DES TITRES.
En relisant
Horace
j'ai remarqué ce vers dans une Epitre à
Mécene:
Te dulcis amice revisam.
J'iray vous voir mon cher ami. Ce
Mécene étoit la seconde personne de
l'Empire Romain, c'est-à-dire un homme plus considerable &
plus puissant que ne l'est aujourd'hui le plus grand Monarque de l'Europe.En relisant
Corneille, j'ai remarqué que dans
une lettre au grand
Scuderi
Gouverneur de notre Dame de la garde, il s'exprime ainsi au sujet du
Cardinal de
Richelieu,
Monsieur le Cardinal votre maître & le
mien. C'est peut-être la premiere fois qu'on a parlé ainsi d'un
Ministre, depuis qu'il y a dans le monde des Ministres, des Rois, &
des flatteurs. Le même
Pierre Corneilleauteur de Cinna, dedie
humblement ce Cinna au Sieur
de
Montauron Tresorier de
l'epargne qu'il compare sans façon à
Auguste. Je suis faché qu'il n'ait pas apellé
Montauron Monseigneur. On conte qu'un vieil
Officier qui savoit peu le protocole de la vanité, ayant écrit au
Marquis de Louvois,
Monsieur, & n'ayant point eû de réponse, lui écrivit
Monseigneur; & n'en obtint pas d'avantage, parce que le
Ministre avoit encor le
Monsieur sur le
cœur. Enfin il lui écrivit,
à mon Dieu, mon Dieu
Louvois
& au
commencement de la lettre il mit
mon Dieu mon
Createur. Tout cela ne prouve-t-il pas que les Romains du bon tems
étoient grands & modestes, & que nous sommes petits
& vains?Comment vous portez-vous mon cher ami, disoit un Duc & Pair à un
Gentil-homme; à votre service mon cher ami, répondit l'autre; & dès
ce moment il eût son cher ami pour énnemi implacable. Un Grand de
Portugal parloit à un Grand d'Espagne; & lui disoit à tout moment
Votre Excellence. Le Castillan lui répondoit,
votre Courtoisie;
vuestra merced; c'est le titre que
l'on donne aux gens qui n'en n'ont pas. Le Portugais piqué apella
l'Espagnol à son tour
Votre Courtoisie; l'autre lui
donna alors de l'Excellence. A la fin le Potugais lassé lui dit, pourquoi
me donnez vous toujours de la Courtoisie quand je vous donne de
l'Excellence? & pourquoi m'apellez-vous Votre Excellence,
quand je vous dis Votre Courtoisie? C'est que tous les titres me sont égaux
répondit humblement le Castillan, pourvu qu'il n'y ait rien d'egal entre
vous & moi.La vanité des titres ne s'introduisit dans nos climats
septentrionaux de l'Europe que quand les Romains eurent faits connaissance
avec l'impertinence Asiatique. Tous les Rois de l'Asie étoient, &
sont encor Cousins
Germains du Soleil & de la Lune: leurs
sujets n'osent jamais prétendre à cette alliance; & tel
Gouverneur de Province qui s'intitule, Muscade de Consolation
& Rose de Plaisir, seroit empalé, s'il se disoit parent le
moins du monde de la Lune & du Soleil.
Constantin fut je pense le premier Empereur Romain, qui
chargea l'humilité chrétienne d'une page de noms fastueux.
Il est vrai qu'avant lui, on donnoit du
Dieu aux
Empereurs Mais ce mot
Dieu ne signifioit
rien d'aprochant de ce que nous entendons. Divus
Augustus, Divus
Trajanus, vouloient dire Saint
Auguste, Saint
Trajan. On croyoit qu'il étoit de la dignité
de l'Empire Romain, que l'ame de son Chef allât au ciel après
sa mort, & souvent même on acordoit le titre de Saint, de Divus, à
l'Empereur, en avancement d'hoirie. C'est a peu près par cette raison, que
les premiers Patriarches de l'Eglise Chrétienne s'apelloient tous,
Votre Sainteté. On les nommoit ainsi pour les faire souvenir
de ce qu'ils devoient être.On se donne quelquefois à soi-même des titres fort humbles pour vû qu'on en
reçoive de fort honorables. Tel Abbé qui s'intitule
Frere se fait apeller Monseigneur par ses moines. Le
Pape se nomme Serviteur des Serviteurs de Dieu; un bon prêtre du Holstein écrivit un jour au Pape
Pie IV.
à Pie IV. Serviteur des
Serviteurs de Dieu; Il alla ensuite à Rome solliciter
son affaire, & l'inquisition le fit mettre en prison pour lui
aprendre à écrire.Il n'y avoit autre fois que l'Empereur qui eût le titre de Majesté. Les
autres Rois s'apelloient Votre Altesse, Votre Serenité, Votre Grace.
Louis XI. fut le premier en France qu'on
apella communement
Majesté, titre non moins
convenable en
éffet à la dignité d'un grand Royaume héreditaire
qu'à une Principauté élective. Mais on se servoit du terme d'Altesse
avec les Rois de France. Long-tems après lui, & on voit encor des
lettres à
Henri III. dans
lesquelles on lui donne ce titre. Les Etats d'Orleans ne
voulurent point que la Reine
Catherine
de Medicis fut apellée Majesté. Mais peu à peu cette derniere
dénomination prévalut. Le nom est indiférent, il n'y a que
le pouvoir qui ne le soit pas.La Chancèlerie Allemande, toujours invariable dans ses nobles usages,
prétend encor ne devoir traiter tous les Rois que de Serenité, dans le
fameux Traité de Westphalie, ou la France, & la Suede donnerent
des loix au Saint Empire Romain. Jamais les Plenipotentiaires
de l'Empereur ne présenterent de mémoires latins ou Sa Sacrée
Majesté Imperiale ne traitât avec les Serenissimes Rois de France &
de Suede, mais de leur côté les Français & les Suedois ne
manquoient pas d'assurer que leurs Sacrées Majestés de France
& de Suede avoient beaucoup de griefs contre le Serenissime
Empereur. Enfin dans le Traité tout fut égal de part
& d'autre. Les grands Souverains ont depuis ce tems passé dans
l'opinion des peuples pour être tous égaux. Et celui qui a battu ses
voisins a eû la préeminence dans l'opinion publique.
Philippe II. fut la premiere Majesté en
Espagne, car la Serenité de
Charles V.
ne devint Majesté qu'à cause de l'Empire. Les Enfans de
Philippe II., furent les premieres Altesses,
& ensuite ils furent Altesses Royales. Le
Duc d'Orleans
frere de
Louis XIII. ne prit qu'en 1631. le titre
d'Altesse Royale; alors le
Prince de Condé prit celui d'Altesse
Serenissime que n'oserent s'arroger les Ducs de Vandome. Le Duc de Savoye
fut alors
Altesse Royale, & devint ensuite Majesté. Le
Grand Duc de Florence en fit autant à la Majesté près, & enfin
le
Csar, qui n'étoit connu en Europe que
sous le nom de Grand-Duc, s'est déclaré Empereur, & a été
reconnu pour tel.Il n'y avoit anciennement que deux Marquis d'Allemagne, deux en France, deux
an Italie. Le
Marquis de
Brandenbourg est devenu Roi, & grand Roi, mais aujourd'hui
nos Marquis Italiens & Français sont d'une espece un peu
differente. Qu'un Bourgeois Italien ait l'honneur de donner à diner au
Legat de sa Province, & que le Legat en buvant lui dise, Monsieur le Marquis à votre santé, le voila Marquis lui &
ses enfans à tout jamais. Qu'un provincial en France, qui possedera par
tout bien dans son village la quatrieme partie d'une petite
chatellenie ruinée, arrive à Paris, qu'il y fasse, un peu de
fortune ou qu'il ait l'air de l'avoir faite, il s'intitule dans ses
actes, Haut & Puissant Seigneur, Marquis & Comte; &
son fils sera chez son notaire, Très haut & Très-puissant Seigneur;
& comme cette petite ambition ne nuit en rien au
gouvernement ni à la societé civile, on n'y prend pas garde.
Quelques Seigneurs Français se vantent d'avoir des
Barons Allemans dans leur écurie; quelques Seigneurs Allemans
disent qu'ils ont des Marquis Français dans leurs cuisines;
& il n'y a pas long-tems, qu'un étranger étant à Naples fit
son cocher Duc. La coutume en cela est plus forte que l'autorité royale.
Soyez peu connu à Paris, vous y serez Comte ou Marquis tant qu'il vous
plaira; soyez homme de robe ou de fi nance & que le Roi vous donne
un Marquisat bien réel, vous ne serez jamais pour cela Monsieur le
Marquis. Le célebre
Samuel
Bernard étoit plus Comte
que cinq cens Comtes nous voyons
qui ne possedent pas quatre arpens de terre, le Roi avoit
érigé pour lui sa Terre de Coubert en bonne Comté. S'il se
fut fait annoncer dans une visite, le Comte
Bernard, on auroit éclaté de rire.Il en va tout autrement en Angleterre. Si le Roi donne à un négociant un
titre de Comte ou de Baron, il reçoit sans difficulté de toute la
nation le nom qui lui est propre. Les gens de la plus haute naissance,
le Roi lui-même l'apellent Mylord, Monseigneur. Il en est de même
en Italie: il y a le protocole des Monsignors. Le Pape lui-même leur
donne ce titre. Son Medecin est Monsignor, & personne n'y
trouve à redire.En France le Monseigneur est une terrible affaire. Un Evêque n'étoit
avant le Cardinal de
Richelieu que mon Reverendissime Pere en Dieu; mais quand
Richelieu fut Sécretaire d'Etat, étant encor
Evêque de Lusson, ses confreres les Evêques, pour ne pas lui donner ce
titre exclusif de Monseigneur, que les Sécretaires d'Etat commencerent à
prendre, convinrent de se le donner à eux-mêmes. Cette
entreprise n'essuya aucune contradiction dans le public. Mais
comme c'étoit un titre nouveau que les Rois n'avoient pas donné aux
Evêques, on continua dans les Edits, Déclarations, Ordonnances, &
dans tout ce qui émane de la Cour, à ne les apeller que Sieurs. Et
Messieurs du Conseil n'écrivent jamais à un Evêque que Monsieur.
Les Ducs & Pairs ont eu plus de peine à se mettre en
possession du Monseigneur. La grande Noblesse, & ce qu'on
apelle la grande Robe, leur refusent tout net cette distinction. Le
comble des succès de l'orgueil humain, est de recevoir des
titres d'honneur de ceux qui croyent être vos égaux, mais il est bien
difficile d'arriver à ce point: on trouve partout l'orgueil qui combat
l'orgueil. Quand les Ducs exigerent que les pauvres Gentils-hommes
leur écrivissent Monseigneur, les Présidens à Mortier en demanderent
autant aux Avocats & aux Procureurs. On a connu un Président qui ne
voulut pas se faire saigner, parceque son chirurgien lui avoit dit,
Monsieur de quel bras voulez-vous que je vous saigne? Il y
eût un vieux Conseiller de grand Chambre qui en usa plus franchement. Un
plaideur lui dit
Monseigneur, Monsieur votre
Secretaire. . . . Le Conseiller l'arrêta tout court; vous
avez dit trois sottises en trois paroles. Je ne suis point
Monseigneur, mon Sécretaire n'est point Monsieur, c'est
mon Clerc.Pour terminer ce grand procès de la vanité, il faudra un jour que tout le
monde soit Monseigneur dans la nation; comme toutes les femmes, qui
étoient autre fois Mademoiselle, sont actuellement Madame. Lors
qu'en Espagne un mendiant rencontre un autre gueux, il lui dit, Seigneur
Votre Courtoisie a-t-elle pris son chocolat? Cette maniere
polie de s'exprimer éleve l'ame & conserve la dignité de
l'espece.
César &
Pompée s'apelloient dans le Sénat,
César &
Pompée. Mais ces gens là
ne savoient pas vivre. Ils finissoient leurs lettres par
vale, à Dieu, nous étions nous autres, il y a soixante ans
affectionnés Serviteurs; nous sommes devenus depuis
très humbles & très-obéissans; & actuellement nous
avons l'honneur de l'être. Je plains notre posterité elle ne poura que difficilement ajouter à ces belles
formules.