Text

Fils naturelle
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|| [II]
|| [III]
|| [IV]
|| [V]
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ŒUVRES DE THÉATRE

DE M. DIDEROT.

TOME PREMIER.

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ŒUVRES DE THÉATRE

DE M. DIDEROT,

AVEC UN DISCOURS SUR LA POÉSIE DRAMATIQUE.

TOME PREMIER.

A PARIS, Chez {La veuve Duchesne, rue S.-Jacques. Chez {Delalain, rue de la Comédie Françoise.

M. DCC. LXXI.

Avec Approbation, et Privilége du Roi.

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AVIS DES LIBRAIRES.

Ces Œuvres Dramatiques ont été reçues du Public avec tant d'em pressement, que les Editions s'en sont multipliées presque dans toutes les grandes Villes du Royaume, et même des Pays étrangers. Elles ont été exécutées avec beaucoup de promptitude; mais il s'en faut bien qu'on y ait apporté tous les soins qu'exigeoient et la célébrité de l'Auteur, et la bonté de ses Ou vrages: on y trouve, presque à chaque page, des fautes d'im pression. Nous osons assurer le Public que celle que nous lui donnons aujour d'hui a été soignée très-scrupuleu sement pour la correction. Les épreuves ont été lues plusieurs fois
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par un homme connu très-avanta geusement dans la République des Lettres. Aussi espérons-nous que les Connoisseurs donneront la préfé rence à notre Edition.
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APPROBATION.

J'ai lu, par ordre de Monseigneur le Chan celier, un Ouvrage intitulé: Œuvres de Théâtre de M. Diderot, & je n'y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l'impression. A Paris,ce 21 Octobre 1769. MARIN.

PRIVILÉGE DU ROI.

LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France & de Navarre; A nos amés & féaux Conseillers, les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes or dinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prevôt de Pa ris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils & autres nos Justiciers qu'il appartiendra; Salut. Notre bien-améc la veuve Duchesne Nous a fait exposer qu'elle desireroit faite réimprimer & donner au Public les Œuvres de Théâtre de M. DIDEROT, s'il Nous plaisoit de lui accorder nos Lettres de Privilége pour ce nécessaires. A ces Causes, Vou lant favorablement traiter l'Exposante, Nous lui a ons per mis & permettons par ces Présentes, de faire réimprimer lesdites Oeuvres de Théâtre de M. Diderot autaut de fois que bon lui semblera, & de les vendre, faire vendre & débiter par tout notre Royaume, pendant le tems de six an- nées consécutives, à compter du jour de la date des Présen tes Faisons défenses à toutes personnes, de quelque qua lité & condition qu'elles soient, d'en introduire d'imptession étrangere dans aucun lieu de notre obéissance, comme aussi à tous Libraires & Imprimeurs, d'imprimer, ou fai re imprimet, vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire lesdites Oeuvres, ni d'eu faire aucun extrait, sous quelque prétexte que ce soit, d'augmentation, correction, chan gemens, ou autres, sans la permission expresse & par écrit de ladite Exposante, ou de ceux qui auront droit d'elle, à peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, de trois mille livres d'amende contre chacun des Contrevenans,
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dont un tiers à Nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, & l'autre tiers à ladite Exposante, ou à celui qui aura droit d'elle, & de tous dépens, dommages & intérêts: a la charge que ces Présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires & Im primeurs de Paris, dans trois mois de la date d'icelles; que la réimpression desdite, Oeuvres sera faite dans la plus exacte conformité aux anciennes Editions approuvées dans notre Royaume, & non ailleurs, en beau papier & en beaux caracteres, conformément à la feuille imprimée & attachée pour modèle sous le contre scel des Préseentes; & que l'Impé trante se conformera en tout aux Réglemens de la Librairie, & notamment à celui du 10 Avril 1725; qu'avant de les exposer en vente, les manuscrits ou imprimés qui au ront servi de copie à la réimpression desdits Livies, se ront remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher & séal Chevalier, le Sieur Daguesseau, Chanceliet de France, Com mandeur de nos Ordres, & qu'il en sera ensuite remis deux Exemplaires de chacun dans notre Bibliothéque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, & un dans celle de notre très-cher & féal Chevalier le sieur Dagues- seau, Chancelier de France; le tout à peine de nullité des Présentes: du contenu desquelles vous mandons & en joignons de faire jouir l'Exposante ou ses ayant cause, plei nement & paisiblement, sans souffrir qu'il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites Présentes, qui sera imprimée tout au long, au commencement ou à la fin desdites Oeuvres, soit tenue pour dûement signifée, & qu'aux copies collationnées par l'un de nos amés & féaux Conseillers & Sccretaires, foi soit ajoûtée comme à l'Original: Commandons au premier notre Huissier ou Sergent de faire pour l'exécution d'i- celles, tous actes requis & nécessaires, sans demander autre permission, & non obstant Clameur de Haro, Charte Normande, & Lettres à ce contraires. Car rel est notre plaisir. Donne' à Paris le Mercredi vingt-neuviéme jour de Novembre, l'an de grace mil sept cent soixante-neuf, & de notre Règne le cinquante-cinquiéme. Par le Roi en son Conseil.LE BEGUE. Registré le présent Privilége sur le Registre XVIII de la Chambre Royale des Libraires et Imprimeurs de Paris, No 817. fol. 65, conformément au Réglement de 1723. A Paris, ce 21 Décembre 1771. Signé, briasson, Syndic.

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LE FILS NATUREL, OU LES ÉPREUVES DE LA VERTU,

COMÉDIE en cinq actes, et en prose, Avec l'Histoire véritable de la Pièce.

Interdùm speciosa locis, morataque rectè Fabula, nullius veneris, sinepondere et arte, Valdiùs oblectat populum, meliùsque moratur Quàm versus inopes rerum, nugeque canore. Horat. De Arte Poet.

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LE sixieme volume de l'Encyclopédie venoit de paroître, & j'étois allé cher cher à la campagne du repos & de la santé, lorsqu'un événement, non moins intéressant par les circonstances, que par les personnes, devint l'étonnement & l'entretien du canton. On n'y parloit que de l'homme rare qui avoit eu, dans un même jour, le bonheur d'ex poser sa vie pour son ami, & le cou rage de lui sacrifier sa passion, sa for tune & sa liberté. Je voulus connoître cet homme. Je le connus, & je le trouvai tel qu'on me l'avoit dépeint, sombre & mélancoli que. Le chagrin & la douleur, en sor tant d'une ame où ils avoient habité trop long-tems, y avoient laissé la tris tesse. Il étoit triste dans sa conversation & dans son maintien, à moins qu'il ne
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parlât de la vertu, ou qu'il n'éprouvât les transports qu'elle cause à ceux qui en sont fortement épris. Alors vous eussiez dit qu'il se transfiguroit. La sé rénité se déployoit sur son visage. Ses yeux prenoient de l'éclat & de la dou ceur. Sa voix avoit un charme inexpri mable. Son discours devenoit pathéti que. C'étoit un enchaînement d'idées austeres & d'imagestouchantes qui te noient l'attention suspendue & l'ame ravie. Mais, comme on voit le soir, en automne, dans un tems nébuleux & couvert, la lumiere s'échapper d'un nuage, briller un moment, & se per dre en un ciel obscur; bientôt sa gaieté s'éclipsoit, & il retomboit tout-à-coup dans le silence & la mélancolie. Tel étoit Dorval. Soit qu'on l'eût prévenu favorablement, soit qu'il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s'aimer sitôt qu'ils se rencon treront, il m'accueillit d'une maniere
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ouverte qui surprit tout le monde, ex cepté moi; & dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, & de ce qui venoit de s'y passer. Il satis fit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreu ves auxquelles l'homme de bien est quelquefois exposé; & je lui dis qu'un ouvrage dramatique, dont ces épreuves seroient le sujet, feroit impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, & quelqu'idée de la foiblesse humaine. Hélas! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même pensée que mon pere. Quelque tems après son arrivée, lorsqu'une joie plus tranquille & plus douce commençoit à succéder à nos transports, & que nous goûtions le plaisir d'être assis les uns à côté des au tres, il me dit: Dorval, tous les jours je parle au Ciel
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de Rosalie et de toi. Je lui rends graces de vous avoir conservés jusqu'à mon re- tour; mais, sur-tout, de vous avoir con- servé innocens. Ah! mon fils, je ne jette point les yeux sur Rosalie, sans frémir du danger que tu as couru. Plus je la vois, plus je la trouve honnête et belle, plus ce danger me paroît grand. Mais le Ciel, qui veille aujourd'hui sur nous, peut nous abandonner demain. Nul de nous ne connoît son sort. Tout ce que nous savons, c'est qu'à mesure que la vie s'avance, nous échappons à la méchanceté, qui nous suit. Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de tems qui me reste à vivre; et, si tu voulois, ce seroit la morale d'une Pièce dont une partie de notre vie seroit le sujet, et que nous représenterions entre nous. Une Pièce, mon pere ! Oui, mon enfant. Il ne s''agit point d'élever ici des tréteaux, mais de conser-
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ver la mémoire d'un événement qui nous touche, et de le rendre comme il s'est passé .... Nous le renouvellerions nous- mêmes, tous les ans, dans cette maison: dans ce sallon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfans en feroient autant, et les leurs, et leurs des- cendans. Et je me survivrois à moi-même; et j'irois converser ainsi, d'âge en âge, avec tous mes neveux ... Dorval, penses- tu qu'un ouvrage qui leur transmettroit nos propres idées, nos vrais sentimens, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des portraits de famille, qui ne montrent de nous qu'un moment de notre visage? C'est-à-dire que vous m'ordonnez de peindre votre ame, la mienne, celles de Constance, de Clairville & de Rosalie. Ah! mon pere, c'est une tâche au-dessus de mes forces, & vous le savez bien.
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Ecoute; je prétends y faire mon rôle une fois avant de mourir; et, pour cet effet, j'ai dit à André de serrer dans un coffre les habits que nous avons apportés des prisons. Mon pere! ... Mes enfans ne m'ont jamais opposé de refus; ils nevoudront pas commencer sitard. En cet endroit, Dorval détournant son visage, & cachant ses larmes, me dit du ton d'un homme qui contraignoit sa douleur .... La Pièce est faite ..... mais celui qui l'a commandée n'est plus .... Après un moment de silence, il ajoûta: .... Elle étoit restée-là, cette Pièce; & je l'avois presque oubliée; mais ils m'ont répété si souvent que c'étoit manquer à la volonté de mon pere, qu'ils m'ont persuadé; &, Diman che prochain, nous nous acquittons, pour la premiere fois, d'une chose qu'ils s'accordent tous à regarder comme un devoir.
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Ah! Dorval, lui dis-je, si j'osois!... Je vous entends, me répondit-il; mais croyez vous que ce soit une proposition à faire à Constance, à Clairville, & à Rosalie? Le sujet de la Pièce vous est connu; & vous n'aurez pas de peine à croire qu'il y a quelques scènes où la présence d'un étranger gêneroit beau coup. Cependant c'est moi qui fais ran ger le sallon. Je ne vous promets point, je ne vous refuse pas. Je verrai. Nous nous séparâmes Dorval & moi: c'étoit le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais le Dimanche matin il m'écrivit ..... Aujourd'hui à trois heures précises, à la porte du Jardin... Je m'y rendis. J'entrai dans le sallon par la fenêtre; & Dorval, qui avoit écarté tout le monde, me plaça dans un coin, d'où, sans être vu, je vis & j'en tendis ce qu'on va lire, excepté la der niere scène. Une autre fois je dirai pour quoi je n'entendis pas la derniere scène.

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Voici les Noms des Personnages réels de la Pièce, avec ceux des Acteurs qui pourroient les remplacer.
LYSIMOND
,
pere de Dorval et de Rosalie,
M. Sarrazin.
DORVAL
,
fils naturel de Lysimond, et ami de Clairville,
M. Grandval.
ROSALIE
,
fille de Lysimond,
Mlle Gaussin.
JUSTINE
,
suivante de Rosalie,
Mlle Dan geville.
ANDRÉ
,
domestique de Lysimond,
M. Le Grand.
CHARLES
,
valet de Dorval,
M. Armand.
CLAIRVILLE
,
ami de Dorval, et amant de Rosalie,
M. Lekain.
CONSTANCE
,
jeune veuve, sœur de Clair- ville,
Mlle Clairon.
SYLVESTRE
,
valet de Clairville .....
Autres Domestiques de la maison de Clair ville
.

La Scene est à Saint-Germain-en-Laye. L'action commence avec le jour, & se passe dans un sallon de la maison de Clairville.

|| [XI]

LE FILS NATUREL, OU LES ÉPREUVES DE LA VERTU, COMÉDIE.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

La Scene est dans un sallon. On y voit un clavessin, des chaises, des tables de jeu.
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Sur une de ces tables, un trictrac; sur une autre, quelques brochures; d'un côté, un métier à tapisserie, etc... dans le fond, un canapé, etc.

DORVAL,

seul.

(Il est en habit de campagne, en cheveux né- gligés, assis dans un fauteuil, à côté d'une table sur laquelle il y a des brochures. Il paroît agité. Après quelques mouvemens vio- lens, il s'appuie sur un des bras de son fau- teuil, comme pour dormir. Il quitte bientôt cette situation. Il tire sa montre, et dit:)

A peine est-il six heures.

(Il se jette sur l'autre bras de son fauteuil; mais il n'y est pas plutôt, qu'il se releve, et dit:)

Je ne saurois dormir.

(Il prend un livre qu'il ouvre au hasard, qu'il referme presque sur le champ, et dit:)

Je lis sans rien entendre.

(Il se leve. Il se promene, et dit:)

Je ne peux m'éviter ..... Il faut sortir d'ici .... Sortir d'ici! Et j'y suis enchaîné! J'aime!...

(comme effrayé.)

& qui aimé-je?...
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J'ose me l'avouer; malheureux, & je reste!

(Il appelle violemment:)

Charles. Charles.

SCENE II.

(Cette Scene marche víte.) DORVAL, CHARLES.

(Charles croit que son maître demande son chapeau et son épée; il les apporte, les pose sur un fauteuil, et dit:)

CHARLES

Monsieur, ne vous faut-il plus rien?

DORVAL.

Des chevaux; ma chaise.

CHARLES.

Quoi! nous partons!

DORVAL.

A l'instant.

(Il est assis dans le fauteuil; et tout en parlant, il ramasse des livres, des papiers, des brochures, comme pour en faire des paquets.)

CHARLES.

Monsieur, tout dort encore ici.
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DORVAL.

Je ne verrai personne.

CHARLES.

Cela se peut-il?

DORVAL.

Il le faut.

CHARLES.

Monsieur ....

DORVAL.

(Se tournant vers Charles, d'un air triste et accablé.)

Eh bien, Charles!

CHARLES.

Avoir été accueilli dans cette maison, chéri de tout le monde, prévenu sur tout, & s'en aller sans parler à personne! Permettez, Monsieur .....

DORVAL.

J'ai tout entendu. Tu as raison. Mais je pars.

CHARLES.

Que dira Clairville votre ami? Constance sa sœur, qui n'a rien négligé pour vous faire aimer ce séjour?

(d'un ton plus bas.)

Et Ro salie? ... Vous ne les verrez point?
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DORVAL

(soupire profondément, laisse tomber sa tête sur ses mains, et Charles continue.)

CHARLES.

Clairville & Rosalie s'étoient flattés de vous avoir pour témoin de leur mariage. Rosalie se faisoit une joie de vous présenter à son pere. Vous deviez les accompagner tous à l'autel.

DORVAL

(soupire, s'agite, &c.)

CHARLES.

Le bon-homme arrive, & vous partez! Tenez, mon cher maître, j'ose vous le dire, les conduites bisarres sont rarement sensées.... Clairville! Constance! Rosalie!

DORVAL.

(Brusquement, en se levant:)

Des che vaux, ma chaise, te dis-je.

CHARLES.

Au moment où le pere de Rosalie arrive d'un voyage de plus de mille lieues! à la veille du mariage de votre ami!

DORVAL

(en colere .... à Charles.)

Malheureux! ....

(A lui-même, en se mordant la leyre et se

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frappant la poitrine:)

que je suis!... Tu perds le tems, & je demeure.

CHARLES.

Je vais.

DORVAL.

Qu'on se dépêche.

SCENE III.

DORVAL, seul.

(Il continue de se promener et de rêver.)

Partir sans dire adieu! Il a raison; cela seroit d'une bisarrerie, d'une inconséquence!.. Et qu'est-ce que ces mots signifient? Est-il question de ce qu'on croira, ou de ce qu'il est honnête de faire? .... Mais, après tout, pourquoi ne verrois-je pas Clairville & sa sœur? ne puis-je les quitter, & leur en taire le motif? .... Et Rosalie? je ne la verrai point? ... Non ... l'amour & l'amitié n'im posent point ici les mêmes devoirs, sur-tout un amour insensé qu'on ignore & qu'il faut étouffer .... Mais que dira-t-elle? que pen-
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sera-t-elle? ... Amour, sophiste dangereux, je t'entends.

(Constance arrive en robe de matin, tour- mentée de son côté par une passion qui lui a ôté le repos. Un moment après, entrent des Do- mestiques qui rangent le sallon, et qui ramassent les choses qui sont à Dorval .... Charles, qui a envoyé à la Poste pour avoir des chevaux, rentre aussi.)

SCENE IV.

DORVAL, CONSTANCE, des Domestiques.

DORVAL.

Quoi! Madame, si matin!

CONSTANCE.

J'ai perdu le sommeil. Mais vous-même, déjà habillé!

DORVAL,

vîte.

Je reçois des lettres à l'instant. Une affaire m'appelle à Paris. Elle y demande ma pré sence. Je prends le thé. Charles, du thé.
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J'embrasse Clairville. Je vous rends graces à tous les deux des bontés que vous avez eues pour moi. Je me jette dans ma chaise, & je pars.

CONSTANCE.

Vous partez! Est-il possible?

DORVAL.

Rien, malheureusement, n'est plus né cessaire.

(Les Domestiques qui ont achevé de ranger le sallon, et de ramasser ce qui est à Dorval, s'éloignent. Charles laisse le thé sur une des tables. Dorval prend le thé.)

(Constance, un coude appuyé sur la table, et la tête penchée sur une de ses mains, demeure dans cette situation pensive.)

DORVAL.

Constance, vous rêvez?

CONSTANCE

émue, ou plutôt d'un sang-froid un peu con- traint.)

Oui, je rêve .... mais j'ai tort ... la vie que l'on mene ici vous ennuie .... Ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en apperçois.
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DORVAL.

Elle m'ennuie! Non, Madame, ce n'est pas cela.

CONSTANCE.

Qu'avez-vous donc? .... Un air sombre que je vous trouve ....

DORVAL.

Les malheurs laissent des impressions ..... Vous savez .... Madame ..... Je vous jure que depuis long-tems je ne connoissois de douceurs que celles que je goûtois ici.

CONSTANCE.

Si cela est, vous revenez, sans doute.

DORVAL.

Je ne sais ..... Ai-je jamais su ce que je deviendrois?

CONSTANCE,

(après s'être promenée un instant.)

Ce moment est donc le seul qui me reste. Il faut parler.

(Une pause.)

Dorval, écoutez-moi. Vous m'avez trou vé ici, il y a six mois, tranquille & heu reuse. J'avois éprouvé tous les malheurs des
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nœuds mal assortis. Libre de ces nœuds, je m'étois promis une indépendance éternelle, & j'avois fondé mon bonheur sur l'aversion de tout lien, & dans la sécurité d'une vie retirée. Après les longs chagrins, la solitude a tant de charmes! On y respire en liberté. J'y jouissois de mes peines passées. Il me sem bloit qu'elles avoient épuré ma raison. Mes journées, tou ours innocentes, quelquefois délicieuses, se partageoient entre la lecture, la promenade, & la conversation de mon frere. Clairville me parloit sans cesse de son austere & sublime ami. Que j'avois de plaisir à l'entendre! Combien je desirois de con noître un homme que mon frere aimoit, res pectoit à tant de titres, & qui avoit déve loppé dans son cœur les premiers germes de la sagesse! Je vous dirai plus. Loin de vous, je mar chois déjà sur vos traces; & cette jeune Ro salie, que vous voyez ici, étoit l'objet de tous mes soins, comme Clairville avoit été l'objet des vôtres.

DORVAL

(ému et attendri.)

Rosalie!

CONSTANCE.

Je m'apperçus du goût que Clairville
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prenoit pour elle, & je m'occupai à former l'esprit, & sur-tout le caractere de cet en fant, qui devoit un jour faire la destinée de mon frere. Il est étourdi, je la rendois pru dente. Il est violent, je cultivois sa douceur naturelle. Je me complaisois à penser que je préparois, de concert avec vous, l'union la plus heureuse qu'il y eût peut-être au monde: vous arrivâtes. Hélas! ...

(La voix de Constance prend ici l'accent de la tendresse, et s'affoiblit un peu.)

Votre présence, qui devoit m'éclairer & m'encourager, n'eut point ces effets que j'en attendois. Peu-à-peu mes soins se détourne rent de Rosalie. Je ne lui enseignai plus à plaire ..... & je n'en ignorai pas long-tems la raison. Dorval, je connus tout l'empire que la vertu avoit sur vous, & il me parut que je l'en aimois encore davantage. Je me propo sai d'entrer dans votre ame avec elle, & je crus n'avoir jamais formé de dessein qui fût si bien selon mon cœur. Qu'une femme est heureuse, me disois-je, lorsque le seul moyen qu'elle ait d'attacher celui qu'elle a distingué, c'est d'ajoûter de plus en plus à l'estime qu'elle
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se doit; c'est de s'élever sans cesse à ses pro pres yeux. Je n'en ai point employé d'autre. Si je n'en ai pas attendu le succès, si je parle, c'est le tems, & non la confiance qui m'a manqué. Je ne doutai jamais que la vertu ne fît naître l'amour, quand le moment en seroit venu.

(Une petite pause: ce qui suit doit coûter à dire à une femme telle que Constance.)

Vous avouerai-je ce qui m'a coûté le plus? C'étoit de vous dérober ces mouvemens si tendres & si peu libres, qui trahissent pres que toujours une femme qui aime. La raison se fait entendre par intervalles. Le cœur im portun parle sans cesse. Dorval, cent fois le mot fatal à mon projet s'est présenté sur mes levres. Il m'est échappé quelquefois; mais vous ne l'avez point entendu, & je m'en suis toujours félicitée. Telle est Constance. Si vous la fuyez, du moins elle n'aura point à rougir d'elle. Eloi gnée de vous, je me retrouverai dans le sein de la vertu. Et tandis que tant de femmes détesteront l'instant où l'objet d'une crimi nelle tendresse arracha de leur cœur un pre mier soupir, Constance ne se rappellera
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Dorval que pour s'applaudir de l'avoir connu: ou, s'il se mêle quelque amertume à son souvenir, il lui restera toujours une consola tion douce & solide dans les sentimens mêmes que vous lui aurez inspirés.

SCENE V.

DORVAL, CONSTANCE, CLAIRVILLE.

DORVAL.

Madame, voilà votre frere.

CONSTANCE

(attristée, dit:)

Mon frere, Dorval nous quitte.

(et sort.)

CLAIRVILLE.

On vient de me l'apprendre.
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SCENE VI.

DORVAL, CLAIRVILLE.

DORVAL,

(faisant quelques pas, distrait et embarrassé.)

Des lettres de Paris .... Des affaires qui pressent .... Un Banquier qui chancelle ....

CLAIRVILLE.

Mon ami, vous ne partirez point sans m'accorder un moment d'entretien. Je n'ai jamais eu si grand besoin de votre se cours.

DORVAL.

Disposez de moi; mais si vous me rendez justice, vous ne douterez pas que je n'aie les raisons les plus fortes ......

CLAIRVILLE

(affligé.)

J'avois un ami, & cet ami m'abandonne. J'étois aimé de Rosalie, & Rosalie ne m'aime plus. Je suis désespéré .... Dorval, m'aban donnerez-vous? ...
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DORVAL.

Que puis-je faire pour vous?

CLAIRVILLE.

Vous savez si j'aime Rosalie! ..... Mais non, vous n'en savez rien. Devant les autres, l'amour est ma premiere vertu; j'en rougis presque devant vous .... Eh bien! Dorval, je rougirai, s'il le faut; mais je l'adore ..... Que ne puis-je vous dire tout ce que j'ai fouffert! Avec quel ménagement, quelle dé licatesse j'ai imposé silence à la passion la plus forte! .... Rosalie vivoit retirée, près d'ici, avec une tante. C'étoit une Américaine fort âgée, une amie de Constance. Je voyois Ro salie tous les jours, & tous les jours je voyois augmenter ses charmes; je sentois augmenter mon trouble. Sa tante meurt. Dans ses derniers momens, elle appelle ma sœur, lui tend une main défaillante; & lui montrant Rosalie qui se désoloit au bord de son lit, elle la regardoit sans parler; ensuite elle regardoit Constance; des larmes tomboient de ses yeux; elle soupiroit; & ma sœur entendoit tout cela. Rosalie devint sa compagne, sa pupille, son éleve; & moi, je fus le plus heureux des hommes. Constance voyoit ma passion: Ro-
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salie en paroissoit touchée. Mon bonheur n'étoit plus traversé que par la volonté d'une mere inquiette qui redemandoit sa fille. Je me préparois à passer dans les climats éloignés où Rosalie a pris naissance: mais sa mere meurt; & son pere, malgré sa vieillesse, prend le parti de revenir parmi nous. Je l'attendois, ce pere, pour achever mon bonheur; il arrive, & il me trouvera désolé.

DORVAL.

Je ne vois pas encore les raisons que vous avez de l'être.

CLAIRVILLE.

Je vous l'ai dit d'abord. Rosalie ne m'aime plus. A mesure que les obstacles qui s'oppo soient à mon bonheur ont disparu, elle est devenue réservée, froide, indifférente. Ces sentimenstendres, qui sortoient de sa bouche avec une naïveté qui me ravissoit, ont fait place à une politesse qui me tue. Tout lui est insipide. Rien ne l'occupe. Rien ne l'a muse. M'apperçoit-elle: son premier mou vement est de s'éloigner. Son pere arrive; & l'on diroit qu'un événement si desiré, si long-tems attendu, n'a plus rien qui la touche. Un goût sombre pour la solitude,
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est tout ce qui lui reste. Constance n'est pas mieux traitée que moi. Si Rosalie nous cher che encore, c'est pour nous éviter l'un par l'autre; &, pour comble de malheur, ma sœur même ne paroît plus s'intéresser à moi.

DORVAL.

Je reconnois bien là Clairville. Il s'in quiette, il se chagrine, & il touche au mo ment de son bonheur.

CLAIRVILLE.

Ah! mon cher Dorval, vous ne le croyez pas. Voyez .....

DORVAL.

Je ne vois dans toute la conduite de Ro salie que des inégalités auxquelles les fem mes les mieux nées sont le plus sujettes, & qu'il est quelquefois si doux d'avoir à leur pardonner. Elles ont le sentiment si exquis; leur ame est si sensible; leurs organes sont si délicats, qu'un soupçon, un mot, une idée, suffit pour les allarmer. Mon ami, leur ame est semblable au crystal d'une onde pure & transparente, où le spectateur tranquille de la Nature s'est peint. Si une feuille, en tom-
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bant, vient à en agiter la surface, tous les objets sont vacillans.

CLAIRVILLE

(affligé.)

Vous me consolez ..... Dorval, je suis perdu. Je ne sens que trop ..... que je ne peux vivre sans Rosalie; mais quel que soit le sort qui m'attend, j'en veux être éclairci avant l'arrivée de son pere.

DORVAL.

En quoi puis-je vous servir?

CLAIRVILLE.

Il faut que vous parliez à Rosalie.

DORVAL.

Que je lui parle!

CLAIRVILLE.

Oui, mon ami. Il n'y a que vous au monde qui puissiez me la rendre. L'estime qu'elle a pour vous me fait tout espérer.

DORVAL.

Clairville, que me demandez-vous? A peine Rosalie me connoît-elle; & je suis si peu fait pour ces sortes de discussions.

CLAIRVILLE.

Vous pouvez tout, & vous ne me refu-
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serez point. Rosalie vous révere. Votre pré sence la saisit de respect; c'est elle qui l'a dit. Elle n'osera jamais être injuste, inconstante, ingrate à vos yeux. Tel est l'auguste privilége de la vertu; elle en impose à tout ce qui l'approche. Dorval, paroissez devant Rosa lie, & bientôt elle redeviendra pour moi ce qu'elle doit être, ce qu'elle étoit.

DORVAL

(posant la main sur l'épaule de Clairville.)

Ah, malheureux!

CLAIRVILLE.

Mon ami, si je le suis!

DORVAL.

Vous exigez .....

CLAIRVILLE.

J'exige ....

DORVAL.

Vous serez satifait.
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SCENE VII.

DORVALseul.

Quels nouveaux embarras! ... le frere ... la sœur .... Ami cruel, amant aveugle, que me proposez-vous? .... Paroissez devant Rosalie! Moi, paroître devant Rosalie! & je voudrois me cacher à moi-même .... Que deviens-je, si Rosalie me devine? & comment en imposerai-je à mes yeux, à ma voix, à mon cœur? .... Qui me répondra de moi? .... La vertu? ... M'en reste-t-il encore?

Fin du premier Acte.
|| [0031]

ACTE II.

SCENE PREMIERE.

ROSALIE, JUSTINE.

ROSALIE.

Justine, approchez mon ouvrage.

(Justine approche un métier à tapisserie. Ro- salie est tristement appuyée sur ce métier. Justine est assise d'un autre côté. Elles travaillent. Rc- salie n'interrompt son ouvrage que pour essuyer des larmes qui tombent de ses yeux. Elle le reprend ensuite. Le silence dure un moment, pendant lequel Justine laisse l'ouvrage et considere sa maitresse.)

JUSTINE.

Est-ce là la joie avec laquelle vous attendez Monsieur votre pere? sont-ce là les transports que vous lui préparez? Depuis un tems je n'en tends rien à votre ame. Il faut que ce qui s'y
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passe soit mal; car vous me le cachez, & vous faites très-bien.

ROSALIE.

(Point de réponse de la part de Rosalie; mais des soupirs, du silence et des larmes.)

JUSTINE.

Perdez-vous l'esprit, Mademoiselle? au moment de l'arrivée d'un pere! à la veille d'un mariage! Encore un coup, perdez-vous l'esprit?

ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE,

(après une pause.)

Seroit-il arrivé quelque malheur à Monsieur votre pere?

ROSALIE.

Non, Justine.

(Toutes ces questions se font à différens in- tervalles, dans lesquels Justine quitte et reprend son ouvrage.)

JUSTINE,

(après une pause un peu plus longue.)

Par hasard, est-ce que vous n'aimeriez plus Clairville?
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ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE,

(reste un peu stupéfaite. Elle dit ersaite:)

La voilà donc la cause de ces soupirs, de ce silence & de ces larmes? .... Oh! pour le coup, les hommes n'ont qu'à dire que nous sommes folles; que la tête nous tourne aujourd'hui pour un objet que demain nous voudrions savoir à mille lieues: qu'ils disent de nous tout ce qu'ils voudront, je veux mourir si je les en dédis .... Vous ne vous êtes pas attendue, Mademoiselle, que j'ap prouverois ce caprice? .... Clairville vous aime éperdûment. Vous n'avez aucun sujet de vous plaindre de lui. Si jamais femme a pu se flatter d'avoir un amant tendre, honnête; de s'être attaché un homme qui eût de l'esprit, de la figure, des mœurs, c'est vous. Des mœurs! Mademoiselle, des mœurs! ... Je n'ai jamais pu concevoir, moi, qu'on cessât d'aimer, à plus forte raison qu'on cessât sans sujet. Il y a là quelque chose où je n'entends rien.

(Justine s'arrête un moment. Rosalie continue de travailler et de pleurer. Justine reprend d'un

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ton hypocrite et radouci, et dit tout en travait- lant, et sans lever les yeux de dessus son ouvrage:)

Après tout, si vous n'aimez plus Clair ville, cela est fâcheux ...... mais il ne faut pas s'en désespérer comme vous faites ..... Quoi donc! après lui, n'y auroit-il plus per sonne au monde que vous puissiez aimer?

ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE.

Oh! pour celui-là, on ne s'y attend pas.

(Dorval entre, Justine se retire; Rosalie quitte son métier, se hâte de s'essuyer les yeux, et de se composer un visage tranquille. Elle a dit auparavant:)

ROSALIE.

O Ciel! c'est Dorval.
|| [0035]

SCENE II.

ROSALIE, DORVAL.

DORVAL,

(d'un ton un peu ému.)

Permettez, Mademoiselle, qu'avant mon départ

(à ces mots Rosalie paroît éton- née.)

j'obéisse à un ami, & que je cherche à lui rendre auprès de vous un service qu'il croit important. Personne ne s'intéresse plus que moi à votre bonheur & au sien; vous le savez. Souffrez donc que je vous demande en quoi Clairville a pu vous déplaire, & comment il a mérité la froideur avec laquelle il dit qu'il est traité.

ROSALIE.

C'est que je ne l'aime plus.

DORVAL.

Vous ne l'aimez plus!

ROSALIE.

Non, Dorval.

DORVAL.

Et qu'a-t-il fait pour s'attirer cette horrible disgrace?
|| [0036]

ROSALIE.

Rien. Je l'aimois. J'ai cessé. J'étois légere apparemment, sans m'en douter.

DORVAL.

Avez-vous oublié que Clairville est l'amant que votre cœur a préféré? .... Songez-vous qu'il traîneroit des jours bien malheureux, si l'espérance de recouvrer votre tendresse lui étoit ôtée? .... Mademoiselle, croyez-vous qu'il soit permis à une honnête-femme de se jouer du bonheur d'un honnête-homme?

ROSALIE.

Je sais, là-dessus, tout ce qu'on peut me dire. Je m'accable sans cesse de reproches. Je suis désolée. Je voudrois être morte.

DORVAL.

Vous n'êtes point injuste.

ROSALIE.

Je ne sais plus ce que je suis. Je ne m'esti me plus.

DORVAL.

Mais pourquoi n'aimez-vous plus Clair ville? Il y a des raisons à tout.

ROSALIE.

C'est que j'en aime un autre.
|| [0037]

DORVAL,

(avec un étonncment mêlé de reproches.)

Rosalie! Elle!

ROSALIE.

Oui, Dorval ...... Clairville sera bien vengé!

DORVAL.

Rosalie ... si par malheur il étoit arrivé ... que votre cœur surpris .... fût entraîné par un penchant.... dont votre raison vous fît un crime .... J'ai connu cet état cruel! .. Que je vous plaindrois!

ROSALIE.

Plaignez-moi donc.

DORVAL

(ne lui répond que par le geste de commisération.)

ROSALIE.

J'aimois Clairville. Je n'imaginois pas que je pusse en aimer un autre, lorsque je ren contrai l'écueil de ma constance & de notre bonheur .... Les traits, l'esprit, le regard, le son de la voix, tout, dans cet objet doux & terrible, sembloit répondre à je ne sais quelle image que la Nature avoit gravée dans mon cœur. Je le vis. Je crus y reconnoître
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la vérité de toutes ces chimeres de perfec tion que je m'étois faites, & d'abord il eut ma confiance .... Si j'avois pu concevoir que je manquois à Clairville! ... Mais, hélas! je n'en avois pas eu le premier soupçon, que j'étois toute accoutumée à aimer son rival.... Et comment ne l'aurois-je pas aimé? ... Ce qu'il disoit, je le pensois toujours. Il ne man quoit jamais de blâmer ce qui devoit me déplaire. Je louois quelquefois d'avance ce qu'il alloit approuver. S'il exprimoit un sen timent, je croyois qu'il avoit deviné le mien .... Que vous dirai-je enfin? Je me voyois à peine dans les autres;

(elle ajoûte en baissant les yeux et la voix:)

& je me retrou vois sans cesse en lui.

DORVAL.

Et ce mortel heureux connoît-il son bon heur?

ROSALIE.

Si c'est un bonheur, il doit le connoître.

DORVAL.

Si vous aimez, on vous aime, sans doute?

ROSALIE.

Dorval, vous le savez.
|| [0039]

DORVAL

(vivement.)

Oui, je le sais, & mon cœur le sent .... Qu'ai-je entendu? .... Qu'ai-je dit? ... Qui me sauvera de moi-même? ....

(Dorval et Rosalie se regardent un moment en silence. Rosalie pleure amerement. On annonce Clairville.)

SYLVESTRE

(à Dorval.)

Monsieur, Clairville demande à vous parler.

DORVAL

(à Rosalie.)

Rosalie .... Mais on vient .... Y pensez vous? C'est Clairville. C'est mon ami. C'est votre amant.

ROSALIE.

Adieu, Dorval.

(Elle lui tend une main; Dorval la prend, et laisse tomber tristement sa bouche sur cette main, et Rosalie ajoûte:)

Adieu, quel mot!
|| [0040]

SCENE III.

DORVAL, seul.

Dans sa douleur, qu'elle m'a paru belle! Que ses charmes étoient touchans! J'aurois donné ma vie pour recueillir une des larmes qui couloient de ses yeux ... Dorval, vous le savez .... Ces mots retentissent encore dans le fond de mon cœur .... Ils ne sorti ront pas sitôt de ma mémoire! ...

SCENE IV.

DORVAL, CLAIRVILLE.

CLAIRVILLE.

Excusez mon impatience. Eh hien, Dorval? ....

(Dorval est troublé. Il tâche de se remettre; mais il y réussit mal. Clairville, qui cherche à lire sur son visage, s'en apperçoit, se méprend, et dit:)

|| [0041]

CLAIRVILLE.

Vous êtes troublé. Vous ne me parlez point. Vos yeux se remplissent de larmes. Je vous entends, je suis perdu!

(Clairville, en achevant ces mots, se jette dans le sein de son ami. Il y reste un moment en silence. Dorval verse quelques larmes sur lui, et Clairville dit, sans se déplacer, d'une voix basse et sanglottante:)

CLAIRVILLE.

Qu'a-t-elle dit? Quel est mon crime? Ami, de grace, achevez-moi.

DORVAL.

Que je l'acheve!

CLAIRVILLE.

Elle m'enfonce un poignard dans le sein! & vous, le seul homme qui pût l'arracher peut-être, vous vous éloignez! vous m'aban donnez à mon désespoir! .... Trahi par ma maitresse! abandonné de mon ami! que vais je devenir? Dorval, vous ne me dites rien!

DORVAL.

Que vous dirai-je? ...... Je crains de parler.
|| [0042]

CLAIRVILLE.

Je crains bien plus de vous entendre; par lez pourtant, je changerai du moins de sup plice .... Votre silence me semble, en ce mo ment, le plus cruel de tous.

DORVAL

(en hésitant.)

Rosalie ....

CLAIRVILLE,

(en hésitant.)

Rosalie? ....

DORVAL.

Vous me l'aviez bien dit ..... elle ne me paroît plus avoir cet empressement qui vous promettoit un bonheur si prochain.

CLAIRVILLE.

Elle a changé! ...... Que me reproche t-elle?

DORVAL.

Elle n'a pas changé, si vous voulez .... Elle ne vous reproche rien ..... mais son pere .....

CLAIRVILLE.

Son pere a-t-il repris son consentement?

DORVAL.

Non. Mais elle attend son retour ... Elle
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craint .... Vous savez mieux que moi qu'une fille bien née craint toujours.

CLAIRVILLE.

Il n'y a plus de craintes à avoir: tous les obstacles sont levés. C'étoit sa mere qui s'opposoit à nos vœux; elle n'est plus, & son pere n'arrive que pour m'unir à sa fille, se fixer parmi nous, & finir ses jours tran quillement, dans sa patrie, au sein de sa fa mille, au milieu de ses amis. Si j'en juge par ses lettres, ce respectable vieillard ne sera gueres moins affligé que moi. Songez, Dor val, que rien n'a pu l'arrêter; qu'il a vendu ses habitations; qu'il s'est embarqué avec toute sa fortune, à l'âge .... de quatre-vingts ans, je crois, sur des mers couvertes de vaisseaux ennemis.

DORVAL.

Clairville, il faut l'attendre. Il faut tout espérer des bontés du pere, de l'honnêteté de la fille, de votre amour, & de mon amitié. Le Ciel ne permettra pas que des êtres qu'il semble avoir formés pour servir de consolation & d'encouragement à la vertu, soient tous malheureux sans l'avoir mérité.
|| [0044]

CLAIRVILLE.

Vous voulez donc que je vive?

DORVAL.

Si je le veux! .... Si Clairville pouvoit lire au fond de mon ame! .... Mais j'ai satisfait à ce que vous exigiez.

CLAIRVILLE.

C'est à regret que je vous entends. Allez, mon ami. Puisque vous m'abandonnez dans la triste situation où je suis, je peux tout croire des motifs qui vous rappellent. Il ne me reste plus qu'à vous demander un mo ment. Ma sœur, allarmée de quelques bruits fâcheux qui se sont répandus ici sur la for tune de Rosalie & sur le retour de son pere, est sortie malgré elle. Je lui ai promis que vous ne partiriez point qu'elle ne fût rentrée, Vous ne me refuserez pas de l'attendre.

DORVAL.

Y a-t-il quelque chose que Constance ne puisse obtenir de moi?

CLAIRVILLE.

Constance! hélas! j'ai pensé quelquefois... Mais renvoyons ces idées à des tems plus heureux .... Je sais où elle est, & je vais hâter son retour.
|| [0045]

SCENE V.

DORVAL, seul.

Suis - je assez malheureux? .... J'inspire une passion secrette à la sœur de mon ami ... J'en prends une insensée pour sa maitresse; elle pour moi .... Que fais-je encore dans une maison que je remplis de désordre? Où est l'honnêteté? Y en a-t-il dans ma conduite?..

(Il appelle comme un forcené:)

Charles, Charles ..... On ne vient point .... Tout m'abandonne ......

(Il se renverse dans un fauteuil. Il s'abîme dans la rêverie. Il jette ces mots par intervalles.)

Encore, si c'étoient-là les premiers malheurs que je fais! ... Mais non, je traîne par-tout l'infortune .... Tristes mortels, misérables jouets des événemens!... Soyez bien fiers de votre bonheur, de votre vertu! .... Je viens ici, j'y porte une ame pure .... Oui; car elle l'est encore .... J'y trouve trois êtres favorisés du Ciel; une femme vertueuse & tranquille, un amant passionné & payé de retour, une jeune amante raisonnable & sensible .... La femme ver-
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tueuse a perdu sa tranquillité; elle nourrit dans son cœur une passion qui la tourmente. L'amant est désespéré. Sa maitresse devient inconstante, & n'en est que plus malheureuse... Quel plus grand mal eût fait un scélérat? ... O toi qui conduis tout, qui m'as conduit ici, te chargeras-tu de te justifier? ..... Je ne sais où j'en suis ....

(Il crie encore:)

Charles, Charles.

SCENE VI.

DORVAL, CHARLES, SYLVESTRE.

CHARLES.

Monsieur, les chevaux sont mis. Tout est prêt.

(Cela dit, il sort.)

SYLVESTRE

(entre.)

Madame vient de rentrer. Elle va descen dre.

DORVAL.

Constance?

SYLVESTRE.

Oui, Monsieur.

(Cela dit, il sort.)

|| [0047]

CHARLES

(rentre, et dit à Dorval, qui, l'air sombre et les bras croisés, l'écoute et le regarde:) (En cherchant dans ses poches.)

Monsieur ..... vous me troublez aussi avec vos impatiences ..... Non, il semble que le bon-sens se soit enfui de cette maison ..... Dieu veuille que nous le rattrapions en route ... Je ne pensois plus que j'avois une lettre; & maintenant que j'y pense, je ne la trouve plus.

(A force de chercher, il trouve la lettre, et la donne à Dorval.)

DORVAL.

Et donne donc.

(Charles sort.)

SCENE VII.

DORVAL, seul. (Il lit.)

La honte & le remords me poursui vent ...... Dorval, vous connoissez les loix de l'innocence .... Suis-je criminelle? .... Sauvez-moi ..... Hélas! en est-il tems en core? .... Que je plains mon pere! ..... Et Clairville? je donnerois ma vie pour

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lui .... Adieu, Dorval; je donnerois pour vous mille vies .... Adieu! .... vous vous éloignez, & je vais mourir de douleur.

(Après avoir lu d'une voix entrecoupée et dans un trouble extrême, il se jette dans un fau- teuil. Il garde un moment le silence. Tournant ensuite des yeux égarés et distraits sur la lettre qu'il tient d'une main tremblante, il en relit quelques mots, et dit:)

La honte & le remords me poursuivent. C'est à moi de rougir, d'être déchiré ..... Vous connoissez les loix de l'innocence... Je les connus autrefois .... Suis-je crimi nelle? Non, c'est moi qui le suis .... Vous vous éloignez, & je vais mourir ... O Ciel! je succombe .....

(En se levant.)

Arrachons-nous d'ici .... Je veux ... je ne puis .... ma raison se trouble .... Dans quel les ténèbres suis-je tombé? .... O Rosalie! ô vertu! ô tourment!

(Après un moment de silence, il se leve, mais avec peine. Il s'approche lentement d'une table. Il écrit quelques lignes pénibles; mais tout au travers de son écriture, arrive Charles, en criant:)

|| [0049]

SCENE VIII.

DORVAL, CHARLES.

CHARLES.

Monsieur, au secours. On assassine.... Clairville ....

(Dorval quitte la table où il écrit, laisse sa lettre à moitié, se jette sur son épée qu'il trouve sur un fauteuil, et vole au secours de son ami. Dans ces mouvemens, Constance survtent, et demeure fort surprise de se voir laisser seule par le maître et par le valet.)

SCENE IX.

CONSTANCE, (seule.)

Que veut dire cette fuite? .... Il a dû m'attendre. J'arrive, il disparoît ....... Dorval, vous me connoissez mal .... J'en peux guérir ....

|| [0050]

(Elle approche de la table, et apperçoit la lettre à demi-écrite.)

Une lettre!

(Elle prend la lettre, et la lit.)

Je vous aime, & je fuis ..... hélas! beaucoup trop tard! ..... Je suis l'ami de Clairville .... Les devoirs de l'amitié, les loix sacrées de l'hospitalité! .... Ciel! quel est mon bonheur! .... il m'ai me! ... Dorval, vous m'aimez! ...

(Elle se promene agitée.)

Non, vous ne partirez point ... Vos craintes sont frivoles ... votre délicatesse est vaine .... Vous avez ma ten dresse .... Vous ne connoissez ni Constance, ni votre ami .... Non, vous ne les connois sez pas ..... mais peut-être qu'il s'éloigne, qu'il fuit au moment où je parle.

(Elle sort de la Scene avec quelque précipitation.)

Fin du second Acte.
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ACTE III.

SCENE PREMIERE.

DORVAL, CLAIRVILLE. (Ils rentrent le chapeau sur la tête. Dorval remet le sien avec son épée sur le fauteuil.)

CLAIRVILLE.

Soyez assuré que ce que j'ai fait, tout autre l'eût fait à ma place.

DORVAL.

Je le crois. Mais je connois Clairville. Il est vif.

CLAIRVILLE.

J'étois trop affligé pour m'offenser légere ment ...... Mais que pensez-vous de ces bruits qui avoient appellé Constance chez son amie?

DORVAL.

Il ne s'agit pas de cela.
|| [0052]

CLAIRVILLE.

Pardonnez-moi. Les noms s'accordent; on parle d'un vaisseau pris, d'un vieillard appellé Mérian ....

DORVAL.

De grace, laissons pour un moment ce vaisseau, ce vieillard, & venons à votre affaire. Pourquoi me taire une chose dont tout le monde s'entretient à présent, & qu'il faut que j'apprenne?

CLAIRVILLE.

J'aimerois mieux qu'un autre vous la dît.

DORVAL.

Je n'en veux croire que vous.

CLAIRVILLE.

Puisqu'absolument vous voulez que je parle; il s'agissoit de vous.

DORVAL.

De moi?

CLAIRVILLE.

De vous. Ceux contre lesquels vous m'a vez secouru, sont deux méchans & deux lâches. L'un s'est fait chasser de chez Cons tance pour des noirceurs; l'autre eut quelque
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tems des vues sur Rosalie. Je les trouve chez cette femme que ma sœur venoit de quitter. Ils parloient de votre départ; car tout se sait ici. Ils doutoient s'il falloit m'en féliciter ou m'en plaindre. Ils en étoient également sur pris.

DORVAL.

Pourquoi surpris?

CLAIRVILLE.

C'est, disoit l'un, que ma sœur vous aime.

DORVAL.

Ce discours m'honore.

CLAIRVILLE.

L'autre, que vous aimez ma maitresse.

DORVAL.

Moi?

CLAIRVILLE.

Vous.

DORVAL.

Rosalie?

CLAIRVILLE.

Rosalie.

DORVAL.

Clairville, vous croiriez ....
|| [0054]

CLAIRVILLE.

Je vous crois incapable d'une trahison.

(Dorval s'agite.)

Jamais un sentiment bas n'entra dans l'ame de Dorval, ni un soupçon injurieux dans l'esprit de Clairville.

DORVAL.

Clairville, épargnez-moi.

CLAIRVILLE.

Je vous rends justice. Aussi tournant sur eux des regards d'indignation & de mépris,

(Clairville regardant Dorval avec ces yeux, Dorval ne peut les soutenir. Il détourne la tête, et se couvre le visage avec les mains.)

je leur fis entendre qu'on portoit en soi le germe des bassesses

(Dorval est tourmenté.)

dont on étoit si prompt à soupçonner autrui; & que par-tout où j'étois, je prétendois qu'on res pectât ma maitresse, ma sœur & mon ami ... Vous m'approuvez, je pense?

DORVAL.

Je ne peux vous blâmer... Non... Mais...

CLAIRVILLE.

Ce discours ne demeura pas sans réponse. Ils sortent. Je sors. Ils m'attaquent ....
|| [0055]

DORVAL.

Et vous périssiez, si je n'étois accouru?...

CLAIRVILLE.

Il est certain que je vous dois la vie.

DORVAL.

C'est-à-dire qu'un moment plus tard, je devenois votre assassin.

CLAIRVILLE.

Vous n'y pensez pas. Vous perdiez votre ami; mais vous restiez, toujours vous-même. Pouviez-vous prévenir un indigne soupçon?

DORVAL.

Peut-être.

CLAIRVILLE.

Empêcher d'injurieux propos?

DORVAL.

Peut-être.

CLAIRVILLE.

Que vous êtes injuste envers vous!

DORVAL.

Que l'innocence & la vertu sont grandes, & que le vice obscur est petit devant elles!
|| [0056]

SCENE II.

DORVAL, CLAIRVILLE, CONSTANCE.

CONSTANCE.

Dorval .... mon frere.... dans quelles inquiétudes vous nous jettez! .... Vous m'en voyez encore toute tremblante, & Rosalie en est à moitié morte.

DORVAL et CLAIRVILLE.

Rosalie!

(Dorval se contraint subitement.)

CLAIRVILLE.

J'y vais. J'y cours.

CONSTANCE,

(l'arrêtant par le bras.)

Elle est avec Justine. Je l'ai vue. Je la quitte. N'en soyez point inquiet.

CLAIRVILLE.

Je le suis d'elle .... Je le suis de Dorval.... Il est d'un sombre qui ne se conçoit pas .... Au moment où il sauve la vie à son ami! ...
|| [0057]
Mon ami, si vous avez quelques chagrins, pourquoi ne pas les répandre dans le sein d'un homme qui partage tous vos sentimens; qui, s'il étoit heureux, ne vivroit que pour Dorval & pour Rosalie.

CONSTANCE,

(tirant une lettre de son sein, la donne à son frere, et lui dit:)

Tenez, mon frere, voilà son secret, le mien, & le sujet apparemment de sa mélan colie.

(Clairville prend la lettre et la lit. Dorval, qui reconnoît cette lettre pour celle qu'il écrivoit à Rosalie, s'écrie:)

DORVAL.

Juste Ciel! C'est ma lettre!

CONSTANCE.

Oui, Dorval. Vous ne partez plus. Je sais tout. Tout est arrangé .... Quelle délicatesse vous rendoit ennemi de notre bonheur? .... Vous m'aimiez. Vous m'écriviez .... Vous fuyez! ....

(A chacun de ces mots, Dorval s'agite et se tourmente.)

|| [0058]

DORVAL.

Il le falloit. Il le faut encore. Un sort cruel me poursuit. Madame, cette lettre ...

(bas.)

Ciel! qu'allois-je dire?

CLAIRVILLE.

Qu'ai-je lu? Mon ami, mon libérateur va devenir mon frere! Quel surcroît de bon heur & de reconnoissance!

CONSTANCE.

Aux transports de sa joie, reconnoissez enfin la vérité de ses sentimens & l'injustice de votre inquiétude. Mais quel motif ignoré peut encore suspendre les vôtres? Dorval, si j'ai votre tendresse, pourquoi n'ai-je pas aussi votre confiance?

DORVAL,

(d'un ton triste et avec un air abattu.)

CLAIRVILLE

!

CLAIRVILLE.

Mon ami, vous êtes triste.

DORVAL.

Il est vrai.

CONSTANCE.

Parlez, ne vous contraignez plus .....
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Dorval, prenez quelque confiance en votre ami.

(Dorval continuant toujours de se taire, Constance ajoûte:)

Mais je vois que ma pré sence vous gêne. Je vous laisse avec lui.

SCENE III.

DORVAL, CLAIRVILLE.

CLAIRVILLE.

Dorval, nous sommes seuls ... Au riez-vous douté si j'approuverois l'union de Constance avec vous? .... Pourquoi m'avoir fait un mystere de votre penchant? J'excuse Constance, c'est une femme .... mais vous! ... Vous ne me répondez pas.

(Dorval écoute la tête penchée et les bras croisés.)

Auriez-vous craint que ma sœur, instruite des circonstances de votre naissance ....

DORVAL,

(sans changer de posture, seulement en tour- nant la tête vers Clairville.)

CLAIRVILLE

, vous m'offensez. Je porte une
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ame trop haute, pour concevoir de pareilles craintes. Si Constance étoit capable de ce préjugé, j'ose le dire, elle ne seroit pas digne de moi.

CLAIRVILLE.

Pardonnez, mon cher Dorval. La tristesse opiniâtre où je vous vois plongé, quand tout paroît seconder vos vœux ....

DORVAL,

(bas, et avec amertume.)

Oui, tout me réussit singulierement!

CLAIRVILLE.

Cette tristesse m'agite, me confond, & porte mon esprit sur toutes sortes d'idées. Un peu plus de confiance de votre part, m'en épargneroit beaucoup de fausses.... Mon ami, vous n'avez jamais eu d'ouverture avec moi... Dorval ne connoît point ces doux épanche mens .... son ame renfermée .... Mais en fin vous aurois - je compris? Auriez - vous appréhendé que, privé par un second mariage de Constance de la moitié d'une fortune, à la vérité peu considérable, mais qu'on me croyoit assurée, je ne fusse plus assez riche pour épouser Rosalie?
|| [0061]

DORVAL,

(tristement.)

La voilà, cette Rosalie ..... Clairville, songez à soutenir l'impression que votre péril a dû faire sur elle.

SCENE IV.

DORVAL, CLAIRVILLE, ROSALIE, JUSTINE.

CLAIRVILLE,

(se hâtant d'aller au-devant de Rosalie.)

Est-il bien vrai que Rosalie ait craint de me perdre? qu'elle ait tremblé pour ma vie? Que l'instant où j'allois périr me seroit cher, s'il avoit rallumé dans son cœur une étincelle d'intérêt!

ROSALIE.

Il est vrai que votre imprudence m'a fait frémir.

CLAIRVILLE.

Que je suis fortuné!

(Il veut baiser la main de Rosalie, qui la retire.)

|| [0062]

ROSALIE.

Arrêtez, Monsieur. Je sens toute l'obliga tion que nous avons à Dorval. Mais je n'i gnore pas que, de quelque maniere que se terminent ces événemens pour un homme, les suites en sont toujours fâcheuses pour une femme.

DORVAL.

Mademoiselle, le hasard nous engage, & l'honneur a ses loix.

CLAIRVILLE.

Rosalie, je suis au désespoir de vous avoir déplu. Mais n'accablez pas l'amant le plus soumis & le plus tendre; ou, si vous l'avez résolu, du moins n'affligez pas davantage un ami qui seroit heureux sans votre injustice. Dorval aime Constance: il en est aimé. Il par toit: une lettre surprise a tout découvert..... Rosalie, dites un mot, & nous allons tous être unis d'un lien éternel, Dorval à Constance, Clairville à Rosalie; un mot, un mot! & le Ciel reverra ce séjour avec complaisance.

ROSALIE,

(tombant dans un fauteuil.)

Je me meurs.

DORVAL et CLAIRVILLE.

O Ciel! elle se meurt.
|| [0063]

CLAIRVILLE,

(tombant aux genoux de Rosalie.)

DORVAL

(appelle les domestiques.)

Charles, Sylvestre, Justine.

JUSTINE,

(secourant sa maitresse.)

Vous voyez, Mademoiselle ..... Vous avez voulu sortir ..... Je vous l'avois pré dit .....

ROSALIE,

(revenant à elle, et se levant, dit:

Allons, Justine.

CLAIRVILLE

(veut lui donner le bras et la soutenir.)

Rosalie .....

ROSALIE.

Laissez-moi .... Je vous hais .... Laissez moi, vous dis-je.
|| [0064]

SCENE V.

DORVAL, CLAIRVILLE.

(Clairville quitte Rosalie. Il est comme un fou. Il va, il vient, il s'arrête; il soupire de douleur, de fureur; il s'appuie les coudes sur le dos d'un fauteuil, la tête sur ses mains, et les poings dans les yeux. Le silence dure un moment. Enfin, il dit:)

CLAIRVILLE.

En est-ce assez? .... Voilà donc le prix de mes inquiétudes! Voilà le fruit de toute ma tendresse! Laissez - moi. Je vous hais. Ah!

(Il pousse l'accent inarticulé du désespoir; il se promene avec agitation, et il répete sous différentes sortes de déclamations violentes: Laissez-moi, je vous hais. Il se jette dans un fauteuil. Il y demeure un moment en silence. Puis il dit d'un ton sourd et bas: elle me hait! ... & qu'ai-je fait, pour qu'elle me haïsse? Je l'ai trop aimée. Il se tait encore un moment. Il se leve. Il se promene. Il paroît s'être un peu tranquillisé. Il dit:)

Oui, je lui suis odieux,
|| [0065]
Je le vois. Je le sens. Dorval, vous êtes mon ami. Faut-il se détacher d'elle.... & mourir? Parlez. Décidez de mon sort.

(Charles entre. Clairville se promene.)

SCENE VI.

DORVAL, CLAIRVILLE, CHARLES.

CHARLES,

(en tremblant, à Clairville, qu'il voit agité.)

Monsieur ....

CLAIRVILLE,

(le regardant de côté:)

Eh bien?

CHARLES.

Il y a là-bas un inconnu qui demande à parler à quelqu'un.

CLAIRVILLE,

(brusquement.)

Qu'il attende.
|| [0066]

CHARLES,

(toujours en tremblant, et fort bas:)

C'est un malheureux, & il y a long-tems qu'il attend.

CLAIRVILLE,

(avec impatience.)

Qu'il entre.

SCENE VII.

DORVAL, CLAIRVILLE, JUSTINE, CHARLES, SYLVESTRE, ANDRÉ, Et les aut es domestiques de la maison attirés par la curiosité, et diversement répandus sur a scene. Justine arrive un peu plus tard que les autres.

CLAIRVILLE,

(un peu brusquement.)

Qui êtes-vous, que voulez-vous?

ANDRÉ.

Monsieur, je m'appelle André. Je suis au service d'un honnête vieillard. J'ai été le com-
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pagnon de ses infortunes; & je venois annon cer son retour à sa fille.

CLAIRVILLE.

A Rosalie?

ANDRÉ.

Oui, Monsieur.

CLAIRVILLE.

Encore des malheurs! Où est votre maître? qu'en avez-vous fait?

ANDRÉ.

Rassurez-vous, Monsieur. Il vit. Il arrive. Je vous instruirai de tout, si j'en ai la force, & si vous avez la bonté de m'entendre.

CLAIRVILLE.

Parlez.

ANDRÉ.

Nous sommes partis, mon maître & moi, sur le vaisseau l'Apparent, de la Rade du Fort Royal, le six du mois de Juillet. Jamais mon maître n'avoit eu plus de santé, ni montré tant de joie. Tantôt le visage tourné où les vents sembloient nous porter, il élevoit ses mains au Ciel, & lui demandoit un prompt retour. Tantôt me regardant avec des yeux remplis d'espérance: il me disoit: André,
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encore quinze jours, & je verrai mes en fans, & je les embrasserai, & je serai heu reux une fois du moins avant que de mou rir
.

CLAIRVILLE,

(touché, à Dorval.)

Vous entendez. Il m'appelloit déja du doux nom de fils. Eh bien, André?

ANDRÉ.

Monsieur, que vous dirai-je? Nous avions eu la navigation la plus heureuse. Nous tou chions aux côtes de la France. Echappés aux dangers de la mer, nous avons salué la terre par mille cris de joie; & nous nous embras sions tous les uns les autres, Commandans, Officiers, Passagers, Matelots, lorsque nous sommes approchés par des vailleaux qui nous crient, la paix, la paix; abordés à la faveur de ces cris perfides, & faits prisonniers.

DORVAL et CLAIRVILLE,

(en marquant leur surprise et leur douleur, chacun par l'action qui convient à son caractere.)

Prisonniers!

ANDRÉ.

Que devint alors mon maître? Des larmes couloient de ses yeux. Il poussoit de profonds
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soupirs. Il tournoit ses regards, il étendoit ses bras, son ame sembloit s'élancer vers le rivage d'où nous nous éloignions. Mais à peine les eûmes-nous perdus de vue, que ses yeux se sécherent; son cœur se serra; sa vue s'attacha sur les eaux, il tomba dans une douleur sombre & morne, qui me fit trem bler pour sa vie. Je lui présentai plusieurs fois du pain & de l'eau, qu'il repoussa.

(André s'arrête ici un moment pour pleurer.)

Cependant nous arrivons dans le port en nemi ..... Dispensez - moi de vous dire le reste .... Non, je ne pourrai jamais.

CLAIRVILLE.

André, continuez.

ANDRÉ.

On me dépouille. On charge mon maître de liens. Ce fut alors que je ne pus retenir mes cris. Je l'appellai plusieurs fois: Mon maître, mon cher maître! Il m'entendit, me regarda, laissa tomber ses bras triste ment, se retourna, & suivit, sans parler, ceux qui l'environnoient .... Cependant on me jette à moitié nud, dans le lieu le plus profond d'un bâtiment, pêle-mêle, avec une foule de malheureux, abandonnés impitoya-
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blement dans la fange, aux extrémités terri bles de la faim, de la soif & des maladies. Et pour vous peindre en un mot toute l'horreur du lieu, je vous dirai qu'en un instant j'y entendis tous les accens de la dou leur, toutes les voix du désespoir; & que, de quelque côté que je regardasse, je voyois mourir.

CLAIRVILLE.

Voilà donc ces peuples dont on vante la sagesse, qu'on nous propose sans cesse pour modeles! C'est ainsi qu'ils traitent les hom mes!

DORVAL.

Combien l'esprit de cette Nation géné reuse a changé!

ANDRÉ.

Il y avoit trois jours que j'étois confondu dans cet amas de morts & de mourans, tous François, tous victimes de la trahison, lors que j'en fus tiré. On me couvrit de lambeaux déchirés, & l'on me conduisit, avec quelques uns de mes malheureux compagnons, dans la ville, à travers des rues pleines d'une po pulace effrénée qui nous accabloit d'impré cations & d'injures; tandis qu'un monde tout-
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à-fait différent que le tumulte avoit attiré aux fenêtres, faisoit pleuvoir sur nous l'argent & les secours.

DORVAL.

Quel mélange incroyable d'humanité, de bienfaisance & de barbarie!

ANDRÉ.

Je ne savois si l'on nous conduisoit à la liberté, ou si l'on nous traînoit au supplice.

CLAIRVILLE.

Et votre maître, André?

ANDRÉ.

J'allois à lui; c'étoit le premier des bons offices d'un ancien Correspondant qu'il avoit informé de notre malheur. J'arrivai à une des prisons de la ville. On ouvrit les portes d'un cachot obscur où je descendis. Il y avoit déjà quelque tems que j'étois immobile dans ces ténebres, lorsque je fus frappé d'une voix mourante qui se faisoit à peine entendre, & qui disoit en s'éteignant: André, est-ce toi? Il y a long-tems que je t'attends. Je courus à l'endroit d'où venoit cette voix, & je rencontrai des bras nuds qui cherchoient dans l'obscurité. Je les saisis. Je les baisai. Je
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les baignai de larmes. C'étoient ceux de mon maître.

(Une petite pause.)

Il étoit nud. Il étoit étendu sur la terre humide .... Les malheureux qui sont ici, me dit-il à voix basse, ont abusé de mon âge & de ma foiblesse pour m'arracher le pain, & pour m'ôter ma paille.

(Ici tous les domestiques poussent un cri de douleur. Clairville ne peut plus contenir la sienne. Dorval fait signe à André de s'arrêter un moment. André s'arrête. Puis il continue en sanglottant:)

Cependant je me dépouille de mes lam beaux, & je les étends sous mon maître, qui bénissoit d'une voix expirante la bonté du Ciel ....

DORVAL,

(bas, à part, et avec amertume.)

qui le faisoit mourir dans le fond d'un cachot, sur les haillons de son valet!

ANDRÉ.

Je me souvins alors des aumônes que j'avois reçues. J'appellai du secours, & je ranimai mon vieux & respectable maître. Lorsqu'il eut un peu repris de ses forces: André,
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me dit-il, aie bon courage. Tu sortiras d'ici. Pour moi, je sens, à ma foiblesse, qu'il faut que j'y meure
. Alors je sentis ses bras se passer autour de mon cou, son visage s'approcher du mien, & ses pleurs couler sur mes joues. Mon ami, (me dit-il, & ce fut ainsi qu'il m'appella souvent,) tu vas recevoir mes derniers soupirs. Tu por teras mes dernieres paroles à mes enfans. Hélas! c'étoit de moi qu'ils devoient les entendre!

CLAIRVILLE,

(regardant Dorval, et pleurant.)

Ses enfans!

ANDRÉ.

Il m'avoit dit pendant la traversée, qu'il étoit né François, qu'il ne s'appelloit point Mérian; qu'en s'éloignant de sa patrie, il avoit quitté son nom de famille pour des rai sons que je saurois un jour. Hélas! il ne croyoit pas ce jour si prochain! Il soupiroit, & j'en allois apprendre davantage, lorsque nous entendîmes notre cachot s'ouvrir. On nous appella; c'étoit cet ancien Correspon dant qui nous avoit réunis, & qui venoit nous délivrer. Quelle fut sa douleur, lorsqu'il
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jetta ses regards sur un vieillard qui ne lui paroissoit plus qu'un cadavre palpitant. Des larmes tomberent de ses yeux. Il se dépouilla. Il le couvrit de ses vêtemens; & nous allâ mes nous établir chez cet hôte, & y recevoir toutes les marques possibles de l'humanité. On eût dit que cette honnête famille rou gissoit en secret de la cruauté & de l'injustice de la nation.

DORVAL.

Rien n'humilie donc autant que l'injustice!

ANDRÉ,

(s'essuyant les yeux, et reprenant un air tran- quille.)

Bientôt mon maître reprit de la santé & des forces. On lui offrit des secours, & je présume qu'il en accepta; car au sortir de la prison, nous n'avions pas de quoi avoir un morceau de pain. Tout s'arrangea pour notre retour, & nous étions prêts à partir, lorsque mon maître, me tirant à l'écart, (non, je ne l'oublierai de ma vie!), me dit: André, n'as-tu plus rien à faire ici? Non, Monsieur, lui répondis-je .... Et nos compatriotes, que nous avons laissés dans la misere d'où la
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bonté du Ciel nous a tirés, tu n'y penses donc plus? Tiens, mon enfant, va leur dire adieu
. J'y courus. Hélas! de tant de misérables, il n'en restoit qu'un petit nombre, si exténués, si proches de leur fin, que la plûpart n'avoient pas la force de tendre la main pour recevoir. Voilà, Monsieur, tout le détail de notre malheureux voyage.

(On garde ici un assez long silence, après lequel André dit ce qui suit. Cependant Dorval, rêveur, se promene vers le fond du sallon.)

J'ai laissé mon maître à Paris pour y pren dre un peu de repos. Il s'étoit fait une grande joie d'y retrouver un ami.

(Ici Dorval se retourne du côté d'André, et lui donne attention.)

Mais cet ami est absent depuis plusieurs mois; & mon maître comptoit me suivre de près.

(Dorval continue de se promener en rêvant.)

CLAIRVILLE.

Avez-vous vu Rosalie?

ANDRÉ.

Non, Monsieur; je ne lui apporte que de
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la douleur, & je n'ai pas osé paroître devant elle.

CLAIRVILLE.

André, allez vous reposer. Sylvestre, je vous le recommande ..... Qu'il ne lui man que rien.

(Tous les Domestiques s'emparent d'André, et l'emmenent.)

SCENE VIII.

DORVAL, CLAIRVILLE.

(Après un silence pendant lequel Dorval a resté immobile, la tête baissée, l'air pensif, et les bras croisés, (c'est assez son attitude ordinaire: et Clairville s'est promené avec agitation;)

Clairville dit:)

CLAIRVILLE.

Eh bien! mon ami, ce jour n'est-il pas fatal pour la probité? & croyez - vous qu'à l'heure que je vous parle, il y ait un seul hou nête-homme heureux sur la terre?

DORVAL.

Vous voulez dire un seul méchant. Mais,
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Clairville, laissons la morale. On en raisonne mal, quand on croit avoir à se plaindre du Ciel ..... Quels sont maintenant vos des seins?

CLAIRVILLE.

Vous voyez toute l'étendue de mon mal heur. J'ai perdu le cœur de Rosalie. Hélas! c'est le seul bien que je regrette! Je n'ose soupçonner que la médiocrité de ma fortune soit la raison secrette de son in constance. Mais si cela est, à quelle distance n'est-elle pas de moi, à présent qu'elle est réduite elle-même à une fortune assez bor née! S'exposera-t-elle, pour un homme qu'elle n'aime plus, à toutes les suites d'un état pres que indigent? Moi-même, irai-je l'en solli citer? Le puis-je? Le dois-je? Son pere va devenir pour elle un surcroît onéreux. Il est incertain qu'il veuille m'accorder sa fille. Il est presque évident qu'en l'acceptant, j'ache verois de la ruiner. Voyez, & décidez.

DORVAL.

Cet André a jetté le trouble dans mon ame. Si vous saviez les idées qui me sont ve nues pendant son récit ... Ce vieillard .... ses discours ...... son caractere ..... ce changement de nom ..... Mais laissez-moi
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dissiper un soupçon qui m'obsede, & penser à votre affaire.

CLAIRVILLE.

Songez, Dorval, que le sort de Clairville est entre vos mains.

SCENE IX.

DORVAL, seul.

Quel jour d'amertume & de trouble! Quelle variété de tourmens! Il semble que d'épaisses ténèbres se forment autour de moi, & couvrent ce cœur accablé sous mille sen timens douloureux! .... O Ciel! ne m'ac corderas-tu pas un moment de repos! ... Le mensonge, la dissimulation, me sont en hor reur; & dans un instant, j'en impose à mon ami, à sa sœur, à Rosalie .... Que doit-elle penser de moi? .... Que déciderai-je de son amant? .... Quel parti prendre avec Cons tance? .. Dorval, cesseras-tu, continueras-tu d'être homme de bien? .... Un événement imprévu à ruiné Rosalie. Elle est indigente. Je suis riche. Je l'aime. J'en suis aimé. Clair ville ne peut l'obtenir ..... Sortez de mon

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esprit, éloignez-vous de mon cœur, illu sions honteuses! Je peux être le plus mal heureux des hommes; mais je ne me rendrai pas le plus vil .... Vertu, douce & cruelle idée! Chers & barbares devoirs!... Amitié, qui m'enchaînes & me déchires, vous serez obéie. O vertu, qu'es-tu, si tu n'exiges aucun sacri fice? Amitié, tu n'es qu'un vain nom, si tu n'imposes aucune loi .... Clairville épousera donc Rosalie! ....

(Il tombe presque sans sentiment dans un fauteuil; il se releve ensuite; et il dit:)

Non, je n'enleverai point à mon ami sa mai tresse. Je ne me dégraderai point jusques-là. Mon cœur m'en répond. Malheur à celui qui n'écoute point la voix de son cœur! ... Mais Clairville n'a point de fortune. Rosalie n'en a plus .... Il faut écarter ces obstacles. Je le puis. Je le veux. Y a-t-il quelque peine dont un acte généreux ne console? Ah! je com mence à respirer! .... Si je n'épouse point Rosalie, qu'ai-je besoin de fortune? Quel plus digne usage que d'en disposer en faveur de deux êtres qui me sont chers? Hélas! à bien juger, ce sacrifice si peu commun n'est rien ..... Clairville me devra son bonheur! Rosalie me devra son
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bonheur! Le pere de Rosalie me devra son bonheur! .... Et Constance? Elle entendra de moi la vérité. Elle me connoîtra. Elle tremblera pour la femme qui oseroit s'atta cher à ma destinée .... En rendant le calme à tout ce qui m'environne, je trouverai sans doute un repos qui me fuit .....

(Il soupire.)

Dorval, pourquoi souffres-tu donc? Pour quoi suis-je déchiré? O vertu! n'ai-je point encore assez fait pour toi? Mais Rosalie ne voudra point accepter de moi sa fortune. Elle connoît trop le prix de cette grace pour l'accorder à un homme qu'elle doit haïr, mépriser ..... Il faudra donc la tromper!...... Et si je m'y résous, comment y réussir? ..... Prévenir l'arrivée de son pere? .... Faire répandre par les pa piers publics, que le vaisseau qui portoit sa fortune étoit assuré? .... Lui envoyer par un inconnu la valeur de ce qu'elle a perdu? Pour quoi non? .... Le moyen est naturel. Il me plaît. Il ne faut qu'un peu de célérité.

(Il appelle Charles.)

Charles!

(Il se met à une table, et il écrit.)

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SCENE X.

DORVAL, CHARLES.

DORVAL.

(Il lui donne un billet, et dit:)

A Paris, chez mon banquier.

Fin du troisieme Acte.
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ACTEIV.

SCENE PREMIERE.

ROSALIE, JUSTINE.

JUSTINE.

Eh bien! Mademoiselle. Vous avez voulu voir André. Vous l'avez vu. Monsieur votre pere arrive; mais vous voilà sans fortune.

ROSALIE,

(un mouchoir à la main)

Que puis-je contre le sort? Mon pere sur vit. Si la perte de sa fortune n'a pas altéré sa santé, le reste n'est rien.

JUSTINE.

Comment, le reste n'est rien?

ROSALIE.

Non, Justine. Je connoîtrai l'indigence, Il y a de plus grands maux.
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JUSTINE.

Ne vous y trompez pas, Mademoiselle. Il n'y en a point qui lasse plus vîte.

ROSALIE.

Avec des richesses, serois-je moins à plain- dre? .... C'est dans une ame innocente & tranquille que le bonheur habite; & cette ame, Justine, je l'avois!

JUSTINE.

Et Clairville y regnoit.

ROSALIE,

(assise et pleurant.)

Amant, qui m'étois alors si cher! Clairville, que j'estime & que je désespere! O toi, à qui un bien moins digne a ravi toute ma ten dresse, te voilà bien vengé! Je pleure, & l'on se rit de mes larmes. Justine, que penses-tu de ce Dorval? ... Le voilà donc, cet ami si tendre, cet homme si vrai, ce mortel si vertueux! Il n'est, comme les autres, qu'un méchant qui se joue de ce qu'il y a de plus sacré, l'amour, l'amitié, la vertu, la vérité! .... Que je plains Cons tance! Il m'a trompée. Il peut bien la trom per aussi . . . . .

(En se levant.)

Mais j'entends quelqu'un ..... Justine, fi c'étoit lui!...
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JUSTINE.

Mademoiselle, ce n'est personne.

ROSALIE.

(Elle se rassied, et dit:)

Qu'ils sont méchans, ces hommes! & que nous sommes simples!..... Vois, Justine, comme, dans le cœur, la vérité est à côté du parjure; comme l'élévation y touche à la bassesse!..... Ce Dorval, qui expose sa vie pour son ami, c'est le même qui le trompe, qui trompe sa sœur, qui se prend pour moi de tendresse. Mais pourquoi lui reprocher de la tendresse! C'est mon crime. Le sien est une fausseté qui n'eut jamais d'exemple.

SCENE II.

ROSALIE, CONSTANCE.

ROSALIE,

(allant au-devant de Constance.)

Ah! Madame, en quel état vous me surprenez!

CONSTANCE.

Je viens partager votre peine.
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ROSALIE.

Puissiez-vous toujours être heureuse!

CONSTANCE

(s'assied, fait asseoir Rosalie à côté d'elle, et lui prend les deux mains.)

Rosalie, je ne demande que la liberté de m'affliger avec vous. J'ai long-tems éprouvé l'incertitude des choses de la vie, & vous savez si je vous aime!

ROSALIE.

Tout a changé. Tout s'est détruit en un moment.

CONSTANCE.

Constance vous reste .... & Clairville.

ROSALIE.

Je ne peux m'éloigner trop tôt d'un séjour où ma douleur est importune.

CONSTANCE.

Mon enfant, prenez garde. Le malheur vous rend injuste & cruelle. Mais ce n'est point à vous que j'en dois faire le reproche. Dans le sein du bonheur, j'oubliai de vous préparer aux revers. Heureuse, j'ai perdu de vue les malheureux. J'en suis bien punie;
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c'est vous qui m'en rapprochez ..... Mais votre pere? ....

ROSALIE.

Je lui ai déja coûté bien des larmes! .... Madame, vous serez mere un jour ... Que je vous plains! ....

CONSTANCE.

Rosalie, rappellez-vous la volonté de votre tante. Ses dernieres paroles me confioient vo tre bonheur .... Mais ne parlons point de mes droits; c'est une marque d'estime que j'attends: jugez combien un refus pourroit m'offenser! .... Rosalie, ne détachez point votre sort du mien. Vous connoissez Dor val. Il vous aime. Je lui demanderai Rosa lie. Je l'obtiendrai; & ce gage sera pour moi le premier & le plus doux de sa tendresse.

ROSALIE

(dégage avec vivacité ses mains de celles de Constance, se leve avec une sorte d'indigna- tion, et dit:)

Dorval!

CONSTANCE.

Vous avez toute son estime.
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ROSALIE.

Un étranger! .... un inconnu! ..... un homme qui n'a paru qu'un moment parmi nous! .... dont on n'a jamais nommé les parens! ... dont la vertu peut être feinte! ... Madame, patdonnez .... J'oubliois .... Vous le connoissez bien, sans doute? ...

CONSTANCE.

Il faut vous pardonner. Vous êtes dans la nuit. Mais souffrez que je vous fasse luire un rayon d'espérance.

ROSALIE.

J'ai espéré. J'ai été trompée. Je n'espé rerai plus.

CONSTANCE

(sourit tristement.)

ROSALIE.

Hélas! si Constance eût été seule, retirée comme autrefois; peut-être ... encore, n'est ce qu'une idée vaine qui nous auroit trom pées toutes deux. Notre amie devient mal heureuse. On craint de se manquer à soi même. Un premier mouvement de générosité nous emporte. Mais le tems! le tems! .... Madame, les malheureux sont fiers, impor-
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tuns, ombrageux. On s'accoutume peu-à-peu au spectacle de leur douleur, bientôt on s'en lasse. Epargnons-nous des torts réciproques. J'ai tout perdu; sauvons du moins notre amitié du naufrage .... Il me semble que je dois déja quelque chose à l'infortune ..... Toujours soutenue de vos conseils, Rosalie n'a rien fait encore dont elle puisse s'honorer à ses propres yeux. Il est tems qu'elle ap prenne ce dont elle sera capable, instruite par Constance & par les malheurs. Lui en vieriez-vous le seul bien qui lui reste, celui. de se connoître elle-même?

CONSTANCE.

Rosalie, vous êtes dans l'enthousiasme; méfiez-vous de cet état. Le premier effet du malheur est de roidir une ame, le dernier est de la briser .... Vous qui craignez tout du tems pour vous & pour moi, n'en craignez vous rien pour vous seule? .... Songez, Rosalie, que l'infortune vous rend sacrée. S'il m'arrivoit jamais de manquer de respect au malheur; rappellez-moi, dites-moi, faites moi rougir pour la premiere fois .... Mon enfant, j'ai vécu. J'ai souffert. Je crois avoir acquis le droit de présumer quelque chose de moi; cependant je ne vous demande que de
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compter autant sur mon amitié, que sur votre courage .... Si vous vous promettez tout de vous-même, & que vous n'attendiez rien de Constance, ne serez-vous pas injuste? ..... Mais les idées de bienfait & de reconnoissance vous effraieroient-elles? Rendez votre ten dresse à mon frere, & c'est moi qui vous de vrai tout.

ROSALIE.

Madame, voilà Dorval ... Permettez que je m'éloigne ... J'ajoûterois si peu de chose à son triomphe!

(Dorval entre.)

CONSTANCE.

Rosalie ... Dorval, retenez cet enfant ... Mais elle nous échappe.

SCENE III.

CONSTANCE, DORVAL.

DORVAL.

Madame, laissons-lui le triste plaisir de s'affliger sans témoins.

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CONSTANCE.

C'est à vous à changer son sort. Dorval, le jour de mon bonheur peut devenir le commencement de son repos.

DORVAL.

Madame, souffrez que je vous parle libre ment; qu'en vous confiant ses plus secrettes pensées, Dorval s'efforce d'être digne de ce que vous faisiez pour lui, & que du moins il soit plaint & regretté.

CONSTANCE.

Quoi, Dorval! Mais parlez.

DORVAL.

Je vais parler. Je vous le dois. Je le dois à votre frere. Je me le dois à moi-même.... Vous voulez le bonheur de Dorval; mais connoissez-vous bien Dorval? ... De foibles services dont un jeune homme bien né s'est exagéré le mérite; ses transports à l'appa rence de quelques vertus; sa sensibilité pour quelques-uns de mes malheurs; tout a pré paré & établi en vous des préjugés que la vérité m'ordonne de détruire. L'esprit de Clairville est jeune; Constance doit porter de moi d'autres jugemens.

(Une pause.)

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J'ai reçu du Ciel un cœur droit; c'est le seul avantage qu'il ait voulu m'accorder .... Mais ce cœur est flétri, & je suis, comme vous voyez ..... sombre & mélancolique. J'ai .... de la vertu, mais elle est austere, des mœurs, mais sauvages ..... une ame tendre, mais aigrie par de longues disgraces. Je peux encore verser des larmes, mais elles sont rares & cruelles .... Non, un homme de ce caractere n'est point l'époux qui con vient à Constance.

CONSTANCE.

Dorval, rassurez-vous. Lorsquemon cœur céda aux impressions de vos vertus, je vous vis tel que vous vous peignez. Je reconnus le malheur & ses effets terribles. Je vous plai gnis: & ma tendresse commença peut - être par ce sentiment.

DORVAL.

Le malheur a cessé pour vous; il s'est appe santi sur moi .... Combien je suis malheu reux, & qu'il y a de tems! Abandonné pres qu'en naissant entre le désert & la société; quand j'ouvris les yeux, afin de reconnoître les liens qui pouvoient m'attacher aux hom mes, à peine en trouvai-je des débris. Il y
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avoit trente ans, Madame, que j'errois parml eux, isolé, inconnu, négligé, sans avoir éprouvé la tendresse de personne, ni rencon tré personne qui récherchât la mienne, lors que votre frere vint à moi. Mon ame atten doit la sienne. Ce fut dans son sein que je versai un torrent de sentiments qui cher choient depuis si long-tems à s'épancher; & je n'imaginai pas qu'il pût y avoir dans ma vie un moment plus doux que celui où je me délivrai du long ennui d'exister seul .... Que j'ai payé cher cet instant de bonheur! ... Si vous saviez ....

CONSTANCE.

Vous avez été malheureux; mais tout 2 son terme; & j'ose croire que vous touchez au moment d'une révolution durable & for tunée.

DORVAL.

Nous nous sommes assez éprouvés, le sort & moi. Il ne s'agit plus de bonheur .... Je hais le commerce des hommes, & je sens que c'est loin de ceux-mêmes qui me sont chers, que le repos m'attend ..... Madame, puisse le Ciel vous accorder sa faveur qu'il me refuse, & rendre Constance la plus heu reuse des femmes! ...

(Un peu attendri.)

Je
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l'apprendrai peut-être dans ma retraite, & j'en ressentirai de la joie.

CONSTANCE.

Dorval, vous vous trompez. Pour étre tranquille, il faut avoir l'approbation de son cœur, & peut-être celle des hommes. Vous n'obtiendrez point celle-ci, & vous n'em porterez point la premiere, si vous quittez le poste qui vous est marqué. Vous avez ceçu les talens les plus rares, & vous en devez compte à la société. Que cette foule d'êtres inutiles qui s'y meuvent sans objet, & qui l'embarrassent sans la servir, s'en éloignent, s'ils peuvent. Mais vous, j'ose vous le dire, vous ne le pouvez sans crime. C'est à une femme qui vous aime à vous arrêter parmi les hommes. C'est à Constance à conserver à la vertu opprimée un appui; au vice arrogant un fléau; un frere à tous les gens de bien; à tant de malheureux un pere qu'ils attendent; au genre-humain son ami; à mille projets honnêtes, utiles & grands, cet esprit libre de préjugés, & cette ame forte qu'ils exi gent, & que vous avez .... Vous, renoncer à la société! J'en appelle à votre cœur, in interrogez-le, & il vous dira que l'homme
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de bien est dans la société, & qu'il n'y a que le méchant qui soit seul.

DORVAL.

Mais le malheur me suit, & se répand sur tout ce qui m'approche. Le Ciel, qui veut que je vive dans les ennuis, veut-il aussi que j'y plonge les autres? On étoit heureux ici, quand j'y vins.

CONSTANCE.

Le Ciel s'obscurcit quelquefois; & si nous sommes sous le nuage, un instant l'a formé ce nuage, un instant le dissipera. Mais quoi qu'il en arrive, l'homme sage reste à sa place, & y attend la fin de ses peines.

DORVAL.

Mais ne craindra-t-il pas de l'éloigner, en multipliant les objets de son attachement? ... Constance, je ne suis point étranger à cette pente si générale & si douce, qui entraîne tous les êtres, & qui les porte à éterniser leur espece. J'ai senti dans mon cœur que l'univers ne seroit jamais pour moi qu'une vaste solitude, sans une compagne qui parta geât mon bonheur & ma peine ... Dans ces accès de mélancolie, je l'appellois, cette compagne.
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CONSTANCE.

Et le Ciel vous l'envoie.

DORVAL.

Trop tard pour mon malheur. Il a effa rouché une ame simple, qui auroit été heu reuse de ses moindres faveurs. Il l'a remplie de craintes, de terreurs, d'une horreur se crette ..... Dorval oseroit se charger du bon heur d'une femme! ... Il seroit pere! ... Il auroit des enfans! ... Des enfans! ... Quand je pense que nous sommes jettés, tout en naissant, dans un cahos de préjugés, d'extra vagances, de vices & de misere, l'idée m'en fait frémir.

CONSTANCE.

Vous êtes obsédé de fantômes, & je n'en suis pas étonnée. L'histoire de la vie est si peu connue; celle de la mort est si obscure; & l'apparence du mal dans l'univers est si claire! ... Dorval, vos enfans ne sont point destinés à tomber dans le cahos que vous redoutez. Ils passeront sous vos yeux les pre mieres années de leur vie, & c'en est assez pour vous répondre de celles qui suivront. Ils apprendront de vous à penser comme vous. Vos passions, vos goûts, vos idées passeront
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en eux. Ils tiendront de vous ces notions fi juftes, que vous avez, de la grandeur & de la bassesse réelles; du bonheur véritable & de la misere apparente. Il ne dépendra que de vous qu'ils aient une conscience toute sembla ble à la vôtre. Ils vous verront agir. Ils m'en tendront parler quelquefois ....

(En souriant avec dignité, elle ajoûte:)

Dorval, vos filles seront honnêtes & décen tes. Vos fils seront nobles & fiers. Tous vos enfans seront charmans.

DORVAL

(prend la main de Constance, la presse entre les deux siennes, lui sourit d'un air touché, et lui dit: ....)

Si par malheur Constance se trompoit ... si j'avois des enfans, comme j'en vois tant d'autres, malheureux & méchans... je me connois. J'en mourrois de douleur.

CONSTANCE,

(d'un ton pathétique, et d'un air pénétré.)

Mais auriez-vous cette crainte, si vous pensiez que l'effet de la vertu sur notre ame n'est ni moins nécessaire, ni moins puissant que celui de la beauté sur nos sens. Qu'il est
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dans le cœur de l'homme un goût de l'ordre, plus ancien qu'aucun ressentiment réfléchi; que c'est ce goût qui nous rend sensibles à la honte; la honte qui nous fait redouter le mépris au-delà même du trépas; que l'imita tion nous est naturelle, & qu'il n'y a point d'exemple qui captive plus fortement que celui de la vertu, pas même l'exemple du vice ..... Ah! Dorval, combien de moyens de rendre les hommes bons!

DORVAL.

Oui, si nous savions en faire usage ..... Mais je veux qu'avec des soins assidus, se condés d'heureux naturels, vous puissiez les garantir du vice; en seront-ils beaucoup moins à plaindre? Comment écarterez-vous d'eux la terreur & les préjugés qui les atten dent à l'entrée dans ce monde, & qui les suivront jusqu'au tombeau? La folie & la misere de l'homme m'épouvantent. Combien d'opinions monstrueuses dont il est, tour-à tour, & l'auteur, & la victime! Ah! Cons tance, qui ne trembleroit d'augmenter le nom bre de ces malheureux, qu'on a comparés à des forçats qu'on voit dans un cachot funeste,
Pouvant se secourir, l'un sur l'autre acharnés, Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés?
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CONSTANCE.

Je connois les maux que le fanatisme a causés, & ceux qu'il en faut craindre ...... Mais s'il paroissoit aujourd'hui ..... parmi nous .... un monstre, tel qu'il en a produit dans les tems de ténebres, où sa fureur & ses illusions arrosoient de sang cette terre ... qu'on vît ce monstre s'avancer au plus grand des crimes, en invoquant le secours du Ciel .... &, tenant la loi de son Dieu d'une main, & de l'autre un poignard, préparer aux peuples de longs regrets ..... croyez, Dorval, qu'on en auroit autant d'étonne ment que d'horreur .... Il y a sans doute en core des barbares; & quand n'y en aura-t-il plus? Mais les tems de barbarie sont passés. Le siécle s'est éclairé. La raison s'est épurée. Ses préceptes remplissent les ouvrages de la nation. Ceux où l'on inspire aux hommes la bienveillance générale, sont presque les seuls qui soient lus. Voilà les leçons dont nos théâtres retentissent, & dont ils ne peuvent retentir trop souvent. Et le Philosophe, dont vous m'avez rappellé les vers, doit principa lement ses succès aux sentimens d'humanité qu'il arépandus dans ses Poëmes, & au pou-
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voir qu'ils ont sur nos ames. Non, Dorval, un peuple qui vient s'attendrir tous les jours sur la vertu malheureuse, ne peut être ni mé chant, ni farouche. C'est vous-même; ce sont les hommes qui vous ressemblent, que la Nation honore, & que le Gouvernement doit protéger plus que jamais, qui affranchi ront vos enfans de cette chaine terrible dont votre mélancolie vous montre leurs mains innocentes chargées. Et quel sera mon devoir & le vôtre; sinon de les accoutumer à n'admirer, même dans l'Auteur de toutes choses, que les qualités qu'ils chériront en nous? Nous leur présen terons sans cesse que les loix de l'humanité sont immuables, que rien n'en peut dispen ser, & nous verrons germer dans leurs ames ce sentiment de bienfaisance universelle qui embrasse toute la nature .... Vous m'avez dit cent fois qu'une ame tendre n'envisageoit point le systême général des êtres sensibles, sans en desirer fortement le bonheur, sans y participer; & je ne crains pas qu'une ame cruelle soit jamais formée dans mon sein & de votre sang.

DORVAL.

Constance, une famille demande une
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grande fortune, & je ne vous cacherai pas que la mienne vient d'être réduite à la moitié.

CONSTANCE.

Les besoins réels ont des limites; ceux de la fantaisie sont sans bornes. Quelque fortune que vous accumuliez, Dorval, si la vertu manque à vos enfans, ils seront toujours pauvres.

DORVAL.

La vertu! on en parle beaucoup.

CONSTANCE.

C'est la chose dans l'univers la mieux con nue & la plus révérée. Mais, Dorval, on s'y attache plus encore par les sacrifices qu'on lui fait, que par les charmes qu'on lui croit; & malheur à celui qui ne lui a pas assez sa crifié pour la préférer à tout, ne vivre, ne respirer que pour elle, s'enivrer de sa douce vapeur, & trouver la fin de ses jours dans cette ivresse!

DORVAL.

Quelle femme!

(Il est étonné. Il garde le silence un moment. Il dit ensuite:)

Femme adorable & cruelle, à quoi me
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réduisez-vous? Vous m'arrachez le mystere de ma naissance. Sachez donc qu'à peine ai-je connu ma mere. Une jeune infortunée, trop tendre, trop sensible, me donna la vie, & mourut peu de tems après. Ses parens, irrités & puissans, avoient forcé mon pere de passer aux Isles. Il y apprit la mort de ma mere, au moment où il pouvoit se flatter de devenir son époux. Privé de cet espoir, il s'y fixa; mais il n'oublia point l'enfant qu'il avoit eu d'une femme chérie. Constance, je suis cet enfant ..... Mon pere a fait plusieurs voyages en France. Je l'ai vu. J'espérois le revoir en core, mais je ne l'espere plus. Vous voyez; ma naissance est abjecte aux yeux des hom mes, & ma fortune a disparu.

CONSTANCE.

La naissance nous est donnée; mais nos vertus sont à nous. Pour ces richesses tou jours embarrassantes & souvent dangereuses, le Ciel, en les répandant indifféremment sur la surface de la terre, & les faisant tomber sans distinction sur le bon & sur le méchant, dicte lui-même le jugement qu'on en doit porter. Naissance, dignités, fortune, gran deurs, le méchant peut tout avoir, excepté la faveur du Ciel.
|| [0102]
Voilà ce qu'un peu de raison m'avoit appris, long-tems avant qu'on m'eût confié vos se crets; & il ne me restoit à savoir que le jour de mon bonheur & de ma gloire.

DORVAL.

Rosalie est malheureuse. Clairville est au désespoir.

CONSTANCE.

Je rougis du reproche. Dorval, voyez mon frere. Je reverrai Rosalie; sans doute, c'est à nous à rapprocher ces deux êtres, si dignes d'être unis. Si nous y réussissons, j'ose espérer qu'il ne manquera plus rien à nos vœux.

SCENE IV.

DORVAL, seul.

Voila la femme par qui Rosalie a été élevée! Voilà les principes qu'elle a reçus!

|| [0103]

SCENE V.

DORVAL, CLAIRVILLE.

CLAIRVILLE.

Dorval, que deviens - je, qu'avez vous résolu de moi?

DORVAL.

Que vous vous attachiez plus fortement que jamais à Rosalie.

CLAIRVILLE.

Vous me le conseillez?

DORVAL.

Je vous le conseille.

CLAIRVILLE

,

(en lui sautant au cou.)

Ah! mon ami, vous me rendez la vie. Je vous la dois deux fois en un jour. Je venois en tremblant apprendre mon sort. Combien j'ai souffert depuis que je vous ai quitté! Jamais je n'ai si bien connu que j'étois destiné à l'aimer, toute injuste qu'elle est. Dans un instant de désespoir, on forme un projet
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violent; mais l'instant passe, le projet se dissipe, & la passion reste.

DORVAL,

(en souriant.)

Je savois tout cela. Mais votre peu de fortune? la médiocrité de la sienne?

CLAIRVILLE.

L'état le plus misérable à mes yeux, est de vivre sans Rosalie. J'y ai pensé, & mon parti est pris. S'il est permis de supporter impa tiemment l'indigence, c'est aux amans, aux peres de famille, à tous les hommes bien faisans; & il est toujours des voies pour en sortir.

DORVAL.

Que ferez-vous?

CLAIRVILLE.

Je commercerai.

DORVAL.

Avec le nom que vous portez, auriez-vous ce courage?

CLAIRVILLE.

Qu'appellez-vous courage? Je n'en trouve point à cela. Avec une ame fiere, un caractere inflexible, il est trop incertain que j'obtienne de la faveur, la fortune dont j'ai besoin.
|| [0105]
Celle qu'on fait par l'intrigue est prompte, mais vile; par les armes, glorieuse, mais lente; par les talens, toujours difficile & médiocre. Il est d'autres états qui menent rapidement à la richesse; mais le Commerce est presque le seul où les grandes fortunes soient proportionnées au travail, à l'industrie & aux dangers qui les rendent honnêtes. Je commercerai, vous dis-je; il ne me manque que des lumieres & des expédiens, & j'espere les trouver en vous.

DORVAL

Vous pensez juste. Je vois que l'amour est sans préjugé. Mais ne songez qu'à fléchir Rosalie, & vous n'aurez point à changer d'état. Si le vaisseau qui portoit sa fortune est tombé entre les mains des ennemis, il étoit assuré, & la perte n'est rien. La nouvelle en est dans les papiers publics, & je vous con seille de l'annoncer à Rosalie.

CLAIRVILLE.

J'y cours.
|| [0106]

SCENE VI.

DORVAL, CHARLES,

(encore botté.)

DORVAL.

(Il se promene.)

Il ne la fléchira point .... Non .... Mais pourquoi, si je veux?..... Un exemple d'hon nêteté, de courage .... un dernier effort sur moi-même .... sur elle ....

CHARLES

(entre et reste debout sans mot dire, jusqu'à ce que son maître l'apperçoive. Alors il dit:)

Monsieur, j'ai fait remettre à Rosalie.

DORVAL.

J'entends.

CHARLES.

En voilà la preuve.

(Il donne à son maître le reçu de Rosalie.)

DORVAL.

Il suffit.

(Charles sort. Dorval se promene encore, et après une courte pause, il dit:)

|| [0107]

SCENE VII.

DORVAL, seul.

J'aurai donc tout sacrifié. La fortune:

(Il répete avec dédain:)

la fortune! ma passion! la liberté .... Mais le sacrifice de ma liberté est-il bien résolu! .... O raison! qui peut te résister, quand tu prends l'accent enchanteur & la voix de la femme?.... Homme petit & borné, assez simple pour imaginer que tes erreurs & ton infortune sont de quelque importance dans l'univers; qu'un concours de hasards infinis préparoit de tout tems ton malheur; que ton attachement à un être, mene la chaîne de sa destinée: viens entendre Constance; & reconnois la vanité de tes pensées ..... Ah! si je pouvois trou ver en moi la sorce de sens & la supériorité de lumieres avec laquelle cette femme s'em paroit de mon ame & la dominoit, je verrois Rosalie, elle m'entendroit, & Clairville se roit heureux ..... Mais pourquoi n'obtien drois-je pas sur cette ame tendre & fléxible, le même ascendant que Constance a su pren-
|| [0108]
dre sur moi? Depuis quand la vertu a-t-elle perdu son empire? ... Voyons-la, parlons lui, & espérons tout de la vérité de son ca ractere, & du sentiment qui m'anime. C'est moi qui ai égaré ses pas innocens; c'est moi qui l'ai plongée dans la douleur & dans l'abat tement; c'est à moi à lui tendre la main; & à la ramener dans la voie du bonheur.

Fin du quatrieme Acte.
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ACTE V.

SCENE PREMIERE.

ROSALIE, JUSTINE.

ROSALIE,

(sombre, se promene ou reste immobile, sans attention pour ce que Justine lui dit.)

JUSTINE.

Votre pere échappe à mille dangers; votre fortune est réparée; vous devenez maitresse de votre sort; & rien ne vous tou che! En vérité, Mademoiselle, vous ne mé ritez gueres le bien qui vous arrive.

ROSALIE.

..... Un lien éternel va les unir! ... Justine, André est-il instruit? Est-il parti? Revient-il?

JUSTINE.

Mademoiselle, qu'allez-vous faire?
|| [0110]

ROSALIE.

Ma volonté ..... Non, mon pere n'en trera point dans cette maison fatale! .... Je ne serai point le témoin de leur joie .... J'é chapperai du moins à des amitiés qui me tuent.

SCENE II.

ROSALIE, JUSTINE, CLAIRVILLE.

CLAIRVILLE.

(Il arrive précipitamment; et tout en appro- chant de Rosalie, il se jette à ses genoux, et lui dit:)

Eh bien! cruelle, ôtez-moi donc la vie! Je sais tout. André m'a tout dit. Vous éloi gnez d'ici votre pere. Et de qui l'éloignez vous? D'un homme qui vous adore, qui quittoit sans regret son pays, sa famille, ses amis, pour traverser les mers, pour aller se jetter aux genoux de vos inflexibles parens, y mourir ou vous obtenir .... Alors Rosa-
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lie, tendre, sensible, fidelle, partageoit mes ennuis; aujourd'hui, c'est-elle qui les cause.

ROSALIE,

(émue et un peu déconcertée.)

Cet André est un imprudent. Je ne vou lois pas que vous sussiez mon projet.

CLAIRVILLE.

Vous vouliez me tromper!

ROSALIE,

(vivement.)

Je n'ai jamais trompé personne.

CLAIRVILLE.

Dites-moi donc pourquoi vous ne m'aimez plus? M'ôter votre cœur, c'est me condam- ner à mourir. Vous voulez ma mort. Vous la voulez. Je le vois.

ROSALIE.

Non, Clairville. Je voudrois bien que vous fussiez heureux.

CLAIRVILLE.

Et vous m'abandonnez!

ROSALIE.

Mais ne pourriez-vous pas être heureux sans moi?
|| [0112]

CLAIRVILLE.

Vous me percez le cœur .....

(Il est toujours aux genoux de Rosalie: en disant ces mots, il tombe la tête appuyée contre elle, et garde un moment le silence.)

Vous ne deviez jamais changer! ..... Vous le jurâtes! ... Insensé que j'étois, je vous crus .... Ah, Rosalie! cette foi donnée & reçue chaque our avec de nouveaux trans ports, qu'est-elle devenue? Que sont deve nus vos sermens? .... Mon cœur, fait pour recevoir & garder éterneilement l'impression de vos vertus & de vos charmes, n'a rien perdu de ses sentimens; il ne vous reste rien des vôtres..... Qu'ai-je fait pour qu'ils se soient détruits?

ROSALIE.

Rien.

CLAIRVILLE.

Et pourquoi donc ne sont-ils plus, ni ces instant si doux, où je lisois mes sentimens dans vos yeux? .... Où ces mains

(il en prend une.)

daignoient essuyer mes larmes, ces larmes, tantôt ameres, tantôt délicieuses, que la crainte & la tendresse faisoient couler tout-à-tour .... Rosalie! ne me désespérez pas .... par pitié pour vous-même. Vous ne
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connoissez pas votre cœur. Non, vous ne le connoissez pas. Vous ne savez pas tout le chagrin que vous vous préparez.

ROSALIE.

J'en ai déja beaucoup souffert.

CLAIRVILLE.

Je laisserai au fond de votre ame une image terrible qui y entretiendra le trouble & la douleur. Votre injustice vous suivra.

ROSALIE.

Clairville, ne m'effrayez pas.

(En le regardant fixement.)

Que voulez-vous de moi?

CLAIRVILLE.

Vous fléchir ou mourir.

ROSALIE,

(après une paus.)

Dorval est votre ami?

CLAIRVILLE.

Il sait ma peine. Il la partage.

ROSALIE.

Il vous trompe.

CLAIRVILLE.

Je périssois par vos rigueurs. Ses conseils
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m'ont conservé. Sans Dorval, je ne serois plus.

ROSALIE.

Il vous trompe, vous dis-je; c'est un mé chant.

CLAIRVILLE.

Dorval, un méchant! Rosalie, y pensez vous? Il est au monde deux êtres que je porte au fond de mon cœur; c'est Dorval & Ro salie. Les attaquer dans cet asyle, c'est me causer une peine mortelle. Dorval un mé chant! C'est Rosalie qui le dit! Elle! ... Il ne lui restoit plus, pour m'accabler, que d'ac cuser mon ami!

(Dorval entre.)

SCENE III.

ROSALIE, JU STINE, CLAIRVILLE, DORVAL.

CLAIRVILLE.

Venez, mon ami. Venez. Cette Rosalie, autrefois si sensible, maintenant si cruelle, vous accuse sans sujet, & me condamne à un
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désespoir sans fin; moi, qui mourrois plutôt que de lui causer la peine la plus légere.

(Cela dit, il cache ses larmes; il s'éloigne, et il va se mettre sur un canapé au fond du sallon, dans l'attitude d'un homme désolé.)

DORVAL,

(montrant Clairville à Rosalie, lui dit:)

Mademoiselle, considérez votre ouvrage & le mien. Est-ce là le sort qu'il devroit atten dre de nous? Un désespoir funeste sera donc le fruit amer de mon amitié & de votre ten dresse, & nous le laisserons périr ainsi!

(Clairville se leve, et s'en va comme un homme qui erre. Rosalie le suit des yeux; et Dorval, après avoìr un peu rêvé, continue d'un ton bas, sans regarder Rosalie:)

S'il s'afflige, c'est du moins sans contrainte. Son ame honnête peut montrer toute sa dou leur ..... Et nous, honteux de nos senti mens, nous n'osons les confier à personne; nous nous les cachons ... Dorval & Rosalie, contens d'échapper aux soupçons, sont peut être assez vils pour s'en applaudir en secret....

(Ici il se tourne subitement vers Rosalie.)

Ah! Mademoiselle, sommes-nous faits pour
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tant d'humiliation? Voudrons - nous plus long-tems d'une vie aussi abjecte? Pour moi, je ne pourrois me souffrir parmi les hommes, s'il y avoit, sur tout l'espace qu'ils habitent, un seul endroit où j'eusse mérité le mépris. Echappé au danger, je viens à votre se cours. Il faut que je vous replace au rang où je vous ai trouvée, ou que je meure de regret.

(Il s'arrête un peu, puis il dit:)

Rosalie, répondez-moi. La vertu a-t-elle pour vous quelque prix? L'aimez-vous en core?

ROSALIE.

Elle m'est plus chere que la vie.

DORVAL.

Je vais donc vous parler du seul moyen de vous reconcilier avec vous, d'être digne de la société dans lacuelle vous vivez, d'être appellée l'éleve & l'amie de Constance, & d'être l'objet du respect & de la tendresse de Clairville.

ROSALIE.

Parlez. Je vous écoute.

(Rosalie s'appuie sur le dos d'un fauteuil, la tête penchée sur une main, et Dorval continue:)

|| [0117]
Songez, Mademoiselle, qu'une seule idée fâcheuse qui nous suit, suffit pour anéantir le bonheur; & que la conscience d'une mau vaise action est la plus fâcheuse de toutes les idées.

(Vivement et rapidement.)

Quand nous avons commis le mal, il ne nous quitte plus; il s'établit au fond de notre ame avec la honte & le remords; nous le portons avec nous, & il nous tourmente. Si vous suivez un penchant injuste, il y a des regards qu'il faut éviter pour jamais; & ces regards sont ceux des deux personnes que nous révérons le plus sur la terre. Il faut s'é loigner, fuir devant eux, & marcher dans le monde la tête baissée.

(Rosalie soupire.)

Et loin de Clairville & de Constance, où irions-nous? que deviendrions-nous? quelle seroit notre société? ..... Être méchant, c'est se condamner à vivre, à se plaire avec les méchans; c'est vouloir demeurer confon du dans une foule d'êtres sans principes, sans mœurs & sans caractere; vivre dans un mensonge continuel d'une vie incertaine & troublée; louer, en rougissant, la vertu qu'on a abandonnée; entendre dans la bouche des autres le blâme des actions qu'on a faites;
|| [0118]
chercher le repos dans des systêmes que le souffle d'un homme de bien renverse; se fermer pour toujours la source des véritables joies, des seules qui soient honnêtes, auste res & sublimes; & se livrer, pour fuir, à l'ennui de tous ces amusemens frivoles où le jour s'écoule dans l'oubli de soi-même, & où la vie s'échappe & se perd .... Rosa lie, je n'exagere point. Lorsque le fil du la byrinthe se rompt, on n'est plus maître de son sort; on ne sait jusqu'où l'on peut s'é garer. Vous êtes effrayée! & vous ne connoissez encore qu'une partie de votre péril. Rosalie, vous avez été sur le point de perdre le plus grand bien qu'une femme puisse posséder sur la terre; un bien qu'elle doit in cessamment demander au Ciel qui en est avare: un époux vertueux. Vous alliez marquer par une injustice le jour le plus plus solemnel de votre vie, & vous condamner à rougir au souvenir d'un instant qu'on ne doit se rappel ler qu'avec un sentiment délicieux ..... Son gez qu'au pied de ces autels où vous auriez reçu mes sermens, où j'aurois exigé les vô tres, l'idée de Clairville trahi & désespéré vous auroit suivie. Vous eussiez vu le regard
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sévere de Constance attaché fur vous. Voilà quels auroient été les témoins effrayans de notre union ..... Et ce mot si doux à pro noncer & à entendre, lorsqu'il assure & qu'il comble le bonheur de deux êtres dont l'in nocence & la vertu consacroient les desirs; ce mot fatal eût scellé pour jamais notre in justice & notre malheur ..... Oui, Made moiselle, pour jamais. L'ivresse passe. On se voit tels qu'on est. On se méprise. On s'ac cuse, & la misere commence.

(Il échappe ici à Rosalie quelques larmes qu'elle essuie furtivement.)

En effet, quelle confiance avoir en une femme, lorsqu'elle a pu trahir son amant? en un homme, lorsqu'il a pu tromper son ami? ... Mademoiselle, il faut que celui qui ose s'engageren des liens indissolubles, voye dans sa compagne la premiere des femmes; &, malgré elle, Rosalie ne verroit en moi que le dernier des hommes ..... Cela ne peut être ..... Je ne saurois trop respecter la mere de mes enfans; & je ne saurois en être trop considéré. Vous rougissez. Vous baissez les yeux ... Quoi donc? Seriez-vous offensée qu'il y eût dans la nature quelque chose pour moi de
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plus sacré que vous? Voudriez-vous me revoir encore dans ces instans humilians & cruels, où vous me méprisiez sans doute, où je me haïssois, où je craignois de vous rencontrer, où vous trembliez de m'entendre, & où nos ames flottantes entre le vice & la vertu, étoient déchirées? ... Que nous avons été malheureux, Made moiselle! Mais mon malheur a cessé au mo ment où j'ai commencé d'être juste. J'ai rem porté sur moi la victoire la plus difficile, mais la plus entiere. Je suis rentré dans mon ca ractere. Rosalie ne m'est plus redoutable; & je pourrois sans crainte lui avouer tout le désordre qu'elle avoit jetté dans mon ame, lorsque, dans le plus grand trouble de senti mens & d'idées qu'aucun mortel ait jamais éprouvé, je répondois .... Mais un événe ment imprévu, l'erreur de Constance, la vôtre, mes efforts m'ont affranchi ..... Je suis libre ....

(A ces mots, Rosalie paroît accablée. Dor- val, qui s'en apperçoit, se tourne vers elle; et, la regardant d'un air plus doux, il continue:)

Mais qu'ai-je exécuté que Rosalie ne le puisse mille fois plus facilement? Son cœur
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est fait pour sentir, son esprit pour penser, sa bouche pour annoncer tout ce qui est hon nête. Si j'avois différé d'un instant, j'aurois entendu de Rosalie tout ce qu'elle vient d'en tendre de moi. Je l'aurois écoutée. Je l'aurois regardée comme une divinité bienfaisante qui me tendoit la main, & qui rassuroit mes pas chancelans. A sa voix, la vertu se seroit allu mée dans mon cœur.

ROSALIE,

(d'une voix tremblante.)

Dorval! .....

DORVAL,

(avec humanité.)

Rosalie!

ROSALIE.

Que faut-il que je fasse?

DORVAL.

Nous avons placé l'estime de nous-mêmes à un haut prix.

ROSALIE.

Est-ce mon désespoir que vous voulez?

DORVAL.

Non. Mais il est des occasions où il n'y a qu'une action forte qui nous releve.

ROSALIE.

Je vous entends. Vous êtes mon ami.....
|| [0122]
Oui, j'en aurai le courage.... Je brûle de voir Constance ..... Je sais enfin où le bonheur m'attend.

DORVAL.

Ah! Rosalie, je vous reconnois. C'est vous, mais plus belle, plus touchante à mes yeux que jamais! Vous voilà digne de l'ami tié de Constance, de la tendresse de Clair ville, & de toute mon estime; car j'ose à présent me nommer.

SCENE IV.

ROSALIE, JUSTINE, DORVAL, CONSTANCE.

ROSALIE

(court au-devant de Constance.)

Venez, Constance. Venez recevoir, de la main de votre pupille, le seul mortel qui soit digne de vous.

CONSTANCE.

Et vous, Mademoiselle, courez embras ser votre pere. Le voilà.
|| [0123]

SCENE V et DERNIERE. ROSALIE, JUSTINE, DORVAL, CONSTANCE, le vieux LYSIMOND, tenu sous les bras par CLAIRVILLE et par ANDRÉ, CHARLES, SYLVES TRE, toute la maison.

ROSALIE.

Mon pere!

DORVAL

Ciel! que vois-je? C'est Lysimond! C'est mon pere!

LYSIMOND.

Oui, mon fils. Oui, c'est moi.

(A Dorval et à Rosalie.)

Approchez, mes enfans, que je vous embrasse ...... Ah, ma fille! Ah, mon fils! ....

(Il les regarde.)

Du moins je les ai vus ....

(Dorval et Rosalie sont éton- nés. Lysimond s'en apperçoit.)

Mon fils, voilà
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ta sœur ..... Ma fille, voilà ton frere ....

ROSALIE.

(Ces mots se disent avec tou- te la vitesse de la surprise, et se font enten- dre presque au même instant.)

Mon frere!

DORVAL.

Ma sœur!

ROSALIE.

Dorval!

DORVAL.

Rosalie!

LYSIMOND.

(Il est assis.)

Oui, mes enfans; vous saurez tout ..... Approchez, que je vous embrasse encore...

(Il leve ses mains au Ciel.)

Que le Ciel, qui me rend à vous, qui vous rend à moi, vous bénisse..... qu'il nous bénisse tous...

(à Clairville.)

Clair ville;

(à Constance.)

Madame, pardonnez à un pere qui retrouve ses enfans. Je les croyois perdus pour moi.... Je me suis dit cent fois: Je ne les reverrai jamais. Ils ne me reverront plus. Peut-être, hélas! ils s'ignoreront tou jours! ... Quand je partis, ma chere Rosalie, mon espérance la plus douce étoit de te mon trer un fils digne de moi, un frere digne de toute ta tendresse, qui te servît d'appui quand je ne serai plus .... &, mon enfant, ce sera
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bientôt .... Mais, mes enfans, pourquoi ne vois-je point encore sur vos visages ces trans ports que je m'étois promis? .... Mon âge, mes infirmités, ma mort prochaine vous affligent... Ah! mes enfans, j'ai tant travaillé, tant souffert! ... Dorval, Rosalie!

(En disant ces mots, le vieillard tient ses bras étendus vers ses enfans, qu'il regarde alternativement, et qu'il invite à se reconnoître.)

(Dorval et Rosalie se regardent, tombent dans les bras l'un de l'autre, et vont ensemble embrasser les genoux de leur pere en s'écriant:)

DORVAL, ROSALIE.

Ah, mon pere!

LYSIMOND,

(leur imposant ses mains, et levant les yeux au Ciel, dit:)

O Ciel! je te rends graces! mes enfans se sont vus; ils s'aimeront, je l'espere, & je mourrai content .... Clairville, Rosalie vous étoit chere .... Rosalie, tu aimois Clairville. Tu l'aimes toujours. Approchez que je vous unisse.

(Clairville, sans oser approcher, se contente

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de tendre les bras à Rosalie, avec tout le mou- vement du desir et de la passion. Il attend. Ro- salie le regarde un instant et s'avance. Clairville se précipite, et Lysimond les unit.)

ROSALIE,

(en interrogation.)

Mon pere? ....

LYSIMOND.

Mon enfant? .....

ROSALIE.

Constance .... Dorval .... ils sont dignes l'un de l'autre.

LYSIMOND

, (à Constance et à Dorval.)

Je t'entends. Venez, mes chers enfans. Venez. Vous doublez mon bonheur.

(Constance et Dorval s'approchent grave- ment de Lysimond. Le bon vieillard prend la main de Constance, la baise, et lui présente celle de son fils, que Constance reçoit.)

LYSIMOND,

(pleurant et s'essuyant les yeux avec la main, dit:)

Celles-ci sont de joie, & ce seront les dernieres ...... Je vous laisse une grande fortune. Jouissez-en comme je l'ai acquise.
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Ma richesse ne coûta jamais rien à ma pro bité. Mes enfans, vous la pourrez posséder sans remords .... Rosalie, tu regardes ton frere, & tes yeux baignés de larmes revien nent sur moi ...... Mon enfant, tu sauras tout; je te l'ai déja dit .... Epargne cet aven à ton pere, à un frere sensible & délicat .... Le Ciel, qui a trempé d'amertumes toute ma vie, ne m'a réservé de purs que ces derniers instans. Cher enfant, laisse-m'en jouir .... Tout est arrangé entre vous .... Ma fille, voilà l'état de mes biens .....

ROSALIE.

Mon pere! ....

LYSIMOND.

Prends, mon enfant. J'ai vécu. Il est tems que vous viviez, & que je cesse; demain, si le Ciel le veut, ce sera sans regret ... Tiens, mon fils, c'est le précis de mes dernieres vo lontés. Tu les respecteras. Sur-tout n'ou bliez pas André. C'est à lui que je devrai la satisfaction de mourir au milieu de vous. Rosalie, je me ressouviendrai d'André, lors que ta main me fermera les yeux ..... Vous verrez, mes enfans, que je n'ai consulté que
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ma tendresse, & que je vous aimois tous deux également. La perte que j'ai faite est peu de chose. Vous la supporterez en com mun.

ROSALIE.

Qu'entends - je, mon pere? ..... on m'a remis .....

(Elle présente à son pere le portefeuille envoyé par Dorval.)

LYSIMOND.

On t'a remis? .. Voyons ....

(Il ouvre le portefeuille, il examine ce qu'il contient, et dit:)

Dorval, tu peux seul éclaircir ce mys tere. Ces effets t'appartenoient. Parle, dis nous comment ils se trouvent entre les mains de ta sœur.

CLAIRVILLE,

(vivement.)

J'ai tout compris. Il exposa sa vie pour moi. Il me sacrifioit sa fortune.

(Ces mots se disent avec beaucoup de

ROSALIE,

(à Clairville.)

Sa passion!
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vitesse, et sont pres- que enten- dus en mê- me tems.)

CONSTANCE,

(à Clairville.)

Sa liberté!

CLAIRVILLE.

Ah, mon ami!

(Il l'embrasse.)

ROSALIE,

(en se jettant dans le sein de son frere, et baissant la vue.)

Mon frere! ...

DORVAL,

(en souriant.)

J'étois un insensé. Vous êtiez un en fant.

LYSIMOND.

Mon fils, que te veulent-ils? Il faut que tu leur aies donné quelque grand sujet d'ad miration & de joie, que je ne comprends pas, que ton pere ne peut partager.

DORVAL.

Mon pere, la joie de vous revoir nous a tous transportés.

LYSIMOND.

Puisse le Ciel, qui bénit les enfans par
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les peres, & les peres par les enfans, vous en accorder qui vous ressemblent, & qui vous rendent la tendresse que vous avez pour moi.

Fin du cinquieme et dernier Acte.
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DE LA POÉSIE DRAMATIQUE .

J'ai promis de dire pourquoi je n'entendis pas la derniere scène; & le voici. Lysimond n'étoit plus. On avoit engagé un de ses amis, qui étoit à-peu-près de son âge, & qui avoit sa taille, sa voix, & ses cheveux blancs, à le remplacer dans la Pièce. Ce vieillard entra dans le sallon, comme Lysimond y étoit entré la premiere fois, tenu sous les bras par Clairville & par André, couvert des habits que son ami avoit apportés des prisons. Mais à peine y parut il, que, ce moment de l'action remettant sous les yeux de toute la famille un homme qu'elle venoit de perdre, & qui lui avoit été si respectable & si cher, personne ne put retenir ses larmes. Dorval pleuroit. Cons tance & Clairville pleuroient. Rosalie étouf-
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soit ses sanglots, & détournoit ses regards, Le vieillard qui représentoit Lyfimond se troubla, & se mit à pleurer aussi. La dou leur, passant des maîtres aux domestiques, devint générale, & la Pièce ne finit pas. Lorsque tout le monde fut retiré, je sortis de mon coin, & je m'en retournai comme j'étois venu. Chemin faisant, j'essuyois mes yeux, & je me disois pour me consoler, car j'avois l'ame triste: Il faut que je sois bien bon de m'affliger ainsi! Tout ceci n'est qu'une comédie. Dorval en a pris le sujet dans sa tête. Il l'a dialoguée à sa fantaisie; & l'on s'amusoit aujourd'hui à la repré senter . Cependant quelques circonstances m'em barrassoient. L'histoire de Dorval étoit con nue dans le pays. La représentation en étoit si vraie, qu'oubliant en plusieurs endroits que j'étois spectateur, & spectateur ignoré, j'a vois été sur le point de sortir de ma place, & d'ajoûter un personnage réel à la scène. Et puis, comment arranger avec mes idées ce qui venoit de se passer? Si cette pièce étoit une comédie comme une autre, pourquoi n'avoient-ils pu jouer la derniere scène? Quelle étoit la cause de la douleur profonde
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dont ils avoient été pénétrés à la vue du vieillard qui faisoit Lysimond? Quelques jours après j'allai remercier Dor val de la soirée délicieuse & cruelle que je devois à sa complaisance ..... Vous avez donc été content de cela? ... J'aime à dire la vérité. Cet homme aimoit à l'entendre, & je lui répondis que le jeu des acteurs m'en avoit tellement imposé, qu'il m'étoit impossible de prononcer sur le reste; d'ailleurs, que, n'ayant point entendu la der niere scène, j'ignorois le dénouement; mais que, s'il vouloit me communiquer l'ouvrage, je lui en dirois mon sentiment .... Votre sentiment! & n'en sais-je pas à présent ce que j'en veux savoir? Une pièce est moins faite pour être lue, que pour être représentée: la représentation de celle-ci vous a plu; il ne m'en faut pas davantage. Cependant la voilà. Lisez-la, & nous en parlerons . Je pris l'ouvrage de Dorval. Je le lus à tête reposée; & nous en parlâmes le lende main & les deux jours suivans. Voici nos entretiens. Mais quelle diffé rence entre ce que Dorval me disoit, & ce que j'écris! .... Ce sont peut-être les mêmes
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idées; mais le génie de l'homme n'y est plus.... C'est en vain que je cherche en moi l'impres sion que le spectacle de la nature & la pré sence de Dorval y faisoient. Je ne la retrouve point. Je ne vois plus Dorval. Je ne l'en tends plus. Je suis seul, parmi la poussiere des livres & dans l'ombre d'un cabinet ..... Et j'écris des lignes foibles, tristes & froides.
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DORVAL ET MOI. PREMIER ENTRETIEN.

Ce jour, Dorval avoit tenté, sans succès, de terminer une affaire qui divisoit depuis long-tems deux familles du voisinage, & qui pouvoit ruiner l'une & l'autre. Il en étoit chagrin, & je vis que la disposition de son ame alloit répandre une teinte obscure sur notre entretien. Cependant je lui dis: Je vous ai lu. Mais je suis bien trompé, ou vous ne vous êtes pas attaché à répon dre scrupuleusement aux intentions de M. votre pere. Il vous avoit recommandé, ce me semble, de rendre les choses comme elles s'étoient passées; & j'en ai remarque plusieurs qui ont un caractere de fiction qui n'en impose qu'au théâtre, où l'on diroit qu'il y a une illusion & des applau dissemens de convention. D'abord vous vous êtes asservi à la loi des unités. Cependant il est incroyable que tant d'événemens se soient passés dans un
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même lieu; qu'ils n'aient occupé qu'un in tervalle de vingt-quatre heures, & qu'ils se soient succédés dans votre histoire, comme ils se sont enchaînés dans votre ouvrage
. Vous avez raison. Mais si le fait a duré quinze jours, croyez-vous qu'il fallût accor der la même durée à la représentation? Si les événemens en ont été séparés par d'au tres, qu'il étoit à propos de rendre cette con fusion? & s'ils se sont passés en différens en droits de la maison, que je devois aussi les répandre sur le même espace? Les loix des trois unités sont difficiles à observer, mais elles sont sensées. Dans la société, les affaires ne durent que par de petits incidens qui donneroient de la vérité à un roman, mais qui ôteroient tout l'intérêt à un ouvrage dramatique. Notre at tention s'y partage sur une infinité d'objets différens; mais au théâtre, où l'on ne repré sente que des instans particuliers de la vie réelle, il faut que nous soyons tout entiers à la même chose. J'aime mieux qu'une pièce soit simple, que chargée d'incidens. Cependant je regarde plus à leur liaison qu'à leur multiplicité. Je
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suis moins disposé à croire deux événemens que le hasard a rendu successifs ou simulta nés, qu'un grand nombre qui, rapprochés de l'expérience journaliere, la regle invaria ble des vraisemblances dramatiques, me pa roîtroient s'attirer les uns les autres par des liaisons nécessaires. L'art d'intriguer consiste à lier les événe mens, de maniere que le spectateur sensé y apperçoive toujours une raison qui le satis fasse. La raison doit être d'autant plus forte, que les événemens sont plus singuliers. Mais il n'en faut pas juger par rapport à soi. Celui qui agit & celui qui regarde, sont deux êtres très-différens. Je serois fâché d'avoir pris quelque licence contraire à ces principes généraux de l'unité de tems & de l'unité d'action. Et je pense qu'on ne peut être trop sévere sur l'unité de lieu. Sans cette unité, la conduite d'une pièce est presque toujours embarrassée, louche. Ah! si nous avions des théâtres où la déco ration changeât toutes les fois que le lieu de la scène doit changer! Et quel si grand avantage y trouveriez vous? Le spectateur suivroit sans peine tout le
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mouvement d'une pièce; la représentation en deviendroit plus variée, plus intéressante & plus claire. La décoration ne peut changer, que la scène ne reste vuide. La scène ne peut rester vuide qu'à la fin d'un acte. Ainsi toutes les fois que deux incidens feroient changer la décoration, ils se passeroient dans deux actes différens. On ne verra point une assem blée de sénateurs succéder à une assemblée de conjurés, à moins que la scène ne fût assez étendue pour qu'on y distinguât des espaces fort différens. Mais sur de petits théâtres, tels que les nôtres, que doit penser un homme raisonnable, lorsqu'il entend des courtisans, qui savent si bien que les murs ont des oreil les, conspirer contre leur souverain dans l'endroit même où il vient de les consulter sur l'affaire la plus importante, sur l'abdica tion de l'empire? Puisque les personnages demeurent, il suppose apparemment que c'est le lieu qui s'en va. Au reste, sur ces conventions théâtrales, voici ce que je pense. C'est que celui qui ignorera la raison poétique, ignorant aussi le fondement de la regle, ne saura ni l'abandon ner, ni la suivre à propos. Il aura pour elle trop de respect ou trop de mépris; deux
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écueils opposés, mais également dangereux. L'un réduit à rien les observations & l'expé- rience des siécles passés, & ramene l'art à son enfance. L'autre l'arrête tout court où il est, & l'empêche d'aller en avant. Ce fut dans l'appartement de Rosalie, que je m'entretins avec elle, lorsque je détruisis dans son cœur le penchant injuste que je lui avois inspiré, & que je fis renaître sa ten dresse pour Clairville. Je me promenois avec Constance dans cette grande allée, sous les vieux maroniers que vous voyez, lorsque je demeurai convaincu qu'elle étoit la seule femme qu'il y eût au monde pour moi; pour moi! qui m'étois proposé dans ce moment de lui faire entendre que je n'étois point l'époux qui lui convenoit. Au premier bruit de l'arrivée de mon pere, nous descendì- mes, nous accourûmes tous, & la derniere scène se passa en autant d'endroits differens, que cet honnête vieillard fit de pauses, de puis la porte d'entrée jusques dans ce sallon. Je les vois encore, ces endroits ....... Si j'ai renfermé toute l'action dans un lieu, c'est que je le pouvois sans gêner la conduite de la pièce & sans ôter de la vraisemblance aux événemens.
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Voilà qui est à merveille. Mais en dis posant des lieux, du tems & de l'ordre des événemens, vous n'auriez pas dû en imaginer qui ne sont ni dans nos mœurs, ni dans votre caractere. Je ne crois pas l'avoir fait. Vous me persuaderez donc que vous avez eu, avec votre valet, la seconde scène du premier acte? Quoi! lorsque vous lui dites, ma chaise, des chevaux, il ne partit pas! Il ne vous obéit pas! Il vous fit des remontrances que vous écoutâtes tranquil lement! Le sévere Dorval, cet homme renfermé même avec son ami Clairville, s'est entretenu familiérement avec son valet Charles! Cela n'est ni vraisemblable, ni vrai . Il faut en convenir. Je me dis à moi-même à-peu-près ce que j'ai mis dans la bouche de Charles. Mais ce Charles est un bon do mestique, qui m'est attaché. Dans l'occasion il feroit pour moi tout ce qu'André a fait pour mon pere. Il a été témoin de la chose. J'ai vu si peu d'inconvénient à l'introduire un moment dans la pièce, & cela lui a fait tant de plaisir! .... Parce qu'ils sont nos va lets, ont-ils cessé d'être des hommes? ....
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S'ils nous servent, il en est un autre que nous servons. Mais, si vous composiez pour le théâ tre? Je laisserois là ma morale, & je me gar derois bien de rendre importans sur la scène, des êtres qui sont nuls dans la société. Les Daves ont été les pivots de la Comédie an cienne, parce qu'ils étoient en effet les mo teurs de tous les troubles domestiques. Sont ce les mœurs qu'on avoit il y a deux mille ans, ou les nôtres, qu'il faut imiter? Nos valets de comédie sont toujours plaisans, preuve certaine qu'ils sont froids. Si le poëte les laisse dans l'antichambre, où ils doivent être, l'action, se passant entre les principaux personnages, en sera plus intéressante & plus forte. Moliere, qui savoit si bien en tirer parti, les a exclus du Tartuffe & du Mi fanthrope. Ces intrigues de valets & de sou brettes, dont on coupe l'action principale, sont un moyen sûr d'anéantir l'intérêt. L'ac tion théâtrale ne se repose point; & mêler deux intrigues, c'est les arrêter alternative ment l'une & l'autre. Si j'osois, je vous demanderois grace pour les soubrettes. Il me semble que les
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jeunes personnes, toujours contraintes dans leur conduite & dans leurs discours, n'ont que ces femmes à qui elles puissent ouvrir leur ame, confier des sentimens qui la pressent, & que l'usage, la bien séance, la crainte & les préjugés y tien nent renfermés
. Qu'elles restent donc sur la scène, jusqu'à ce que notre éducation devienne meilleure, & que les peres & meres soient les confi dens de leurs enfans .... Qu'avez-vous en core observé? La déclaration de Constance ..... Eh bien? Les femmes n'en font gueres .... D'accord. Mais supposez qu'une femme ait l'ame, l'élévation & le caractere de Constance, qu'elle ait su choisir un honnête homme, & vous verrez qu'elle avouera ses sentimens sans conséquence. Constance m'em barrassa .... beaucoup .... Je la plaignis; & l'en respectai davantage. Cela est bien étonnant! Vous étiez occu pé d'un autre côté .... Et ajoûtez que je n'étois pas un fat. On trouvera dans cette déclaration quel ques endroits peu ménagés.... Les femmes
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s'attacheront à donner du ridicule à ce caractere
. Quelles femmes, s'il vous plaît? des fem mes perdues qui avouoient un sentiment hon teux toutes les fois qu'elles ont dit, je vous aime. Ce n'est pas-là Constance; & l'on seroit à plaindre dans la société, s'il n'y avoit au cune femme qui lui ressemblât. Mais ce ton est bien extraordinaire au théâtre!... Et laissez là les tréteaux. Rentrez dans le sallon, & convenez que le discours de Cons tance ne vous offensa pas quand vous l'enten dites là. Non. C'est assez. Cependant il faut tout vous dire. Lorsque l'ouvrage fut achevé, je le communiquai à tous les personnages, afin que chacun ajoûtât à son rôle, en retranchât, & se peignît encore plus au vrai. Mais il arriva une chose à laquelle je ne m'attendois gueres, & qui est cependant bien naturelle. C'est que, plus à leur état présent qu'à leur situation passée, ici ils adoucirent l'expression; là, ils pallierent un sentiment; ailleurs, ils prépa rerent un incident. Rosalie voulut paroître moins coupable aux yeux de Clairville; Clair-
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ville, se montrer encore plus passionné pour Rosalie; Constance, marquer un peu plus de tendresse à un homme qui est maintenant son époux; & la vérité des caracteres en a souf fert en quelques endroits. La déclaration de Constance est un de ces endroits. Je vois que les autres n'échapperont pas à la finesse de votre goût. Ce discours de Dorval m'obligea d'autant plus, qu'il est peu dans son caractere de louer. Pour y répondre, je relevai une mi nutie que j'aurois négligée sans cela. Et le thé d a même scène, lui dis-je? Je vous entends. Cela n'est pas de ce pays. J'en conviens. Mais j'ai voyagé long-tems en Hollande. J'ai beaucoup vécu avec des étran gers. J'ai pris d'eux cet usage; & c'est moi que j'ai peint. Mais au théâtre! Ce n'est pas là; c'est dans le sallon qu'il faut juger mon ouvrage ..... Cependant ne passez aucun des endroits où vous croirez qu'il peche contre l'usage du théâtre .... Je serai bien aise d'examiner si c'est moi qui ai tort, ou l'usage. Tandis que Dorval parloit, je cherchois les coups de crayon que j'avois donnés à la
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marge de son manuscrit, par-tout où j'avois trouvé quelque chose à reprendre. J'apperçus une de ces marques vers le commencement de la seconde scène du second acte, & je lui dis: Lorsque vous vîtes Rosalie, selon la parole que vous en aviez donnée à votre ami, ou elle étoit instruite de votre part, ou elle l'ignoroit. Si c'est le premier, pour quoi n'en dit-elle rien à Justine? Est-il na turel qu'il ne lui échappe pas un mot sur un événement qui doit l'occuper toute en tiere? Elle pleure; mais ses larmes coulent sur elle. Sa douleur est celle d'une ame dé licate, qui s'avoue des sentimens qu'elle ne pouvoit empêcher de naître, & qu'elle ne peut approuver. Elle l'ignoroit, me direz-vous. Elle en parut étonnée. Je l'ai écrit, et vous l'avez vu. Cela est vrai. Mais comment a-t-elle pu ignorer ce qu'on sa voit dans toute la maison ? .... Il étoit matin. J'étois pressé de quitter un séjour que je remplissois de trouble, & de me délivrer de la commission la plus inatten due & la plus cruelle. Et je vis Rosalie aussi tôt qu'il fut jour chez elle. La scène a changé de lieu. Rosalie vivoit retirée. Elle n'espéroit
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dérober ses pensées secrettes à la pénétration de Constance & à la passion de Clairville, qu'en les évitant l'un & l'autre. Elle ne fai soit que de descendre de son appartement; & elle n'avoit encore vu personne, quand elle entra dans le sallon. Mais pourquoi annonce-t-on Clairville, tandis que vous vous entretenez avec Ro salie? Jamais on ne s'est fait annoncer chez soi; & ceci a tout l'air d'un coup de théâ tre ménagé à plaisir. Non; c'est le fait, comme il a été, & comme il devoit être. Si vous y voyez un coup de théâtre; à la bonne-heure: il s'est placé là de lui-même. Clairville sait que je suis avec sa maitresse. Il n'est pas naturel qu'il entre tout au-travers d'un entretien qu'il a desiré. Cependant il ne peut résister à l'impatience d'en apprendre le résultat. Il me fait appeller. Eussiez-vous fait autrement? Dorval s'arrêta ici un moment; puis il dit: J'aimerois mieux des tableaux sur la scène, où il y en a si peu, & où ils produiroient un effet si agréable & si sûr, que ces coups de théâtre qu'on amene d'une maniere si forcée, & qui sont fondés sur tant de suppositions
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singulieres, que, pour une de ces combinaisons d'événemens qui soit heureuse & naturelle, il y en a mille qui doivent déplaire à un homme de goût. Mais quelle différence mettez vous entre un coup de théâtre, & un tableau ? J'aurai bien plutôt fait de vous en donner des exemples, que des définitions. Le second acte de la pièce s'ouvre par un tableau, & finit par un coup de théâtre. J'entends. Un incident imprévu qui se passe en action & qui change subitement l'état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle & si vraie, que, rendue fidelement par un peintre, elle me plairoit sur la toile, est un tableau . A-peu-près. Je gagerois presque que, dans la qua trieme scène du second acte, il n'y a pas un mot qui ne soit vrai. Elle m'a désolé dans le sallon, & j'ai pris un plaisir infini à la lire. Le beau tableau! car c'en est un, ce me semble, que le malheureux Clairville renversé sur le sein de son ami, comme dans le seul asyle qui lui reste ... Vous pensez bien à sa peine. Mais vous
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oubliez la mienne. Que ce moment fut cruel pour moi! Je le sais. Je le sais. Je me souviens que, tandis qu'il exhaloit sa plainte & sa dou leur, vous versiez des larmes sur lui. Ce ne sont pas là de ces circonstances qui s'ou blient . Convenez que ce tableau n'auroit point eu lieu sur la scène; que les deux amis n'au roient osé se regarder en face, tourner le dos au spectateur, se groupper, se séparer, se rejoindre; & que toute leur action auroit été bien compassée, bien empesée, bien ma niérée, & bien froide. Je le crois . Est-il possible qu'on ne sentira point que l'effet du malheur est de rapprocher les hom mes, & qu'il est ridicule, sur-tout dans les momens de tumulte, lorsque les passions sont portées à l'excès, & que l'action est la plus agitée, de se tenir en rond, séparés, à une certaine distance les uns des autres, & dans un ordre symmétrique? Il faut que l'action théâtrale soit bien im parfaite encore, puisqu'on ne voit sur la scène presqu'aucune situation dont on pût faire une composition supportable en pein-
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ture. Quoi donc! la vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile? Seroit-ce une regle qu'il faut s'éloigner de la chose, à mesure que l'art en est plus voisin, & mettre moins de vraisemblance dans une scène vivante où les hommes mêmes agissent, que dans une scène colorée où l'on ne voit, pour ainsi dire, que leurs ombres? Je pense, pour moi, que, si un ouvrage dramatique étoit bien fait & bien représenté, la scène offriroit au spectateur autant de ta bleaux réels, qu'il y auroit dans l'action de momens favorables au peintre. Mais la décence! La décence ! Je n'entends répéter que ce mot. La mai tresse de Barnevelt entre échevelée dans la prison de son amant. Les deux amis s'em brassent & tombent à terre. Philoctete se rouloit autrefois à l'entrée de sa caverne. Il y faisoit entendre les cris inarticulés de la douleur. Ces cris formoient un vers peu nom breux. Mais les entrailles du spectateur en étoient déchirées. Avons-nous plus de déli catesse & plus de génie que les Athéniens? ... Quoi donc! pourroit-il y avoir rien de trop véhément dans l'action d'une mere dont on immole la fille? Qu'elle coure sur la scène
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comme une femme furieuse ou troublée: qu'elle remplisse de cris son palais: que le désordre ait passé jusques dans ses vêtemens; ces choses conviennent à son désespoir. Si la mere d'Iphigénie se montroit un moment reine d'Argos & femme du Général des Grecs, elle ne me paroîtroit que la derniere des créatures. La véritable dignité, celle qui me frappe, qui me renverse; c'est le tableau de l'amour maternel dans toute sa vérité. En feuilletant le manuscrit, j'apperçus un petit coup de crayon que j'avois passé. Il étoit à l'endroit de la scène seconde du se cond acte, où Rosalie dit de l'objet qui l'a séduite, qu'elle croyoit y reconnoître la vérité de toutes les chimeres de perfection qu'elle s'é- toit faites. Cette réflexion m'avoit semblé un peu forte pour un enfant; & les chimeres de perfection s'écarter de son ton ingénu. J'en fis l'observation à Dorval. Il me renvoya pour toute réponse au manuscrit. Je le considérai avec attention; je vis que ces mots avoient été ajoûtés après-coup de la main même de Rosalie, & je passai à d'autres choses. Vous n'aimez pas les coups de théâtre, lui dis-je ? Non.
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En voici pourtant un, & des mieux ar rangés . Je le sais, & je vous l'ai cité. C'est la base de toute votre intrigue . J'en conviens. Et c'est une mauvaise chose . Sans doute. Pourquoi donc l'avoir employée ? C'est que ce n'est pas une fiction, mais un fait. Il seroit à souhaiter pour le bien de l'ouvrage, que la chose fût arrivée tout au trement. Rosalie vous déclare sa passion. Elle apprend qu'elle est aimée. Elle n'espere plus; elle n'ose plus vous revoir. Elle vous écrit . Cela est naturel. Vous lui répondez . Il le falloit. Clairville a promis à sa sœur que vous ne partiriez pas sans l'avoir vue. Elle vous aime. Elle vous l'a dit. Vous connoissez ses sentimens . Elle doit chercher à connoître les miens. Son frere va la trouver chez une amie, où des bruits fâcheux qui se sont répandus sur la fortune de Rosalie & sur le retour
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de son pere, l'ont appellée. On y savoit votre départ. On en est surpris. On vous accuse d'avoir inspiré de la tendresse à sa sœur, & d'en avoir pris pour sa mai tresse
. La chose est vraie. Mais Clairville n'en croit rien. Il vous défend avec vivacité. Il se fait une affaire. On vous appelle à son secours, tandis que vous répondez à la lettre de Rosalie. Vous laissez votre réponse sur la table . Vous en eussiez fait autant: je pense. Vous volez au secours de votre ami. Constance arrive. Elle se croit attendue. Elle se voit laissée. Elle ne comprend rien à ce procédé. Elle apperçoit la lettre que vous écriviez à Rosalie. Elle la lit, & la prend pour elle . Toute autre s'y seroit trompée. Sans doute; elle n'a aucun soupçon de votre passion pour Rosalie, ni de la passion de Rosalie pour vous; la lettre répond à une déclaration, & elle en a fait une . Ajoûtez que Constance a appris de son srere le secret de ma naissance, & que la lettre est d'un homme qui croiroit manquer à Clairville, s'il prétendoit à la personne
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dont il est épris. Ainsi Constance croit & doit se croire aimée; & de-là tous les em barras où vous m'avez vu. Que trouvez-vous donc à redire à cela? Il n'y a rien qui soit faux . Ni rien qui soit assez vraisemblable. Ne voyez-vous pas qu'il faut des siecles pour combiner un si grand nombre de circonstan ces? Que les Artistes se félicitent tant qu'ils voudront du talent d'arranger de pareilles ren contres. J'y trouverai de l'invention, mais sans goût véritable. Plus la marche d'une pièce est simple, plus elle est belle. Un poëte qui auroit imaginé ce coup de théâtre, & la situation du cinquieme acte, où, m'appro chant de Rosalie, je lui montre Clairville au fond du sallon, sur un canapé, dans l'atti tude d'un homme au désespoir, auroit bien peu de sens, s'il préféroit le coup de théâtre au tableau. L'un est presque un enfantillage; l'autre est un trait de génie. J'en parle sans partialité. Je n'ai inventé ni l'un, ni l'autre. Le coup de théâtre est un fait; le tableau, une circonstance heureuse que le hasard fit naître, & dont je sus profiter. Mais lorsque vous sûtes la méprise de Constance, que n'en avertissiez-vous Ro-
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salie? L'expédient étoit simple, & il remé dioit à tout
. Oh! pour le coup, vous voilà bien loin du théâtre, & vous examinez mon ouvrage avec une sévérité à laquelle je ne connois pas de pièce qui résistât. Vous m'obligeriez de m'en citer une qui allât jusqu'au troisieme acte, si chacun y faisoit à la rigueur ce qu'il doit faire. Mais cette réponse, qui seroit bonne pour un artiste, ne l'est pas pour moi. Il s'agit ici d'un fait, & non d'une fiction. Ce n'est point à un auteur que vous demandez raison d'un incident; c'est à Dorval que vous demandez compte de sa conduite. Je n'instruisis point Rosalie de l'erreur de Constance & de la sienne, parce qu'elle ré pondoit à mes vues. Résolu de tout sacrifier à l'honnêteté, je regardai ce contre-tems, qui me séparoit de Rosalie, comme un évé nement qui m'éloignoit du danger. Ie ne vou lois point que Rosalie prît une fausse opinion de mon caractere; mais il m'importoit bien davantage de ne manquer ni à moi-même, ni à mon ami. Je souffrois à le tromper, à trom per Constance; mais il le falloit. Je le sens. A qui écriviez-vous, si ce n'é toit pas à Constance ?
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D'ailleurs, il se passa si peu de tems entre ce moment & l'arrivée de mon pere; & Ro salie vivoit si renfermée! Il n'étoit pas ques tion de lui écrire. Il est fort incertain qu'elle eût voulu recevoir ma lettre; & il est sût qu'une lettre qui l'auroit convaincue de mon innocence, sans lui ouvrir les yeux sur l'in justice de nos sentïmens, n'auroit fait qu'aug menter le mal. Cependant vous entendez de la bouche de Clairville mille mots qui vous déchirent. Constance lui remet votre lettre. Ce n'est pas assez de cacher le penchant réel que vous avez; il faut en simuler un que vous n'avez pas. On arrange votre mariage avec Constance, sans que vous puissiez vous y opposer. On annonce cette agréable nou velle à Rosalie, sans que vous puissiez la nier. Elle se meurt à vos yeux. Et son amant, traité avec une dureté incroyable, tombe dans un état tout voisin du désespoir . C'est la vérité; mais que pouvois-je à tout cela? A-propos de cette scène de désespoir; elle est singuliere. J'en avois été vivement affecté dans le sallon. Jugez combien je fus
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surpris à la lecture, d'y trouver des geftes & point de discours
. Voici une anecdote que je me garderois bien de vous dire, si j'attachois quelque mé rite à cet ouvrage, & si je m'estimois beau coup de l'avoir fait. C'est qu'arrivé à cet endroit de notre histoire & de la pièce, & ne trouvant en moi qu'une impression pro fonde, sans la moindre idée de discours, je me rappellai quelques scènes de comédie, d'après lesquelles je fis de Clairville un dé sespéré très-disert. Mais lui, parcourant son rôle légerement, me dit: Mon frere, voilà qui ne vaut rien. Il n'y a pas un seul mot de vérité dans toute cette rhétorique. Je le sais. Mais voyez, & tâchez de faire mieux. Je n'aurai pas de peine. Il ne s'agit que de se re- mettre dans la situation, et que de s'écouter. Ce fut apparemment ce qu'il fit. Le lende main il m'apporta la scène que vous connois sez, telle qu'elle est, mot pour mot. Je la lus & relus plusieurs fois. J'y reconnus le ton de la nature; & demain, si vous voulez, je vous dirai quelques réflexions qu'elle m'a suggérées sur les passions, leur accent, la déclamation, & la pantomime. Je vous re-
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conduirai ce soir jusqu'au pied de la colline qui coupe en deux la distance de nos demeu meures, nous y marquerons le lieu de notre rendez-vous. Chemin faisant, Dorval observoit les phé nomenes de la nature qui suivent le coucher du soleil; & il disoit: Voyez comme les om bres s'affoiblissent à mesure que l'ombre uni verselle se fortifie ..... Ces larges bandes de pourpre nous promettent une belle journée.... Voilà toute la région du Ciel opposée au so leil couchant, qui commence à se teindre de violet .... On n'entend plus dans la forêt que quelques oiseaux dont le ramage tardif égaie encore le crépuscule .... Le bruit des eaux courantes, qui commence à se séparer du bruit général, nous annonce que les travaux ont cessé en plusieurs endroits, & qu'il se fait tard. Cependant nous arrivâmes au pied de la colline. Nous y marquâmes le lieu de notre rendez-vous, & nous nous séparâmes.
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SECOND ENTRETIEN.

Le lendemain je me rendis au pied de la colline. L'endroit étoit solitaire & sauvage. On avoit en perspective quelques hameaux répandus dans la plaine; au-delà une chaîne de montagnes inégales & déchirées qui ter minoient en partie l'horison. On étoit à l'om bre des chênes, & l'on entendoit le bruit sourd d'une eau souterraine qui couloit aux environs. C'étoit la saison où la terre est cou verte des biens qu'elle accorde au travail & à la sueur des hommes. Dorval étoit arrivé le premier. J'approchai de lui sans qu'il m'ap perçût. Il s'étoit abandonné au spectacle de la nature. Il avoit la poitrine élevée: il res piroit avec force. Ses yeux, attentifs, se por toient sur tous les objets. Je suivois sur son visage les impressions diverses qu'il en éprou voit; & je commençois à partager son trans port, lorsque je m'écriai, presque sans le vouloir: Il est sous le charme. Il m'entendit, & me répondit d'une voix altérée. Il est vrai. C'est ici qu'on voit la na-
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ture. Voici le séjour sacré de l'enthousiasme. Un homme a-t-il reçu du génie: il quitte la ville & ses habitans. Il aime, selon l'attrait de son cœur, à mêler ses pleurs au crystal d'une fontaine; à porter des fleurs sur un tombeau; à fouler d'un pied léger l'herbe tendre de la prairie; à traverser à pas lents des campagnes fertiles; à contempler les tra vaux des hommes; à fuir au fond des forêts: il aime leur horreur secrette; il erre; il cher che un antre qui l'inspire. Qui est-ce qui mêle sa voix au torrent qui tombe de la mon tagne? Qui est-ce qui sent le sublime d'un lieu désert? Qui est-ce qui s'écoute dans le silence de la solitude? C'est lui. Notre poëte habite sur les bords d'un lac. Il promene sa vue sur les eaux, & son génie s'étend C'est- là qu'il est saisi de cet esprit tantôt tranquille, & tantôt violent, qui souleve son ame ou qui l'appaise à son gré .... O Nature, tout ce qui est bien est renfermé dans ton sein! Tu es la source féconde de toutes vérités!.... Il n'y a dans ce monde que la vertu & la vérité qui soient dignes de m'occuper ..... L'enthousiasme naît d'un objet de la nature. Si l'esprit l'a vu sous des aspects frappans & divers, il en est occupé, agité, tourmenté.
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L'imagination s'échauffe. La passion s'émeut. On est successivement étonné, attendri, in digné, courroucé. Sans l'enthousiasme, ou l'idée véritable ne se présente point, ou, si par hafard on la rencontre, on ne peut la poursuivre ..... Le poëte sent le moment de l'enthousiasme. C'est après qu'il a médité. Il s'annonce en lui par un frémissement qui part de sa poitrine, & qui passe d'une maniere délicieuse & rapide jusqu'aux extrémités de son corps. Bientôt ce n'est plus un frémisse ment: c'est une chaleur forte & permanente qui l'embrâse, qui le fait haleter, qui le con sume, qui le tue; mais qui donne l'ame, la vie à tout ce qu'il touche. Si cette chaleur s'accroissoit encore, les spectres se multiplie roient devant lui: sa passion s'éleveroit pres qu'au degré de la fureur: il ne connoîtroit de soulagement qu'à verser au-dehors un torrent d'idées qui se pressent, se heurtent & se chas sent. Dorval éprouvoit à l'instant l'état qu'il pei gnoit. Je ne lui répondis point. Il se fit entre nous un silence pendant lequel je vis qu'il se tranquillisoit. Bientôt il me demanda, comme un homme qui sortiroit d'un sommeil pro fond: Qu'ai-je dit? Qu'avois-je à vous dire? Je ne m'en souviens plus.
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Quelques idées que la scène de Clair ville désespéré vous avoit suggérées sur les passions, leur accent, la déclamation, la pantomime. La premiere, c'est qu'il ne faut point don ner d'esprit à ses personnages, mais savoir les placer dans des circonstances qui leur en don nent ..... Dorval sentit à la rapidité avec laquelle il venoit de prononcer ces mots, qu'il restoit encore de l'agitation dans son ame: il s'arrêta; &, pour laisser le tems au calme de renaître, ou plutôt pour opposer à son trouble une émotion plus violente, mais passagere, il me raconta ce qui suit: Une paysanne du village que vous voyez entre ces deux montagnes, & dont les mai sons élevent leurs faîtes au-dessus des arbres, envoya son mari chez ses parens, qui demeu rent dans un hameau voisin. Ce malheureux y fut tué par un de ses beaux-freres. Le lendemain, j'allai dans la maison où l'accident étoit arrivé: j'y vis un tableau, & j'y entendis un discours que je n'ai point oubliés. Le mort étoit étendu sur un lit; ses jambes nues pendoient hors du lit; sa femme échevelée étoit à terre; elle tenoit les pieds de son mari, & elle disoit en fon-
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dant en larmes, & avec une action qui en arrachoit à tout le monde: Hélas! quand je t'envoyai ici, je ne pensois pas que ces pieds te menoient à la mort. Croyez-vous qu'une femme d'un autre rang auroit été plus pathétique? Non. La même situation lui eût inspiré le même discours; son ame eût été celle du moment; & ce qu'il faut que l'ar tiste trouve, c'est ce que tout le monde diroit en pareil cas; ce que personne n'entendra, sans le reconnoître aussi-tôt en soi. Les grands intérêts, les grandes passions: voilà la source des grands discours, des dis cours vrais. Presque tous les hommes parlent bien en mourant. Ce que j'aime dans la scène de Clairville, c'est qu'il n'y a précisément que ce que la passion inspire, quand elle est extrême. La passion s'attache à une idée principale: elle se taît; & elle revient à cette idée, presque toujours par exclamation. La pantomime, si négligée parmi nous, est employée dans cette scène, & vous avez éprouvé vous-même avec quel succès! Nous parlons trop dans nos drames, & conséquemment nos acteurs n'y jouent pas assez. Nous avons perdu un art dont les an-
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ciens connoissoient bien les ressources. Le pantomime jouoit autrefois toutes les condi tions, les rois, les héros, les tyrans, les riches, les pauvres, les habitans des villes, ceux de la campagne, choisissant dans chaque état ce qui lui est propre, dans chaque action ce qu'elle a de frappant. Le philosophe Ti mocrate, qui assistoit un jour à ce spectacle, d'où la sévérité de son caractere l'avoit tou jours éloigné, disoit: Quali spectaculo me philosophiæ verecundia privavit? Timocrate avoit une mauvaise honte; & elle a privé le philosophe d'un grand plaisir . Le cyni que Démétrius en attribuoit tout l'effet aux instrumens, aux voix, & à la décoration, en présence d'un pantomime qui lui répondit: Regarde-moi jouer seul, & dis, après cela, de mon art tout ce que tu voudras . Les flûtes se taisent: le pantomime joue; & le philosophe transporté, s'écrie: Je ne te vois pas seulement: je t'entends. Tu me parles des mains. Quel effet cet art, joint au discours, ne produiroit-il pas? Pourquoi avons-nous se paré ce que la nature a joint? A tout moment, le geste ne répond-il pas au discours? Je ne l'ai jamais si bien senti qu'en écrivant cet ou-
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vrage. Je cherchois ce que j'avois dit, ce qu'on m'avoit répondu; & ne trouvant que des mouvemens, j'écrivois le nom du per sonnage, & au-dessous son action. Je dis à Rosalie, Acte II, Scène II. S'il étoit arrivé que votre cœur surpris ..... fût entraîné par un penchant ...... dont votre raison vous fît un crime ..... J'ai connu cet état cruel .... Que je vous plaindrois! Elle me répond .... Plaignez-moi donc ... Je la plains, mais c'est par le geste de com misération; & je ne pense pas qu'un homme qui sent eût fait autre chose. Mais combien d'autres circonstances où le silence est forcé! Votre conseil exposeroit-il celui qui le de mande à perdre la vie, s'il le suit; l'honneur, s'il ne le suit pas: vous ne serez ni cruel, ni vil. Vous marquerez votre perplexité par le geste, & vous laisserez l'homme se déter miner. Ce que je vis encore dans cette scène, c'est qu'il y a des endroits qu'il faudroit presque abandonner à l'acteur. C'est à lui à disposer de la scène écrite, à répéter certains mots, à revenir sur certaines idées, à en retrancher quelques-unes, & à en ajoûter d'autres. Dans les cantabilé, le musicien laisse à un grand
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chanteur un libre exercice de son goût & de son talent. Il se contente de lui marquer les intervalles principaux d'un beau chant. Le poëte en devroit faire autant, quand il con noît bien son acteur. Qu'est-ce qui nous af fecte dans le spectacle de l'homme animé de quelque grande passion? Sont - ce ses dis cours? Quelquefois. Mais ce qui émeut tou jours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s'échappent par intervalles; je ne sais quel murmure dans la gorge, entre les dents. La violence du sentiment coupant la respi ration & portant le trouble dans l'esprit, les syllabes des mots se séparent, l'homme passe d'une idée à une autre. Il commence une mul titude de discours. Il n'en finit aucun; &, à l'exception de quelques sentiments qu'il rend dans le premier accès & auxquels il revient sans cesse, le reste n'est qu'une suite de bruits foibles & confus, de sons expirants, d'ac cents étouffés que l'acteur connoît mieux que le poëte. La voix, le ton, le geste, l'action; voilà ce qui appartient à l'acteur: & c'est ce qui nous frappe, sur-tout dans le spectacle des grandes passions. Cest l'acteur qui donne au discours tout ce qu'il a d'énergie. Cest lui
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qui porte aux oreilles la force & la vérité de l'accent. J'ai pensé quelquefois que les discours des amans bien épris, n'étoient pas des choses à lire, mais des choses à entendre. Car, me disois-je, ce n'est pas l'expres sion, je vous aime, qui a triomphé des rigueurs d'une prude, des projets d'une coquette, de la vertu d'une femme sensi ble: c'est le tremblement de voix avec le quel il fut prononcé; les larmes, les re gards qui l'accompagnerent. Cette idée revient à la vôtre. C'est la mème. Un ramage opposé à ces vraies voix de la passion, c'est ce que nous appellons des tirades. Rien n'est plus applau di, & de plus mauvais goût. Dans une re présentation dramatique, il ne s'agit non plus du spectateur, que s'il n'existoit pas. Y a-t-il quelque chose qui s'adresse à lui: l'auteur est sorti de son sujet; l'acteur entraîné hors de son rôle. Ils descendent tous les deux du théâtre. Je les vois dans le parterre; & tant que dure la tirade, l'action est suspendue pour moi, & la scène reste vuide. Il y a dans la composition d'une pièce dramatique, une unité de discours qui cor-
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respond à une unité d'accent dans la décla mation. Ce sont deux systêmes qui varient, je ne dis pas de la comédie à la tragédie; mais d'une comédie, ou d'une tragédie, à une autre. S'il en étoit autrement, il y auroit un vice, ou dans le poëme, ou dans la repré sentation. Les personnages n'auroient pas en tr'eux la liaison, la convenance à laquelle ils doivent être assujettis, même dans les con trastes. On sentiroit dans la déclamation des dissonnances qui blesseroient; on reconnoîtroit dans le poëme un être qui ne seroit pas fait pour la société dans laquelle on l'auroit in troduit. C'est à l'acteur à sentir cette unité d'ac cent. Voilà le travail de toute sa vie. Si ce tact lui manque, son jeu sera tantôt foible, tantôt outré, rarement juste, bon par en droits, mauvais dans l'ensemble. Si la fureur d'être applaudi s'empare d'un acteur, il exagere. Le vice de son action se répand sur l'action d'un autre; il n'y a plus d'unité dans la déclamation de son rôle: il n'y en a plus dans la déclamation de la pièce. Je ne vois bientôt sur la scène qu'une assem blée tumultueuse où chacun prend le ton qui lui plaît; l'ennui s'empare de moi, mes
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mains se portent à mes oreilles, & je m'en fuis. Je voudrois bien vous parler de l'accent propre à chaque passion. Mais cet accent se modifie en tant de manieres; c'est un sujet si fugitif & si délicat, que je n'en connois aucun qui fasse mieux sentir l'indigence de toutes les langues qui existent & qui ont existé. On a une idée juste de la chose; elle est présente à la mémoire. Cherche-t-on l'ex pression: on ne la trouve point. On combine les mots de grave & d'aigu, de prompt & de lent, de doux & de fort; mais le réseau, toujours trop lâche, ne retient rien. Qui est- ce qui pourroit décrire la déclamation de ces deux vers? Les a-t-on vu souvent se parler, se chercher? Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher? C'est un mélange de curiosité, d'inquié tude, de douleur, d'amour & de honte, que le plus mauvais tableau me peindroit mieux que le meilleur discours. C'est une raison de plus pour écrire la pantomime. Sans doute. L'intonation & le geste se dé terminent réciproquement.
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Mais l'intonation ne peut se noter, & il est facile d'écrire le geste . Dorval fit une pause en cet endroit; en suite il dit: Heureusement une actrice d'un jugement borné, d'une pénétration commune, mais d'une grande sensibilité, saisit sans peine une situation d'ame, & trouve, sans y penser, l'accent qui convient à plusieurs sentimens différens qui se fondent ensemble, & qui constituent cette situation que toute la saga cité du philosophe n'analyseroit pas. Les Poëtes, les Acteurs, les Musiciens, les Peintres, les Chanteurs du premier ordre, les grands Danseurs, les Amans tendres, les vrais Dévots, toute cette troupe enthousiaste & passionnée sent vivement, & réfléchit peu. Ce n'est pas le précepte; c'est autre chose de plus immédiat, de plus intime, de plus obscur & de plus certain, qui les guide & qui les éclaire. Je ne peux vous dire que cas je fais d'un grand acteur, d'une grande actrice. Combien je serois vain de ce talent, si je l'avois! Isolé sur la surface de la terre, maître de mon sort, libre de préjugés, j'ai voulu une fois être comédien; & qu'on me
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réponde du succès de Quinault Dufresne, & je le suis demain. Il n'y a que la médiocrité qui donne du dégoût au théâtre; &, dans quelqu'état que ce soit, que les mauvaises mœurs qui déshonorent. Au-dessous de Ra cine & de Corneille, c'est Baron, la Des mares, la de Seine, que je vois; au-dessous de Moliere & de Regnard, Quinault l'aîné & sa sœur. J'étois chagrin quand j'allois aux specta cles, & que je comparois l'utilité des théâ tres, avec le peu de soin qu'on prend à for mer les troupes. Alors je m'écriois: Ah! mes amis, si nous allons jamais à Lampe- douse(*)fonder loin de la terre, au milieu 1
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des ftots de la mer, un petit peuple d'heu- reux! Ce seront là nos prédicateurs, et nous les choisirons sans doute selon l'importance de leur ministere. Tous les peuples ont leurs sabbaths, et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solemnels, on représentera une belle tragédie, qui apprenne aux hommes à redouter les passions; une bonne comédie qui les instruise de leurs devoirs, et qui leur en inspire le goût
. Dorval, j'espere qu'on n'y verra pas la laideur jouer le rôle de la beauté. Je le pense. Quoi donc! n'y a-t-il pas dans un ouvrage dramatique assez de suppositions singulieres auxquelles il faut que je me prête, sans éloigner encore l'illusion par celles qui contredisent & choquent mes sens?
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A vous dire vrai, j'ai quelquefois re gretté les masques des anciens; & j'aurois, je crois, supporté plus patiemment les éloges donnés à un beau masque, qu'à un visage déplaisant . Et le contraste des mœurs de la pièce, avec celles de la personne, vous a-t-il moins choqué? Quelquefois le spectateur n'a pu s'empê cher d'en rire, & l'actrice d'en rougir , Non, je ne connois point d'état qui de mandât des formes plus exquises, ni des mœurs plus honnêtes que le Théâtre. Mais nos sots préjugés ne nous permet tent pas d'être bien difficiles . Mais me voilà bien loin de ma pièce. Où en étions-nous? A la scène d'André . Je vous demande grace pour cette scène. J'aime cette scène, parce qu'elle est d'une impartialité tout-à-fait honnête & cruelle. Mais elle coupe la marche de la pièce, & ralentit l'intérêt . Je ne la lirai jamais sans plaisir. Puissent nos ennemis la connoître, en faire cas, & ne la relire jamais sans peine. Que je serois heu reux, si l'occasion de peindre un malheur
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domestique avoit encore été pour moi celle de repousser l'injure d'un peuple jaloux, d'une maniere à laquelle ma nation pût se recon noître, & qui ne laissàt pas même à la nation ennemie la liberté de s'en offenser. La scène est pathétique, mais longue . Elle eût été & plus pathétique, & plus longue, si j'en avois voulu croire André. Monsieur, me dit-il après en avoir pris lecture, voilà qui est fort bien; mais il y a un petit dé- faut: c'est que cela n'est pas tout-à-fait dans la vérité. Vous dites, par exemple, qu'arrivé dans le port ennemi, lorsqu'on me sépara de mon maître, je l'appellai plusieurs fois, mon maître, mon cher maître; qu'il me regarda fixement, laissa tomber ses bras, se retourna, et suivit, sans parler, ceux qui l'environnoient. Ce n'est pas cela. Il falloit dire que, quand je l'eus appellé, mon maître, mon cher maître, il m'entendit, se retourna, me regarda fixement; que ses mains se porterent d'elles-mêmes à ses po- ches; et que, n'y trouvant rien, (car l'Anglois avide n'y avoit rien laissé,) il laissa tomber ses bras tristement; que sa tête s'inclina vers moi d'un mouvement de compassion froide; qu'il se retourna et suivit sans parler ceux qui l'environ- noient. Voilà le fait.
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Ailleurs, vous passez de votre autorité une des choses qui marquent le plus la bonté de feu Monsieur votre pere. Cela est fort mal. Dans la prison, lorsqu'il sentit ses bras nuds mouillés de mes larmes, il me dit: Tu pleures, An dré! Pardonne, mon ami. C'est moi qui t'ai entraîné ici. Je le sais. Tu es tombé dans le malheur à ma suite ..... Voilà- t-il pas que vous pleurez vous-même! Cela étoit donc bon à mettre. Dans un autre endroit, vous faites encore pis. Lorsqu'il m'eut dit: Mon enfant, prends courage, tu sortiras d'ici. Pour moi, je sens à ma foiblesse qu'il faut que j'y meure. Je m'abandonnai à toute ma douleur, et je fis re- rentir le cachot de mes cris. Alors votre pere me dit: André, cesse ta plainte. Respecte la volonté du Ciel & le malheur de ceux qui sont à tes côtés, & qui souffrent en si lence .... Et où est-ce que cela est? Et l'endroit du Correspondant? Vous l'avez si bien brouillé, que je n'y entends plus rien. Votre pere me dit, comme vous l'avez rapporté, que cet homme avoit agi, et que ma présence auprès de lui étoit sans doute le premier de ses bons offices. Mais il ajoûta: Oh! mon en fant, quand Dieu ne m'auroit accordé que
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la consolation de t'avoir dans ces momens cruels, combien n'aurois-je pas de graces à lui rendre
! Je ne trouve rien de cela dans votre papier. Monsieur, est-ce qu'il est défendu de prononcer sur la scene le nom de Dieu, ce nom saint que votre pere avoit si souvent à la bouche? .... Je ne crois pas, André ..... Est-ce que vous avez appréhendé qu'on sût que votre pere étoit chrétien? ..... Nullement, André. La morale du chrétien est si belle! Mais pourquoi cette question? ... Entre nous, on dit .... Quoi? ... que vous êtes .... un peu .... esprit fort; et, sur les en- droits que vous avez retranchés, j'en croirois quelque chose .... André, je serois obligé d'en être d'autant meilleur citoyen, & plus honnête-homme ..... Monsieur, vous êtes bon; mais n'allez pas vous imaginer que vous valiez Monsieur votre pere. Cela viendra peut- être un jour .... André, est-ce là tout? .... J'aurois bien encore un mot à vous dire; mais je n'ose.... Vous pouvez parler.... Puisque vous me le permettez, vous êtes un peu bref sur les bons procédés de l'Anglois qui vint à notre secours. Monsieur, il y a d'honnétes gens par- tout ..... Mais vous êtes bien changé de ce
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que vous avez été, si ce qu'on dit encore de vous est vrai ..... Et, qu'est-ce qu'on dit encore? .... Que vous avez été fou de ces gens- .... André! .... que vous regardiez leur pays comme l'asyle de la liberté, la patrie de la vertu, de l'invention, de l'originalité .... André! .... A présent, cela vous ennuie; eh bien! n'en parlons plus. Vous avez dit que le Correspondant, voyant Monsieur votre pere tout nud, se dépouilla et le couvrit de ses vê- temens: cela est fort bien. Mais il ne falloit pas oublier qu'un de ses gens en fit autant pour moi. Ce silence, Monsieur, retomberoit sur mon compte, et me donneroit un air d'ingratitude, que je ne veux point avoir, absolument. Vous voyez qu'André n'étoit pas tout-à fait de votre avis. Il vouloit la scène comme elle s'est passée. Vous la voulez comme il convient à l'ouvrage; & c'est moi seul qui ai tort, de vous avoir mécontentés tous les deux. Qui le faisoit mourir dans le fond d'un cachot, sur les haillons de son valet! est un mot dur. C'est un mot d'humeur. Il échappe à un mélancolique qui a pratiqué la vertu toute sa vie, qui n'a pas encore eu un moment de
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bonheur, & à qui l'on raconte les infortunes d'un homme de bien. Ajoûtez que cet homme de bien est peut être son pere, & que ces infortunes dé truisent les espérances de son ami, jettent sa maitresse dans la misere, & ajoûtent une amertume nouvelle à sa situation. Tout cela sera vrai. Mais vos ennemis ? S'ils ont jamais connoissance de mon ou vrage, le public sera leur juge & le mien. On leur citera cent endroits de Corneille, de Racine, de Voltaire & de Crébillon, où le caractere & la situation amenent des cho ses plus fortes, qui n'ont jamais scandalisé personne. Ils resteront sans réponse; & l'on verra ce qu'ils n'ont garde de déceler, que ce n'est point l'amour du bien qui les anime, mais la haîne de l'homme qui les dévore. Mais qu'est-ce que cet André? Je trouve qu'il parle trop bien pour un domestique; & je vous avoue qu'il y a dans son récit des endroits qui ne seroient pas indignes de vous . Je vous l'ai déja dit. Rien ne rend élo quent comme le malheur. André est un gar çon qui a eu de l'éducacion, mais qui a été, je crois, un peu libertin dans sa jeunesse. On
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le fit passer aux isles, où mon pere, qui se connoissoit en hommes, se l'attacha, le mit à la tête de ses affaires, & s'en trouva bien. Mais suivons vos observations. Je crois ap percevoir un petit trait à côté du monologue qui termine l'acte. Cela est vrai . Qu'est-ce qu'il signifie? Qu'il est beau, mais d'une longueur in supportàble . Eh bien! racourcissons-le. Voyons. Que voulez-vous en retrancher? Je n'en sais rien . Cependant il est long. Vous m'embarrasserez tant qu'il vous plaira; mais vous ne détruirez pas la sen sation . Peut-être. Vous me ferez grand plaifir . Je vous demanderai senlement comment vous l'avez trouvé dans le sallon? Bien. Mais je vous demanderai à mon tour, comment il arrive que ce qui m'a paru court à la représentation, me paroisse long à la lecture ? C'est que je n'ai point écrit la pantomime, & que vous ne vous l'êtes point rappellée.
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Nous ne savons point encore jusqu'où la pantomime peut influer sur la composition d'un ouvrage dramatique, & sur la repré sentation. Cela peut être . Et puis, je gage que vous me voyez en core sur la scène Francoise, au théâtre. Vous croyez donc que votre ouvrage ne réussiroit point au théâtre ? Difficilement. Il faudroit ou élaguer en quelques endroits le dialogue, ou changer l'action théâtrale & la scene. Qu'appellez-vous changer la scène ? En ôter tout ce qui resserre un lieu déjà trop étroit; avoir des décorations; pouvoir exécuter d'autres tableaux que ceux qu'on voit depuis cent ans; en un mot, transporter au théâtre le sallon de Clairville, comme il est. Il est donc bien important d'avoir une scène ? Sans doute. Songez que le Spectacle Fran çois comporte autant de décorations que le Théâtre Lyrique; & qu'il en offriroit de plus agréables, parce que le monde enchanté peut amuser des enfans, & qu'il n'y a que le monde réel qui plaise à la raison ... Faute
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de scène, on n'imaginera rien. Les hommes qui auront du génie, se dégoûteront. Les Auteurs médiocres réussiront par une imita tion servile. On s'attachera de plus en plus à de petites bienséances, & le goût national s'appauvrira ..... Avez-vous vu la Salle de Lyon? Je ne demanderois qu'un pareil mo nument dans la Capitale, pour faire éclore une multitude de poëmes, & produire peut être quelques genres nouveaux. Je n'entends pas. Vous m'obligerez de vous expliquer davantage . Je le veux. Que ne puis-je rendre tout ce que Dorval me dit, & de la maniere dont il le dit? Il dé buta gravement. Il s'échauffa peu-à-peu. Ses idées se presserent; & il marchoit sur la fin avec tant de rapidité, que j'avois peine à le suivre. Voici ce que j'ai retenu. Je voudrois bien (dit-il d'abord) persua der à ces esprits timides qui ne connoissent rien au-delà de ce qui est, que, si les choses étoient autrement, ils les trouveroient éga lement bien; & que, l'autorité de la raison n'étant rien devant eux, en comparaison de l'autorité du tems, ils approuveroient ce qu'ils reprennent, comme il leur est souvent
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arrivé de reprendre ce qu'ils avoient approu vé .... Pour bien juger dans les beaux arts, il faut réunir plusieurs qualités rares ... Un grand goût suppose un grand sens, une lon gue expérience, une ame honnête & sensi ble, un espritélevé, un tempérament un peu mélancolique, & des organes délicats... Après un moment de silence, il ajoûta: Je ne demanderois, pour changer la face du genre dramatique, qu'un théâtre très-étendu, où l'on montrât, quand le sujet d'une pièce l'exigeroit, une grande place avec les édifices adjacents, tels que le péristile d'un palais, l'entrée d'un temple, différens endroits dis tribués de maniere que le spectateur vit toute l'action, & qu'il y en eût une partie de ca chée pour les acteurs. Telle fut, ou put être, autrefois la scène des Euménides d'Eschyle. D'un côté, c'étoit un espace sur lequel les Furies, déchaînées, cherchoient Oreste qui s'étoit dérobé à leur poursuite, tandis qu'elles étoient assoupies. De l'autre, on voyoit le coupable, le front ceint d'un bandeau, embrassant les pieds de la statue de Minerve, & implorant son assis tance. Ici, Oreste adresse sa plainte à la Déesse. Là, les Furies s'agitent; elles vont,
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elles viennent, elles courent. Enfin, une d'entr'elles s'écrie: Voici la trace du sang que le parricide a laissé sur ses pas .... Je le sens .... Je le sens .... Elle marche. Ses sœurs impitoyables la suivent: elles pas sent de l'endroit où elles étoient, dans l'asyle d'Oreste: elles l'environnent en poussant des cris, en frémissant de rage, en secouant leurs flambeaux. Quel moment de terreur & de pitié, que celui où l'on entend la priere & les gémissemens du malheureux percer à travers les cris & les mouvemens effroyables des êtres cruels qui le cherchent! Exécute rons-nous rien de pareil sur nos théâtres? On n'y peut jamais montrer qu'une action, tan dis que, dans la nature, il y en a presque tou jours de simultanées, dont les représentations concomitantes se fortifiant réciproquement, produiroient sur nous des effets terribles. C'est alors qu'on trembleroit d'aller au spec tacle, & qu'on ne pourroit s'en empêcher; c'est alors qu'au lieu de ces petites émotions passageres, de ces froids applaudissemens, de ces larmes rares dont le poete se contente, il renverseroit les esprits, il porteroit dans les ames le trouble & l'épouvante; & que l'on verroit ces phénomenes de la tragédie
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ancienne, si possibles & si peu crus, se re nouveller parmi nous. Ils attendent, pour se montrer, un homme de génie qui sache com biner la pantomime avec le discours; entre mêler une scène parlée avec une scène muette; & tirer parti de la réunion des deux scènes, & sur-tout de l'approche ou terrible, ou comique de cette réunion, qui se seroit tou jours. Après que les Euménides se sont agi tées sur la scène, elles arrivent dans le sanc tuaire, où le coupable s'est réfugié, & les deux scènes n'en font qu'une. Deux scènes alternativement muettes & parlées. Je vous entends. Mais la con fusion . Une scène muette est un tableau; c'est une décoration animée. Au théâtre lyrique, le plaisir de voir nuit-il au plaisir d'entendre? Non .... Mais seroit-ce ainsi qu'il fau droit entendre ce qu'on nous raconte de ces spectacles anciens, où la musique, la déclamation & la pantomime étoient tantôt réunies, & tantôt séparées ? Quelquefois. Mais cette discussion nous éloigneroit. Attachons-nous à notre sujet. Voyons ce qui seroit possible aujourd'hui, & prenons un exemple domestique & com mun.
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Un pere a perdu son fils dans un combar singulier. C'est la nuit. Un domestique, té moin du combat, vient annoncer cette nou velle. Il entre dans l'appartement du pere malheureux qui dormoit. Il se promene. Le bruit d'un homme qui marche, l'éveille. Il demande qui c'est ..... C'est moi, Mon fieur, lui répond le domestique d'une voix alté rée... Eh bien? qu'est-ce qu'il y a?... Rien.... Comment! rien? .... Non, Monsieur ..... Cela n'est pas. Tu trembles. Tu détournes la tête. Tu évites ma vue. Encore un coup, qu'est-ce qu'il y a? Je veux le savoir. Parle. Je te l'ordonne .... Je vous dis, Monsieur, qu'il n'y a rien, lui répond encore le domesti que, en versant des larmes .... Ah! malheu reux, s'écrie le pere, en s'élançant du lit sur lequel il reposoit; tu me trompes: il est arrivé quelque grand malheur .... Ma femme est elle morte? .... Non, Monsieur ..... Ma fille? .... Non, Monsieur ..... C'est donc mon fils? .... Le domestique se taît. Le pere entend son silence, se jette à terre. Il rem plit son appartement de sa douleur & de ses cris. Il fait, il dit tout ce que le désespoir suggere à un pere qui perd son fils, l'espé rance unique de sa famille.
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Le même homme court chez la mere: elle dormoit aussi. Elle se réveille au bruit de ses rideaux tirés avec violence. Qu'y a-t-il? demande-t-elle ..... Madame, le malheur le plus grand. Voici le moment d'être chré tienne. Vous n'avez plus de fils ..... Ah Dieu! s'écrie cette mere affligée. Et prenant un Christ qui étoit à son chevet, elle le serre entre ses bras; elle y colle sa bouche; ses yeux fondent en larmes; & ces larmes arro sent son Dieu cloué sur une croix. Voilà le tableau de la femme pieuse: bien tôt nous verrons celui de l'épouse tendre & de la mere désolée. Il faut à une ame où la religion domine les mouvemens de la nature, une secousse plus forte pour en arracher de véritables voix. Cependant on avoit porté dans l'apparte ment du pere le cadavre de son fils; & il s'y passoit une scène de désespoir, tandis qu'il se faisoit une pantomime de pitié chez la mere. Vous voyez comment la pantomime & la déclamation changent alternativement de lieu. Voilà ce qu'il faut substituer à nos à parte. Maîs le moment de la réunion des scènes approche; la mere, conduite par le domesti-
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que, s'avance vers l'appartement de son époux ..... Je demande ce que devient le spectateur pendant ce mouvement? ... C'est un époux; c'est un pere étendu sur le cada vre d'un fils, qui va frapper les regards d'une mere! ... Mais elle a traversé l'espace qui sépare les deux scènes: des cris lamentables ont atteint son oreille; elle a vu; elle se rejette en arriere; la force l'abandonne, & elle tombe sans sentiment entre les bras de celui qui l'accompagne: bientôt sa bouche se remplira de sanglots. Tùm vera voces. Il y a peu de discours dans cette action; mais un homme de génie, qui aura à remplir les intervalles vuides, n'y répandra que quel ques monosyllabes. Il jettera ici une excla mation, là un commencement de phrase: il se permettra rarement un discours suivi, quel que court qu'il soit. Voilà de la tragédie; mais il faut, pour ce genre, des auteurs, des acteurs, un théâ tre, & peut-être un peuple. Quoi! vous voudriez, dans la tragédie, un lit de repos, une mere, un pere endor mis; un crucifix, un cadavre; deux scènes alternativement muettes & parlantes! Et les bienséances ?
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Ah! bienséances cruelles! que vous rendez les ouvrages décents & petits! ..... Mais, ajoûta Dorval d'un sang froid qui me surprit, ce que je propose ne se peut donc plus? Je ne crois pas que nous en venions ja mais là . Eh bien! tout est perdu! Corneille, Ra cine, Crébillon, Voltaire, ont reçu les plus grands applaudissemens auxquels des hom mes de génie pouvoient prétendre; & la tragédie est artivée parmi nous au plus haut degré de perfection. Pendant que Dorval parloit ainsi, je faisois une réflexion bien singuliere. C'est comment, à l'occasion d'une aventure domestique qu'il avoit mise en comédie, il établissoit des pré ceptes communs à tous les genres dramati ques, & étoit toujours entraîné par sa mé lancolie à ne les appliquer qu'à la tragédie. Après un moment de silence, il dit: Il y a cependant une ressource. Il faut es pérer que quelque jour un homme de génie sentira l'impossibilité d'atteindre ceux qui l'ont précédé dans une route battue, & se jettera de dépit dans une autre. C'est le seul événement qui puisse nous affranchir de plu sieurs préjugés que la Philosophie a vaine-
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ment attaqués. Ce ne sont plus des raisons: c'est une production qu'il nous faut. Nous en avons une . Quelle? Sylvie, tragédie en un acte & en prose . Je la connois. C'est le Jaloux, tragédie. L'ouvrage est d'un homme qui pense & qui sent. La scène s'ouvre par un tableau char mant. C'est l'intérieur d'une chambre, dont on ne voit que les murs. Au fond de la chambre il y a, sur une table, une lu miere, un pot à l'eau & un pain. Voilà le séjour & la nourriture qu'un mari jaloux destine, pour le reste de ses jours, à une femme innocente, dont il a soupçonné la vertu. Imaginez à présent cette femme en pleurs, devant cette table; Mademoiselle Gaussin . Et vous, jugez de l'effet des tableaux par celui que vous me citez. Il y a dans la pièce d'autres détails qui m'ont plu. Elle suffit pour éveiller un homme de génie; mais il faut un autre ouvrage pour convertir un peuple. En cet endroit, Dorval s'écria: O toi
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qui possedes toute la chaleur du génie à un âge où il reste à peine aux autres une froide raison, que ne puis-je être, à tes cô tés, ton Eumenide? Je t'agiterois sans relâche: tu le ferois, cet ouvrage: je te rappellerois les larmes que nous a fait ré pandre la scène de l'Enfant Prodigue & de son valet: & en disparoissant d'entre nous, tu ne nous laisserois pas le regret d'un genre dont tu pouvois être le fondateur
. Et ce genre, comment l'appellerez vous . La tragédie domestique & bourgeoise. Les Anglois ont le Marchand de Londres, & le Joueur, tragédies en prose. Les tragédies de Shakespear sont moitié vers, & moitié prose. Le premier poëte qui nous fit rire avec de la prose, introduisit la prose dans la comédie. Le premier poëte qui nous fera pleurer avec de la prose, introduira la prose dans la tragédie. Mais dans l'art, ainsi que dans la nature, tout est enchaîné; si l'on se rapproche d'un côté de ce qui est vrai, on s'en rapprochera de beaucoup d'autres. C'est alors que nous ver rons sur la scène des situations naturelles qu'une décence ennemie du génie & des grands effets a proscrites, Je ne me lasserai
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point de crier à nos François: La Vérité! La Nature! Les Anciens! Sophocle! Phi loctete! Le poëte l'a montré sur la scène, couché à l'entrée de sa caverne, & couvert de lambeaux déchirés. Il s'y roule; il y éprouve une attaque de douleur; il y crie; il y fait entendre des voix inarticulées. La décoration étoit sauvage; la piece marchoit sans appareil. Des habits vrais, des discours vrais, une intrigue simple & naturelle. No- tre goût seroit bien dégradé, si ce spectacle ne nous affectoit pas davantage que celui d'un homme richement vêtu, apprêté dans sa parure. Comme s'il sortoit de sa toilette . Se promenant à pas comptés sur la scène, & battant nos oreilles de ce qu'Horace ap pelle ampullas et sesquipedalia verba, des sen tences, des bouteilles soufflées, des mots longs d'un pied & demi. Nous n'avons rien épargné pour corrom pre le genre dramatique. Nous avons con servé des anciens l'emphase de la versifica tion qui convenoit tant à des langues à quan tité forte & à accent marqué, à des théâtres spacieux, à une déclamation notée & accom pagnée d'instrumens; & nous avons aban-
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donné la simplicité de l'intrigue & du dialo gue, & la vérité des tableaux. Je ne voudrois pas remettre sur la scène les grands socs & les hauts cothurnes, les habits colossals, les masques, les porte voix, quoique toutes ces choses ne fussent que les parties nécessaires d'un systême théâ tral. Mais n'y avoit-il pas dans ce systême des côtés précieux? & croyez-vous qu'il fût à propos d'ajoûter encore des entraves au gé nie, au moment où il se trouvoit privé d'une grande ressource? Quelle ressource ? Le concours d'un grand nombre de specta teurs. Il n'y a plus, à proprement parler, de specta cles publics. Quel rapport entre nos assemblées au théâtre, dans les jours les plus nombreux, & celles du peuple d'Athènes ou de Rome? Les théâtres anciens recevoient jusqu'à qua tre-vingt mille citoyens. La scène de Scaurus étoit décorée de trois cents soixante colonnes, & de trois mille statues. On employoit à la construction de ces édifices tous les moyens de faire valoir les instrumens & les voix. On en avoit l'idée d'un grand instrument. Uti enim organa æneis laminis aut corneis, etc....
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ad chordarum, sonituum claritätem perficiun- tur; sic theatrorum per harmonicen, ad augen- dam vocem, ratiocinationes ab antiquis sunt constitutæ. En cet endroit, j'interrompis Dorval, je lui dis: J'aurois une petite aventure à vous raconter sur nos salles de spectacles. Je vous la demanderai, me répondit-il, & il continua: Jugez de la force d'un grand concours de spectateurs, par ce que vous savez vous-même de l'action des hommes les uns sur les autres, & de la communication des passions dans les émeutes populaires. Quarante à cinquante mille hommes ne se contiennent pas par dé cence. Et s'il arrivoit à un grand personnage de la république de verser une larme, quel effet croyez-vous que sa douleur dût produire sur le reste des spectateurs? Y a-t-il rien de plus pathétique que la douleur d'un homme vénérable? Celui qui ne sent pas augmenter sa sensa tion par le grand nombre de ceux qui la par tagent, a quelque vice secret; il y a dans son caractere je ne sais quoi de solitaire qui me deplaît. Mais si le concours d'un grand nombre
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d'hommes devoit ajoûter à l'émotion du spectateur, quelle influence ne devoit-il point avoir sur les auteurs, sur les acteurs? Quelle différence entre amuser tel jour, depuis telle jusqu'à telle heure, dans un petit endroit obscur, quelques centaines de personnes, ou fixer l'attention d'une nation entiere dans ses jours solemnels, occuper ses édifices les plus somptueux, & voir ces édifices environnés & remplis d'une multitude innombrable, dont l'amusement ou l'ennui va dépendre de notre talent! Vous attachez bien de l'effet à des cir constances purement locales . Celui qu'elles auroient sur moi, & je crois sentir juste. Mais on diroit, à vous entendre, que ce sont ces circonstances qui ont soutenu & peut-être introduit la poésie & l'em phase au théâtre . Je n'exige pas qu'on admette cette con jecture. Je demande qu'on l'examine. N'est-il pas assez vraisemblable que le grand nombre de spectateurs auxquels il falloit se faire en tendre, malgré le murmure confus qu'ils ex citent, même dans les momens attentiss, a fait élever la voix, détacher les syllabes,
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soutenir la prononciation, & sentir l'utilite de la versification? Horace dit du vers drama tique: Vincentem strepitus et natum rebus agen- dis. Il est commode pour l'intrigue, & il se fait entendre à travers le bruit. Mais ne falloit-il pas que l'exagération se répandît en même tems, & par la même cause, sur la démarche, le geste & toutes les autres par ties de l'action? De-là vint un art qu'on ap pella la déclamation. Quoi qu'il en soit; que la poésie ait fait naître la déclamation théâtrale; que la né cessité de cette déclamation ait introduit, ait soutenu sur la scène la poésie & son em phase; ou que ce systême, formé peu-à-peu, ait duré par la convenance de ses parties, il est certain que tout ce que l'action dramati que a d'énorme se produit & disparoît en même tems. L'acteur laisse & reprend l'exa gération sur la scène. Il y a une sorte d'unité qu'on cherche sans s'en appercevoir, & à laquelle on se fixe, quand on l'a trouvée. Cette unité ordonne des vêtemens, du ton, du geste, de la con tenance, depuis la chaire placée dans les temples, jusqu'aux tréteaux élevés dans les carrefours. Voyez un charlatan au coin de la
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place Dauphine; il est bigarré de toutes sor tes de couleurs; ses doigts sont chargés de bagues; de longues plumes rouges flottent autour de son chapeau; il mene avec lui un singe ou un ours; il s'éleve sur ses étriers; il crie à pleine tête; il gesticule de la ma niere la plus outrée, & toutes ces choses conviennent au lieu, à l'orateur, & à son auditoire. J'ai un peu étudié le systême dra matique des anciens; j'espere vous en entre tenir un jour; vous exposer sans partialité sa nature, ses défauts & ses avantages, & vous montrer que ceux qui l'ont attaqué, ne l'avoient pas considéré d'assez près ..... Et l'aventure que vous aviez à me raconter sur nos salles de spectacles? La voici. J'avois un ami un peu libertin; il se fit une affaire sérieuse en province; il fallut se dérober aux suites qu'elle pou voit avoir, en se réfugiant dans la capitale, & il vint s'établir chez moi. Un jour de spectacle, comme je cherchois à désennuyer mon prisonnier, je lui proposai d'aller au spectacle. (Cela est indifférent à mon his toire). Mon ami accepte. Je le conduis. Nous arrivons; mais à l'aspect de ces gar des répandus, de ces petits guichets obs-
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curs qui servent d'entrée, & de ce trou fermé d'une grille de fer, par lequel on distribue les billets, le jeune homme s'ima gine qu'il est à la porte d'une maison de force, & que l'on a obtenu un ordre pour l'y renfermer. Comme il est brave, il s'ar rête de pied ferme. Il met la main sur la garde de son épée; & tournant sur moi des yeux indignés, il s'écrie, d'un ton mêlé de fureur & de mépris: Ah, mon ami! Je le compris. Je le rassurai; & vous convien drez que son erreur n'étoit pas déplacée
... Mais, où en sommes-nous de notre exa men? Puisque c'est vous qui m'égarez, vous vous chargez sans doute de me remettre dans la voie. Nous en sommes au quatrieme Acte, à votre scène avec Constance..... Je n'y vois qu'un coup de crayon, mais il s'étend depuis la premiere ligne jusqu'à la der niere .... Qu'est-ce qui vous en a déplu? Le ton, d'abord; il me paroît au-dessus d'une femme . D'une femme ordinaire, je le crois. Mais vous connoîtrez Constance, & peut-être alors la scène vous paroîtra-t-elle au-dessous d'elle.
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Il y a des expressions, des pensées, qui sont moins d'elle que de vous. Cela doit être. Nous empruntons nos ex pressions, nos idées des personnes avec les quelles nous conversons, nous vivons. Selon l'estime que nous en faisons, (& Constance m'estime beaucoup) notre ame prend des nuances plus ou moins fortes de la leur. Mon caractere a dû refléter sur le sien, & le sien sur celui de Rosalie. Et la longueur? Ah! vous voilà remonté sur la scène. Il y a long-tems que cela ne vous étoit arrivé. Vous nous voyez, Constance & moi, sur le bord d'une planche, bien droits, nous regardant de profil, & récitant alternativement la de mande & la réponse. Mais est-ce ainsi que cela se passoit dans le sallon? Nous étions tantôt assis, tantôt droits. Nous marchions quelquefois. Souvent nous étions arrêtés, & nullement pressés de voir la fin d'un entretien qui nous intéressoit tous deux également. Que ne me dit-elle point? Que ne lui répondis pas? Si vous saviez comme elle s'y prenoit, lorsque cette ame féroce se formoit à la rai son, pour y faire descendre les douces illu sions & le calme!
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Dorval, vos filles seront honnêtes & décentes, vos fils seront nobles & fiers. Tous vos enfans seront charmans ... Je ne peux vous exprimer quel fut le prestige de ces mots, accompagnés d'un souris plein de tendresse & de dignité. Je vous comprends. J'entends ces mots de la bouche de Mademoiselle Clairon, & je la vois. Non, il n'y a que les femmes qui posse dent cet art secret. Nous sommes des raison neurs durs & secs. Ne vaut-il pas mieux encore, me disoit-elle, faire des ingrats, que de manquer à faire le bien? Les parens ont, pour leurs enfans, un amour inquiet et pusillanime qui les gâte. Il en est un autre attentif et tranquille, qui les rend hon- nêtes; et c'est celui-ci qui est le véritable amour de pere. L'ennui de tout ce qui amuse la multitude, est la suite du goût réel pour la vertu. Il y a un tactmoral qui s'étend à tout, et que le méchant n'a point. L'homme le plus heureux est celui qui fait le bonheur d'un plus grand nombre d'autres. Jc voudrois étre mort; est un souhait fré-
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quent qui prouve, du moins quelquefois, qu'il y a des choses plus précieuses que la vie. Un honnête-homme est respecté de ceux même qui ne le sont pas, fût-il dans une autre pla- nète. Les passions détruisent plus de préjugés que la Philosophie. Et comment le mensonge leur résisteroit-il? Elles ébranlent quelquefois la vérité. Elle me dit un autre mot, simple à la vé rité; mais si voisin de ma situation, que j'en fus effraye. C'est qu'il n'y avoit point d'homme, quel- qu'honnête qu'il fût, qui, dans un violent accès de passion, ne desirât au fond de son cœur les honneurs de la vertu et les avantages du vice. Je me rappellai bien ces idées; mais l'en chaînement ne me revint pas, & elles n'en trerent point dans la scène. Ce qu'il y en a, & ce que je viens de vous en dire, suffit, je crois, pour vous montrer que Constance a l'habitude de penser. Aussi m'enchaîna-t-elle, sa raison dissipant, comme de la poussiere, tout ce que je lui opposois dans mon humeur. Je vois dans cette scène un endroit que j'ai sousligné, mais je ne sais plus à quel propos.
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Lisez l'endroit. Je lus: Rien ne captive plus fortement que l'exemple de la vertu, pas même l'exem- ple du vice . J'entends. La maxime vous a paru fausse? C'est cela. Je pratique trop peu la vertu, me dit Dor val; mais personne n'en a une plus haute idée que moi. Je vois la vérité & la vertu comme deux grandes statues élevées sur la surface de la terre, & immobiles au milieu du ravage & des ruines de tout ce qui les environne. Ces grandes figures sont quelque fois couvertes de nuages. Alors les hommes se meuvent dans les ténebres: ce sont les tems de l'ignorance & du crime, du fana tisme & des conquêtes. Mais il vient un mo ment où le nuage s'entr' ouvre; alors les hommes, prosternés, reconnoissent la vérité, & rendent hommage à la vertu. Tout passe, mais la vertu & la vérité restent. Je définis la vertu: le goût de l'ordre dans les choses morales. Le goût de l'ordre en général, nous domine dès la plus tendre en fance. Il est plus ancien dans notre ame, me disoit Constance, qu'aucun sentiment réflé chi; & c'est ainsi qu'elle m'opposoit à moi-
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même. Il agit en nous, sans que nous nous en appercevions: c'est le germe de l'honnê teté & du bon goût: il nous porte au bien, tant qu'il n'est point gêné par la passion: il nous suit jusques dans nos écarts. Alors il dispose les moyens, de la maniere la plus avantageuse pour le mal. S'il pouvoit jamais être étouffé, il y auroit des hommes qui sen tiroient le remords de la vertu, comme d'au tres sentent le remords du vice. Lorsque je vois un scélérat capable d'une action héroï que, je demeure convaincu que les hommes de bien sont plus réellement hommes de bien, que les méchans ne sont vraiment méchans; que la bonté nous est plus indivisiblement attachée que la méchanceté; & qu'en géné ral il reste plus de bonté dans l'ame d'un mé chant, que de méchanceté dans l'ame des bons. Je sens d'ailleurs qu'il ne faut pas exami ner la morale d'une femme, comme les maximes d'un philosophe. Ah! si Constance vous entendoit!... Mais cette morale n'est-elle pas un peu forte pour le genre dramatique? Horace vouloit qu'un poëte allât puiser sa science dans les ouvrages de Socrate: Rem
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tibi Socraticæ poterunt ostendere chartæ. Or, je crois qu'en un ouvrage, quel qu'il soit, l'esprit du siecle doit se remarquer. Si la mo rale s'épure, si le préjugé s'affoiblit, si les esprits ont une pente à la bienfaisance géné rale, si le goût des choses utiles s'est répandu, si le peuple s'intéresse aux opérations du mi nistre, il faut qu'on s'en apperçoive, même dans une comédie. Malgré tout ce que vous me dites, je persiste. Je trouve la scène fort belle & fort longue. Je n'en respecte pas moins Constance. Je suis enchanté qu'il y ait au monde une femme comme elle, & que ce soit la vôtre .... Les coups de crayon commencent à s'é claircir. En voici pourtant encore un. Clairville a remis son sort entre vos mains. Il vient apprendre ce que vous avez décidé. Le sacrifice de votre passion est fait: celui de votre fortune est résolu: Clairville & Rosalie redeviennent opulents par votre générosité. Celez à votre ami cette circonstance, je le veux; mais pour quoi vous amuser à le tourmenter, en lui montrant des obstacles qui ne subsistent plus? Cela amene l'éloge du Commerce;
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je le sais. Cet éloge est sensé: il étend l'instruction & l'utilité de l'ouvrage; mais il allonge, & je le supprimerois. Ambi- tiosa recidet ornamenta
. Je vois, me répondit Dorval, que vous êtes heureusement né. Après un violent effort, il est une sorte de délassement auquel il est impossible de se refuser, & que vous connoî triez, si l'exercice de la vertu vous avoit été pénible. Vous n'avez jamais eu besoin de respirer .... Je jouissois de ma victoire. Je faisois sortir du cœur de mon ami les senti mens les plus honnêtes. Je le voyois toujours plus digne de ce que je venois de faire pour lui. Et cette action ne vous paroît pas na turelle! Reconnoissez au contraire, à ces ca racteres, la différence d'un événement ima ginaire, & d'un événement réel. Vous pouvez avoir raison. Mais, dites moi, Rosalie n'auroit - elle point ajoûté après coup cet endroit de la premiere scène du cinquieme acte? Amant qui m'é- tois autrefois si cher! Clairville que j'estime toujours, &c.. Vous l'avez deviné. Il ne me reste presque plus que des élo ges à vous faire. Je ne peux vous dire com-
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bien je suis content de la scène troisieme du cinquieme Acte. Je me disois, avant que de la lire: il se propose de détacher Rosalie: c'est un projet fou qui lui a mal réussi avec Constance, & qui ne lui réussira pas mieux avec l'autre. Que lui dira-t-il, qui ne doive encore augmenter son estime & sa tendresse? Voyons cependant. Je lus; & je demeurai convaincu qu'à la place de Rosalie, il n'y avoit point de femme en qui il restât quelques vestiges d'honnêteté, qui n'eût été détachée & rendue à son amant; & je conçus qu'il n'y avoit rien qu'on ne pût sur le cœur humain, avec de la vé rité, de l'honnêteté & de l'éloquence.
Mais comment est - il arrivé que votre pièce ne soit pas d'invention, & que les moindres événemens y soient préparés? L'art dramatique ne prépare les événe mens, que pour les enchaîner; & il ne les enchaîne dans ses productions, que parce qu'ils le sont dans la nature. L'artimite jus qu'à la maniere subtile avec laquelle la nature nous dérobe la liaison de ses effets. La pantomime prépareroit, ce me sem ble, quelquefois d'une maniere bien natu relle & bien déliée.
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Sans doute; & il y en a un exemple dans la pièce. Tandis qu'André nous annonçoit les malheurs arrivés à son maître, il me vint cent fois dans la pensée qu'il parloit de mon pere; & je témoignai cette inquiétude par des mouvemens sur lesquels il eût été facile à un spectateur attentif de prendre le même soupçon. Dorval, je vous dis tout. J'ai remarqué de tems en tems des expressions qui ne sont pas d'usage au théâtre. Mais que personne n'oseroit relever, si un auteur de nom les eût employées. D'autres qui sont dans la bouche de tout le monde, dans les ouvrages des meilleurs écrivains, & qu'il seroit impossible de changer, sans gâter la pensée; mais vous savez que la langue du spectacle s'épure, à mesure que les mœurs d'un peuple se corrrompent; & que le vice se fait un idiôme qui s'étend peu-à-peu, & qu'il saut connoître, parce qu'il est dangereux d'em ployer les expressions dont il s'est une fois emparé. Ce que vous dites est bien vû; il ne reste plus qu'à savoir où s'arrêtera cette sorte de condescendance qu'il faut avoir pour le vice.
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Si la langue de la vertu s'appauvrit à mesure que celle du vice s'étend, bientôt on sera réduit à ne pouvoir parler sans dire une sottise. Pour moi, je pense qu'il y a mille occasions où un homme feroit honneur à son goût & à ses mœurs, en méprisant cette es pece d'invasion du libertinage. Je vois déja dans la société que, si quel qu'un s'avise de montrer une oreille trop dé licate, on en rougit pour lui. Le théâtre fran çois attendra-t-il, pour suivre cet exemple, que son dictionnaire soit aussi borné que le dictionnaire du théâtre lyrique, & que le nombre des expressions honnêtes soit égal à celui des expressions musicales? Voilà tout ce que j'avois à vous observer sur le détail de votre ouvrage; quant à la con duite, j'y trouve un défaut: peut-être est-il inhérent au sujet: vous en jugerez. L'intérêt change de nature. Il est, du premier Acte jusqu'à la fin du troisieme, de la vertu mal heureuse; &, dans le reste de la Pièce, de la vertu victorieuse. Il falloit, & il eût été facile d'entretenir le tumulte, & de prolon ger les épreuves & le mal-aise de la vertu. Par exemple; que tout reste comme il est, depuis le commencement de la pièce
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jusqu'à la quatrieme scène du troisieme acte. Cest le moment où Rosalie apprend que vous épousez Constance, s'évanouit de douleur, & dit à Clairville dans son dé pit: Laissez-moi... Je vous hais... Qu'alors Clairville conçoive des soupçons; que vous preniez de l'humeur contre un ami impor tun qui vous perce le cœur, sans s'en dou ter, & que le troisieme acte finisse.
Voici maintenant comment j'arrangerois le quatrieme. Je laisse la premiere scène à peu-près comme elle est. Seulement Justine apprend à Rosalie qu'il est venu un émis saire de son pere; qu'il a vu Constance en secret, & qu'elle a tout lieu de croire qu'il apporte de mauvaises nouvelles. Après cette scène, je transporte la scène seconde du troisieme acte, celle où Clairville se préci pite aux genoux de Rosalie & cherche à la fléchir. Constance vient ensuite. Elle amene André. On l'inrerroge. Rosalie apprend les malheurs arrivés à son pere. Vous voyez à peu-près la marche du reste. En irritant la passion de Clairville & celle de Rosalie, on vous eût préparé des embarras plus grands peut-être encore que les précédents. De temps en temps vous eussiez été tenté
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de tout avouer. A la fin, peut-être l'eussiez vous fait
. Je vous entends. Mais ce n'est plus là notre histoire. Et mon pere, qu'auroit-il dit? D'ail leurs, êtes-vous bien convaincu que la pièce y auroit gagné? En me réduisant à des extrémi tés terribles, vous eussiez fait d'une aventure simple, une pièce fort compliquée. Je serois devenu plus théâtral. Et plus ordinaire, il est vrai. Mais l'ou vrage eût été d'un succès assuré. Je le crois, & d'un goût fort petit. Il y avoit certainement moins de difficulté; mais je pense qu'il y avoit encore moins de vérité & de beautés réelles à entretenir l'agitation, qu'à se soutenir dans le calme. Songez que c'est alors que les sacrifices de la vertu com mencent & s'enchaînent. Voyez comme l'élé vation du discours & la force des scènes suc cedent au pathétique de situation. Cependant au milieu de ce calme, le sort de Constance, de Clairville, de Rosalie & le mien, demeu rent incertains. On sait ce que je me propose; mais il n'y a nulle apparence que je réussisse. En effet, je ne réussis point avec Constance, & il est bien moins vraisemblable que je sois plus heureux avec Rosalie. Quel événement
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assez important auroit remplacé ces deux scè nes, dans le plan que vous venez de m'expo ser? Aucun. Il ne me reste plus qu'une question à vous faire. C'est sur le genre de votre ou vrage. Ce n'est pas une tragédie; ce n'est pas une comédie. Qu'est-ce donc, & quel nom lui donner? Celui qu'il vous plaira. Mais demain, si vous voulez, nous chercherons ensemble ce lui qui lui convient. Et pourquoi pas aujourd'hui? Il faut que je vous quitte. J'ai fait avertir deux fermiers du voisinage, & il y a peut être une heure qu'ils m'attendent à la maison. Autre procès à accommoder. Non. C'est une affaire un peu différente. L'un de ces fermiers a une fille; l'autre un garçon. Ces enfans s'aiment; mais la fille est riche; le garçon n'a rien, Et vous voulez accommoder les parens, & rendre les enfans contens. Adieu, Dor val. A demain, au même endroit.
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TROISIEME ENTRETIEN.

Le lendemain le ciel se troubla. Une nue qui amenoit l'orage & qui portoit le ton nerre, s'arretâ sur la colline, & la couvrit de ténebres. A la distance où j'étois, les éclairs sembloient s'allumer & s'éteindre dans ces ténebres; la cime des chênes étoit agitée; le bruit des vents se mêloit au murmure des eaux; le tonnerre, en grondant, se promenoit entre les arbres; mon imagination dominée par des rapports secrets, me montroit, au mi lieu de cette scène obscure, Dorval tel que je l'avois vu la veille dans les transports de son enthousiasme; & je croyois entendre sa voix harmonieuse s'élever au-dessus des vents & du tonnerre. Cependant l'orage se dissipa; l'air en devint plus pur, le ciel plus serein; & je serois allé chercher Dorval sous les chênes, mais je pensai que la terre y seroit trop fraîche, & l'herbe trop molle. Si la pluie n'avoit pas duré, elle avoit été forte. Je me rendis chez lui. Il m'attendoit; car il avoit pensé, de son
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côté, que je n'irois point au rendez-vous de la veille; & ce fut dans son jardin, sur les bords sablés d'un large canal, où il avoit cou tume de se promener, qu'il acheva de me développer ses idées. Après quelques discours généraux sur les actions de la vie, & sur l'imitation qu'on en fait au théâtre, il me dit: On distingue dans tout objet moral, un milieu & deux extrêmes. Il semble donc que toute actiondramatique étant un objet mo ral, il devroit y avoir un genre moyen & deux genres extrêmes. Nous avons ceux-ci; c'est la comédie & la tragédie. Mais l'homme n'est pas toujours dans la douleur ou dans la joie. Il y a donc un point qui sépare la dis tance du genre comique au genre tragique. Térence a composé une pièce dont voici le sujet. Un jeune homme se marie. A peine est il marié, que des affaires l'appellent au loin. Il est absent. Il revient. Il croit appercevoir dans sa femme des preuves certaines d'infi délité: il en est au désespoir: il veut la ren voyer à ses parens. Qu'on juge de l'état du pere, de la mere & de la fille. Il y a cepen dant un Dave, personnage plaisant par lui même. Qu'en fait le Poëte? Il l'éloigne de
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la scène pendant les quatre premiers actes, & il ne le rappelle que pour égayer un peu son dénouement. Je demande dans quel genre est cette pièce? Dans le genre comique? Il n'y a pas le mot pour rire. Dans le genre tragique? La terreur, la commisération & les autres grandes pas sions, n'y sont point excitées. Cependant il y a de l'intérêt; il y en aura, sans ridicule qui fasse rire, sans danger qui fasse frémir, dans toute composition dramatique où le su jet sera important, où le Poëte prendra le ton que nous avons dans les affaires sérieu ses, & où l'action s'avancera par la perple xité & par les embarras. Or il me semble que ces actions étant les plus communes de la vie, le genre qui les aura pour objet doit être le plus utile & le plus étendu. J'appel lerai ce genre, le genre sérieux. Ce genre établi, il n'y aura point de con ditions dans la société, point d'actions im portantes dans la vie, qu'on ne puisse rap porter à quelque partie du systême drama tique. Voulez-vous donner à ce systême toute l'étendue possible, y comprendre la vérité & les chimeres, le monde imaginaire & le
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monde réel: ajoûtez le burlesque au-dessous du genre comique, & le merveilleux au-dessus du genre tragique. Je vous entends. Le burlesque ..... Le genre comique .... Le genre sérieux .... Le genre tragique .... Le merveilleux . Une pièce ne se renferme jamais à la ri gueur dans un genre. Il n'y a point d'ouvrage dans les genres tragique ou comique, où l'on ne trouvât des morceaux qui seroient point déplacés dans le genre sérieux; & il y en aura réciproquement dans celui - ci qui porteront l'empreinte de l'un & l'autre genre. C'est l'avantage du genre sérieux, que, placé entre les deux autres, il a des ressour ces, soit qu'il s'éleve, soit qu'il descende. Il n'en est pas ainsi du genre comique & du genre tragique. Toutes les nuances du comique sont comprises entre ce genre même & le genre sérieux; & toutes celles du tragique, entre le genre sérieux & la tragédie. Le burlesque & le merveilleux sont également hors de la nature; on n'en peut rien emprunter qui ne gâte. Les peintres & les poëtes ont le droit de tout oser; mais ce droit ne s'étend pas jusqu'à la licence de fondre des especes diffé rentes dans un même individu. Pour un
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homme de goût, il y a la même absurdité dans Castor élevé au rang des Dieux, & dans le Bourgeois Gentilhomme fait Mamamou chi. Le genre comique & le genre tragique, sont les bornes réelles de la composition dra matique. Mais s'il est impossible au genre comique d'appeller à son aide le burlesque, sans se dégrader; au genre tragique d'empié ter sur le genre merveilleux, sans perdre de sa vérité; il s'ensuit que, placés dans les ex trémités, ces genres sont les plus frappants & les plus difficiles. C'est dans le genre sérieux que doit s'exer cer d'abord tout homme de Lettres qui se sent du talent pour la scène. On apprend à un jeune éleve qu'on destine à la peinture, à dessiner le nud. Quand cette partie fondamen tale de l'art lui est familiere, il peut choisir un sujet; qu'il le prenne ou dans les conditions communes, ou dans un rang élevé; qu'il drape ses figures à son gré, mais qu'on ressente tou jours le nud sous la draperie; que celui qui aura fait une longue étude de l'homme dans l'exercice du genre sérieux, chausse, selon son génie, le cothurne ou le soc; qu'il jette sur les épaules de son personnage un manteau
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royal ou une robe de palais; mais que l'homme ne disparoisse jamais sous le vêtement. Si le genre sérieux est le plus facile de tous, c'est en revanche le moins sujet aux vicissi tudes des tems & des lieux. Portez le nud en quelque lieu de la terre qu'il vous plaira, il fixera l'attention, s'il est bien dessiné. Si vous excellez dans le genre sérieux, vous plairez dans tous les tems, & chez tous les peuples. Les petites nuances qu'il emprun tera d'un genre collatéral seront trop foibles pour le déguiser: ce sont des bouts de dra perie qui ne couvrent que quelques endroits, & qui laissent les grandes parties nues. Vous voyez que la tragi-comédie ne peut être qu'un mauvais genre, parce qu'on y confond deux genres éloignés & séparés par une barriere naturelle; on n'y passe point par des nuances imperceptibles; on tombe à chaque pas dans les contrastes, & l'unité dis paroît. Vous voyez que cette espece de drame où les traits les plus plaisans du genre comique sont placés à côté des traits les plus touchans du genre sérieux, & où l'on saute alterna tivement d'un genre à un autre, ne sera pas sans défaut aux yeux d'un critique sévere.
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Mais voulez-vous être convaincu du dan ger qu'il y a à franchir la barriere que la na ture a mise entre les genres: portez les choses à l'excès; rapprochez deux genres fort éloi gnés, tels que la tragédie & le burlesque, & vous verrez alternativement un grave sé nateur jouer aux pieds d'une courtisanne le rôle du débauché le plus vil, & des factieux méditer la ruine d'une république (a). La farce, la parade & la parodie ne sont pas des genres, mais des especes de comique ou de burlesque qui ont un objet particu lier. On a donné cent fois la poétique du genre comique & du genre tragique. Le genre sé rieux a la sienne; & cette poétique seroit aussi fort étendue; mais je ne vous en dirai que ce qui s'est offert à mon esprit, tandis que je travaillois à ma pièce. Puisque ce genre est privé de la vigueur de coloris des genres extrêmes entre lesquels il est placé, il ne faut rien négliger de ce qui peut lui donner de la force. 2
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Que le sujet en soit important, & l'intri gue simple, domestique & voisine de la vie réelle. Je n'y veux point de valets. Les honnêtes gens ne les admettent point à la connoissance de leurs affaires; & si les scènes se passent toutes entre les maîtres, elles n'en seront que plus intéressantes. Si un valet parle sur la scène, comme dans la société, il est maussa de; s'il parle autrement, il est faux. Les nuances empruntées du genre comique sont-elles trop fortes: l'ouvrage fera rire & pleurer; & il n'y aura plus ni unité d'inté rêt, ni unité de coloris. Le genre sérieux comporte les monologues. D'où je conclus qu'il penche plutôt vers la tragédie, que vers la comédie: genre dans lequel ils sont rares & courts. Il seroit dangereux d'emprunter dans une même composition des nuances du genre co mique & du genre tragique. Connoissez-bien la pente de votre sujet & de vos caracteres, & suivez-la. Que votre morale soit générale & forte. Point de personnages épisodiques; ou si l'intrigue en exige un, qu'il ait un caractere singulier qui le releve.
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Il faut s'occuper fortement de la panto mime, laisser là ces coups de théâtre, dont l'effet est momentané, & trouver des ta bleaux. Plus on voit un beau tableau, plus il plaît. Le mouvement nuit presque toujours à la dignité. Ainsi, que votre principal person nage soit rarement le machiniste de votre pièce. Et sur-tout ressouvenez-vous qu'il n'y a point de principe général. Je n'en connois aucun de ceux que je viens d'indiquer, qu'un homme de génie ne puisse enfreindre avec succès. Vous avez prévenu mon objection . Le genre comique est des especes, & le genre tragique est des individus. Je m'expli que. Le héros d'une tragédie est tel ou tel homme. C'est ou Régulus, ou Brutus, ou Caton, & ce n'est point un autre. Le prin cipal personnage d'une comédie doit au con traire représenter un grand nombre d'hom mes. Si par hasard on lui donnoit une phy sionomie si particuliere, qu'il n'y eût dans la société qu'un seul individu qui lui ressem blat, la comédie retourneroit à son enfance, & dégénéreroit en satyre.
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Térence me paroît être tombé une fois dans ce défaut. Son Heautontimorumenos est un pere affligé du parti violent auquel il a porté son fils par un excès de sévérité dont il se punit lui-meme, en se couvrant de lam beaux, se nourrissant durement, fuyant la société, chassant ses domestiques, & se con damnant à cultiver la terre de ses propres mains. On peut dire que ce pere - là n'est pas dans la nature. Une grande ville fourni roit à peine dans un siecle l'exemple d'une affliction aussi bisarre. Horace, qui avoit le goût d'une délica tesse singuliere, me paroît avoir apperçu ce défaut, & l'avoir critiqué d'une façon bien légere . Je ne me rappelle pas l'endroit. C'est dans la satyre premiere, ou deu xieme du premier livre, où il se propose de montrer que, pour éviter un excès, les fous se précipitent dans l'excès opposé. Fufidius, dit-il, craint de passer pour dissi pateur. Savez-vous ce qu'il fait? Il prête à cinq pour cent par mois, & se paie d'avance. Plus un homme est obéré, plus il exige. Il sait par cœur les noms de tous les enfins de famille qui commencent à aller dans le
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monde, & qui ont des peres durs. Mais vous croiriez peut-être que cet homme dé pense à proportion de son revenu. Erreur. Il est son plus cruel ennemi; & ce pere de la comédie, qui se punit de l'évasion de son fils, ne se tourmente pas plus mécham ment. Non se pejùs cruciaverit
. Oui. Rien n'est plus dans le caractere de cet auteur, que d'avoir attaché deux sens à ce méchamment, dont l'un tombe sur Térence, & l'autre sur Fufidius. Dans le genre sérieux, les caracteres seront souvent aussi généraux que dans le genre co mique; mais ils seront toujours moins indi viduels que dans le genre tragique. On dit quelquefois: il est arrivé une aven ture fort plaisante à la cour, un événement fort tragique à la ville. D'où il s'ensuit que la comédie & la tragédie sont de tous les états; avec cette différence, que la douleur & les larmes sont encore plus souvent sous les toîts des sujets, que l'enjouement & la gaieté dans les palais des rois. C'est moins le sujet qui rend une pièce comique, sérieuse ou tragique, que le ton, les passions, les caracteres & l'intérêt. Les effets de l'amour, de la jalousie, du jeu, du déreglement, de
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l'ambition, de la haîne, de l' envie peuvent faire rire, réfléchir ou trembler. Un jaloux qui prend des mesures pour s'assurer de son déshon neur, est ridicule; un homme d'honneur qui le soupçonne & qui aime, en est affligé; un furieux qui le sait, peut commettre un crime. Un joueur portera chez un usurier le portrait d'une maitresse; un autre joueur embarrassera sa fortune, la renversera, plongera une femme & des enfans dans la misere, & tombera dans le désespoir. Que vous dirai-je de plus? La pièce dont nous nous sommes entretenus a presque été faite dans les trois genres. Comment ! Oui. La chose est singuliere ! Clairville est d'un caractere honnête, mais impétueux & léger. Au comble de ses vœux, possesseur tranquille de Rosalie, il oublia ses peines passées; il ne vit plus dans notre his toire qu'une aventure commune; il en fit des plaisanteries; il alla même jusqu'à parodier le troisieme acte de la pièce. Son ouvrage étoit excellent: il avoit exposé mes embar ras sous un jour tout-à-fait comique. J'en ris; mais je fus secrettement offensé du riducule que Clairville jettoit sur une des actions les
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plus importantes de notre vie; car enfin il y eut un moment qui pouvoit lui coûter, à lui, sa fortune & sa maitresse; à Rosalie, l'in nocence & la droiture de son cœur; à Cons tance, le repos; à moi la probité, & peut être la vie. Je me vengeai de Clairville, en met tant en tragédie les trois derniers actes de la pièce; & je puis vous assurer que je le fis pleurer plus long-tems qu'il ne m'avoit fait rire. Et pourroit-on voir ces morceaux ? Non. Ce n'est point un refus. Mais Clair ville a brûlé son acte, & il ne me reste que le canevas des miens. Et ce canevas ? Vous l'allez avoir, si vous me le deman dez. Mais faites-y réflexion. Vous avez l'ame sensible; vous m'aimez; & cette lecture pourra vous laisser des impressions dont vous aurez de la peine à vous distraire. Donnez le canevas tragique; Dorval, donnez . Dorval tira de sa poche quelques feuilles volantes qu'il me tendit en détournant la tête, comme s'il eût craint d'y jetter les yeux, & voici ce qu'elles contenoient. Rosalie, instruite au troisieme acte du ma-
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riage de Dorval & de Constance, & per suadée que ce Dorval est un ami perfide, un homme sans foi, prend un parti violent: c'est de tout révéler. Elle voit Dorval, elle le traite avec le dernier mépris. Dorval. Je ne suis point un ami perfide, un homme sans foi; je suis Dorval; je suis un malheureux. Rosalie. Dis un misérable .... Ne m'a-t-il pas laissé croire qu'il m'aimoit? Dorval. Je vous aimois; & je vous aime encore. Rosalie. Il m'aimoit! Il m'aime! Il épouse Constance! Il en a donné sa parole à son frere; & cette union se consomme aujour d'hui! .... Allez, esprit pervers; éloignez vous. Permettez à l'innocence d'habiter un séjour d'où vous l'avez bannie; la paix & la vertu rentreront ici, quand vous en sortirez. Fuyez. La honte & les remords, qui ne man quent jamais d'atteindre le méchant, vous attendent à cette porte. Dorval. On m'accable! On me chasse! Je suis un scélérat! O vertu! Voilà donc ta derniere récompense! Rosalie. Il s'étoit promis sans doute que je me tairois.... Non, non.... tout se saura....
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Constance aura pitié de mon inexpérience, de ma jeunesse .... elle trouvera mon excuse & mon pardon dans son cœur ... O Clairville! combien il faudra que je t'aime, pour expier mon injustice & réparer les maux que je t'ai faits! ... Mais le moment approche où le méchant sera connu. Dorval. Jeune imprudente, arrêtez; on vous allez devenir coupable du seul crime que j'aurai jamais commis, si ç'en est un que de jetter loin de soi un fardeau qu'on ne peut plus porter .... Encore un mot, & je croirai que la vertu n'est qu'un fantôme vain; que la vie n'est qu'un présent fatal du sort; que le bonheur n'est nulle part; que le repos est sous la tombe, & j'aurai vécu. Rosalie s'est éloignée: elle ne l'entend plus. Dorval se voit méprisé de la seule femme qu'il aime & qu'il ait jamais aimée; exposé à la haîne de Constance, à l'indignation de Clairville, sur le point de perdre les seuls êtres qui l'attachoient au monde, & de re tomber dans la solitude de l'univers .... Où ra-t-il? .... à qui s'adressera-t-il? .... qui imera-t-il? ... de qui sera-t-il aimé? ... Le désespoir s'empare de son ame; il sent le dé goût de la vie; il incline vers la mort. C'est
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le sujet d'un monologue qui finit le troisieme acte. Dès la fin de cet acte, il ne parle plus à ses domestiques: il leur commande de la main, & ils obéissent. Rosalie exécute son projet au commence ment du quatrieme. Quelle est la surprise de Constance & de son frere! Ils n'osent voir Dorval, ni Dorval aucun d'eux. Ils s'évitent tous. Ils se fuient; & Dorval se trouve tout à-coup, & naturellement, dans cet abandon qu'il redoutoit. Son destin s'accomplit. Il s'en apperçoit; & le voilà résolu d'aller à la mort qui l'entraîne. Charles, son valet, est le seul être dans l'univers qui lui demeure. Charles démêle la funeste pensée de son maître; il répand sa terreur dans toute la maison; il court à Clairville, à Constance, à Rosalie. Il parle. Ils sont consternés. A l'instant, les intérêts particuliers disparoissent. On cherche à se rapprocher de Dorval, mais il est trop tard. Dorval n'aime plus, ne haît plus per sonne, ne parle plus, ne voit plus, n'entend plus. Son ame, comme abrutie, n'est capable d'aucun sentiment. Il lutte un peu contre cet état ténébreux; mais c'est foiblement, par élans courts, sans force & sans effet. Le voilà
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tel qu'il est au commencement du cinquieme acte. Cet acte s'ouvre par Dorval seul, qui se promene sur la scène, sans rien dire. On voit dans son vêtement, son geste, son silence, le projet de quitter la vie. Clairville entre, il le conjure de vivre; il se jette à ses genoux; il les embrasse; il le presse par les raisons les plus honnêtes & les plus tendres d'accepter Rosalie; il n'en est que plus cruel. Cette scène avance le sort de Dorval. Clairville n'en arra che que quelques monosyllabes: le reste de l'action de Dorval est muette. Constance arrive: elle joint ses efforts à ceux de son frere: elle dit à Dorval ce qu'elle pense de plus pathétique sur la résignation aux événemens; sur la puissance de l'Etre suprè me, puissance à laquelle c'est un crime de se soustraire; sur les offres de Clairville, &c.... Pendant que Constance parle, elle a un des bras de Dorval entre les siens; & son ami le tient embrassé par le milieu du corps, comme s'il craignoit qu'il ne lui échappât. Mais Dor val, tout en lui-même, ne sent point son ami qui le tient embrassé, n'entend point Cons tance qui lui parle. Seulement il se renverse
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quelquefois sur eux pour pleurer; mais les larmes se refusent. Alors il se retire; il pousse des soupirs profonds; il fait quelques gestes lents & terribles; on voit sur ses levres des mouvemens d'un ris passager plus effrayans que ses soupirs & ses gestes. Rosalie vient: Constance & Clairville se retirent. Cette scène est celle de la timidité, de la naïveté, des larmes, de la douleur & du repentir. Rosalie voit tout le mal qu'elle a fait; elle en est désolée. Pressée entre l'a mour qu'elle ressent, l'intérêt qu'elle prend à Dorval, le respect qu'elle doit à Cons tance, & les sentimens qu'elle ne peut refu ser à Clairville; combien elle dit de choses touchantes! Dorval paroît d'abord ni ne la voir, ni ne l'écouter. Rosalie pousse des cris, lui prend les mains, l'arrête, & il vient un moment où Dorval fixe sur elle des yeux égarés: ses regards sont ceux d'un homme qui sortiroit d'un sommeil léthargique. Cet effort le brise; il tombe dans un fauteuil comme un homme frappé: Rosalie se retire en poussant des sanglots, se désolant, s'arra chant les cheveux. Dorval reste un moment dans cet état de mort; Charles est debout devant lui, sans
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rien dire ...... ses yeux sont à-demi-fermés; ses longs cheveux pendent sur le derriere du fauteuil; il a la bouche entr'ouverte, la res piration haute, & la poitrine haletante. Cette agonie passe peu-à-peu; il en revient par un soupir long & douloureux, par une voix plaintive. Il s'appuie la tête sur ses mains, & les coudes sur ses genoux; il se leve avec peine; il erre à pas lents; il rencontre Charles; il le prend par les bras, le regarde un moment, tire sa bourse & sa montre, les lui donne avec un papier cacheté sans adresse, & lui fait signe de sortir. Charles se jette à ses pieds, & se colle le visage contre terre. Dorval l'y laisse, & continue d'errer. En errant, ses pieds rencontrent Charles étendu par terre. Il se détourne .... Alors Charles se leve su bitement, laisse la bourse & la montre à terre, & court appeller du secours. Dorval le suit lentement ..... Il s'appuie sans dessein contre la porte .... il y voit un verrouil ..... il le regarde ..... le ferme ... tire son épée ... en appuie le pommeau con tre la terre .... en dirige la pointe vers sa poitrine..... se penche le corps sur le côté.... leve les yeux au Ciel .... les ramene sur lui ..... demeure ainsi quelque tems ......
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pousse un profond soupir, & se laisse tom ber. Charles arrive; il trouve la porte fermée; il appelle; on vient; on force la porte; on trouve Dorval baigné dans son sang & mort. Charles rentre en poussant des cris: les autres domestiques restent autour du cadavre. Cons tance arrive; frappée de ce spectacle, elle crie, elle court égarée sur la scène, sans trop savoir ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, où elle va. On enleve le cadavre de Dorval. Ce pendant Constance tournée vers le lieu de la scène sanglante, est immobile dans un fau teuil, le visage couvert de ses mains. Arrivent Clairville & Rosalie. Ils trouvent Constance dans cette situation; ils l'interro gent; elle se taît: ils l'interrogent encore; pour toute réponse, elle découvre son vi sage, détourne la tête, & leur montre de la main l'endroit teint du sang de Dorval. Alors ce ne sont plus que des cris, des pleurs, du silence & des cris. Charles donne à Constance le paquet ca cheté: c'est la vie & les dernieres volontés de Dorval. Mais à peine en a-t-elle lu les pre mieres lignes, que Clairville sort comme un furieux; Constance le suit. Justine & les do-
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mestiques emportent Rosalie, qui se trouve mal, & la pièce finit. Ah! m'écriai-je, ou je n'y entends rien, ou voilà de la tragédie! A la vérité, ce n'est plus l'épreuve de la vertu; c'est son désespoir. Peut-être y auroit-il du danger à montrer l'homme de bien réduit à cette extrémité funeste; mais on n'en sent pas moins la force de la pantomime seule, & de la pantomime réunie au discours. Voilà les beautés que nous perdons faute de scene & faute de hardiesse, en imitant ser vilement nos prédécesseurs, & laissant la nature & la vérité ...... Mais Dorval ne parle point ..... Mais peut-il y avoir de discours qui frappent autant que son action & son silence ..... Qu'on lui fasse dire quelques mots par intervalles; cela se peut. Mais il ne faut pas oublier qu'il est rare que celui qui parle beaucoup se tue. Je me levai. J'allai trouver Dorval. Il erroit parmi les arbres, & il me paroissoit absorbé dans ses pensées. Je crus qu'il étoit à propos de garder son papier, & il ne me le rede manda pas. Si vous êtes convaincu, me dit-il, que ce soit là de la tragédie, & qu'il y ait entre la tra-
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gédie & la comédie un genre intermédiaire; voilà donc deux branches du genre dramatique qui sont encore incultes, & qui n'attendent que des hommes. Faites des comédies dans le genre sérieux. Faites des tragédies domestiques, & soyez sûr qu'il y a des applaudissemens & une immortalité qui vous sont réservés. Sur tout négligez les coups de théâtre; cherchez des tableaux; rapprochez-vous de la vie réelle; & ayez d'abord un espace qui permette l'é xercice de la pantomime dans toute son éten due .... On dit qu'il n'y a plus de grandes passions tragiques à émouvoir; qu'il est im possible de présenter les sentimens élevés d'une maniere neuve & frappante. Cela peut être dans la tragédie, telle que les Grecs, les Romains, les François, les Italiens, les An glois & tous les peuples de la terre l'ont composée. Mais la tragédie domestique aura une autre action, un autre ton, & un sublime qui lui sera propre. Je le sens, ce sublime; il est dans ces mots d'un pere qui disoit à son fils qui le nourrissoit dans sa vieillesse: Mon fils, nous sommes quittes. Je t'ai donné la vie, et tu me l'as rendue; & dans ceux-ci d'un autre pere qui disoit au sien: Dites toujours la vérité. Ne promettez rien à personne, que
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vous ne vouliez tenir. Je vous en conjure par ces pieds que je réchauffois dans mes mains, quand vous étiez au berceau. Mais cette tragédie nous intéressera t-elle? Je vous le demande. Elle est plus voisine de nous. C'est le tableau des malheurs qui nous environnent. Quoi! vous ne concevez pas l'effet que produiroient sur vous une scène réelle, des habits vrais, des discours proportionnés aux actions, des actions sim ples, des dangers dont il est impossible que vous n'ayez tremblé pour vos parens, vos amis, pour vous-même? Un renversement de fortune, la crainte de l'ignominie, les suites de la misere, une passion qui conduit l'homme à sa ruine, de sa ruine au désespoir, du dé sespoir à une mort violente, ne sont pas des événemens rares; & vous croyez qu'ils ne vous affecteroient pas autant que la mort fa buleuse d'un tyran, ou le sacrifice d'un en fant aux autels des Dieux d'Athènes ou de Rome! .... Mais vous êtes distrait ...... Vous rêvez .... Vous ne m'écoutez pas .... Votre ébauche tragique m'obsede ..... Je vous vois errer sur la scène ...... dé tourner vos pieds de votre valet prosterné...
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fermer le verrouil .... tirer votre épée ... L'idée de cette pantomime me fait fré mir .... Je ne crois pas qu'on en soutînt le spectacle; & toute cette action est peut être de celles qu'il faut mettre en récit. Voyez
. Je crois qu'il ne faut ni réciter, ni mon trer au spectateur un fait sans vraisemblance; & qu'entre les actions vraisemblables, il est facile de distinguer celles qu'il faut exposer aux yeux, & renvoyer derriere la scène. Il faut que j'applique mes idées à la tragédie connue; je ne peux tirer mes exemples d'un genre qui n'existe pas encore parmi nous. Lorsqu'une action est simple, je crois qu'il faut plutôt la représenter, que la réciter. La vue de Mahomet tenant un poignard levé sur le sein d'Irene, incertain entre l'ambition qui le presse d'enfoncer, & la passion qui re tient son bras, est un tableau frappant. La commisération qui nous substitue toujours à la place du malheureux, & jamais du mé chant, agitera mon ame; ce ne sera pas sur le sein d'Irene, c'est sur le mien que je verrai le poignard suspendu & vacillant .... Cette action est trop simple, pour être mal imitée. Mais si l'action se complique, si les incidens
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se multiplient, il s'en rencontrera facilement quelques-unes qui me rappelleront que je suis dans un parterre, que tous ces personnages sont des comédiens, & que ce n'est point un fait qui se passe. Le récit, au contraire, me transportera au-delà de la scène; j'en suivrai toutes les circonstances; mon imagi nation les réalisera comme je les ai vues dans la nature. Rien ne se démentira. Le poëte aura dit: Entre les deux partis Chalcas s'est avancé, L'œil farouche, l'air sombte, & le poil hérissé, Terrible, & plein du Dieu qui l'agitoit sans doute... Ou, __.... Les ronces dégouttantes Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes... Où est l'acteur qui me montrera Chalcas tel qu'il est dans ce vers? Grandval s'avancera d'un pas noble & fier entre les deux partis; il aura l'air sombre, peut-être même l'œil farouche; je reconnoîtrai à son action, à son geste, la présence intérieure d'un démon qui le tourmente. Mais quelque terrible qu'il soit, ses cheveux ne se hérisseront point sur sa tête: l'imitation dramatique ne va pas jus ques-là. Il en sera de même de la plûpart des autres
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images qui animent ce récit. L'air obscurci de traits; une armée en tumulte; la terre arrosée de sang; une jeune princesse le poi gnard enfoncé dans le sein; les vents déchaî nés; le tonnerre retentissant au haut des airs; le ciel allumé d'éclairs; la mer qui écume & mugit: le poëte a peint toutes ces choses; l'imitation les voit; l'art ne les imite point. Mais il y a plus: un goût dominant de l'ordre, dont je vous ai déjà entretenu, nous contraint à mettre de la proportion entre les êtres. Si quelque circonstance nous est don née au-dessus de la nature commune, elle aggrandit le reste dans notre pensée. Le poëte n'a rien dit de la stature de Chalcas; mais je la vois; je la proportionne à son action. L'exa gération intellectuelle s'échappe de-là, & se répand sur tout ce qui approche de cet objet. La scène réelle eût été petite, foible, mes quine, fausse ou manquée; elle devient grande, forte, vraie, & même énorme dans le récit. Au théâtre, elle eût été fort au-dessous de la nature: je l'imagine un peu au-delà. C'est ainsi que, dans l'épopée, les hommes poéti ques deviennent un peu plus grands que les hommes vrais. Voilà les principes; appliquez-les vous-
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même à l'action de mon esquisse. L'action n'est-elle pas simple? Elle l'est. Y a-t-il quelque circonstance qu'on n'en puisse imiter sur la scène? Aucune. L'effet en sera-t-il terrible? Que trop, peut - être. Qui sait si nous irions chercher au théâtre des impressions aussi fortes? On veut être attendri, touché, effrayé; mais jusqu'à un certain point. Pour juger sainement, expliquons - nous. Quel est l'objet d'une composition drama tique? C'est, je crois, d'inspirer aux hom mes l'amour de la vertu, l'horreur du vice... Ainsi, dire qu'il ne faut les émouvoir que jusqu'à un certain point, c'est prétendre qu'il ne faut pas qu'ils sortent d'un spectacle trop épris de la vertu, trop éloignés du vice. Il n'y auroit point de poétique pour un peuple qui seroit aussi pusillanime. Que seroit-ce que le goût? & que l'art deviendroit-il, si l'on se refusoit à son énergie, & si l'on posoit des barrieres arbitraires à ses effets? Il me resteroit encore quelques questions
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à vous faire sur la nature du tragique do mestique & bourgeois, comme vous l'ap pellez; mais j'entrevois vos réponses Si je vous demandois pourquoi, dans l'exemple que vous m'en avez donné, il n'y a point de scènes alternativement muettes & par lées: vous me répondriez sans doute que tous les sujets ne comportent pas ce genre de beautés
? Cela est vrai. Mais quels seront les sujets de ce comi que sérieux, que vous regardez comme une branche nouvelle du genre dramatique? Il n'y a, dans la nature humaine, qu'une douzaine, tout au plus, de caracteres vrai ment comiques, & marqués de grands traits . Je le pense. Les petites différences qui se remarquent dans les caracteres des hommes, ne peu vent être maniées aussi heureusement que les caracteres tranchés . Je le pense. Mais savez-vous ce qui s'ensuit de-là? .... Que ce ne sont plus, à propre ment parler, les caracteres qu'il faut mettre sur la scène, mais les conditions. Jusqu'à pré sent, dans la comédie, le caractere a été l'ob-
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jet principal, & la condition n'a été que l'ac cessoire: il faut que la condition devienne au jourd'hui l'objet principal, & que le caractere ne soit que l'accessoire. C'est du caractere qu'on tiroit toute l'intrigue. On cherchoit en général les circonstances qui le faisoient sor tir, & l'on enchaînoit ces circonstances: c'est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras qui doivent servir de base à l'ou vrage. Il me semble que cette source est plus féconde, plus étendue & plus utile que celle des caracteres. Pour peu que le caractere fût chargé, un spectateur pourroit se dire à lui même, ce n'est pas moi; mais il ne peut se cacher que l'état qu'on joue devant lui ne soit le sien; il ne peut méconnoître ses de voirs: il faut absolument qu'il s'applique ce qu'il entend. Il me semble qu'on a déjà traité plusieurs de ces sujets . Cela n'est pas. Ne vous y trompez point. N'avons-nous pas des financiers, dans nos pièces ? Sans doute, il y en a; mais le Financier n'est pas fait. On auroit de la peine à en citer une sans un pere de famille .
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J'en conviens; mais le pere de famille n'est pas fait. En un mot, je vous demanderai si les devoirs des conditions, leurs avantages, leurs inconvéniens, leurs dangers ont été mis sur la scène? Si c'est la base de l'intrigue & de la morale de nos pièces? Ensuite, si ces devoirs, ces avantages, ces inconvéniens, ces dangers ne nous montrent pas tous les jours les hommes dans des situations très embarrassantes? Ainsi vous voudriez qu'on jouât l'homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l'avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l'intendant . Ajoûtez à cela toutes les relations, le pere de famille, l'époux, la sœur, les freres. Le pere de famille! Quel sujet dans un siecle tel que le nôtre, où il ne paroît pas qu'on ait la moindre idée de ce que c'est qu'un pere de famille! Songez qu'il se forme tous les jours des conditions nouvelles. Songez que rien, peut être, ne nous est moins connu que les condi tions, & ne doit nous intéresser davantage. Nous avons chacun notre état dans la so-
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ciété, mais nous avons à faire à des hommes de tous les états. Les conditions! Combien de détails im portans, d'actions publiques & domestiques, de vérités inconnues, de situations nouvelles à tirer de ce fond! Et les conditions n'ont elles pas entr'elles les mêmes contrastes que les caracteres? & le poëte ne pourra-t-il pas les opposer? Mais ces sujets n'appartiennent pas seule ment au genre sérieux: ils deviendront co miques ou tragiques, selon le génie de l'hom me qui s'en saisira. Telle est encore la vicissitude des ridicules & des vices, que je crois qu'on pourroit faire un Misanthrope nouveau tous les cinquante ans. Et n'en est-il pas ainsi de beaucoup d'au tres caracteres? Ces idées ne me déplaisent pas. Me voilà tout disposé à entendre la premiere comédie dans le genre sérieux, ou la pre miere tragédie bourgeoise qu'on représen tera. J'aime qu'on étende la sphere de nos plaisirs. J'accepte les ressources que vous nous offrez; mais laissez-nous encore celles que nous avons. Je vous avoue que le genre
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merveilleux me tient à cœur: je souffre à le voir confondu avec le genre burlesque, & chassé du systême de la nature & du genre dramatique. Quinault mis à côté de Scarron & de Dassouci! Ah! Dorval; Quinault
! Personne ne lit Quinault avec plus de plaisir que moi. C'est un poëte plein de graces, qui est toujours tendre & facile, & souvent élevé. J'espere vous montrer un jour jusqu'où je porte la connoissance & l'estime des talens de cet homme unique, & quel parti on auroit pû tirer de ses tragédies, telles qu'elles sont. Mais il s'agit de son genre, que je trouve mauvais. Vous m'abandonnez, je crois, le monde burlesque. Et le monde enchanté, vous est-il mieux connu? A quoi en compa rez-vous les peintures, si elles n'ont aucun modele subsistant dans la nature? Le genre burlesque & le genre merveilleux n'ont point de poétique & n'en peuvent avoir. Si l'on hasarde sur la scène lyrique un trait nouveau, c'est une absurdité qui ne se sou tient que par des liaisons plus ou moins éloi gnées avec une absurdité ancienne. Le nom & les talens de l'auteur y font aussi quelque chose. Moliere allume des chandelles tout
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autour de la tête du Bourgeois Gentilhomme: c'est une extravagance qui n'a pas de bon-sens; on en convient, & l'on en rit. Un autre ima gine des hommes qui deviennent petits à mesure qu'ils font des sottises: il y a dans cette fiction une allégorie sensée; & il est sifflé. Angélique se rend invisible à son amant par le pouvoir d'un anneau qui ne la cache à aucun des spectateurs, & cette machine ridi cule ne choque personne. Qu'on mette un poignard dans la main d'un méchant qui en frappe ses ennemis, & qui ne blesse que lui- même: c'est assez le sort de la méchanceté; & rien n'est plus incertain que le succès de ce poignard merveilleux. Je ne vois dans toutes ces inventions dra matiques que des contes semblables à ceux dont on berce les enfans. Croit-on qu'à force de les embellir, ils prendront assez de vrai semblance pour intéresser des hommes sensés? L'héroïne de la Barbe bleue est au haut d'une tour. Elle entend au pied de cette tour, la voix terrible de son tyran. Elle va périr, si son libérateur ne paroît. Sa sœur est à ses côtés: ses regards cherchent au loin ce libé rateur. Croit-on que cette situation ne soit pas aussi belle qu'aucune du théâtre lyrique;
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& que la question, Ma sœur, ne voyez-vous rien venir? soit sans pathétique? Pourquoi donc n'attendrit elle pas un homme sensé, comme elle fait pleurer les petits enfans? C'est qu'il y a une barbe bleue qui détruit son effet. Et vous pensez qu'il n'y a aucun ouvrage dans le genre, soit burlesque, soit mer veilleux, où l'on ne rencontre quelques poils de cette barbe ? Je le crois. Mais je n'aime pas votre ex pression; elle est burlesque, & le burlesque me déplaît par-tout. Je vais tâcher de réparer cette faute par quelque observation plus grave. Les Dieux du théâtre lyrique ne sont-ils pas les mêmes que ceux de l'épopée? Et pourquoi, je vous prie, Vénus n'auroit-elle pas aussi bonne grace à se désoler sur la scène de la mort d'Adonis, qu'à pousser des cris dans l'Iliade de l'égratignure qu'elle a reçue de la lance de Diomede; ou qu'à soupirer en voyant l'endroit de sa belle main blanche, où la peau meurtrie commençoit à noircir? N'est-ce pas dans le poëme d'Homere un tableau charmant, que celui de cette Déesse en pleurs, renversée sur le sein de sa mere
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Dioné? Pourquoi ce tableau plairoit-il moins dans une composition lyrique
? Un plus habile que moi vous répondra que les embellissemens de l'épopée convena bles aux Grecs, aux Romains, aux Italiens du quinzieme & du seizieme siecle, sont proscrits parmi les François, & que les Dieux de la Fable, les oracles, les héros invulné rables, les aventures romanesques, ne sont plus de saison. Et j'ajoûterai qu'il y a bien de la différence entre peindre à mon imagination, & mettre en action sous mes yeux. On fait adopter à mon imagination tout ce qu'on veut; il ne s'agit que de s'en emparer. Il n'en est pas ainsi de mes sens. Rappellez-vous les princi pes que j'établissois tout-à-l'heure sur les cho ses, même vraisemblables, qu'il convenoit tantôt de montrer, tantôt de dérober au spec tateur. Les mêmes distinctions que je faisois, s'appliquent plus sévérement encore au genre merveilleux. En un mot, si ce systême ne peut avoir la vérité qui convient à l'épopée, comment pourroit-il nous intéresser sur la scène? Pour rendre pathétiques les conditions éle vées, il faut donner de la force aux situations.
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Il n'y a que ce moyen d'arracher de ces ames froides & contraintes l'accent de la nature, sans lequel les grands effets ne se produisent point. Cet accent s'affoiblit à mesure que les conditions s'élevent. Ecoutez Agamem non. Encor si je pouvois, libre dans mon malheur, Par des larmes au moins soulager ma douleur! Triste destin des Rois! Esclaves que nous sommes, Et des rigueurs du sort, & des discours des hommes! Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins, Et les plus malheureux osent pleurer le moins. Les Dieux doivent-ils se respecter moins que les Rois? Si Agamemnon, dont on va immoler la fille, craint de manquer à la di gnité de son rang, quelle sera la situation qui fera descendre Jupiter du sien? Mais la tragédie ancienne est pleine de Dieux; & c'est Hercule qui dénoue cette fameuse tragédie de Philoctete, à laquelle vous prétendez qu'il n'y a pas un mot à ajoûter, ni à retrancher . Ceux qui se livrerent les premiers à une étude suivie de la nature humaine, s'atta cherent d'abord à distinguer les passions, à les reconnoître, & à les caractériser. Un homme en conçut les idées abstraites, & ce
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fut un philosophe. Un autre donna du corps & du mouvement à l'idée, & ce fut un poëte. Un troisieme tailla le marbre à cette ressemblance, & ce fut un statuaire. Un qua trieme fit prosterner le statuaire au pied de son ouvrage, & ce fut un prêtre. Les Dieux du paganisme ont été faits à la ressemblance de l'homme. Qu'est-ce que les Dieux d'Ho mere, d'Eschyle, d'Euripide, & de Sopho cle? Les vices des hommes, leurs vertus, & les grands phénomenes de la nature person nifiés. Voilà la véritable théogonie. Voilà le coup-d'œil sous lequel il faut voir Saturne, Jupiter, Mars, Apollon, Vénus, les Par ques, l'Amour & les Furies. Lorsqu'un payen étoit agité de remords, il pensoit réellement qu'une Furie travailloit au-dedans de lui-même; & quel trouble ne devoit il donc pas éprouver à l'aspect de ce fantôme parcourant la scène, une torche à la main, la tête hérissée de serpens, & présen tant aux yeux du coupable des mains teintes de sang! Mais nous, qui connoissons la va nité de toutes ces superstitions! Nous! Eh bien! il n'y a qu'à substituer nos Diables aux Euménides . Il y a trop peu de foi sur la terre.... Et
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puis, nos Diables sont d'une figure si gothi que .... de si mauvais goût .... Est-il éton nant que ce soit Hercule qui dénoue le Phi loctete de Sophocle? Toute l'intrigue de la pièce est fondée sur ses fleches; & cet Her cule avoit dans les temples une statue, au pied de laquelle le peuple se prosternoit tous les jours. Mais savez-vous quelle fut la suite de l'u nion de la superstition nationale & de la poé sie? C'est que le poëte ne put donner à ses héros des caracteres tranchés. Il eût doublé les êtres. Il auroit montré la même passion sous la forme d'un Dieu & sous celle d'un homme. Voilà la raison pour laquelle les héros d'Homere sont presque des personnages his toriques. Mais lorsque la Réligion Chrétienne eut chassé des esprits la croyance des Dieux du paganisme, & contraint l'artiste à chercher d'autres sources d'illusion, le systême poéti tique changea; les hommes prirent la place des Dieux, & on leur donna un caractere plus un. Mais l'unité de caractere un peu rigou reusement prise, n'est-elle pas une chi mere?
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Sans doute. On abandonna donc la vérité? Point du tout. Rappellez - vous qu'il ne s'agit sur la scène que d'une seule action, que d'une circonstance de la vie, que d'un intervalle très-court, pendant lequel il est vraisemblable qu'un homme a conservé son caractere. Et dans l'épopée, qui embrasse une grande partie de la vie, une multitude pro digieuse d'événemens différens, des situa tions de toute espece, comment faudra-t-il peindre les hommes? Il me semble qu'il y a bien de l'avantage à rendre les hommes tels qu'ils sont. Ce qu'ils devroient être, est une chose trop systémati que & trop vague pour servir de base à un art d'imitation. Il n'y a rien de si rare qu'un homme tout-à-fait méchant, si ce n'est peut être un homme tout-à-fait bon. Lorsque Thétis trempa son fils dans le Styx, il en sortit semblable à Thersite par le talon: Thé tis est l'image de la Nature. Ici Dorval s'arrêta. Puis il reprit. Il n'y a de beautés durables, que celles qui sont fon dées sur des rapports avec les êtres de la nature. Si l'on imaginoit les êtres dans une
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vicissitude rapide, toute peinture ne repré sentant qu'un instant qui fuit, toute imitation seroit superflue. Les beautés ont dans les arts le même fondement que les vérités dans la philosophie. Qu'est-ce que la vérité? La con formité de nos jugemens avec les êtres? Qu'est ce que la beauté d'imitation? La conformité de l'image avec la chose. Je crains bien que ni les poëtes, ni les musiciens, ni les décorateurs, ni les danseurs, n'aient pas encore une idée véritable de leur théâtre. Si le genre lyrique est mauvais, c'est le plus mauvais de tous les genres: s'il est bon, c'est le meilleur. Mais peut-il être bon, si l'on ne s'y propose point l'imitation de la nature, & de la nature la plus forte? A quo bon mettre en poésie, ce qui ne valoit pas la peine d'être conçu? En chant, ce qui ne va loit pas la peine d'être récité? Plus on dé pense sur un fonds, plus il importe qu'il soit bon. N'est-ce pas prostituer la philosophie, la poésie, la musique, la peinture, la danse, que de les occuper d'une absurdité? Chacun de ces arts en particulier a pour but l'imita tion de la nature; & pour employer leur magie réunie, on fait choix d'une fable! Et
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l'illusion n'est-elle pas déja assez éloignée? Et qu'a de commun avec la métamorphofe, ou le sortilége, l'ordre universel des choses, qui doit toujours servir de base à la raison poétique? Des hommes de génie ont ramené de nos jours la philosophie du monde intelli gible dans le monde réel. Ne s'en trouvera t-il point un qui rende le même service à la poésie lyrique, & qui la fasse descendre, des régions enchantées, sur la terre que nous habitons? Alors on ne dira plus d'un poëme lyrique, que c'est un ouvrage choquant; dans le su jet, qui est hors de la nature; dans les prin cipaux personnages, qui sont imaginaires; dans la conduite, qui n'observe souvent ni unité de tems, ni unité de lieu, ni unité d'action, & où tous les arts d'imitation sem blent n'avoir été réunis, que pour affoiblir l'expression des uns par les autres. Un sage étoit autrefois un philosophe, un poëte, un musicien: ces talens ont dégé néré en se séparant. La sphere de la philo sophie s'est resserrée; les idées ont manqué à la poésie; la force & l'énergie au chant; & la sagesse, privée de ces organes, ne s'est plus fait entendre aux peuples avec le même
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charme. Un grand musicien & un grand poëte lyrique répareroient tout le mal. Voilà donc encore une carriere à remplir. Qu'il se montre cet homme de génie, qui doit placer la véritable tragédie, la véritable comédie sur le théâtre lyrique. Qu'il s'écrie, comme le prophète du peuple hébreu dans son enthousiasme: Adducite mihi psaltem; qu'on m'amene un musicien: & il le fera naître. Le genre lyrique d'un peuple voisin a des défauts sans doute; mais beaucoup moins qu'on ne pense. Si le chanteur s'assujettissoit à n'imiter, à la cadence, que l'accent inarticulé de la passion dans les airs de sentiment, ou que les principaux phénomenes de la nature dans les airs qui font tableau, & que le poëte fût que son ariette doit être la peroraison de sa scène, la réforme seroit bien avancée. Et que deviendroient nos ballets? La danse? La danse attend encore un homme de génie: elle est mauvaise par-tout, parce qu'on soupçonne à peine que c'est un genre d'imitation. La danse est à la panto mime, comme la poésie est à la prose, ou plutôt comme la déclamation naturelle est au chant: c'est une pantomime mesurée.
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Je voudrois bien qu'on me dît ce que si gnifient toutes ces danses, telles que le me nuet, le passe-pied, le rigaudon, l'allemande, la sarabande, où l'on suit un chemin tracé? Cet homme se déploie avec une grace infi nie. Il ne fait aucun mouvement où je n'ap perçoive de la facilité, de la douceur & de la noblesse; mais qu'est-ce qu'il imite? Ce n'est pas là savoir chanter, c'est savoir sol fier. Une danse est un poëme: ce poëme de vroit donc avoir sa représentation séparée. C'est une imitation par les mouvemens, qui fuppose le concours du poëte, du peintre, du musicien & du pantomime. Elle a son sujet. Ce sujet peut être distribué par actes & par scènes. La scène a son récitatif, libre ou obligé, & son ariette. Je vous avoue que je ne vous entends qu'à moitié, & que je ne vous entendrois point du tout, sans une feuille volante qui parut il y a quelques années. L'auteur, mécontent du ballet qui termine le Devin du Village, en proposoit un autre; & je me trompe fort, ou ses idées ne sont pas éloignées des vôtres. Cela peut être.
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Un exemple acheveroit de m'éclaircir. Un exemple? Oui. On peut en imaginer un, & je vais y rêver. Nous fîmes quelques tours d'allée sans mot dire. Dorval rêvoit à son exemple de la danse, & moi je repassois dans mon esprit quelques-unes de ses idées. Voici, à-peu-près, l'exemple qu'il me donna. Il est commun, me dit-il; mais j'y appliquerai mes idées aussi facilement que s'il étoit plus voisin de la nature & plus piquant. SUJET. Un petit paysan & une jeune paysanne reviennent des champs sur le soir, Ils se ren contrent dans un bosquet voisin de leur ha meau; & ils se proposent de répeter une danse qu'ils doivent exécuter ensemble le Dimanche prochain sous le grand orme. Acte premier. Scène I. Leur premier mouvement est d'une surprise agréable. Ils se témoignent cette sur prise par une pantomime. Ils s'approchent. Ils se saluent. Le petit paysan propose à la jeune paysanne de répé ter leur leçon. Elle lui répond qu'il est tard,
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qu'elle craint d'être grondée. Il la presse. Elle accepte. Ils posent à terre les instrumens de leurs travaux. Voilà un récitatif. Les pas marchés & la pantomime non mesurée sont le récitatif de la danse. Ils répetent leur danse. Ils se recordent le geste & les pas; ils se reprennent; ils recommencent; ils font mieux; ils s'approuvent; ils se trompent; ils se dé pitent; c'est un récitatif qui peut être coupé d'une ariette de dépit; c'est à l'orchestre à parler; c'est à lui à rendre les discours, à imiter les actions. Le poëte a dicté à l'or chestre ce qu'il doit dire; le musicien l'a écrit; le peintre a imaginé les tableaux; c'est au pantomime à former les pas & les gestes. D'où vous concevez facilement que, si la danse n'est pas écrite comme un poëme; si le poëte a mal fait le discours; s'il n'a pas su trouver des tableaux agréables; si le danseur ne sait pas jouer; si l'orchestre ne sait pas parler, tout est perdu. Scène II. Tandis qu'ils sont occupés à s'ins truire, on entend des sons effrayans; nos en fans en sont troublés; ils s'arrêtent; ils écou tent. Le bruit cesse; ils se rassurent; ils con tinuent: ils sont interrompus & troublés de rechef par les mêmes sons. C'est un récitatif
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mêlé d'un peu de chant. Il est suivi d'une pantomime de la jeune paysanne qui veut se sauver, & du jeune paysan qui la retient. Il dit ses raisons; elle ne veut pas l'entendre; & il se fait entr'eux un duo fort vif. Ce duo a été précédé d'un bout de récita tif composé de petits gestes du visage, du corps & des mains de ces enfans, qui se montroient l'endroit d'où le bruit est venu. La jeune paysanne s'est laissé persuader; & ils étoient en fort bon train de répéter leur danse, lorsque deux paysans plus âgés, dé guisés d'une maniere effrayante & comique, s'avancent à pas lents. Scène III. Ces paysans déguisés exécutent, au bruit d'une symphonie sourde, toute l'ac tion qui peut épouvanter des enfans. Leur approche est un récitatif; leur discours, un duo. Les enfans s'effrayent; ils tremblent de tous leurs membres: leur effroi augmente à mesure que les spectres approchent. Alors ils font tous leurs efforts pour s'échapper; ils sont retenus, poursuivis; & les paysans dé guisés, & les enfans effrayés forment un qua- tuor fort vif, qui finit par l'évasion des en fans. Scène IV. Alors les spectres ôtent leur
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masques; ils se mettent à rire. Ils font toute la pantomime qui convient à des scélérats enchantés du tour qu'ils ont joué; ils s'en sélicitent par un duo, & ils se retirent. Acte second. Scène I. Le petit paysan & la jeune pay sanne avoient laissé sur la scène leur pane tiere & leur houlette; ils viennent les re prendre. Le paysan le premier. Il montre d'a bord le bout du nez; il fait un pas en avant; il recule; il écoute; il examine; il avance un peu plus; il recule encore. Il s'enhardit peu à-peu; il va à droite & à gauche; il ne craint plus: ce monologue est un récitatif obligé. Scène II. La jeune paysanne arrive; mais elle se tient éloignée. Le paysan a beau l'in viter, elle ne veut point approcher. Il se jette à ses genoux; il veut lui baiser la main. Et les esprits? lui dit-elle Ils n'y sont plus; ils n'y sont plus. C'est encore du récitatif. Mais il est suivi d'un duo, dans lequel le petit pay san lui marque son desir de la maniere la plus passionnée; & la jeune paysanne se laisse en gager peu-à-peu à rentrer sur la scène, & à reprendre. Ce duo est interrompu par des mouvemens de frayeur. Il ne se fait point de
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bruit; mais ils croient en entendre. Ils s'ar rêtent; ils écoutent; ils se rassurent, & con- tinuent le duo. Mais pour cette fois-ci, ce n'est point une erreur. Les sons effrayans ont recommencé; la jeune paysanue a couru à sa panetiere & à sa houlette; le petit paysan en a fait autant. Ils veulent s'enfuir. Scène III. Mais ils sont investis par une foule de fantômes qui leur coupent chemin de tous côtés. Ils se meuvent entre ces fan tômes; ils cherchent une échappée; ils n'en trouvent point. Et vous concevez bien que c'est un chœur que cela. Au moment où leur consternation est la plus grande, les fantômes ôtent leurs mas ques, & laissent voir au petit paysan & à la jeune paysanne des visages amis. La naïveté de leur étonnement forme un tableau très agréable. Ils prennent chacun un masque; ils le considerent; ils le comparent au visage. La jeune paysanne a un masque hideux d'hom me; le petit paysan, un masque hideux de femme. Ils mettent ces masques; ils se regar dent; ils se font des mines; & ce récitatif est suivi du chœur général. Le petit paysan & la petite paysanne se font, au travers de ce chœur,
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mille niches enfantines, & la pièce finit avec le chœur. J'ai entendu parler d'un spectacle dans ce genre, comme de la chose la plus par faite qu'on pût imaginer. Vous voulez dire la troupe de Nicolini? Précisément. Je ne l'ai jamais vue. Eh bien! croyez-vous encore que le siecle passé n'a plus rien laissé à faire à celui-ci? La tragédie domestique & bourgeoise à créer. Le genre sérieux à perfectionner. Les conditions de l'homme à substituer aux caracteres, peut-être dans tous les genres. La pantomime à lier étroitement avec l'ac tion dramatique. La scène à changer, & les tableaux à sub stituer aux coups de théâtre. Source nou velle d'invention pour le poëte, & d'étude pour le comédien. Car, que sert au poëte d'imaginer des tableaux, si le comédien de meure attaché à sa disposition symmétrique, & à son action compassée? La tragédie réelle à introduire sur le théâ tre lyrique. Enfin, la danse à réduire sous la forme
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d'un véritable poëme, à écrire, & à sépater de tout autre art d'imitation. Quelle tragédie voudriez-vous établir sur la scène lyrique? L'ancienne. Pourquoi pas la tragédie domestique? C'est que la tragédie, & en général toute composition destinée pour la scène lyrique, doit être mesurée; & que la tragédie do mestique me semble exclure la versification. Mais croyez-vous que ce genre fournit au musicien toute la ressource convenable à son art? Chaque art a ses avantages. Il sem ble qu'il en soit d'eux comme des sens. Les sens ne sont tous qu'un toucher; tous les arts, qu'une imitation. Mais chaque sens touche, & chaque art imite d'une maniere qui lui est propre. Il y a en musique deux styles; l'un simple, & l'autre figuré. Qu'auriez-vous à dire, si je vous montre, sans sortir de mes poëtes dra matiques, des morceaux sur lesquels le mu sicien peut déployer, à son choix, toute l'é nergie de l'un, ou toute la richesse de l'autre? Quand je dis le musicien, j'entends l'homme qui a le génie de son art; c'est un autre que
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celui qui ne sait qu'enfiler des modulations & des notes. Dorval, un de ces morceaux, s'il vous plait? Très-volontiers. On dit que Lulli même avoit remarqué celui que je vais vous citer. Ce qui prouveroit peut-être qu'il n'a manqué à cet artiste que des poëmes d'un autre genre, & qu'il se sentoit un génie capable des plus grandes choses. Clytemnestre, à qui l'on vient d'arracher sa sille pour l'immoler, voit le couteau du sacrificateur levé sur son sein, son sang qui coule, un prêtre qui consulte les Dieux dans son cœur palpitant; troublée de ces images, elle s'écrie: __..... O mere infortunée! De festons odieux ma fille couronnée, Tend la gorge aux couteaux par son pere apprêtés. Chalcas va dans son sang ... Barbares, arrêtez; C'est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre. J'entends gronder la foudre & sens trembler la terre. Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ses coups Je ne connois ni dans Quinault, ni dans aucun poëte, de vers plus lyriques, ni de situation plus propre à l'imitation musicale.
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L'état de Clytemnestre doit arracher de ses entrailles le cri de la nature; & le musicien le portera à mes oreilles, dans toutes ses nuances. S'il compose ce morceau dans le style sim ple, il se remplira de la douleur, du déses poir de Clytemnestre; il ne commencera à travailler que quand il se sentira pressé par les images terribles qui obsédoient Clytem nestre. Le beau sujet pour un récitatif obligé, que les premiers vers! Comme on en peut couper les différentes phrases par une ritour nelle plaintive! .... O Ciel! .... O mere in- fortunée! ..... premier jour pour la ritour nelle .... De festons odieux ma fille couron- née .... second jour ..... Tend la gorge aux couteaux par son pere apprêtés ..... troisieme jour .... Par son pere! quatrieme jour .... Chalcas va dans son sang ... cinquieme jour... Quels caracteres ne peut-on pas donner à cette symphonie? .... Il me semble que je l'entends ..... Elle me peint la plainte .... la douleur ..... l'effroi ..... l'horreur .... la fureur .... L'air commence à Barbares, arrêtez. Que le musicien me déclame ce Barbares, cet arrêtez, en tant de manieres qu'il voudra;
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il sera d'une stérilité bien surprenante, si ces mots ne sont pas pour lui une source iné puisable de mélodies ..... Vivement. Barbares: barbares, arrêtez, arrêtez .... c'est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre .... c'est le sang .... c'est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre ..... Ce Dieu vous voit ..... vous entend ..... vous menace, barbares .... arrêtez .... - -J'entends gronder la foudre ..... je sens trembler la terre .... arrêtez ..... Un Dieu, un Dieu vengeur fait retentir ses coups ..... arrêtez, barbares .... Mais rien ne les arrête .... Ah, ma fille! .... ah, mere infortunée! ... Je la vois .... je vois couler son sang ..... elle meurt .... ah, barbares! ô ciel! .... Quelle variété de sentimens & d'images! Qu'on abandonne ces vers à Mademoiselle Duménil; voilà, ou je me trompe fort, le désordre qu'elle y répandra; voilà les senti mens qui se succéderont dans son ame. Voilà ce que son génie lui suggérera, & c'est sa déclamation que le musicien doit imaginer & écrire. Qu'on en fasse l'expérience, & l'on verra la nature ramener l'actrice & le musi cien sur les mêmes idées. Mais le musicien prend-il le style figuré?
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autre déclamation; autres idées; autre mé lodie. Il fera exécuter par la voix, ce que l'autre a réservé pour l'instrument. Il fera gronder la foudre; il la lancera; il la fera tomber en éclats; il me montrera Clytem nestre effrayant les meurtriers de sa fille, par l'image du Dieu dont ils vont répandre le sang. Il portera cette image à mon imagi nation déjà ébranlée par le pathétique de la poésie & de la situation, avec le plus de force qu'il lui sera possible. Le premier s'étoit entiérement occupé des accents de Clytem nestre; celui-ci s'occupe un peu de son ex pression. Ce n'est plus la mere d'Iphigénie que j'entends; c'est la foudre qui gronde; c'est la terre qui tremble; c'est l'air qui reten tit de bruits effrayans. Un troisieme tentera la réunion des avan tages des deux styles; il saisira le cri de la nature, lorsqu'il se produit violemment & inarticulé, & il en fera la base de sa mélo die. C'est sur les cordes de cette mélodie, qu'il fera gronder la foudre, & qu'il lan cera le tonnerre. Il entreprendra peut-être de montrer le Dieu vengeur; mais il fera sortir, à travers les différens traits de cette pein ture, les cris d'une mere éplorée.
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Mais quelque prodigieux génie que puisse avoir cet artiste, il n'atteindra point un de ces buts, sans s'écarter de l'autre; tout ce qu'il accordera à ces tableaux sera perdu pour le pathétique: le tout produira plus d'effet sur les oreilles, moins sur l'ame. Ce compositeur sera plus admiré des artistes, moins des gens de goût. Et ne croyez pas que ce soit ces mots parasites du style lyrique, lancer... gronder... trembler.... qui fassent le pathétique de ce morceau? c'est la passion dont il est animé. Et si le musicien, négligeant le cri de la pas sion, s'amusoit à combiner des sons, à la faveur de ces mots, le poëte lui auroit tendu un cruel piége. Est-ce sur les idées, lance, gronde, tremble, ou sur celles-ci, barbares ... arrêtez ... c'est le sang ... c'est le pur sang d'un Dieu ... d'un Dieu vengeur ... que la véritable déclamation appuiera? .... Mais voici un autre morceau dans lequel ce musicien ne montrera pas moins de génie, s'il en a; & où il n'y a ni lance, ni victoire, ni tonnerre, ni vol, ni gloire, ni aucune de ces expressions qui feront le tourment d'un poëte, tant qu'elles seront l'unique & pauvre res source du musicien.
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Récitatif obligé. Un Prêtre environné d'une foule cruelle... Portera sur ma fille ... (sur ma fille!) une main criminelle! .. Déchirera son sein!.. & d'un œil curieux ... Dans son cœut palpitant .., consultera les Dieux! .. Et moi qui l'amenai, triomphante ... adorée! ... Je m'en retournerai ... seule ... & désespérée! .. Je verrai les chemins encor tout parfumés Des fleurs dont sous ses pas on les avoit semés. Air. Non, je ne l'aurai point amenée au supplice ... Ou vous verrez aux Grecs un double sacrifice. Ni crainte, ni respect ne m'en peut détacher. De mes bras tout sanglans il faudra l'arracher. Aussi barbare époux, qu'impitoyable pere, Venez, si vous l'osez, la ravir à sa mere. Non, je ne l'aurai point amenée au sup- plice ... Non .... ni crainte, ni respect ne m'en peut détacher ... Non ... barbare époux ... impitoyable pere ... venez la ravir à sa mere ... venez, si vous l'osez ...... Voilà les idées principales qui occupoient l'ame de Clytem nestre, & qui occuperont le génie du mu sicien.
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Voilà mes idées: je vous les communi que d'autant plus volontiers, que, si elles ne sont jamais d'une utilité bien réelle, il est impossible qu'elles nuisent; s'il est vrai, comme le prétend un des premiers hommes de la nation, que presque tous les genres de Littérature soient épuisés, & qu'il ne reste plus rien de grand à exécuter, même pour un homme de génie. C'est aux autres à décider si cette espece de poétique, que vous m'avez arrachée, contient quelques vues solides, ou n'est qu'un tissu de chimeres. J'en croirois vo lontiers M. de Voltaire; mais ce seroit à la condition qu'il appuieroit ses jugemens de quelques raisons qui nous éclairassent. S'il y avoit sur la terre une autorité in faillible, que je reconnusse, ce seroit la sienne. On peut, si vous voulez, lui commu niquer vos idées. J'y consens. L'éloge d'un homme habile & sincere peut me plaire; sa critique, quel que amere qu'elle soit, ne peut m'affliger. J'ai commencé, il y a long-tems, à chercher mon bonheur dans un objet qui fût plus so-
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lide, & qui dépendît plus de moi que la gloire littéraire. Dorval mourra content, s'il peut mériter qu'on dise de lui, quand il ne sera plus: Son pere, qui étoit si honnête- homme, ne fut pourtant pas plus honnête- homme que lui . Mais si vous regardiez le bon ou le mauvais succès d'un ouvrage, presque d'un œil indifférent, quelle répugnance pourriez-vous avoir à publier le vôtre? Aucune. Il y en a déjà tant de copies! Constance n'en a refusé à personne. Cepen dant je ne voudrois pas qu'on présentât ma pièce aux Comédiens. Pourquoi? Il est incertain qu'elle fût acceptée. Il l'est beaucoup plus encore qu'elle réussît. Une pièce qui tombe ne se lit gueres. En voulant étendre l'utilité de celle-ci, on risqueroit de l'en priver tout-à-fait. Voyez cependant ...... Il est un grand Prince qui connoît toute l'importance du genre dramatique, & qui s'intéresse aux progrès du goût national (*). On pour 3
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roit le solliciter ...... obtenir ......
. Je le crois: mais réservons sa protection pour le Pere de Famille: il ne nous la refu sera pas sans doute, lui qui a montré avec tant de courage combien il l'étoit ..... Ce sujet me tourmente, & je sens qu'il faudra que tôt ou tard je me délivre de cette fan taisie; car c'en est une comme il en vient à tout le monde qui vit dans la solitude ..... Le beau sujet, que le Pere de famille! .... C'est la vocation générale de tous les hom mes .... Nos enfans sont la source de nos plus grands plaisirs & de nos plus grandes peines .... Ce sujet tiendra mes yeux sans cesse attachés sur mon pere ... Mon pere! ... J'acheverai de peindre le bon Lysimond .... Je m'instruirai moi-même ..... Si j'ai des enfans, je ne serai pas fâché d'avoir pris avec eux des engagemens .... Et dans quel genre, le Pere de Famille? J'y ai pensé; & il me semble que la pente de ce sujet n'est pas la même que celle du Fils naturel. Le Fils naturel a des nuances de la tragédie; le Pere de famille prendra une teinte comique. Seriez-vous assez avancé pour savoir cela?
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Oui .... Retournez à Paris .... Publiez le septieme volume de l'Encyclopédie ..... Venez vous reposer ici ..... & comptez que le Pere de famille ne se fera point, ou qu'il sera fait avant la fin de vos vacances .... Mais, à propos, on dit que vous partez bien tôt? Après-demain. Comment, après-demain? Oui. Cela est un peu brusque ..... Cependant arrangez-vous comme il vous plaira ..... il faut absolument que vous fassiez connoissance avec Constance, Clairville & Rosalie ...... seriez-vous homme à venir ce soir demander à souper à Clairville? Dorval vit que je consentois, & nous re prîmes aussitôt le chemin de la maison. Quel accueil ne fit-on pas à un homme présenté par Dorval? En en un mot, je fus de la famille. On parla, devant & après le souper, Gouvernement, Religion, Politique, Belles Lettres, Philosophie; mais quelle que fût la diversité des sujets, je reconnus toujours le caractere que Dorval avoit donné à cha cun de ses personnages. Il avoit le ton de la
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mélancolie; Constance, le ton de la raison; Rosalie, celui de l'ingénuité; Clairville, celui de la passion; moi, celui de la bon hommie.
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OBSERVATIONS SUR LE PERE DE FAMILLE, tirées DE L'OBSERVATEUR LITTÉRAIRE.

L'auteur a bien choisi le moment où sa Pièce devoit commencer. Il eût été difficile d'en imaginer un plus intéressant. C'est un pere qui vient d'apprendre que son fils sort toutes les nuits; qu'il a corrompu les domesti ques; qu'il s'est emparé des portes de sa maison; & que la régularité de conduite, qu'il croit voir en lui depuis quelque tems, n'est peut-être que la dissimulation. Il prend le parti de passer la nuit, & de l'attendre. Mais il n'est pas naturel qu'un Pere de Fa mille, chéri des siens, soit abandonné seul, & toute une nuit, à sa douleur. Le Comman- deur son beau-frere, Cécile sa fille, & Ger- meuil son ami & son commensal, lui font compagnie. Il ne manque sur la scène de per sonnages importans, que celui qui y arrête
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tous les autres, & qu'on y attend. Mais, tandis que le Pere de Famille est tout à son inquiétude, & se promene la tête baissée, les bras croisés & l'air pensif, comment les autres rempliront-ils une longue nuit? Germeuil est assis dans un fauteuil, & lit. Le Commandeur & sa nièce font une partie de trictrac; c'est le tableau par lequel s'ouvre la scène. Le silence, qui regne dans ce tableau, doit déterminer le spectateur à répandre ses regards sur les mouvemens des personnages. En voyant Germeuil placé derriere le Comman- deur, les yeux attachés sur Cécile, qui devient l'objet de son attention la plus tendre, dans les momens où elle est toute à son jeu, & où il n'en peut être apperçu, il n'est pas difficile de soupçonner qu'elle en est aimée. En regar dant le Commandeur s'agiter sur sa chaise, s'in quiéter de ce qui se passe derriere lui, & tou jours prêt à gronder, il n'est pas difficile de présumer qu'il connoît la passion de Germeuil pour Cécile, & qu'il la désapprouve. Il est cer tain qu'on appercevroit toute cette pantomime dans la société, & que c'est ainsi qu'on l'in terpréteroit. Si le peuple est moins attentif au Théâtre, moins clair-voyant, c'est à un Poëte, ami de la nature & de la vérité, à le
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corriger de ce défaut. Cette premiere scène est courte; il ne s'y dit, il ne s'y fait rien qui ne soit relatif à une partie de trictrac. Cepen dant le ton, les propos & les mouvemens jettent déja des indices de la situation d'ame, des intérêts & des caracteres des person nages. La partie finie, le Commandeur, Germeuil & Cécile s'approchent du Pere de Famille, & lui conseillent d'aller prendre un peu de repos. Du repos! Il n'en est plus pour lui. Il les remercie, & les renvoie; d'abord le Com- mandeur, qui ne s'en va pas sans se peindre par les reproches les plus durs & les plus déplacés sur la mauvaise éducation qu'il pré tend que le Pere de Famille a donnée à ses enfans: ensuite Cécile, qui ne sort pas sans avoir montré la tendresse qu'elle a pour son pere, soit en arrêtant les reproches du Com- mandeur, soit en le tranquillisant sur son fils qui n'est plus un enfant. Jusqu'ici, Germeuil n'a pas dit un mot. Il alloit sortir avec Cé- cile; mais il est l'ami de Saint-Albin; le Pere de Famille le croit, & doit le croire instruit de la conduite de son fils. Il l'arrête; & avanc que d'entrer en conversation avec lui, il fait une chose qui me paroît bien dans la vérité,
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& qui marque une grande bonté. Il regarde aller sa fille; il remarque qu'elle est changée; que ses charmes s'effacent; qu'elle n'a plus sa vivacité, sa gaieté; qu'elle souffre. Il y a là aussi beaucoup d'art; car c'est ainsi que le Poëte annonce la passion secrette de Cécile pour Germeuil, & l'ignorance où est le Pere de Famille sur cette passion. Celui-ci se plaint ensuite du despotisme que le Commandeur exerce dans sa maison; du trouble que l'hu meur de cet homme a jetté dans sa famille. Il lui fait payer bien cher l'immense fortune que ses enfans en attendent. Après cette espece de monologue, il interroge Germeuil sur son fils; il le conjure de l'éclairer; il lui expose la cause de ses allarmes. Un fils qui joue la régularité le jour; qui s'absente toutes les nuits! Cette scène est simple, naturelle. Ce sont deux amis qui s'entretiennent: on y connoît l'état de Germeuil; on y pressent son caractere droit, ferme & un peu renfermé. Son discours est laconique. Celui du Pere de Famille est d'un homme tendre, d'un pere allarmé. Germeuil ne sait rien de la conduite de Saint-Albin. M. d'Orbesson entend du bruit; il imagine que ce peut être son fils; il renvoie Germeuil,
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& il reste seul. Cette scène n'est qu'un mono logue de quelques lignes; mais on y voit ce que c'est que le cœur d'un pere, lorsqu'il est allarmé sur les mœurs, sur le caractere & sur la conduite de son fils. Il cherche du repos, & n'en trouve point. Il se promene; il s'assied; il ne sait que devenir. Il a les idées les plus sinistres; & il semble fuir devant ces idées qui le poursuivent. Tandis qu'il erre, accablé de tristesse, arrive un inconnu, vétu comme un homme du peuple, le chapeau renfoncé sur les yeux, & qui paroît plongé dans la douleur. Le Pere de Famille le saisit par le bras, lui demande qui il est; releve le chapeau de cet inconnu, & reconnoît que c'est son fils. Toute cette action est bien théâtrale, & je ne doute pas, Monsieur, qu'elle ne fît le plus grand effet à la représentation. Imaginez-vous l'effroi d'un pere déja allarmé, lorsqu'il retrouve son enfant sous un travestissement aussi extraor dinaire, après une longue suite d'absences nocturnes. Quelle situation! qu'elle est forte! qu'elle est pathétique! A l'aspect de son fils ainsi déguisé, le Pere de Famille s'écrie: C'est lui .... c'est lui ..... J'ai trop vécu. Le fils, tout à sa douleur, s'écrie aussi de son
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côté: Elle pleure; elle soupire; elle songe à s'éloigner; je suis perdu. Après un moment de trouble, d'Orbesson ose presser son fils. Saint- Albin, frappé des pressentimens de son pere, touché de son état, n'ayant sur sa propre peine d'espérance que dans la bonté de son pére, se jette à ses pieds, & lui avoue tout le mystere de sa conduite. Ce récit, Mon sieur, n'est pas un morceau dont on puisse donner l'extrait; il faut le lire, & le lire en entier. C'est la peinture des transports de l'amour les plus violens. C'est un enchaîne ment de tableaux & de sentimens de toute espèce. C'est-là qu'on voit ce que le libertin le plus déterminé peut devenir à l'aspect d'une jeune personne, belle, innocente & malheureuse; ce que la passion, quand elle est extrême, fait entreprendre; quelle puissance & quelle dignité la vertu conserve dans l'in digence. On ne suit pas cette scène, sans se sentir étonné, attendri, agité. C'est l'effet du pathétique des idées, de la force de l'expression, & de la délicatesse des images. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est qu'en même tems qu'on est occupé de la passion de Saint-Albin, on éprouve le desir le plus vif de connoître cette passion. Vous avez vu
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tout le détail de la petite manœuvre de l'amant de Sophie, pour avoir accès auprès d'elle. C'est une peinture tout-à-fait délicate & vraie. L'Auteur a su, sans se refroidir, fon dre dans cette scène & les événemens qui ont précédé, & ceux qui doivent suivre. Saint- Albin jouissoit du plaisir de voir souvent sa chere Sophie, lorsque tout-à-coup ses espé rances sont renversées par la résolution que Sophie paroît avoir prise de s'en retourner dans sa Province. Il en est désespéré; & c'est dans cet état qu'il rencontre son pere, qui a passé la nuit à l'attendre. Ce dernier fait à son fils les remontrances convenables sur sa passion, ses desseins, sa conduite, son dé guisement. Il l'interroge sur cete fille: l'his toire de Sophie commence à se développer: il promet à son fils de la voir, & l'envoie se reposer. De l'honnêteté, de la vertu, de l'indi gence, des charmes, tout ce qui enchaîne les ames bien nées...... O pere malheu reux! ô fils plus malheureux encore! qui est ce qui te dégagera de là? Tandis que le Pere de Famille est à ces réflexions, le Commandeur qui, en sortant de la scène, avoit ordonné à son domestique de l'instruire du
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retour de son neveu, entre en robe-de-cham bre & en bonnet de nuit; & soupçonnant ce qui est, & gardant toujours son caractere méchant, il dit à son beau-frere: Voilà votre fils embarqué dans une aventure qui va vous causer bien du chagrin, n'est-ce pas? Mais je viens vous avertir que votre fille & ce Germeuil, que vous gardez ici malgré moi, ne vous en laisseront pas manquer. D'Orbesson, peu attentif à ce que lui dit le Commandeur, l'entraîne hors de la scène, & le premier Acte finit. Ceux qui aiment la vérité, & qui desirent que l'action dramatique se rapproche de plus en plus de la vie domestique, seront charmés des premieres scènes de cet Acte. Ceux qui ont du goût, & qui aiment qu'un ouvrage commence par des choses légeres, d'où le Poëte s'avance à de plus importantes, appliqueront à ce début ce vers d'Horace: Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem Cogitat. Les uns & les autres remarqueront com ment, dans les circonstances les plus minu cieuses de la conduite, les caracteres se dé celent. Plus on sera familier avec Térence,
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plus on aura de plaisir à lire la scène du Pere de Famille & de Germeuil; elle me paroît être tout-à-fait dans son genre. Quant à celle où le pere reconnoît son fils dans l'inconnu, je la crois fort supérieure au récit d'André dans le Fils Naturel: cependant il n'y a eu sur ce récit qu'une voix, c'est celle de l'ad miration; & je dirai sur cet Acte en géné ral, qu'il marche avec tant de chaleur, & qu'il débute par une situation si forte, qu'on craint que le Poëte ne puisse pas se soute nir; mais cette crainte fera son éloge, s'il se soutient: c'est, Monsieur, ce que nous allons examiner. Le second Acte présente, en commençant, un nouveau tableau qui n'est ni moins vrai, ni moins varié, ni moins agréable que celui qui ouvre la pièce: c'est l'audience du matin du Pere de Famille. L'Auteur a rassemblé sur la scène dix à douze personnes de différens états. C'est-là que le Pere de Famille se mon tre homme juste, homme bienfaisant, homme attentif & chef d'une maison. Il y a beaucoup d'art dans cette scène. L'Auteur, qui s'étoit proposé d'y fondre l'état de Sophie, noie cette circonstance dans un grand nombre d'autres qui ne tiennent point au fond, &
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dérobe son dénouement, qu'on auroit deviné sans cette adresse. On y voit encore avec quelle célérité un homme de tête expédie plusieurs affaires en peu de tems. Toute cette assemblée est dissipée en un instant, & le Pere de Famille reste seul avec sa fille, qu'il tâche de pressentir sur ses sentimens. Cécile, qui ne s'imagine pas que son pere l'ait desti née à Germeuil, homme sans fortune, ni que le Commandeur consentît jamais à ce mariage, cache le fond de son cœur à son pere. Celui ci, qui n'a point remarqué dans sa fille de goût de préférence pour Germeuil, (car elle est trop bien née pour s'être avancée auprès d'un homme qu'elle ne peut espérer pour époux, n'ose le lui proposer): en sorte que le Pere de Famille & Cécile tournent l'un au tour de l'autre. Cécile propose d'abord à son pere d'entrer dans un Couvent, ce qui ne convient point au Pere de Famille, qui lui montre avec force les inconvéniens de cet état: Je respecte la vocation religieuse, mais ce n'est pas la vôtre. La nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l'inutilité.... Cécile, vous soupirez...... Ah! si ce dessein te venoit de quelque cause secrette, tu ne
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sais pas le sort que tu te préparerois! Tu n'as pas entendu les gémissemens des infor tunées dont tu irois augmenter le nombre. Ils percent la nuit & le silence de leurs prisons: c'est alors, mon enfant, que les larmes coulent amérement & sans témoin, que les couches solitaires en sont arro sées...... Mademoiselle, ne me parlez jamais de Couvent. Je n'aurai point donné la vie à un enfant, je ne l'aurai point élevé, je n'aurai point travaillé sans relâche à assurer son bonheur, pour le laisser des cendre dans un tombeau, & avec lui, mes espérances & celles de la société trompées. Et qui la repeuplera de citoyens vertueux, si les femmes les plus dignes d'être des meres de famille s'y refusent
? Cécile demande ensuite à garder le célibat, état contraire à la nature, sur lequel son pere l'éclaire, l'effraie. Cécile, la nature a ses vues; & si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trom pées; les hommes punis du célibat par le vice, les femmes par le mépris & par l'ennui..... Vous connoissez les différens états; dites-moi, en est-il un plus triste & moins considéré que celui d'une fille âgée?
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Mon enfant, passé trente ans, on suppose quelques défauts de corps ou d'esprit à celle qui n'a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l'âge avance, les charmes passent, les hommes s'éloignent, la mauvaise humeur prend; on perd ses pa rens, ses connoissances, ses amis. Une fille surannée n'a plus autour d'elle que des in différens qui la négligent, ou des ames in téressées qui comptent ses jours. Elle le sent; elle s'en afflige; elle vit sans qu'on la console, & meurt sans qu'on la pleure
. Ces deux tableaux conduisent le Pere de Famille à examiner la condition du mariage, dont il parle avec enthousiasme; & cela est dans son caractere. C'est un état que la nature impose; c'est la vocation de tout ce qui respire..... Si le mariage expose à des peines cruelles, c'est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l'intérêt pur & sincere, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réciproques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confondues, si ce n'est dans le mariage? Qu'est-ce que l'homme de bien
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préfere à sa femme? Qu'y a-t-il au monde qu'un pere aime plus que son enfant? O lien sacré des époux, si je pense à vous, mon ame s'échauffe & s'éleve! O noms tendres de fils & de filles, je ne vous pro nonçai jamais sans tressaillir, sans être tou ché! rien n'est plus doux à mon oreille, rien n'est plus intéressant à mon cœur, &c.
. Cette scène est une des plus belles de la Pièce, par la variété des peintures, la vérité de la morale, la force & la simplicité du dialogue, & la position embarrassante de deux personnes qui ont au fond du cœur la même idée, à qui elle vient à tout moment sur le bord des lévres, & qui n'osent se l'a vouer. Cécile s'y montre tendre, timide, sen sée & circonspecte; le Pere de Famille ins truit des devoirs de la vie, ferme, pacifi que; & finit par être désolé. Il a deux enfans, un fils qui s'est embarqué dans une passion in sensée, & une fille qui se refuse à tout état. On annonce deux femmes: Cécile sort. Une de ces deux femmes est Sophie, & l'au tre Madame Hébert, sa bonne. Le Pere de Famille, qui les avoit appellées chez lui dans l'entr'acte, dit, en voyant Sophie: il ne m'a point trompé. Quelle modestie, quels char-
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mes, quelle douceur! Sophie est bien éloi gnée de soupçonner qu'elle est dans la mai son & en présence du pere de son amant, qu'elle croit un ouvrier. Quel sujet de scène! Quelle scène aussi que celle-ci, Mon sieur! Jugez quel tableau elle formeroit au théâtre! On verroit, dans une salle décorée comme les nôtres, sur le devant une jeune inconnue, assise à côté d'un homme respec table, les yeux baissés, les mains croisées, la contenance modeste & timide, interrogée & répondant de son pere, de sa mere, de son état & de son pays; tandis que, sur le fond, une bonne vieille ourleroit une toile grossiere qu'elle auroit attachée avec une épingle sur son genou: voilà la scène dont il s'agit. Il est impossible d'en lire une ligne sans pleurer. C'est de la part du Pere de Famille l'expression la plus pure de la bonté; de la part de la jeune Sophie, l'expression la plus tou chante de l'innocence, de la candeur, de la simplicité & de l'infortune. M. d'Orbesson ne peut s'empêcher de s'intéresser à cette enfant; & il faudroit avoir le cœur bien dur pour se refuser à la pitié. De questions en questions, il en vient à celles-ci: Qu'est-ce qu'un jeune homme dont on m'a parlé, qui s'ap-
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pelle Sergi, & qui demeure à côté de vous
? Madame Hébert s'écrie du fond de la salle: Ah! Monsieur, c'est le garçon le plus honnête! Sophie: C'est un mal heureux qui gagne son pain comme nous, & qui a uni sa misere à la nôtre. Le Pere de Famille. Est-ce là tout ce que vous en savez? Sophie, Oui, Monsieur. Le Pere de Famille. Eh bien! Mademoi selle, ce malheureux-là!... Sophie. Vous le connoissez? Le Pere de Famille. Si je le connois!.... C'est mon fils. Imaginez-vous ce que devient cette pauvre fille à ce mot: C'est mon fils. Ce jeune homme qui vit à côté d'elle, qu'elle a regardé comme un homme du peuple, qu'elle aime, dont elle est aimée, est le fils d'un homme opu lent & puissant. Toutes ces idées se présen tent à elle; elle s'abandonne à la douleur la plus tendre & la plus touchante. Le Pere de Famille la rassure, la console, lui offre du secours; mais il en exige le sacrifice de sa passion; il faut qu'elle annonce elle-même ce sacrifice à son amant. Dans le désordre où elle est, elle ne peut se refuser à rien. Le Pere de Famille sent combien il seroit doux de pré férer pour son fils une femme si charmante;
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mais les loix du monde! la naissance! le pré jugé! Il cherche à secouer de son ame l'im pression que cette enfant y a faite; & il se dispose à parler à son fils comme il convient à un pere sensé. Saint-Albin sait que son pere a vu Sophie; il s'approche de lui en tremblant, & la scène s'engage par ces mots: Mon pere, vous l'avez vue. C'est le combat le plus violent de la passion & de la raison. Le Pere de Famille se montre à son fils sous toutes sortes de for mes. Saint Albin, qui est peut-être l'amant le plus emporté & le plus ingénieux qu'il y ait au Théâtre, répond à tout, devient même quelquefois très-embarrassant. L'humeur s'é leve de part & d'autre. Saint-Albin s'aban donne à des propos inconsidérés; son pere lui impose silence, mais inutilement; il con tinue d'invectiver contre l'autorité pater nelle, qu'il appelle une tyrannie. Le pere irrité, lui dit dans sa colere: Eloignez-vous de moi, enfant ingrat, dénaturé; je vous donne ma malédiction: allez loin de moi. Son fils s'en va; mais à peine a-t-il fait quel ques pas, que son pere court après lui, & l'arrête en lui disant: Où vas-tu, malheureux? Il s'abandonne ensuite à la plainte la plus
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amere; &, voyant son fils à ses pieds, il lui dit ces mots qui déploient toute l'ame d'un pere: Retirez-vous de moi; cachez-moi vos larmes. Vous déchirez mon cœur, & je ne puis vous en chasser . La belle scène! Peut être faut-il être pere pour en sentir tout le pathétique. Il y a sur-tout un mérite qui ne sera apperçu que de ceux qui ont le tact très-fin. C'est que le pere y a quelquefois le ton un peu dur & brusque; ce qui doit être; car il craint d'être foible & mou. De-là la malédiction amenée. Que ceux qui sont tentés de regarder le Pere de Famille comme un bon-homme, consultent cet endroit, & voient ce qu'ils auroient dit de mieux à sa place. Le moment de la malédiction arrache roit sûrement des larmes au Théâtre; & l'on ne peut disconvenir que cette idée, & celle de la priere du pere sur son fils, qui com mence la même scène, ne soient deux idées de génie. Tandis que le Pere de Famille se livre à sa douleur, arrive le Commandeur. Saint-Albin vient d'être aux prises avec son pere, qui lui rappelle tous les motifs honnêtes de renon cer à sa passion; en voici un autre qui va l'attaquer par l'intérêt & par tous les préjugés
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du monde. Il part de l'état de désespoir où Saint-Albin a réduit son pere. Ce début est très-éloquent; car les méchans le sont aussi à leur maniere. Ce qu'il y a de singulier dans cette scène, c'est qu'elle a le même objet que la précédente, & qu'il n'y a rien de si di vers: diversité par le caractere de l'oncle, par les choses objectées & répondues, par le ton de l'oncle & du neveu. On y voit ce que les vues intéressées donnent de bassesse dans les sentimens & dans l'expression; ce que la pas sion donne d'enthousiasme, de résignation, de noblesse. Tu seras pauvre.... J'ai quinze cents livres de rente..... Tu seras méprisé.... J'ai quinze cents livres de rente... Tu n'a iras rien.... J'aurai Sophie . Cet oncle est aussi très-pathétique; & il y a des momens où l'on seroit tenté de rire & de pleurer en même tems de ce qu'il dit. Tel est, par exemple, cet endroit: Ne suis je pas bien à plain dre? Je me suis privé de tout pendant qua rante ans! J'aurois pu me marier, & je me suis privé de cette consolation. J'ai perdu de vue les miens pour m'attacher à ceux ci; m'en voilà bien récompensé! .. Que dira-t on de moi dans le monde? Voilà qui sera fait; je n'oserai plus me montrer; ou si je parois
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quelque part, & que l'on demande qui est cette vieille Croix qui a l'air si chagrin: on répondra tout bas: C'est le Comman mandeur d'Auvilé..... L'oncle de ce jeune fou, qui a épousé ..... Oui; ensuite on se parlera tout bas; on me regardera. La honte & le dépit me saisiront; je me leverai; je prendrai ma canne & m'en irai .....
Ce malheur lui paroît si grand, qu'il s'écrie tout de suite: Non, je voudrois, pour tout ce que je possede, lorsque tu gravissois le long des murs du Port Saint-Philippe, que quelque Anglois, d'un bon coup de bayon nette, t'eût envoyé dans le fossé, & que tu fusses demeuré enséveli avec les autres... L'original caractere que ce Commandeur! Mo- liere ne dédaigneroit pas de l'avoir trouvé. Le Poëte a encore préparé son dénouement dans cete scène, & y a jetté, de côté & d'autre, divers traits qui disposent au changement d'é tat de Sophie. Mais ces traits sont placés dans des endroits si violens, & ils sont amenés si naturellement, qu'il est impossible d'en soup çonner l'objet éloigné. En général, cette Pièce n'est pas une machine dont on puisse démêler tout l'art dans une premiere lec ture.
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L'oncle & le neveu se séparent très-mécon tens l'un de l'autre; Saint-Albin très-résolu d'épouser Sophie; le Commandeur très-déter miné à empêcher ce mariage. Mais Saint- Albin n'est pas à la fin de ses douleurs. Voici Sophie qui entre, soutenue de Madame Hé- bert, & qui vient lui annoncer qu'elle ne peut être à lui, ni lui à elle. Je ne crois pas, Monsieur, qu'on entendît de sang-froid au théâtre, ce que la passion, l'honneur & le désespoir inspirent à Saint-Albin, ni ce que l'ingénuité, la raison, la candeur suggerent à Sophie. Elle ne peut s'arracher de son amant, ni lui d'elle; c'est Madame Hébert qui les sépare; & Saint-Albin reste, maudit de son pere, déshérité par son oncle, & abandonné de sa maitresse. Quel état! Cécile sa sœur, & Germeuil son ami, vien nent à son secours. Appuyé sur le dos d'un fauteuil, la tête penchée sur ses mains, il ne les voit point; il les entend seulement. Il imagine que ce sont de nouveaux persécu teurs qui lui arrivent; il les chasse; il les rap pelle; il demande Germeuil; il éloigne sa sœur; il se leve; il marche; il médite quel que projet violent; puis s'adressant tout-à coup à son ami, il lui dit: Vous aimez
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Cécile; j'aime Sophie; la même persécution qu'on me fait vous attend. Allons tous qua tre chercher le bonheur loin des inhumains qui nous environnent
. Que devient Ger- meuil à ce discours; lui, à qui le Comman- deur vient de proposer sa fortune & sa nièce, à condition de le seconder dans le projet d'en fermer Sophie? Il n'épargne rien pour détour ner son ami de ce rapt: mais Saint-Albin ne voit qu'un malheur au monde; c'est celui de perdre celle qu'il aime. Il court s'assurer de Sophie. Que fera Germeuil? Il ne peut ni par ler, ni se taire, ni agir, ni cesser. Si le Comman- deur enferme Sophie, il est perdu; si Saint- Albin l'enleve, il est perdu. Il faut qu'il se brouille ou avec le Pere de Famille, ou avec son ami; & c'est ce que le Commandeur a bien vu, quand il lui a communiqué son projet. Je ne crois pas qu'on puisse souhaiter un Acte plus rempli. Il y a douze scènes; & tou tes sont plus fortes les unes que les autres. Les personnages y paroissent tous, & tou jours avec la diversité de leurs caracteres. On y voit le Pere de Famille dans son domesti que, avec sa fille, occupé de son établisse ment, vis-à-vis d'une jeune infortunée, & avec son fils. Est-il sorti: l'Acte n'en devient
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que plus agité, & l'intérêt plus pressant. Les scènes se préparent & s'appellent mutuelle ment; les incidens se multiplient, sans que la clarté en souffre; les personnages se font desirer; & la seule inquiétude qui reste après deux actes de cette force, c'est ce que devien dra le troisiéme où nous allons entrer. Germeuil, qui n'a eu qu'un moment pour soustraire Sophie aux projets violens de Saint- Albin & du Commandeur, suit Cécile en la suppliant; & Cécile rejette sa priere. Com ment recevoir Sophie dans son appartement? Une inconnue, la maitresse de son frere, à l'insçu de son pere! Non, elle ne le doit pas. Germeuil l'a bien prévu; mais il connoît le caractere humain & sensible de Cécile; il est sûr qu'elle n'aura jamais la dureté de ren voyer cette enfant, s'il réussit à la lui présen ter. Il a profité du moment où le Commandeur est à son projet, Saint-Albin au sien, le Pere de Famille à sa douleur, & les domestiques écartés ou à leurs fonctions. Il l'a introduite, & la voilà en présence de Cécile. Sophie sait tous les dangers qui la mena cent; elle vient chercher un asyle au milieu de ses ennemis; elle en a l'esprit troublé; elle ne voit ni n'entend. On l'appelle; elle
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ne sait où elle va; elle ne connoît personne; elle erre sur la scène jusqu'à ce que Germeuil l'aille prendre, & l'ait amenée à Cécile. Quelle entrée de scène! qu'elle est vraie! & quel effet elle feroit au théâtre! Sophie, approchant de Cécile, tombe évanouie, & dans l'espece de délire qui la saisit, elle s'écrie douloureu sement: Les cruels! .... les cruels! ... Que leur ai-je fait? Revenue à elle-même, elle parle a Cécile; & ce qu'elle lui dit est de la plus grande simplicité, & du plus grand pa thétique. L'Auteur dit dans sa poétique, que son secret est de bien lire les Anciens. En effet, si vous comparez les discours de Priam aux pieds d'Achille avec les discours de So- phie aux pieds de Cécile, vous verrez que c'est le même génie qui les a dictés. Si cela est, lisons donc les Anciens. Cécile ne peut résister; elle releve Sophie, & la confie à sa femme-de-chambre; mais un endroit de cette scène que je ne puis ou blier, c'est que Germeuil, touché de la bonté de Cécile, se jette à ses pieds, lui prend une main, & est sur le point de lui déclarer son amour. Il n'y a point d'homme à sa place qui n'eût été tenté de faire la même chose; mais il faut bien connoître le cœur humain, pour
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y saisir ces mouvemens fugitifs. Ce sont ces bagatelles, qui ne sont que des bagatelles aux yeux des lecteurs communs, qui marquent le génie aux yeux des spectateurs éclairés; c'est Madame Pernelle du Tartuffe, qui, après avoir grondé tout le monde, se retourne, & se met encore à gronder sa servante. Cécile n'est pas long-tems à s'appercevoir de l'action imprudente qu'elle vient de faire. Il faut voir aussi comment elle traite Germeuil! C'est-là qu'il n'est pas difficile de reconnoître l'empire qu'elle a sur cet homme; c'est-là qu'on voit que ces deux personnes s'aiment, quoiqu'ils ne s'en parlent pas; c'est-là encore que le Poëte, tout à son action, prépare les scènes suivantes; car rien ne vient dans cette Piece sans être amené. Cécile, peu accoutu mée à une position telle que la sienne, fait voir à Germeuil quel danger il y auroit à l'a bandonner à elle - même: elle fera cent mal adresses qui découvriront tout, s'il ne la se coure; aussi n'y manquera-t il pas. Mais le Commandeur arrive; & Germeuil qui le joue, doit l'éviter, & sort avant qu'il paroisse. Le Commandeur, croyant l'avoir embarqué dans son projet d'enfermer Sophie, par l'espé rance de sa fortune & de sa nièce, vient d'un
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ton doux, faux & patelin, persuader, s'il peut, à Cécile, que les promesses qu'il a faites à Germeuil sont réelles. Il y prend d'autant plus d'intérêt, qu'il ne doute point que ces amans d'intelligence ne se soient déja entretenus là dessus; ce qui pourtant n'est pas vrai. Il se déchaîne d'abord contre son neveu; sa ten dresse, dit-il, s'est toute rassemblée sur sa nièce; elle sera son unique héritiere. Il aime Germeuil; il faut qu'elle l'épouse. Cécile, qui n'a nulle confiance en ses discours, le traite lestement, & rejette loin d'elle l'offre d'une fortune qui appartient, à beaucoup plus juste titre, aux pauvres parens qu'il a en province, qu'à son frere & à elle. On voit dans cette scène le Commandeur conséquent dans ses ruses; on y apprend jusqu'où les parens peu vent disposer de leur fortune; on y reconnoît l'ame fiere & généreuse de Cécile; on conti nue d'y montrer le despotisme du Comman- deur dans la maison du Pere de Famille, la raison de ce despotisme; & l'on prépare le dénouement, qui tient au changement d'état de Sophie. La scène suivante entre d'Orbesson & son fils, le Commandeur & sa nièce, est le mo ment où Saint-Albin conjure son pere de lui
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rendre ce qu'il aime. Persuadé que Germeuil a fait mettre à exécution la lettre de cachet, le Commandeur consomme sa scélératesse. Il feint de se repentir; il n'ose avouer. Il prie Cécile de parler pour lui; car tu sais tout, lui dit-il: Saint-Albin attend en suspens l'aveu du Commandeur; le Pere de Famille le presse; alors il avoue l'emprisonnement de Sophie, la part qu'il croit que Germeuil a à son projet, la promesse qu'il lui a faite de sa fortune & de sa nièce; c'est à-dire, qu'il n'épargne rien pour l'avilir. Alors que devient Saint-Albin? Que doit-il pemer de Germeuil? Que devient Cécile? De quel œil le Pere de Famille voit-il un homme à qui il destinoit secrettement sa fille, sur-tout lorsque Saint-Albin, dans ses fureurs, révele à son pere la confidence qu'il avoit faite à son ami, de son dessein d'enle ver Sophie! Imaginez l'effet de cette scène, & la difficulté qu'il y avoit à la faire; la va riété des caracteres, des intérêts, des im pressions. Lisez-la, Monsieur, & vous verrez, malgré sa rapidité, le Pere de Famille indigné, & noble dans son indignation; le Comman- deur enchanté au fond de son ame, & contrit au-dehors; Cécile désolée, effrayée; Saint- Albin furieux: c'est dans ce moment qu'entre Germeuil.
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Cécile, qui l'apperçoit, court au-devant de lui. Saint-Albin la suit en criant à Germeuil: Traître, où est-elle? Qu'en as-tu fait? Le Pere de Famille suit Saint-Albin en criant: Mon fils! .... Le froid & tranquille Commandeur s'applaudit secrettement; Germeuil conçoit tout-d'un-coup ce qui s'est passé; il se dé fend; le scélérat Commandeur lui dit triste ment: Germeuil, il n'est plus tems de dissimu- ler; j'ai tout dit. Germeuil, pour toute ré ponse, tire de sa poche la lettre de cachet, & la lui présente. Le Commandeur, qui sait que, s'il en eût fait usage, elle seroit en d'au tres mains, la prend, la regarde, la recon noît, & reste confondu. Le Pere de Famille tombe dans l'incertitude; Saint-Albin, qui apprend que sa maitresse est libre, est en chanté, & court chez Madame Hébert revoir Sophie, ou arracher de sa Bonne le secret de sa retraite. Cécile le suit; Germeuil s'étoit déjà rétiré; le Pere de Famille & le Commandeur restent. C'est ici que cet homme terrible acheve de se peindre par la violence de ses conseils; & le Pere de Famille par le grand sens de ses réponses. Le premier voudroit que son beau frere rendît la vie dure à son fils, qu'il chas-
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sât Germeuil, enfermât sa fille dans un Cou vent, & poursuivît Sophie & Madame Hébert. Le Pere de Famille lui fait voir qu'il n'y a que folie & injustice dans tout cela. Le Comman- deur, furieux d'avoir été joué par Germeuil, propose à son beau-frere l'alternative, ou de chasser Germeuil de la maison, ou de l'en laisser sortir lui-même, Le Pere de Famille, fa tigué de cet homme, le laisse maître de sortir s'il le juge à propos; mais il restera pour exa miner toutes les sottises qu'on fait dans cette maison, & pour les remettre sous le nez à son beau-frere. Il veut voir ce que cette affaire deviendra. Ceux qui se connoissent en action drama tique, ne balanceront pas à prononcer que cet Acte ne soit le plus théâtral des trois que nous venons d'examiner. Il est rapide, il est plein d'événemens; les scènes en sont courtes & chaudes; & il n'y a personne, pour peu qu'il s'entende en ouvrage de cette nature, qui ne dise au dedans de lui-même: Quel homme, que ce Commandeur! Quelle machine, que cette Pièce! Saint-Albin, ayant appris que c'est à Ger- meuil que Madame Hébert a confié la jeune Sophie, entre furieux, résolu de lui enfon-
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cer son épée dans le sein, & d'aller partout où le conduira l'espoir de retrouver sa mai tresse. Il appelle un domestique, & envoie un défi à Germeuil. Cécile connoît son inno cence; elle le défend; elle acheve d'irriter son frere. Il lui jette des mots qui portent la terreur dans son ame; & à travers ses trans ports, il lui découvre le double enlevement qu'il avoit projetté. Quel étonnement pour Cécile! Elle insiste sur l'innocence de Ger- meuil, malgré les apparences; elle conjure Saint-Albin de ne pas perdre un homme qu'elle aime, en l'accusant auprès de son pere: mais il n'est plus tems; Saint-Albin a tout dit. Le Pere de Famille, qui connoît la situation cruelle de son fils, & qui craint tout de la violence de son caractere, entre & lui dit: Tu me fuis, & je ne peux t'abandonner; je n'ai plus de fils, & il te reste toujours un pere . Il le prie, il le conjure, il cherche à le détacher de sa folle passion, & à calmer son ressentiment contre Germeuil. C'est la premiere fois, depuis long-tems, que ce pere malheureux se trouve seul avec ses enfans; son cœur s'épanche entr'eux. Il s'adresse à son fils de la maniere la plus ten-
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dre; mais Saint-Albin, tout occupé de son projet de vengeance, ne répond rien; il est comme stupide & féroce. Le pere s'irrite de sa dureté, & le poursuit en lui criant: Rends- moi mon fils. Ce fils cruel continue d'être sourd à la voix de son pere, que le dégoût de sa famille & celui de la vie saisissent éga lement. Il veut s'éloigner; il veut aller mou rir loin de ses enfans. Cécile s'approche de lui, lui prend les mains, cherche à le con soler; & son pere, en se plaignant de son sort, lui revele le projet qu'il avoit formé de lui donner Germeuil pour époux. Mais, ajoûte-t-il, tout m'accable à la fois; il n'y faut plus penser. Quels mots pour Cécile! C'est son imprudence, c'est le conseil de Germeuil qui ont tout renversé. Dans ces circonstan ces, Germeuil se présente, & cette scène est toute pantomime. Chacun y jette un cri. A l'aspect de Germeuil, la fureur s'empare de Saint-Albin; la frayeur saisit Cécile. Le Pere de Famille consterné, arrête son fils, l'entraîne hors de la scène, & rentre. Le Commandeur alloit paroître; Mon frere, lui dit le Pere de Famille, dans un moment je suis à vous. Le Commandeur lui répond: C'est-à-dire, que vous ne youlez pas de moi dans celui-
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ci: Serviteur
. Voilà toute la scène; mais il y a certainement du génie à l'avoir ima ginée. 1o. Parce que le Commandeur n'est pas un homme qu'il faille laisser oublier; c'est le machiniste de la Pièce. 2o. Parce que curieux, tracassier & méchant comme il est, il n'est pas naturel qu'il reste seul; il doit chercher les autres, qui sont tous sur la scène. 3o. Parce qu'il falloit ménager, entre lui & le Pere de Famille, quelque raison de querelle qui les occupât, tandis que Sophie & Saint-Albin se trouveront ensemble; ce qui arrivera dans l'instant. 4o. Parce qu'on donne lieu à la bonté du Pere de Famille de se montrer, en écar tant ce méchant Commandeur dans un instant où il se passoit des choses qu'il ignoroit, & dont la connoissance pouvoit lui donner tant d'avantage sur Saint-Albin, sur Cécile, & sur-tout sur Germeuil. 5o. Parce qu'on a be soin du Commandeur ailleurs. Ce sont les motifs d'une scène qui montrent l'intelli gence du Poëte, & la difficulté d'en faire une bonne analyse. Avant que de rejoindre le Commandeur, le Pere de Famille dit à Ger- meuil: Vous avez su le projet de mon fils, & vous me l'avez tu. Vous avez su le pro jet du Commandeur, & vous me l'avez tu;
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à moi! Vous, Germeuil! vous avez sous trait à mon fils, votre ami, celle qu'il aime; vous en êtes convaincu, & vous vous tai sez
! Germeuil s'excuse; M. d'Orbesson lui ordonne de retrouver Sophie, & il sort. Figurez-vous, Monsieur, la situation de Cécile & de Germeuil. Celui-ci a reçu un défi de Saint-Albin, & Cécile vient de savoir par son pere, que c'est à Germeuil qu'elle étoit destinée: elle l'apprend à Germeuil. Quel mo ment pour cet homme! Celui où on lui dit qu'il est aimé, est celui où il est brouillé avec tout le monde. Mais ce n'est pas tout; Ma dame Hébert, allarmée par la visite de Saint- Albin, ne sachant plus ce que Germeuil, à qui elle a consié Sophie, peut avoir sait de ce cher enfant, s'est présentée à la porte; elle veut entrer; elle demande à parler. La frayeur s'empare de Cécile; elle veut aller tout révé ler à son pere; Germeuil l'arrête. Saint-Albin entre. Cécile, qui connoît la violence de son frere, & qui craint que, malgré le flegme de Ger- meuil, la maison de son pere ne soit ensan glantée, pressée par les menaces sombres & terribles que Saint-Albin adresse à son amant, se résout à apprendre à son frere que Sophie
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est dans son appartement; que c'est Germeuil qui la lui a amenée, & qui l'a sauvée du Commandeur & de lui. Homme cruel! Hom me violent! Allez maintenant lui plonger votre épée dans le sein ! Quel est, à ce discours, l'état de Saint-Albin? Il demande pardon à sa sœur, à son ami; il se peint la situation cruelle de Sophie. Elle sait mon projet.... Elle pleure..... Elle se déses pere..... Elle me méprise..... Elle me hait..... Il faut que je la voie . On ne résiste point à un amant du caractere de Saint- Albin; Germeuil intercede pour lui; Cécile se laisse vaincre. Le Pere de Famille & le Com- mandeur sont occupés. On met en sentinelle la femme-de-chambre, & Sophie paroît. Effrayée à la vue de Saint-Albin, elle va se jetter entre les bras de Cécile, qui la rassure; déjà son amant est à ses pieds; Sophie l'acca ble de reproches, & lui demande à s'en aller. Saint-Albin aimeroit mieux mourir que d'y consentir. Cette scène est très-douce, très pathétique. Saint-Albin y conserve son carac tere tendre & violent; Sophie n'est nulle part plus innocente, plus belle, plus intéressante. Il lui prend un accès de colere enfantine, qui est de la derniere vérité Vous êtes sans
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pitié; oui, vous êtes sans pitié .... Vil ravisseur, que t'ai-je fait? Quel droit as-tu sur moi? Je veux m'en aller. Qui est-ce qui osera m'arrêter? .... Vous m'aimez? Vous m'avez aimée? Vous ....
? La femme-de-chambre crie: On vient, on vient. Ils se dispersent tous, chacun de son côté. Le Commandeur, attiré par le bruit que faisoit Madame Hébert pour entrer, & les valets pour l'en empêcher, a tout appris de cette femme, & du valet de Germeuil. Il sait que Sophie est dans la maison, dans l'appar tement de sa nièce, par l'entremise de Ger- meuil. Quelle découverte pour lui! D'Au- vilé, se dit-il à lui-même, voici le mo ment de montrer ce que tu sais faire . Pour cette fois, la lettre de cachet qu'on lui a remise lui servira; il se vengera du pere, du fils, de la fille & de son amant. O Com- mandeur, quelle journée pour toi! Combien d'action & de mouvement encore dans cet Acte? Saint-Albin apprend que So- phie a été confiée à Germeuil; il veut se cou per la gorge avec lui; le Pere de Famille re demande Sophie. Saint-Albin découvre qu'elle est dans la maison. Il faut la lui montrer. M adame Hébert pénetre. Le Commandeur est
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instruit: il va faire exécuter la lettre de ca chet; & au travers de tout cela, le Pere de Famille dit à sa fille, qu'il la destinoit à Ger- meuil; Saint-Albin apprend à sa sœur qu'il a conseillé à son amant de l'enlever; Cécile fait connoître à Germeuil qu'il est aimé d'elle. Mais il y a deux incidens relatifs à la con duite de la pièce, qu'il importe sur tout d'ob server: 1o. C'est la lettre de cachet remise au Commandeur au troisieme acte. Germeuil n'a voit que ce moyen de se justifier; & ayant soustrait Sophie à la poursuite du Comman- deur, il croit pouvoir rendre cette lettre sans conséquence: il est sûr que personne n'a pu soupçonner que cette lettre serviroit au dé nouement. 2o. Il n'y a pas eu moins d'art à embarrasser tellement Cécile & Germeuil dans l'intrigue de Sophie & de Saint-Albin, que, même après une déclaration, ils ne peuvent se parler de leur passion, & qu'il n'y a jamais qu'un seul intérêt dans la pièce. Et qui est ce qui a amené cette déclaration? Le Pere de Famille lui-même. Je ne cesse de le répéter, il est incroyable combien il y a d'art dans ce Drame, & combien cependant il y paroît peu. On avoit attaché la femme-de-chambre à
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la suite du Commandeur. Cécile l'interroge sur ce qu'elle a remarqué, & n'en apprend que des choses vagues, comme le bruit qui s'é toit passé, la joie du Commandeur, sa sortie secrette & à pied, &c. Elle communique à son frere le sujet de ses allarmes, & le con jure par lui-même, par son pere, par elle, par Germeuil, par Sophie, de retirer cette fille d'auprès d'elle. Mais Germeuil vient lui ap prendre que le Commandeur sait tout; & avec son sang-froid ordinaire, il entraîne Saint- Albin au secours de Sophie, tandis que Cécile entretiendra & arrêtera le Commandeur, qui arrive. Ces scènes courtes & rapides: le Commandeur est rentré, le Commandeur sait tout, voici le Commandeur, jettent un grand trouble au commencement de ce cinquiéme Acte. L'oncle de Cécile, avec son ton faux & patelin, lui jette des propos d'une ironie cruelle sur son pere, sur son frere, sur Ger- meuil, & sur elle-même. Il voit son trouble; il en jouit. Elle n'y tient pas; elle veut sortir; il l'arrête, & cependant elle lui échappe. Il s'applaudit; il attend le jeu des ressorts qu'il a tendus; il va rendre compte au Pere de Fa- mille de tout le désordre de sa maison; car
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c'est encore un coin de son caractere, de n'ê tre jamais plus content, que quand il apporte une fàcheuse nouvelle. Arrivez, bon-homme, arrivez donc, dit-il en voyant son beau-frere. Le Pere de Famille. Qu'avez-vous de si pressé à m'apprendre? Le Comman- deur. Vous l'allez savoir; mais attendez un moment . Alors il s'avance doucement vers le fond de la salle, & dit à la femme de-chambre de sa nièce, qu'il surprend au guet: Approchez, Mademoiselle; ne vous gênez pas; vous entendrez mieux. Le Pere de Famille. Qu'est-ce qu'il y a? A qui parlez-vous? Le Commandeur. Je parle à la femme-de-chambre de votre fille, qui nous écoute. Le Pere de Famille. Voilà l'effet de la méfiance que vous avez semée entre vous & mes enfans. Vous les avez éloignés de moi, & vous les avez mis en société avec leurs gens. Le Comman- deur. Non, mon frere, ce n'est pas moi qui les ai éloignés de vous; c'est la crainte que leurs démarches ne fussent éclairées. S'ils sont, pour parler comme vous, en société avec leurs gens, c'est par le besoin qu'ils ont eu de quelqu'un qui les servît dans leur mauvaise conduite, &c. Il part
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de-là pour peindre au Pere de Famille ses en fans & leurs entours, sous les couleurs les plus noires. Il n'y eut jamais ici de subor dination; il n'y a plus de mœurs. Le Pere de Famille. De mœurs! Le Comman- deur. Non, de mœurs . Il annonce à son beau-frere que la maitresse de son fils est chez lui, à côté de sa fille; & il n'oublie rien pour aggraver cette circonstance. Il dé chire Saint-Albin, Cécile & Germeuil. Le Pere de Famille se désespere; le Commandeur jouit de sa douleur, & cette scène est le triom phe de sa méchanceté. Mais ce triomphe dure peu. M. le Bon, intendant de la maison, à qui le Pere de Famille avoit enjoint de chercher cet enfant, qu'on lui avoit dit que ses pau vres parens avoient envoyé de leur Province à Paris, avoit vu Madame Hébert. Ils n'a voient pas eu de peine à deviner, par les confidences qu'ils s'étoient faites mutuelle ment, que cette Sophie, qui est maintenant renfermée chez M. d'Orbesson, est la nièce du Commandeur; que c'est à elle & à son frere qu'il a si durement fait refuser sa porte. Ils arrivent donc transportés de joie. Ils alloient tout éclaircir & tout dénouer,
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lorsqu'on entendit un grand bruit au dedans de la maison. C'est Cécile, c'est Saint-Albin qui crient; on appelle le Pere de Famille; le Commandeur le retient; mais la femme-de chambre, toute effrayée, dit ces mots: Monsieur, des épées, un exempt, des gardes; accourez, si vous ne voulez pas qu'il arrive malheur . Cécile, Sophie, Saint-Albin, Germeuil, la Femme-de-Chambre, l'Exempt, tout le monde entre en désordre. Le Commandeur dit à l'Exempt: Monsieur, exécutez votre ordre. Saint-Albin, Madame Hébert, Cécile, Sophie, réclament la bonté du Pere de Famille, qui interpose son auto rité. Sophie est à ses pieds. On presse le Com- mandeur de la regarder; il la reconnoît, & reste pétrifié. Il est impossible d'entrer dans les détails de l'action, des mouvemens & des tableaux de cette scène; il faut la lire. Le Pere de Famile accorde son fils à Sophie. Le Cemman- deur y consent; mais c'est à condition qu'on lui fera justice de Cécile & de Germeuil. D'Or- besson s'adresse sévérement à tous les deux; Saint-Albin, qui leur doit tout, se jette à la traverse, les excuse, sollicite leur grace, & déclare au Pere de Famille la passion qu'ils
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ont l'un pour l'autre. Le pere, qui les avoit destinés pour époux, leur pardonne, les unit & acheve le désespoir du Commandeur, qui se voit trompé dans toutes ses vues. Aussi sort-il de la scène en vouant à Cécile une haîne implacable. Le Pere de Famille, seul au milieu de ses enfans, se livre à la joie & à la tendresse. Il les embrasse, il les unit, il les bénit, & termine cette scène, qu'on ne lit pas sans éprouver l'attendrissement le plus doux, par ces mots qui contiennent toute la morale de l'Ou vrage: Qu'il est cruel! Qu'il est doux d'être pere! Vous voyez, Monsieur, que le cinquieme Acte ne dément aucun des premiers, ni pour la conduite, ni pour les incidens, ni pour l'intérêt; & qu'il étoit impossible de préparer & de ménager avec plus d'art le changement d'état de Sophie. Une chose que je vous prie sur-tout de remarquer, c'est la maniere dont le Poëte a su appeller sur la scène M. le Bon & Madame Hébert. Vous trouverez peut-être à la lecture que les deux derniers Actes sont plus foibles que les trois premiers; mais je crois que vous en jugeriez autrement à la représentation.
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S'ils sont plus foibles, c'est tout au plus de discours, & non d'action. C'est une obser vation bien sensée que celle de l'Auteur, qu'à mesure qu'un Drame s'avance vers sa fin, l'action & le mouvement doivent croî tre, & le discours diminuer. C'est alors qu'il faut plus agir que discourir; & c'est ce que vous avez dû remarquer dans cette Pièce. Il y a des scènes au cinquieme Acte qui n'ont que trois mots. Voilà comment doivent mar cher les derniers Actes. Ainsi, cette préten due inégalité ne tombant que sur les discours, il s'en faut bien que ce soit un vrai reproche. Mais résumons, & considérons maintenant cette Pièce par l'intrigue, par les caracteres & par les détails. L'intrigue, quoique compliquée, me pa roît une des machines la mieux entendue qu'il y ait au Théâtre. L'intérêt est violent au premier Acte, plus violent au second; ce qui ne l'empêche pas de croître au troisieme, & de se soutenir dans les deux derniers. Les incidens amenent les scènes, & les scènes se succedent si naturellement & si nécessaire ment, qu'il seroit difficile d'en retrancher ou d'en ajoûter une. Tout est préparé, amené, conduit. Les scènes commencent avec cha-
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leur, & le dialogue en est sans maximes, sans tirades, sans affectation, simple & vrai. Une chose à remarquer, c'est la maniere dont chacun est entraîné à avouer ses projets. Il vient un moment où Saint-Albin dit: Je voulois enlever Sophie, & j'avois conseillé à Germeuil d'enlever ma sœur; & le Pere de Famille: j'avois dessein de donner ma fille à Germeuil. Il n'y a qu'un intérêt; & quoiqu il y ait deux intrigues, celle de Germeuil & de Cécile est si sourde, que c'est toujours la même action qui marche. On voit par-tout que Ger- meuil n'est point indifférent à Cécile, ni Cécile à Germeuil; mais on ne le voit ni trop, ni trop peu; & ceux qui voudroient que cette passion fût plus marquée, ne s'entendent point assez en action dramatique: c'est comme s'ils exigeoient d'un Peintre d'éclairer & de terminer des figures éloignées sur le fond, comme celles qu'il a placées sur le devant de son tableau. Les caracteres sont variés & soutenus. Ce lui qui domine, est le Pere de Famille; après lui, c'est son fils; après son fils, c'est le Com- mandeur; ensuite Sophie, Germeuil & Cécile. La
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subordination des caracteres est la même que celle de l'intérêt. Le Pere de Famille a le caractere qui con vient à son état. Il est alternativement ten dre, ferme, violent, foible, passionné, sensé, saoû de ses enfans, dégoûté d'eux; & son caractere contraste bien avec les circons tances où il est placé. Il a un fils emporté & entêté d'une fille de rien; une fille qui se re fuse à tout établissement, & un beau-frere qui met le trouble dans sa famille. Son fils est l'amant le plus violent qu'il y ait peut-être au théâtre; & l'Auteur le rend amoureux d'une fille que ni son pere, ni son oncle ne peuvent lui accorder, & qui ne lui convient ni par la naissance, ni par la for tune. Le caractere simple, naïf, pathétique & sensible de Sophie est charmant; & combien les traverses auxquelles elle doit être exposée ne doivent-elles pas rendre malheureuse & touchante une fille de son caractere! Le Commandeur est un homme unique, ambitieux, méchant, rusé, curieux, tracas sier, patelin, faux, violent, despote. Peut être seroit-il fâché de faire une action qu'on pût blâmer dans le monde; mais il est peu
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scrupuleux sur les moyens. Son autorité dans la maison du Pere de Famille est fondée sur la grande fortune que ses enfans en attendent. Quelques personnes auroient desiré que le Pere de Famille, indigné de ses procédés, l'eût honteusement chassé de sa maison; mais cela eût été contre la vérité: on ne chasse point de chez soi si facilement un homme dont on espere une succession de soixante mille livres de rente; & qui, après tout, n'a fait des méchancetés que pour rompre deux de ces mariages qu'on appelle mauvais dans le monde. D'autres ont prétendu que le ca ractere du Pere de Famille contrastoit avec celui du Commandeur; & ils ont accusé l'Au teur d'avoir blâmé le contraste dans sa Poëti que, & de l'avoir employé dans sa Pièce. Il me semble que ceux qui ont fait cette ob servation, n'ont pas une idée assez nette du contraste des caracteres. Il y a contraste entre deux caracteres, lorsqu'entre les qualités qui constituent l'un, on en choisit une particu liere, comme la douceur, qu'on montre & qu'on oppose sans cesse à la qualité contraire, telle que l'humeur & la dureté qu'on suppose être de l'autre caractere. Or, on ne peut pas dire qu'il en soit ainsi du Pere de Famille &
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du Commandeur. On a montré ces deux hom mes par toutes leurs qualités, bonnes & mau vaises; & quoique, parmi elles, il s'en trouve d'opposées, il ne s'ensuit pas que les carac teres soient contrastés; comme on ne peut pas dire qu'ils soient les mêmes, parce qu'il y a de ces qualités qui sont communes aux deux caracteres: autrement il faudroit dire que tous les caracteres, qui ne sont pas abso lument les mêmes, sont nécessairement con trastés. Cette observation, que je soumets à votre jugement, me paroît présenter une raison de plus à M. Diderot pour rejetter le contraste: c'est que le contraste ne montrant jamais qu'une ou deux qualités opposés, il restreint la peinture des hommes, dont les caracteres sont un assemblage de qualités, tantôt semblables, tantôt opposées, ou di verses, & qu'il faut chercher à montrer tou tes, si l'on peut; ce que le Poëte sera forcé de tenter, s'il abandonne le contraste des caracteres, pour s'attacher à leurs diffé rences. Germeuil est un homme de bien, ferme, vrai, un peu renfermé, & qui aime beaucoup mieux que sa conduite soit bonne, qu'il ne se soucie du jugement qu'on en pourra por-
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ter. Comparez, Monsieur, ce caractere avec les positions où il se trouve, & les intérêts qu'il peut avoir, & jugez des dangers qu'il court, & des sacrifices qu'il est obligé de faire. Cécile est un composé de vivacité, de sen sibilité, de raison & de hauteur. On a dit: mais pourquoi cette fille, qui connoît la bonté de son pere, ne lui déclare-t-elle pas tout, lorsqu'elle voit que Germeuil qu'elle aime, est soupçonné, & que l'évasion de So- phie cause tant de troubles? C'est qu'elle sait que son pere désapprouve la passion de Saint- Albin, & que le Commandeur cherche Sophie pour la faire enfermer; c'est qu'elle connoît la passion d'un frere qu'elle aime, & qu'elle ne voudroit pas chagriner; c'est qu'elle a reçu Sophie chez elle, & qu'elle ignore ce que peut devenir cette fille, si elle la livre à qui que ce soit; c'est qu'elle est arrêtée elle-même par la faute qu'elle a commise en la recevant, & plus, peut-être, par celle que Germeuil a faite en l'introduisant; & que, plus il a été humain de recevoir Sophie chez elle, moins elle doit être disposée à la déceler sans son consentement. J'ajoûterai que, dans la durée d'un incident dramatique, il n'y a presque
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jamais de milieu, & qu'il y est presque tou jours trop tôt ou trop tard pour agir. Ce n'est pas assez de dire: Cécile, ou un autre auroit dú faire cela; il faut encore chercher quand & en quel moment. Et puis, n'y a-t-il pas des conventions de Théâtre? Il est vrai que M. Diderot les désapprouve, & que cette ré ponse, qui seroit bonne pour un autre, est mauvaise pour lui. Venons aux détails, ou plutôt je vous renvoie à l'Ouvrage même; il étincelle de tous côtés de traits de caracteres, de tableaux & de sentimens: on ne peut écrire avec plus de pureté, de force & de délicatesse. Il n'y a pas un mot dans les scènes, qui ne tienne au fond. Les mœurs en sont nobles, hon nêtes & touchantes. C'est peut-être la meil leure réponse qu'il y avoit à faire au Dis cours de M. Rousseau contre les Spectacles. Si ce Drame touche, plaît, intéresse, arrache des larmes à la lecture, je ne doute point qu'il ne fìt encore un autre effet au Théâtre. La marche, qui peut en être embarrassée pour des lecteurs inattentifs, y seroit claire par tout, & les affecteroit bien davantage. Et comment ne réussiroit-elle pas? C'est l'image la plus approchée de notre conduite & de
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nos discours domestiques; & pour répéter le jugement d'un de nos Connoisseurs les plus difficiles, c'est un Ouvrage vertueux, tendre, vrai & d'un goût nouveau; & il est certain qu'il y a une infinité de personnes qui en sou haitent la représentation. Il suit de tout ceci, que la Comédie du Pere de Famille est une des plus délicieuses lectures que les peres puissent faire, & une des plus utiles qu'ils puissent con seiller à leurs enfans. Je pense que ce se roit aussi une des plus pathétiques représen tations que nous puissions avoir au Théâtre; sur tout si la scène, décorée comme le Poëte le desire, conservoit à l'action & aux discours toute leur illusion. Il reste à l'Auteur une Tragédie domesti que à faire; & je l'y exhorte. Alors il aura rempli l'intervalle qu'il a discerné encre notre Comédie & notre Tragédie; il aura augmenté la carriere dramatique de trois sortes de Dra mes, & completté le systême théâtral.
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OBSERVATIONS SUR LE FILS NATUREL, tirées DE L'OBSERVATEUR LITTÉRAIRE.

M. Diderot est, de tous les Auteurs François, celui qui a le plus contribué à nous faire connoître les Comédies de M. Gol doni. Celles, entr'autres, qui ont fixé l'atten tion des Gens de Lettres, sont le Pere de Famille & le Véritable Ami; la premiere, parce que M. Diderot en faisoit une sous le même titre; la seconde, parce qu'on a pré tendu qu'elle lui avoit fourni l'idée de son Fils Naturel. Pour que nos Lecteurs sachent à quoi s'en tenir sur cette derniere accusa tion, nous croyons devoir exposer ici le su jet du Véritable Ami de M. Goldoni; ils pourront comparer le fond de la Pièce Ita lienne avec celle de l'Auteur François. Un vieux & riche avare, appellé Octave,
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a une fille unique nommée Rosaure, destinée à être la femme de Lélio, homme sans bien, & qui ne veut l'épouser, que parce qu'il en espere une dot considérable. Florinde, ami de Lélio, est venu de Venise à Bologne passer quelque tems avec son ami. Il loge dans sa maison; & comme il est jeune, riche & aimable, il ne tarde pas à se faire aimer de Béatrix, sœur de Lélio; mais il n'a pour elle que de l'indifférence. Il a eu souvent occasion de voir Rosaure qui brûle pour lui des mêmes feux que Béatrix; & le cœur de Florinde n'y est pas insensible. Mais il aime Lélio, & il ne veut pas enlever à son ami une maitresse qui, par le bien qu'elle lui apportera en ma riage, peut réparer le dérangement de ses affaires. Il sent que l'unique parti qu'il a à prendre, est de s'en retourner promptement à Venise, dans la crainte que l'amour ne le rende infidele à l'amitié. Il ordonne donc à son Valet de lui amener une chaise de poste, tandis qu'il prendra congé de Lélio, de Ro- saure & de Béatrix. Cette derniere veut le retenir, jusqu'à ce qu'il ait rendu ce qu'il lui a volé. Quoi! dit Florinde, je vous ai dé robé quelque chose? Vous m'avez volé
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mon cœur, répond Béatrix. Si je l'ai volé, reprend le galant Florinde, ç'a été sans dessein. Beatrix. Si vous n'avez pas de siré mon cœur, moi j'ai desiré le vôtre. Florinde. Croyez-moi, Mademoiselle, faisons un arrangement utile à tous deux: reprenez votre cœur, & laissez-moi le mien. Beatrix. Vous êtes obligé de ré pondre à mon amour. Florinde. C'est ce qui me semble un peu difficile, &c.
. Dans cette scène singuliere, où tout le reste est dans le goût de ce que vous venez de lire, reconnoissez-vous, Monsieur, celle de Dorval & de Conflance, qu'on a accusé si faussement & si mal - adroitement M. Diderot d'avoir copiée, mot pour mot, d'après cette espece de farce? Mais ce n'est pas la seule infidélité que vous pourrez remarquer. Lélio engage son ami à différer son départ jusqu'au lendemain, & le prie de voir Ro- saure de sa part, pour savoir enfin s'il peut toujours compter sur elle & sur sa dot; de lui dire que si cet hymen lui déplaît, elle est encore libre d'y renoncer; mais que, si elle consent à l'épouser, il desire que le mariage se fasse au plutôt. Florinde promet de s'ac-
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quitter fidèlement de la commission. Remar quez, Monsieur, que tout ceci se dit dans la maison de Lélio, & que la scène suivante se passe dans celle d'Octave. Ce vieil avare, foible copie de notre Harpagon, ramasse toutes les petites choses qu'il trouve par terre, comme chiffons de papier, bouts de ficelles, &c. Il querelle son valet Trappola, de ce qu'il allume le feu de trop bonne heure, de ce qu'il achete quatre œufs de plus qu'il n'en faut pour le dîner, de ce que ces œufs sont trop chers & trop petits, &c. &c. Octave se trouvant seul, gémit de se voir obligé de tirer de sa cassette six mille écus pour la dot de Rosaure. Pauvre cassette, dit-il, je te châtrerai! Je te châtrerai! Hélas! si l'on m'avoit rendu ce service autrefois, je ne pleurerois pas aujourd'hui pour la dot d'une fille ! Il a grand soin de laisser ignorer, même à Rosaure, qu'il a de l'argent dans un coffre fort. Il veut lui persuader que ce ne sont que de vieilles nippes; & il n'est occupé, devant le monde, qu'à déplorer sa misere. Cependant Florinde fait connoître à Ro- saure les intentions de Lélio, & l'exhorte à
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ne plus différer son bonheur. Rosaure, acca blée & du départ prochain de Florinde, & de la fermeté avec laquelle il prend les intérêts de son ami, lui fait connoître dans une lettre tout son chagrin & tout son amour. Rien n'est plus comique, plus bouffon même, que la façon dont Florinde reçoit & lit cettre let tre. C'est un vrai pantomime qui s'attendrit de la maniere la plus grotesque. La réponse est un peu plus sérieuse; mais que de lazzis ne fait i! pas encore avant que de l'écrire? Il n'a tracé que quelques lignes, lorsqu'on vient l'avertir que son ami Lélio est assailli par deux ennemis contre lesquels il se défend l'épée à la main. Florinde vole à son secours, & laisse sur la table sa lettre à moitié écrite. Béatrix arrive dans ce moment, lit le papier, & prend pour elle ce que Florinde adresse à Rosaure. Figurez-vous, Monsieur, ces vieilles amou reuses, à qui une passion extravagante a fait tourner la tête pour un Petit-Maître qui les méprise, & vous aurez une idée de toutes les folies que l'Auteur fait faire à Béatrix, quoiqu'elle ne soit ni d'un âge, ni d'une fi gure à mériter les mépris d'un jeune amant. Toutes ces scènes sont coupées par les fré-
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quentes apparitions de l'avare Octave, à qui il échappe à chaque instant de nouveaux traits qui peignent son caractere. Il dit à sa fille que c'est lui ôter la vie, que de l'obliger à se dé faire de son bien; qu'il ne peut consentir à son mariage, à moins que celui qui l'épou sera, ne se détermine à la prendre sans dot. Florinde est riche, ajoûte le vieillard: c'est précisément l'homme qu'il faudroit; car pour Lélio, il ne voudra jamais d'une fille sans bien. Cette idée, qui ne déplaît point à Rosaure, flatte l'avare; & il n'aura plus de repos qu'elle ne soit exécutée. En attendant, il entre dans fa chambre pour considérer sa chere cassette. Son Valet le surprend en extase à la vue de son or, & médite le dessein de le voler. Cette scène est une farce où Trappola contrefait le Diable pour faire peur à son maître. L'insensée Béatrix devient toujours plus folle de son amant. En vain Florinde lui dé clare qu'il ne l'aime point, & se donne des défauts qu'il n'a pas, pour la guérir de son amour. Je suis, lui dit-il, d'un naturel ja loux; tout me fait ombrage & m'inquiette. Je veux qu'on ne sorte point de la maison; que personne ne vienne chez moi; pour
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moi, j'aime à me divertir & à me pro mener. Souvent je ne reviens point; j'aime à courir la nuit; j'aime le jeu; je vais au cabaret; j'aime à me divertir avec les fem mes; je suis très-colere, emporté même, & s'il m'échappoit quelque foufflet.... Eh bien! répond Béatrix, battez-moi, tuez moi; je veux être votre femme
. Florinde ne peut résister à tant d'amour, & con sent enfin à épouser cette pauvre fille. Mais un autre soin l'occupe plus sérieusement. Il s'agit d'engager Rosaure à épouser Lélio; & ce n'est pas sans peine qu'il la détermine; mais enfin il en vient à bout. Il n'y a plus d'em barras pour la dot; car on apprend qu'Octave vient d'être suffoqué, parce que son Valet lui a volé son trésor; le vol est retrouvé, & la Pièce finit par un double mariage. Tel est, Monsieur, l'extrait fidele de cette fameuse Comédie de M. Goldoni, dont les ennemis de M. Diderot ne vous avoient pas donné une assez juste idée; & je crois que vous en sentez la raison. Cette pièce, comme vous voyez, est com posée de deux intrigues liées, qui se passent en différens lieux; l'une dans la maison de
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Lélio, l'autre dans celle de l'Avare; car les Italiens ne se soucient gueres de s'assujettir à l'unité du lieu. Ces deux intrigues occupent à - peu - près la même étendue dans la Pièce. Le rôle de l'Avare s'y remarque même plus encore que celui de l'Ami vrai; car l'Ami vrai n'auroit aucun sacrifice à faire, si Octave pouvoit se déterminer à donner une dot à sa fille; en sorte qu'on pourroit aussi bien ap peller cette Comédie l'Avare, que le Véri- table Ami. L'intrigue de l'Ami vrai est de M. Goldoni; mais il a pris à Moliere celle de l'Avare; & cela, sans que personne s'en soit forma lisé. C'est en partie de-là que M. Diderot a tiré le sujet de sa Comédie intitulée: Le Fils Naturel. Il a laissé de côté l'intrigue de l'A- vare, & il s'est emparé de celle de l'Ami vrai; mais comme dans le Poëte Italien, c'est une de ces intrigues qui dénouent l'au tre, il a fallu que M. Diderot songeât à trouver un dénouement à ce qu'il emprun toit de M. Goldoni, pour composer une Comédie en cinq Actes. Je ne peux rien dire de plus simple & de
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plus raisonnable pour la justification de M. Diderot, que ce qu'il en a écrit lui-même dans la Poëtique qu'il a mise à la suite du Pere de Famille, que cet Auteur vient de publier. Quelles sont les principales parties d'un Drame? L'intrigue, les caracteres & les dé tails. La naissance illégitime de Dorval, qui est dans le Fils Naturel, ce que Florinde est dans le Véritable Ami, est la bâse du Fils Na- turel. Sans cette circonstance, la fuite de son pere aux Isles reste sans fondement. Dorval ne peut ignorer qu'il a une sœur, & qu'il vit à côté de cette sœur. Il ne deviendra plus amoureux; il ne sera plus le rival de son ami. Il faut que Dorval soit riche, afin de réparer le renversement de la fortune de Rosalie. Mais d'où lui viendra cette richesse, si la nécessité de faire un sort, n'a déterminé son pere à l'enrichir de son vivant? Mais s'il n'aime plus Rosalie, quelle raison peut-il avoir, ou de sortir de la maison de son ami, ou de dérober sa passion ou son indifférence à Cons- tance? La scène d'André, cette scène si pa thétique, n'a plus lieu; il n'y a plus de pere, plus de rivaux, plus d'intrigue, plus de
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Pièce. Voilà les principaux incidens du Fils Naturel. Or il n'y en a aucun de ceux-là dans le Véritable Ami de M. Gol doni; quoiqu'il y ait des incidens communs entre ces deux Pièces. On ne peut donc pas dire que la conduite de l'une soit la conduite de l'autre. Avant que de passer aux caracteres, je remarque, Monsieur, l'art avec lequel M. Diderot sait rappeller dans ses Ouvrages les traits qui, dans les circonstances présentes, font le plus de honte à nos ennemis, & ceux qui honorent le plus notre Nation. On voit dans son Fils Naturel la perfi die des Anglois dans le commencement de cette guerre, peinte des couleurs les plus fortes & les plus naturelles. Le pere de Dorval, pris dans la traversée & jetté dans les prisons d'An gleterre, est secouru par un Anglois même qui déteste ses compatriotes; ce qui est bien plus adroit qu'un reproche mis dans la bou che d'un François: il y a d'ailleurs dans cela de la justice à reconnoître de la probité, même dans quelques particuliers d'une Nation en nemie. C'est avec le même art, qu'il a fait entrer dans son Pere de Famille l'événement de cette
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guerre le plus important, la prise de Mahon. Cela est d'un homme qui n'est pas moins attentif à se montrer honnête - homme & bon citoyen, que grand Auteur & grand Poëte. Quant aux caracteres du Fils Naturel, M. Diderot demande à ses Critiques, s'il y a dans la Pièce de M. Goldoni un Amant vio lent tel que Clairville? & l'on ne peut se dis penser de lui répondre que non. Une fille ingénieuse telle que Rosalie? & il faut lui répondre encore que non. Une femme qui ait l'ame & l'élévation de sentimens de Cons- tance; un homme du caractere sombre & fa rouche de Dorval? & il faut encore lui faire la même réponse. Il est donc en droit de con clure que tous ces caracteres lui appartien nent. Pour ce qui est des détails, il a trop beau jeu avec ses Adversaires. Lorsqu'il prétend qu'il n'y en a pas un seul qui lui soit commun avec son Italien, on n'aura pas de peine à le croire. Son dialogue est dicté par le senti ment & par la délicatesse. M. Diderot est un Auteur tendre, intéressant & passionné, qui a su arracher des larmes à tous les honnêtes
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gens, avec quelques circonstances qui ne font ni rire, ni pleurer dans M. Goldoni. Il a donc eu raison de donner quatre démentis formels à ses Adversaires, & de dire: Que celui qui dit que le genre dans le quel il a écrit le Fils Naturel, est le même que le genre dans lequel M. Goldoni a écrit l'Ami vrai, dit un mensonge. Que celui qui dit que ses caracteres & ceux de M. Goldoni ont la moindre ressem blance, dit un mensonge. Que celui qui dit qu'il y ait un mot im portant qu'on ait transporté de l'Ami vrai dans le Fils Naturel, dit un mensonge. Que celui, enfin, qui dit que la conduite du Fils Naturel ne differe point de celle de l'Ami vrai, dit un mensonge . Si ces Adversaires ont mérité ces quatre reproches si désagréables à faire, & si durs à entendre, & s'il n'est plus possible de dou ter qu'ils ne les méritent, à présent que le Véritable Ami est traduit en notre langue & imprimé, qu'on en peut faire la comparaison avec le Fils Naturel, & qu'il n'y a plus moyen d'abuser le public, toujours porté à croire le mal, de quelle confusion ces hom-
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mes ne seront-ils pas couverts, si l'on se donne la peine de comparer les deux Pièces? Mais quand M. Diderot auroit à M. Gol- doni quelque obligation réelle, que s'ensui vroit-il de-là? Y a t-il pour lui d'autres loix que pour tous les Auteurs qui ont écrit avant lui? Plaute n'avoit-il pas imité les Poëtes Grecs & Latins qui l'avoient précédé? Que faisoit Térence? De deux Comédies presque fondues ensemble, il composoit une Comé die latine, qu'il appelloit, par cet endroit même, une Comédie nouvelle; & de quel mépris ne sont pas demeurés accablés ceux qui oserent, de son tems, crier au voleur. Y-a-t-il dans Moliere une seule pièce, sans en excepter ni le Tartuffe, ni le Misanthrope, dont on ne trouvât l'idée dans quelqu'Au teur Italien? Qu'est-ce qui ignore les obliga tions continues qu'a Corneille au Théâtre Es pagnol, & à tous les Auteurs anciens & mo dernes en général? Racine nous a-t-il donné une seule Pièce dont le sujet, la conduite & les plus beaux détails ne soient tirés ou de Sophocle, ou d'Euripide, ou d'Homere? A qui appartient la Scène incomparable du dé lire de Phédre? N'est-elle pas dans Euripide
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& dans Sénèque? Ce dernier Poëte ne nous offre-t-il pas, presque mot à mot, la déclara tion si délicate & si difficile de Phedre à Hippolite? Et M. de Voltaire n'a-t il pas mis à contribution tous les Auteurs connus, Grecs, Latins, Italiens, François, Espagnols & Anglois? Qui est-ce qui l'a trouvé mau vais? Personne s'est-il avisé de faire un crime de plagiat à M. de la Touche de son imita tion continuelle de l'Iphigénie d'Euripide? &c. &c. &c. Un Poëte aura emprunté d'un Auteur Ita lien quelques incidens que ses ennemis con viennent eux-mêmes qu'on trouve dispersés par-tout; il nous en aura fait un Ouvrage élo quent, pathétique, touchant, & l'on se sou levera contre lui, tandis qu'on se tait sur tant d'autres qui ne sont vraiment que d'assez mé diocres Traducteurs. Quelle injustice! Mais d'où naît cette différence? C'est que M. Di- derot est à la tête de l'Encyclopédie; Ouvrage qui a excité la haîne de la plûpart de ceux qui n'ont pas eu assez de mérite pour y faire recevoir un article; c'est que M. Diderot s'est fait connoître par des Ouvrages de Philoso phie, & qu'on ne peut souffrir qu'il se mon-
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tre encore comme Poëte; c'est que M. Di- derot entre dans une carriere nouvelle, & que son début excite la jalousie de ceux qui s'y sont consacrés, & qu'il laisse, du premier pas, fort loin en arriere; c'est que le théâtre est un petit canton, dont ceux qui s'en sont emparés, ne permettent pas qu'on approche; il semble qu'on mette la faucille dans leurs moissons: c'est qu'en persécutant M. Diderot, on sert bassement la haîne de quelques gens qu'il n'a peut-être pas assez ménagés. Que sais-je encore? C'est qu'on lui suppose des desseins, des vues qu'il n'a point, & qui n'en trerent jamais dans l'esprit d'un homme sans prétention, & qui, comme lui, s''est renfer mé dans son cabinet; qui ne court ni après la gloire, ni après la richesse, & qui a trouvé son bonheur dans un petit espace tapissé de Livres; c'est qu'en faisant des Ouvrages de mœurs, il se fait à lui-même une existence honorable & inattaquable, & qu'il éleve au tour de lui un rempart contre lequel les efforts de ses ennemis se briseront; & ces cruels ennemis ne le sentent que trop. Croit-on que, si l'Auteur du Fils Naturel eût publié un Ouvrage Philosophique, quel-
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que sublime & profond qu'il eût été, il eût excité la-même jalousie? Non, sans doute; mais une Pièce de Théâtre est toute autre chose. M. Diderot me semble donc avoir contre ses Adversaires une ressource bien assurée, & que je crois fondée sur son goût; c'est de multiplier les Volumes de l'Encyclo- pédie, & de nous donner une Comédie entre chaque Volume; bientôt ses ennemis seront réduits au silence. Je me rappelle à ce sujet, ce que me dit un jour le célebre Abbé des Fontaines, à qui M. Diderot, fort jeune encore, avoit présenté un Dialogue en vers. Ce jeune homme, me dit-il, étudie les Mathématiques, & je ne doute pas qu'il n'y fasse de grands progrès, car il a beau coup d'esprit; mais sur la lecture d'une Pièce en Vers qu'il m'a apportée autre fois, je lui ai conseillé de laisser-là ces études sérieuses, & de se livrer au Théâ tre, pour lequel je lui crois un vrai talent . Il est fâcheux pour le Public, que M. Di- derot ait différé si long-tems à suivre un con seil qui nous eût procuré des chef-d'œuvres. Mais travailler pour le Théâtre, dans le sens que l'entendoit l'Abbé des Fontaines, c'est
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donner ses Pièces aux Comédiens, & ne pas écrire uniquement pour le Cabinet. Pour quoi les priver du prestige de la Scène, le Public d'un de ses plus grands plaisirs, & soi-même des applaudissemens les plus flat teurs & les plus glorieux? M. Diderot avoit d'autant moins de raison de suivre une route écartée, que le Fils Naturel a été joué plu sieurs fois à Saint - Germain avec succès, quoique l'Actrice qui faisoit le rôle de Cons- tance l'ait mal rendu. Qu'auroit-ce donc été, si cette Pièce eût été représentée aux Fran çois, & le rôle de Constance fait par Made moiselle Clairon? La nouveauté de ce specta cle attira beaucoup de personnes à Saint Germain; ceux qui en jugerent impartiale ment, convinrent qu'elles avoient éprouvé une sorte de pathétiqne qu'elles ne connois soient pas, & que cet Ouvrage avoit sur-tout le mérite de faire oublier la scène. C'est ce que les ennemis de M. Diderot n'auroient pas pu se dissimuler, si la Pièce avoit paru sur un plus grand Théâtre; & je ne doute point qu'ils n'eussent cessé leurs persécutions: elles étoient de nature à rebuter tout autre qu'un homme de génie, & même à empêcher l'Au-
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teur d'achever le Pere de Famille. Quelle con rradiction, Monsieur, dans la conduite des hommes qui jugent les Auteurs! On aime leurs productions; c'est un amusement dont on ne peut se passer; on convient qu'il n'est pas sans utilité, & l'on décourage, par la persécution, ceux qui peuvent nous le pro curer.
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OBSERVATIONS SUR LE DISCOURS DE LA POÉSIE DRAMATIQUE, tirées DE L'OBSERVATEUR LITTÉRAIRE.

LA plûpart de ceux qui ont écrit de la Poésie Dramatique, Monsieur, n'avoient point composé de drames. Aussi leurs pré ceptes ne sont que des observations parti culieres sur les Poëmes qu'ils avoient sous les yeux. Ils ont vu que certaines situations réussissoient au Théâtre; & de ces situations, ils en ont fait des loix générales. C'est ainsi qu'au lieu d'étendre l'Art, ils l'ont restreint; qu'au lieu d'affranchir le génie, ils l'ont cap tivé. Les Ouvrages se sont, de siécle en siécle, calqués les uns contre les autres; & ceux que la nature avoit destinés à s'ouvrir des routes nouvelles, ont plus ou moins servilement suivi celles qu'on avoit ouvertes avant eux. La Poétique de M. Diderot, qui est à la
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suite de son Pere de Famille, est l'ouvrage d'un homme qui a mis la main à l'œuvre; & il semble s'être proposé de faire voir qu'il n'y a presque aucune regle, si l'on en excepte celle des trois unités, qu'un homme de génie ne puisse enfreindre avec succès; en sorte que s'il y eût eu un plus grand nombre de productions diverses; si ceux qui nous ont prescrit des regles, eussent été plus ver sés dans la connoissance des Théâtres, tant anciens que modernes, ils auroient vu les mêmes effets produits par des moyens si opposés, qu'ils auroient été plus réservés dans leur espece de législation. Le titre qui conviendroit donc proprement au Discours dont je vais rendre compte, & que l'Auteur a adressé à son ami M. Grimm, seroit celui ci: Le Poëte sceptique. Les principaux objets de cette Poëtique forment environ vingt-deux articles, où l'on traite des différens Genres Dramatiques, de la Comédie sérieuse, d'une sorte de Drame morale, d'une sorte de Drame philosophique, des Drames simples et des Drames composés, du Drame burlesque, du Plan et du Dialogue, de l'Esquisse du Drame, des Incidens, du Plan
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de la Tragédie et du Plan de la Comédie, de l'Intérêt, de l'Exposition, des Caracteres, de la Division de l'Action et des Actes, des En- tr'Actes, des Scènes, du Ton propre à chaque caractere, des Mœurs, de la Décoration, des Vêtemens, de la Pantomime, des Auteurs et des Critiques. Mais comme M. Diderot a très-bien senti qu'avec quelque élégance & quelque préci sion que des préceptes fussent écrits, la lec ture ininterrompue en deviendroit nécessaire ment fastidieuse, il a cru devoir imiter Horace & Boileau, en se livrant avec sobriété à des digressions passageres, qui palliassent la sé cheresse de la matiere. Son Discours, inté ressant par lui-même pour les gens du métier, en est devenu amusant pour les gens du monde, & instructif pour les uns & les au tres. Je vais le suivre dans cet Ouvrage, au tant que la nature & le but d'un extrait peu vent le permettre. Il commence par demander à son ami, ce qu'un peuple, qui n'auroit jamais eu qu'un genre de spectacle plaisant & gai, & à qui on en auroit proposé un autre sérieux & rou chant, auroit pensé de cette nouveauté?
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Voilà son début. Il introduit ensuite les gens sensés de la nation, lui répondant d'après leurs préjugés: A quoi bon ce genre? La vie ne nous apporte-t-elle pas assez de peines réelles, sans qu'on s'en fasse encore d'ima ginaires? Pourquoi donner entrée à la tris tesse jusques dans nos amusemens ? D'où il conclut que l'habitude nous captive; mais que rien ne prévaut contre le vrai. Il encou rage les Poëtes à se livrer à leur génie. Il leur promet dans leur travail même, une source intarissable d'instans délicieux, & l'approba tion générale, que l'indécision de l'ignorance & le cri de l'envie éloignent quelquefois, mais que le tems & l'équité amenent tou jours. De-là il passe à la distribution des Genres, ou à l'exposition du Systême Dramatique. Ce Système comprend, selon lui, la Comédie gaie qui se propose de jouer le ridicule & le vice; la Comédie sérieuse qui a en vue la vertu & les devoirs des hommes; une sorte de Tragédie qui auroit pour objet nos mal heurs domestiques, & la Tragédie ordinaire qui ne roule que sur les catastrophes publi ques & les malheurs des Grands.
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Dans ce Systême, on apperçoit deux gen res, dont l'un ne fait que d'éclorre parmi nous; c'est la Comédie sérieuse: & l'autre est encore à naître; c'est la Tragédie qui au roit nos malheurs domestiques pour objet. L'Auteur traite du premier de ces genres, la Comédie sérieuse. Avant que d'entrer avec lui dans ce nou veau paragraphe, j'observerai, Monsieur, que nous avons attaché l'idée de gaieté, à l'idée de Comédie; & que ces deux idées sont liées depuis si long-tems dans nos es prits, qu'aussitôt qu'un Poëte a mis à la tête de son Ouvrage, Comédie, c'est presque comme s'il eût écrit: Ouvrage où je me suis proposé de vous faire rire. Cependant, qu'est ce qu'une Comédie? La peinture de nos mœurs. Quel en est le sujet? Un mariage qui souffre des obstacles de la part des peres, des meres, des enfans, des parens ou d'au tres circonstances. Or, qu'arrive-t-il alors dans une famille? Que le pere est chagrin; que la mere est affligée; que les enfans sont désolés & que la maison est pleine de soup çons, de jalousies, de craintes, de que relles, de plaintes: beaucoup de pleurs, &
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pas un sourire. Pourquoi donc le contraire se passe-t-il sur la scène? Je laisse cette diffi culté à résoudre aux antagonistes de la Co médie sérieuse. Notre Poëte sceptique, (car c'est ainsi que je serois tenté de l'appeller,) examine les qualités d'un Auteur qui se livre à ce genre. Il se fait des objections; il y répond. Il montre les avantages de l'honnêteté & de la vertu mises en action. Il prétend que ce spectacle réussira par-tout, mais plus sûrement encore chez un peuple corrompu; & je crois qu'il a raison. Il en cite des exemples: il en propose un sujet. Parcourons, dit-il, les parties d'un Drame, & voyons. Est-ce par le sujet qu'il en faut juger? Dans le genre honnête & sérieux, le sujet n'est pas moins impor tant que dans la Comédie gaie; & il est traité d'une maniere plus vraie. Est-ce par les caracteres? Ils y peuvent être aussi divers & aussi originaux, & le Poëte est contraint de les dessiner encore plus forte ment. Est ce par les passions? Elles s'y montreront d'autant plus énergiques, que l'intérêt sera plus grand. Est-ce par le style? Il y sera plus nerveux, plus grave, plus
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élevé, plus violent, plus susceptible de ce que nous appellons le sentiment, qua lité sans laquelle aucun style ne parle au cœur. Est-ce par l'absence du ridicule? Comme si la folie des actions & des dis cours, lorsqu'ils sont suggérés par un in térêt mal entendu, ou par le transport de la passion, n'étoit pas le vrai ridicule des hommes & de la vie
. Voilà, Monsieur, un exemple de la maniere dont cette Poëti que est écrite. L'honnête, l'honnête, s'écrie l'Auteur! Il nous touchera d'une maniere plus intime & plus douce, que la chose qui excite notre mépris & nos ris. Poëte, êtes-vous né sensible & délicat? Pincez cette corde, & vous l'entendrez résonner & frémir dans toutes les ames . De-là il se jette dans l'apologie de la na ture humaine, de la nature entiere. Il nous réconcilie avec l'ouragan, la tempête, les tremblemens de terre, les volcans; & il annonce aux Poëtes des applaudissemens bien différens de ce frivole battement de mains dont ils se contentent, s'ils savent une fois nous peindre des objets plus dignes de nous émouvoir. Cet Ouvrage n'est pas simplement
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l'art de composer des Pièces de Théâtre c'est celui de devenir soi-même meilleur, & de faire que les autres le deviennent. Le Poëte y est montré comme le collégue & l'appui du législateur. M. Diderot propose ensuite une sorte de Drame moral; il en expose les regles, & il en donne l'exemple dans la mort de Socrate: sujet qui, traité à sa maniere, nous instrui roit, en nous touchant, des choses les plus importantes, de l'innocence de la vie, de la sainteté des loix, & de l'immortalité de l'ame. Là, se livrant à l'amour des hommes & de l'art, il dit: Je mourrois content, si j'avois rempli cette tâche comme je la conçois. La simplicité de ce Drame le conduit à exa miner les avantages & les désavantages du Drame simple, & du Drame composé; & il conclut nettement en faveur des Drames simples. Voyez les raisons qu'il en apporte: on ne l'accusera pas d'avoir fait sa Poëtique d'après ses Ouvrages, ni ses Ouvrages d'après sa Poëtique; car le Fils Naturel & le Pere de Famllle sont l'un & l'autre du genre des Dra mes composés. Il insiste sur-tout, sur ce qu'une belle scène contient plus d'idées,
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que tout un Drame ne peut offrir d'incidens; & c'est sur les idées qu'on revient. Il prouve cnsuite, par un grand nombre d'exemples, l'impossibilité de mener deux intrigues à la fois, sans nuire à l'intérêt. Ceci me donne lieu d'observer que, dans tout Drame où il y a deux intrigues, la seconde commençant toujours au second acte, le premier paroît un hors-d'œuvre; on croiroit entrer dans une Pièce nouvelle. Presque toutes les Tra gédies de Racine ont ce défaut: voyez sur tout sa Phédre & son Iphigénie. Plus un sujet est grave, dit M. Diderot. moins il faut y mettre d'action: réservez l'action, le mouvement & les incidens pour le Drame burlesque. Cette réflexion l'engage à parler en passant de ce genre de Poésie. La chose la plus maussade, à son gré, seroit un Drame burlesque & froid. Mais une bonne Farce n'est pas l'Ouvrage d'un homme ordi naire: Il suppose une gaieté originale. Calot est aussi inimitable dans ses grotesques, que dans ses autres compositions. Il faut aban donner au farceur les enthousiastes qui troublent la société. Si on expose à la foire les fanatiques, on n'en remplira pas les prisons .
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Quoique le mouvement varie selon les genres que l'on traite, l'action marche tou jours: c'est une masse qui se détache des sommets d'un rocher, dont la vitesse s'ac croît à mesure qu'elle descend, & que les obstacles font bondir. Il suit de-là qu'il faut, sur-tout dans les derniers actes, plus agir que parler. Ici l'Auteur agite la question de la difficulté du Dialogue & du Plan; il donne les caracteres de l'esprit propre au Dialogue, & de l'esprit propre à la conduite du Plan. L'un & l'autre supposent du génie; mais il y a plus de Pièces bien dialoguées, que de Pièces bien conduites: d'où il conclut que le génie qui forme le Plan, est plus rare que celui qui dicte les scènes; & qu'on croiroit, au premier coup-d'œil, qu'un bon Drame devroit être l'Ouvrage de deux hom mes différens; mais il est impossible de dia loguer d'après le Plan d'un autre. En arran geant les incidens, un Poëte cherche, comme par instinct, les situations qui lui conviennent. Il en faut à l'un de plaisantes, à un autre de sérieuses: c'est l'art du soliloque qui formera le Poëte au Dialogue. L'Auteur le conseille, & en donne un exemple. Vous savez, dit-
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il à son ami, que je suis exercé de longue main. Si je quitte la société, & que je rentre chez moi triste & chagrin, je me retire dans mon cabinet, & là je me questionne & je me demande: Qu'avez-vous? De l'hu meur, &c..? Je me presse; j'arrache de moi la vérité. Alors il me semble que j'ai une ame tranquille, honnête & sereine, qui en interroge une autre qui est honteuse de quelque sottise qu'elle craint d'avouer. Ce pendant l'aveu vient. Si c'est une sottise que j'ai commise, comme cela m'arrive assez souvent, je m'absous; si c'en est une qu'on m'a faite, je pardonne. Cet examen secret vous rendra, dit-il, plus honnête homme & meilleur Auteur
. Ecouter les hommes, & s'entretenir sou vent avec soi, voilà le moyen de se former au Dialogue. Avoir une belle imagination, consulter l'ordre & l'enchaînement des cho ses, ne pas redouter les scènes difficiles ni le long travail, entrer par le centre de son sujet, bien discerner le moment où l'action doit commencer, savoir ce qu'il est à propos de laisser en arriere, connoître les situations qui affectent; voilà le talent d'après lequel
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on saura former un Plan: mais comment le former, ce Plan? Ici l'Auteur expose une idée d'Aristote, & il en fait l'application à un sujet tragique & à un sujet comique; le premier, est Iphigénie en Tauride; le second, est son Pere de Famille. On ne peut trop inviter les Auteurs qui se livrent au théâtre, à méditer cet endroit: c'est l'art de former une elquisse, de la féconder, & d'en faire sortir les incidens. C'est-là qu'ils apprendront ce que c'est que le vrai, le vraisemblable & le merveilleux; ce que c'est que l'illusion, & comment on la produit; que la certitude historique est la base de la vérité dramatique; quelle différence il y a entre le Drame & le Roman; ce qu'il est permis de feindre; ce que c'est que feindre; ce que c'est qu'un Poëte; quel rapport il a avec un Philosophe; que le Poëte qui feint, & le Philosophe qui raisonne, sont également, & dans le même sens, conséquens & inconséquens, & que sans l'imagination, on n'est rien. Mais le Poëte ne s'abandonnera pas à toute la fougue de son imagination; il a un modele de conduite dans les cas rares de l'ordre gé néral des choses. Voilà sa régle. Tout cet
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endroit est plein d'élévation, de force & de philosophie. L'Auteur y prouve en passant, & sans s'écarter de son sujet, que les notions du juste & de l'injuste sont absolues. Sup posez, dit-il, deux hommes dans la nature; que l'un de ces hommes soit la victime de la passion de l'autre; à l'instant ils éprouve ront des sentimens contraires; ils produi ront des mouvemens opposés; ils pousse ront des cris inarticulés & sauvages, qui, rendus avec le tems dans la langue de l'hom me policé, signifient & signifieront éternel lement, Justice, Injustice . Après cette excursion, l'Auteur traite des incidens, de leur choix, de leurs caracteres, de la nécessité de ne toucher aux scènes qu'a près avoir arrêté le plan, de l'influence des scènes les unes sur les autres, &c..... De-là il vient à la comparaison du Fils Naturel & du Véritable ami de M. Goldoni. J'ai rendu compte de ce morceau si péremptoire pour M. Diderot, & si mortifiant pour ses accu sateurs (1). Il révele son secret à ceux-ci; c'est la lecture des Anciens. Il invite à cette 4
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lecture par la traduction de deux endroits d'Homere, qui sont en effet de la plus grande beauté. Il en prend occasion de faire l'éloge de la simplicité, & de la nécessité, pour les grands effets, de ne rien laisser ignorer au spectateur, pas même le dénouement. Ce paradoxe, Monsieur, est bien étrange; mais il est appuyé de tant d'exemples & de tant de raisons, que vous en conclurez du moins avec l'Auteur, qu'il y a bien peu de regles générales en Poésie dramatique. Après avoir parlé du Dialogue & du Plan, M. Diderot traite des caracteres, & veut qu'ils contrastent avec les intérêts & les si tuations, mais non entr'eux. Il prétend que cette attention à ne prendre qu'une qualité qu'on montre sans cesse, telle que la bonté, & à laquelle on oppose continuellement une autre qualité, telle que la méchanceté, est une sorte d'antithèse de mauvais goût, qui décele l'art, qui est usée, qui force à sacri fier un des caracteres à l'autre, qui ajoûte au vernis romanesque, qui rend le sujet du Drame incertain, & qui restreint la peinture de l'homme. Les Poëtes auront de la peine à lui accorder ce point, quelques-uns seront
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tentés de lui reprocher de n'avoir pu se passer dans sa Pièce, du contraste qu'il blâme dans sa Poétique. Voyez la réponse que j'ai faite à cette objection (1). Le seul contraste de style qui plaise à M. Diderot, est celui de sentiment ou d'images; & il en donne des exemples sublimes, tirés d'Homere, de Lucrece, d'Horace, d'Ana- créon, de Catulle, de l'Histoire Naturelle de M. de Buffon & du livre de l'Esprit. Ce prestige, dit-il, tient quelquefois à un mot qui détourne ma vue du sujet principal, & qui me montre de côté, comme dans l'Arcadie du Poussin, l'espace, le tems, la vie, la mort ou quelqu'autre idée grande & mélancolique, jettée tout au travers de l'image de la volupté . L'Auteur parcourt ensuite rapidement quelques regles du Genre Dramatique dont il fait sentir le caprice. Il explique ce que c'est qu'une exposition; il remarque qu'elle sera froide, toutes les fois qu'elle ne sera pas amenée par un incident important; & 5
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cette remarque me paroît juste. Après avoir traité de la division de l'action, de l'acte, de l'entr'acte, il parle des scènes; il compare le Dialogue de Corneille à celui de Racine, & préfere ce dernier. Rien ne lui paroît plus difficile qu'un Dialogue où les choses dites & répondues ne sont liées que par des sen sations si délicates, des idées si fugitives, qu'elles en paroissent décousues. Les exem ples qu'il en donne, décident en sa faveur; car dans cette Poétique, les exemples vien nent par-tout à l'appui des raisons. La suite de ses réflexions le conduit à examiner l'utilité des spectacles. Il remarque que tout peuple a des préjugés à détruire, des vues à poursuivre, des ridicules à dé crier, & a besoin de spectacles, mais qui lui soient propres. Selon lui, attaquer les Comédiens par leurs mœurs, c'est en vou loir à tous les états; attaquer le spectacle par son abus, c'est s'élever contre toutes sortes d'instructions publiques. Ce n'est pas tout-à- fait là le systême de M. Rousseau. Mais, Non nostrum inter vos tantas componere lites. Au reste, M. Diderot a l'expérience pou; lui. Ce fut un Farceur qui fit mourir Socrate dans
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Athènes. Le même Farceur eût été aussi dan gereux pour les ennemis de Socrate. M. Rous- seau prétend que tout Drame est pernicieux pour les mœurs. Sa thèse est générale; il l'appuie d'observations faites sur le Misan- thrope; & il oublie que le Tartuffe est à côté du Misanthrope; & qu'il n'y a rien à objecter au Tartuffe. Mais un peuple n'est pas également propre à exceller dans tous les Genres Dramatiques. La Tragédie paroît être plus du génie ré publicain; & la Comédie, gaie sur-tout, plus du caractere monarchique. Pour que la plaisanterie soit légere, il faut qu'elle frappe en haut; & c'est ce qui arrivera dans un état où les hommes sont distribués en diffé rens ordres, qu'on peut comparer à une haute pyramide, où ceux qui sont à la base, chargés d'un poids qui les écrase, sont forcés de garder du ménagement jus ques dans la plainte . Chez un peuple esclave, tout se dégrade. Les Poëtes y sont comme les fous à la Cour des Rois, où ils tiennent leur franc-parler du mépris qu'on fait d'eux; ou ressemblent à certains coupables, qui, traînés devant
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nos Tribunaux, ne s'en retournent absous, que parce qu'ils ont su contrefaire les in sensés. Nous avons des Comédies; les Anglois ont des Satyres; les Italiens en sont réduits au Drame burlesque: c'est une suite de la différence des mœurs. Cette réflexion con duit l'Auteur à rechercher quelles doivent être les mœurs pour être poétiques. Il fait le tableau des mœurs anciennes & des nô tres; & ce tableau est un morceau de haute éloquence. Il se demande quelle est la nature qui convient au Poëte. Est-ce une nature brute ou cultivée, paisible ou troublée? Préférera-t-il la beauté d'un jour pur & serein, à l'horreur d'une nuit obscure, où le sifflement interrompu des vents se mêle par intervalles au murmure sourd & continu d'un tonnerre éloigné? Préférera-t-il le spectacle d'une mer tranquille, à celui des flots agités; le muet & froid aspect d'un palais, à la promenade parmi des ruines; un édifice construit, un espace planté de la main des hommes, au touffu d'une an cienne forêt, au creux ignoré d'une roche déserte; des nappes d'eau, des bassins,
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des cascades, à la vue d'une cataracte qui se brise en tombant à travers des rochers, & dont le bruit se fait entendre du berger qui a conduit son troupeau dans la montagne, & qui l'écoute avec effroi
? Quand on se mêle de donner des leçons à des Poëtes, il faut l'être soi-même; & tout ce morceau est plein de Poésie. Ce qui suit sur la naissance des Poëtes, sur les événemens propres à la Poésie, sur les tems du génie, sur les ressources d'un Poëte, lorsque les mœurs d'un peuple sont foibles, petites & maniérées, sur la façon de les embellir, a de l'élévation, de la vérité, beau coup de finesse & de goût. Mais ce qui fait juger à l'Auteur combien nous sommes encore loin de la vérité, c'est le luxe de nos vêtemens, & la pauvreté de nos décorations. Ici il compare la scène Dra matique avec la peinture, & il donne les loix de la peinture théâtrale. De-là il passe à la Pantomime, qu'il regarde comme une partie essentielle du Drame, & il montre la nécessité de l'écrire, & les effets terribles qu'on en pourroit attendre, par l'esquisse de deux scènes tragiques: l'une est celle où
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Pilade & Oreste se disputent la mort; & l'autre, est la mort même de Socrate. Il est certain que la premiere glace d'effroi, & que, si des Acteurs savoient rendre au théâtre la seconde, on en soutiendroit à peine la re présentation. C'est une suite de tableaux pa thétiques, tous copiés d'après nature. L'Au teur en conclut que le talent de la déclama tion est un des plus rares & des plus pré cieux. Après s'être adressé aux Poëtes & aux Acteurs, il parle aux Critiques & aux Au teurs en général, & les traite avec assez peu de ménagement les uns & les autres. Les Au teurs sont trop sensibles; les Critiques ne sont pas assez équitables: il faudroit aux uns & aux autres plus de lumieres & plus de probité. Si le systême moral est corrompu, il faut que le goût soit faux; ce que l'Auteur prouve en peignant les caracteres de l'avare, de l'hypocrite, du superstitieux. Enfin, il termine son Ouvrage par le dis cours d'un personnage épisodique; c'est une sorte d'homme qui se laisse appeller Philo sophe, & qui n'a aucune idée arrêtée du vrai, du bon & du beau. Ce morceau paroît
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destiné à faire sentir la nécessité de se former dans un état d'ame tranquille, des principes qu'on puisse se rappeller au milieu du trouble des passions, en santé, en maladie, dans la jeunesse, dans la vieillesse, pour n'avoir pas un goût incertain, & flottant au gré des diffé rentes circonstances de la vie. Telle est, Monsieur, l'analyse abrégée du Discours sur la Poésie Dramatique. Je n'en ai parcouru que les endroits principaux. Mais j'espere que ce que j'en ai dit, suffira pour inviter à la lecture de l'Ouvrage entier. Il est dicté par l'amour du bien, le goût du vrai, & la connoissance de son objet, qui est d'é tendre les lumieres de l'Art. On y reconnoît par-tout le Poëte, l'Orateur & le Philoso phe.
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TABLE DES MATIERES, Contenues dans les deux Volumes.

Fin de la Table. ------------------------------------------------------------ rend="center"> De l'Imprimerie de la Veuve Simon & Fils, Imprimeur de S. A. S. Monseigneur le Prince de Condé, 1771.
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1 (*) La Lampedouse est une petite isle déserte de la mer d'Afrique, située à une distance presque égale de la côte de Tunis & de l'isle de Malte. La pêche y est excellente. Elle est couverte d'oliviers sauvages. Le ter rein en seroit fertile. Le froment & la vigne y réussi roient: cependant elle n'a jamais été habitée que par un marabou & par un mauvais prêtre. Le marabou, qui avoit enlevé la fille du Bey d'Alger, s'y étoit réfugié avec sa maitresse, & ils y accomplissoient l'œuvre de leur salut. Le prêtre, appellé frere Clément, a passé 10 ans à la Lampedouse, & y vivoit encore il n'y a pas long-tems. Il avoit des bestiaux; il cultivoit la tetre; il renfermoit sa provision dans un souterrain; & il alloit vendre le reste sur les côtes voisines, où il se livroit au plaisir tant que son argent duroit. Il y a dans l'isle une perite Eglise divisée en deux chapelles, que les Ma hométans réverent comme les lieux de la sépulture du saint marabou & de sa maitresse. Frere Clément avoit consacré l'une à Mahomet, & l'autre à la sainte Vierge. Voyoit-il arriver un vaisseau chrétien: il allumoit la lampe de la Vierge. Si le vaisseau étoit mahométan, vîte il souffloit la lampe de la Vierge, & il allumoit pour Mahomet.
2 (a) Voyez la Venise préservée d'Otway; le Hamlet de Shakespear, & la plûpart des pièces du théâtre an glois.
3 [*] Monseigneur le Duc d'Orléans.
4 (1) Voyez les Observations précédentes sur le Fils Naturel.
5 (1) Voyez les Observations précédentes sur le Fils Naturel.

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