense de roues & de ressorts, trompent l'attente de l'Artiste & l'espé- rance du Public, parce qu'ils péchent également par les proportions & la justesse? [] Nos productions tiennent souvent encore du merveilleux. Plusieurs d'en tr'elles exigent des machines: il est, par exemple, peu de sujets dans Ovide, que l'on puisse rendre, sans y associer les changements, les vols, les méta morphoses, &c. Il faut donc qu'un Maître de Ballets renonce aux Sujets de ce genre, s'il n'est machiniste lui- même. On ne trouve malheureusement
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en Province, que des manœuvres ou des garçons de Théatre, que la protection comique éleve par degré à ce grade; leurs talents consistent & se renferment dans la science de lever les lustres qu'ils ont mouchés long-temps, ou dans{??} celle de faire descendre par sacades une gloire mal équipée. Les Théatres d'Ita lie ne brillent point par les machines; ceux de l'Allemagne, construits sur les mêmes plans, sont également privés de cette partie enchanteresse du Specta cle; ensorte qu'un Maître de Ballets se trouve fort embarrassé dans ces Théatres, s'il n'a quelque connoissance du méchanisme; s'il ne peut développer ses idées avec clarté, & construire à cet effet de petits modeles, qui servent tou jours plus à l'intelligence des ouvriers, que tous les discours, quelque clairs
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& quelque précis qu'ils puissent être. [] Les Théatres de Paris & de Londres, sont ceux où l'on trouve dans ce genre les plus grandes ressources. Les Anglois sont ingénieux; leurs machines de Théatre sont plus simplifiées que les nôtres, aussi les effets en sont-ils aussi prompts que subtils. Chez eux tous les Ouvrages qui concernent la manœuvre, sont d'un fini & d'une délicatesse admi rables; cette propreté, ce soin & cette exactitude qu'ils emploient dans les plus petites parties, peuvent contribuer sans doute à la vîtesse & à la précision. C'est principalement dans leurs Panto mimes, genre trivial, sans goût, sans intérêt, & d'une intrigue basse, que les chefs-d'œuvres du méchanisme se dé- ploient. On peut dire que ce Spectacle, qui entraîne après lui des dépenses
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immenses, n'est fait que pour des yeux que rien ne peut blesser, & qu'il réussi roit médiocrement sur nos Théatres où l'on n'aime la plaisanterie, qu'au tant qu'elle est associée à la décence, qu'elle est fine & délicate, & qu'elle ne blesse ni les mœurs ni l'humanité. [] Un Compositeur qui veut s'élever au-dessus de l'ordinaire, doit étudier les Peintres, & les suivre dans leurs diffé- rentes manieres de composer & de faire. Son Art a le même objet à remplir que le leur, soit pour la ressemblance, le mêlange des couleurs, le clair-obscur; soit pour la maniere de groupper & de draper les figures; de les poser dans des attitudes élégantes; de leur donner enfin du caractere, du feu, de l'expres sion, or le Maître de Ballets pourra-t-il réussir s'il ne réunit toutes les parties
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& toutes les qualités qui constituent le grand Peintre? [] Je pars de ce principe, pour oser croire que l'étude de l'Anatomie jettera de la netteté dans les préceptes qu'il donnera aux sujets qu'il voudra for mer: il démêlera dès-lors aisément les vices de conformation, & les défauts d'habitude qui s'opposent si souvent aux progrès des éleves. Connoissant la cause du mal, il y remédiera faci lement; dirigeant ses leçons & ses préceptes d'après un examen sage & exact, ils ne porteront jamais à faux. C'est au peu d'application que les Maîtres apportent à dévoiler la con formation de leurs Ecoliers (confor mation qui varie tout autant que les physionomies) que l'on doit cette nuée de mauvais danseurs, qui seroit moin-
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dre, sans doute, si on avoit eu le talent de les placer dans le genre qui leur étoit propre. [] Monsieur Bourgelat, Ecuyer du Roi, chef de l'Académie de Lyon, bien plus cher encore aux étrangers qu'à sa nation, ne s'est pas borné à exercer des chevaux, une grande partie de sa vie; il en a soi gneusement recherché la nature; il en a reconnu jusques aux fibres les plus dé- liées. Ne croyez pas que les maladies de ces animaux aient été l'unique but de ses études anatomiques; il a forcé, pour ainsi dire, la nature à lui avouer ce qu'elle avoit constamment refusé de révéler jusques à lui; la connoissance intime de la succession harmonique des membres du cheval dans toutes ses allures & dans tous les airs, ainsi que la découverte de la source, du principe
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& des moyens de tous les mouve ments dont l'animal est susceptible, l'ont conduit à une méthode unique, simple, facile, qui tend à ne jamais rien exiger du cheval, que dans des temps justes, naturels & possibles; temps qui sont les seuls où l'exécution n'est point pénible à l'animal, & où il ne sauroit se soustraire à l'obéissance. [] Le Peintre n'étudie point aussi l'A natomie pour peindre des Squélettes; il ne dessine point d'après l'Ecorché de Michel-Ange pour placer ces Figures hideuses dans ses Tableaux; cependant ces études lui sont absolument utiles pour rendre l'homme dans ses propor tions, & pour le dessiner dans ses mouvements & dans ses attitudes. [] Si le nud doit se faire sentir sous la draperie, il faut encore que les os se
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fassent sentir sous les chairs. Il est essen tiel de discerner la place que chaque partie doit occuper: l'homme enfin doit se trouver sous la draperie; l'écorché sous la peau; & le squélette sous les chairs, pour que la Figure soit dessinée dans la vérité de la nature, & dans les proportions raisonnées de l'Art. [] Le Dessein est trop utile aux Ballets, pour que ceux qui les composent, ne s'y attachent pas sérieusement. Il contri buera à l'agrément des formes; il répan dra de la nouveauté & de l'élégance dans les Figures, de la volupté dans les grouppes, des graces dans les posi tions du corps, de la précision & de la justesse dans les attitudes, & la Danse semera en quelque façon des fleurs sur les chemins que le goût lui tracera. Néglige-t-on le Dessein? on commet des
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fautes grossieres dans la composition. Les têtes ne se trouvent plus placées agréablement, & contrastent mal avec les effacements du corps; les bras ne sont plus posés dans des situations ai sées; tout est lourd, tout annonce la peine, tout est privé d'ensemble & d'harmonie. [] Le Maître de Ballets qui ignorera la musique, phrasera mal les airs; il n'en saisira pas l'esprit & le caractere; il n'ajustera pas les mouvements de la Danse à ceux de la mesure avec cette précision & cette finesse d'oreille, qui sont absolument nécessaires, à moins qu'il ne soit doué de cette sensibilité d'organe, que la nature donne plus communément que l'Art, & qui est fort au-dessus de celle que l'on peut acquérir par l'application & l'exercice.
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[] Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la Danse, que le choix des mots & le tour des phrases l'est à l'éloquence. Ce sont les mouve ments & les traits de la musique qui fixent & déterminent tous ceux du dan seur. Le chant des airs est-il uniforme & sans goût? le Ballet se modelera d'après lui; il sera froid & languissant. [] Par le rapport intime qui se trouve entre la Musique & la Danse, il n'est pas douteux, Monsieur, qu'un Maître de Ballets retirera des avantages cer tains de la connoissance pratique de cet Art; il pourra communiquer ses idées au Musicien, & s'il joint le goût au savoir, il composera ses airs lui- même, ou il fournira au Compositeur les principaux traits qui doivent ca ractériser son action; ces traits étant
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expressifs & variés, la Danse ne pourra manquer de l'être à son tour. La Musi que bien faite, doit peindre, doit par ler; la Danse en imitant ses sons, sera l'écho qui répétera tout ce qu'elle arti culera. Est-elle muette, au contraire, ne dit-elle rien au danseur? il ne peut lui répondre, & dès-lors, tout senti ment, toute expression sont bannis de l'exécution. [] Rien n'étant indifférent au génie, rien ne doit l'être au Maître de Ballets. Il ne peut se distinguer dans son Art, qu'autant qu'il s'appliquera à l'étude de ceux dont je viens de parler: exiger qu'il les posséde tous dans un degré de supériorité, qui n'est réservé qu'à ceux qui se livrent particuliérement à chacun d'eux, ce seroit demander l'impossible.
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[] Je ne veux que des connoissances générales; qu'une teinture de chacune des Sciences, qui par le rapport qu'elles ont entr'elles, peuvent concourir à l'embellissement & à la gloire de la nôtre. [] Tous les Arts se tiennent par la main, & sont l'image d'une famille nombreuse qui cherche à s'illustrer. L'utilité dont ils sont à la Société, ex cite leur émulation; la gloire est leur but; ils se prêtent mutuellement des secours pour y atteindre. Chacun d'eux prend des routes opposées, comme chacun d'eux a des principes diffé- rents; mais on y trouve cependant certains traits frappants, certain air de ressemblance, qui annonce leur union intime & le besoin qu'ils ont les uns des autres pour s'élever, pour
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s'embellir, & pour se perpétuer. [] De ce rapport des Arts, de cette harmonie qui regne entr'eux, il faut conclure, Monsieur, que le Maître de Ballets, dont les connoissances se ront le plus étendues, & qui aura le plus de génie & d'imagination, sera celui qui mettra le plus de feu, de vérité, d'esprit & d'intérêt dans ses compositions. Je suis, &c.
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[]

LETTRE VI.

[] SI les Arts s'entr'aident, Monsieur; s'ils offrent des secours à la Danse, la Nature semble s'empresser à lui en présenter à chaque instant de nou veaux; la Cour & le Village, les Eléments, les Saisons, tout concourt à lui fournir les moyens de se varier & de plaire. [] Un Maître de Ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui existe dans l'univers peut lui servir de modele. [] Que de Tableaux diversifiés ne trou vera-t-il pas chez les Artisans! Chacun d'eux a des attitudes différentes, rela tivement aux positions & aux mouve ments que leurs travaux exigent. Cette
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allure, ce maintien, cette façon de se mouvoir, toujours analogue à leur métier & toujours plaisante, doit être saisie par le Compositeur; elle est d'autant plus facile à imiter qu'elle est ineffaçable chez les gens de métier, eussent-ils même fait fortune & aban donné leurs professions; effets ordi naires de l'habitude, lorsqu'elle est contractée par le temps, & fortifiée par les peines & les travaux. [] Que de Tableaux bizarres & singu liers ne trouvent-ils pas encore dans la multitude de ces oisifs agréables, de ces petits Maîtres subalternes qui sont les singes, & les copies chargées des ridicules de ceux à qui l'âge, le nom, ou la fortune semblent donner des privileges de frivolité, d'inconséquence & de fatuité!
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[] Les embarras des rues; les prome nades publiques; les guinguettes; les amusements & les travaux de la cam pagne; une noce villageoise; la chasse; la pêche; les moissons; les vendanges; la maniere rustique d'arroser une fleur, de la cueillir, de la présenter à sa Ber gere; de dénicher des oiseaux; de jouer du chalumeau: tout lui offre des Ta bleaux pittoresques & variés, d'un genre & d'un coloris différents. [] Un camp; des évolutions militaires; les exercices; les attaques & les défenses des places; un port de mer; une rade; un embarquement & un débarque ment: voilà des images qui doivent attirer nos regards, & porter notre Art à sa perfection, si l'exécution en est naturelle. [] Les chefs-d'œuvres des Racine, des
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Corneille, des Voltaire, des Crebillon ne peuvent-ils pas encore servir de modele à la Danse dans le genre no ble? ceux des Moliere, des Regnard & de plusieurs Auteurs célebres, ne nous présentent-ils pas des Tableaux d'un genre moins élevé? Je vois le Peuple dansant, se récrier à cette pro position; je l'entends qui me traite d'insensé: mettre des Tragédies & des Comédies en Danse? quelle folie! Y a- t-il de la possibilité? oui sans doute: resserrez l'action de l'Avare; retranchez de cette Piece tout dialogue tranquille; rapprochez les incidents; réunissez tous les Tableaux épars de ces Drames, & vous réussirez. [] Vous rendrez intelligiblement la Scene de la Bague; celle où l'Avare fouille la Fleche, celle où Frosine l'entretient
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de sa maîtresse; vous peindrez le dé- sespoir & la fureur d'Arpagon, avec des couleurs aussi vives que celles que Moliere a employées, si toutefois vous avez une ame. Tout ce qui peut servir à la Peinture, doit servir à la Danse; que l'on me prouve que les Pieces des Auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de caractere, dénuées d'intérêt, privées de situa tions fortes, & que les Boucher & les Vanloo ne pourront jamais imaginer d'après ces chefs-d'œuvres, que des Ta bleaux froids & désagréables, alors je conviendrai que ce que j'ai avancé n'est qu'un paradoxe; mais s'il peut résulter de ces Pieces une multitude d'excellents Tableaux, j'ai gain de cause; ce n'est plus ma faute si les Peintres Panto mimes nous manquent, & si le génie
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ne fraie point avec nos danseurs. [] Batyle, Pilade, Hilas ne succéde rent-ils pas aux Comédiens, lorsqu'ils furent bannis de Rome; ne commence rent-ils pas à représenter en Pantomi mes les Scenes des meilleures Pieces de ce temps? Encouragés par leurs succès, ils tenterent de jouer des Actes séparés, & la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner des Pieces entieres qui furent reçues avec des applaudissements universels. [] Mais ces Pieces, dira-t-on, étoient généralement connues; elles servoient, pour ainsi dire, de Programmes aux Spectateurs, qui les ayant gravées dans la mémoire suivoient l'Acteur sans peine, & le devinoient même avant qu'il s'ex- Primât. N'aurons-nous pas les mêmes avantages, lorsque nous mettrons en
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Danse les Drames les plus estimés de notre Théatre? Serions-nous moins bien organisés que les Danseurs de Rome, & ce qui s'est fait du temps d' Auguste ne peut-il se faire aujour d'hui? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, & dépriser le goût & l'esprit de notre siecle que de le croire. [] Revenons à mon sujet; il faut qu'un Maître de Ballets connoisse les beautés & les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix; ces peintures d'ailleurs, pouvant être tour-à-tour historiques, poétiques, critiques, allégoriques & morales, il ne peut se dispenser de pren dre des modeles dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les con ditions. A-t-il de la célébrité, il pourra par la magie & les charmes de son Art,
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ainsi que le Peintre & le Poëte, faire détester & punir les vices, récompenser & chérir les vertus. [] Si le Maître de Ballets doit étudier la nature, & en faire un beau choix; si celui des sujets qu'il veut traiter en Danse contribue en partie à la réussite de son Ouvrage, ce n'est qu'autant qu'il aura l'Art & le génie de les em bellir, de les disposer, & de les distri buer d'une maniere noble & pitto resque. [] Veut-il peindre, par exemple, la jalousie & tous les mouvements de fureur & de désespoir qui la suivent? qu'il prenne pour modele un homme dont la férocité & la brutalité naturelle soit corrigée par l'éducation; un porte faix seroit dans son genre un modele aussi vrai; mais il ne seroit pas si beau;
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le bâton dans ses mains suppléeroit au défaut d'expression, & cette imitation, quoique prise dans la nature, révolte roit l'humanité, & ne traceroit que le Tableau choquant de ses imperfections. D'ailleurs l'action d'un crocheteur ja loux, sera moins pittoresque que celle d'un homme dont les sentiments seront élevés. Le premier se vengera dans l'instant en faisant sentir le poids de son bras; le second, au contraire, luttera contre les idées d'une ven geance aussi basse que déshonorante; ce combat intérieur de la fureur & de l'élévation de l'ame prêtera de la force & de l'énergie à sa démar che, à ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards; tout carac térisera sa passion, tout décelera la situation de son cœur; les efforts qu'il
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fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont il sera tourmenté, ne serviront qu'à les faire éclater avec plus de véhémence & de vivacité: plus la passion sera contrainte, plus la cha leur sera concentrée, & plus les étin celles auront de feu. [] Tel un Volcan, dont la tranquillité n'est qu'apparente, & dont le bruit sourd & confus n'annonce qu'un ra vage prochain; il mine & renverse ce qui lui résiste; il se fraie des routes sou terreines; il perce leurs extrémités, il se fait jour enfin, & ses irruptions n'en sont alors que plus funestes & plus dangereuses. [] L'homme grossier & rustique ne peut fournir au Peintre qu'un seul instant; celui qui suit sa vengeance, est tou jours celui d'une joie basse & triviale.
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L'homme bien né lui en présente au contraire une multitude; il exprime sa passion & son trouble de cent ma nieres différentes, & l'exprime toujours avec autant de feu que de noblesse. Que d'oppositions & de contrastes dans ses gestes! que de gradations & de dégradations dans ses emportements; que de nuances & de transitions diffé- rentes sur sa physionomie! que de viva cité dans ses regards! quelle expression, quelle énergie dans son silence! l'instant où il est détrompé offre encore des Tableaux plus variés, plus séduisants, & d'un coloris plus tendre & plus agréa ble. Ce sont tous ces traits que le Maître de Ballets doit saisir; c'est enfin l'amour du vrai, du grand & du sublime qui doit conduire ses crayons & déterminer ses pinceaux.
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[] Les Compositeurs célebres, ainsi que les Poëtes & les Peintres illustres se dé- gradent toujours lorsqu'ils emploient leurs temps, & leur génie a des pro ductions d'un genre bas & trivial. Les grands Hommes ne doivent créer que de grandes choses, & abandonner toutes celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talents dont l'e xistence seroit absolument ignorée, si l'on ne les voyoit ramper servilement aux pieds des grands, & encenser les idoles de l'opulence. [] La nature ne nous offre pas toujours des modeles parfaits; il faut donc avoir l'art de les corriger, de les placer dans des positions agréables, dans des jours avantageux, dans des situations heu reuses, qui dérobant aux yeux ce qu'ils ont de défectueux, leur prêtent encore
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les graces & les charmes, qu'ils de vroient avoir pour être vraiment beaux. [] Le difficile, comme je l'ai déjà dit, est d'embellir la nature sans la défigu rer; de savoir conserver tous ses traits; d'avoir le talent de les adoucir, ou de leur donner de la force. L'instant est l'ame des Tableaux; il est mal aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité. La nature! la nature! & nos compositions seront belles; renonçons à l'Art, s'il n'emprunte ses traits, s'il ne se pare de sa simplicité; il n'est séduisant qu'autant qu'il se déguise, & il ne triom phe véritablement, que lorsqu'il est méconnu, & qu'on le prend pour elle. [] Je crois, Monsieur, qu'un Maître de Ballets qui ne sait point parfaitement la Danse, ne peut composer que médio crement. J'entends par Danse le sérieux;
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il est la base fondamentale du Ballet. En ignore-t-on les principes? on a peu de ressource; il faut dès-lors renon cer au grand, abandonner l'Histoire, la Fable, les genres nationaux, & se livrer uniquement à ces Ballets de Pay sans, dont on est rebattu & ennuyé depuis Fossan, cet excellent Danseur comique, qui apporta en France la fureur de Sauter. Je compare la belle Danse à une Mere-langue; les genres mixtes & corrompus qui en dérivent, à ces Jargons que l'on entend à peine, & qui varient à proportion que l'on s'é- loigne de la Capitale où regne le lan gage épuré. [] Le mêlange des couleurs, leur dégra dation & les effets qu'elles produisent à la lumiere, doivent fixer encore l'at tention du Maître de Ballets; ce n'est
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que d'après l'expérience que je suis con vaincu du relief que cela donne aux Figures, de la netteté que cela répand dans les formes, & de l'élégance que cela prête aux grouppes. J'ai suivi dans les Jalousies ou les Fêtes du serrail la dégradation des lumieres que les Peintres observent dans leurs Tableaux; les couleurs fortes & entieres tenoient la premiere place, & formoient les par ties avancées de celui-ci, les cou leurs moins vives & moins éclatantes étoient employées ensuite. J'avois ré- servé les couleurs tendres & vaporeuses pour les fonds; la même dégradation étoit observée encore dans les tailles: l'exécution se ressentit de cette heureuse distribution; tout étoit d'accord, tout étoit tranquille, rien ne se heurtoit, rien ne se détruisoit; cette harmonie
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séduisit l'œil, & il embrassoit toutes les parties sans se fatiguer; mon Ballet eut d'autant plus de succès que dans celui que j'ai intitulé le Ballet Chinois, & que je remis à Lyon*, le mauvais arrangement des couleurs & leur mê- lange choquant blessoit les yeux; toutes les Figures papillotoient & paroissoient confuses, quoique dessinées correcte ment; rien enfin ne faisoit l'effet qu'il auroit dû faire. Les habits tuerent, pour ainsi dire l'ouvrage, parce qu'ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration: tout étoit riche, tout étoit brill ant en couleurs, tout éclatoit avec la même prétention; aucune partie n'étoit sacrifiée, & cette égalité dans 2
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les objets privoit le Tableau de son effet, parce que rien n'étoit en opposi tion. L'œil du Spectateur fatigué ne distinguoit aucune forme; cette multi tude de Danseurs qui traînoient après eux le brillant de l'Oripeau, & l'as semblage bizarre des couleurs éblouis soient les yeux sans les satisfaire. La distribution des habits étoit telle que l'homme cessoit de paroître dès l'instant qu'il cessoit de se mouvoir; cependant ce Ballet fut rendu avec toute la pré- cision possible. La beauté du Théatre lui donnoit une élégance & une netteté qu'il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de M. Monnet; mais, soit que les habits & la décoration n'aient pas été d'ac cord, soit enfin que le genre que j'ai adopté l'emporte sur celui que j'ai quitté, je suis obligé de convenir que
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de tous mes Ballets, c'est celui qui a fait ici le moins de sensation. [] La dégradation dans les tailles & dans les couleurs des vêtements est in connue au Théatre; ce n'est pas la seule partie que l'on y néglige, mais cette négligence ne me paroît pas excusable dans de certaines circonstances, sur- tout à l'Opéra, Théatre de la fiction; Théatre où la Peinture peut déployer tous ses trésors; Théatre qui souvent dénué d'action forte & privée d'intérêt vif, doit être riche en Tableaux de tous les genres, ou du moins devroit l'être. [] Une décoration de quelque espece qu'elle soit est un grand Tableau pré- paré pour recevoir des Figures. Les Actrices & les Acteurs, les Danseurs & les Danseuses sont les personnages qui doivent l'orner & l'embellir; mais
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pour que ce Tableau plaise & ne choque point la vue, il faut que de justes propo sitions brillent également dans les diffé- rentes parties qui le composent. [] Si dans une décoration, représen tant un Temple ou un Palais or & azur, les habillements des Acteurs sont bleus & or, ils détruiront l'effet de la décoration, & la décoration à son tour privera les habits de l'éclat qu'ils au roient eu sur un fonds plus tranquille. Une telle distribution dans les couleurs éclipsera le Tableau; le tout ne formera qu'un Camaïeux, genrefroid & mo notone, que les gens de goût regarde ront toujours comme un enfant illégi time de la Peinture. [] Les couleurs des draperies & des ha billements doivent trancher sur la dé- coration; je la compare à un beau
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fonds, s'il n'est tranquille, s'il n'est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives & trop brillantes, il détruira le charme du Tableau. Il privera les Figures du relief qu'elles doivent avoir; rien ne se détachera, parce que rien ne sera ménagé avec Art, & le papillotage qui résultera de la mauvaise entente des couleurs, ne présentera qu'un pan neau de découpures, enluminé sans goût & sans intelligence. [] Dans les décorations d'un beau simple & peu varié de couleurs, les habits riches & éclatants peuvent être admis, ainsi que tous ceux qui seront coupés par des couleurs vives & entieres. [] Dans les décorations de goût & d'i dée, comme Palais Chinois, Place publique de Constantinople, ornés pour
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une Fête, genre bizarre qui ne soumet la composition à aucune regle sévere, qui laisse un champ libre au génie, & dont le mérite augmente à proportion de la singularité que le Peintre y ré- pand; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d'étoffes, rehaussées d'or & d'argent, il faut des habits drapés dans le costu me, mais il les faut simples & dans des nuances entiérement opposées à celles qui éclatent le plus dans la déco ration. Si l'on n'observe exactement cette regle, tout se détruira faute d'om bres & d'oppositions; tout doit être d'accord, tout doit être harmonieux au Théatre, lorsque la décoration sera faite pour les habits, & les habits pour la décoration, le charme de la repré- sentation sera complet.
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[] La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins scrupuleusement dans les instants où la Danse fait partie de la décoration. L'Olympe ou le Par nasse sont du nombre de ces morceaux, où le Ballet forme & compose les trois quarts du Tableau, morceaux qui ne peuvent séduire & plaire si le Peintre & le Maître de Ballets ne sont d'accord sur les proportions, la distribution & les attitudes des personnages. [] Dans un Spectacle aussi riche en res sources que celui de notre Opéra, n'est- il pas choquant & ridicule de ne point trouver de dégradations dans les tailles, lorsqu'on s'y attache & qu'on s'en occu pe dans les morceaux de Peinture qui ne sont qu'accessoires au Tableau? Jupi ter par exemple, au haut de l'Olympe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne
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devroient-ils pas paroître plus petits à raison de l'éloignement que les Divi nités & les Muses qui étant au-dessous d'eux sont plus rapprochés du Specta teur. Si pour faire illusion, le Peintre se soumet aux regles de la perspective, d'où vient que le Maître de Ballets qui est Peintre lui-même, ou qui de vroit l'être, en secoue le joug? Com ment les Tableaux plairont-ils, s'ils ne sont vraisemblables, s'ils sont sans proportion, & s'ils péchent contre les regles que l'Art a puisé dans la na ture par la comparaison des objets? C'est dans les Tableaux fixes & tran quilles de la Danse que la dégradation doit avoir lieu; elle est moins impor tante dans ceux qui varient & qui se forment en dansant. J'entends par Ta bleau fixe tout ce qui fait grouppe dans
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l'éloignement; tout ce qui est dépen dant de la décoration, & qui d'accord avec elle, forme une grande machine bien entendue. [] Mais comment, me direz-vous, ob server cette dégradation? Si c'est un Vestris qui danse Apollon, faudra-t-il priver le Ballet de cette ressource, & sacrifier tout le charme qu'il y répandra au charme d'un seul instant? Non, Monsieur, mais on prendra pour le Tableau tranquille un Apollon propor tionné aux différentes parties de la machine; un jeune homme de quinze ans que l'on habillera de même que le véritable Apollon; il descendra du Parnasse, & à l'aide des ailes de la dé- coration on l'escamotera, pour ainsi dire, en substituant à sa place la taille élégante & le talent supérieur.
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[] C'est par des épreuves réitérées que je suis convaincu des effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j'en fis, & qui me réussit, fut dans un Ballet de Chasseurs; & cette idée, peut-être neuve dans les Ballets, fut enfantée par l'impression que me fit une faute grossiere de M. Servandoni, faute d'inattention, & qui ne peut détruire le mérite de ce grand Peintre; c'étoit, je crois, dans la représentation de la Forêt enchantée, Spectacle plein de beauté & tiré du Tasse. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du Théatre; un grand nombre de Cavaliers défiloient; chacun d'eux avoit l'air & la taille gigantesque & paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du Pont; les chevaux postiches étoient plus petits que les
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hommes, & ces défauts de proportion choquerent les yeux même les moins connoisseurs. Ce Pont pouvoit avoir de justes proportions avec la décora tion, mais il n'en avoit pas avec les objets vivants qui devoient le passer: il falloit donc ou les supprimer, ou leur en substituer de plus petits; des enfants, par exemple, montés sur des chevaux modelés, proportionnés à leurs tailles, & au Pont, qui dans cette circonstance étoit la partie qui devoit régler & dé- terminer le Décorateur, auroient pro duit l'effet le plus séduisant & le plus vrai. [] J'essaiai donc dans une chasse d'e xécuter ce que j'avois desiré dans le Spectacle de M. Servandoni; la déco ration représentoit une Forêt, dont les routes étoient paralleles au Spectateur.
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Un Pont terminoit le Tableau, en lais sant voir derriere lui un Paysage fort éloigné. J'avois divisé cette entrée en six classes toutes dégradées; chaque classe étoit composée de trois Chasseurs & de trois Chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente-six Figurants ou Figurantes; les tailles de la premiere classe traversoient la route la plus proche du Spectateur; celles de la seconde les remplaçoient en parcourant la route suivante; & celles de la troisieme leur succédoient en passant à leur tour sous la troisieme route, ainsi du reste, jus qu'à ce qu'enfin la derniere classe com posée de petits enfants termina cette course en passant sur le Pont. La dé- gradation étoit si correctement obser vée que l'œil s'y trompoit; ce qui n'é- toit qu'un effet de l'Art & des propor-
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tions, avoit l'air le plus vrai & le plus naturel; la fiction étoit telle, que le Public n'attribuoit cette dégradation qu'à l'éloignement des objets, & qu'il s'imaginoit que c'étoit toujours les mêmes Chasseurs & les mêmes Chasse resses qui parcouroient les différents chemins de la forêt. La musique avoit la même dégra dation dans ses sons, & devenoit plus douce, à mesure que la chasse s'enfonçoit dans la forêt, qui étoit vaste & peinte de bon goût. [] Voilà, Monsieur, l'illusion que pro duit le Théatre, lorsque toutes les par ties en sont d'accord, & que les artistes prennent la nature pour leur guide & leur modele. [] Je crois que j'aurai à peu près rempli l'objet que je me suis proposé dans cette Lettre, en vous faisant faire
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encore une observation sur l'entente des couleurs. Les Jalousies ou les Fêtes du serrail vous ont offert l'esquisse de la distribution qui doit régner dans les quadrilles des Ballets, mais comme il est plus ordinaire d'habiller les Danseurs & les Danseuses uniformement, j'ai fait une épreuve qui m'a réussi, & qui ôte à l'uniformité des habits le ton dur & monotone qu'ils ont ordinairement; c'est la dégradation exacte de la même couleur divisée dans toutes les nuan ces, depuis le bleu foncé jusqu'au bleu le plus tendre; depuis le rose vifjus qu'au rose pâle; depuis le violet jus qu'au lilas clair: cette distribution donne du vaste & de la netteté aux Figures; tout se détache & fuit dans de justes propor tions; tout enfin a du relief & se décou pe agréablement de dessus les fonds.
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[] Si dans une décoration représentant une entrée de l'Enfer, le Maître de Ballets veut que la levée du rideau laisse voir & ce lieu terrible & les tour ments des Danaïdes, des Ixion, des Tentale, des Sysyphe, & les différents emplois des Divinités infernales; s'il veut enfin offrir au premier coup d'œil un Tableau mouvant & effrayant des supplices des Enfers, comment réussira- t-il dans cette composition momenta née, s'il n'a l'Art de savoir distribuer les objets & de les ranger dans la place que chacun d'eux doit occuper; s'il n'a le ta lent de saisir l'idée premiere du Peintre, & de subordonner toutes les siennes au fonds que celui-ci lui a préparé? Cesont des rochers obscurs & lumineux, des parties éteintes, & des parties brillantes defeu; c'est une horreur bien entendue,
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qui doit régner dans le Tableau; tout doit être affreux, tout enfin doit affi cher le lieu de la Scene, & annoncer les tourments & les douleurs de ceux qui la remplissent. Les habitants des Enfers, tels qu'on les représente au Théatre, sont vêtus de toutes les cou leurs qui composent les flammes; tantôt le fond de leur habit est noir, tantôt il est ponceau, ou couleur de feu; ils empruntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration. L'attention que doit avoir le Maitre de Ballets, c'est de placer sur les parties obscures de la décoration les habits les plus clairs & les plus brillants, & de distribuer sur toutes les masses de clair les habits les plus sombres & les moins éclatants; de ce bon arrange ment naîtra l'harmonie; la décoration
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servira, si j'ose m'exprimer ainsi, de repoussoir au Ballet; celui-ci à son tour augmentera le charme de la Pein ture, & lui prêtera toutes les forces capables de séduire, d'émouvoir & de faireillusion au Spectateur. Je suis, &c.
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LETTRE VII.

[] Q Ue dites-vous, Monsieur, de tous les titres dont on décore tous les jours ces mauvais divertissements destinés en quelque façon à l'ennui, & que suivent toujours le froid & la mélan colie; on les nomme tous Ballets Pan tomimes, quoique dans le fond, ils ne disent rien. La plupart des Danseurs
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ou des Compositeurs devroient adopter l'usage que les Peintres suivoient dans les siecles d'ignorance; ils substituoient à la place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des personnages, & sur cesrouleaux l'action, l'expression & la situation que chacun d'eux devoit rendre étoient écrites. Cette précaution utile qui mettoit le Spectateur au fait de l'idée & de l'exé- cution imparfaite du Peintre, l'instrui roit aujourd'hui de la signification des mouvements méchaniques & indéter minés de nos Pantomimes. Le dialogue spirituel des pas de deux; les réflexions agréables des entrées seuls, & les con versations raisonnées des Figurants & des Figurantes de nos jours seroient bientôt expliqués. Un bouquet, un ra teau, une cage, une vielle, ou une
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guittare; voilà à peu près ce qui four nit l'intrigue de nos superbes Ballets; voilà les sujets grands & vastes qui naissent des efforts de l'imagination de nos Compositeurs. Avouez, Monsieur, qu'il faut avoir un talent bien éminent & bien supérieur pour les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tri coté mal adroitement sur le coup de pied, sert d'exposition, de nœud & de dénouement à ces chefs-d'œuvres; cela veut dire, voulez-vous danser avec moi? & l'on danse; ce sont là les dra mes ingénieux dont on nous repaît; c'est ce qu'on nomme des Ballets d'in vention, de la Danse Pantomime; mais laissons-en ramper paisiblement les Auteurs; les ailes sont des ornements étrangers & des instruments inutiles pour quiconque ne peut devoir son
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éclat à lui-même, & se voit forcé comme les vers luisants à l'emprunter des ténebres & de l'obscurité. [] Fossan, le plus agréable & le plus spirituel de tous les Danseurs comi ques, a fait tourner la tête aux éleves de Terpsichore; tous ont voulu le co pier, même sans l'avoir vu. On a sacri fié le beau genre au trivial; on a se coué le joug des principes; on a dé- daigné & rejetté toutes les regles; on s'est livré à des sauts, à des tours de force; on a cessé de danser, & l'on s'est cru Pantomime, comme si l'on pouvoit être déclaré tel, lorsqu'on manque totalement par l'expression; lorsqu'on ne peint rien; lorsque la Danse est to talement défigurée par des charges grossieres; lorsqu'elle se borne à des contorsions hideuses; lorsque le masque
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grimace à contre-sens, enfin lorsque l'action qui devoit être accompagnée & soutenue par la grace est une suite d'efforts répétés, d'autant plus désa gréables pour le Spectateur qu'il souf fre lui-même du travail pénible & forcé de l'exécutant. Tel est cependant, Monsieur, le genre dont le Théatre est en possession; & il faut convenir que nous sommes riches en sujets de cette espece. Cette fureur d'imiter ce qui n'est pas imitable, fait & fera la perte d'un nombre infini de Danseurs & de Maîtres de Ballets. La parfaiteimita tion, demande que l'on ait en soi le même goût, les mêmes dispositions, la même conformation, la même intel ligence, & les mêmes organes de l'ori ginal que l'on se propose d'imiter; or comme il est rare de trouver deux
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êtres également ressemblants en tout, il est aussi rare de trouver deux hom mes dont les talents, le genre & la maniere soient exactement semblables. Le mêlange que les Danseurs ont fait de la cabriole avec la belle Danse a altéré son caractere & dégradé sa no blesse; c'est un alliage qui diminue sa valeur & qui s'oppose, ainsi que je le prouverai dans la suite, à l'expression vive & à l'action animée qu'elle pour roit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités qu'elle met au nombre de ses perfections. Ce n'est pas d'aujour d'hui que l'on donne le titre de Ballet à des Danses figurées que l'on ne de vroit appeller que du nom de divertis sement; on prodigua jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes qui se don nerent dans les différentes Cours de
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l'Europe. L'examen que j'ai fait de toutes ces fêtes me persuade que l'on a eu tort de le leur accorder. Je n'y ai jamais vu la Danse en action; les grands récits étoient mis en usage au défaut de l'ex pression des Danseurs, pour avertir le Spectateur de ce qu'on alloit repré- senter; preuve très-claire & très-con vaincante de leur ignorance, ainsi que du silence & de l'inefficacité de leurs mouvements. Dès le troisieme siecle on commençoit à s'appercevoir de la monotonie de cet Art, & de la négligen ce des Artistes; St. Augustin lui-même, en parlant des Ballets, dit qu'on étoit obligé de placer sur le bord de la Scene un homme qui expliquoit à haute voix l'action qu'on alloit peindre. Sous le regne de Louis XIV, les récits, les dialogues & les monologues ne ser-
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voient-ils pas également d'interpretes à la Danse? Elle ne faisoit que bégayer. Ses sons foibles & inarticulés avoient besoin d'être soutenus par la Musique & d'être expliqués par la Poésie, ce qui équivaut sans doute à l'espece de Héros d'Armes du Théatre, au Crieur pu blic dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant, Monsieur, que l'époque glorieuse du triomphe des beaux Arts, de l'émulation & des progrès des Artistes, n'ait point été celle d'une révolution dans la Danse & dans les Ballets; & que nos Maîtres, non moins encouragés & non moins excités alors par les succès qu'ils pouvoient se promettre dans un siecle où tout sem- bloit élever & seconder le génie, soient demeurés dans la langueur & dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le
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langage de la Peinture, de la Poésie & de la Sculpture, étoit déjà celui de l'élo quence & de l'énergie. La Musique, quoiqu'encore au berceau, commençoit à s'exprimer avec noblesse; cependant la Danse étoit sans vie, sans caractere & sans action. Si le Ballet est le frere aîné des autres Arts, ce n'est qu'autant qu'il en réunira les perfections; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l'état pitoyable où il se trouve, & con venez avec moi, Monsieur, que ce frere aîné fait pour plaire, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination, & qui mérite à tous égards l'indifférence & le mépris de ses sœurs. [] Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres qui se sont distingués alors, nous n'ignorons pas même ceux des Sauteurs, qui brilloient
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par leur souplesse & leur agilité, & nous n'avons qu'une idée très-impar faite du nom de ceux qui composoient les Ballets; quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talents? Je considere toutes les productions de ce genre dans les différentes Cours de l'Europe, comme des ombres incom plettes de ce qu'elles sont aujourd'hui & de ce qu'elles pourront être un jour; j'imagine que c'est à tort que l'on a don né ce nom à des Spectacles somptueux, à des Fêtes éclatantes qui réunissoient tout à la fois la magnificence des dé- corations, le merveilleux des machi nes, la richesse des vêtements, la pompe du costume, les charmes de la Poésie, de la Musique & de la Décla mation, le séduisant des voix, le bril lant de l'artifice & de l'illumination,
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l'agrément de la Danse & des Ballets, l'amusement des Sauts périlleux & des tours de force: toutes ces parties déta chées forment autant de Spectacles différents; ces mêmes parties réunies en composent un digne des plus grands Rois. Ces Fêtes étoient d'autant plus agréables qu'elles étoient diversifiées; que chaque Spectateur pouvoit y sa vourer ce qui étoit relatif à son goût & à son génie; mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le Ballet. Dégagé des préjuges de mon état, & de tout enthousiasme, je consi dere ce Spectacle compliqué comme celui de la variété & de la magnifi cence, ou comme la réunion intime des Arts aimables; ils y tiennent tous un rang égal; ils ont dans les Program mes les mêmes prétentions; je ne
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conçois pas néanmoins comment la Danse peut donner un titre à ces diver tissements, puisqu'elle n'y est point en action, qu'elle n'y dit rien, & qu'elle n'a nulle transcendance sur les autres Arts qui concourent unanimement & de concert aux charmes, à l'élégance & au merveilleux de ses représentations. [] Le Ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante & animée qui exprime par les mouvements, les figures & les gestes. Ces figures sont sans nombre, dit cet Auteur, parce qu'il y a une infinité de choses que le Ballet peut exprimer. Phrynicus, l'un des plus anciens Au teurs tragiques, dit que le Ballet lui fournissoit autant de traits & de figures différentes que la Mer a de flots aux grandes marées d'hiver.
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[] Conséquemment un Ballet bien fait peut se passer aisément du secours des paroles; j'ai même remarqué qu'elles refroidissoient l'action, qu'elles affoi blissoient l'intérêt. Je ne fais aucun cas d'un sujet Pantomime qui pour se faire entendre, a recours au récit ou au dialogue. Tout Ballet qui dénué d'intrigue, d'action vive & d'intérêt, ne me déploie que les beautés mécha niques de l'Art, & qui décoré d'un titre ne m'offre rien d'intelligible, res semble à ces Portraits & à ces Tableaux que les premiers Peintres firent, au bas desquels ils étoient obligés d'écrire le nom des personnages qu'ils avoient voulu peindre, & l'action qu'ils de voient représenter; tant l'imitation étoit imparfaite, le sentiment foible ment exprimé, la passion mal rendue,
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le dessein peu correct, & le coloris peu vraisemblable. Lorsque les Danseurs animés par le sentiment, se transforme ront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions; lorsqu'ils seront des prothées, & que leur phy sionomie & leurs regards traceront tous les mouvements de leur ame; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l'école leur a prescrit; & que par courant avec autant de grace que de vérité un espace plus considérable, ils décriront par des positions justes les mouvements successifs des passions; lorsqu'enfin ils associeront l'esprit & le génie à leur Art; ils se distingueront; les récits dès-lors deviendront inutiles; tout parlera, chaque mouvement dictera une phrase; chaque attitude peindra une situation; chaque geste dévoilera
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une pensée; chaque regard annoncera un nouveau sentiment; tout sera sédui sant parce que tout sera vrai, & que l'imitation sera prise dans la nature. [] Si je refuse le titre de Ballet à toutes ces Fêtes; si la plupart des Danses de l'Opéra, quelques agréables qu'elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du Ballet, c'est moins la faute du célebre Maître qui les compose, que celle des Poëtes. [] Le Ballet, dans quelque genre qu'il soit, doit avoir, suivant Aristote, ainsi que la Poésie deux parties différentes qu'il nomme partie de qualité & partie de quantité. Il n'y a rien de sensible qui n'ait sa matiere, sa forme & sa figure; conséquemment le Ballet cesse d'exister s'il ne renferme ces parties essentielles
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qui caractérisent, & qui désignent tous les êtres tant animés qu'inanimés. Sa matiere est le sujet que l'on veut repré- senter; sa forme est le tour ingénieux qu'on lui donne; & sa figure se prend des différentes parties qui le composent: la forme constitue donc les parties de qualité, & l'étendue, celles de quantité; voilà, comme vous voyez, les Ballets subordonnés en quelque sorte aux re gles de la Poésie; cependant ils diffé- rent des Tragédies & des Comédies en ce qu'ils ne sont point assujettis à l'u nité de lieu, à l'unité de temps & à l'unité d'action; mais ils exigent abso lument une unité de dessein, afin que toutes les Scenes se rapprochent & aboutissent au même but. Le Ballet est donc le frere du Poëme; il ne peut souffrir la contrainte des regles étroites
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du Drame; ces entraves que le génie s'impose, qui retrecissent l'esprit, qui resserrent l'imagination, anéantiroient totalement la composition du Ballet,{??} & le priveroient de cette variété qui en est le charme. [] Il seroit avantageux, Monsieur, aux Auteurs de secouer le joug & de quitter la gêne, si toutefois ils avoient la sa gesse de ne pas abuser de la liberté, & d'éviter les pieges qu'elle tend à l'ima gination; pieges dangereux dont les Poëtes Anglois les plus célebres n'ont pas eu la force de se garantir. Cette différence du poëme au Drame ne con clut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres Lettres; puisque ces deux genres de Poésie doivent égale ment avoir une exposition, un nœud & un dénouement.
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[] En rapprochant toutes mes idées; en réunissant ce que les Anciens ont dit des Ballets; en ouvrant les yeux sur mon Art; en examinant ses difficultés; en considérant ce qu'il fut jadis, ce qu'il est aujourd'hui & ce qu'il peut être si l'esprit vient à son aide, je ne puis m'aveugler au point de convenir que la Danse sans action, sans regle, sans esprit & sans intérêt, forme un Ballet ou un Poëme en Danse. Dire qu'il n'y a point de Ballets à l'Opéra, seroit une fausseté. L'Acte des Fleurs; l'Acte d'Eglé dans les Talents Lyriques; le Prologue des Fêtes Grecques & Romai nes; l'Acte Turc de l'Europe galante; un Acte entr'autres de Castor & Pollux, & quantité d'autres, où la danse est, ou peut être mise en action avec facilité & sans effort de génie de la part du
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Compositeur, m'offrent véritablement des Ballets agréables & très-intéres sants; mais les Danses figurées qui ne disent rien; qui ne présentent aucun sujet; qui ne portent aucun caractere; qui ne me tracent point une intrigue suivie & raisonnée; qui ne font point partie du Drame & qui tombent, pour ainsi parler, des nues, ne sont à mon sens, comme je l'ai déjà dit, que de simples divertissements de Danse, & qui ne me deploient que les mouve ments compassés des difficultés mécha niques de l'Art. Tout cela n'est que de la matiere, c'est de l'or pur, si vous vou lez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l'esprit ne le met pas en œu vre & ne lui prête mille formes nou velles. La main habile d'un Artiste cé- lebre peut attacher un prix inestimable
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aux choses les plus viles, & donner d'un trait hardi à l'argile la moins précieuse le sceau de l'immortalité. [] Concluons, Monsieur, qu'il est véri tablement peu de Ballets raisonnés; que la Danse est une belle statue agréable ment dessinée; qu'elle brille également par les contours, les positions gracieu ses, la noblesse de ses attitudes; mais qu'il lui manque une ame. Les connois seurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion lorsqu'il contemploit son Ouvrage; ils font les mêmes vœux que lui, & ils desirent ardemment que le sentiment l'anime, que le génie l'é- claire, & que l'esprit lui enseigne à s'exprimer. Je suis, &c.
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LETTRE VIII.

[] LEs Maîtres de Ballets chargés, Monsieur, de la composition des Ballets de l'Opéra, auroient besoin, à mon gré, du génie le plus vaste & le plus poétique. Corriger les Auteurs; lier la Danse à l'action; imaginer des Scenes analogues aux Drames; les coudre adroitement aux sujets; créer ce qui est échappé au génie des Poëtes; remplir enfin les vuides & les lacunes qui dégradent leurs productions; voilà l'ouvrage du Compositeur; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, & le distinguer de ces Maîtres, qui croient être au-dessus de leur état, lorsqu'ils ont arrangé des
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pas, & ont formé des Figures dont le dessein se borne à des ronds, des quarrés, des lignes droites, des mou linets & des chaînes. [] L'Opéra n'est fait que pour les yeux & les oreilles; il est moins le Spectacle du cœur & de la raison, que celui de la variété & de l'amusement. On pour roit cependant lui donner une forme & un caractere plus intéressant: mais cette matiere étant étrangere à mon Art & au sujet que je traite, je l'aban donne aux Auteurs ingénieux qui peu vent remédier à la monotonie de la Féerie, & à l'ennui que le merveilleux traîne après lui. Je dirai simplement que la Danse dans ce Spectacle devroit être placée dans un jour plus avanta geux; j'avancerai même que l'Opéra est son élément, que c'est là que l'Art
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devroit prendre de nouvelles forces, & paroître avec le plus d'avantage; mais par un malheur qui naît de l'en têtement des Poëtes ou de leur mal adresse, la Danse à ce Spectacle ne tient à rien & ne dit rien; elle est dans mille circonstances si peu analogue au sujet, & si indépendante du Drame, que l'on pourroit la supprimer sans affoiblir l'intérêt, sans interrompre la marche des Scenes, & sans en refroidir l'action. La plupart des Poëtes moder nes se servent des Ballets, comme d'un ornement de fantaisie qui ne peut ni soutenir l'ouvrage ni lui prêter de la valeur; ils regardent, pour ainsi dire, les divertissements qui terminent les Actes, comme autant de panneaux agréablement dessinés & artistement peints qu'ils emploient indifféremment
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pour la division de leur Tableau: quelle erreur! ou pour trancher le mot, quelle ignorance! Un Drame n'est autre chose qu'un grand Tableau qui doit en offrir successivement & avec rapidité une multitude; or n'est-il pas extravagant de le diviser par lambeaux, d'en inter rompre la suite, d'en suspendre l'intri gue, & d'en détruire l'ensemble & l'har monie? Ces accessoires & ces épisodes étrangers à l'action nuisent à l'ou vrage; ces objets contraires & toujours désunis; ce cahos de choses mal cou sues partagent l'attention & fatiguent bien plus l'imagination qu'ils ne la sa tisfont: dès-lors le plan de l'Auteur dis paroit, le fil échappe, la trame se brise, l'action s'évanouit, l'intérêt diminue & le plaisir s'enfuit. Tant que les Ballets de l'Opéra ne seront pas unis étroite-
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ment au Drame, & qu'ils ne concour ront pas à son exposition, à son nœud & à son dénouement, ils seront froids & désagréables. Chaque Ballet devroit, à mon sens offrir une Scene qui enchaînât & qui liât intimement le premier Acte avec le second, le second avec le troisieme, &c. Ces Sce nes absolument nécessaires à la marche du Drame seroient vives & animées; les Danseurs seroient forcés d'aban donner leur allure, & de prendre une ame pour les rendre avec vérité & avec précision; ils seroient contraints d'oublier en quelque sorte leurs pieds & leurs jambes, pour penser à leur physionomie & à leurs gestes; chaque Ballet seroit un Poëme qui termi neroit l'Acte heureusement: ces Poë- mes puisés du fonds même du Drame
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seroient écrits par le Poëte; le Musicien seroit chargé de les traduire avec fidé- lité, & les Danseurs de les réciter par le geste, & de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vuide, plus d'inutilité, plus de longueur & plus de froid dans la Danse de l'Opéra; tout seroit saillant & animé; tout mar cheroit au but & de concert; tout sédui roit parce que tout seroit spirituel & paroîtroit dans un jour plus avan tageux; tout enfin feroit illusion & deviendroit intéressant, parce que tout seroit d'accord, & que chaque partie tenant la place qu'elle doit oc cuper naturellement, s'entr'aideroit & se prêteroit réciproquement des forces. [] J'ai toujours regretté, Monsieur, que M. Rameau n'ait pas associé son
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génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs & tous deux inimitables, ils auroient été faits l'un pour l'autre; mais le préjugé, le langage des connoisseurs sans connoissances; les petits propos de ces ignorants titrés qui décident avec arrogance de tous les Arts sans en con cevoir la moindre idée; les cris ou les croassements de ces importants subal ternes, de ces êtres ambulants qui ne pensent, n'agissent & ne parlent que d'après les gens du bon ton, qui sifflent ou qui applaudissent sans avoir vu, sans avoir écouté; tous ces demi- savants encore qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude; che nilles venimeuses qui tourmentent les Arts, & qui flétriroient le génie, si en s'attachant à la superficie de ses ra meaux elles n'étoient écrasées; ce Peuple
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enfin de Partisans & de Protecteurs qui mandient eux-mêmes des protections, qui sont les échos des ridicules & de l'ignorance privilégiée de nos agréables, qui ne pouvant juger d'après leur goût & leur lumiere renvoient tout à la com paraison & humilient souvent ainsi le grand homme: tout a dégoûté M. Ra meau, & lui a fait abandonner les grandes idées qu'il pouvoit avoir. Ajou tez à cela les désagréments que tout Auteur essuie des Directeurs de l'O péra. On leur paroît criminel si l'on n'est aussi gothique qu'eux: ils trai tent de profanes ceux qui n'adoptent point avec bonhommie les vieilles loix de ce Spectacle, & les anciennes rubriques auxquelles ils sont attachés de pere en fils. A peine est-il permis à un Maître de Ballets de faire changer
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le mouvement d'un air ancien; on a beau leur dire que nos Prédécesseurs avoient une exécution simple; que les airs lents s'ajustoient à la tranquillité & au flegme de leur exécution: vains efforts! Ils connoissent les anciens mou vements, ils savent battre la mesure; mais ils n'ont que des oreilles, & ne peu vent céder aux représentations que l'Art embelli peut leur faire; ils regardent tout du but où ils sont restés & ne peuvent pénétrer dans la carriere im mense que les talents ont parcourue. La Danse cependant encouragée, ap plaudie & protégée s'est défait depuis quelque temps des entraves que la Mu sique vouloit lui donner. Non seulement M. Lany fait exécuter les airs dans le vrai goût, il en ajoute encore de mo dernes aux vieux Opéra & substitue
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aux chants simples & monotones de la musique de Lully, des morceaux pleins d'expression & de variété. [] Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constants pour leur ancienne Musique mais plus fidelles à Metastasio, ils l'ont fait & le font mettre encore tous les jours en Musique par tous les Maîtres de Cha pelle qui ont des talents. Les Cours d'Allemagne, l'Espagne, le Portugal & l'Angleterre ont conservé pour ce grand Poëte la même vénération; la Musique varie à l'infini, & les paroles quoique toujours les mêmes ont toujours le prix de la nouveauté; chaque Maître de Musique donne à ce Poëte une nou velle expression, une nouvelle grace; tel sentiment négligé par l'un est embelli par l'autre; telle pensée affoiblie par
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celui-ci est rendue avec énergie par celui-là; tel beau vers énervé par Gronne* est peint avec des traits de feu & de génie par Hasse.** L'a vantage sans doute eût été certain non seulement pour la Danse, mais encore pour les autres Arts qui concourent aux charmes & à la perfection de l'Opéra, si le célebre Rameau avoit pu, sans offen ser les Nestors du siecle & cette foule de gens qui ne voient rien au-dessus de Lully, mettre en Musique les chefs- d'œuvres du Pere & du Créateur de la Poésie lyrique. Cet homme d'un génie vaste & sublime embrassoit toutes les parties à la fois; ses compositions sont ou peuvent être aisément le triomphe 3 4
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des Arts; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux; chaque Artiste peut en entrant dans les vues de cet Auteur produire des chefs-d'œuvres différents. Maîtres de Musique & de Ballets, Chanteurs & Danseurs, Chœurs, Peintres, Décorateurs, Dessinateurs d'habits, Machinistes, tous également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n'est pas que la Danse dans tous les Opéra de Quinault soit généralement bien pla cée & toujours en action; mais il seroit facile de faire ce que le Poëte anégligé, & de finir ce qui de sa part ne peut être envisagé que comme des ébauches. [] Dussai-je me faire une multitude d'ennemis sexagenaires, je dirai que la Musique dansante de Lully est froide, langoureuse & sans caractere: elle fut composée à la vérité dans un
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temps où la Danse étoit tranquille & où les Danseurs ignoroient totalement ce que c'est que l'expression. Tout étoit donc à merveille; la Musique étoit faite pour la Danse, & la Danse pour la Mu sique; mais ce qui se marioit alors ne peut plus s'allier aujourd'hui: les pas sont multipliés; les mouvements sont rapides & se succédent avec prompti tude; les enchaînements & le mêlange des temps sont sans nombre; les diffi cultés, les cabrioles, le brillant, la vîtesse, les repos, les indécisions, les attitudes mâles, les positions variées, tout cela, dis-je, ne peut plus s'a juster avec cette Musique tranquille & ce chant uniforme qui regne dans la composition des anciens Maîtres. La Danse sur de certains airs de Lully, me fait une impression semblable à celle
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que j'éprouve dans la Scene des deux Docteurs du Mariage Forcé de Moliere. Ce contraste d'une volubilité extrême & d'un flegme inébranlable, produit sur moi le même effet. Des contraires aussi choquants, ne peuvent en vérité trou ver place sur la Scene; ils en détrui sent le charme & l'harmonie & privent les Tableaux de leur ensemble. [] La Musique est à la Danse ce que les paroles sont à la Musique; ce parallele ne signifie autre chose, si ce n'est que la Musique dansante est ou devroit être le Poëme écrit qui fixe & détermine les mouvements & l'action du Danseur; celui-ci doit donc le réciter & le rendre intelligible par l'énergie & la vérité de ses gestes, par l'expression vive & ani mée de sa Physionomie; conséquem ment la Danse en action est l'organe
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qui doit rendre, & qui doit expliquer clairement les idées écrites de la Musique. [] Rien ne seroit si ridicule qu'un Opéra sans paroles; jugez-en, je vous prie, par la Scene d'Antonin Caracalla dans la petite Piece de la Nouveauté; sans le dialogue qui la précede, comprendroit- on quelque chose à l'action des Chan teurs? eh bien, Monsieur, la Danse sans Musique n'est pas plus expressive que le Chant sans paroles; c'est une es pece de folie, tous ses mouvements sont extravagants, & n'ont aucune significa tion. Faire des pas hardis & brillants; parcourir le Théatre avec autant de vîtesse que de légéreté sur un air froid & monotone, voilà ce que j'appelle une Danse sans musique? C'est à la compo sition variée & harmonieuse de M.
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Rameau; c'est aux traits & aux con versations spirituelles qui régnent dans ses airs, que la Danse doit tous ses pro grès. Elle a été réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès l'instant que ce créateur d'une Musique savante mais toujours agréable & tou jours voluptueuse a paru sur la Scene. Que n'eut-il pas fait si l'usage de se consulter mutuellement eût régné à l'Opéra, si le Poëte & le Maître de Ballets lui avoient communiqué leurs idées, si on avoit eu le soin de lui esquisser l'action de la Danse, les passions qu'elle doit peindre suc cessivement dans un sujet raisonné, & les Tableaux qu'elle doit rendre dans telle ou telle situation! C'est pour lors que la Musique auroit porté le caractere du Poëme; qu'elle
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auroit tracé les idées du Poëte, qu'elle auroit été parlante & expressive, & que le Danseur auroit été forcé d'en saisir les traits, de se varier & de peindre à son tour. Cette harmonie qui auroit régné dans deux Arts si intimes, auroit produit l'effet le plus séducteur & le plus admirable; mais par un malheu reux effet de l'amour propre, les Artistes loin de se connoître & de se consulter s'évitent scrupuleusement. Comment un Spectacle aussi composé que celui de l'Opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui lui sont essentielles, opérent sans se communiquer leurs idées? [] Le Poëte s'imagine que son Art l'é- leve au-dessus du Musicien; celui-ci craindroit de déroger s'il consultoit le Maître de Ballets; celui-là ne se com-
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munique point au Dessinateur; le Pein tre décorateur ne parle qu'aux Peintres en sous-ordre, & le Machiniste enfin souvent méprisé du Peintre, commande souverainement aux manœuvres du Théatre. Pour peu que le Poëte s'hu manisât, il donneroit le ton & les choses changeroient de face, mais il n'écoute que sa verve: dédaignant les autres Arts il ne peut en avoir qu'une foible idée; il ignore l'effet que chacun d'eux peut produire en particulier, & celui qui peut résulter de leur union & de leur harmonie; le Musicien à son exemple prend les paroles, il les par court sans attention, & se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la Musique qui ne signifie rien, parce qu'il n'a pas entendu le sens de ce qu'il n'a lu que des yeux, ou qu'il sacrifie
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au brillant de son Art & au grouppe d'harmonie qui le flatte, l'expression vraie qu'il devroit attacher au récitatif. Fait-il une ouverture? elle n'est point relative à l'action qui va se passer; qu'importe après tout? n'est-il pas sûr de la réussite si elle fait grand bruit? Les airs de Danse sont toujours ceux qui lui coûtent le moins à composer; il suit à cet égard les vieux modeles; ses prédécesseurs sont ses guides; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux & pour leur donner un caractere neuf; ce chant monotone dont il devroit se défier, qui assoupit la Danse & qui endort le Spectateur, est celui qui le séduit, parce qu'il lui coûte moins de peine à saisir, & que l'imitation ser vile des airs anciens n'exige ni un
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goût, ni un talent, ni un génie su périeurs. [] Le Peintre décorateur, faute de con noître parfaitement le Drame, donne souvent dans l'erreur; il ne consulte point l'Auteur mais il suit ses idées, qui souvent fausses s'opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l'effet d'indiquer le lieu de la Scene. Comment peut-il réussir, s'il ignore l'endroit où elle doit se passer? Ce n'est cependant que d'a près les connoissances exactes de l'action & des lieux qu'il devroit agir; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque. [] Chaque Peuple a des loix, des cou tumes, des usages, des modes & des cérémonies opposées; chaque Nation differe dans ses goûts, dans son archi-
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tecture, dans sa maniere de cultiver les Arts: celui d'un habile Peintre est donc de saisir cette variété; son pinceau doit être fidelle: s'il n'est de tous les pays, il cesse d'être vrai & n'est plus en droit de plaire. [] Le Dessinateur pour les habits ne consulte personne; il sacrifie souvent le costume d'un Peuple ancien à la mode du jour, ou au caprice d'une Danseuse ou d'une Chanteuse en réputation. [] Le Maître de Ballets n'est instruit de rien; on le charge d'une partition, il compose des Danses sur la Musique qui lui est présentée; il distribue les pas particuliers, & l'habillement donne ensuite un nom & un caractere à la Danse. [] Le Machiniste est chargé du soin de présenter les Tableaux du Peintre dans
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le point de perspective & dans les diffé- rents jours qui leur conviennent; son premier soin est de ranger les morceaux de décorations avec tant de justesse, qu'ils n'en forment qu'un seul bien en tendu & bien d'accord; son talent consiste à les présenter avec vîtesse, & à les dérober avec promptitude. S'il n'a pas l'Art de distribuer les lumieres à propos, il affoiblit l'ouvrage du Pein tre & il renverse l'effet de la décora tion. Telle partie du Tableau qui doit être éclairée devient noire & obscure; telle autre qui demande à être privée de lumiere se trouve claire & brillante. Ce n'est pas la grande quantité de lam pions jetés au hazard, ou arrangés symmétriquement qui éclaire bien un Théatre & qui fait valoir la Scene; le talent consiste à savoir distribuer les
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lumieres par parties ou par masses iné- gales, afin de forcer les endroits qui de mandent un grand jour, de ménager ceux qui en exigent peu, & de négli ger les parties qui en sont moins sus ceptibles. Le Peintre étant obligé de mettre des nuances & des dégradations dans ces Tableaux pour que la pers pective s'y rencontre, celui qui doit l'éclairer devroit, ce me semble, le consulter, afin d'observer les mêmes nuances & les mêmes dégradations dans les lumieres. Rien ne seroit si mau vais qu'une décoration peinte dans le même ton de couleur & dans les mêmes nuances; il n'y auroit ni lointain ni perspective; de même, si les morceaux de Peinture divisés pour former un tout sont éclairés avec la même force, il n'y aura plus d'entente, plus de masse,
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plus d'opposition, & le Tableau sera sans effet. Permettez-moi, Monsieur, une di gression; quoiqu'étrangere à mon Art, elle pourra peut-être devenir utile à l'Opéra. [] La Danse avertit en quelque façon le Machiniste de se tenir prêt au chan gement de décorations; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l'intervalle des Actes, Intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du Théatre, au repos des Acteurs, & au changement d'habits de la Danse & des Chœurs? Que fait l'Or chestre? elle détruit les idées que la Sce ne vient d'imprimer dans mon ame; elle joue un Passepied; elle reprend un Rigau don ou un Tambourin fort gai, lorsque
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je suis vivement ému & fortement at tendri par l'action sérieuse qui vient de se passer; elle suspend le charme d'un moment délicieux; elle efface de mon cœur les images qui l'intéressoient; elle étouffe & amortit le sentiment dans lequel il se plaisoit; ce n'est pas tout encore, & vous allez voir le comble de l'inintelligence; cette action touchante n'a été qu'ébauchée; l'Acte suivant doit la terminer & me porter les der niers coups; or de cette Musique gaie & triviale, on passe subitement à une Ritournelle triste & lugubre: quel contraste choquant! S'il permet encore à l'Acteur de me ramener à l'intérêt qu'il m'a fait perdre, ce ne sera qu'à pas lents; mon cœur flottera long temps entre la distraction qu'il vient d'éprouver & la douleur à laquelle on
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tente de le rappeller; le piege que la fiction me présente une seconde fois me paroît trop grossier; je cherche à l'éviter & à m'en défendre machinalement & malgré moi, & il faut alors que l'Art fasse des efforts inouis pour m'en im poser, & pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chere encore à nos Musiciens, blesse toute vraisemblance. Ils ne doivent pas se flatter de triom pher de moi au point d'exciter à leur gré & subitement dans mon ame tous ces ébranlements divers; le premier instant me disposoit à céder à l'impres sion qui devoit résulter des objets qui m'étoient offerts. Le second détruit totalement ce premier effet, & la nou velle sensation qu'il produit sur moi est si différente & si distante de celle à
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laquelle je m'étois d'abord livré, que je ne saurois y revenir sans une peine extrême, sur-tout lorsque mes fibres ont naturellement plus de propension & plus de tendance à se déployer dans le dernier sens où elles viennent d'être mues; en un mot, Monsieur, cette chûte soudaine, ce brusque passage du pathétique à l'enjoué, du diatonique enharmonique,* ou du chromatique enharmonique à une Gavotte, ou à une 5
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sorte de Pont-neuf, ne me semblent pas moins discordant, qu'un air qui commenceroit dans un ton & qui fini roit dans un autre. J'ose croire qu'une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir conduit au Spectacle, car elle ne peut n'être pas apperçue que par les Originaux qui n'y vont que par air, & qui tenant une énorme lorgnette à la main, préférent la satisfaction d'étaler leurs ridicules, de voir & d'être vus, à celle de goûter les délices que les Arts réunis par l'es prit, par le génie & par le goût peuvent procurer. [] Que les Poëtes descendent du sacré
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Vallon; que les Artistes chargés de différentes parties qui composent l'O péra agissent de concert, & se prêtent mutuellement des secours, ce Spectacle alors aura le plus grand succès; les talents réunis réussiront toujours. Il n'y a qu'une basse jalousie, & qu'une mé- sintelligence indigne des grands hom mes, qui puissent flétrir les Arts, avilir ceux qui les professent, & s'opposer à la perfection d'un ouvrage qui exige autant de détails & de beautés diffé- rentes que l'Opéra. [] J'ai toujours regardé ce Spectacle comme un grand Tableau qui doit offrir le merveilleux & le sublime de la Peinture dans tous les genres; dont la toile doit être esquissée par un homme célebre, & peinte ensuite par des Pein tres habiles dans des genres opposés,
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qui tous animés par l'honneur & la noble ambition de plaire doivent ter miner le chef-d'œuvre avec cet accord & cette intelligence qui annoncent & qui caractérisent les vrais talents. L'hom me célebre qui a fait choix du sujet, qui en a disposé les parties, qui les a di stribuées avec autant de goût que d'Art.{??} & qui a esquissé la toile, voilà le Poëte; c'est de lui premiérement que dépend le succès, puisque c'est lui qui compose, qui place, qui dessine & qui met à pro portion de son génie plus ou moins de beautés, plus ou moins d'actions, & par conséquent plus ou moins d'in térêt dans son Tableau. Les Peintres qui secondent son imagination sont le Maître de Musique, le Maître de Ballets, le Peintre décorateur, le Dessi nateur pour le Costume des habits & le
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Machiniste: tous cinq doivent égale ment concourir à la perfection & à la beauté de l'Ouvrage, en suivant exac tement l'idée primitive du Poëte, qui à son tour doit veiller soigneusement sur le tout. L'œil du Maître est un point nécessaire, il doit entrer dans tous les détails. Il n'en est point de petits & de minutieux à l'Opéra; les choses qui pa roissent de la plus foible conséquence choquent, blessent & déplaisent lors qu'elles ne sont pas rendues avec exacti tude & avec précision. Ce Spectacle ne peut donc souffrir de médiocrité, il ne séduit qu'autant qu'il est parfait dans toutes ses parties. Convenez, Monsieur, qu'un Auteur qui abandonne son ouvra ge aux soins de cinq personnes qu'il ne voit jamais, qui se connoissent à peine, & qui s'évitent toutes, ressemble assez à
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ces Peres qui confient l'éducation de leurs fils à des mains étrangeres, & qui par dissipation ou par esprit de gran deur croiroient déroger, s'ils veilloient à leurs progrès. Que résulte-t-il d'un préjugé si faux? Tel enfant né pour plaire, devient maussade & ennuyeux. Voilà l'image du Poëte dans celui du Pere, & l'exemple du Drame dans celui de l'enfant. [] Vous me direz peut-être que je fais d'un Poëte un homme universel? Non, Monsieur, mais un Poëte doit avoir de l'esprit & du goût. Je suis du sentiment d'un Auteur, qui dit, que les grands morceaux de Peinture, de Musique & de Danse qui ne frappent pas à un certain point un ignorant bien organisé sont ou mauvais ou médiocres. [] Sans être Musicien, un Poëte ne
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peut-il pas sentir si tel trait de Musique rend sa pensée, si tel autre n'affoiblit pas l'expression; si celui-ci prête de la force à la passion, & donne des graces & de l'énergie au sentiment? Sans être Peintre- Décorateur, ne peut-il pas concevoir si telle décoration qui doit représenter une Forêt de l'Affrique, n'emprunte pas la forme de celle de Fontainebleau? Si telle autre qui doit offrir une rade de l'Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon? si celle-ci qui doit mon trer le Palais de quelque Empereur du Japon, ne se rapproche pas trop de celui de Versailles? & si la derniere qui doit tracer les jardins de Sémiramis, n'offre pas ceux de Marly? Sans être Danseur & Maître de Ballets, il peut également s'appercevoir de la confu sion qui y régnera, du peu d'expression
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des exécutans; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec chaleur; si les Tableaux en sont assez frappants; si la Pantomime est vraie, & si le ca ractere de la Danse répond au caractere du Peuple & de la Nation qu'elle doit représenter. Ne peut-il pas encore sen tir les défauts qui se rencontrent dans les vêtements par des négligences ou un faux goût, qui s'éloignant du Costu me détruit toute illusion? A-t-il be soin enfin d'être machiniste pour s'ap percevoir que telle machine ne marche point avec promptitude? Rien de si simple que d'en condamner la lenteur, ou d'en admirer la précision & la vîtesse. Au reste, c'est au Machiniste à remé- dier à la mauvaise combinaison qui s'oppose à leurs effets, à leur jeu & à leur activité.
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[] Un Compositeur de Musique devroit savoir la Danse, on du moins connoître les temps & la possibilité des mouve ments qui sont propres à chaque genre, à chaque caractere & à chaque passion, pour pouvoir ajuster des traits conve nables à toutes les situations que le Danseur peut peindre successivement; mais loin de s'attacher aux premiers éléments de cet Art & d'en apprendre la théorie, il fuit le Maître de Ballets; il s'imagine que son Art l'éleve & lui donne le pas sur la Danse. Je ne le lui disputerai point, quoi qu'il n'y ait que la supériorité & non la nature du ta lent, qui puisse mériter des preséances & des distinctions. [] La plupart des Compositeurs, sui vent, je le répete, les vieilles rubriques de l'Opéra; ils font des Passepieds,
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parce que Mademoiselle Prévôt les couroit avec élégance; des Musettes, parce que Mlle. Sallé & M. Dumou lin les dansoient avec autant de grace que de volupté; des Tambourins, parce que c'étoit le genre où Mlle. Camargo excelloit; des Chaconnes, enfin & des Passacailles, parce que le célebre Dupré s'étoit comme fixé à ces mouvements; qu'ils s'ajustoient à son goût, à son genre & à la noblesse de sa taille; mais tous ces excellents Sujets n'y sont plus, ils ont été remplacés & au-delà, dans des parties, & ne le se ront peut-être jamais dans les autres. Mlle. Lany a effacé toutes celles qui brilloient par la beauté, la précision & la hardiesse de leur exécution: c'est la premiere Danseuse de l'Univers; mais on n'a point oublié l'expression
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naïve de Mlle. Sallé; ses graces sont toujours présentes, & la minauderie des Danseuses de ce genre n'a pu éclipser cette noblesse & cette simplicité harmo nique des mouvements tendres, volup tueux, mais toujours décents de cette aimable Danseuse. Personne n'a encore succédé à M. Dumoulin; il dansoit les Pas de deux avec une supériorité que l'on aura de la peine à atteindre; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt Papil lon, tantôt Zéphyr, un instant incon stant, un autre instant fidelle, toujours animé par un sentiment nouveau, il ren doit avec volupté tous les Tableaux de la tendresse. M. Vestris a remplacé le célebre Dupré; c'est faire son éloge: mais nous avons M. Lany, dont la supériorité excite l'admiration & l'éleve au-dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons
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des Danseurs & des Danseuses qui mé- riteroient ici une apologie, si cela ne m'éloignoit trop de mon but. Nous avons enfin des Jambes & une exécu tion que nos prédécesseurs n'avoient point; cette raison devroit déterminer, ce me semble, les Musiciens à se varier dans leurs mouvements, & à ne plus travailler pour ceux qui n'existent que dans la mémoire du Public, & dont le genre est presque éteint. La Danse de nos jours est neuve, il est absolu ment nécessaire que sa Musique le soit à son tour. [] On se plaint que les Danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans expression; mais ne pourroit-on pas remonter à la source du mal? Dévoilez-en les causes, vous l'attaque rez avec avantage, & vous emploierez
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alors les remedes propres à la gué- rison. [] J'ai dit que la plupart des Ballets de ce Spectacle étoient froids, quoique bien dessinés & bien exécutés: est-ce uniquement la faute du Compositeur, lui seroit-il possible d'imaginer tous les jours de nouveaux plans, & de mettre la Danse en action à la fin de tous les Actes de l'Opéra? Non, sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir; un tel projet d'ailleurs ne peut s'exécu ter sans des contradictions infinies, à moins que les Poëtes ne se prêtent à cet arrangement, & ne travaillent de concert avec le Maître de Ballets, sur tous les projets qui auront la Danse pour but. [] Voyons ce que fait habituellement le Maître de Ballets à ce Spectacle,
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& examinons l'ouvrage qu'on lui distri bue. On lui donne une partie de répé- tition, il l'ouvre, & il lit; Prologue, Passepied pour les Jeux & les Plaisirs; Gavotte pour les Ris, & Rigaudon pour les Songes agréables. Au premier Acte; air marqué pour les Guerriers, second air pour les mêmes; Musette pour les Prêtresses. Au second Acte, Loure pour les Peuples, Tambourin & Rigaudon pour les Matelots. Au troi sieme Acte, air marqué pour les Démons; air vif pour les mêmes. Au quatrieme Acte, entrée des Grecs & Chaconne, sans compter les Vents, les Tritons, les Naïades, les Heures, les Signes du Zodiaque, les Bacchantes, les Zéphyrs, les Ondains & les Songes funestes, car cela ne finiroit jamais. Voilà le Maître de Ballets bien instruit;
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le voilà chargé de l'exécution d'un plan bien magnifique & bien ingénieux! Qu'exige le Poëte? que tous les Person nages du Ballet dansent, & on les fait danser: de cet abus naissent les pré- tentions ridicules; Monsieur, dit le premier danseur au Maître de Ballets, „je remplace un tel, & je dois danser tel air.„ Par la même raison, Mlle. une telle se réserve les Passepieds; l'autre les Musettes; celle-ci les Tam bourins; celui-là les Loures; celui-ci la Chaconne; & ce droit imaginaire, cette dispute d'emplois & de genres four nissent à chaque Opéra, vingt entrées seuls, qui sont dansées avec des habits d'un goût & d'un genre opposé, mais qui ne différent ni par le caractere, ni par l'esprit, ni par les enchaînements de pas, ni par les attitudes; cette mono-
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tonie prend sa source de l'imitation machinale. M. Vestris est le premier Danseur, il ne danse qu'au dernier Acte; c'est la regle; elle est au reste con forme au proverbe qui astreint à con server les meilleures choses pour les dernieres; que font les autres Danseurs de ce genre? Ils estropient l'original, ils le chargent & n'en prennent que les défauts; car il est plus aisé de saisir les ridicules que d'imiter les perfections: tels les courtisans d'Alexandre, qui ne pouvant lui ressembler par sa valeur & ses vertus héroïques, portoient tous le col de côté, pour imiter le défaut na turel de ce Prince. Voilà donc de froi des copies qui multiplient de cent ma nieres différentes l'original, & qui le défigurent continuellement. Ceux d'un autre genre sont aussi maussades & aussi
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ridicules: ils veulent saisir la préci sion, la gaieté & la belle formation des enchaînements de M. Lany, & ils sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme Mlle. Lany, & toutes les femmes en ce cas ont des préten tions très-ridicules. Enfin, Monsieur, l'Opéra est, si j'ose m'exprimer ainsi, le Spectacle des singes. L'homme s'é- vite, il craint de se montrer avec ses pro pres traits, il en emprunte toujours d'é- trangers, & il roug roit de se ressem bler; aussi faut-il acheter le plaisir d'ad mirer quelques bons Originaux, par l'ennui de voir une multitude de mau vaises copies qui les précedent. Que veu lent dire d'ailleurs cette quantité d'en trées seules, qui ne tiennent & ne ressem blent à rien? Que signifient tous ces corps sans ame, qui se promenent sans
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graces, qui se déploient sans goût, qui pirouettent sans à-plomb, sans fermeté, & qui se succedent d'Acte en Acte avec le même froid? Pourrons-nous donner le titre de monologue à ces sortes d'en trées dépourvues d'intérêt & d'expres sion? Non, sans doute, car le mono logue tient à l'action, il marche de concert avec la Scene, il peint, il re trace, il instruit. Mais comment faire parler une entrée seul, me direz-vous? Rien de si facile, Monsieur, & je vais vous le prouver clairement. [] Deux Bergers, par exemple, épris épordüement d'une Bergere, lap ressent de se décider & de faire un choix; Thémire, c'est le nom de la Bergere, hésite, balance, elle n'ôse nommer son vainqueur; sollicitée vivement, elle cede enfin à l'amour, elle donne la
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préférence à Aristée, elle fuit dans le bois pour cacher sa défaite; mais son vainqueur la suit pour jouir de son triomphe. Tircis abandonné, Tircis méprisé, peint son trouble & sa dou leur; bientôt la jalousie & la fureur s'emparent de son cœur: il s'y livre tout entier, & il m'avertit par sa retraite qu'il court à la vengeance, & qu'il veut immoler son rival. Celui-ci paroît un instant après; tous ses mouvements me tracent l'image du bonheur, ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me présente le Ta bleau du sentiment & de la volupté; Tircis au désespoir cherche son rival, & il l'apperçoit dans le moment où il exprime la joie la plus délicieuse & la plus pure. Voilà des contrastes sim ples mais naturels; le bonheur de l'un
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augmente la peine de l'autre; Tircis désespéré, n'a d'autre ressource que celle de la vengeance, il attaque Aristée avec cette fureur & cette impétuosité qu'en fante la jalousie & le dépit de se voir mépriser; celui-ci se défend, mais soit que l'excès du bonheur énerve le cou rage, soit que l'amour satisfait soit enfant de la paix, il est prêt à succom ber sous les efforts de Tircis; ils se ser vent pour combattre de leurs houlettes; les fleurs & les guirlandes composées par l'amour & destinées pour la vo lupté deviennent les trophées de leur vengeance: tout est sacrifié dans cet instant de fureur; le bouquet même dont Thémire a décoré l'heureux Ari stée, ne sauroit échaper à la rage de l'amant outragé. Cependant Thémire pa roît; elle apperçoit son amant enchaîné
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avec la guirlande dont elle l'avoit orné; elle le voit terrassé aux pieds de Tircis: quel désordre! quelle crainte! Elle frémit du danger de perdre ce qu'elle aime: tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des efforts pour dégager son amant? C'est l'amour en courroux, c'est l'amour mé- chant qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d'un dard égaré à la chasse, elle s'élance sur Tircis, & l'en frappe de plusieurs coups. A ce Tableautou chant, l'action devient générale, des Bergers & des Bergeres accourent de toutes parts; Thémire désespérée d'avoir commis une action si barbare, veut s'en punir & se percer le cœur; les Bergeres s'opposent à un dessein si cruel; Aristée partagé entre l'amour & l'amitié, vole vers Thémire, la prie,
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la presse & la conjure de conserver ses jours: il court à Tircis: il s'empresse à lui donner du secours, il invite les Ber gers à en prendre soin. Thémire désar mée, mais accablée de douleur, fait un effort pour s'approcher de Tircis; elle embrasse ses genoux, & lui donne toutes les marques d'un repentir sincere; celui- ci toujours tendre, toujours amant pas sionné semble cherir le coup qui va le priver de la lumiere. Les Bergeres attendries arrachent Thémire de cet en droit, Théatre de la douleur & de la plainte; elle tombe évanouie dans leurs bras. Les Bergers de leur côté entraî- nent Tircis; il est prêt d'expirer, & il peint encore la douleur qu'il ressent d'être séparé de Thémire, & de ne pou voir mourir dans ses bras. Aristée ami tendre, mais amant fidelle, exprime
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son trouble & sa situation de cent ma nieres différentes; il éprouve mille com bats; il veut suivre Thémire mais il ne veut pas quitter Tircis; il veut consoler l'amante, mais il veut secourir l'ami. Cette agitation est suspendue, cette indécision cruelle cesse: un instant de réflexion fait triompher dans son cœur l'amitié; il s'arrache enfin de Thémire pour voler à Tircis. [] Ce plan peut paroître mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet sur la Scene; il n'offre pas un instant que le Peintre ne puisse saisir; les situations & les Tableaux multipliés qu'il pré- sente ont un coloris, une action & un intérêt toujours nouveau; l'Entrée seul de Tircis & celle d'Aristée sont pleines de passion; elles peignent, elles expriment, elles sont de vrais mono-
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logues. Les deux pas de trois sont l'image de la Scene dialoguée dans deux genres opposés, & le Ballet en action qui termine ce petit Roman in téressera toujours très-vivement tous ceux qui auront un cœur & des yeux; si toutefois ceux qui l'exécutent ont une ame & une expression de sentiment aussi vive qu'animée. [] Vous concevez, Monsieur, que pour peindre une action où les passions sont variées, & où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites que dans le Programme que je viens de vous tracer, il faut de toute né- cessité que la Musique abandonne les mouvements & les modulations pau vres qu'elle emploie dans les airs destinés à la Danse. Des sons arrangés machinalement & sans esprit ne peu-
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vent servir le Danseur, ni convenir à une action vive. Il ne s'agit donc point d'assembler simplement des notes suivant les regles de l'Ecole; la suc cession harmonique des tons doit dans cette circonstance imiter ceux de la nature, & l'inflexion juste des sons présenter l'image du Dialogue. [] Je ne blâme point généralement, Monsieur, les Entrées seuls de l'Opéra; j'en admire les beautés souvent disper sées, mais j'en voudrois moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux; je desirerois encore plus de variété dans l'exécution: car rien n'est si ridicule, que de voir danser les Bergers de Tempé, comme les Divinités de l'O lympe. Les habits & les caracteres étant sans nombre à ce Spectacle, je souhaiterois que la Danse ne fût pas
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toujours la même; cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si les Danseurs étudioient le caractere de l'homme qu'ils doivent représenter, s'ils saisissoient ses mœurs, ses usages & ses coutumes; ce n'est qu'en se sub stituant à la place du Héros & du Per sonnage que l'on joue, que l'on peut parvenir à le rendre & à l'imiter par faitement. Personne ne rend plus de justice que moi aux Entrées seuls ,{??} dansées par les premiers Sujets; ils me déploient toutes les beautés méchani ques des mouvements harmonieux du Corps; mais desirer & faire des vœux pour que ces mêmes sujets faits pour s'illustrer mêlent quelquefois aux gra ces du corps les mouvements de l'ame; ambitionner de les admirer sous une forme plus séduisante, & de n'être pas
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borné enfin à les contempler uniquement comme de belles machines bien com binées & bien proportionnées, ce n'est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur talent & décrier leur genre; c'est exactement les engager à l'embellir & à le varier d'avantage. [] Passons au vêtement. La variété & la vérité dans le costume y sont aussi rares que dans la Musique, dans les Ballets & dans la Danse simple. L'en têtement est égal dans toutes les parties de l'Opéra; il préside en Souverain à ce Spectacle. Grec, Romain, Berger, Chas seur, Guerrier, Faune, Silvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents, Feux, Songes, grand Prêtre & Sacrificateurs; tous les habits de ces Personnages sont coupés sur le même patron, & ne diffé- rent que par la couleur & les embellis-
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sements que la profusion bien plus que le goût jette au hazard. L'Oripeau brille par-tout: le Paysan, le Matelot & le Héros en sont également chargés; plus un habit est garni de colifichets, de paillettes, de gaze & de réseau, & plus il a de mérite aux yeux de l'Acteur & du Spectateur sans goût. Rien n'est si singulier que de voir à l'Opéra une troupe de Guerriers qui viennent de combattre, de disputer & de remporter la victoire. Traînent-ils après eux l'hor reur du carnage? Leur Physionomie paroît-elle animée? Leurs regards sont- ils encore terribles? Leurs cheveux sont- ils épars & dérangés? non, Monsieur, rien de tout cela; ils sont parés avec le dernier scrupule, & ils ressemblent plu tôt à des hommes efféminés, sortant des mains du Baigneur, qu'à des
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Guerriers échappés à celles de l'ennemi. Que devient la vérité? où est la vraisem blance? d'où naîtra l'illusion? & com ment n'être pas choqué d'une action si fausse & si mal rendue? Il faut de la dé- cence au Théatre, j'en conviens, mais il faut encore de la vérité & du naturel dans l'action, du nerf & de la vigueur dans les Tableaux, & un désordre bien entendu dans tout ce qui en exige. Je ne voudrois plus de ces tonnelets roi des qui dans certaines positions de la Danse placent, pour ainsi dire, la hanche à l'épaule, & qui en éclipsent tous les contours. Je bannirois tout arrangement symmétrique dans les ha bits; arrangement froid qui désigne l'Art sans goût & qui n'a nulle grace. J'aimerois mieux des draperies simples & légeres, contrastées par les couleurs,
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& distribuées de façon à me laisser voir la taille du Danseur. Je les voudrois légeres, sans cependant que l'étoffe fût ménagée; de beaux plis, de belles Masses, voilà ce que je demande; & l'extrémité de ces draperies voltigeant & prenant de nouvelles formes, à mesure que l'exécution deviendroit plus vive & plus animée, tout auroit l'air léger. Un élan, un pas vif, une fuite agiteroient la draperie dans des sens différents: voilà ce qui nous rapprocheroit de la Peinture, & par conséquent de la Nature; voilà ce qui prêteroit de l'agrément aux attitu des & de l'élégance aux positions; voilà enfin ce qui donneroit au Dan seur cet air leste qu'il ne peut avoir sous le harnois gothique de l'Opéra. Je di minuerois des trois quarts les paniers
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ridicules de nos Danseuses; ils s'oppo sent également à la liberté, à la vîtesse & à l'action prompte & animée de la Danse; ils privent encore la taille de son élégance & des justes proportions qu'elle doit avoir; ils diminuent l'a grément des bras, ils enterrent, pour ainsi dire les graces, ils contraignent & gênent la Danseuse à un tel point, {??} que le mouvement de son panier l'af fecte & l'occupe quelquefois plus sérieu sement que celui de ses bras & de ses jambes. Tout Acteur au Théatre doit être libre: il ne doit pas même recevoir des entraves du Rôle & du Personnage qu'il a à représenter. Si son imagination est partagée, si la mode d'un costume ridicule le gêne au point d'être accablé par son habit, d'en sentir le poids & d'oublier son Rôle, de gémir enfin sous
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le faix qui l'assomme, & de ne point s'intéresser à l'action qui se passe & qu'il doit rendre avec chaleur; il doit dès-lors se délivrer d'une mode qui appauvrit l'Art & qui empêche le talent de se montrer. Mlle. Clairon, Actrice ini mitable, faite pour secouer les usages adoptés par l'habitude, a supprimé les paniers, & les a supprimé sans prépa ration, sans ménagement. Le vrai ta lent n'est qu'un, il plaît sans Art. Mlle. Clairon, en panier ou sans panier sera toujours une excellente Actrice; elle seroit la premiere tragique de l'Univers, si la Scene Françoise n'étoit en posses sion des rares & sublimes talents de Mlle. Dumesnil, Actrice, qui remuera tou jours infailliblement les cœurs sensibles aux accents & au cri de la nature. Le caprice n'a point conduit Mlle. Clairon
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lorsqu'elle s'est dépouillée d'un orne ment aussi ridicule qu'embarrassant. C'est moins pour se donner le ton de réformatrice des modes, que parce qu'elle mérite le titre de grande Actrice, qu'elle a quitté les paniers. La raison, l'esprit, le bon sens & la nature l'ont guidée dans cette réforme; elle a con sulté les anciens, & elle s'est imaginée que Médée, Electre & Ariane n'avoient point l'air, le ton, l'allure & l'habille ment de nos petites maîtresses; elle a senti qu'en s'éloignant de nos usages elle se rapprocheroit de ceux de l'anti quité; que l'imitation des Personnages qu'elle représente seroit plus vraie, plus naturelle; que son action d'ailleurs étant vive & animée, elle la rendroit avec plus de feu & de vivacité, lors qu'elle se seroit débarrassée du poids &
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dégagée de la gêne d'un vêtement ridi cule; elle s'est persuadée enfin que le Public ne mesureroit pas ses talents sur l'immensité de son Panier. Il est certain qu'il n'appartient qu'au mérite supérieur d'innover & de changer dans un instant la forme des choses auxquelles l'habi tude, bien moins que le goût & la réflexion nous avoient attachés. M. Chassé, Acteur unique qui a trouvé l'Art de mettre de l'intérêt dans des Scenes de glace, & d'exprimer par le geste les pensées les plus froides & les moins frappantes, a secoué pareil lement les tonnelets ou ces paniers roides qui ôtoient toute aisance à l'Acteur, & qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal organisée; les casques & les habits symmétriques furent aussi proscrits par ce grand
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homme; il substitua aux tonnelets guindés des draperies bien entendues, & aux panaches antiques des plumes distribuées avec goût & élégance. Le simple, le galant & le Pittoresque composoient sa parure. [] M. le Kain excellent tragique a suivi l'exemple de M. Chassé; il a plus fait encore; il est sorti du tombeau de Ninus dans la Sémiramis de M. de Voltaire les manches retroussées, les bras ensanglantés, les cheveux hérissés & les yeux égarés. Cette Peinture forte mais naturelle frappa, intéressa & jetta le trouble & l'horreur dans l'ame du Spectateur. La réflexion & l'esprit de critique succéderent un instant après à l'émotion mais il étoit trop tard; l'im pression étoit faite, le trait étoit lancé, l'Acteur avoit touché le but, & les
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applaudissements furent la récompense d'une action heureuse, mais hardie, qui sans doute auroit échoué, si un Acteur subalterne & moins accueilli eût tenté de l'entreprendre. M. Boquet chargé depuis quelque temps des desseins & du costume des habits de l'Opéra, remediera facile ment aux défauts qui régnent dans cette partie si essentielle à l'illusion, si toutefois on lui laisse la liberté d'agir, & si l'on ne s'oppose point à ses idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection. [] Quant aux décorations, Monsieur, je ne vous en parlerai point; elles ne pé- chent pas par le goût à l'Opéra, elles pourroient même être belles, parce que les Artistes qui sont employés dans cette partie ont réellement du mérite; mais la
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cabale & une économie mal entendue bornent le génie des Peintres, elles étouf fent leurs talents. D'ailleurs ce qui pa roît en ce genre à l'Opéra ne porte ja mais le nom de l'Auteur, sur-tout si les applaudissements se font entendre; au moyen de cet arrangement, il y a fort peu d'émulation & par conséquent fort peu de décorations qui ne laissent une infi nité de choses à desirer. [] Je finirai cette Lettre par une réfle xion qui me paroît bien simple. La Danse à ce Spectacle a trop de ca racteres idéaux, trop de personnages chimériques & trop d'êtres de fantaisie à rendre, pour qu'elle puisse les repré- senter tous avec des traits & des cou leurs différentes; moins de féeries, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, & la Danse paroîtra
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dans un plus beau jour. Je serois fort embarrassé, par exemple, de rendre l'ac tion d'une Comete; celle des signes du Zodiaque; celle des heures, &c. Les In terpretes de Sophocle, d' Euripide & d' Aristophane, disent cependant que les Danses des Egyptiens représentoient les mouvements célestes & l'harmonie de l'Univers; ils dansoient en rond au tour des Autels qu'ils regardoient comme le Soleil, & cette Figure qu'ils décrivoient en se tenant par les mains désignoit le Zodiaque ou le cercle des Signes; mais tout cela n'étoit ainsi que bien d'autres choses que des figures & des mouvements de convention, aux quels on attachoit une signification invariable. Je crois donc, Monsieur, qu'il nous seroit plus facile de peindre nos semblables; que l'imitation en
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seroit plus naturelle & plus séduisante; Mais c'est aux Poëtes, comme je l'ai dit, à chercher les moyens de faire paroître des hommes sur le Théatre de l'Opéra. Quelle en seroit l'impossibilité? ce qui s'est fait une fois, peut se répéter mille autres avec succès. Il est sûr que les pleurs d'Andromaque, que l'amour de Junie & de Britannicus, que la tendresse de Mérope pour Egiste, que la soumission d'Iphigénie & l'amour maternel de Clytemnestretoucheront bien davantage que toute notre magie d'Opéra. La Barbe-bleue & le petit Pousset n'attendrissent que les enfants; les Tableaux de l'humanité sont les seuls qui parlent à l'ame, qui l'affectent, qui l'ébranlent & qui la transportent; on s'intéresse foiblement aux Divinitésfa buleuses, parce qu'on est persuadé que
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leur puissance & toute l'intelligence qu'elles montrent leurs sont prêtées par le Poëte, on n'est nullement inquiet sur la réussite; on sait qu'ils viendront à bout de leur dessein, & leur pou voir diminue en quelque sorte à me sure que notre confiance augmente. Le cœur & l'esprit ne sont jamais la dupe de ce Spectacle; il est rare, pour ne pas dire impossible, que l'on sorte de l'Opéra avec ce trouble, cette émotion & ce désordre enchanteur que l'on éprouve à une Tragédie ou à une Comédie comme Cénie; la situation où elles nous jettent, nous suivroit long temps, si les images gaies de nos petites Pieces ne calmoient notre sensibilité & n'essuyoient nos larmes. Je suis, &c.
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LETTRE IX.

[] C'Est comme vous le savez, Monsieur, sur le visage de l'homme que les pas sions s'impriment, que les mouvements & les affections de l'ame se déploient & que le calme, l'agitation, le plaisir, la douleur, la crainte & l'espérance se peignent tour-à-tour. Cette expression est cent fois plus animée, plus vive & plus précise que celle qui résulte du discours le plus véhément? Il faut un temps pour articuler sa pensée, il n'en faut point à la physionomie pour la rendre avec énergie; c'est un éclair qui part du cœur, qui brille dans les yeux, & qui répandant sa lumiere sur sur tous les traits annonce le bruit des
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passions, & laisse voir pour ainsi dire l'ame à nu. Tous nos mouvements sont purement automatiques & ne signi fient rien, si la face demeure muette en quelque sorte, & si elle ne les anime & ne les vivifie. La physionomie est donc la partie de nous-mêmes la plus utile à l'expression; or pourquoi l'éclipser au Théatre par un masque & préférer l'Art grossier à la belle nature? Comment le Danseur peindra-t-il, si on le prive des couleurs les plus essen tielles? Comment fera-t-il passer dans l'ame du Spectateur les mouvements qui agitent la sienne, s'il s'en ôte lui- même le moyen, & s'il se couvre d'un morceau de carton & d'un visage posti che, triste & uniforme, froid & immo bile. Le visage est l'organe de la Scene muette, il est l'interprete fidelle de tous
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les mouvements de la Pantomime: en voilà assez pour bannir les mas ques de la Danse cet Art de pure imitation, dont l'action doit tendre uniquement à tracer, à séduire & à toucher par la naïveté & la vérité de ses peintures. [] Je serois fort embarrassé de démêler l'idée d'un Peintre, & de concevoir le sujet qu'il auroit voulu jeter sur la toile, si toutes les têtes de ses Figures étoient uniformes comme le sont celles de l'Opéra, & si les traits & les cara cteres n'en étoient pas variés. Je ne pourrois, dis-je, comprendre ce qui engage tel personnage à lever le bras, tel autre à avoir la main à la ga de de son sabre; il me seroit impossible de discerner le sentiment qui fait lever la tête & les bras à celui-ci, & reculer
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celui-là; toutes les Figures fussent-elles dessinées dans les regles de l'Art & les proportions de la nature, il me seroit mal-aisé de saisir l'intention de l'Ar tiste; je consulterois en vain toutes les physionomies, elles seroient muettes; leurs traits monotones ne m'instrui roient pas; leurs regards sans feu, sans passion, sans énergie ne me dicteroient rien; je ne pourrois me dispenser enfin de regarder ce Tableau comme une co pie fort imparfaite de la nature, puisque je n'y rencontrerois pas cette variété qui l'embellit & qui la rend toujours nouvelle. [] Le Public s'appercevra-t-il plus faci lement de l'idée & du dessein d'un Danseur, si sans cesse il lui cache sa physionomie sous un corps étranger; s'il enfouit l'esprit dans la matiere, &
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s'il substitue aux traits variés de la na ture ceux d'un plâtre mal dessiné & enluminé de la maniere la plus désa gréable? Les passions pourront-elles se montrer & percer le voile que l'Ar tiste met entre le spectateur & lui? Parviendra-t-il à répandre sur un seul de ces visages artificiels les caracteres innombrables des passions? lui sera- t-il possible de changer la forme que le moule aura imprimé à son masque? car un masque de quelque genre qu'il soit est froid ou plaisant, sérieux ou comi que, triste ou grotesque. Le Modeleur ne lui prête qu'un caractere permanent & invariable; s'il réussit aisément à bien rendre les Figures hideuses & con trefaites, & toutes celles qui sont pure ment d'imagination, il n'a pas le même succès lorsqu'il abandonne la charge
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& qu'il cherche à imiter la belle nature; cesse-t-il de la faire grimacer? il devient froid, ses moules sont de glace, ses masques sont sans caractere & sans vie; il ne peut saisir les finesses des traits & toutes les nuances imperceptibles, qui grouppant, pour ainsi dire, la physio nomie lui prêtent mille formes diffé- rentes. Quel est le Modeleur qui puisse entreprendre de rendre les passions dans toutes leurs dégradations? Cette variété immense qui échappe quelquefois à la Peinture & qui est la pierre de touche du grand Peintre, peut-elle être ren due avec fidélité par un faiseur de mas ques? Non, Monsieur, le Magasin de Ducreux ne fut jamais celui de la na ture; ses masques en offrent la charge & ne lui ressemblent point. [] Il faudroit pour autoriser l'usage des
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masques dans la Danse en action, en mettre autant de différentes especes sur sa physionomie que Dom Japhet d'Ar ménie met de calottes de diverses cou leurs sur sa tête, les ôter & les re mettre successivement, suivant les cir constances & les mouvements opposés que l'on éprouveroit dans un pas de deux. Mais on est attaché à un usage plus facile, on garde une face emprun tée qui ne dit rien, & la Danse qui s'en ressent nécessairement ne parle pas mieux; elle est totalement inanimée. [] Ceux qui aiment les masques, qui y sont attachés par ancienneté d'habi tude, & qui croiroient que l'Art dégé- néreroit si l'on sécouoit le joug des vieilles rubriques de l'Opéra, diront pour autoriser leur mauvais goût, qu'il est des caracteres au Théâtre qui exi-
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gent des masques; comme les Furies, les Tritons, les Vents, les Faunes, &c. Cette objection est foible, elle est fon dée sur un préjugé moins facile à com battre qu'à détruire. Je prouverai pre miérement que les masques dont on se sert pour ces sortes de caracteres sont mal modelés, mal peints & qu'ils n'ont aucune vraisemblance; secondement, qu'il est aisé de rendre ces personnages avec vérité sans aucun secours étran ger. J'appuierai ensuite ce sentiment par des exemples vivants que l'on ne pourra rejetter si l'on est enfant de la nature, si la simplicité séduit, si le vrai semble préférable à cet Art grossier qui détruit l'illusion & qui affoiblit le plaisir du Spectateur. [] Les caracteres que je viens de vous nommer sont idéaux & purement
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d'imagination; ils ont été créés & enfantés par les Poëtes; les Peintres leur ont donné ensuite une réalité par des traits & des attributs différents qui ont varié à mesure que les Arts se sont perfectionnés, & que le flambeau du goût a éclairé les Artistes. On ne peint plus, ni on ne danse plus les Vents avec des soufflets à la main, des mou lins à vent sur la tête & des habits de plumes pour caractériser la légéreté; on ne peindroit plus le monde, & on ne le danseroit plus avec une coëffure qui formeroit le Mont-Olympe, avec un habit représentant une carte de Géographie; on ne garnira plus son vêtement d'inscriptions; on n'écrira plus en gros caracteres sur le sein & du côté ducœur, Gallia; sur le ventre, Germania; sur une jambe, Italia; sur le derriere,
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Terra australis incognita; sur un bras, Hispania, &c. On ne caractérisera plus la Musique avec un habit rayé à plusieurs portées & chargé de croches & de triples croches? on ne la coëffera plus avec les clefs de G-ré-sol, de C-sol ut, & de F-ut-fa? On ne fera plus danser enfin le mensonge avec une jambe de bois, un habit garni de mas ques, & une lanterne sourde à la main. Ces allégories grossieres ne sont plus de notre siecle; mais ne pouvant con sulter la nature à l'égard de ces êtres chimériques, consultons du moins les Peintres; ils représentent les Vents, les Furies & les Démons sous des formes humaines; les Faunes & les Tritons ont la partie supérieure du corps semblable aux hommes, la partie inférieure tient du Bouc & du Poisson.
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[] Les masques des Tritons sont verds & argent; ceux des Démons couleur de feu & argent; ceux des Faunes, d'un brun noirâtre; ceux des Vents sont bouffis & dans l'action de quelqu'un qui fait des efforts pour souffler; tels sont nos masques: voyons présente ment en les comparant avec les chefs d'œuvres de la Peinture s'ils ont quel que ressemblance; je vois dans les Ta bleaux les plus précieux, des Tritons dont les physionomies ne sont point vertes; j'apperçois des Faunes & des Satyres d'un teint rougeâtre & bazanné, mais un brun sombre n'est pas répandu également sur tous les traits; je cher che des physionomies couleur de feu & argent, mais inutilement; les Dé- mons ont un teint rougeâtre, qui emprunte sa couleur de l'élément qu'ils
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habitent; je sens la nature & je la vois par-tout; elle ne se perd point sous l'é- paisseur de la couleur & sous la pesanteur de la grosse brosse; je distingue la forme de tous les traits; je les trouve si vous voulez hideux, chargés, tout me paroît outré; mais tout me montre l'homme, non comme il est, mais comme il peut être sans choquer la vraisemblance. D'ailleurs la différence de l'homme & de ces êtres engendrés de la fiction & du cerveau des Poëtes n'est-elle pas nécessaire, & les habitants des éléments ne doivent-ils pas différer en quelque chose de l'humanité? Les masques des Vents sont ceux qui ressemblent le mieux aux Originaux que les Peintres nous ont donné, & si l'on a besoin d'un masque au Théatre, c'est sans doute de celui- là. Deux raisons me le feroient adopter.
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Premiérement, la difficulté de conser ver long-temps cette physionomie bour soufflée; secondement, le peu d'expres sion de ce genre. Il ne dit rien, il tourne avec rapidité, il a beaucoup de mou vement & peu d'action; c'est un tour billon de pas sans goût & souvent estro piés qui éblouissent sans satisfaire, qui surprennent sans intéresser, ainsi le masque ne dérobe rien. Je trouve, Monsieur, ce genre si froid & si en nuyeux, que je consentirai même que le Danseur en mette plusieurs, s'il ima gine pouvoir amuser par ce moyen ceux qui les aiment. Si l'on en excepte Borée dans le Ballet ingénieux des fleurs, je ne connois à l'Opéra que des vents aussi fatigants qu'incommodes. [] En supprimant les masques, ne se roit-il pas possible de déterminer les
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Danseurs à s'ajuster d'une maniere plus pittoresque & plus vraie? Ne pour roient-ils pas suppléer aux dégradations du lointain, & par le secours de quel ques teintes légeres & de quelques coups de pinceau distribués avec Art, donner à leurs physionomies le cara ctere principal qu'elle doit avoir? On ne peut rejetter cette proposition, sans ignorer ce que la nature peut produire lorsqu'elle est aidée & embellie des charmes de l'Art; on ne peut, dis-je, me condamner, qu'en ignorant tota lement l'effet séduisant qui résulte de cet arrangement & les métamorpho ses intéressantes qu'il opére sans éclip ser la nature, sans la défigurer, sans affoiblir ses traits, sans la faire grima cer; un exemple étayera cette vérité, il lui donnera la force de persuader les
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gens de goût, & de convaincre une foule d'ignorants incrédules dont le Théatre est infecté. [] M. Garrick célebre Comédien Anglois est le mod ele que je vais proposer. Il n'en est pas de plus beau, de plus parfait & de plus digne d'admiration; il peut être re gardé comme le Prothée de nos jours car il réunit tous les genres, & les rend avec une perfection & une vérité qui lui atti rent non seulement les applaudissements & les suffrages de sa Nation, mais qui excitent encore l'admiration & les éloges de tous les étrangers. Il est si naturel, son expression a tant de vérité, ses gestes, sa physionomie & ses regards sont si éloquents & si persuasifs, qu'ils mettent au fait de la Scene ceux mê- mes qui n'entendent point l'Anglois; on le suit sans peine; il to{??}uche dans le
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Pathétique; il fait éprouver dans le Tragique les mouvements successifs des passions les plus violentes, & si j'ose m'exprimer ainsi, il arrache les entrail les du Spectateur, il déchire son cœur, il perce son ame, & lui fait répandre des larmes de sang. Dans le Comique noble il séduit & il enchante; dans le genre moins élevé il amuse & divertit, & il s'arrange au Théatre avec tant d'Art, qu'il est souvent méconnu des personnes qui vivent habituellement avec lui. Vous connoissez la quantité immense des ca racteres que présente le Théatre Anglois: il les joue tous avec la même supériorité; il a, pour ainsi dire, un visage différent pour chaque rôle; il sait distribuer à propos & suivant que les caracteres l'exigent, quelques coups de pinceau sur les endroits où la physionomie doit
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se groupper & faire Tableau; l'âge, la situation, le caractere, l'emploi & le rang du Personnage qu'il doit repré- senter déterminent ses couleurs & ses pinceaux. Ne pensez pas que ce grand Acteur soit bas, trivial & grimacier; fidelle imitateur de la nature, il en sait faire le plus beau choix, il la mon tre toujours dans des positions heureu ses & dans des jours avantageux; il con serve la décence que le Théatre exige dans les Rôles même les moins suscep tibles de graces & d'agréments; il n'est jamais au-dessous ni au-dessus du Per sonnage qu'il fait; il saisit ce point juste d'imitation que les Comédiens man quent presque toujours; ce tact heu reux qui caractérise le grand Acteur & qui le conduit à la vérité, est un talent{??} rare que M. Garrick possede; talent{??}
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d'autant plus estimable, qu'il empêche l'Acteur de s'égarer & de se tromper dans les teintes qu'il doit employer dans ses Tableaux; car on prend souvent le froid pour la décence, la monotonie pour le raisonnement, l'air guindé pour l'air noble, la minauderie pour les gra ces, les poumons pour les entrailles, la multiplicité des gestes pour l'action, l'imbécillité pour la naïveté, la volubi lité sans nuances pour le feu, & les contorsions de la physionomie pour l'expression vive de l'ame. Ce n'est point tout cela chez M. Garrick: il étudie ses rôles, & plus encore les passions. Forte ment attaché à son état, il se renferme en lui-même, & se dérobe à tout le monde les jours qu'il joue des rôles importants; son génie l'éleve au rang du Prince qu'il doit représenter; il en
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prend les vertus & les foiblesses; il en saisit le caractere & les goûts; il se transforme; ce n'est plus Garrick à qui l'on parle, ce n'est plus Garrick que l'on entend: la métamorphose une fois faite, le Comédien disparoît & le Héros se montre; il ne reprend sa forme naturelle que lorsqu'il a rempli les de voirs de son état. Vous concevez, Monsieur, qu'il est peu libre; que son ame est toujours agitée; que son ima gination travaille sans cesse; qu'il est les trois quarts de sa vie dans un Enthou siasme fatigant qui altere d'autant plus sa santé qu'il se tourmente & qu'il se pénétre d'une situation triste & mal heureuse, vingt-quatre heures avant de la peindre & de s'en délivrer. Rien de si gai que lui au contraire les jours où il doit représenter un Poëte, un
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Artisan, un Homme du Peuple, un Nouvelliste, un petit Maître; car cette espece regne en Angleterre, sous une autre forme à la vérité que chez nous; le génie différera, si vous le voulez, mais l'expression du ridicule & de l'imperti nence est égale; dans ces sortes de rôles, dis-je, sa physionomie se déploie avec naïveté; son ame y est toujours répan due; ses traits sont autant de rideaux qui se tirent adroitement, & qui laissent voir à chaque instant de nouveaux Ta bleaux peints par le sentiment & la vérité. On peut sans partialité le regar der comme le Roscius de l'Angleterre, puisqu'il réunit à la diction, au débit, au feu, au naturel, à l'esprit & à la finesse cette Pantomime & cette ex pression rare de la Scene muette, qui caractérisent le grand Acteur & le parfait
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Comédien. Je ne dirai plus qu'un mot au sujet de cet Acteur distingué, & qui va désigner la supériorité de ses talents. Je lui ai vu représenter une Tragédie à laquelle il avoit retouché, car il joint au mérite d'exceller dans la Comédie celui d'être le Poëte le plus agréable de sa Nation; je lui ai vu, dis-je, jouer un tyran, qui effrayé de l'énormité de ses crimes, meurt déchiré de ses remords. Le dernier Acte n'étoit employé qu'aux regrets & à la douleur; l'humanité triomphoit des meurtres & de la bar barie; le tyran sensible à sa voix dé- testoit ses crimes; ils devenoient par gradations ses Juges & ses Bourreaux; la mort à chaque instant s'imprimoit sur son visage; ses yeux s'obcurcissoient; sa voix se prêtoit à peine aux efforts qu'il faisoit pour articuler sa pensée;
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ses gestes, sans perdre de leur expression caractérisoient les approches du dernier instant; ses jambes se déroboient sous lui; ses traits s'allongoient; son teint pâle & livide n'empruntoit sa couleur que de la douleur & du repentir; il tomboit enfin dans cet instant, ses cri mes se retraçoient à son imagination sous des formes horribles. Effrayé des Tableaux hideux que ses forfaits lui présentoient, il luttoit contre la mort; la nature sembloit faire un dernier effort: cette situation faisoit frémir. Il grattoit la terre, il creusoit en quel que façon son tombeau; mais le mo ment approchoit, on voyoit réellement la mort; tout peignoit l'instant qui ramene à l'égalité; il expiroit enfin: le hoquet de la mort & les mouvements convulsifs de la Physionomie, des bras
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& de la poitrine, donnoient le dernier coup à ce Tableau terrible. [] Voilà ce que j'ai vu, Monsieur, & ce que les Comédiens devroient voir; voilà l'homme que je cite pour modele; tant pis pour ceux qui dédaigneront de le suivre. En imitant ce grand homme, il ne seroit pas difficile d'abolir les mas ques, parce qu'alors les physionomies seroient parlantes & animées, & que l'on posséderoit le talent de les caracté- riser avec autant d'Esprit & d'Art que M. Garrick lui-même. [] Plusieurs personnes prétendent que les masques servent à deux usages: premiérement à l'uniformité; seconde ment à cacher les tics ou les grimaces produites par les efforts d'un exercice pénible. Il n'est d'abord question que de savoir si cette uniformité est un
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bien; pour moi je l'envisage tout dif féremment; je trouve qu'elle altere la vérité & qu'elle détruit la vraisem blance. La nature est-elle uniforme dans ses productions? Quel est le Peuple de la terre à qui elle a donné une exacte ressemblance? Tout n'est-il pas varié? tout ce qui existe dans l'Univers, n'a- t-il pas des formes, des couleurs & des teintes différentes? Le même arbre pro duit-il deux feuilles semblables, deux fleurs pareilles, deux fruits égaux? Non, sans doute, les gradations & les dégradations des productions de la nature sont infinies; leur variété est immense & incompréhensible. Si l'on trouve rarement des Ménechmes; si l'uniformité des traits & la conformité de la ressemblance est admirée dans deux jumeaux, comme un jeu de la
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nature, quelle doit être ma surprise, lors que je verrai à l'Opéra douze hommes qui n'auront à eux tous qu'un même visage! & quel sera mon étonnement lorsque je trouverai dans les Grecs, dans les Romains, dans les Bergers, dans les Matelots, dans les Jeux, dans les Ris, dans les Plaisirs, dans les Prêtres, dans les Sacrificateurs enfin une seule & même Physionomie! Quelle absurdité! sur-tout dans un Spectacle où tout va rie, où tout est en mouvement, où les lieux changent, où les nations se succé- dent, où les vêtements différent à chaque instant, tandis que les physionomies des Danseurs ne sont qu'une: nulle diversité dans les traits, nulle expression, nul ca ractere: tout meurt, tout languit, & la nature gémit sous un masque froid & désagréable. Pourquoi laisser
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aux Acteurs & aux Chanteurs des Chœurs leurs physionomies, dès qu'on la dérobe à ceux qui privés de la parole & de l'usage de la voix en auroient encore plus besoin qu'eux? Quel contre-sens que celui qu'offrent le Dieu Pan & une partie des Faunes & des Sylvains de sa suite avec des visages blancs, tandis que l'au tre partie porte des masques bruns! Les Démons dansants sont couleur de feu, & ceux qui chantent à côté d'eux ont un teint pâle & livide. Les Dieux ma rins, les Tritons, les Fleuves, les On dains ont la physionomie semblable à la nôtre lorsqu'ils chantent; les fait-on danser? ce sont des visages verds-de- pré qui passeroient à peine dans une mascarade uniquement destinée au déguisement. Voilà cette uniformité prétendue, absolument détruite. Est-elle
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nécessaire? que l'on masque générale ment tout le monde. Cesse-t-elle de l'être? que l'on brise les masques; car les raisons qui en interdisent l'usage aux Acteurs sont les mêmes que celles qui doivent le proscrire dans la Danse. Vous voyez, Monsieur, que toutes les physio nomies bigarrées ne sont faites que pour choquer tous ceux qui sont amis du vrai, du simple & du naturel. [] Mais passons aux tics; c'est une ob jection si foible, qu'il ne me sera pas difficile d'y répondre. Les tics, les con torsions & les grimaces prennent moins naissance de l'habitude, que des efforts violents que l'on fait pour sauter; efforts qui contractant tous les muscles, font grimacer les traits de cent manieres différentes, & auxquels je ne peux re connoître qu'un Forç{??}at & non un
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Danseur & un Artiste. Tout Danseur qui altere ses traits par des efforts & dont le visage est sans cesse en con vulsion, est un Danseur sans ame qui ne pense qu'à ses jambes, qui ignore les premiers éléments de son Art, qui ne s'attache qu'à la partie grossiere de la Danse & qui n'en a jamais senti l'es prit. Un tel homme est fait pour aller faire le saut périlleux: le Tramplain* & la Batoude doivent être son Théatre puisqu'il a sacrifié l'imitation, le génie & les charmes de son Art à une routine qui l'avilit; puisqu'au lieu de s'attacher à peindre & à sentir, il ne s'est appliqué qu'à la méchanique de son talent; puisqu'enfin sa physionomie ne montre que la peine & la douleur, lorsqu'elle 6
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ne devroit me tracer que les passions & les affections de son ame: un tel homme enfin n'est qu'un mal-adroit dont l'e xécution pénible est toujours désagréa ble. Eh! qui peut nous flatter davantage, Monsieur, que l'aisance & la facilité? Les difficultés ne sont en droit de plaire que lorsqu'elles se présentent avec les traits du goût & des graces, & qu'elles empruntent enfin cet air noble & aisé, qui dérobant la peine ne laisse voir que la légéreté. Les Danseuses de nos jours ont, proportion gardée, plus d'exécu tion que les hommes; elles font tout ce qu'il est possible de faire. Mlle. Lany embarrassera toujours un Danseur, s'il n'est ferme & vigoureux, vif, brillant & précis. Je demanderai donc pour quoi les Danseuses conservent les gra ces de leur physionomie dans les instants
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les plus violents de leur exécution? Pourquoi les muscles du visage ne se contractent-ils pas, lorsque toute la ma chine est ébranlée par des secousses vio lentes & par des efforts réitérés? Pour quoi, dis-je, les femmesnaturellement moins nerveuses, moins musculeuses & moins fortes que nous, ont-elles la physionomie tendre & voluptueuse, vive & animée, & toujours expressive, lors même que les ressorts & les muscles qui coopérent à leurs mouvements, sont dans une contention forcée, & qui contraint la nature? D'où vient enfin ont-elles l'Art de dérober la peine, de cacher le travail du corps & les im pressions désagréables, en substituant à la grimace convulsive qui naît des efforts la finesse de l'expression la plus délicate & la plus tendre? C'est qu'elles
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apportent une attention particuliere à l'exercice; qu'elles savent qu'une con torsion enlaidit les traits, & change le caractere de la physionomie; c'est qu'el les sentent que l'ame se déploie sur le visage, qu'elle se peint dans les yeux, qu'elle anime & vivifie les traits; qu'elles sont persuadées enfin que la physiono mie est, ainsi que je l'ai dit, la partie de nous-mêmes où toute l'expression se rassemble, & qu'elle est le miroir fidelle de nos sentiments, de nos mouvements & de nos affections. Aussi mettent-elles plus d'ame, plus d'expression & plus d'intérêt dans leur exécution que les hommes. En apportant le même soin qu'elles, nous ne serons ni affreux ni désagréables; nous ne contracterons plus d'habitude vicieuse; nous n'aurons plus de tics, & nous pourrons nous passer
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d'un masque qui dans cette circonstance aggrave le mal sans le détruire; c'est une emplâtre qui dérobe aux yeux les imper fections, mais qui les laisse subsister. Le remede néanmoins ne pourra s'ap pliquer, si l'on cache continuellement sa physionomie. En effet, quel conseil peut-on donner à un masque? il seroit toujours froid & maussade en dépit des bons avis. Que l'on dépouille la Physio nomie de ce corps étranger; que l'on abolisse cet usage qui donne des entra ves à l'ame & qui l'empêche de se dé- ployer sur les traits; alors on jugera le Danseur, on estimera son jeu. Celui qui joindra aux difficultés & aux graces de l'Art cette Pantomime vive & ani mée, & cette expression rare de senti ment, recevra avec le titre d'excellent Danseur, celui de parfait Comédien;
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les éloges l'encourageront, les avis & les conseils des connoisseurs le condui ront à la perfection de son Art. „On lui diroit alors, votre physionomie étoit trop froide dans tel endroit; dans tel autre vos regards n'étoient pas assez animés; le sentiment que vous aviez à peindre étant foible au-dedans, n'a pu se manifester au dehors avec assez de force & d'énergie; aussi vos gestes & vos attitudes se sont-ils ressentis du peu de feu que vous avez mis dans l'action; livrez-vous donc davantage une autre fois; pénétrez-vous de la situa tion que vous avez à rendre, & n'ou bliez jamais que pour bien peindre, il faut sentir, mais sentir vivement. „De tels conseils, Monsieur, rendroient la Danse aussi florissante que la Panto mime l'étoit chez les anciens, & lui
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donneroit un lustre qu'elle n'atteindra jamais, tant que l'habitude prévaudra sur le bon goût. [] Permettez-moi donc de donner la préférence aux Physionomies vives & animées. Leur variété nous distingue, elle indique ce que nous sommes, & nous sauve enfin de la confusion géné- rale qui régneroit dans l'Univers, si elles se ressembloient toutes comme à l'Opéra. [] Vous m'avez dit plusieurs fois que pour abolir l'usage des masques, il faudroit nécessairement que tous les Danseurs eussent une Physionomie théa trale. Je suis de ce sentiment, & je ne fais pas plus de cas d'un visage triste, froid & inanimé que d'un masque; mais comme il y a trois genres de Danse, réservés à des tailles & à des physio-
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nomies différentes, les Danseurs en s'é- xaminant avec soin, & en se rendant justice, pourront tous se placer avan tageusement. Leur objet est égal: dans quelque genre que ce soit, ils doivent imiter, ils doivent être Pantomimes & exprimer avec force. Il n'est donc question que de faire parler à la Danse un langage plus ou moins élevé, sui vant la dignité du sujet & l'espece du genre. [] La Danse sérieuse & héroïque porte en soi le caractere de la Tragédie. La mixte ou demi-sérieuse, que l'on nomme com munément demi-caractere, celui de la Co médie noble, autrement dit le haut-comi que. La Danse grotesque, que l'on appelle improprement Pantomime puisqu'elle ne dit rien, emprunte ses traits de la Comédie d'un genre comique, gai &
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plaisant. Les Tableaux d'histoire du célebre Vanloo sont l'image de la Danse sérieuse; ceux du Galant & de l'inimi table Boucher, celle de la Danse demi- caractere; ceux enfin de l'incompara ble Téniers, celle de la Danse comi que. Le génie des trois Danseurs qui embrasseront particuliérement ces gen res, doit être aussi différent que leur taille, leur physionomie & leur étude. L'un sera grand, l'autre galant, & le dernier plaisant. Le premier puisera ses sujets dans l'Histoire & la Fable; le se cond dans la Pastorale, & le troisieme dans l'état grossier & rustique. [] Il n'est pas moins nécessaire qu'ils aient de l'esprit, du goût & de l'ima gination, ainsi que trois grands Peintres dans des genres opposés. Ces trois Dan seurs doivent saisir cet instant de vérité
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& cette imitation juste qui place la copie au rang de l'original & qui présente l'objet réel dans l'objet imité. [] La taille qui convient au sérieux est sans contredit la taille noble & élé- gante. Ceux qui se livrent à ce genre ont sans doute plus de difficultés à surmonter, & plus d'obstacles à com battre pour arriver à la perfection. C'est avec peine qu'ils se dessinent agréable ment: plus les parties ont d'étendue, plus il est difficile de les arrondir & de les développer avec grace. Tout est sé- duisant, tout est charmant dans les pe tits enfants! leurs gestes, leurs attitudes sont pleins de graces, les contours en sont admirables. Si ce charme diminue, si tel enfant cesse de plaire, si ses bras pa roissent moins bien dessinés, si sa tête n'a plus cet agrément qui séduisoit le Spec-
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tateur, c'est qu'il grandit, que ses mem bres en s'allongeant perdent de leur gentillesse, & que les beautés réunies dans un petit espace frappent davan tage que lorsqu'elles sont éparses. L'œil aime à voir, & n'aime point à chercher. Tout ce qui ne se présente point à nos sens avec les traits de la beauté, ne nous flatte que médiocrement. En fait d'Art agréable, on fuit la peine, on craint l'examen, on veut être séduit, n'im porte à quel prix. L'instant est le Dieu qui détermine le Public; que l'Artiste le saisisse, il est sûr de plaire. [] La taille qui est propre au demi- caractere & à la Danse voluptueuse est sans contredit la moyenne; elle peut réunir toutes les beautés de la taille élé- gante. Qu'importe la hauteur, si les belles proportions brillent égale-
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ment dans toutes les parties du corps? [] La taille du Danseur comique exige moins de perfections; plus elle sera ra courcie, & plus elle prêtera de grace, de gentillesse & de naïveté à l'expression. [] Les physionomies ainsi que les tailles doivent différer. Une Figure noble, de grands traits, un caractere fier, un regard majestueux, voilà le masque du Danseur sérieux. [] Des traits moins grands, une figure aussi agréable qu'intéressante, un visage composé pour la volupté & la tendresse, est la physionomie propre au demi-ca ractere & au genre pastoral. [] Une physionomie plaisante & tou jours animée par l'enjouement & la gaieté, est la seule qui convienne aux Danseurs comiques. Ils doivent être, pour ainsi dire, les singes de la nature,
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& imiter cette simplicité, cette joie franche & cette expression sans Art qui regne au village. [] Il n'est donc question, Monsieur, pour se passer de masque & pour réus sir, que de s'étudier soi-même. Consul tons souvent notre miroir; c'est un grand Maître qui nous dévoilera tou jours nos défauts & qui nous indiquera les moyens de les pallier ou de les dé- truire, lorsque nous nous présenterons à lui, dégagés d'amour propre & de toutes préventions ridicules. Le cara ctere de la beauté est beaucoup moins nécessaire à la physionomie que celui de l'esprit; toutes celles qui, sans être régulieres, sont animées par le senti ment, plaisent bien davantage que celles qui sont belles, sans expression & sans vivacité. Le Théatre d'ailleurs est avan-
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tageux à l'Acteur; les lumieres donnent ordinairement de la valeur aux traits, & les physionomies qui sont spirituelles gagnent toujours à être vues sur la Scene. Au reste, Monsieur, les Danseurs qui péchent par la taille, par la figure & par l'esprit, & qui ont des défauts visibles & rebutans doivent renoncer au Théatre, & prendre, comme je l'ai déjà dit, un métier qui n'exige aucune perfection dans la structure ni dans les traits. Que tous ceux au contraire qui sont favorisés de la nature, qui ont un goût vif & décidé pour la Danse, & qui sont comme appellés à la pratique de cet Art, apprennent à se placer & à saisir le genre qui leur est véritablement propre; sans cette précaution, plus de réussite, plus de supériorité. Moliere n'auroit point eu de succès, s'il eût
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voulu aspirer à être Corneille, & Racine n'auroit jamais été un Moliere. [] Si M. Préville n'a pas pris les rôles de Rois, c'est que le caractere plaisant & enjoué de sa figure auroit fait rire au lieu d'en imposer; & s'il excelle dans son emploi, c'est qu'il a su le choisir comme celui qui lui convenoit le mieux, & pour lequel il étoit né. M. Lany, par la même raison s'est livré à la Danse comique; il y est admirable, parce que ce genre semble fait pour lui, ou plutôt parce qu'il est fait pour ce genre: il seroit déplacé, & n'auroit pas été supérieur, s'il eût adopté celui du célebre Dupré. [] M. Grandval n'a choisi ni les Cris pins ni les Financiers. La noblesse de sa taille, le caractere aimable de sa figure, la tendresse de son expression, ne l'au roient pas servi dans des rôles où il
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n'est pas nécessaire de ressembler à un homme de condition. M. Dumoulin pareillement s'étoit éloigné du bas co mique, il avoit embrassé comme le genre qui lui étoit propre celui des pas de deux, & de la Danse tendre & expressive. [] M. Sarrazin enfin n'auroit pas trouvé en lui ce qu'il faut pour jouer les niais & tous les rôles de Charges attachés à cet emploi. L'élévation de son ame, le caractere respectable de sa physionomie, ses organes disposés à rendre le pathéti que & à faire verser des larmes n'au roient pu convenir à des caracteres bas, qui exigent aussi peu de talent que de perfection. Il a donc pris l'emploi des Rois & des Peres nobles, rôles dans lesquels il excelle. M. Vestris à son exemple a laissé le burlesque pour se
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livrer à la Danse noble & au grand Sé- rieux, genre dont il est aujourd'hui le modele le plus parfait. [] Pour élever la Danse au degré de sublimité qui lui manque & qu'elle peut atteindre aisément, il seroit à propos que les Maîtres de Danse suivissent dans leurs leçons la même conduite que les Peintres observent dans celles qu'ils donnent à leurs éleves. Ils com mencent par leur faire dessiner l'Ovale, ils passent ensuite aux parties de la physionomie, & les réunissent enfin pour former une tête, ainsi des au tres parties du corps. Lorsque l'é- leve est parvenu à mettre une figure ensemble, le Maître lui enseigne la fa- çon de l'animer, en y répandant de la force & du caractere; il lui apprend à connoître les mouvements de la nature;
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il lui indique la maniere de distribuer avec Art ces coups de crayon qui don nent la vie, & qui impriment sur la physionomie les passions & les affections dont l'ame est imbue. [] Le Maître de Danse ainsi que le Pein tre, après avoir enseigné à son éleve les pas, la maniere de les enchaîner les uns avec les autres, les oppositions des bras, les effacements du corps & les positions de la tête, devroit encore lui montrer à leur donner de la valeur & de l'ex pression par le secours de la physiono mie. Il ne faudroit pour y réussir que lui régler des Entrées dans lesquelles il y auroit plusieurs passions à rendre. Il ne seroit pas suffisant de lui faire pein dre ces mêmes passions dans toutes leurs forces, il faudroit encore qu'il lui enseignât la succession de leurs mouve-
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ments, leurs gradations, leurs dégrada tions & les différents effets qu'elles pro duisent sur les traits. De telles leçons feroient parler la Danse & raisonner le Danseur; il apprendroit à peindre en apprenant à danser, & ajouteroit à notre Art un mérite qui le rendroit beaucoup plus estimable. [] Mais dans la situation où sont les choses, une bonne peinture m'affecte plus qu'un Ballet. Ici je vois de la conduite & du raisonnement, de la précision dans l'Ensemble, de la vérité dans le Costume, de la fidélité dans le trait historique, de la vie dans les figu res, des caracteres frappants & va riés dans les têtes, & de l'expression par-tout; c'est la nature qui m'est offerte par les mains habiles de l'Art: mais là je ne vois que des Tableaux
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aussi mal composés que désagréable ment dessinés. Voilà mon sentiment, & si l'on suivoit exactement la route que je viens de tracer, on briseroit les masques, on fouleroit aux pieds l'idole pour se vouer à la nature, & la Danse produiroit des effets si frappants, que l'on seroit forcé de la placer au niveau de la Peinture & de la Poésie. [] Si nos Maîtres de Ballets étoient des Auteurs ingénieux, si nos Danseurs étoient excellents Comédiens, où seroit la difficuté de diviser la Danse par em ploi, & de suivre l'usage que la Come die s'est imposé? Les Ballets étant des Poëmes, ils exigeroient, ainsi que les Ouvrages dramatiques un certain nom brede Personnages pour les représenter; dès-lors l'on ne diroit plus, tel Dan seur excelle dans la Chaconne, tel autre
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brille dans la Loure; telle Danseuse est admirable dans les Tambourins; celle- ci est unique pour les Passepieds, & celle-là est supérieure dans les Musettes; mais on pourroit dire alors, (& cet éloge seroit plus flatteur,) tel Danseur est inimitable dans les rôles tendres & voluptueux; tel autre est excellent dans les rôles de Tyran, & dans tous ceux qui exigent une action forte; telle Dan seuse séduit dans les rôles d'amoureuse; telle autre est incomparable dans les rôles de fureur; celle-ci enfin rend les Scenes de dépit avec une vérité sin guliere. [] Je conçois qu'un tel arrangement ne peut avoir lieu, si les Compositeurs ne renoncent à la Paysannade pour pren dre un genre plus élevé, & si les Danseurs ne quittent cette fureur de
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remuer les jambes & les bras ma chinalement. [] Tel est le caractere de la belle Danse, qu'il faut y substituer le raisonnement à l'imbécillité; l'esprit aux tours de force; l'expression aux difficultés; les Tableaux aux cabrioles; les graces aux minauderies; le sentiment à la routine des pieds, & les caracteres variés de la physionomie à ces masques tiedes qui n'en portent aucun. [] On pourroit m'alléguer encore que le masque sérieux porte un caractere de noblesse; qu'il ne dérobe point les yeux du Danseur, & qu'on peut lire dans leurs regards les mouvements qui les affectent: je répondrai premiére ment qu'une physionomie qui n'a qu'un caractere, n'est pas une physionomie théatrale. Secondement, que le masque
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ayant une épaisseur, & résultant d'un moule dont la forme differe de celle des physionomies qui s'en servent, il est impossible qu'il emboîte exactement les traits; non seulement il grossit la tête & lui fait perdre ses justes propor tions, mais il enterre, il étouffe encore les regards. En supposant même qu'il ne prive point les yeux de l'expression qu'ils doivent avoir, ne s'oppose-t-il pas à l'altération que les passions pro duisent sur les traits & sur la couleur du visage? Le Public peut-il les voir naître, s'appercevoir de leurs progrès & suivre le Danseur dans tous ses mou vements? [] L'imagination, diront les défenseurs du masque, supplée à ce qui nous est caché, & lorsque nous voyons les yeux étincelants de jalousie, nous croyons
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voir le reste de la physionomie allumé du feu de cette passion. Non, Monsieur, l'imagination quelque vive qu'elle soit ne se prête point à des contre-sens de cette espece; des yeux exprimant la tendresse, tandis que les traits peindront la haine, des regards pleins de fureur lorsque la physionomie sera gaie & en jouée, sont des contrastes qui ne se ren contrent point dans la nature, & qui sont trop révoltants, pour que l'imagi nation, quelque complaisante qu'elle soit puisse les concilier. Voilà pourtant l'effet que produit le masque sérieux; il est toujours gracieux & ne peut chan ger de caractere, lorsque les yeux en prennent à chaque instant de nouveaux. [] Il y a plus de deux mille ans, diront les Apologistes du masque, que les visages postiches sont en usage; mais il
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y a deux mille ans qu'on est dans l'erreur à cet égard; cette erreur étoit cependant pardonnable aux an ciens, & ne peut l'être chez les mo dernes. [] Les Spectacles autrefois étoient au tant pour le peuple que pour les gens d'un certain ordre. Pauvres, riches, tout le monde y étoit admis; il falloit donc de vastes enceintes pour contenir un nombre infini de Spectateurs, qui n'auroient point trouvé le plaisir qu'ils venoient chercher, si l'on n'eût eu re cours à des masques énormes, à un ventre, à des mollets postiches & à des cothurnes fort exhaussés. [] Mais aujourd'hui que nos Salles sont resserrées; qu'elles ont peu d'éten due; que la porte est fermée à quiconque ne paie pas; on n'a pas besoin de sup-
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pléer aux gradations du lointain; l'Acteur ainsi que le Danseur doivent paroître sur la Scene dans leurs propor tions naturelles; le masque leur devient étranger; il ne fait que cacher les mou vements de leur ame; il est un obsta cle aux progrès & à la perfection de l'Art. [] Cependant, dira-t-on encore, les masques ont été imaginés pour la Danse. Il n'y a rien de certain là-dessus, Monsieur, & il y a même plus d'appa rence qu'ils l'ont été pour la Tragédie & la Comédie. Pour en être plus surs & pour nous en convaincre remon tons, s'il est possible, à leur ori gine. [] Orphée & Linus, suivant Quintilien, en parloient dans leurs Poésies: mais à quoi servoient-ils dans ce temps-là au
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Théatre? On ne les connoissoit pas encore. [] Thespis qui vint après eux,
...... Fut le premier qui barbouillé de lie,
Promena par les Bourgs cétte heureuse folie,
Et d'Acteurs mal ornés, chargeant un tombereau
Amusa les Passants d'un Spectacle nouveau. [] Eschyle lui succéda, &.....
..... Dans les Chœurs jetta les Personnages,
D'un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d'un Théatre en public exhaussé,
Fit paroître l'Acteur d'un Brodequin chaussé. [] Voilà donc des masques: mais étoient- ils faits pour les Danseurs? les Auteurs ne s'expliquent point, & ne parlent que des Acteurs. [] Sophocle & Euripide après eux n'in troduisirent rien de nouveau; ils per fectionnerent seulement la Tragédie, & ne changerent aux masques d' Eschyle
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que la forme dont ils avoient besoin pour les différents caracteres de leurs pieces. [] A peu près dans le même temps parut Cratès, à l'exemple d' Epicharmus & de Phormis, Poëtes Siciliens; il donna à la Comédie un Théatre plus décent, & dans un ordre plus régulier. L'His toire ne dit rien de ce qu'ils firent pour les masques: peut-être différencierent- ils les masques comiques des tragiques. [] Je consulte encore Aristophane & Ménandre, mais ils ne m'instruisent de rien; je vois que ce premier donne Socrate en Spectacle dans sa Piece des Nuées, & qu'il fait sculpter un masque qui en excitant la risée de la Populace, n'offroit sans doute que la Charge des traits de ce grand Philosophe. [] Je passe chez les Romains; Plaute
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& Térence ne me parlent point des mas ques destinés aux Pantomimes. Je vois dans les anciens Manuscrits, sur les Pierres gravées, sur les Médailles & à la tête des Comédies de Térence des masques tout aussi hideux que ceux dont on se servoit à Athenes. [] Roscius & Æsopus m'éblouissent, mais ce sont des Acteurs & non des Danseurs. Je tâche en vain de décou vrir le temps de l'origine des masques à Rome, recherche inutile. Dioméde dit bien que ce fut un Roscius Gallus, qui le premier s'en servit pour cacher un défaut qu'il avoit dans les yeux, mais il ne me dit pas dans quel temps ce Roscius vivoit; ce qui n'avoit été employé d'abord que pour dérober une difformité, devint par la suite ab solument nécessaire, vu l'immensité des
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Théatres, & on fit, ainsi qu'à Athenes, des masques énormes. Grands yeux de travers, bouche large & béante, levres pendantes, pustules au front, joues bouffies, tels étoient les masques des anciens. [] On ajoutoit encore à ces masques une espece de cornet ou de porte-voix, qui portoit les sons avec fracas aux Specta teurs les plus éloignés; ils furent incrustés d'airain: on employa ensuite une espece de marbre que Pline nommoit Cal c{??}ophonos ou son d'Airain, parce qu'il rendoit un son semblable à celui de ce métal. [] Les anciens avoient encore des mas ques à deux visages; le profil du côté droit étoit gai, celui du côté gauche étoit triste & de mauvaise humeur; l'Acteur avoit soin selon l'exigence des
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cas & la situation où il se trouvoit, de{??} présenter le côté de la physionomie dont le caractere étoit analogue à l'ac tion qu'il avoit à rendre. [] On faisoit enfin des masques criti ques; on se donnoit la liberté de jouer les Citoyens, & les Sculpteurs chargés de l'exécution des masques imitoient la ressemblance de ceux que l'on don noit en Spectacle. [] Ces masques énormes étoient sculptés en bois, & d'une pesanteur considéra ble; ils enveloppoient toute la tête, & ils avoient pour base les épaules. Je vous laisse à penser, Monsieur, s'il est possible d'imaginer que de pareils far deaux aient été créés pour la Danse; ajoutez encore l'attirail, le ventre, les mollets, les cuisses postiches & les échasses, & vous verrez qu'il n'est pas
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probable que cet accoûtrement ait été imaginé par un Art enfant de la liberté, qui craint les entraves d'une mode embarrassante, & qui cesse de se mon trer dès qu'il cesse d'être libre. [] Ce Costume étoit si gênant & si in commode, que l'Acteur récitant ne fai soit aucun mouvement. La déclama tion étoit souvent partagée entre deux personnes, l'un faisoit les gestes, tandis que l'autre déclamoit. [] On seroit presque tenté de croire que les anciens n'avoient aucune idée de Danse analogue à celle de nos jours; car comment concilier notre exécution vive & brillante avec l'attirail lourd & incommode des Grecs & des Romains [] Il est vrai, dit Lucien, que les mas ques des Pantomimes étoient moins difformes que ceux des Acteurs; que
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leur équipage étoit propre & convena ble; mais les masques étoient-ils moins grands? Les Danseurs avoient-ils moins besoin de s'enfler & de se grossir? de voient-ils moins ménager le lointain que les Acteurs? Il y auroit de l'absur dité à le penser; ceux-ci auroient donc été des colosses & les autres des pygmées. [] Voilà, Monsieur, le seul passage qui puisse assurer que les Pantomimes se servoient du masque, mais il n'en est aucun dans les Auteurs anciens ni dans les Auteurs modernes qui ont traité de cette matiere, qui me convainque que ces figures colossalles aient été enfan tées pour la Danse. [] Enfin, Monsieur, la Comédie Fran- çoise a secoué cet usage, non par fri volité, mais par raison. On a senti que
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ces ombres inanimées & imparfaites de la belle nature, s'opposoient à la vérité & à la perfection du Comédien. [] L'Opéra qui de tous les Spectacles est celui qui se rapproche le plus de celui des Grecs, n'a adopté les masques que pour la Danse seulement, preuve convaincante que l'on n'a jamais soup- çonné cet Art de pouvoir parler. Si l'on s'étoit imaginé qu'il pût imiter, on se seroit bien gardé de lui mettre un mas que, & de le priver des secours les plus utiles au langage sans parole, & à l'expression vive & animée des mou vements de l'ame désignés par les signes extérieurs. [] Que l'on continue à danser comme on danse; que les Ballets ne soient en usage à l'Opéra que pour donner le temps aux Acteurs essouflés de
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reprendre leur respiration; qu'ils n'in téressent pas davantage que les en tractes monotones de la Comédie, & l'on pourra sans danger conserver l'u sage de ces visages mornes auxquels on ne peut préférer une physionomie morte & inanimée. Mais si l'Art se perfection ne, si les Danseurs s'attachent à peindre & à imiter, il faut alors quitter la gêne, abandonner les masques, & en briser les moules. La nature ne peut s'asso cier à l'art grossier; ce qui l'éclipse & ce qui la dégrade doit être proscrit par l'Artiste éclairé. [] Il est aussi difficile, Monsieur, de démêler l'origine des masques, que de se former une idée juste des Spectacles & de la Danse des anciens. Cet Art, ainsi que quantité de choses précieuses, ont été, pour ainsi dire, enterrées dans
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les ruines de l'antiquité. Il ne nous reste de tant de beautés que de foibles es quisses auxquelles chaque Auteur prête des traits & des couleurs différentes; chacun d'eux leur donne le caractere qui flatte son goût & son génie. Les contradictions continuelles qui régnent dans ces ouvrages, loin de nous éclai rer, nous replongent dans notre pre miere obscurité. L'antiquité à certains égards est un cahos qu'il nous est im possible de débrouiller; c'est un monde dont l'immensité nous est inconnue; chacun prétend y voyager sans s'égarer & sans se perdre. Cette multitude de choses qui se présentent à nous dans l'éloignement le plus considérable, est l'image d'une perspective trop étendue; l'œil s'y perd & ne distingue qu'impar faitement; mais l'imagination vient au
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secours, elle supplée à la distance & à la foiblesse des regards; l'enthousia sme rapproche les objets; il en crée de nou veaux; il s'en fait des monstres; tout lui paroît grand, tout enfin lui semble gi gantesque. L'on pourroit appliquer ici ces Vers de Moliére dans les Femmes savantes....
.... J'ai vu clairement des hommes dans la Lune.
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Je n'ai point encor vu d'hommes, comme je crois;
Mais j'ai vu des clochers tout comme je vous vois. [] Telle est la vicissitude des choses & leur instabilité. Les Arts ainsi que les Empires sont sujets à révolution; ce qui brille aujourd'hui avec le plus d'é- clat, dégénére ensuite & tombe au bout de quelque temps dans une langueur & une obscurité profonde. Quoi qu'il en soit, (& les sentiments à cet égard sont uniformes) les anciens parloient
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avec les mains; leurs doigts étoient, pour ainsi dire, autant de langues qui s'exprimoient avec facilité, avec force & avec énergie; le climat, le tempé- rament & l'application que l'on ap portoit à perfectionner l'Art du geste, l'avoient porté à un degré de subli mité que nous n'atteindrons jamais si nous ne nous donnons les mêmes soins qu'eux pour nous distinguer dans cette partie. La dispute de Ci ceron & de Roscius, à qui rendroit mieux la pensée, Ciceron par le tour & l'arrangement des mots, & Roscius par le mouvement des bras & l'ex pression de la physionomie, prouve très-clairement que nous ne som mes encore que des enfants; que nous n'avons que des mouvements machinaux & indéterminés, sans
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signification, sans caractere & sans vie. [] Les anciens avoient des bras, & nous avons des jambes: réunissons, Monsieur, à la beauté de notre exé- cution, l'expression vive & animée des Pantomimes; détruisons les mas ques, ayons une ame, & nous serons les premiers Danseurs de l'Univers. Je suis, &c.
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LETTRE X.

[] J'Ai dit, Monsieur, que la Danse étoit trop composée & le mouvement symmétrique des bras trop uniforme, pour que les Tableaux pussent avoir de la variété, de l'expression & du natu rel; il faudroit donc si nous voulons rapprocher notre Art de la vérité, donner moins d'attention aux jambes, & plus de soin aux bras; abandonner les cabrioles pour l'intérêt des gestes; faire moins de pas difficiles, & jouer davantage de la physionomie; ne pas mettre tant de force dans l'exécution, mais y mêler plus d'esprit; s'écarter avec grace des regles étroites de l'Ecole, pour suivre les impressions de la nature
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& donner à la Danse l'ame & l'action qu'elle doit avoir pour intéresser. Je n'entends point au reste par le mot d'action celle qui ne consiste qu'à se remuer, à se donner de la peine, à faire des efforts & à se tourmenter comme un forcené pour sauter, ou pour montrer une ame que l'on n'a pas. [] L'action en matiere de Danse est l'Art de faire passer par l'expression vraie de nos mouvements, de nos gestes & de la physionomie, nos senti ments & nos passions dans l'ame des Spectateurs. L'action n'est donc autre chose que la Pantomime. Tout doit peindre, tout doit parler chez le Dan seur; chaque geste, chaque attitude, chaque port de bras doit avoir une expression différente; la vraie Panto-
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mime en tout genre, suit la nature dans toutes ses nuances. S'en écarte-t-elle un instant? elle fatigue, elle révolte. Que les Danseurs qui commencent ne confondent pas cette Pantomime noble, dont je parle, avec cette ex pression basse & triviale que les Bouf fons d'Italie ont apporté en France & que le mauvais goût semble avoir adopté. [] Je crois, Monsieur, que l'Art du geste est resserré dans des bornes trop étroites pour produire de grands effets. La seule action du bras droit que l'on porte en avant pour décrire un quart de cercle, pendant que le bras gauche qui étoit dans cette position, rétro grade par la même route pour s'éten dre de nouveau & former l'opposition avec la jambe, n'est pas suffisante pour
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exprimer les passions: tant qu'on ne variera pas davantage les mouvements des bras, ils n'auront jamais la force d'émouvoir & d'affecter. Les anciens étoient nos Maîtres à cet égard, ils con noissoient mieux que nous l'Art du geste, & c'est dans cette partie seule de la Danse qu'ils l'emportoient sur les modernes. Je leur accorde avec plaisir ce qui nous manque, & ce que nous posséderons lorsqu'il plaira aux Danseurs de secouer des regles qui s'opposent à la beauté & à l'esprit de leur Art. [] Le port des bras devant être aussi varié que les différentes passions que la Danse peut exprimer, les regles re- çues deviennent presque inutiles; il faudroit les enfreindre & s'en écarter à chaque instant, ou s'opposer en les
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suivant exactement aux mouvements de l'ame, qui ne peuvent se limiter par un nombre déterminé de gestes. [] Les passions varient & se divisent à l'infini; il faudroit donc autant de préceptes qu'il y a chez elles de varia tion. Où est le Maître qui voulût en treprendre un tel ouvrage? [] Le geste puise son principe dans la passion qu'il doit rendre; c'est un trait qui part de l'ame, il doit faire un prompt effet, & toucher au but, lors qu'il est lancé par le sentiment. [] Instruit des principes fondamentaux de notre Art, suivons les mouvements de notre ame, elle ne peut nous trahir lorsqu'elle sent vivement; & si dans ces instants elle entraîne le bras à tel ou tel geste, il est toujours aussi juste que correctement dessiné, & son
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effet est sûr. Les passions sont les ressorts qui font jouer la machine: quels que soient les mouvements qui en résultent, ils ne peuvent manquer d'être vrais. Il faut conclure d'après cela que les préceptes stériles de l'Ecole doivent disparoître dans la Danse en action pour faire place à la nature. [] Rien n'est si difficile à ménager que ce que l'on appelle bonne grace; c'est au goût à l'employer & c'est un dé- faut que de courir après elle, & d'en répandre également par-tout. Peu de prétention à en montrer, une négligence bien entendue à la dérober quelquefois ne la rend que plus piquante, & lui prête un nouvel attrait. Le goût en est le distributeur, c'est lui qui donne aux graces de la valeur & qui les rend ai mables: marchent-elles sans lui, elles
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perdent leur nom, leurs charmes & leur effet? ce n'est plus que de la minauderie dont la fadeur devient insoutenable. [] Il n'appartient pas à tout le monde d'avoir du goût; la nature seule le donne, l'éducation le rafine & le per fectionne; toutes les regles que l'on établiroit pour en donner, seroient inu tiles. Il est né avec nous, ou il ne l'est pas: s'il l'est, il se manifestera de lui- même; s'il ne l'est pas, le Danseur sera toujours médiocre. [] Il en est de même des mouvements des bras; la bonne grace est à ces der niers, ce que le goût est à la bonne grace: on ne peut réussir dans l'action Pantomime, sans être également servi par la nature; lorsqu'elle nous donne les premieres leçons, les progrès ne peuvent manquer d'être rapides.
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[] Concluons que l'action de la Danse est trop restreinte; que l'agrément & l'esprit ne peuvent se communiquer également à tous les êtres; que le goût & les graces ne se donnent point. En vain cherche-t-on à en prêter à ceux qui ne sont point faits pour en avoir, c'est semer son grain sur un terrein pierreux; quantité de charlatans en vendent, une plus grande quantité de dupes s'imaginent en acquérir en payant, mais ils n'ont qu'un faux vernis qui se ternit & disparoît bientôt; le profit est au vendeur, & la sottise à l'acheteur; c'est Ixion qui embrasse la nue. [] Les Romains avoient cependant des écoles où l'on enseignoit l'Art de la Saltation, ou si vous voulez celui du geste & de la bonne grace, mais les
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Maîtres étoient-ils contents de leurs écoliers? Roscius ne le fut que d'un seul que la nature sans doute avoit servi, encore y trouvoit-il toujours quelque chose à reprendre. [] Que mes confreres se persuadent que j'entends par gestes les mouve ments expressifs des bras soutenus par les caracteres frappants & variés de la physionomie. Les mains d'un Danseur habile doivent, pour ainsi dire, parler; si son visage ne joue point; si l'altéra tion que les passions impriment sur les traits n'est pas sensible; si ses yeux ne déclament point & ne décélent pas la situation de son cœur, son expression dès-lors est fausse, son jeu est machinal, & l'effet qui en résulte péche par le désa grément & par le défaut de vérité & de vraisemblance.
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[] On ne peut se distinguer au Théatre que lorsqu'on est aidé par la nature, c'étoit le sentiment de Roscius. Selon lui, dit Quintilien, l'Art du Pantomime consiste dans la bonne grace & dans l'expression naïve des affections de l'ame; elle est au-dessus des regles & ne se peut enseigner; la nature seule la donne. [] Pour hâter les progrès de notre Art & le rapprocher de la vérité, il faut faire un sacrifice de tous les pas trop compliqués; ce que l'on perdra du côté des jambes se retrouvera du côté des bras; plus les pas seront simples & plus il sera facile de leur associer de l'expression & des graces: le goût fuit toujours les difficultés, il ne se trouve jamais avec elles; que les Artistes les réservent pour l'étude, mais qu'ils ap prennent à les bannir de l'exécution;
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elles ne plaisent point au Public; elles ne font même qu'un plaisir médiocre à ceux qui en sentent le prix. Je regarde les difficultés multipliées de la Musique & de la Danse comme un jargon qui leur est absolument étranger; leurs voix doivent être touchantes, c'est tou jours au cœur qu'elles doivent parler; le langage qui leur est propre est celui du sentiment; il séduit généralement, parce qu'il est entendu généralement de toutes les Nations. [] Tel Violon est admirable, me dira- t-on; cela se peut, mais il ne me fait aucun plaisir, il ne me flatte point, & il ne me cause aucune sensation; c'est qu'il a un langage, me répondra l'A mateur, que vous n'entendez point. Cette conversation n'est pas à la portée de tout le monde, continuera-t-il, mais
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elle est sublime pour quiconque peut la comprendre & la sentir, & ses sons sont autant de sentiments qui séduisent & qui affectent lorsque l'on conçoit son langage. [] Tant pis pour ce grand Violon, lui dirai-je, si son mérite ne se borne uniquement qu'à plaire au petit nom bre. Les Arts sont de tous les pays; qu'ils empruntent la voix qui leur est propre, ils n'auront pas besoin d'in terprete, & ils affecteront également & le connoisseur & l'ignorant; leur effet ne se borne-t-il au-contraire qu'à frap per les yeux sans toucher le cœur, sans remuer les passions, sansébranler l'ame? ils cessent dès-lors d'être aimables & de plaire; la voix de la nature & l'expres sion fidelle du sentiment jetteront tou jours l'émotion dans les ames les moins
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sensibles, le plaisir est un tribut que le cœur ne peut refuser aux choses qui le flattent & qui l'intéressent. [] Un grand Violon d'Italie arrive-t-il à Paris, tout le monde le court & per sonne ne l'entend; cependant on crie au miracle. Les oreilles n'ont point été flattées de son jeu, ses sons n'ont point touché, mais les yeux se sont amusés; il a démanché avec adresse, ses doigts ont parcouru le manche avec légéreté; que dis-je? il a été jusqu'au chevalet; il a accompagné ces difficultés de plu sieurs contorsions qui étoient autant d'invitations, & qui vouloient dire, Messieurs, regardez-moi, mais ne m'é- coutez-pas: ce passage est diabolique; il ne flattera pas votre oreille, quoi qu'il fasse grand bruit, mais il y a vingt ans que je l'étudie. L'applaudisse-
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ment part; les bras & les doigts méri tent des éloges, & on accorde à l'homme machine & sans tête, ce que l'on refu sera constamment de donner à un Violon François qui réunira au brillant de la main, l'expression, l'esprit, le génie & les graces de son Art. [] Les Danseurs Italiens ont pris depuis quelque temps le contre-pied des Musi ciens. Ne pouvant occuper agréable ment la vue, & n'ayant pu hériter de la gentillesse de Fossan, ils font beau coup de bruit avec les pieds en mar quant toutes les notes; de sorte qu'on voit jouer avec admiration les Violons de cette Nation, & qu'on écoute dan ser avec plaisir leurs Pantomimes. Ce n'est point là le but que les beaux Arts se proposent; ils doivent peindre, ils doivent imiter; une élégante simplicité
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convient à leurs charmes. La beauté se perd toujours sous les colifichets de la mode; le simple est son fard; la nature compose ses agréments; les graces ajoutent à ses traits; l'esprit les anime & leur prête encore un nouvel éclat. Tant que l'on sacrifiera le goût aux dif ficultés, que l'on ne raisonnera pas, que l'on dansera en mercenaire, & que l'on fera un métier vil d'un Art agréable; la Danse loin de faire des progrès, dégénérera, & rentrera dans l'obscurité où elle étoit il n'y a pas plus d'un siecle. [] Ce ne seroit pas m'entendre que de penser que je cherche à abolir les mou vements ordinaires des bras, tous les pas difficiles & brillants, & toutes les positions élégantes de la Danse; je de mande plus de varieté & d'expression
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dans les bras; je voudrois les voir parler avec plus d'énergie; ils peignent le sentiment & la volupté, mais ce n'est pas assez, il faut encore qu'ils peignent la fureur, la jalousie, le dépit, l'in constance, la douleur, la vengeance, l'ironie, toutes les passions innées enfin dans l'homme, & que d'accord avec les yeux, la physionomie & les pas, ils me fassent entendre le cri de la nature. Je veux encore que les pas soient placés avec autant d'esprit que d'Art, & qu'ils répondent à l'action & aux mouve ments de l'ame du Danseur; j'exige que dans une expression vive on ne forme point de pas lents; que dans une Scene grave on n'en fasse point de légers; que dans des mouvements de dépit on sache éviter tous ceux qui ayant de la légéreté, trouveroient place
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dans un moment d'inconstance; je voudrois enfin que l'on cessât d'en faire dans les instants de désespoir & d'ac cablement: c'est au visage seul à pein dre; c'est aux yeux à parler; les bras même doivent être immobiles, & le Danseur dans ces sortes de Scenes ne sera jamais si excellent que lorsqu'il ne dansera pas; toutes mes vues, toutes mes idées ne tendent uniquement qu'au bien & à l'avancement des jeunes Dan seurs & des nouveaux Maîtres de Bal lets; qu'ils pesent mes idées, qu'ils se fassent un genre neuf, ils verront alors que tout ce que j'avance peut se mettre en pratique & réunir tous les suffrages. [] Quant aux positions, tout le monde sait qu'il y en a cinq; on prétend même qu'il y en a dix divisées assez singuliére ment en bonnes ou en mauvaises, en
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fausses ou en vraies: le compte n'y fait rien, & je ne le contesterai point; je dirai simplement que ces positions sont bon nes à savoir & meilleures encore à ou blier, & qu'il est de l'Art du grand Dan seur de s'en écarter agréablement. Au reste, toutes celles où le corps est ferme & bien dessiné sont excellentes; je n'en connois de mauvaises que lorsque le corps est mal grouppé, qu'il chancelle & que les jambes ne peuvent le soutenir. Ceux qui sont attachés à l'alphabet de leur profession, me traiteront d'innova teur & de fanatique, mais je les renver rai à l'Ecole de la Peinture & de la Sculpture, & je leur demanderai ensuite s'ils approuvent ou s'ils condamnent la position du beau Gladiateur & celle de l'Hercule? Les désaprouvent-ils? j'ai gain de cause, ce sont des aveugles: les
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approuvent-ils? ils ont perdu, puisque je leur prouverai que les positions de ces deux statues, chef-d'œuvres de l'an tiquité, ne sont pas des positions adop tées dans les principes de la Danse. [] La plus grande partie de ceux qui se livrent au Théatre, croient qu'il ne faut avoir que des jambes pour être Danseur; de la mémoire pour être Co médien; & de la voix pour être Chan teur. En partant d'un principe aussi faux, les uns ne s'appliquent qu'à re muer les jambes, les autres qu'à faire des efforts de mémoire, & les derniers qu'à pousser des cris ou des sons; ils sont étonnés, après plusieurs années d'un tra vail pénible, d'être détestables; mais il n'est pas possible de réussir dans un Art sans en étudier les principes, sans en connoître l'esprit, & sans en sentir les
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effets. Un bon Ingénieur ne s'emparera pas des ouvrages les plus foibles d'une Place, s'ils sont commandés par des hauteurs capables de les défendre & de l'en déloger; l'unique moyen d'assurer sa conquête, est de se rendre Maître des principaux ouvrages & de les empor ter, parce que ceux qui leur sont infé- rieurs ne feront plus alors qu'une foible résistance, ou se rendront d'eux-mêmes. Il en est des Arts comme des Places, & des Artistes comme des Ingénieurs; il ne s'agit pas d'effleurer, il faut ap profondir; ce n'est pas assez que de connoître les difficultés, il faut les combattre & les vaincre. Ne s'attache- t-on qu'aux petites parties, ne saisit-on que la superficie des choses? on languit dans la médiocrité & dans l'obscurité la plus honteuse.
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[] Je ferai d'un homme ordinaire un Danseur comme il y en a mille, pourvu qu'il soit passablement bien fait; je lui enseignerai à remuer les bras & les jambes & à tourner la tête; je lui don nerai de la fermeté, du brillant & de la vîtesse, mais je ne pourrai le douer de ce feu, de ce génie, de cet esprit, de ces graces & de cette expression de sentiment qui est l'ame de la vraie Pantomime: la nature fut toujours au- dessus de l'Art, il n'appartient qu'à elle de faire des miracles. [] Le défaut de lumieres & la stupidité qui regne parmi la plupart des Dan seurs, prend sa source de la mauvaise éducation qu'ils reçoivent ordinaire ment. Ils se livrent au Théatre, moins pour s'y distinguer que pour secouer le joug de la dépendance; moins pour
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se dérober à une profession plus tran quille, que pour jouir des plaisirs qu'ils croient y rencontrer à chaque instant; ils ne voient dans ce premier moment d'enthousiasme que les roses du talent qu'ils veulent embrasser; ils apprennent la danse avec fureur; leur goût se ra lentit à mesure que les difficultés se font sentir & qu'elles se multiplient; ils ne saisissent que la partie grossiere de l'Art; ils sautent plus ou moins haut; ils s'attachent à former machina lement une multitude de pas, & sem blables à ces enfants qui disent beau coup de mots sans esprit & sans suite, ils font beaucoup de pas sans génie, sans goût & sans graces. [] Ce mêlange innombrable de pas en chaînés plus ou moins mal, cette exécu tion difficile, ces mouvements compli-
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qués, ôtent, pour ainsi dire, la parole à la Danse. Plus de simplicité, plus de dou ceur & de moëlleux dans les mouvements procureroit au Danseur la facilité de peindre & d'exprimer. Il pourroit se partager entre le méchanisme des pas & les mouvements qui sont propres à rendre les passions; la Danse alors délivrée des petites choses, pourroit se livrer aux plus grandes. Il est constant que l'essouflement qui résulte d'un tra vail si pénible étouffe le langage du sentiment; que les entrechats & les cabrioles altérent le caractere de la belle Danse, & qu'il est moralement impos sible de mettre de l'ame, de la vérité & de l'expression dans les mouvements, lorsque le corps est sans cesse ébranlé par des secousses violentes & réité- rées, & que l'esprit n'est exactement
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occupé qu'à le préserver des accidents & des chûtes qui le menacent à chaque instant. [] On ne doit pas s'étonner de trouver plus d'intelligence & de facilité à ren dre le sentiment parmi les Comédiens que parmi les Danseurs. La plupart des premiers reçoivent communément plus d'éducation que les derniers. Leur état d'ailleurs les porte à un genre d'étude propre à leur donner avec l'u sage du monde & le ton de la bonne compagnie, l'envie de s'instruire & d'étendre leurs connoissances au-delà des bornes du Théatre; ils s'attachent à la Littérature; ils connoissent les Poëtes, les Historiens & plusieurs d'en tr'eux ont prouvé par leurs ouvrages qu'ils joignoient au talent de bien dire, celui de composer agréablement. Si
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toutes ces connoissances ne sont pas exactement analogues à leur profession, elles ne laissent pas de contribuer à la perfection à laquelle ils parviennent. De deux Acteurs également servis par la nature, celui qui sera le plus éclairé sera sans contredit celui qui mettra le plus d'esprit & de légéreté dans son jeu. [] Les Danseurs devroient s'attacher ainsi que les Comédiens à peindre & à sentir, puisqu'ils ont le même objet à remplir. S'ils ne sont vivement affectés de leurs rôles; s'ils n'en saisissent le ca ractere avec vérité, ils ne peuvent se flatter de réussir & de plaire; ils doi vent également enchaîner le Public par la force de l'illusion, & lui faire éprouver tous les mouvements dont ils sont animés. Cette vérité, cet enthou siasme qui caractérisent le grand Acteur
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& qui est l'ame des beaux Arts, est, si j'ose m'exprimer ainsi, l'image du coup électrique; c'est un feu qui se communique avec rapidité, qui em brase dans un instant l'imagination des Spectateurs, qui ébranle leur ame, & qui force leur cœur à la sensi bilité. [] Le cri de la nature, ou les mouve ments vrais de l'action Pantomime doi vent également toucher; le premier attaque le cœur par l'ouie, les der niers par la vue: ils feront l'un & l'autre une impression aussi forte, si cependant les images de la Pantomime sont aussi vives, aussi frappantes & aussi animées que celles du discours. [] Il n'est pas possible d'imprimer cet intérêt en récitant machinalement de beaux vers, & en faisant tout simplement
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de beaux pas; il faut que l'ame, la physionomie, le geste & les attitudes parlent toutes à la fois, & qu'elles par lent avec autant d'énergie que de vérité. Le Spectateur se mettra-t-il à la place de l'Acteur, si celui-ci ne se met à celle du Héros qu'il représente? Peut-il espérer d'attendrir & de faire verser des larmes, s'il n'en répand lui-même? Sa situation touchera-t-elle, s'il ne la rend touchante, & s'il n'en paroît vivement affecté? [] Vous me direz peut-être que les Comédiens ont sur les Danseurs l'a vantage de la parole, la force & l'éner gie du discours. Mais ces derniers n'ont- ils pas les gestes, les attitudes, les pas & la musique que l'on doit regarder comme l'organe & l'interprete des mou vements successifs du Danseur?
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[] Pour que notre Art parvienne à ce degré de sublimité que je demande & que je lui souhaite, il est indispen sablement nécessaire que les Danseurs partagent leur temps & leurs études entre l'esprit & le corps, & que tous les deux soient ensemble l'objet de leurs réflexions; mais on donne malheureuse ment tout au dernier, & l'on refuse tout à l'autre. La tête conduit rarement les jambes, & comme l'esprit & le génie ne résident pas dans les pieds, on s'é- gare souvent, l'homme s'éclipse, il n'en reste qu'une machine mal combinée, li vrée à la stérile admiration des sots & au juste mépris des connoisseurs. [] Etudions donc, Monsieur; cessons de ressembler à ces marionnettes, dont les mouvements dirigés par des fils grossiers n'amusent & ne font illusion
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Peuple. Si notre ame détermine le jeu & l'action de nos ressorts, dès lors les pieds, les jambes, le corps, la physionomie & les yeux seront mus dans des sens justes, & les effets résultants de cette harmonie & de cette intelligence intéresseront égale ment le cœur & l'esprit. Je suis, &c.
[]

LETTRE XI.

[] IL est rare, Monsieur, pour ne pas dire impossible de trouver des hommes exactement bien faits; & par cette rai son, il est très-commun de rencon trer une foule de Danseurs construits
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désagréablement, & dans lesquels on n'apperçoit que trop souvent des dé- fauts de conformation que toutes les ressources de l'Art ont peine à réparer. Seroit-ce par une fatalité attachée à la nature humaine que nous nous éloi gnons toujours de ce qui nous convient, & que nous nous proposons si commu nément de courir une carriere dans la quelle nous ne pouvons ni marcher ni nous soutenir? C'est cet aveuglement, c'est cette ignorance dans laquelle nous sommes de nous-mêmes, qui produi sent la foule immense de mauvais Poë- tes, de Peintres médiocres, de plats Comédiens, de Musiciens bruyants, de Danseurs ou de Baladins détesta bles; que sai-je, Monsieur, d'hommes insupportables dans tous les gen res. Ces mêmes hommes placés où ils
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devoient être auroient été utiles à l'humanité, ils auroient bien mérité de leur Patrie; mais hors du lieu & du rang qui leur étoient assignés, leur véritable talent est enfoui, & celui d'être à l'envi plus ridicules les uns que les autres lui est substitué. [] La premiere considération à faire lorsqu'on se destine à la Danse, dans un âge du moins où l'on est capable de réfléchir, est celle de sa construction. Ou les vices naturels qu'on observe en soi sont tels que rien ne peut y remédier; en ce cas, il faut perdre sur le champ & totalement de vue l'idée que l'on s'étoit formée de l'avantage de concourir aux plaisirs des autres; ou ces vices peuvent être réformés par une application, par une étude constante & par les conseils & les avis d'un
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Maître savant & éclairé; & dès-lors il importe essentiellement de ne négliger aucun des efforts qui peuvent remédier à des imperfections dont on triom phera, si l'on prévient le temps où les parties ont acquis leur dernier degré de force & de consistance, où la na ture a pris son pli, & où le défaut à vaincre s'est fortifié par une habitude trop longue & trop invétérée pour pou voir être détruit. [] Malheureusement il est peu de Dan seurs capables de ce retour sur eux- mêmes. Les uns aveuglés par l'amour propre imaginent être sans défauts; les autres ferment, pour ainsi dire, les yeux sur ceux que l'examen le plus léger leur feroit découvrir; or dès qu'ils ignorent ce que tout homme qui a quelques lumieres est en droit de leur
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reprocher, leurs travaux ne sont étayés sur aucuns principes raisonnés & suivis; ils dansent moins en hommes qu'en machines; l'arrangement dispropor tionné des parties s'oppose sans cesse en eux au jeu des ressorts & à l'har monie qui devroit former un En semble; plus de liaison dans les pas; plus de moëlleux dans les mouvements; plus d'élégance dans les attitudes & dans les oppositions; plus de propor tions dans les déployements, & par conséquent plus de fermeté ni d'à-plomb. Voilà, Monsieur, où se réduit l'exécu tion des Danseurs qui croient que la Danse ne consiste que dans une action quelconque des bras & des jambes, & qui dédaignent de s'envisager eux- mêmes dans le moment de leur étude & de leurs exercices. Nous pouvons
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sans les offenser & en leur rendant la justice qui leur est due, les nommer les automates de la Danse. [] Vraisemblablement si les bons Maî- tres étoient plus communs, les bons éleves ne seroient pas si rares; mais les Maîtres qui sont en état d'enseigner ne donnent point de leçons, & ceux qui en devroient prendre ont toujours la fureur d'en donner aux autres. Que dirons-nous de leur négligence & de l'uniformité avec laquelle ils enseignent? la vérité, n'est qu'une, s'écriera-t-on; j'en conviens, mais n'est-il qu'une ma niere de la démontrer & de la faire passer aux écoliers que l'on entreprend, & ne doit-on pas nécessairement les conduire au même but par des chemins différents? J'avoue que pour y parve nir il faut une sagacité réelle, car sans
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réflexion & sans étude, il n'est pas possi ble d'appliquer les principes selon les genres divers de conformation, & les degrés différents d'aptitude; on ne peut saisir d'un coup d'œil ce qui convient à l'un, ce qui ne sauroit convenir à l'autre, & l'on ne varie point enfin ses leçons à proportion des diversités que la nature ou que l'habitude sou vent plus rebelle que la nature même, nous offre & nous présente. [] C'est donc essentiellement au Maître que le soin de placer chaque éleve dans le genre qui lui est propre est réservé. Il ne s'agit pas à cet effet de posséder seulement les connoissances les plus exactes de l'Art; il faut encore se défendre soigneusement de ce vain orgueil, qui persuade à chacun que sa maniere d'exécuter est l'unique &
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la seule qui puisse plaire; car un Maître qui se propose toujours comme un mo dele de perfection, & qui ne s'attache à faire de ses Ecoliers qu'une copie dont il est le bon ou le mauvais ori ginal, ne réussira à en former de passa bles que lorsqu'il en rencontrera qui seront doués des mêmes dispositions que lui & qui auront la même taille, la même conformation & la même intelligence. [] Parmi les défauts de construction, j'en remarque communément deux principaux; l'un est d'être jarreté, & l'autre d'être arqué. Ces deux vices de conformation sont presque généraux, & ne différent que du plus au moins; aussi voyons-nous très-peu de Danseurs qui en soient exempts. [] Nous disons qu'un homme est jarreté,
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lorsque ses hanches sont étroites & en dedans, ses cuisses rapprochées l'une de l'autre, ses genoux gros & si serrés qu'ils se touchent & se collent étroi tement quand même ses pieds sont distants l'un de l'autre; ce qui forme à peu près la figure d'un triangle de puis les genoux jusqu'aux pieds; j'ob serve encore un volume énorme dans la partie intérieure de ses chevilles, une forte élévation dans le coudepied, & le tendon d'Achille est non seulement en lui grêle & mince, mais il est fort éloigné de l'articulation. [] Le Danseur arqué est celui en qui on remarque le défaut contraire. Ce défaut regne également depuis la han che jusqu'aux pieds; car ces parties décrivent une ligne qui donne en quelque sorte la figure d'un arc; en
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effet les hanches sont évasées, & les cuisses & les genoux sont ouverts, de maniere que le jour qui doit se rencon trer naturellement entre quelques-unes de ces portions des extrémités inférieu res lorsqu'elles sont jointes, perce dans la totalité & paroît beaucoup plus considérable qu'il ne devroit l'être. Les personnes ainsi construites ont d'ailleurs le pied long & plat, la cheville exté- rieure saillante, & le tendon d'achille gros & rapproché de l'articulation. Ces deux défauts diamétralement oppo sés l'un à l'autre, prouvent avec plus de force que tous les discours, que les leçons qui conviennent au premier seroient nuisibles au second, & que l'étude de deux Danseurs aussi diffé- rents par la taille & par la forme ne peut être la même. Celui qui est jarreté
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doit s'appliquer continuellement à éloi gner les parties trop resserrées; le pre mier moyen pour y réussir est de tourner les cuisses en dehors & de les mouvoir dans ce sens, en profitant de la liberté du mouvement de rotation du fémur dans la cavité cotiloïde des os des hanches. Aidés par cet exercice, les genoux suivront la même direction & rentreront, pour ainsi dire, dans leur place. La rotule qui semble destinée à limiter le rejet du genou trop en arriere de l'articulation tombera perpendicu lairement sur la pointe du pied, & la cuisse & la jambe ne sortant plus de la ligne, en décriront alors une droite qui assurera la fermeté & la stabilité du tronc. [] Le second remede à employer, est de conserver une fléxion continuelle
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dans l'articulation des genoux, & de paroître extrêmement tendu sans l'être en effet; c'est là, Monsieur, l'ouvrage du temps & de l'habitude; lorsqu'elle est fortement contractée, il est comme impossible de reprendre sa position naturelle & vicieuse sans des efforts qui causent dans ces parties un engourdissement & une douleur insupportable. J'ai connu des Danseurs qui ont trouvé l'Art de dérober ce défaut à tel point qu'on ne s'en seroit jamais apperçu, si l'entrechat droit & les temps trop forts ne les avoient dé- celés. En voici la raison; la contra ction des muscles dans les efforts du saut roidit les articulations, & force chaque partie à rentrer dans sa place & à revenir à sa forme naturelle; les genoux ainsi forcés se portent donc en
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dedans, ils reprennent leur volume; ce volume met un obstacle aux batte mens de l'entrechat; plus ces parties se joignent, plus celles qui leur sont inférieures s'éloignent; les jambes ne pouvant ni battre ni croiser, restent comme immobiles au moment de l'ac tion des genoux qui roulent désagréa blement l'un sur l'autre, & l'entrechat n'étant ni coupé, ni battu, ni croisé par le bas, ne sauroit avoir la vîtesse & le brillant qui en font le mérite. Rien n'est si difficile à mon sens que de masquer nos défauts, sur-tout dans les instants d'une exécution forte où toute la machine est ébranlée, où elle reçoit des secousses violentes & réitérées, & où elle se livre à des mou vements contraires & à des efforts con tinuels & multipliés. Si l'Art peut alors
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l'emporter sur la nature, de quels éloges le Danseur ne se rend-il pas digne? [] Celui qui sera ainsi construit renon cera aux entrechats, aux cabrioles & à tous temps durs & compliqués, avec d'autant plus de raison qu'il sera infail liblement foible, car ses hanches étant étroites, ou pour parler le langage des anatomistes, les os du Bassin étant en lui moins évasés, ils fournissent moins de jeu aux muscles qui s'y attachent & dont dépendent en partie les mou vements du tronc, mouvements & in flexions beaucoup plus aisés, lorsque ces mêmes os ont beaucoup plus de largeur, parce qu'alors les muscles aboutissent ou partent d'un point plus éloigné du centre de gravité. Quoi qu'il en soit, la Danse noble & terre-à-terre est la seule qui convienne à de pareils
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Danseurs. Au reste, Monsieur, ce que les Danseurs jarretés perdent du côté de la force, ils semblent le regagner du côté de l'adresse. J'ai remarqué qu'ils étoient moëlleux, brillants dans les choses les plus simples, aisés dans les difficultés qui ne demandent point d'efforts, pro pres dans leur exécution, élégants dans leurs tableaux, & que leur percussion est toujours opérée avec des graces infinies, parce qu'ils se servent & qu'ils profitent & des pointes & des ressorts qui font mouvoir le coudepied: voilà des qualités qui les dédommagent de la force qu'ils n'ont pas, & en matiere de Danse je préférerai toujours l'adresse à la force. [] Ceux qui sont arqués ne doivent s'attacher qu'à rapprocher les parties trop distantes pour diminuer le vuide qui se rencontre principalement entre
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les genoux; ils n'ont pas moins besoin que les autres de l'exercice qui meut les cuisses en dehors, & il leur est même moins facile de déguiser leurs défauts. Communément ils sont forts & vigou reux; ils ont par conséquent moins de souplesse dans les muscles & leurs ar ticulations jouent avec moins d'aisance. On comprend au surplus que si ce vice de conformation provenoit de la diffor mité des os, tout travail seroit inutile & les efforts de l'Art impuissants. J'ai dit que les Danseurs jarretés doivent conserver une petite flexion dans l'exé- cution; ceux-ci par la raison contraire doivent être exactement tendus, & croiser leurs temps bien plus étroite ment, afin que la réunion des parties puisse diminuer le jour ou l'intervalle qui les sépare naturellement. Ils sont
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nerveux, vifs & brillants dans les choses qui tiennent plus de la force que de l'adresse; nerveux & légers, attendu la direction de leurs faisceaux musculeux, & vu la consistance & la résistance de leurs ligaments articulaires; vifs, parce qu'ils croisent plus du bas que du haut, & qu'ayant par cette raison peu de chemin à faire pour battre les temps, ils les passent avec plus de vîtesse; bril lants, parce que le jour perce entre les parties qui se croisent & se décroisent; ce jour est exactement, Monsieur, le clair-obscur de la Danse, car si les temps de l'entrechat ne sont ni coupés ni battus, & qu'ils soient au contraire frottés & roulés l'un sur l'autre, il n'y aura point de clair qui fasse valoir les ombres, & les jambes trop réu nies n'offriront qu'une masse indistincte
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& sans effet; ils ont peu d'adresse, parce qu'ils comptent trop sur leurs forces, & que cette même force s'oppose en eux à la souplesse & à l'aisance: leur vigueur les abandonne-t-elle un instant? Ils sont gauches, ils ignorent l'Art de dérober leurs situations par des temps simples qui n'exigeant aucune force, donnent toujours le temps d'en repren dre de nouvelles; ils ont de plus très- peu d'élasticité & percutent rarement de la pointe. [] Je crois en découvrir la véritable raison lorsque je considere la forme longue & plate de leurs pieds. Je com pare cette partie à un levier de la seconde espece, c'est-à-dire à un levier dans le quel le poids est entre l'appui & la puissance, tandis que l'appui & la puissance sont à ses extrêmités. Ici le
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point fixe ou l'appui se trouve à l'extrê- mité du pied, la résistance ou le poids du corps porte sur le coudepied, & la puissance qui éleve & soutient ce poids est appliquée au talon par le moyen du tendon d'Achille; or comme le levier est plus grand dans un pied long & plat, le poids du corps est plus éloigné du point d'appui & plus près de la puissance, donc la pesanteur du corps doit augmenter & la force du tendon d'Achille diminuer en proportion égale. Je dis donc que cette pesanteur n'étant pas dans une proportion aussi exacte dans les Danseurs arqués qu'elle l'est dans les Danseurs jarretés qui ont ordi nairement le coudepied élevé & fort, ces premiers ont nécessairement moins de facilité à se hausser sur l'extrêmité des pointes.
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[] J'ai observé encore, Monsieur, que les défauts qui se rencontrent depuis les hanches jusqu'aux pieds, se font sentir depuis l'épaule jusqu'à la main; le plus souvent l'épaule suit la confor mation des hanches, le coude celle du genou, le poignet celle du pied; la plus légere recherche vous convaincra de cette vérité, & vous verrez qu'en géné- ral les défauts de conformation prove nant de l'arrangement vicieux de quel ques articulations, s'étendent à toutes. Ce principe posé, l'Artiste doit suggé- rer relativement aux bras des mouve ments différents à ses éleves. Cette attention est très-importante à faire; les bras courts n'exigent que des mou vements proportionnés à leur longueur; les bras longs ne peuvent perdre de leur étendue, que par les rondeurs
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qu'on leur donne; l'Art consiste à tirer parti de ces imperfections, & je connois des Danseurs qui par le moyen des effa cements du corps dérobent habilement la longueur de leurs bras; ils en font fuir une partie dans l'ombre. [] J'ai dit que les Danseurs jarretés étoient foibles, ils sont minces & dé- liés; les Danseurs arqués forts & vigou reux sont gros & nerveux. On pense assez communément qu'un homme gros & trapu doit être lourd; ce principe est vrai quant au poids réel du corps, mais il est faux en ce qui concerne la Danse, car la légéreté ne naît que de la force des muscles. Tout homme qui n'en sera aidé que foiblement, tombera toujours avec pesanteur. La raison en est simple; les parties foibles ne pouvant résister dans l'instant de la chûte aux
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plus fortes, c'est-à-dire au poids du corps qui acquiert à proportion de la hauteur dont il tombe un nouveau degré de pesanteur, cédent & fléchis sent, & c'est dans ce moment de relâ- chement & de flexion que le bruit de la chûte se fait entendre, bruit qui di minue considérablement & qui peut même n'avoir pas lieu quand le corps peut se maintenir dans une ligne exa ctement perpendiculaire, & lorsque les muscles & les ressorts ont la force de s'opposer à la force même, & de résister avec vigueur au choc qui pour roit les faire succomber. Avant de ter miner cette Lettre, revenons un mo ment aux Danseurs jarretés & arqués, & souffrez que je vous mette sous les yeux deux exemples vivants: c'est Monsieur Lany & Monsieur Vestris;
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tous deux célebres, tous deux inimita bles, ils vous convaincront qu'il est un Art qui en corrigeant la nature, sait l'embellir. Le premier est arqué; il a tiré de ce défaut un avantage qui an nonce l'homme habile; il est tendu, il est en dehors, il est vigoureux, mais il est adroit, la précision est l'ame de son exécution, la formation de ses pas est unique tant par la netteté que par la variété & le brillant; c'est le Danseur le plus savant que je connoisse, Monsieur, & il est glorieux pour lui d'être le mo dele de son genre en dépit de la nature. Monsieur Vestris est jarreté, & les gens de l'Art ne s'en appercevroient point sans l'entrechat droit qui le trahit quel quefois; c'est le meilleur ou le seul Danseur sérieux qui soit au Théatre; il est élégant, il joint à l'exécution la
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plus noble & la plus aisée le rare mé- rite de toucher, d'intéresser & de parler aux passions. [] Le célebre Dupré a été son modele, & Monsieur Vestris l'est aujourd'hui de tous les Danseurs de son genre. Le parti avantageux que ces deux Danseurs ont tiré de leur conformation fait leur élo ge; leur genre semble être fait pour leur taille, & leur taille pour leur genre; & si je les ai cités pour exemple, c'est moins pour dévoiler leur conformation que pour exalter leurs talents. Dire qu'ils ont corrigé leurs défauts, c'est avouer qu'ils n'en ont plus. [] La nature n'a pas exempté le beau sexe des imperfections dont je vous ai parlé, mais l'artifice & la mode des jupes sont heureusement venus au se cours de nos Danseuses. Le panier
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cache une multitude de défauts, mais l'œil curieux des critiques ne monte pas assez haut pour décider. La plupart d'entr'elles dansent les genoux ouverts comme si elles étoient naturellement arquées; grace à cette mauvaise habi tude & aux jupes, elles paroissent plus brillantes que les hommes, parce que, comme je l'ai dit, ne battant que du bas de la jambe, elles passent leurs temps avec plus de vîtesse que nous, qui ne dérobant rien au Spectateur sommes obligés de les battre tendus, & de les faire partir primordialement de la hanche, & vous comprenez qu'il faut plus de temps pour remuer un tout qu'une partie. Quant au brillant qu'elles ont, la vivacité y contribue, mais ce pendant bien moins que les jupes qui en dérobant la longueur des parties
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fixent plus attentivement les regards & les frappent davantage; tout le feu des battements étant, pour ainsi dire, réuni dans un point, paroît plus vif & plus brillant; l'œil l'embrasse tout entier, il est moins partagé & moins distrait à propor tion du peu d'espace qu'il a à parcourir. [] D'ailleurs, Monsieur, une jolie phy sionomie, de beaux yeux, une taille élégante & des bras voluptueux, sont des écueils inévitables contre lesquels la critique va se briser, & où le cœur & la raison font souvent naufrage. Les jolies femmes sont comme des bijoux artistement montés, on ne peut les voir sans souhaiter de les posséder; & le de sir d'en jouir ne permet pas de s'arrêter à une infinité de défauts qui ne s'oppo sent jamais à des applaudissements & à des louanges intéressées.Je suis, &c.
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[]

LETTRE XII.

[] RIen n'est si nécessaire, Monsieur, que le tour de la cuisse en dehors pour bien danser, & rien n'est si naturel aux hommes que la position contraire. Nous naissons avec elle; il est inutile pour vous convaincre de cette vérité, de vous citer pour exemple les Levantins, les Afriquains & tous les Peuples qui dan sent, ou plutôt qui sautent & qui se meuvent sans principes. Sans aller si loin, considérez les enfants; jettez les yeux sur les habitants de la campagne, & vous verrez que tous ont les pieds en dedans; la situation contraire est donc de pure convention, & une preuve non équivoque que ce défaut n'est qu'imaginaire, c'est qu'un Peintre pé-
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cheroit autant contre la nature que contre les regles de son Art, s'il plaçoit son modele les pieds tournés comme ceux d'un Danseur. Vous voyez donc,{??} Monsieur, que pour danser avec élé- gance, marcher avec grace & se pré- senter avec noblesse, il faut absolument renverser l'ordre des choses & contrain dre les parties par une application aussi longue que pénible à prendre une toute autre situation que celle qu'elles ont primordialement reçue. [] On ne peut parvenir à opérer ce changement d'une nécessité absolue dans notre Art qu'en entreprenant de le produire dès le temps de l'enfance; c'est le seul moment de réussir, parce qu'alors toutes les parties sont souples & qu'elles se prêtent facilement à la direction qu'on veut leur donner.
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[] Un Jardinier habile ne s'aviseroit sûrement pas de mettre un vieux arbre de plein-vent en espalier; ses branches trop dures n'obéiroient pas & se brise roient plutôt que de céder à la con trainte qu'on voudroit leur imposer. Qu'il prenne un jeune arbrisseau, il parviendra facilement à lui donner telle forme qu'il voudra; ses branches ten dres se plieront & se placeront à son gré; le temps en fortifiant ses Rameaux fortifiera la pente que la main du Maî- tre aura dirigé, & chacun d'eux s'assu jettira pour toujours à l'impression & à la direction que l'Art lui aura prescrit. [] Vous voyez, Monsieur, que voilà la nature changée; mais cette opération une fois faite, il n'est plus permis à l'Art de faire un second miracle, en rendant à l'arbre sa premiere forme. La nature
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dans certaines parties, ne se prête à des changements qu'autant qu'elle est foi ble encore. Le temps lui-a-t-il donné des forces? Elle résiste, elle est in domptable. [] Concluons de là que les parents sont ou du moins devroient être les premiers Maîtres de leurs enfants. Combien de défectuosités ne rencontrons-nous point chez eux, lorsqu'on nous les confie? C'est, dira-t-on, la faute des nourrices. Raisons foibles, excuse frivole, qui loin de justifier la négligence des peres & des meres ne servent qu'à les condam ner. En supposant que les enfants aient été mal emmaillottés, c'est un motif de plus pour exciter leur attention, puisqu'il est certain que deux ou trois ans de négligence de la part des nourrices, ne peuvent prévaloir sur
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huit ou neuf années de soin de la leur. [] Mais revenons à la position en de dans. Un Danseur en dedans est un Danseur & mal-adroit & désa gréable. L'attitude contraire donne de l'aisance & du brillant, elle répand des graces dans les pas, dans les dévelop pements, dans les positions & dans les attitudes. [] On réussit difficilement à se mettre en dehors, parce qu'on ignore souvent les vrais moyens qu'il faut employer pour y parvenir. La plupart des jeunes gens qui se livrent à la Danse se persua dent qu'ils parviendront à se tourner, en forçant uniquement leurs pieds à se placer en dehors. Je sais que cette partie peut se prêter à cette direction par sa souplesse & la mobilité de son articulation avec la jambe; mais cette
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méthode est d'autant plus fausse qu'elle déplace les chevilles & qu'elle n'opere rien sur les genoux ni sur les cuisses. [] Il est encore impossible de jeter les premieres de ces parties en dehors sans le secours des secondes. Les genoux en effet n'ont que deux mouvements, celui de flexion & celui d'extension; l'un dé- termine la jambe en arriere, & l'autre la détermine en avant; or ils ne pour roient se porter en dehors d'eux-mêmes; & tout dépend essentiellement de la cuisse, puisque c'est elle qui commande souverainement aux parties qu'elle do mine & qui lui sont inférieures. Elle les tourne conséquemment au mouve ment de rotation dont elle est douée, & dans quelque sens qu'elle se meuve, le genou, la jambe & le pied sont forcés à la suivre.
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[] Je ne vous parlerai point d'une ma chine que l'on nomme tourne-hanche, machine mal imaginée & mal com binée, qui loin d'opérer efficacement estropie ceux qui s'en servent, en im primant dans la ceinture un défaut beaucoup plus désagréable que celui qu'on veut détruire. [] Les moyens les plus simples & les plus naturels sont toujours ceux que la raison & le bon sens doivent adop ter lorsqu'ils sont suffisants. Il ne faut donc pour se mettre en dehors qu'un exercice modéré mais continuel. Celui des ronds ou tours de jambes en dedans ou en dehors, & des grands battements tendus partants de la hanche, est l'uni que & le seul à préférer. Insensiblement il donne du jeu, du ressort & de la souplesse, au lieu que la boîte ne sollicite
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qu'à des mouvements qui se ressentent plutôt de la contrainte que de la liberté qui doit les faire naître. [] En gênant les doigts de quiconque joue d'un instrument, parviendra-t-on à lui donner un jeu vif & une cadence brillante? Non, sans doute; ce n'est que l'usage libre de la main & des jointures qui peut lui procurer cette vîtesse, ce brillant & cette précision qui sont l'ame de l'exécution. Comment donc un Danseur réussira-t-il à avoir toutes ces perfections, s'il passe la moi tié de sa vie dans des entraves? Oui, Monsieur, l'usage de cette machine est pernicieux. Ce n'est point par la vio lence que l'on corrige un défautinné; c'est l'ouvrage du temps, de l'étude & de l'application. [] Il est encore des personnes qui com-
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mencent trop tard, & qui prennent la Danse dans l'âge où l'on doit songer à la quitter. Vous comprenez que dans cette circonstance les machines n'opé- rent pas plus efficacement que le tra vail; j'ai connu des hommes qui se donnoient une question d'autant plus douloureuse que tout en eux étant formé, ils étoient privés de cette sou plesse qui se perd avec la jeunesse. Un défaut de trente-cinq ans est un vieux défaut; il n'est plus temps de le détruire ni de le pallier. [] Ceux qui naissent de l'habitude sont en grand nombre. Je vois tous les enfants occupés en quelque sorte à déranger & à défigurer leur con struction. Les uns se déplacent les chevilles par l'habitude qu'ils contra ctent de n'être que sur une jambe, &
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de jouer, pour ainsi dire, avec l'autre, en portant continuellement le pied sur lequel le corps n'est point appuyé dans une position désagréable & forcée, mais qui ne les fatigue point, parce que la foiblesse de leurs ligaments & de leurs muscles se prête à toutes sortes de mou vements; d'autres faussent leurs genoux par les attitudes qu'ils adoptent de pré- férence à celles qui leur sont naturel les. Celui-ci par une suite de l'habitude qu'il prend de se tenir de travers & d'a vancer une épaule, se déplace une omo plate. Celui-là enfin répétant à cha que instant un mouvement & une situa tion contrainte jette son corps tout d'un côté, & parvient à avoir une han che plus grosse que l'autre. [] Je ne finirois point si je vous parlois de tous les inconvénients qui prennent
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leur source d'un mauvais maintien. Tous ces défauts mortifiants pour ceux qui les ont contractés ne peuvent s'ef facer que dans leur naissance. L'habi tude qui naît de l'enfance se fortifie dans la jeunesse, s'enRacine dans l'âge viril; elle est indestructible dans la vieillesse. [] Les Danseurs devroient, Monsieur, suivre le même régime que les Athletes, & user des mêmes précautions dont ils se servoient lorsqu'ils alloient lutter & combattre; cette attention les préser veroit des accidents qui leur arrivent journellement; accidents aussi nou veaux sur le Théatre que les cabrioles, & qui se sont multipliés à mesure que l'on a voulu outrer la nature & la con traindre à des actions le plus souvent au-dessus de ses forces. Si notre Art
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exige avec les qualités de l'esprit la force & l'agilité du corps, quels soins ne devrions-nous pas apporter pour nous former un tempérament vigou reux! Pour être bon Danseur, il faut être sobre; les chevaux anglois destinés aux courses rapides auroient- ils cette vîtesse & cette agilité qui les distingue & qui leur fait donner la pré- férence sur les autres chevaux, s'ils étoient moins bien soignés. Tout ce qu'ils mangent est pesé avec la plus grande exactitude; tout ce qu'ils boi vent est scrupuleusement mesuré; le temps de leur exercice est fixé, ainsi que celui de leur repos. Si ces précautions opérent efficacement sur des animaux robustes, combien une vie sage & réglée n'influeroit-elle pas sur des êtres naturellement foibles, mais ap-
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pellés par leur fortune & par leur état à un exercice violent & pénible qui exige la complexion la plus forte & la plus robuste. [] La rupture du tendon d'Achille & de la jambe, le déboîtement du pied, en un mot, la luxation des parties quel conques sont communément occasion nés dans un Danseur par trois choses; 1°. par les inégalités du Théatre; par une trappe mal assurée, ou par du suif ou quelque autre chose semblable qui se trouvant sous son pied occasionnent souvent sa chûte; 2°. Par un exercice trop violent & trop immodéré qui joint à des excès d'un autre genre affoiblissent & relâchent les Parties; dès-lors il y a peu de souplesse; les res sorts n'ont qu'un jeu forcé; tout est dans une sorte de desséchement. Cette rigi-
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dité dans les muscles, cette privation des sucs & cet épuisement conduisent insensiblement aux accidents les plus funestes. 3°. Par la mal-adresse & par les mauvaises habitudes que l'on con tracte dans l'exercice; par les positions défectueuses des pieds qui ne se pré- sentant point directement vers la terre lorsque le corps retombe, tournent, plient & succombent sous le poids qu'ils reçoivent. [] La plante du pied est la vraie base sur laquelle porte toute notre machine. Un Sculpteur courroit risque de perdre son ouvrage s'il ne l'étayoit que sur un corps rond & mouvant; la chûte de sa statue seroit inévitable, elle se romproit & se briseroit infailliblement. Le Dan seur par la même raison doit se servir de tous les doigts de ses pieds, comme
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d'autant de branches dont l'écartement sur le sol augmentant l'espace de son appui affermit & maintient son corps dans l'équilibre juste & convenable; s'il néglige de les étendre, s'il ne mord en quelque façon la planche pour se cramponner & se tenir ferme, il s'en suivra une foule d'accidents. Le pied perdra sa forme naturelle, il s'arron dira & vacillera sans cesse & de côté, du petit doigt au pouce, & du pouce au petit doigt: cette espece de roulis occasionné par la forme convexe que l'extrêmité du pied prend dans cette position, s'oppose à toute stabilité; les chevilles chancellent & se déplacent; & vous sentez, Monsieur, que dans le temps où la masse tombera d'une cer taine hauteur, & ne trouvera pas dans sa base un point fixe capable de la
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recevoir & de terminer sa chûte, toutes les articulations seront blessées de ce choc & de cet ébranlement; & l'instant où le Danseur tentera de chercher une position ferme, & où il fera les plus violents efforts pour se dérober au dan ger, sera toujours celui où il succom bera, soit ensuite d'une entorse, soit ensuite de la rupture de la jambe ou du tendon. Le passage subit du relâ- chement à une forte tension & de la flexion à une extension violente est donc l'occasion d'une foule d'acci dents qui seroient sans doute moins fréquents, si l'on se prêtoit, pour ainsi dire, à la chûte, & si les parties foibles ne tentoient pas de résister contre un poids qu'elles ne peuvent ni soutenir ni vaincre; & l'on ne sau roit trop se précautionner contre les
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fausses positions, puisque les suites en sont si funestes. [] Les chûtes occasionnées par les inéga lités du Théatre & autres choses sembla bles ne sauroient être attribuées à notre mal-adresse; quant à celles qui pro viennent de notre foiblesse & de notre abattement après un excès de travail, & ensuite d'un genre de vie qui nous conduit à l'épuisement, ne peuvent être prévenues que par un changement de conduite & par une exécution propor tionnée aux forces qui nous restent. L'ambition de cabrioler est une ambi tion folle qui ne mene à rien. Un bouffon arrive d'Italie: sur le champ le Peuple dansant veut imiter ce Sauteur en li berté; les plus foibles sont toujours ceux qui font les plus grands efforts pour l'égaler & même pour le surpasser; on
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diroit à voir gigotter nos Danseurs, qu'ils sont atteints d'une maladie qui demande pour être guérie de grands sauts, d'énormes gambades. Je crois voir, Monsieur, la grenouille de la Fable: elle creve en faisant des efforts pour s'enfler, & les Danseurs se rom pent & s'estropient en voulant imiter l'Italien fort & nerveux. [] Il est un Auteur dont j'ignore le nom & qui s'est trompé grossiérement, en fai sant insérer dans un Livre qui fera toujours autant d'honneur à notre na tion qu'à notre siecle, que la flexion des genoux & leur extension étoient ce qui élevoit le corps. Ce principe est totale ment faux, & vous serez convaincu de l'impossibilité physique de l'effet an noncé par ce systême anti-naturel, si vous pliez les genoux, & si vous les
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étendez ensuite. Que l'on fasse ces divers mouvements soit avec célérité, soit avec lenteur, soit avec douceur, soit avec force; les pieds ne quitteront point terre, cette flexion & cette extension ne peuvent élever le corps, si les parties essentielles à la réaction ne jouent pas de concert. Il auroit été plus sage de dire que l'action de sauter dépend des ressorts du coudepied, des muscles de cette partie & du jeu du tendon d'A chille s'ils opérent une percussion; car on parviendroit en percutant à une lé- gere élévation sans le secours de la fle xion & par conséquent de la détente des genoux. [] Ce seroit encore une autre erreur que de se persuader qu'un homme fort & vigoureux doit s'élever davantage qu'un homme foible & délié. L'expérience
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nous prouve tous les jours le contraire. Nous voyons d'une part des Danseurs qui coupent leurs temps avec force, qui les battent avec autant de vigueur que de fermeté, & qui ne parviennent ce pendant qu'à une élévation perpendi culaire fort médiocre; car l'élévation oblique ou de côté doit être distinguée. Elle est, si j'ose le dire, feinte & ne dé- pend entiérement que de l'adresse; d'un autre côté, nous avons des hommes foibles dont l'exécution est moins ner veuse, plus propre que forte, plus adroite que vigoureuse, & qui s'é- levent prodigieusement. C'est donc, Monsieur, à la forme du pied, à sa conformation, à la longueur du tendon, à son élasticité que l'on doit primitive ment l'élévation du corps; les genoux, les reins & les bras coopérent unani-
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mement & de concert à cette action: plus la pression est forte, plus la réaction est grande, & par conséquent plus le saut a d'élévation. La flexion des ge noux & leur extension participent aux mouvements du coudepied & du tendon d'Achille que l'on doit regarder comme les ressorts les plus essentiels. Les mus cles du tronc se prêtent à cette opéra tion & maintiennent le corps dans une ligne perpendiculaire, tandis que les bras qui ont concouru imperceptiblement à l'effort mutuel de toutes les parties servent, pour ainsi dire, d'ailes & de contrepoids à la machine. Considérez, Monsieur, tous les animaux qui ont le tendon mince & allongé, les cerfs, les chevreuils, les moutons, les chats, les singes, &c. & vous verrez que ces animaux ont une vîtesse & une facilité
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à s'élever que les animaux différemment construits ne peuvent avoir. [] On peut assez communément croire que les jambes battent les temps de l'entrechat lorsque le corps retombe. Je conviens que l'œil qui n'a pas le temps d'examiner nous trompe souvent; mais la raison & la réflexion nous dévoilent ensuite ce que la vîtesse ne lui permet point d'anatomiser. Cette erreur naît de la précipitation avec laquelle le corps descend; quoi qu'il en soit l'entrechat est fait lorsque le corps est parvenu à son degré d'éléva tion; les jambes, dans l'instant im perceptible qu'il emploie à retomber, ne sont attentives qu'à recevoir le choc & l'ébranlement que la pesanteur de la masse leur prépare; leur immobi lité est absolument nécessaire; s'il n'y
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avoit pas un intervalle entre les batte ments & la chûte, comment le Danseur retomberoit-il, & dans quelle position ses pieds se trouveroient-ils? En ad mettant la possibilité de battre en des cendant, on retranche l'intervalle nécessaire à la préparation de la retom bée, or il est certain que les pieds ren contrant la terre dans le moment que les jambes battroient encore ne seroient pas dans une direction propre à recevoir le corps, ils succomberoient sous le poids qui les écraseroit, & ne pour roient se soustraire à l'entorse ou au déboîtement. [] Il est néanmoins beaucoup de Dan seurs qui s'imaginent faire l'entrechat en descendant, & conséquemment bien des Danseurs errent & se trompent. Je ne dis pas qu'il soit moralement impos-
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sible de faire faire un mouvement aux jambes par un effort violent de la han che; mais un mouvement de cette espece ne peut être regardé comme un temps de l'entrechat ou de la Danse. Je m'en suis convaincu par moi-même, & ce n'est que d'après des expériences réité- rées que je hazarde de combattre une idée à laquelle on ne seroit point attaché, si la plus grande partie des Danseurs ne s'appliquoit uniquement qu'à étudier des yeux. [] Je suis monté en effet & plusieurs fois sur une planche dont les extrêmités portoient sur deux tonneaux; lorsque je m'appercevois du coup que l'on alloit donner à la planche pour la dé- rober de dessous mes pieds, la crainte alors m'engageoit à faire un mouve ment qui en esquivant la chûte m'éle-
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voit un peu au-dessus de la planche & me faisoit parcourir une ligne oblique au lieu d'une ligne droite. Cette action en rompant la chûte donnoit à mes jambes la facilité de se mouvoir, parce que je m'étois élevé au-dessus de la planche, & qu'un demi-pouce d'éléva tion lorsque l'on a de la vîtesse, suffit pour battre l'entrechat. [] Mais si sans être prévenu on cassoit ou on déroboit la planche, alors je tombois perpendiculairement; mon corps s'affaissoit sur les parties inférieu res; mes jambes étoient immobiles, & mes pieds tendant directement vers la terre étoient sans mouvement, mais dans une position propre à recevoir & à soutenir la masse. [] Si l'on admet de la force dans l'instant que le corps tombe & que l'on croie
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qu'il lui soit possible d'opérer une seconde fois sans un nouvel effort & un nouveau point d'appui contre lequel les pieds puissent lutter par une pression plus ou moins forte, je demanderai pourquoi le même pouvoir n'existe pas dans un homme qui s'élance pour sau ter un fossé? D'où vient ne peut-il passer le but qu'il a fixé? D'où vient dis-je, ne peut-il changer en l'air la combinaison qu'il a faite de la distance & de la force qu'il lui falloit pour le franchir? Pourquoi enfin celui qui a combiné mal-adroitement & qui se voit prêt à tomber dans l'eau pour n'a voir pas sauté deux pouces plus loin, ne peut-il réitérer l'effort & porter son corps par une seconde secousse au-delà du fossé? [] S'il y a de l'impossibilité à faire ce
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mouvement, combien plus y en aura-t-il à en faire un autre qui exige de la grace, de l'aisance & de la tranquillité. [] Tout Danseur qui fait l'entrechat sait à combien de temps il le passera; l'imagination devance toujours les jam bes; on ne peut le battre à huit, si l'intention n'étoit que de le passer à six; sans cette précaution il y auroit autant de chûtes que de pas. [] Je soutiens donc que le corps ne peut opérer deux fois en l'air lorsque les ressorts de la machine ont joué & que leur effet est déterminé. [] Deux défauts s'opposent encore aux progrès de notre Art; premiérement, les disproportions qui régnent commu nément dans les pas; secondement, le peu de fermeté des reins. [] Les disproportions dans les temps
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prennent leur source de l'imitation & du peu de raisonnement des Danseurs. Les déployements de la jambe & les temps ouverts convenoient sans doute à M. Dupré ; l'élégance de sa taille & la longueur de ses membres s'associoient à merveille aux temps développés & aux pas hardis de sa Danse; mais ce qui lui alloit ne peut être propre aux Danseurs d'une taille médiocre, cepen dant tous vouloient l'imiter; les jambes les plus courtes s'efforçoient de parcourir les mêmes espaces & de décrire les mêmes cercles que celles de ce célebre Dan seur; dès-lors plus de fermeté, les han ches n'étoient jamais à leur place, le corps vacilloit sans cesse, l'exécution étoit ridicule, j'imaginois de voir Ther site imiter Achille. [] L'étendue & la longueur des parties
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doivent déterminer les contours & les déployements. Sans cette précaution, plus d'ensemble, plus d'harmonie, plus de tranquillité & plus de graces; les parties sans cesse désunies & tou jours distantes jetteront le corps dans des positions fausses & désagréables, & la Danse dénuée de ses justes pro portions ressemblera à l'action de ces Pantins dont les mouvements ouverts & disloqués n'offrent que la charge grossiere des mouvements harmonieux que les bons Danseurs doivent avoir. [] Ce défaut est, Monsieur, fort à la mode parmi ceux qui dansent le sérieux, & comme ce genre regne à Paris plus que par-tout ailleurs, il est très-commun d'y voir danser le Nain dans des pro portions gigantesques & ridicules; j'ose même avancer que ceux qui sont
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doués d'une taille majestueuse abusent quelquefois de l'étendue de leurs mem bres & de la facilité qu'ils ont d'arpenter le Théatre & de détacher leurs temps; ces déployements outrés altérent le cara ctere noble & tranquille que la belle Danse doit avoir, & privent l'exécu tion de son moëlleux & de sa douceur. [] Le contraire de ce que je viens de vous dire est un défaut qui n'est pas moins désagréable; des pas serrés, des temps maigres & rétrecis, une exécution enfin trop petite choquent également le bon goût. C'est donc, je le répete, la taille & la conformation du Danseur qui doivent fixer & déterminer l'éten due de ses mouvements & les propor tions que ses pas & ses attitudes doi vent avoir, pour être dessinés correcte ment & d'une maniere brillante.
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[] On ne peut être excellent Danseur sans être ferme sur ses reins, eût-on même toutes les qualités essentielles à la perfection de cet Art. Cette force est sans contredit un don de la nature; n'est-elle pas cultivée par les soins du Maître habile? elle cesse dès-lors d'être utile. Nous voyons journellement des Danseurs forts & vigoureux qui n'ont ni à-plomb ni fermeté, & dont l'exé- cution est déhanchée. Nous en rencon trons d'autres au contraire qui n'étant point nés avec cette force, sont pour ainsi dire, assis solidement sur leurs hanches, qui ont la ceinture assurée & les reins fermes; l'Art chez eux a suppléé à la nature, parce qu'ils ont eu le bonheur de rencontrer d'excel lents Maîtres qui leur ont démontré que lorsqu'on abandonne les reins,
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il est impossible de se soutenir dans une ligne droite & perpendiculaire; que l'on se dessine de mauvais goût; que la vacillation & l'instabilité de cette partie s'opposent à l'à-plomb & à la fermeté; qu'ils impriment un dé- faut désagréable dans la ceinture; que l'affaissement du corps ôte aux par ties inférieures la liberté dont elles ont besoin pour se mouvoir avec aisance; que le corps dans cette situa tion est comme indéterminé dans ses positions; qu'il entraîne souvent les jambes; qu'il perd à chaque instant le centre de gravité, & qu'il ne re trouve enfin son équilibre qu'après des efforts & des contorsions qui ne peuvent s'associer aux mouve ments gracieux & harmonieux de la Danse.
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[] Voilà, Monsieur, le tableau fidelle de l'exécution des Danseurs qui n'ont point de reins, ou qui ne s'appliquent point à faire un bon usage de ceux qu'ils ont. Il faut pour bien danser que le corps soit ferme & tranquille, qu'il soit immobile & inébranlable dans le temps des mouvements des jambes. Se prête-t-il au contraire à l'action des pieds? il fait autant de grimaces & de contorsions qu'ils exécutent de pas diffé- rents: l'exécution dès-lors est dénuée de repos, d'ensemble, d'harmonie, de précision, de fermeté, d'à-plomb & d'équilibre, enfin elle est privée des graces & de la noblesse qui sont les qualités sans lesquelles la Danse ne peut plaire. [] Quantité de Danseurs s'imaginent, Monsieur, qu'il n'est question que de
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plier les genoux très-bas pour être liant & moëlleux; mais ils se trompent à coup sûr, car la flexion trop outrée donne de la sécheresse à la Danse; on peut être très-dur & sacader tous les mou vements en pliant bas comme en ne pliant pas. La raison en est simple, na turelle & évidente lorsque l'on conside re que les temps & les mouvements du Danseur sont exactement subordonnés aux temps & aux mouvements de la Musique. En partant de ce principe, il n'est pas douteux que fléchissant les genoux plus bas qu'il ne le faut rela tivement à l'air sur lequel on danse, la mesure alors traîne, languit & se perd. Pour regagner le temps que la flexion lente & outrée a fait perdre, & pour le rattraper, il faut que l'extension soit prompte, & c'est ce passage subit
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& soudain de la flexion à l'extension qui donne à l'exécution une sécheresse & une dureté tout aussi choquante & aussi désagréable que celle qui résulte de la roideur. [] Le moëlleux dépend en partie de la flexion proportionnée des genoux, mais ce mouvement n'est pas suffisant; il faut encore que les coudepieds fas sent ressort, & que les reins servent, pour ainsi dire, de contrepoids à la machine, pour que ces ressorts baissent & haussent avec douceur. C'est cette har monie rare dans tous les mouvements qui a décoré le Célebre Dupré du titre glorieux de Dieu de la Danse: en effet, cet excellent Danseur avoit moins l'air d'un homme que d'une Divinité; le liant, le moëlleux & la douceur qui régnoient dans tous ses mouvements,
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la correspondance intime qui se ren controit dans le jeu de ses articulations, offroient un ensemble admirable, en semble qui résulte de la belle confor mation, de l'arrangement juste, de la proportion bien combinée des par ties, & qui dépendant bien moins de l'étude & du raisonnement que de la nature, ne peut s'acquérir que lorsque l'on est servi par elle. [] Si les Danseurs même les plus médio cres sont en possession d'une grande quantité de pas (mal cousus, à la vérité & liés la plupart à contre sens & de mauvais goût;) il est moins commun de rencontrer chez eux cette précision d'oreille, talent rare mais inné qui caractérise la Danse, qui donne de l'esprit & de la valeur aux pas, & qui répand sur tous les mou-
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vements un sel qui les anime & qui les vivifie. [] Il y a des oreilles fausses & insen sibles aux mouvements les plus simples & les plus saillants; il y en a de moins dures qui sentent la mesure mais qui ne peuvent en saisir les finesses; il y en a d'autres enfin qui se prêtent na turellement & avec facilité aux mou vements des airs les moins sensibles. Mlle. Camargo & Mr. Lany jouissent de ce tact précieux & de cette préci sion exacte qui prêtent à la Danse un esprit, une vivacité & une gaieté que l'on ne rencontre point chez les Dan seurs qui ont moins de sensibilité & de finesse dans cet organe; il est cependant constant que la maniere de prendre les temps, en contribuant à la vîtesse ajoute en quelque sorte à la délica-
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tesse de l'oreille, je veux dire que tel Danseur peut avoir un très-beau tact & ne le pas rendre sensible aux Specta teurs, s'il ne possede l'art de se servir avec aisance des ressorts qui font mou voir le coudepied; la mal-adresse s'op pose donc à la justesse, & tel pas qui auroit été saillant & qui auroit pro duit l'effet le plus séducteur, s'il eût été pris avec promptitude & à l'extrêmité de la mesure, paroît froid & inanimé, si toutes les parties opérent à la fois. Il faut plus de temps pour mouvoir toute la machine qu'il n'en faut pour en mouvoir une partie; la flexion & l'extension du coudepied est bien plus prompte & bien plus subite que la flexion & l'extension générale de tou tes les articulations. Ce principe posé, la précision manque à celui qui
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ayant de l'oreille, ne sait pas prendre ses temps avec vîtesse; l'élasticité du coudepied & le jeu plus ou moins actif des ressorts ajoutent à la sensi bilité naturelle de l'organe & prêtent à la Danse de la valeur & du brillant. Ce charme qui naît de l'harmonie des mouvements de la Musique & des mouvements du Danseur enchaîne ceux mêmes qui ont l'oreille la plus in grate & la moins susceptible des im pressions de la Musique. [] Il est des Pays où les Habitants jouis sent généralement de ce tact inné qui seroit rare en France, si nous ne com ptions au nombre de nos Provinces la Provence, le Languedoc & l'Alsace. [] Le Palatinat, le Wirtemberg, la Saxe, le Brandebourg, l'Autriche & la Boheme fournissent aux Orchestres des
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Princes Allemands une quantité d'excel lents Musiciens & de grands Compo siteurs. Les Peuples de la Germanie naissent avec un goût vif & déterminé pour la Musique; ils portent en eux le germe de l'harmonie, & il est, on ne peut pas plus commun, d'entendre dans les rues & dans les boutiques des Artisans, des Concerts pleins de justesse & de précision. Chacun chante sa par tie & compte ses temps avec exacti tude; ces Concerts dictés par la sim ple nature & exécutés par les gens les plus vils ont un ensemble que nous avons de la peine à faire saisir à nos Musiciens François, malgré le bâton de mesure & les contorsions de celui qui en est muni. Cet instrument, ou pour mieux dire cette espece de férule décele l'école & retrace la foiblesse &
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& l'enfance dans laquelle notre Musi que étoit plongée, il y a soixante ans. Les Etrangers accoutumés à entendre des Orchestres bien plus nombreuses que les nôtres, bien plus variées en instruments & infiniment plus riches en Musique savante & difficultueuse, ne peuvent s'accoutumer à ce bâton, sceptre de l'ignorance qui fut inventé pour conduire des talents naissants; ce hochet de la Musique au berceau, paroît inutile dans l'adolescence de cet Art. L'Orchestre de l'Opéra, est sans contredit le centre & la réunion des Musiciens habiles; il n'est plus néces saire de les avertir comme autrefois qu'il y a deux dieses à la Clef. Je crois donc, Monsieur, que cet instru ment sans doute utile dans les temps d'ignorance, ne l'est plus dans un sie-
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cle où les beaux arts tendent à la per fection. Le bruit désagréable & disso nant qu'il produit, lorsque le Préfet de la Musique entre dansl'enthousiasme, & qu'il brise le pupitre, distrait l'oreille du Spectateur, coupe l'harmonie, al tere le chant des Airs, & s'oppose à toute impression. [] Ce goût naturel & inné pour la Musique entraîne après lui celui de la Danse. Ces deux Arts sont freres; les accents tendres & harmonieux de l'un excite les mouvements agréables & expressifs de l'autre; leurs talents réunis offrent aux yeux & aux oreilles les tableaux animés du sentiment; ces sens portent au cœur les images in téressantes qui les ont affectés; le cœur les communique à l'ame & le plaisir qui résulte de l'harmonie & de l'intelli-
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gence de ces deux Arts enchaîne le Spectateur, & lui fait éprouver ce que la volupté a de plus séduisant. [] La Danse est variée à l'infini dans toutes les Provinces de la Germanie. La maniere de danser qui regne dans un Village est presque étrangere dans le Hameau voisin. Les airs mêmes des tinés à leurs réjouissances ont un ca ractere & un mouvement différents, quoiqu'ils portent tous celui de la gaieté. Leur Danse est séduisante, par cequ'elle tient tout de la nature: leurs mouvements ne respirent que la joie & le plaisir, & la précision avec laquelle ils exécutent, donne un agrément par ticulier à leurs attitudes, à leurs pas & à leurs gestes. Est-il question de sauter? cent personnes autour d'un chêne ou d'un pilier prennent leurs temps dans
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le même instant, s'élévent avec la même justesse & retombent avec la même exac titude. Faut-il marquer la mesure par un coup de pied? tous sont d'accord pour le frapper ensemble. Enlevent-ils leurs femmes? on les voit toutes en l'air à des hauteurs égales, & ils ne les laissent tomber que sur la note sen sible de la mesure. [] Le contrepoint qui sans contredit est la pierre de touche de l'oreille la plus délicate est pour eux ce qu'il y a de moins difficile; aussi leur Danse est- elle animée, & la finesse de leur or gane jette-t-elle dans leur maniere de se mouvoir une gaieté & une variété que l'onne trouve point dans nos Contre danses françoises. [] Un Danseur sans oreille est l'ima ge d'un fou qui parle sans cesse, qui
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dit tout au hazard, qui n'observe point de suite dans la conversation, & qui n'articule que des mots mal cousus & dénués de sens commun. La parole ne lui sert qu'à indiquer aux gens sensés sa folie & son extravagance. Le Dan seur sans oreille ainsi que le fou fait des pas mal combinés, s'égare à chaque instant dans son exécution, court sans cesse après la mesure & ne l'attrape jamais. Il ne sent rien, tout est faux chez lui, sa Danse n'a ni raisonne ment ni expression, & la Musique qui devroit diriger ses mouvements, fixer ses pas & déterminer ses temps, ne sert qu'à décéler son insuffisance & ses imperfections. [] L'étude de la Musique peut, com me je vous l'ai déjà dit, remédier à ce défaut, & donner à l'organe
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moins d'insensibilité & plus de justesse. [] Je ne vous ferai pas, Monsieur, une longue description de tous les en chaînements de pas dont la Danse est en possession; ce détail seroit immense; il est inutile d'ailleurs de m'étendre sur le méchanisme de mon Art; cette partie est portée à un si haut degré de perfection, qu'il seroit ridicule de vouloir donner de nouveaux préceptes aux Artistes. Une pareille dissertation ne pourroit man quer d'être froide & de vous déplaire; c'est aux yeux & non aux oreilles que les pieds & les jambes doivent parler. [] Je me contenterai donc de dire que ces enchaînements sont innombra bles, que chaque Danseur a sa ma niere particuliere d'allier & de va rier ses temps. Il en est de la Danse, comme de la Musique, & des Danseurs
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comme des Musiciens; notre Art n'est pas plus riche en pas fondamentaux que la Musique l'est en notes; mais nous avons des Octaves, des Rondes, des Blanches, des Noires, des Croches, des doubles Croches & des triples Cro ches; des temps à compter & une me sure à suivre; ce mêlange d'un petit nombre de pas & d'une petite quantité de notes offre une multitude d'en chaînements & de traits variés; le goût & le génie trouvent toujours une source de nouveautés, en arrangeant & en retournant cette petite portion de notes & de pas de mille sens & de mille manieres différentes; ce sont donc ces pas lents & soutenus, ces pas vifs & précipités, & ces temps plus ou moins ouverts qui forment cette diver sité continuelle.Je suis, &c.
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LETTRE XIII.

[] LA Chorégraphie* dont vous vou lez que je vous entretienne, Monsieur, est l'Art d'écrire la Danse à l'aide de différents signes, comme on écrit la Musique à l'aide de figures ou de ca- 7
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racteres désignés par la dénomination de Notes, avec cette différence qu'un bon Musicien lira deux cents mesures dans un instant, & qu'un excellent Chorégraphe ne déchiffrera pas deux cents mesures de Danse en deux heu res. Ces signes représentatifs se conçoi vent aisément; on les apprend vîte, on les oublie de même. Ce genre d'écriture particulier à notre Art, & que les an ciens ont peut-être ignoré pouvoit être nécessaire dans les premiers moments où la Danse a été asservie à des prin cipes. Les Maîtres s'envoyoient réci proquement de petites contre-danses & des morceaux brillants & difficiles, tels que le Menuet d'Anjou, la Bre tagne, la Mariée, le Passepied, sans compter encore les Folies d'Espagne, la Pavanne, la Courante, la Bourrée
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d'Achille & l'Allemande. Les chemins ou la figure de ces Danses étoient tra cés; les pas étoient ensuite indiqués sur ces chemins par des traits & des signes démonstratifs & de convention; la cadence ou la mesure étoient mar quées par de petites barres posées transversalement qui divisoient les pas & fixoient les temps; l'air sur lequel ces pas étoient composés, se notoit au- dessus de la page, de sorte que huit mesures de Chorégraphie équivaloient à huit mesures de Musique; moyen nant cet arrangement on parvenoit à épeller la Danse, pourvu que l'on eût la précaution de ne jamais changer la position du Livre, & de le tenir tou jours dans le même sens. Voilà, Monsieur, ce qu'étoit jadis la Choré- graphie. La Danse étoit simple & peu
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composée; la maniere de l'écrire étoit par conséquent facile, & on apprenoit à la lire fort aisément; mais aujourd'hui les pas sont compliqués; ils sont dou blés & triplés; leur mêlange est immense; il est donc très-difficile de les mettre par écrit & encore plus difficile de les déchiffrer. Cet Art au reste est très-im parfait; il n'indique exactement que l'action des pieds, & s'il nous désigne les mouvements des bras, il n'ordonne ni les positions ni les contours qu'ils doivent avoir: il ne nous montre en core ni les attitudes du corps, ni ses effacements, ni les oppositions de la tête, ni les situations différentes, nobles & aisées, nécessaires dans cette partie, & je le regarde comme un Art inutile puisqu'il ne peut rien pour la perfection du nôtre.
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[] Je demanderois à ceux qui se font gloire d'être inviolablement attachés à la Chorégraphie & que peut-être je scandalise, à quoi cette science leur a servi? Quel lustre a-t-elle donné à leurs talents? Quel vernis a-t-elle ré- pandu sur leur réputation? Ils me ré- pondront, s'ils sont sinceres, que cet Art n'a pu les élever au-dessus de ce qu'ils étoient, mais qu'ils ont en revan che tout ce qui a été fait de beau en matiere de Danse depuis cinquante ans. „Conservez, leur dirai-je, ce recueil précieux; votre cabinet renferme tout ce que les Dupré, les Camargo, les Lany, les Vestris & peut-être même les Blondi ont imaginé d'enchaîne ments & de temps subtils, hardis & savants, & cette collection est sans doute très-belle; mais je vois avec
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regret que toutes ces richesses réunies n'ont pu vous sauver de l'indigence dans laquelle vous êtes des biens qui vous auroient tiré de la médiocrité. Entassez, tant qu'il vous plaira, ces foibles monuments de la gloire de nos Danseurs célebres; je n'y vois & l'on n'y verra que le premier crayon, ou la premiere pensée de leurs talents; je n'y distinguerai que des beautés éparses, sans ensemble, sans coloris; les grands traits en seront effacés; les proportions, les contours agréables ne frapperont point mes yeux; j'ap percevrai seulement des vestiges & des traces d'une action dans les pieds que n'accompagneront ni les attitu des du corps, ni les positions des bras, ni l'expression des têtes; en un mot, vous ne m'offrirez que l'ombre impar-
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faite du mérite supérieur, & qu'une copie froide & muette d'originaux inimitables.„ [] J'ai appris, Monsieur, la Chorégra phie & je l'ai oubliée; si je la croyois utile à mes progrès je l'apprendrois de nouveau. Les meilleurs Danseurs & les Maîtres de Ballets les plus célebres la dédaignent parce qu'elle semble n'être pour euxd'aucun secours réel. Elle pour roit cependant acquérir un degré d'uti lité & je me propose de vous le prouver, après vous avoir fait part d'un projet né de quelques réflexions sur l'Acadé- mie de Danse, dont l'établissement n'a eu vraisemblablement d'autre objet que celui de parer à la décadence de notre Art & d'en hâter les progrès. [] La Danse & les Ballets prendroient sans doute une nouvelle vie, si des
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usages établis par un esprit de crainte & de jalousie, ne fermoient en quel que sorte le chemin de la gloire à tous ceux qui pourroient se montrer avec quelque avantage sur le Théâtre de la Capitale, & convaincre par la nouveauté de leur genre que le génie est de tous les pays, & qu'il croît & s'éleve en Province avec autant de facilité que par-tout ailleurs. [] Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille déprimer les Danseurs que la faveur, ou si vous le voulez, une étoile propice & favorable a con duit à une place à laquelle de vrais talents les appelloient; l'amour de mon Art, & non l'amour de moi-même est le seul qui m'anime, & je me persua de que sans blesser quelqu'un, il m'est permis de souhaiter à la Danse
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les prérogatives dont jouit la Comé- die. Or les Comédiens de Province n'ont-ils pas la liberté de débuter à Paris & d'y jouer trois Rôles diffé- rents & à leur choix? Oui sans doute, me dira-t-on; mais ils ne sont pas toujours reçus; eh! qu'importe à celui qui réussit & qui plaît généralement d'être reçu, ou de ne le pas être? Tout Acteur qui triomphe par ses ta lents de la Cabale comique, & qui s'attire sans bassesse les suffrages una nimes d'un Public éclairé, doit être plus que dédommagé de la privation d'une place qu'il ne doit plus regret ter lorsqu'il sait qu'il la mérite légi timement. [] La Peinture n'auroit certainement pas produit tant d'hommes illustres dans tous les genres qu'elle embrasse,
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sans cette émulation qui regne dans son Académie. C'est-là, Monsieur, que le vrai mérite peut se montrer sans crainte; il place chacun dans le rang qui lui convient, & la faveur fut tou jours plus foible à la Galerie du Louvre qu'un beau pinceau qui la force au silence. [] Si les Ballets sont des tableaux vi vants; s'ils doivent réunir tous les charmes de la Peinture, pourquoi n'est-il pas permis à nos Maîtres d'exposer sur le Théatre de l'Opéra trois morceaux de ce genre, l'un tiré de l'Histoire, l'autre de la Fable, & le dernier de leur propre imagination? Si ces Maîtres réussissoient, on les rece vroit Membres de l'Académie, ou on les aggrégeroit à cette Société. De cette marque de distinction & de cet
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arrangement naîtroit à coup sûr l'ému lation (aliment précieux des Arts) & la Danse encouragée par cette récom pense quelque chimérique qu'elle puisse être, se placeroit d'un vol rapide à côté des autres. Cette Académie devenant d'ailleurs plus nombreuse se distin gueroit peut-être d'avantage; les ef forts des Provinciaux exciteroient les siens; les Danseurs qui y seroient agré- gés, serviroient d'aiguillon à ses prin cipaux Membres; la vie tranquille de la Province, faciliteroit à ceux qui y sont répandus les moyens de penser, de réfléchir & d'écrire sur leur Art; ils adresseroient à la Société des Mémoi res souvent instructifs; l'Académie à son tour seroit forcée d'y répondre, & ce commerce littéraire en répan dant sur nous un jour lumineux
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nous tireroit peu à peu de notre lan gueur & de notre obscurité. Les jeu nes gens qui se livrent à la Danse machinalement & sans principes s'in struiroient encore infailliblement; ils apprendroient à connoître les difficul tés; ils s'éfforceroient de les combattre; & la vue des routes sûres les empêche roit de se perdre & de s'égarer. [] On a prétendu, Monsieur, que notre Académie est le séjour du silence & le tombeau des talents de ceux qui la composent. On s'est plaint de n'en voir sortir aucun Ecrit ni bon, ni mauvais, ni médiocre, ni satisfaisant, ni en nuyeux; on lui reproche de s'être en tiérement écartée de sa premiere insti tution; de ne s'assembler que rarement ou par hazard, de ne s'occuper en au cune maniere des progrès de l'Art qui
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en est l'objet, ni du soin d'instruire les Danseurs & de former des Eleves. Le moyen que je propose, feroit inévi tablement taire ou la calomnie ou la médisance, & rendroit à cette Société la considération & le nom que plusieurs personnes lui refusent peut-être injuste ment. J'ajouterai que ses succès, si elle se déterminoit à commencer les Disciples, seroient infiniment plus assurés, elle ôteroit du moins à une mul titude de Maîtres avides d'une réputa tion qu'ils n'ont pas méritée, la ressource de s'attribuer les progrès des Eleves & la liberté d'en rejetter les défauts sur ceux dont ils ont reçu les premieres leçons. Ce Danseur, disent-ils, a reçu pri mitivement de mauvais principes; s'il a des défauts, ce n'est pas ma faute, j'ai tenté l'impossible; toutes les per-
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fections que vous lui connoissez m'ap partiennent, elles sont mon ouvrage. C'est ainsi, Monsieur, qu'on se ménage adroitement, en se refusant aux peines de l'Etat, une réponse courte en cas de critique, & une sorte de crédit & de confiance en cas d'applaudissement. Vous conviendrez cependant que la perfec tion de l'ouvrage dépend en partie de la beauté de l'ébauche; mais un Ecolier que l'on présente au Public est comme un tableau qu'un Peintre expose au Sallon; tout le monde le voit, tout le monde l'admire & l'applaudit, ou tout le monde le blâme & le cen sure; figurez-vous donc l'avantage que l'on a d'être constamment à l'affût des Sujets agréables formés dans la Provin ce, dès qu'on peut se faire honneur des talents qu'on ne leur a pas donnés.
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Il ne s'agit que de débiter d'abord que l'Eleve a été indignement enseigné; que le Maître l'a totalement perdu; que l'on a une peine inconcevable à détruire cette mauvaise Danse de Cam pagne & à remédier à des défauts étonnants: il faut ensuite ajouter que l'Eleve a du zele; qu'il répond aux soins qu'on se donne; qu'il travaille nuit & jour; & le faire débuter un mois après. Allons voir, (dit-on,) danser le jeune homme; c'est l'Ecolier d'un tel; il étoit détestable il y a un mois. Oui, répond celui-ci, il étoit insoute. nable, & du dernier mauvais. L'Eleve se présente; on l'applaudit avant qu'il danse; cependant il se déploye avec grace, il se dessine avec élégance, ses attitudes sont belles, ses pas bien écrits, il est brillant en l'air, il est vif & pré-
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cis terre-à-terre, quelle surprise! On crie miracle! Le Maître est étonnant! Avoir formé un Danseur en vingt le- çons! cela ne s'est jamais fait. En honneur les talents de notre siecle sont surprenants. [] Le Maître reçoit ces louanges avec une modestie qui séduit, tandis que l'Ecolier ébloui du succès & étourdi des applaudissements, se voue à l'in gratitude la plus noire; il oublie jus qu'au nom de celui à qui il doit tout; tout sentiment de reconnoissance est pour jamais effacé de son ame; il avoue, il proteste effrontément qu'il ne savoit rien, comme s'il étoit en état de se juger lui-même, & il encense le Charlatanisme par lequel il imagine que les éloges lui ont été prodigués. [] Ce n'est pas tout; ce même Eleve
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fait un nouveau plaisir toutes les fois qu'il paroît; bientôt il donne de la jalousie & de l'ombrage à son Maître; celui-ci lui refuse alors des leçons parce que son genre est le même & qu'il craint que son Ecolier ne le sur passe & ne le fasse oublier. Quelle petitesse! Peut-on se persuader qu'il n'y ait point de gloire à un habile homme d'en faire un plus habile que lui? Est-ce avilir son mérite & flétrir sa réputation que de faire revivre ses talents dans ceux d'un Ecolier? Eh! Monsieur, le Public pourroit-il savoir mauvais gré à Mr. Jeliote,* s'il eût 8
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formé un homme qui l'égalât? En se roit-il moins Jeliote ? non, sans doute, de pareilles craintes ne troublent point le vrai mérite, & n'alarment que les demi-talents. [] Mais revenons à l'Académie de Danse. Elle est, du moins je le crois, composée de treize Académiciens qui tous en particulier ont des talents d'une supériorité reconnue. Ils sont, ou ils ont été d'excellents Danseurs. Je me fais un honneur & un devoir de leur donner ici le tribut d'éloges que je leur dois; quiconque a contribué long-temps aux plaisirs d'un Public aussi éclairé que celui de Paris, est & sera toujours cher à celui qui aime & qui chérit les Arts; or quelle source inépuisable de principes? Que de pré- ceptes pleins de justesse & de solidité!
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Que de Mémoires excellents! Que d'observations instructives, & combien de traités admirables émaneroient & sortiroient de la Société qu'ils forment, si leur émulation étoit aiguillonnée & réveillée par les travaux qui leur se roient offerts! [] On écrit tous les jours sur des ma tieres bien plus futiles & bien moins intéressantes que la Danse; le génie est rare, mais il est de tous les états; pourquoi nous auroit-il été refusé plutôt qu'aux autres hommes, & ne s'aviliroient-ils pas eux-mêmes, s'ils pensoient qu'il est inutile à ceux qui ne travaillent que pour parvenir au bon heur de leur plaire? [] Il eût été à souhaiter, Monsieur, que les Académiciens & le Corps mê- me de l'Académie eussent fourni à
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l'Encyclopédie tous les articles qui concernent l'Art. Cet objet eût été mieux rempli par des Artistes éclairés que par Monsieur de Cahusac ; la par tie historique appartenoit à ce dernier, mais la partie méchanique devoit, ce me semble, appartenir de droit aux Danseurs; ils auroient éclairé le Peu ple dansant; ils lui auroient montré le flambeau de la vérité, & en illus trant l'Art ils se seroient illustrés eux-mêmes. Les productions ingénieu ses que la Danse enfante si souvent à Paris & dont ils auroient pu donner au moins quelques exemples, auroient été consacrées dans des planches diffé- rentes de ces tables chorégraphiques qui, comme je l'ai dit, n'apprennent rien, ou n'apprennent que très-peu de chose. Je suppose en effet que l'A-
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cadémie eût associé à ses travaux deux grands hommes, Mr. Boucher & Mr. Cochin ; qu'un Académicien Choré- graphe eût été chargé du soin de tra cer les chemins & de dessiner les pas; que celui qui étoit en état d'écrire avec le plus de netteté cût expliqué tout ce que le plan géométral n'au roit pu présenter distinctement; qu'il eût rendu compte des effets que cha que tableau mouvant auroit produit, & de celui qui résultoit de telle ou telle situation; qu'enfin il eût ana lysé les pas, leurs enchaînements successifs; qu'il eût parlé des positions du corps, des attitudes, & qu'il n'eût rien omis de ce qui peut expliquer & faire entendre le jeu muet, l'expres sion pantomime & les sentiments va riés de l'ame par les caracteres variés
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de la physionomie; alors Mr. Boucher d'une main habile eût dessiné tous les grouppes & toutes les situations vrai ment intéressantes, & Mr. Cochin d'un burin hardi auroit multiplié les esquisses de Mr. Boucher. Avouez, Monsieur, qu'avec le secours de ces deux hommes célebres, nos Académiciens feroient aisément passer à la postérité le mérite des Maîtres de Ballets & des Danseurs habiles dont le nom est à peine con servé parmi nous quelques lustres après eux, & qui ne nous laissent après qu'ils ont abandonné le Théatre qu'un souvenir confus des talents qui nous forçoient à les admirer. La Chorégraphie deviendroit alors intéressante. Plan géométral, plan d'élévation, descrip tion fidelle de ces plans, tout se pré- senteroit à l'œil avec les traits du
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goût & du génie; tout instruiroit, les attitudes du corps, l'expression des têtes, les contours des bras, la posi tion des jambes, l'élégance du vête ment, la vérité du costume; en un mot, un tel ouvrage soutenu du crayon & du burin de ces deux illustres Artistes seroit une source où l'on pourroit puiser, & je le regarderois comme les archives de tout ce que notre Art peut offrir de lumineux, d'intéressant & de beau. [] Quel projet, me direz-vous! Quelle dépense immense! Quel livre volumi neux! Il me sera facile de vous répon dre. Je ne propose pas en premier lieu deux Mercenaires, mais deux Artistes qui traiteront l'Académie avec ce désintéressement qui est la marque & la preuve des vrais talents. 2°. Je ne
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leur destine que des choses absolument dignes d'eux & de leurs soins, c'est-à- dire, des choses excellentes, pleines de feu & de génie, de ces morceaux rares, exactement neufs & qui inspi rent par eux-mêmes. Ainsi voilà des dépenses épargnées & sûrement des planches en très-petit nombre. Plus sensible que qui que ce soit à la gloire d'une Académie alors véritablement utile, que ne puis-je, Monsieur, voir déjà ce projet mis à exécution! & quel moyen plus sûr pour elle & pour les Danseurs qu'elle croiroit devoir célé- brer, de voler à l'immortalité que celui d'emprunter les ailes de deux grands hommes faits pour graver à ja mais au temple de Mémoire & leurs noms & celui des personnages qu'ils voudront illustrer? Une telle entreprise
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sembloit leur être réservée; & j'ose croire que nos Académiciens trou veront en eux toutes les ressour ces qu'ils pourront desirer, lors qu'ils leur présenteront des mo deles dont la Capitale qui est le centre & le point de réunion de tous les talents fourmille sans doute, & que je n'ai ni la hardiesse ni la témérité de leur indiquer. [] Voilà, Monsieur, ce qui me paroî- troit devoir être substitué à la choré- graphie de nos jours, à cet Art au jourd'hui si compliqué que les yeux & l'esprit s'y perdent; car ce qui n'é- toit que le rudiment de la Danse, en est devenu insensiblement le grimoire. La perfection même que l'on a voulu donner aux signes qui désignent les pas & les mouvements n'a servi qu'à
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les embrouiller & à les rendre indé- chiffrable. Plus la Danse s'embellira, plus les caracteres se multiplieront, & plus cette science sera inintelligible. Jugez- en, je vous prie, par l'article chorégra phie inséré dans l'Encyclopédie; vous regarderez sûrement cet Art comme l'algebre des Danseurs, & je crains fort que les planches ne répan dent pas un jour plus clair sur les en droits obscurs de cette dissertation dansante. [] Je conviens, me repliquerez-vous peut-être, que le fameux Blondy lui- même interdisoit cette étude à ses Ele ves; mais avouez du moins que la chorégraphie est nécessaire aux Maîtres de Ballets: non, Monsieur, c'est une erreur que de penser qu'un bon Maî- tre de Ballets puisse tracer & compo-
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ser son ouvrage au coin de son feu. Ceux qui travaillent ainsi, ne parvien dront jamais qu'à des combinaisons misérables. Ce n'est pas la plume à la main que l'on fait marcher les Figurants. Le Théatre est le Parnasse des Compo siteurs ingénieux; c'est là que sans cher cher, ils rencontrent une multitude de choses neuves; tout s'y lie, tout y est plein d'ame, tout y est dessiné avec des traits de feu. Un tableau ou une situa tion le conduisent naturellement à une autre; les figures s'enchaînent avec au tant d'aisance que de grace; l'effet gé- néral se fait sentir sur le champ; car telle figure élégante sur le papier, cesse de l'être à l'exécution; telle autre qui le sera pour le Spectateur qui la verra en vue d'oiseau, ne le sera point pour les premieres Loges & le Parterre; c'est
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donc pour les places les moins élevées que l'on doit principalement travailler, puisque telle forme, tel grouppe & tel tableau dont l'effet est sensible pour le Parterre, ne peut manquer de l'être dans quelque endroit de la Salle que l'on se place. Vous observez dans les Ballets des marches, des contre-marches, des repos, des retraites, des évolutions, des grouppes ou des pelotons. Or si le Maître n'a pas le génie de faire mou voir la grande machine dans des sens justes; s'il ne demêle au premier coup d'œil les inconvénients qui peuvent ré- sulter de telle opération; s'il n'a l'Art de profiter du terrein; s'il ne propor tionne pas les manœuvres à l'étendue plus ou moins vaste & plus ou moins limitée du Théatre; si ses dispositions sont mal conçues; si les mouvements
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qu'il veut imprimer sont faux ou im possibles; si les marches sont ou trop vîtes, ou trop lentes, ou mal dirigées; si la mesure & l'ensemble ne régnent pas; que sais-je, si l'instant est mal choisi, on n'apperçoit que confusion, qu'embarras, que tumulte; tout se choque, tout se heurte; il n'y a & il ne peut y avoir ni netteté, ni accord, ni exactitude, ni précision, & les huées & les sifflets sont la juste récompense d'un travail aussi monstrueux & aussi mal entendu. La conduite & la marche d'un grand Ballet bien dessiné exige, Monsieur, des connoissances, de l'es prit, du génie, de la finesse, un tact sûr, une prévoyance sage & un coup d'œil infaillible, & toutes ces qualités ne s'acquiérent pas en déchiffrant & en écrivant la Danse chorégraphiquement;
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le moment seul détermine la composi tion; l'habileté consiste à le saisir & à en profiter heureusement. [] Il est cependant de prétendus Maîtres qui composent leurs Ballets, après avoir mutilé ceux des autres, à l'aide du cahier & de certains signes qu'ils adop tent & qui forment pour eux une cho régraphie particuliere; car la façon de dessiner les chemins est toujours la même & ne varie que par les couleurs; mais rien de plus insipide & de plus languissant qu'un ouvrage médité sur le papier, il se ressent toujours de la contention & de la peine. Il seroit beau de voir un Maître de Ballets de l'O péra un in-folio à la main, se casser la tête pour remettre les Ballets des Indes galantes ou de quelque autre Opéra chargé de Danses; que de che-
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mins différents ne faudroit-il pas écrire pour un Ballet nombreux! ajoutez en suite sur vingt-quatre chemins, tantôt réguliers & tantôt irréguliers tous les pas compliqués à faire, & vous aurez, Monsieur, si vous le voulez, un écrit très-savant, mais chargé d'une si grande abondance & d'un mêlange si informe de lignes, de traits, de signes & de caracteres que vos yeux en seront offus qués, & que toutes les lumieres que vous espériez d'en tirer seront, pour ainsi dire, absorbées par le noir dont sera tissu ce répertoire. Ne croyez pas au surplus que M. Lany, après avoir composé les Ballets d'un Opéra à la satisfaction du Public, soit obligé néces sairement d'en conserver ainsi l'idée pour les remettre cinq ou six ans aprés avec la même supériorité; s'il dédaigne un
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pareil secours, il ne les composera de nouveau qu'avec plus de goût; il répa rera même les fautes imperceptibles qui pouvoient y régner; car le souvenir de nos fautes est celui qui s'efface le moins, & s'il prend le crayon, ce ne sera que pour jetter sur le papier le dessein géo métral des formes principales & des figures les plus saillantes; il négligera sûrement de tracer toutes les routes diverses qui conduisoient à ces for mes, & qui enchaînoient ces figures; & il ne perdra pas son temps à écrire les pas, ni les attitudes diverses qui embellissoient ces Tableaux. Oui, Monsieur, la Chorégraphie amortit le génie; elle éteint, elle affoiblit le goût du Compositeur qui en fait usage; Il est lourd & pesant; il est incapable d'in vention; de créateur qu'il étoit ou qu'il
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auroit été, il devient ou il n'est plus qu'un plagiaire; son imagination se tait; il ne produit rien de neuf, & tout son mérite se borne à défigurer les pro ductions des autres. Tel est l'effet de l'engourdissement & de l'espece de lé- thargie dans lesquels elle jette l'esprit, que j'ai vu plusieurs Maîtres de Ballets obligés de quitter la répétition, parce qu'ils avoient égaré leur cahier & qu'ils ne pouvoient faire mouvoir leurs figu rants sans avoir sous les yeux le mé- morial de ce que les autres avoient composé. Je le répete, Monsieur, & je le soutiens: rien de plus pernicieux qu'une méthode qui rétrecit nos idées, ou qui ne nous en permet aucunes, à moins qu'on ne sache se garantir du danger que l'on court en s'y livrant. Du feu, du goût, du génie, des con-
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noissances, voilà ce qui est préférable à la chorégraphie; voilà, Monsieur, ce qui suggere une multitude de pas, de figures, de tableaux & d'attitudes nouvelles; voilà les sources inépuisa bles de cette variété immense qui distingue le véritable Artiste du Cho régraphe inepte & matériel. Je suis, &c.
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LETTRE XIV.

[] VOus exigez de moi, Monsieur, que je vous entretienne de mes Ballets; c'est avec peine que je cede à vos instances. Toutes les descriptions qu'on peut faire de ces sortes d'ouvrages ont ordinairement deux défauts; elles sont au-dessous de l'original lorsqu'il est passable, ou au-dessus lorsqu'il est médiocre. [] On ne peut ni juger d'un Cabinet de peinture par le Catalogue des Ta bleaux qu'il renferme, ni décider du prix d'un ouvrage de littérature, par la préface ou par le Prospectus. Il en est de même des Ballets; il faut nécessairement les voir, & les voir
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plusieurs fois. Un homme d'esprit fera d'excellents Programmes & fournira à un Peintre les plus grandes idées; mais le mérite consiste dans la distri bution & dans l'exécution. Qu'on ouvre le Tasse, l' Arioste & quantité d'Auteurs du même genre, on y pui sera des Sujets admirables à la lecture; rien ne coûtera sur le papier; les idées se multiplieront; tout sera facile & quelques mots arrangés avec Art pré- senteront à l'imagination une foule de choses agréables; mais qui ne seront plus telles, dès que l'on essaiera de leur donner une forme réelle; & c'est alors que l'Artiste connoîtra l'immensité de la distance du projet à l'exécution. [] Je vais satisfaire néanmoins, Monsieur, votre curiosité, dans la per-
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suasion où je suis que vous ne me ju gerez pas sur l'esquisse mal crayonnée de quelques Ballets reçus par le Pu blic avec des applaudissements qui ne m'ont point fait oublier que son in dulgence fut toujours fort au dessus de mes talents. [] Je suis très-éloigné de prétendre que mes productions soient des chefs- d'œuvres; des suffrages flatteurs pour roient me persuader qu'elles ont quel que mérite, mais je suis encore plus convaincu qu'elles ne sont pas sans défaut. Quoi qu'il en soit, & ce peu de mérite & ces défauts m'ap partiennent entiérement. Jamais je n'ai eu sous les yeux ces modeles excellents qui ravissent & qui ins pirent. Si j'eusse été à portée de voir, peut-être aurois-je pu saisir. J'au-
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rois du moins étudié l'art d'ajuster & d'accomoder à mes traits les agré- ments des autres, & je me serois efforcé de me les rendre propres, où du moins de m'en parer sans en de venir ridicule. Cette privation d'objets instructifs a cependant excité en moi une émulation vive dont je n'aurois pas été peut-être animé, si j'avois eu la facilité de n'être qu'un imitateur froid & servile. La nature est le seul modele que j'ai envisagé & que je me suis proposé de suivre. Si mon imagination m'égare quelquefois, le goût ou si l'on veut, une sorte d'instinct m'éclai rent sur mes écarts & me rappellent au vrai. Je proscris tout ce qui ne me séduit pas au premier coup d'œil; je détruis sans regret ce que j'ai créé avec le plus de peine, & mes ouvrages ne
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m'attachent que lorsqu'ils m'affectent véritablement. Il n'en est point, Mon sieur, qui me fatiguent autant que la composition des Ballets de certains Opé- ra. Les Passepieds & les Menuets me tuent; la monotonie de la Musique m'en gourdit & je deviens aussi pauvre qu'el le, car elle substitue, pour ainsi dire, en moi la stérilité à l'abondance. Une Musique au contraire expressive, har monieuse & variée, telle que celle sur laquelle j'ai travaillé* depuis quelque temps me suggere mille idées & mille traits; elle me transporte, elle m'é- leve, elle m'enflamme, & je dois aux 9
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différentes impressions qu'elle m'a fait éprouver & qui ont passé jusques dans mon ame; l'accord, l'ensemble, le saillant, le neuf, le feu & cette multitude de caracteres frappants & singuliers que des Juges impartiaux ont cru pouvoir remarquer dans mes Ballets; effets naturels de la Musique sur la Danse, & de la Danse sur la Musique, lorsque les deux Artistes se concilient, & lorsque leurs Arts se marient, se réunissent & se prêtent mutuellement des charmes pour séduire & pour plaire. [] Il seroit inutile sans doute de vous entretenir des Métamorphoses Chinoi ses, des Réjouissances Flamandes, de la Mariée de Village, des Fêtes de Vauxhall, des Recrues Prussiennes, du Bal paré & d'un nombre infini &
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& peut-être trop grand de Ballets co miques presque dénués d'intrigue, destinés uniquement à l'amusement des yeux, & dont tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété & dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de vous parler de ceux que j'ai cru devoir trai ter dans le grand, tels que les Ballets que j'ai intitulé, la Mort d'Ajax, le Ju gement de Pâris, la Descente d'Or phée aux Enfers, Renaud & Armide, &c. Et je me tairai même encore sur ceux de la Fontaine de Jouvence, & des Caprices de Galathée.* Persuadé des bontés dont vous m'honorez & 10
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de l'intérêt que vous daignez prendre à tout ce qui me touche, je pense, Monsieur, que la description des ou vrages qui me doivent entiérement le
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jour & que vous pouvez regarder comme le fruit unique de mon ima tion<imagination>, vous plaira d'avantage; & je commence par celui de la Toilette de Vénus, ou des Ruses de l'Amour, Ballet héroï-pantomime. [] Le Théatre représente un Sallon voluptueux; Vénus est à sa toilette & dans le déshabillé le plus galant; les
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Jeux & les Plaisirs lui présentent à l'envi tout ce qui peut servir à sa pa rure; les Graces arrangent ses che veux; l'Amour lace un de ses brode quins; de jeunes Nymphes sont occu pées, les unes à composer des guir landes, les autres à arranger un casque pour l'Amour; celles-ci à placer des fleurs sur l'habit & sur la mante qui doit servir d'ornement à sa mere. La toilette finie, Vénus se retourne du côté de son fils, elle semble le consul ter; le petit Dieu applaudit à sa beauté, il se jette avec transport dans ses bras, & cette premiere Scene offre ce que la volupté, la coquetterie & les graces ont de plus séduisant. [] La seconde est uniquement employée à l'habillement de Vénus. Les Graces se chargent de son ajustement; une
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partie des Nymphes s'occupe à ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les ajustements nécessaires; les Jeux & les Plaisirs non moins empressés à servir la Déesse tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boîte à mouches, le bouquet, le collier, les brasselets, &c. L'Amour dans une attitude élégante se saisit du miroir & voltige ainsi continuel lement autour des Nymphes, qui pour se venger de sa légéreté lui arrachent son carquois & son bandeau; il les poursuit, mais il est arrêté dans sa course par trois de ces mêmes Nym phes qui lui présentent son casque & un miroir; il se couvre, il se mire, il vole dans les bras de sa mere & il médite en soupirant le dessein de se venger de l'espece d'offense qui lui
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a été faite: il supplie, il presse Vénus de l'aider dans son entreprise, en dis posant leur ame à la tendresse par la peinture de tout ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses graces; ses mouve ments, ses attitudes, ses regards sont l'image des plaisirs de l'Amour même. Les Nymphes vivement émues s'effor cent de l'imiter & de saisir toutes les nuances qu'elle emploie pour les sédui re. L'amour témoin de l'impression pro fite de l'instant; il leur porte le dernier coup & dans une entrée gé- nérale, il leur fait peindre toutes les passions qu'il inspire. Leur trouble accroit & augmente sans cesse; de la tendresse elles passent à la jalousie, de la jalousie à la fureur, de la fureur à l'abattement, de l'abattement à l'in-
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constance, elles éprouvent en un mot, successivement tous les sentiments di vers dont l'ame peut être agitée & il les rappelle toujours à celui du bonheur. Ce Dieu satisfait & content de sa Vic toire cherche à se séparer d'elles; il les fuit, elles le suivent avec ardeur; mais il s'échappe & disparoît ainsi que sa mere & les graces; & les Nymphes courent & volent après le plaisir qui les fuit. [] Cette Scene, Monsieur, perd tout à la lecture; vous ne voyez ni la Déesse, ni le Dieu, ni leur suite. Vous ne dis tinguez rien, & dans l'impossibilité où je suis de rendre ce que les traits, la physionomie, les regards & les mouvements des Nymphes exprimoient si bien, vous n'avez & je ne vous donne ici que l'idée la plus imparfaite & la
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plus foible de l'action la plus vive & la plus variée. [] Celle qui la suit, lie l'intrigue. L'Amour paroît seul; d'un geste & d'un regard il anime la nature. Les lieux changent; ils représentent une forêt vaste & sombre; les Nymphes qui n'ont point perdu le Dieu de vue entrent pré- cipitamment sur la Scene; mais quelle est leur crainte! Elles ne voient ni Vénus, ni les Graces; l'obscurité de la forêt, le silence qui y regne les glacent d'effroi. Elles reculent en tremblant, l'Amour aussitôt les rassure, il les invite à le suivre; les Nymphes s'abandon nent à lui; il semble les défier par une course légere. Elles courent après lui; mais à la faveur de plusieurs fein tes il leur échappe toujours, & dans l'instant où il paroît être dans l'em-
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barras le plus grand & où les Nym phes croient de l'arrêter, il fuit comme un trait & il est remplacé avec prompti tude par douze Faunes. Ce change ment subit & imprévu fait un effet d'autant plus grand que rien n'est aussi frappant que le contraste qui résulte de la situation des Nymphes & des Faunes. Les Nymphes offrent l'image de la crainte & de l'innocence; les Fau nes celle de la force & de la férocité. Les attitudes de ceux-ci sont pleines de fierté & de vigueur; les positions de celles-la n'expriment que la frayeur qu'inspire le danger. Les Faunes pour suivent les Nymphes qui fuyent devant eux, mais ils s'en saisissent bientôt; quelques-unes d'entr'elles profitant ce pendant d'un instant de mésintelligence que l'ardeur de vaincre a jetté parmi
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eux, prennent la fuite & leur échappent; il n'en reste que six aux douze Faunes; alors ils s'en disputent la conquête; nul d'entr'eux ne veut consentir au partage, & la fureur succédant bientôt à la jalousie, ils luttent & combattent. Celles-ci tremblantes & effrayées passent à chaque instant des mains des uns dans les mains des autres, car ils sont tour-à-tour vainqueurs & vaincus. Ce pendant au moment où les combattants paroissent n'être occupés que de la dé- faite de leurs rivaux, elles tentent de s'é- chapper. Six Faunes s'élancent après elles & ne peuvent les arrêter, parce qu'ils sont eux-mêmes retenus par leurs ad versaires qui les poursuivent. Leur co lere s'irrite alors de plus en plus. Cha cun court aux arbres de la forêt; ils en arrachent des branches avec fureur
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& ils se portent de part & d'autre des coups terribles. Leur adresse à les parer étant égale, ils jettent loin d'eux ces inutiles instruments de leur vengeance & de leur rage, & s'élançant avec impétuosité les uns sur les autres, ils luttent avec un acharnement qui tient du délire & du désespoir; ils se sai sissent, se terrassent, s'enlevent de terre, se serrent, s'étouffent, se pressent & se frappent, & ce combat n'offre pas un seul instant qui ne soit un tableau. Six de ces Faunes sont enfin victorieux; ils foulent d'un pied leurs ennemis ter rassés & levent le bras pour leur por ter le dernier coup, lorsque six Nym phes conduites par l'Amour les arrê- tent & leur présentent une couronne de fleurs. Leurs compagnes sensibles à la honte & à l'abattement des vaincus
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laissent tomber à leurs pieds celles qu'elles leur destinoient; ceux-ci dans une attitude qui peint ce que la douleur & l'accablement ont de plus affreux sont immobiles; leur tête est abattue, leurs yeux sont fixés sur la terre. Vénus & les Graces touchées de leurs peines engagent l'Amour à leur être propice; ce Dieu voltige autour d'eux & d'un souffle léger, il les ranime & les rappelle à la vie; on les voit lever insensiblement des bras mou rants, & invoquer le fils de Vénus qui par ses attitudes & ses regards, leur donne, pour ainsi-dire, une nou velle existence. A peine en jouissent-ils qu'ils apperçoivent leurs ennemis occu pés de leur bonheur & folâtrant avec les Nymphes; un nouveau dépit s'empare d'eux; leurs yeux étincellent de feu;
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ils les attaquent, les combattent & en triomphent à leur tour; peu contents de cette victoire s'ils n'en emportent des trophées, il leur enlevent & leur arrachent les couronnes de fleurs dont ils se glorifioient; mais par un char me de l'Amour ces couronnes se partagent en deux: cet événement re tablit parmi eux la paix & la tranquil lité; les nouveaux vainqueurs & les nouveaux vaincus reçoivent également le prix de la victoire; les Nymphes présentent la main à ceux qui viennent de succomber, & l'Amour unit enfin les Nymphes aux Faunes. Là le Ballet Symmétrique commence; les beautés méchaniques de l'Art se déploient sur une grande Chaconne, dans laquelle l'Amour, Vénus, les Graces, les jeux, & les plaisirs dansent les principaux
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morceaux. Ici je pouvois craindre le ralentissement de l'action, mais j'ai saisi l'instant où Vénus ayant enchaîné l'Amour avec des fleurs, le mene en laisse pour l'empêcher de suivre une des Graces à laquelle il s'attache, & pendant ce pas plein d'expression, les plaisirs & les jeux entraînent les Nym phes dans la forêt. Les Faunes les suivent avec empressement, & pour sauver les bienséances, & ne pas rendre trop sen sibles les remarques que l'Amour fait faire à sa mere sur cette disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes & ces mêmes Faunes. L'ex pression de celle-ci, l'air satisfait de ceux-là peignent avec des couleurs mé- nagées dans un passage bien exprimé de la Chaconne, les tableaux de la volupté coloriés par le sentiment & la décence.
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[] Ce Ballet, Monsieur, est d'une action chaude & toujours générale. Il a fait, & je puis m'en glorifier, une sensation que la Danse n'avoit pas produite jus qu'alors. Ce succès m'a engagé à aban donner le genre auquel je m'étois atta ché, moins, je l'avoue, par goût & par connoissance que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la Danse ex pressive & en action; je me suis atta ché à peindre dans une maniere plus grande & moins léchée, & j'ai senti que je m'étois trompé grossiérement en imaginant que la Danse n'étoit faite que pour les yeux, & que cet organe étoit la barriere où se bornoit sa puis sance & son étendue. Persuadé qu'elle peut aller plus loin, & qu'elle a des droits incontestables sur le cœur & sur l'ame, je m'efforcerai désormais
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de la faire jouir de tous ses avantages. [] Les Faunes étoient sans tonnelets, & les Nymphes, Vénus & les Graces sans paniers. J'avois proscrit les mas ques qui se seroient opposés à toute expression; la méthode de M. Garrick m'a été d'un grand secours: on lisoit dans les yeux & sur la physionomie de mes Faunes tous les mouvements des passions qui les agitoient. Une lassure & une espece de chaussure imitant de l'écorce d'arbre m'avoient semblé pré- férables à des escarpins; point de bas ni de gands blancs, j'en avois assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitants des forêts; une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leur corps, tout le reste pa roissoit nu; & pour que le costume n'eût pas un air trop dur & ne con-
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trastât pas trop avec l'habillement élé- gant des Nymphes, j'avois fait jetter sur les bords des draperies une guirlande de feuillage mêlée de fleurs. [] J'avois encore imaginé des silences dans la Musique, & ces silences pro duisoient l'effet le plus flatteur; l'o reille du Spectateur cessant tout d'un coup d'être frappée par l'harmonie, son œil embrassoit avec plus d'atten tion tous les détails des tableaux, la position & le dessein des grouppes, l'expression des têtes & les différentes parties de l'ensemble; rien n'échappoit à ses regards; cette suspension dans la Musique & dans les mouvements du corps répand un calme & un beau jour; elle fait sortir avec plus de feu les mor ceaux qui la suivent; ce sont des om bres qui ménagées avec Art & distri-
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buées avec goût, donnent un nouveau prix & une valeur réelle à toutes les parties de la composition; mais le talent consiste à les employer avec économie. Elles deviendroient aussi funestes à la Danse qu'elles le sont quelquefois à la Peinture, lorsqu'on en abuse. [] Passons aux Fêtes ou aux Jalousies du Serrail; ce Ballet & celui dont je viens de vous parler ont partagé le goût du Public; ils sont néanmoins dans un genre absolument opposé, & ne peu vent être mis en comparaison l'un & l'autre. [] Le Théatre représente une des par ties du Serrail; un Péristile orné de cas cades & de jets d'eau forme l'avant- Scene. Le fond du Théatre offre une colonnade circulaire en charmille; les intervalles de cette colonnade sont cou-
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ronnés de guirlandes de fleurs, & en richis de grouppes & de jets d'eau. Le morceau le plus éloigné & qui termine la décoration, présente une cascade de plusieurs nappes qui se perd dans un bassin, & qui laisse découvrir der riere elle un paysage & un lointain. Les femmes du Serrail sont placées sur de riches sofas & sur des carreaux; elles s'occupent à différents ouvrages en usage chez les Turcs. [] Des Eunuques blancs & des Eunu ques noirs superbement habillés, pa roissent & présentent aux Sultanes le sorbet, le café; d'autres s'empressent de leur offrir des fleurs, des fruits & des parfums. Une d'entr'elles plus oc cupée d'elle-même que ses compagnes, refuse tout pour avoir un miroir; un esclave lui en présente un. Elle se mire,
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elle s'examine avec complaisance, elle arrange ses gestes, ses attitudes & sa démarche. Ses compagnes jalouses de ses graces cherchent à imiter tous ses mouvements, & de là naissent plusieurs entrées tant générales que particulie res, qui ne peignent que la volupté & le desir ardent que toutes ont également de plaire à leur maître. [] Aux charmes d'une Musiquetendre & du murmure des eaux, succede un air fier & marqué dansé par des Muets, par des Eunuques noirs & des Eunu ques blancs qui annoncent l'arrivée du Grand Seigneur. [] Il entre avec précipitation suivi de l'Aga, d'une foule de Janissaires, de plusieurs Bostangis & de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques & les Muets tombent à genoux; toutes les
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femmes s'inclinent, & les Nains lui offrent dans des corbeilles des fleurs & des fruits. Il choisit un bouquet, & il ordonne par un seul geste à tous les esclaves de disparoître. [] Le Grand Seigneur seul au milieu de ses femmes semble indéterminé sur le choix qu'il doit faire; il se promene autour d'elles avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aima bles. Toutes ces femmes s'efforcent de captiver son cœur, mais Zaïre & Zaïde semblent devoir obtenir la préférence. Il présente le bouquet à Zaïde, & dans l'instant qu'elle l'accepte un regard de Zaïre suspend son choix: il l'examine; il promene de nouveau ses regards; il revient ensuite à Zaïde, mais un sou rire enchanteur de Zaïre le décide en tiérement. Il lui donne le bouquet,
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elle l'accepte avec transport. Les autres Sultanes peignent par leurs attitudes le dépit & la jalousie; Zaïre jouit ma lignement de la confusion de ses com pagnes & de l'abattement de sa rivale. Le Sultan s'appercevant de l'impression que son choix vient de faire sur l'esprit des femmes du Serrail, & voulant ajou ter au triomphe de Zaïre, ordonne à Fatime, à Zima & à Zaïde d'attacher à la Sultane favorite le bouquet dont il l'a décorée. Elles obéissent à regret, & malgré l'empressement avec lequel elles semblent se rendre aux ordres du Sultan, elles laissent échapper des mouvements de dépit & de désespoir qu'elles étouffent en apparence, lors qu'elles rencontrent les yeux de leur Maître. [] Le Sultan danse un pas de deux vo-
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luptueux avec Zaïre & se retire avec elle. [] Zaïde à qui le Grand Seigneur avoit feint de présenter le bouquet, confuse & désespérée, se livre dans une entrée- seul à la rage & au dépit le plus affreux. Elle tire son poignard, elle veut s'arra cher la vie, mais ses compagnes arrê- tent son bras & se hâtent de la détour ner de ce dessein barbare. [] Zaïde est prête à se rendre lorsque Zaïre reparoît avec fierté; sa présence rappelle sa rivale à toute sa fureur; celle-ci s'élance avec précipitation sur elle pour lui porter le coup qu'elle se destinoit; Zaïre l'esquive adroitement, elle se saisit de ce même poignard, & leve le bras pour en frapper Zaïde. Les femmes du Serrail se partagent alors, elles accourent à l'une & à l'autre. Zaïde désarmée profite de l'instant où son
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ennemie a le bras arrêté, elle se jette sur le poignard que Zaïre porte à son côté pour s'en servir contre elle; mais les Sultanes attentives à leur conserva tion parent le coup; dans l'instant les Eunuques appellés par le bruit entrent dans le Serrail; ils voient le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne pouvoir rétablir la paix, & ils sortent précipitamment pour avertir le Sultan. Les Sultanes dans ce moment entraînent & séparent les deux rivales qui font des efforts incroyables pour se dégager; elles y réussissent; à peine sont-elles libres qu'elles se reprennent avec fureur. Toutes les femmes effrayées volent entr'elles pour arrêter leurs coups. Dans le moment le Sultan effrayé se présente; le changement que produit son arrivée est un coup de Théatre
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frappant. Le plaisir & la tendresse suc cédent sur le champ à la douleur & à la rage. Zaïre loin de se plaindre mon tre par une générosité ordinaire aux belles ames un air de sérénité qui ras sure le Sultan, & qui calme les craintes qu'il avoit de perdre l'objet de sa ten dresse. Ce calme fait renaître la joie dans le Serrail, & le Grand Seigneur permet alors aux Eunuques de donner une Fête à Zaïre; la Danse devient générale. [] Dans un pas de deux, Zaïre & Zaïde se réconcilient. Le Grand Seigneur danse avec elles un pas de trois dans lequel il marque toujours une préfé- rence décidée pour Zaïre. [] Cette Fête est terminée par une Contre-danse noble. La derniere figure offre un grouppe posé sur un trône
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élevé sur des gradins; il est composé des femmes du Serrail & du Grand Seigneur; Zaïre & Zaïde sont assises à ses côtés. Ce grouppe est couronné par un grand Baldaquin dont les rideaux sont supportés par des esclaves. Les deux côtés du Théatre offrent un autre grouppe de Bostangis, d'Eunuques blancs, d'Eunuques noirs, de Muets, de Janissaires & de Nains prosternés aux pieds du trône du Grand Seigneur. [] Voilà, Monsieur, une description bien foible d'un enchaînement de Sce nes qui toutes intéressent réellement. L'instant où le Grand Seigneur se décide, celui où il emmene la Sultane favorite, le combat des femmes, le grouppe qu'elles forment à l'arrivée du Sultan, ce changement subit, cette opposition de sentiments, cet amour que toutes
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les femmes témoignent pour elles-mê- mes & qu'elles expriment toutes diffé- remment, sont autant de contrastes que je ne peux vous faire saisir. Je suis dans la même impuissance relativement aux Scenes simultanées que j'avois placées dans ce Ballet. La Pantomime est un trait, les grandes passions le décochent; c'est une multitude d'éclairs qui se suc cédent avec rapidité; les Tableaux qui en résultent sont de feu, ils ne durent qu'un instant, & font aussi-tôt place à d'autres. Or, Monsieur, dans un Ballet bien conçu il faut peu de dialogues & peu de moments tranquilles; le cœur doit y être toujours agité; ainsi comment décrire l'expression vive du sentiment & l'action animée de la Pantomime? C'est à l'ame à peindre, c'est à la Physiono mie à colorier, ce sont les yeux enfin
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qui doivent donner les grands coups & terminer tous les Tableaux. [] L'action des Ballets dont je viens de vous parler est bien moins longue à l'e xécution qu'à la lecture. Des signes extérieurs qui annoncent un senti ment deviennent froids & languis sants, s'ils ne sont subitement suivis d'autres signes indicatifs de quelques nouvelles passions qui lui succédent; encore est-il nécessaire de diviser l'action entre plusieurs personnages; une même altération, des mêmes efforts, des mêmes mouvements, une agitation toujours continuelle fatigueroient & ennuie roient enfin & l'acteur, & le spectateur; il importe donc d'éviter les longueurs, si l'on veut laisser à l'expression la force qu'elle doit avoir, aux gestes leur ener gie, à la physionomie son ton, aux yeux
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leur éloquence, aux attitudes & aux po sitions leurs graces & leur vérité. [] Le Ballet des Fêtes ou des Jalousies du Serrail, diront peut-être les criti ques versés dans la lecture des Romans, péche contre le Costume & les usages des Levantins; ils trouveront qu'il est ridicule d'introduire des Janissaires & des Bostangis dans la partie du Ser rail destinée aux Femmes du Grand Seigneur, & ils objecteront encore qu'il n'y a point de Nains à Constan tinople & que le Grand Seigneur ne les aime pas. [] Je conviendrai de la justesse de leurs observations & de l'étendue de leurs connoissances, mais je leur répondrai que si mes idées ont choqué la vérité elles n'ont point blessé la vraisemblan ce, & dès-lors j'aurai eu raison de re-
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courir à des licences nécessaires que les Auteurs les plus distingués se permet tent dans des ouvrages bien plus inté- ressants & bien plus précieux que des Ballets. [] En s'attachant exactement à peindre le caractere, les mœurs & les usages de certaines Nations, les tableaux seroient souvent d'une composition pauvre & monotone; aussi y auroit-il de l'injus tice à condamner un Peintre sur les licences ingénieuses qu'il auroit prises, si ces mêmes licences contribuoient à la perfection, à la variété & à l'élé- gance de ses tableaux. [] Lorsque les caracteres sont soutenus; que celui de la Nation qu'on représen te n'est point altéré, & que la nature ne se perd pas sous des embellissements qui lui sont étrangers & qui la dé-
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gradent; lorsqu'enfin l'expression du sentiment est fidelle; que le coloris est vrai; que le clair-obscur est ménagé avec art; que les positions sont no bles; que les grouppes sont ingénieux; que les masses sont belles & que le dessein est correct, le tableau dès-lors est excellent & mérite les plus grands éloges. [] Je crois, Monsieur, qu'une Fête Turque ou Chinoise ne plaîroit point à notre Nation, si on n'avoit l'art de l'embellir, & je suis persuadé que la maniere de danser de ces Peuples ne seroit point en droit de séduire; ce cos tume exact & cette imitation n'offri roient qu'un spectacle très-plat & peu digne d'un Public qui n'applaudit qu'autant que les Artistes ont l'art d'as socier la délicatesse & le génie aux
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différentes productions qu'on lui pré- sente. [] Si ceux qui m'ont critiqué sur la prétendue licence que j'avois prise d'introduire des Bostangis & des Ja nissaires au Serrail, avoient été témoins de l'exécution, de la distribution & de la marche de mon Ballet, ils auroient vu que ces personnages qui les ont blessé à cent lieues d'éloignement, n'entroient point dans la partie du Serrail où se tiennent les Femmes; qu'ils ne paroissoient que dans le jar din, & que je ne les avois associés à cette Scene que pour faire cortege & pour rendre l'arrivée du Grand Sei gneur plus imposante & plus majes tueuse. [] Au reste, Monsieur, une critique qui ne porte que sur un programme, tombe
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d'elle-même parce qu'elle n'est ap puyée sur rien. On prononce sur le mérite d'un Peintre d'après ses tableaux & non d'après son style; on doit pron noncer de même sur celui du Maître de Ballets d'après les grouppes, les si tuations, les coups de Théatre, les figures ingénieuses, les formes saillan tes & l'ensemble qui régnent dans son ouvrage. Juger de nos productions sans les voir, c'est croire pouvoir dé- cider d'un objet sans lumieres. Je suis, &c.
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[]

DERNIERE LETTRE.

[] Encore deux Ballets, Monsieur, & mon objet sera rempli, car il est temps que je finisse. J'en ai dit assez pour vous persuader de toutes les difficultés d'un Art qui n'est aisé que pour ceux qui n'en saisissent que les parties su perficielles & qui imaginent que l'ac tion de s'élever de terre d'un pouce plus haut que les autres, ou l'idée de quelques moulinets ou de quelques ronds doivent leur attirer tous les suffrages. Dans quelque genre que ce soit, plus on approfondit, plus les obstacles se multiplient, & plus le but auquel on s'efforce d'atteindre paroît s'éloigner. Aussi Monsieur, le travail
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le plus opiniâtre n'offre-t-il aux plus grands Artistes qu'une lumiere souvent importune qui les éclaire sur leur in suffisance, tandisque l'Ignorant satis fait de lui-même au milieu des téne bres les plus épaisses, croit qu'il n'est absolument rien au-delà de ce qu'il se flatte de savoir. [] Le Ballet dont je vais vous entrete nir a pour titre l'Amour Corsaire, ou l'Embarquement pour Cythere. La Scene se passe sur le bord de la mer dans l'Isle de Misogyne. Quelques ar bres inconnus dans nos Climats em bellissent cette Isle; d'un côté du Théa tre on apperçoit un Autel antique élevé à la Divinité que les Habitants adorent; une Statue représentant un homme qui plonge un poignard dans le sein d'une femme, est élevée audessus
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de l'Autel. Les Habitants de cette Isle sont cruels & barbares; leur cou tume est d'immoler à leur Divinité toutes les femmes jettées malheureu sement pour elles sur ces côtes. Ils imposent la même loi à tous les hom mes qui échappent à la fureur des flots. Le sujet de la premiere Scene, est l'ad mission d'un Etranger sauvé du nau frage. Cet Etranger est conduit à l'Autel sur lequel sont appuyés deux Grands Prêtres. Une partie des Habi tants est rangée autour de ce même Autel, tenant dans leurs mains des massues avec lesquelles ils s'exercent, tandis que les autres Insulaires célé- brent par une Danse mystérieuse l'arri vée de ce nouveau Prosélyte. Celui-ci se voit forcé de promettre solemnelle ment d'immoler avec le fer dont on
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va l'armer la premiere femme qu'un destin trop cruel portera dans cette Isle. A peine commence-t-il à proférer l'affreux serment dont il frémit lui- même, quoiqu'il fasse le vœu dans le fond de son cœur de désobéir au nou veau Dieu dont il embrasse le culte, que la cérémonie est interrompue par des cris perçants poussés à l'aspect d'une chaloupe que bat une horrible tem pête, & par une Danse vive qui annonce la joie barbare que fait naître l'espoir de voir frapper quelques victimes. On apperçoit dans cette chaloupe une femme & un homme qui levent les mains vers le Ciel, & qui demandent du secours. Dorval (c'est le nom de l'Etranger) croit reconnoître à l'appro che de cette chaloupe sa sœur & son ami. Il regarde attentivement; son
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cœur est pénétré de plaisir & de crain te; il les voit enfin hors de dang er; il se livre à l'excès d'une satisfaction inexprimable, mais cette satisfaction & la joie qu'elle inspire sont bien tôt balancées par le souvenir du lieu terrible qu'il habite, & ce retour fu neste le précipite dans l'abattement & dans la douleur la plus profonde. L'empressement qu'il a d'abord té- moigné a fait prendre le change & en a imposé aux Misogyniens; ils ont cru voir en lui du zele, & un attachement inviolable à leur Loi; ce pendant Clairville & Constance (c'est le nom des deux Amants) abordent à terre; la mort est peinte sur leur visa ge, leurs yeux s'ouvrent à peine, des cheveux hérissés annoncent leur effroi. Un teint pâle & mourant peint toute
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l'horreur du trépas qui s'est présenté mille fois à eux & qu'ils redoutent encore; mais quelle est leur surprise, lorsqu'ils se sentent étroitement em brassés! ils reconnoissent Dorval, ils se jettent dans ses bras, leurs yeux croient à peine ce qu'ils voient; tous trois ne peuvent se séparer, l'excès de leur bonheur est exprimé par toutes les dé- monstrations de la joie la plus pure; ils s'inondent de leurs larmes, & ces larmes sont des signes non équi voques des sentiments divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un Sauvage présente à Dorval le poignard qui doit percer le cœur de Constance & lui ordonne de le lui plonger dans le sein. Dorval indigné d'un ordre aussi barbare saisit ce fer & veut en frapper le Misogynien, mais Constance s'échap-
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pant des bras de son Amant suspend le coup que son frere alloit porter: le Sauvage saisit cet instant, il désarme Dorval & veut percer le sein de celle qui vient de lui sauver la vie. Clairville arrête le bras du perfide, il lui arrache le poignard. Dorval & Clairville éga lement révoltés de la férocité & de l'inhumanité des habitants de cette Isse se rangent du côté de Constance; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras; leurs corps est un rempart qu'ils opposent à la barbarie de leurs ennemis, & leurs yeux animés & étin celants de colere semblent défier les Misogyniens. Ceux-ci furieux de cette résistance ordonnent aux Sauvages qui ont des massues, d'arracher la victime des bras de ces deux étrangers & de la traîner à l'Autel. Dorval & Clairville
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encouragés par le danger désarment deux de ces cruels; ils se livrent au combat avec fureur & avec audace, & viennent à chaque instant se rallier auprès de Constance; ils ne la perdent pas un moment de vue. Celle-ci trem blante & désolée, craignant de perdre deux objets qui lui sont également chers s'abandonne au désespoir; les Sacrifi cateurs aidés de plusieurs Sauvages s'é- lancent sur elle & l'entraînent à l'Au tel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle lutte contre eux, elle se saisit du poignard d'un des Sacrifica teurs, elle l'en frappe. Délivrée pour un instant elle se jette dans les bras de son amant & de son frere; mais elle en est arrachée cruellement. Elle s'é- chappe de nouveau & y revole encore; cependant ne pouvant resister au nom-
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bre, Dorval & Clairville presque mou rants & accablés sont enchaînés; Con stance est entraînée au pied de cet Autel trône de la Barbarie. Le bras se leve, le coup est prêt à tomber, lorsqu'un Dieu protecteur des amants arrête le bras du Sacrificateur, en répandant un charme sur cette Isle qui en rend tous les habi tants immobiles. Cette transition des plus grands mouvements à l'immobi lité produit un effet étonnant; Con stance évanouie aux pieds du Sacrifi cateur, Dorval & Clairville voyant à peine la lumiere, sont renversés dans les bras de quelques Sauvages.* 11
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Le jour devient plus beau, les flots irrités s'abaissent, le calme succede à la tempête, plusieurs Tritons & plu-
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sieurs Naïades folâtrent dans les eaux; un vaisseau richement orné paroît sur la Mer.* [] Il aborde; l'Amour fait jetter l'ancre; il descend de son bord; les Nymphes, les Jeux & les Plaisirs le suivent, & en at tendant les ordres de ce Dieu, cette troupe légere se range en bataille. Les Misogyniens reviennent de l'extase & de l'immobilité dans laquelle l'Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie Constance; Dorval & Clairville ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un Dieu, se prosternent à ses pieds. Les Sauvages 12
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irrités de voir leur culte profané, levent tous leurs massues pour massacrer & les adorateurs & la suite de l'enfant de Cythere; ils tournent même leur rage & leur fureur contre lui, mais que peu vent les mortels, lorsque l'Amour com mande? un seul de ses regards suspend tous les bras armés des Misogyniens. Il ordonne que l'on renverse leur autel, que l'on brise leur infame divinité; les Jeux & les Plaisirs obéissent à sa voix, l'autel s'ébranle sous leurs coups, la statue s'écroule & se rompt par mor ceaux. Un nouvel autel paroît & prend la place de celui qui vient d'être dé- truit, il est de marbre blanc; des guir landes de roses, de jasmins & de myr tes ajoutent à son élégance; des co lonnes sortent de la terre pour orner cet autel, & un baldaquin artistement
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enrichi & porté par un grouppe d'Amours descend des cieux; les extrêmités en sont soutenues par des Zéphyrs qui les ap puient directement sur les quatre co lonnes qui entourent l'autel; les arbres antiques de cette Isle disparoissent pour faire place aux myrtes, aux orangers & aux bosquets de roses & de jasmins. [] Les Misogyniens à l'aspect de leur divinité renversée & de leur culte pro fané entrent en fureur; mais l'Amour ne leur permet de faire éclater leur co lere que par intervalle; il les arrête toujours lorsqu'ils sont prêts à frapper & à se venger. Les instants du charme qui les rend immobiles, offrent une multitude de tableaux & de grouppes qui différent tous par les positions, par la distribution, par la composition, mais qui expriment également ce que
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la fureur a de plus affreux. Les tableaux que présentent les Nymphes, sont d'un goût & d'un coloris tout opposé. Elles ne parent les coups que les Mi sogyniens tentent de leur porter qu'a vec des graces & des regards pleins de tendresse & de volupté. Cependant l'A mour ordonne à celles-ci de combattre & de vaincre ces Sauvages; elles les attaquent avec les armes du sentiment; ceux-ci ne font plus qu'une foible ré- sistance. S'ils ont la force de lever le bras pour porter un coup, ils n'ont pas le courage de le laisser tomber; enfin leurs massues leur échappent, elles tom bent de leurs mains. Vaincus & sans défense, ils se jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui naturellement tendres leur accordent leur grace en les enchaînant avec des guirlandes de
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fleurs. L'Amour satisfait unit Clairville à Constance, les Misogyniens aux Nym phes, & donne à Dorval Zenéide, jeune Nymphe que ce Dieu a pris soin de former. Une marche de triomphe forme l'ouverture de ce Ballet, les Nym phes menent en laisse les vaincus, l'A mour ordonne des fêtes & le divertis sement général commence. Ce Dieu, Clairville & Constance, Dorval & Zé- néide, les Jeux & les Plaisirs dansent les principaux morceaux. La Contre-danse noble de ce Ballet se dégrade insensi blement de deux en deux & tout le mon de se place successivement sur le Vais seau. De petits gradins posés dans des sens différents & à des hauteurs diverses servent, pour ainsi dire, de piedestal à cette troupe amoureuse, & offrent un grand grouppe distribué avec élé-
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gance; on leve l'ancre, les Zéphyrs & les soupirs des amants enflent les voi les, le vaisseau prend le large, & poussé par des vents favorables il vogue vers Cythere.* 13
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[] Je vais passer actuellement au Ja loux sans Rival, Ballet Espagnol, & je vous préviens d'avance qu'il y a encore des combats & des poignards. On appelle le Misanthrope l'homme aux Rubans verds, on me nommera peut- être l'homme aux Poignards. Lorsque l'on réfléchira cependant sur l'Art Pan tomime; lorsque l'on examinera les limites étroites qui lui sont prescrites; lorsque l'on considérera enfin son in suffisance dans tout ce qui s'appelle Dialogue tranquille, & que l'on se rappellera jusqu'à quel point il est su bordonné aux regles de la Peinture, qui
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comme la Pantomime ne peut rendre que des instants, on ne pourra me blâ- mer de choisir tous ceux qui peuvent par leurs liaisons & par leurs successions remuer le cœur & affecter l'ame. Je ne sais si j'ai bien fait de m'attacher à ce genre, mais les larmes que le Public a donné à plusieurs Scenes de mes Ballets, l'émotion vive qu'ils ont causée, me persuadent que si je n'ai point en core atteint le but, du moins ai-je trouvé la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir fran chir la distance immense qui m'en éloi gne & qui m'en sépare, ce succès n'est réservé qu'à ceux à qui le génie prête des ailes; mais j'aurai du moins la satis faction d'avoir ouvert la voie. Indi quer le chemin qui mene à la perfe ction, est un avantage qui suffit à qui-
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conque n'a pas eu la force d'y arriver. [] Fernand est amant d'Inès; Clitan dre, petit Maître François, est amant de Béatrix amie d'Inès; voilà les Person nages sur lesquels roule toute l'intri gue. Clitandre à propos d'un coup d'E chec* se brouille vivement avec Béatrix. 14
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[] Inès cherche à raccommoder Clitan tandre & Béatrix; celle-ci naturelle ment fiere se retire; Clitandre désespéré la suit; ne pouvant obtenir son pardon il revient un instant après & conjure Inès de lui être favorable; celle-ci lui promet de s'intéresser en sa faveur, mais elle lui expose le danger qu'elle court d'être seule avec lui; elle craint la jalousie de Fernand. Le François tou jours pétulant & plus occupé de son amour que des inquiétudes d'Inès, se jette à ses genoux pour la presser de ne point oublier de parler à Béatrix; Fernand paroît, & sans rien examiner, il s'élance avec fureur sur Clitandre; il lui saisit la main dans l'instant qu'il baise celle d'Inès & qu'elle fait des efforts pour s'en défendre; & sur le champ il tire un poignard pour le frapper; mais
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Inès pare le coup, & Béatrix attirée par le bruit couvre de son corps celui de son amant. L'Espagnol dès cet instant interprete les sentiments d'Inès à son désavantage; il prend sa compassion pour de la tendresse, ses craintes pour de l'amour; excité par les images que la jalousie porte dans son cœur, il se dé- gage d'Inès & court sur Clitandre; la fuite précipitée de celui-ci le sauve du danger; mais l'Espagnol au désespoir de n'avoir pu assouvir sa rage, se re tourne avec promptitude vers Inès pour lui porter le coup qu'il destinoit à son prétendu rival. Il veut la frap per, mais le mouvement qu'elle fait pour voler au devant du bras qui la menace, arrête le transport du jaloux & lui fait tomber le fer de la main. Un geste d'Inès semble reprocher à son
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amant son injustice. Désespérée de sur vivre au soupçon qu'il a conçu de son infidélité, elle tombe sur un fau teuil; Fernand toujours jaloux, mais honteux de sa barbarie se jette sur un autre siege. Les deux amants offrent l'image du désespoir & de l'amour en courroux. Leurs yeux se cherchent & s'évitent, s'enflamment & s'attendrissent; Inès tire une lettre de son sein; Fer nand l'imite; chacun y lit les senti ments de l'amour le plus tendre, mais tous deux se croyant trompés, déchi rent avec dépit ces premiers gages de leur amour. Egalement piqués de ces marques de mépris, ils regardent atten tivement les portraits qu'ils ont l'un de l'autre, & n'y voyant plus que les traits de l'infidélité & du parjure ils les jettent à leurs pieds. Fernand ex-
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prime cependant par ses gestes & ses regards combien ce sacrifice lui déchire le cœur; c'est par un effort violent qu'il se défait d'un portrait qui lui est si cher, il le laisse tomber, ou pour mieux dire, il le laisse échapper avec peine de ses mains. Dans cet instant il se jette sur son siege & se livre à la dou leur & au désespoir. [] Béatrix témoin de cette Scene fait alors des efforts pour les raccommoder & pour les engager l'un & l'autre à s'approcher réciproquement. Inès fait les premiers pas, mais s'appercevant que Fernand ne répond point à son empressement elle prend la fuite; Béa trix l'arrête sur le champ, & l'Espagnol voyant que sa maîtresse veut l'éviter fuit à son tour avec un air d'accable ment & de dépit.
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[] Béatrix persiste & veut toujours les contraindre à faire la paix. Pour cet effet elle les oblige de se donner la main; ils se font tirer l'un & l'autre, mais elle parvient enfin a les rappro cher & à les réunir. Elle les consi dere ensuite avec un sourire malin; les deux amants n'osant encore se regarder, malgré l'envie qu'ils en ont, se trou vent dos à dos; insensiblement ils se retournent; Inès par un regard assure le pardon de Fernand qui lui baise la main avec transport; & ils se retirent tous trois pénétrés de la joie la plus vive. [] Clitandre paroît sur la Scene; son entrée est un monologue, elle em prunte ses traits de la crainte & de l'inquiétude; il cherche sa maîtresse, mais appercevant Fernand, il fuit avec
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célérité. Celui-ci témoigne à Béa trix sa reconnoissance, mais comme rien ne ressemble plus à l'amour que l'amitié, Inés qui le surprend tandis qu'il baise la main à Béatrix, en prend occasion pour se venger de la Scene que la jalousie de son amant lui a fait essuyer. Elle feint d'être jalouse à son tour; l'Espagnol la croyant réelle ment affectée de cette passion, cher che à la détromper en lui donnant de nouvelles assurances de sa tendresse; elle y paroît insensible & ne le re gardant qu'avec des yeux troublés & menaçants, elle lui montre un poi gnard; il frémit, il recule de frayeur, il s'élance pour le lui arracher, mais elle feint de s'en frapper, elle chan celle & tombe dans les bras de ses Sui vantes. A ce spectacle, Fernand de-
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meure immobile & sans sentiment, & n'écoutant soudain que son déses poir il s'y livre tout entier & tente de s'arracher la vie. Tous les Espagnols se jettent sur lui & le désarment. Fu rieux, il lutte contre eux & cherche à résister à leurs efforts; il en terrasse plusieurs, mais accablé par le nombre & par sa douleur, ses forces diminuent insensiblement, ses jambes se dérobent sous lui, ses yeux s'obscurcissent & se ferment, ses traits annoncent la mort, il tombe évanoui dans les bras des Espagnols. [] Inès qui dans les commencements de cette Scene jouissoit du plaisir d'une vengeance qu'elle croyoit inno cente & dont elle ne prévoyoit point les suites, s'appercevant de ses tristes effets donne les marques les plus con-
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vaincantes de la sincérité de son re pentir; elle vole à son amant, le serre tendrement dans ses bras, le prend par la main & s'efforce de le rappeller à la vie. Fernand ouvre les yeux, sa vue paroît troublée, il tourne la tête du côté d'Inès, mais quel est son étonnement! il croit à peine ce qu'il voit, il ne peut se persuader qu'Inès vive encore, & doutant de son bonheur il exprime tour-à-tour sa sur prise, sa crainte, sa joie, sa tendresse & son ravissement; il tombe aux ge noux de sa maîtresse qui le reçoit dans ses bras avec les transports de l'amante la plus passionnée. [] Les différents événements que cette Scene a produit rendent l'action gé- nérale; le plaisir s'empare de tous les cœurs; il se manifeste par des Danses
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Fernand, Inès, Béatrix, & Cli tandre président. Après plusieurs pas particuliers qui peignent l'enjouement & la volupté, le Ballet est terminé par une Contre-danse générale. [] Il est aisé de s'appercevoir, Mon sieur, que ce Ballet n'est qu'une com binaison des Scenes les plus saillantes de plusieurs Drames de notre Théatre. Ce sont des tableaux des meilleurs Maî- tres que j'ai pris soin de réunir. [] Le premier est pris de Mr. Diderot, le second offre un coup de Théatre de mon imagination, je veux parler de l'instant où Fernand leve le bras sur Clitandre; celui qui le suit est tiré de Mahomet lorsqu'il veut poignarder Irene & qu'elle lui dit en volant au devant du coup,
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Ton bras est suspendu! Qui t'arrête? Ose tout;
Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup. [] La Scene de dépit, les Lettres dé- chirées & les portraits rendus avec mépris présentent la Scene du Dépit amoureux de Moliere ; le raccommo dement de Fernand & d'Inès n'est au tre chose que celui de Mariane & de Valere du Tartuffe ménagés adroite ment par Dorine. La feinte jalousie d'Inès est un Episode de pure inven tion; l'égarement de Fernand, sa rage, sa fureur, son désespoir & son acca blement sont l'image des fureurs d'O reste de l'Andromaque de Racine ; la reconnoissance enfin est celle de Rha damiste & de Zénobie de Mr. de Cre billon. Tout ce qui lie ces tableaux, pour n'en former qu'un seul est de moi. [] Vous voyez, Monsieur, que ce
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Ballet n'est exactement qu'un essai que j'ai voulu faire pour tâter le goût du Public & pour me convaincre de la possibilité qu'il y a d'associer le gen re tragique à la Danse. Tout eut du succès dans ce Ballet, sans en excep ter même la Scene du dépit, jouée par tie assis, & partie debout; elle parut aussi vive, aussi animée & aussi natu relle que toutes les autres. Il y a dix mois que l'on donne ce Spectacle & qu'on le voit avec plaisir; effet certain de la Danse en action; elle paroît toujours nouvelle parce qu'elle parle à l'ame, & qu'elle intéresse également le cœur & les yeux. [] J'ai passé légérement sur les parties de détail pour vous épargner l'ennui qu'elles auroient pu vous causer, & je vais finir par quelques réflexions sur
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l'entêtement, la négligence & la pa resse des Artistes, & sur la facilité du Public à céder aux impressions de l'habitude. [] Que l'on consulte, Monsieur, tous ceux qui applaudissent indifféremment, & qui croiroient avoir perdu l'argent qu'ils ont donné à la porte s'ils n'a voient frappé des pieds ou des mains; qu'on leur demande, dis-je, comment ils trouvent la Danse & les Ballets? „miraculeux, répondront-ils; ils sont du dernier bien; & les Arts agréables sont étonnants. „Représentez leur qu'il y a des changements à faire; que la Danse est froide; que les Bal lets n'ont d'autre mérite que celui du dessein; que l'expression y est négli gée; que la Pantomime est inconnue; que les plans sont vuides de sens; que
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l'on s'attache à peindre des sujets trop minces ou trop vastes, & qu'il y auroit une réforme considérable à faire au Théatre; ils vous traiteront de stu pide & d'insensé, ils ne pourront s'ima giner que la Danse & les Ballets puis sent leur procurer des plaisirs plus vifs. „Que l'on continue, ajouteront-ils, à faire de belles pirouettes, de beaux entrechats; que l'on se tienne long temps sur la pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l'Art; qu'on remue toujours les jambes avec la même vîtesse, & nous serons con tents. Nous ne voulons point de changement, tout est bien & l'on ne peut rien faire de plus agréable.„ Mais, la Danse, poursuivront les Gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, & vous
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en éprouveriez de bien plus vives, si cet Art étoit porté au degré de perfe ction où il peut atteindre. „Nous ne nous soucions pas, répondront-ils, que la Danse & les Ballets nous atten drissent, qu'ils nous fassent verser des larmes; nous ne voulons pas que cet Art nous occupe sérieusement; le raisonnement lui ôteroit ses char mes; c'est moins à l'esprit à diriger ses mouvements qu'à la folie; le bon sens l'anéantiroit; nous prétendons rire aux Ballets; causer aux Tra gédies; & parler petites maisons, petits soupers & équipages à la Comédie.„ [] Voilà, Monsieur, un systême assez général. Est-il possible que le Génie Créateur soit toujours persécuté? Soyez ami de la vérité, c'est un titre qui révolte
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tous ceux qui la craignent. M. de Cahu sac dévoile les beautés de notre Art, il propose des embellissements nécessaires; il ne veut rien ôter à la Danse, il ne cherche au contraire qu'à tracer un chemin sûr dans lequel les Danseurs ne puissent s'égarer; on dédaigne de le suivre. Mr. Diderot ce Philosophe ami de la nature, c'est-à-dire, du vrai & du beau simple, cherche éga lement à enrichir la SceneFrançoise d'un genre qu'il a moins puisé dans son imagination que dans l'humanité; il voudroit substituer la Pantomime aux manieres; le ton de la nature au ton ampoulé de l'Art; les habits simples aux colifichets & à l'oripeau; le vrai au fabuleux; l'esprit & le bon sens au jargon entortillé, à ces petits portraits mal peints qui font grima-
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cer la nature & qui l'enlaidissent; il voudroit, dis-je, que la Comédie Françoise méritât le titre glorieux de l'Ecole des mœurs; que les contrastes fussent moins choquants & ménagés avec plus d'art; que les vertus enfin n'eussent pas besoin d'être opposées aux vices pour être aimables & pour séduire, parce que ces ombres trop fortes, loin de donner de la valeur aux objets & de les éclairer, les affoiblissent & les éteignent; mais tous ses efforts sont impuissants. [] Le Traité de Mr. de Cahusac sur la Danse, est aussi nécessaire aux Danseurs que l'étude de la Chronologie est indis pensable à ceux qui veulent écrire l'His toire; cependant il a été critiqué des Personnes de l'Art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui par de
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certaines raisons ne pouvoient ni le lire, ni l'entendre. Combien le mot Panto mime n'a-t-il pas choqué tous ceux qui dansent le sérieux? Il seroit beau, di soient-ils, de voir danser ce genre en Pantomime. Avouez, Monsieur, qu'il faut absolument ignorer la signification du mot pour tenir un tel langage. J'aime rois autant que l'on me dit: je renonce à l'esprit; je ne veux point avoir d'ame; je veux être brute toute la vie. [] Plusieurs Danseurs qui se récrient sur l'impossibilité qu'il y auroit de joindre la Pantomime à l'exécution méchani que, & qui n'ont fait aucune tentative, ni aucun effort pour y réussir, atta quoient encore l'ouvrage de Mr. de Cahusac avec des armes bien foibles. Ils lui reprochoient de ne point connoî- tre la méchanique de l'Art, & con-
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cluoient delà que ses raisonnements ne portoient sur aucuns principes; quels discours! Est-il besoin de savoir faire la Gargouillade & l'Entrechat pour juger sainement des effets de ce Spectacle, pour sentir ce qui lui manque, & pour indiquer ce qui lui convient? Faut-il être Danseur pour s'appercevoir du peu d'esprit qui regne dans un pas de deux, des contre-sens qui se font habituelle ment dans les Ballets, du peu d'expres sion des Exécutants, & de la médiocrité du génie & des talents des Composi teurs? Que diroit-on d'un Auteur qui ne voudroit pas se soumettre au juge ment du Parterre, parce que ceux qui le composent n'ont pas tous le talent de faire des Vers? [] Si Mr. de Cahusac s'étoit attaché aux pas de la Danse, aux mouvements
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compassés des bras, aux enchaînements & aux mêlanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s'égarer; mais il a abandonné toutes ces par ties grossieres à ceux qui n'ont que des jambes & des bras. Ce n'est pas pour eux qu'il a prétendu écrire, il n'a traité que la Poétique de l'Art; il en a saisi l'esprit & le caractere; mal heur à tous ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l'entendre. Disons la vérité, le genre qu'il propose est difficile mais en est-il moins beau? C'est le seul qui convienne à la Danse & qui puisse l'embellir. [] Les Grands Comédiens seront du sentiment de Mr. Diderot ; les Médio cres seront les seuls qui s'éleveront con tre le genre qu'il indique: pourquoi? c'est qu'il est pris dans la nature; c'est
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qu'il faut des hommes pour le rendre, & non pas des automates; c'est qu'il exige des perfections qui ne peuvent s'acquérir, si l'on n'en porte le germe en soi-même, & qu'il n'est pas seule ment question de débiter, mais qu'il faut sentir vivement & avoir de l'ame. [] Il faudroit jouer, disois-je un jour à un Comédien, le Pere de famille & le Fils naturel: ils ne feroient point d'effet au Théatre, me répliqua-t-il. Avez-vous lu ces deux Drames? oui, me répondit-il; eh bien n'avez-vous pas été ému; votre ame n'a-t-elle point été affectée; votre cœur ne s'est- il pas attendri; & vos yeux ont-ils pu refuser des larmes aux tableaux sim ples mais touchants que l'Auteur a peints si naturellement? J'ai éprouvé, me dit-il, tous ces mouvements. Pour-
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quoi donc, lui répondis-je, doutez vous de l'effet que ces pieces produi roient au Théatre, puisqu'elles vous ont séduit, quoique dégagées des charmesde l'illusion que leur prêteroit la Scene, & quoique privées de la nouvelle force qu'elles acquerroient étant jouées par de bons Acteurs? Voilà la difficulté; il seroit rare d'en trouver un grand nom bre, continua-t-il, capable de jouer ces Pieces; ces Scenes simultanées seroient embarrassantes à bien rendre; cette action Pantomime seroit l'écueil contre lequel la plupart des Comédiens échoue roient. La Scene muette est épineuse, c'est la pierre de touche de l'Acteur. Ces phrases coupées, ces sens suspen dus, ces soupirs, ces sons à peine arti culés demanderoient une vérité, une ame, une expression & un esprit qu'il
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n'est pas permis à tout le monde d'a voir; cette simplicité dans les vête ments dépouillant l'Acteur de l'em bellissement de l'Art, le laisseroit voir tel qu'il est; sa taille n'étant plus re levée par l'élégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature, rien ne masqueroit ses imper fections, & les yeux du Spectateur n'étant plus éblouis par le clinquant & les colifichets, se fixeroient entiérement sur le Comédien. Je conviens, lui dis-je, que l'uni en tous genres exige de gran des perfections; qu'il ne sied qu'à la beauté d'être simple & que le désha billé ajoute même à ses graces; mais ce n'est ni la faute de Mr. Diderot, ni celle de Mr. de Cahusac, si les grands talents sont rares; ils ne de mandent l'un & l'autre qu'une per-
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fection que l'on pourroit atteindre avec de l'émulation; le genre qu'ils ont tracé est le genre par excellence; il n'emprunte ses traits & ses graces que de la nature. [] Si les avis & les conseils de Mrs. Diderot & de Cahusac ne sont point suivis; si les routes qu'ils indiquent pour arriver à la perfection sont dé- daignées, puis-je me flatter de réussir? non sans doute, Monsieur, & il y auroit de la témérité à le penser. [] Je sais que la crainte frivole d'in nover arrête toujours les Artistes Pu sillanimes; je n'ignore point encore que l'habitude attache fortement les talents médiocres aux vieilles rubri ques de leur profession; je conçois que l'imitation en tout genre a des charmes qui séduisent tous ceux qui
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sont sans goût & sans génie; la raison en est simple, c'est qu'il est moins dif ficile de copier que de créer. [] Combien de talents égarés par une servile imitation? Combien de disposi tions étouffées & d'Artistes ignorés pour avoir quitté le genre & la ma niere qui leur étoient propres, & pour s'être efforcés de saisir ce qui n'étoit pas fait pour eux? Combien de Comédiens faux & de Parodistes détestables qui ont abandonné les accents de la nature, qui ont renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes & à leur physionomie pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une démarche, une expression & des traits qui les défigurent, de maniere qu'ils n'offrent que la charge ridicule des originaux qu'ils ont voulu co-
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pier? Combien de Danseurs, de Pein tres & de Musiciens se sont perdus en suivant cette route facile mais pernicieuse qui meneroit insensible ment à la destruction & à l'anéan tissement des Arts, si les siecles ne produisoient toujours quelques hom mes rares qui prenant la nature pour modele & le génie pour gui de, s'élevent d'un vol hardi & de leurs propres ailes à la perfection. [] Tous ceux qui sont subjugués par l'imitation oublieront toujours la belle nature pour ne penser uniquement qu'au modele qui les frappe & qui les séduit, modele souvent impar fait & dont la copie ne peut plaire. [] Questionnez les Artistes; deman dez leur pourquoi ils ne s'appliquent point à être originaux & à donner à
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leur Art une forme plus simple, une expression plus vraie, un air plus na turel? ils vous répondront pour justi fier leur indolence & leur paresse qu'ils craignent de se donner un ridi cule; qu'il y a du danger à innover, à créer; que le Public est accoutumé à telle maniere, & que s'en écarter ce seroit lui déplaire. Voilà les raisons sur lesquelles ils se fonderont pour assujettir les Arts au caprice & au changement, parce qu'ils ignoreront qu'ils sont enfants de la nature; qu'ils ne doivent suivre qu'elle, & qu'ils doivent être invariables dans les regles qu'elle prescrit. Ils s'effor ceront enfin de vous persuader qu'il est plus glorieux de végéter & de languir à l'ombre des originaux qui les éclipsent & qui les écrasent, que
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de se donner la peine d'être originaux eux-mêmes. [] Mr. Diderot n'a eu d'autre but que celui de la perfection du Théatre; il vouloit ramener à la nature tous les Comédiens qui s'en sont écartés. Mr. de Cahusac rappelloit également les Danseurs à la vérité; mais tout ce qu'ils ont dit a paru faux, parce que tout ce qu'ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n'a point voulu con venir qu'il ne falloit que de l'esprit pour mettre en pratique leurs conseils. Peut- on avouer qu'on en manque? Est-il possi ble de confesser que l'on n'a point d'expression, ce seroit convenir que l'on n'a point d'ame? On dit bien: je n'ai point de poumons; mais je n'ai jamais entendu dire: je n'ai point d'en trailles. Les Danseurs avouent quelque-
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fois qu'ils n'ont point de vigueur, mais Ils n'ont pas la même franchise lors qu'il est question de parler de la stérilité de leur imagination; enfin les Maîtres de Ballets articulent avec naïveté qu'ils ne composent pas vîte & que leur mé- tier les ennuye, mais ils ne convien nent point qu'ils ennuyent à leur tour le Spectateur, qu'ils sont froids, diffus, monotones, & qu'ils n'ont point de génie. Tels sont, Monsieur, la plupart des hommes qui se livrent au Théatre; ils se croient tous parfaits; aussi n'est-il pas étonnant que ceux qui se sont effor cés de leur dessiller les yeux, se dégoû- tent & se repentent même d'avoir tenté leur guérison. [] L'amour propre est dans toutes les conditions & dans tous les états un mal incurable. En vain cherche-t-on à ra-
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mener l'Art à la nature, la désertion est générale; il n'est point d'amnistie qui puisse déterminer les Artistes à revenir sous ses étendards & à se rallier sous les Drapeaux de la vérité & de la simplicité. C'est un service étranger qui leur seroit trop pénible & trop dur. Il a donc été plus simple de dire que M. de Cahusac parloit en Auteur & non en Danseur, & que le genre qu'il pro posoit étoit extravagant. On s'est écrié par la même raison, que le Fils naturel & le Pere de famille n'étoient point des Pieces de Théatre, & il a été plus facile de s'en tenir là que d'essayer de les jouer; au moyen de quoi les Artistes ont rai son & les Auteurs sont des imbécilles. Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux & de mauvaise humeur, ils sont sans prix &
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sans mérite. Eh! comment pourroient-ils en avoir? Y voit-on tous les petits mots à la mode, tous les petits portraits, les petites épigrammes & les petites saillies, car les infiniment petits plaisent sou vent à Paris. J'ai vu un temps où l'on ne parloit que des petits Enfants, que des petits Comédiens, que des petits Violons, que du petit Anglois & que du petit Cheval de la Foire. [] Il seroit avantageux, Monsieur, pour la plus grande partie de ceux qui se li vrent à la Danse & qui s'adonnent aux Ballets d'avoir des Maîtres habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu'ils ignorent, & qui sont intimement liées à leur état. La plupart dédaignent & sacrifient toutes les connoissances qu'il leur importeroit d'avoir, à une oisiveté méprisable, à un genre de vie & de
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dissipation qui dégradent l'Art & qui avilissent l'Artiste. Cette mauvaise con duite trop justement reprochée est la base du préjugé fatal qui regne indiffé- remment contre les gens qui se consa crent au Théatre; préjugé qui se dissi peroit bientôt, malgré la censure amere du très-illustre Cynique de ce siecle, s'ils cherchoient à se distinguer par les mœurs & par la supériorité des talents. Je suis, &c.
FIN.
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1 * Danseurs Pantomimes du temps d'Auguste.
2 * Ce Ballet a été donné à Paris & à Londres, avec des habits pleins de goût, de la composition du sieur Boquet, Dessinateur de l'Académie Royale de Musique.
3 * Maître de Musique du Roi de Prusse.
4 ** Maître de Chapelle du Roi de Pologne, Electeur de Saxe.
5 * Le Trio des Parques d'Hippolite & d'Aricie qui n'avoit pu être rendu à l'Opéra tel qu'il est, offre un exemple de ce genre. Nous en avions un du se cond dans le tremblement de terre fait pour le second Acte des Indes Galantes, que l'Orchestre ne put jamais exécuter en 1735, & dont l'effet avoit été néanmoins surprenant dans l'épreuve ou dans l'essai que des Musiciens habiles & de bonne volonté en avoient fait en présence de M. Rameau. Si ces mor ceaux n'eussent pas été au-dessus des forces des exécutants, croyez-vous qu'un Tambourin qui les auroit suivi eût été bien placé? & tout entracte ne seroit-il pas mieux employé par le Musicien, s'il lioit le sujet, s'il tâchoit de conserver l'impression faite, & de préparer le Spectateur à celle à laquelle il veut le conduire.
6 * Planches posées de maniere qu'elles ont une grande élasticité, ce qui facilite les sauts périlleux des Danseurs de corde.
7 * Thoinet Arbeau, Chanoine de Langres s'est distingué le premier par un Traité qu'il donna en 1588, & qu'il a intitulé Orchesographie. Il écrivoit au-dessous de chaque note de l'air les mouve ments & les pas de Danses qui lui paroissoient convenables. Beauchamps donna ensuite une forme nouvelle à la Chorégraphie & perfectionna l'ébau che ingénieuse de Thoinet Arbeau ; il trouva le moyen d'écrire les pas par des signes ausquels il attacha une signification & une valeur différentes, & il fut déclaré l'inventeur de cet Art par un Arrêt du Parlement. Feuillet s'y attacha fortement, & nous a laissé quelques Ouvrages sur cette matiere.
8 * L'Orphée de notre siecle, l'ornement de la Scene lyrique & le plus célebre Chanteur que l'Opéra ait jamais eu. Il réunit aux charmes de la voix un goût & une expression admirable; il est aussi habile Musicien qu'il étoit excellent Acteur, talent rare chez nos Chanteurs François.
9 * Cette Musique est de M. Granier, accompagna teur du Concert de Lyon, & je dois ici lui rendre la justice qui lui est due, en assurant qu'il est peu de Mu siciens aussi capables d'approprier sa composition à tous les genres de Ballets, & de mouvoir le génie des hommes faits pour sentir & pour connoître.
10 * Cette Galathée est la même que celle dont Horace parle dans le portrait qu'il fait d'une jeune beauté, à laquelle un amant tente de déro ber un baiser. Boileau a traduit ainsi dans notre Langue les Vers de ce Poëte.
Qui mollement résiste & par un doux caprice,
Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse. Ce Ballet a eu d'autant plus de succès, que l'on ne s'étoit pas imaginé que la Pantomime gaie pût être associée au genre sérieux. Galathée désespere continuellement deux Bergers par ses caprices; elle accepte leurs dons avec transport, elle les rejette bientôt avec mépris. Ces mêmes caprices ont tou jours diverses nuances & diverses gradations: les Bergers feignent d'adresser leurs vœux à une autre Bergere & de lui offrir les présens destinés à celle qu'ils aiment. Galathée par un sentiment de jalou sie arrache des mains de sa rivale les dons qu'elle vient de recevoir; elle s'en pare un instant, elle les jette de nouveau. Sa rivale veut les reprendre; la jalousie renaît; Galathée la dévance & s'en saisit encore pour les jeter de même. Alors les Bergers abandonnent Galathée pour la rappeller à eux; ils affectent dans un pas de quatre de la dédaigner & de paroître fortement épris de l'autre Bergere. La capricieuse humiliée se livre au chagrin & à la douleur, mais par une suite naturelle de sa légé- reté & de son humeur, elle passe subitement de cet excès de tristesse à la joie la plus vive & la plus immodérée. Ces transitions soudaines, ces mouvements divers, cette alternative continuelle de tendresse & d'indifférence, de douleur & de plaisir, de sensibilité & de froideur, ont été le sujet d'une foule de Tableaux, qui tous ont paru également intéressants & d'un goût véritablement neuf.
11 * Cette Scene en remontant à l'arrivée de Con stance & de Clairville offre une reconnoissance touchante; le coup de Théatre qui la suit est inté- ressant, & le combat qui termine cette action vive présente trois Tableaux à la fois; c'est l'amitié, la tendresse & l'amour que l'on veut désunir, ce sont des liens tissus par le sentiment que la Barbarie cher che à rompre, mais que la nature & Constance s'ef forcent de serrer davantage. Ce n'est point un intérêt particulier qui détermine les combattants. Constance craint moins pour ses jours que pour ceux de son amant & de son frere; ceux-ci veillent moins à leur conservation qu'à celle de Constance. S'ils reçoivent un coup, c'est pour parer celui que l'on porte à l'objet de leur tendresse; cette Scene longue à la lecture est vive & animée à l'exécution; car vous savez qu'il faut moins de temps pour exprimer un senti ment par le geste, qu'il n'en faut pour le peindre par le discours; ainsi lorsque l'instant est bien choisi, l'action Pantomime est plus chaude, plus animée & plus intéressante que celle qui résulte d'une Scene dialoguée. Je crois, Monsieur, que celle que je viens de vous montrer dans une perspective éloignée, porte un caractere, auquel l'humanité ne peut être insensible, & qu'elle est en droit d'arracher des larmes & de remuer for tement tous ceux dont le cœur est susceptible de sentiment & de délicatesse.
12 * L'Amour sous la forme d'un Corsaire le com mande; les Jeux & les Plaisirs sont employés aux différentes manœuvres; une troupe de Nymphes vêtues en Amazones sont les soldats qui servent sur ce bord: tout est élégant, tout annonce & ca ractérise enfin la présence de l'enfant de Cythere.
13 * Ce Ballet a été mis avec soin & rien n'a été épargné. Les Nymphes avoient des habits galants dont les corsets différoient peu de ceux des Ama zones. Les vêtements des Sauvages étoient d'une forme singuliere & dans des couleurs entieres; une partie de la poitrine, des bras & des jambes étoit couleur de chair. L'Amour n'étoit reconnu que par ses ailes, & étoit vêtu dans le goût des Corsai res Brigantins. Les habits des Jeux & des Plaisirs empruntoient la forme de ceux des Matelots qui servent sur les Bâtiments Corsaires, avec cette différence qu'ils étoient plus galants. Cette troupe d'enfants ressembloit à ces jolies petites figures de porcelaine de Saxe, dont on garnit les cheminées. Clairville, Dorval & Constance sans être mis richement, étoient vêtus de bon goût & conve nablement. Un beau désordre composoit leur parure. Le dessein des habits étoit de M. Boquet, & la Musique de M. Granier. Elle imitoit les accents de la nature: sans être d'un chant uniforme elle étoit harmonieuse. Il avoit mis enfin l'action en Musique; chaque trait étoit une expression qui prêtoit des forces & de l'énergie aux mouvements de la Danse & qui en animoit tous les Tableaux.
14 * Quelques choses qu'aient pu dire les petits cri tiques au sujet de la Scene simultanée de M. Dide rot & de la partie de trictrac jouée dans la pre miere Scene du Pere de famille, ce qui la rend plus vraie & plus naturelle, j'ai mis un jeu d'Echec dans mon Ballet. Le Théatre est ou devroit être le Tableau fidelle de la vie humaine; or tout ce qui se fait de décent & de permis dans la Société, peut être jetté sur cette toile; tant pis pour les sots si le beau simple ne les séduit point; si leur cœur est glacé, & s'il est insensible aux images inté- ressantes que présentent des mœurs douces & hon nêtes. Faut-il qu'un Auteur abandonne ses senti ments & renonce sans cesse à la nature pour se livrer à des féeries & à des bambochades, ou ne peut- on être ému que par un Spectacle continuel de Dieux & de Héros introduits sur la Scene?

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