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DES EMBELISSEMENS DE PARIS.

UN seul Citoyen qui n'étoit pas fort riche, mais qui avoit une grande ame, fit à ses dépens la Place-des-Victoires, & érigea par reconnaissance une Statue à son Roi. Il fit plus que sept cens mille Citoyens n'ont encore fait dans ce siécle. Nous possédons dans Paris de quoi acheter des Royaumes; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre Ville, & nous nous contentons de murmurer! On passe devant le Louvre, & on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV. du zéle de Colbert & du génie de Perrault, cachée par des bâtimens de Gots & de Vandales. Nous courons aux Spectacles, & nous sommes indignés d'y entrer d'une maniére si incommode & si dégoûtante, d'y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossiérement construites, des théâtres si mal entendus, & d'en sortir avec plus d'embarras & de peine qu'on n'y est entré. Nous rougissons avec raison de voir les Marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la mal-propreté, répandre
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l'infection & causer des désordres continuels. Nous n'avons que deux Fontaines dans le grand goût, & il s'en faut bien qu'elles soient avantageusement placées. Toutes les autres sont dignes d'un village. Des quartiers immenses demandent des Places publiques; & tandis que l'Arc-de-Triomphe de la Porte S. Denis, la Statue équestre de Henri le Grand, ces deux Ponts, ces deux Quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Elisées égalent ou surpassent les beautés de l'ancienne Rome; le centre de la Ville obscur, resserré, hideux, représente les tems de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse; mais jusqu'à quand le dirons-nous sans y remédier?A qui appartient-il d'embellir la Ville, sinon aux habitans qui jouissent dans son sein de tout ce que l'opulence & les plaisirs peuvent prodiguer aux hommes? On parle d'une Place, & d'une Statue du Roi; mais depuis le tems qu'on en parle, on a bâti une Place dans Londres, & on a construit un Pont sur la Tamize, au milieu même d'une guerre plus funeste & plus ruineuse pour les Anglais que pour nous. Ne pouvant pas avoir la gloire de donner l'exemple, ayons au moins celle d'enchérir sur les exemples qu'on nous donne. Il est tems que ceux qui sont à la tête de la plus opulente Capitale de l'Europe, la rendent la plus commode & la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux à la fin de nous borner à des petits feux-d'artifice, vis-à-vis un bâ-timent grossier, dans une petite Place destinée à l'exécution des criminels? Qu'on ose élever son esprit, & on fera ce qu'on voudra. Je ne demande autre chose, sinon qu'on veuille avec fermeté. Il s'agit bien seulement d'une Place! Paris seroit encore très-incommode & très-irrégulier quand cette Place seroit faite. Il faut des Marchés publics, des Fontaines qui donnent en effet de l'eau, des carrefours réguliers, des salles de Spectacles; il faut élargir les rues étroites & infectes, découvrir les Monumens qu'on ne voit point, & en élever qu'on puisse voir.La bassesse des idées, la crainte encore plus basse d'une dépense nécessaire, viennent combattre ces projets de grandeur que chaque bon Citoyen a fait cent fois en lui-même; on se décourage, quand on songe à ce qu'il en coutera pour élever ces grands Monumens, dont la plûpart deviennent chaque jour indispensables, & qu'il faudra bien faire à la fin, quoi qu'il en coûte. Mais au fond, il est bien certain qu'il n'en coutera rien à l'Etat. L'argent employé à ces nobles travaux ne sera certainement pas payé à des étrangers. S'il falloit faire venir le fer d'Allemagne & les pierres d'Angleterre, je vous dirois, croupissez dans votre molle nonchalance, jouissez en paix des beautés que vous possédez, & restez privés de celles qui manquent. Mais bien loin que l'Etat perde à ces travaux, il y gagne; tous les pauvres alors sont utilement employés; la circulation de l'argent augmente; & le peuple qui tra-vaille le plus, est toujours le plus riche.Mais où trouver des fonds? Et où en trouvérent les premiers Rois de Rome, quand dans les tems de la pauvreté ils bâtirent ces souterrains, qui furent six cens ans après eux l'admiration de Rome riche & triomphante? Pensons-nous que nous soyons moins opulens & moins industrieux que ces Egyptiens, dont je ne vanterai pas ici les Pyramides, qui ne sont que de grossiers Monumens d'ostentation, mais dont je rappellerai tant d'ouvrages nécessaires & admirables? Y a-t'il moins d'argent dans Paris, qu'il n'y en avoit dans Rome moderne, quand elle bâtit S. Pierre, qui est le chef-d'œuvre de la magnificence & du goût, & quand elle éleva tant d'autres beaux morceaux d'Architecture, où l'utile, le noble & l'agréable se trouvent ensemble? Londres n'étoit pas si riche que Paris, quand ses Aldermans firent l'Eglise de S. Paul, qui est la seconde de l'Europe, & qui semble nous reprocher notre Cathédrale gothique. Où trouver des fonds? Et en manquons-nous, quand il faut dorer tant de cabinets & tant d'équipages, & donner tous les jours des festins, qui ruinent la santé & la fortune, & qui engourdissent à la longue toutes les facultés de l'ame? Si nous calculions quelle est la circulation d'argent que le jeu seul opére dans Paris, nous serions ef frayés. Je suppose que dans dix mille maisons il y ait au moins mille francs qui circulent en perte ou en gain par maison chaque année; (la somme peut
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aller dix fois au-delà) cet article seul, tel que je le réduis, monte à dix millions dont la perte seroit insensible.Il y a aujourd'hui beaucoup plus d'argent mon noyé dans le Royaume, qu'il n'en possédoit quand Louis XIV. dépensa quatre cens millions & davantage à Versailles, à Trianon, à Marly: & ces quatre cens millions à vingt-sept & vingt-huit livres le marc, font aujourd'hui beaucoup plus de sept cent millions. Les dépenses de trois bosquets auroient suffi pour les embellissemens nécessaires à la Capitale. Quand un Souverain fait ces dépenses pour lui, il témoigne sa grandeur: quand il les fait pour le public, il témoigne sa magnanimité. Mais dans l'un & dans l'autre cas, il encourage les Arts, il fait circuler l'argent, & rien ne se perd dans ses entreprises, sinon les remises faites dans les pays étrangers pour acheter chérement d'anciennes Statues mutilées, tandis que nous avons parmi nous des Phidias & des Praxiteles .Le Roi, par sa grandeur d'ame & par son amour pour son peuple, voudroit contribuer à rendre sa Capitale digne de lui. Mais après-tout, il n'est pas plus Roi des Parisiens que des Lyonnais & des Bordelois. Chaque Métropole doit se secourir elle-même. Faut-il à un particulier un Arrêt du Conseil pour ajuster sa maison? Le Roi d'ailleurs, après une longueguerre, n'est point en état à présent de dépenser beaucoup pour nos plaisirs: & avant d'abattre
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les maisons qui nous cachent la façade de S. Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu pour la patrie. D'ailleurs s'il y a aujourd'hui plus d'espéces dans le Royaume que du tems de Louis XIV. les revenus actuels de la Couronne n'approchent par encore de ce qu'ils étoient en effet sous ce Monarque. Car dans les soixante & douze années de ce regne, on leva sur la nation dix-huit milliards numéraires: ce qui fait, année commune, deux cent millions cinq cens mille livres, à vingt-sept, à trente livres le marc, & cette somme annuelle revient à environ trois cent trente millions d'aujourd'hui. Or il s'en faut beaucoup que le Roi ait ce revenu. On dit toujours le Roi est riche, dans le même sens qu'on le diroit d'un Seigneur ou d'un particulier. Mais en ce sens là, le Roi n'est point riche du tout. Il n'a presque point de Domaines; & j'observerai en passant que les tems les plus malheureux de la Monarchie ont été ceux où les Rois n'avoient que leurs Domaines pour résister à leurs ennemis, & pour récompenser leurs sujets. Le Roi est précisément & à la lettre l'œconôme de toute la nation; la moitié de l'argent circulant dans le Royaume, passe par ses Trésoriers comme par un crible: & tout homme qui demande au Roi une gratification, une pension, dit en effet au Roi; SIRE, donnez-moi une petite portion de l'argent de mes Concitoyens; reste à sçavoir si cet homme a bien mérité de la patrie; il est clair qu'alors la patrie lui doit, & le Roi le paye au nom de
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l'État. Mais il est clair encore que le Roi n'a pour les dépenses arbitraires, que ce qui reste après qu'il a satisfait aux dépenses néccessaires.Il est encore très-vrai qu'il s'en faut beaucoup qu'il se trouve au pair; c'est-à-dire, que toutes les dettes annuelles soient payées au bout de l'année; je crois qu'il n'y a que deux États en Europe, l'un très-grand & l'autre très-petit, où l'on ait établi cette œconomie, & nous sommes infiniment plus riches que ces deux États.Enfin, que le Roi doive beaucoup, ou peu, ou rien, il est encore certain, qu'il ne thésaurise pas. S'il thésaurisoit, il y perdroit, lui & l'État. Henri IV. après des tems d'orages qui tenoient à la barbarie, gêné encore de tous les côtés, & n'obtenant que des remontrances quand il falloit de l'argent pour reprendre Amiens des mains des ennemis; Henri IV. dis-je, eût raison d'amasser en quelques années avec ses revenus un trésor d'environ quarante millions, dont vingt-deux étoient enfermés dans les caves de la Bastille. Ce trésor de quarante millions en valoit à-peu-près cent d'aujourd'hui, & toutes les denrées (excepté les soldats, que j'ai appellés la plus nécessaire denrée des Rois) étant aujourd'hui du double au moins plus chéres, il est démontré que le trésor de Henri IV. répond à deux cent de nos millions en 1749. Cet argent nécessaire, cet argent que ce grand Prince n'auroit pû avoir autrement, étoit perdu quand il étoit enterré:
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remis dans le commerce, il auroit valu à l'Etat deux millions numéraires de son tems au moins par année. Henri IV. y perdoit donc, & il n'eût pas enterré ce trésor, s'il eût été assuré de le trouver a besoin dans la bourse de ses sujets. Il en usoit, tout Roi qu'il étoit, comme avoient agi les particuliers dans les tems déplorables de la Ligue, il enfouissoit son argent. Ce qui étoit malheureusement nécessaire alors, seroit très-déplacé aujourd'hui. Le Roi a pour trésors, la manutention, l'usage de l'argent que lui produisent la culture de nos terres, notre commerce, notre industrie, & avec cet argent il supporte des charges immenses. Or de ce produit des terres, du commerce, & de l'industrie du Roïaume, il en reste dans Paris la plus grande partie; & si le Roi au bout de l'année redoit encore, c'est-à dire, s'il n'a pû, comme nous avons dit, de ce produit annuel païer toutes les charges annuelles de l'Etat, s'il n'est pas riche en ce sens, la Ville de Paris n'en est pas moins opulente. Henri IV. avoit quarante millions de livres de son tems dans ses coffres: ce n'est par exagérer que de dire que les ci toïens de Paris en possédent six fois autant pour le moins en argent monnoïé. Ce n'est donc pas au Roi, c'est à nous de contribuer à présent aux embellissemens de notre Ville; les riches citoïens de Paris peuvent le rendre un prodige de magnificence en donnant peu de chose de leur superflu. Y a t-il un homme aisé qui ait le front de dire, je ne veux pas
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qu'il m'en coûte cent francs par an pour l'avantage du public & pour le mien? S'il y a un homme assez lâche pour le penser, il ne sera pas assez effronté pour le dire. Il ne s'agit donc que de trouver une maniére de lever les fonds nécessaires; & il y a cent façons, entre lesquelles ceux qui sont au fait peuvent aisément choisir.Que le Corps-de-Ville demande seulement permission de mettre une taxe modérée & proportionelle sur les habitans, ou sur les maisons, ou sur les denrées; cette taxe presque insensible, pout embellir notre Ville, sera sans comparaison moins forte que celles que nous supportions pour voir périr sur le Danube nos compatriotes. Que ce même Hôtel-de-Ville emprunte en rentes viagéres, en rentes tournantes quelques millions, qui feront un fonds d'amortissement. Qu'elle fasse une Lotterie bien combinée; qu'elle emploïe une somme fixe de son revenu tous les ans; que le Roi daigne ensuite, quand ses affaires le permettront, concourir à ces nobles travaux, en affectant à cette dépense quelque partie des impôts extraordinaires que nous avons païés pendant la guerre, & que tout cet argent soit fidélement œconomisé; que les Projets des Artistes soient reçus au concours, que l'exécution soit au rabais. Il sera facile de démontrer qu'on peut en moins de dix ans faire de Paris la merveille du monde.Le conte que l'on fait du Grand Colbert, qui en peu de mois mit de l'argent dans les coffres du Roi
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par les dépenses même d'un Carousel, est une fable: car les Fermes n'étoient point régies pour le compte du Roi. D'ailleurs, on n'auroit pû s'appercevoir qu'à la longue de ce bénéfice. Mais c'est une fable qui a un très-grand sens, & qui montre une vérité palpable.Il est indubitable que de telles entreprises peupleront Paris de quatre ou cinq mille ouvriers de plus, qu'il en viendra encore des païs étrangers. Or la plûpart arrivent avec leurs familles; & si ces Artistes gagnent quinze cent mille francs, ils en rendent un million à l'Etat par leurs dépenses, par la consommation des denrées; le mouvement prodigieux d'argent que ces entreprises opéreroient dans Paris augmenteroit encore de beaucoup le produit des Fermes Générales. Si les Citoïens qui ont le Bail de ces Fermes Générales gagnent par cette opération quinze cent mille francs par année, s'ils ne gagnent même qu'un million, que cinq cent mille francs, seront-ils lésés qu'on leur propose de contribuer de trois cent mille livres par an, de cinq cent mille francs même à ce grand ouvrage? Il y en a beaucoup parmi eux qui pensent assez noblement pour le proposer eux-mêmes: & les secours désintéressés qu'il ont donnés au Roi pendant la guerre, répondent de ce qu'ils peuvent, & par conséquent de ce qu'ils doivent faite pendant la paix pour leur patrie. Ils ont emprunté pour le Roi à cinq pour cent, & n'ont reçu du Roi que ces
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cinq pour cent, ainsi ils ont emprunté sans intérêts. Quand M. Orri en 1743. pour favoriser les commerce extérieur, supprima les impôts sur les toiles, sur tous les ouvrages de bonneterie & les tapisseries à la sortie du Royaume à commencer en 1744. les Fermiers-Généraux demandérent eux-mêmes que l'impôt fut supprimé dès le moment, & ne voulurent pas d'indemnité. Un d'eux fournit du blé à une Province qui en manquoit, sans y faire le moindre profit, & n'accepta d'autre récompense, qu'une Médaille que la Province fit frapper à son honneur; enfin il n'y a pas encore long-tems que nous avons vû un homme de Finance qui seul avoit secouru l'Etat plus d'une fois, & qui laissa à sa mort dix millions d'argent prêté à des particuliers, dont cinq ne portoient aucun intérêt. Il y a donc de très grandes ames parmi ceux qu'on soupçonne de n'avoir que des ames intéressées: & le Gouvernement peut exciter l'émulation de ceux qui s'étant enrichis dans les finances, doivent contribuer à la décoration d'une Ville où ils ont fait leur fortune. Encore une fois, il faut vouloir. Le célébre Curé de S. Sulpice voulut, & il bâtit sans aucun fonds un vaste édifice. Il nous sera certainement plus aisé de décorer notre Ville, avec les richesses que nous avons, qu'il ne le fut de bâtir avec rien S. Sulpice & S. Roch. Le préjugé qui s'effarouche de tout, la contradiction qui combat tout, diront que tant de projets sont trop vastes, d'une exécution trop dif-ficile, trop longue. Ils sont cent fois plus aisés pourtant qu'il ne le fut de faire venir l'Eure & la Seine à Versailles, d'y bâtir l'Orangerie, & d'y faire les Bosquets.Quand Londres fut consumée par les flâmes, l'Europe disoit, Londres ne sera rebâtie de vingt ans, & encore verra-t'on son désastre dans les réparations de ses ruines. Elle fut rebâtie en deux ans, & le fut avec magnificence. Quoi! ne sera-ce jamais qu'à la derniére extrémité que nous ferons quelque chose de grand? Si la moitié de Paris étoit brûlée, nous la rebâtirions superbe & commode; & nous ne voulons pas lui donner aujourd'hui à mille fois moins de frais, les commodités & la magnificence dont elle a besoin? Cependant une telle entreprise seroit la gloire de la nation, un honnet immortel au Corps-de-Ville de Paris, encourageroit tous les Arts, attireroit les Etrangers des bouts de l'Europe, enrichiroit l'Etat, bien loin de l'appauvrir, accoutumeroit au travail mille indignes fainéans, que ne fondent actuellement leur misérable vie que sur le métier infame & punissable de mendians, & qui contribuent encore à deshonorer notre Ville; il en résulteroit le bien de tout le monde, & plus d'une sorte de bien. Voilà sans contredit l'effet de ces travaux qu'on propose, que tous les Citoyens souhaitent, & que tous les Citoyens négligent. Fasse le Ciel qu'il se trouve quelque homme assez zélé pour embrasser de tels Projets, d'une
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ame assez ferme pour les suivre, d'un esprit assez éclairé pour les rédiger, & qui soit assez accrédité pour les faire réussir. Si dans notre Ville immense, il ne se trouve personne qui s'en charge, si on se contente d'en parler à table, de faire d'inutiles souhaits, ou peut-être des plaisanteries impertinentes, il faut pleurer sur les ruines de Jérusalem.


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