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De CROMVEL.

On peint Cromvel comme un homme qui a été fourbe toute sa vie. J'ai de la peine à le croire. Je pense, qu'il fût d'abord Enthousiaste & qu'ensuite il fit servir son Fanatisme même à sa grandeur. Un Novice fervent à vingt ans devient souvent un fripon habile à quarante. On commence par être duppe & on finit par être fripon dans le grand jeu de la vie humaine.Un Homme d'État prend pour Aumonier un Moine tout pétri des petitesses de son Couvent. Devot, credule, gauche, tout neuf pour le monde. Le Moine s'instruit, se forme, s'intrigue & supplante son Maître.Cromvel ne savoit d'abord, s'il se feroit Ecclésiastique ou Soldat. Il fut l'un & l'autre. Il fit en 1622 une Campagne dans l'Armée du Prince d'Orange Frederic Henri, Grand-Homme, Frere de deux Grands-Hommes; & quand il revint en Angleterre, il se mit au service de l'Evêque Williams & fut le Théologien de Monseigneur, tandis que Monseigneur passoit pour l'Amant de sa femme. Ses principes étoient ceux des Puritains, ainsi il devoit haïr de tout son cœur un Evêque & ne pas aimer les Rois.On le chassa de la maison de l'Eveque Williams, parcequ'il étoit Puritain; & voilà l'origine de sa fortune. Le Parlement d'Angleterre se declaroit contre la Royauté & contre l'Episcopat, quelques amis qu'il avoit dans ce Parlement lui procurérent la nomination d'un village. Il ne commença à exister que dans ce tems là, & il avoit plus de quarante ans sans qu'il eut jamais fait parler de lui.
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Il avoit beau posseder l'Ecriture sainte, disputer sur les droits des Prêtres & des Diacres, faire quelques mauvais sermons & quelques libelles, il étoit ignoré. J'ai vû de lui un sermon qui est fort insipide & qui ressemble assez aux prédications des Quakers, on n'y découvre assurement aucune trace de cette Eloquence persuasive avec laquelle il entraina depuis les Parlemens. C'est qu'en effet il étoit beaucoup plus propre aux affaires qu'à l'eglise. C'étoit sur tout dans son ton & dans son air que consistoit son Eloquence; un geste de cette main qui avoit gagné tant de batailles & tué tant des Royalistes persuadoit plus que les periodes de Ciceron. Il faut avouer que ce fut sa valeur incomparable qui le fit connaître & qui le ména par dégrés au faite de la grandeur.Il commença par se jetter en Volontaire, qui vouloit faire fortune, dans la ville de Hull assiegée par le Roi. Il y fit de belles & d'heureuses actions pour lesquelles il reçut une gratification d'environ six mille francs du Parlement. Ce présent fait par le Parlement à un Aventurier, fait voir, que le parti rebelle devoit prévaloir. Le Roi n'étoit pas en état de donner à ses Officiers Généraux, ce que le Parlement donnoit à des Volontaires. Avec de l'argent & du Fanatisme on doit à la longue être Maître de tout. On fit Cromvel Colonel.Alors ses grands talents pour la guerre se devélopérent, au point que lorsque le Parlement créa le Comte de Manchester [] Général de ses Armées, il fit Cromvel Lieutenant-Général, sans qu'il eut passé par les autres grades. Jamais homme ne parut plus digne de commander; jamais on ne vit plus d'activité & de prudence, plus d'audace & plus de ressources que dans Cromvel. Il est blessé à la bataille d'York; & tandis que l'on met le premier appareil à sa playe, il apprend, que son Général Manchester [] [] se retire & que la bataille est perdue. Il court à Manchester [], il le trouve fuyant avec quelques Officiers,
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il le prend par le bras, & lui dit avec un air de confiance & de grandeur, vous vous méprenez Milord; ce n'est pas de ce côté-ci que sont les ennemis. Il le raméne près du champ de bataille, rallie pendant la nuit plus de douze mille hommes, leur parle au nom de Dieu, cite Moyse, Gédéon & Josué, recommence la bataille au point du jour contre l'Armée Royale victorieuse, & la défait entiérement. Il falloit qu'un tel homme périt ou fut le maître. Presque tous les Officiers de son Armée étoient des Enthousiastes, qui portoient le Nouveau Testament à l'arçon de leur selle, on ne parloit à l'Armée comme dans le Parlement, que de perdre Babylone, d'établir le culte dans Jérusalem, de briser le Colosse. Cromvel parmi tant de fous cessa de l'être, & pensa qu'il valoit mieux les gouverner, que d'être gouverné par eux. L'habitude de precher en inspiré lui restoit. Figurez vous un Faquir, qui s'est mis aux reins une ceinture de fer par pénitence, & qui ensuite détache sa ceinture, pour en donner sur les oreilles aux autres Faquirs. Voilà Cromvel! il devient aussi intriguant qu'il étoit intrepide; il s'associe avec tous les Colonels de l'Armée, & forme ainsi dans les trouppes une Republique, qui force le Généralissime à se demettre. Un autre Généralissime est nommé & il le dégoute. Il gouverne l'Armée, & par elle il gouverne le Parlement; il met ce Parlement dans la necessité de le faire enfin Généralissime. Tout cela est beaucoup; mais ce qui est essentiel, c'est qu'il gagne toutes les batailles, qu'il donne en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, & il les gagne, non en voyant combattre, & en se menageant; mais toujours en chargeant l'ennemi, ralliant ses trouppes, courant par tout, souvent blessé, tuant de sa main plusieurs officiers Royalistes, comme un Grénadier furieux & acharné.Au milieu de cette guerre affreuse Cromvel faisoit l'amour; il alloit la Bible sous le bras coucher avec la
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femme de son Major-Général Lamberth. Elle aimoit le Comte de Holland, qui servoit dans l'Armée du Roi. Cromvel le prend prisonnier dans une bataille & jouit du plaisir de faire trancher la tête à son rival. Sa maxime étoit de verser le sang de tout ennemi important, ou dans le champ de bataille, ou par la main des bourreaux. Il augmenta toujours son pouvoir, en osant toujours en abuser; les profondeurs de ses desseins n'otoient rien à son impétuosité feroce. Il entre dans la chambre du Parlement, & prenant sa montre, qu'il jette à terre, & qu'il brise en morceaux, je vous casserai, dit-il, comme cette montre. Il y revient quelques tems après, chasse tous les membres l'un après l'autre en les faisant défiler devant lui. Chacun d'eux est obligé en passant de lui faire une profonde révérence; un d'eux passe le chapeau sur la tête, Cromvel lui prend son chapeau, le jette par terre, apprenez, dit-il, à me respecter.Quand il eut fait couper la tête à son Roi legitime sur un echafaut, il osa envoyer son portrait à une tête couronnée, c'étoit à la Reine de Suede Christine. Marvel, fameux Poëte Anglais, qui faisoit fort bien des vers latins, accompagna ce portrait de six vers, où il fait parler Cromvel lui même. Cromvel corrigea les deux derniers que voici:
At tibi submittit frontem reverentior umbra,
Non sunt hi vultus regibus usque trives.
Le sens hardi de six vers peut se rendre ainsi.
Les armes à la main j'ai deffendu les Loix,
D'un peuple audacieux, j'ai vengé la querelle;
Regardez sans fremir cette image fidelle,
Mon front n'est pas toujours l'épouvante des Rois.
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Cette Reine fut la première à le reconnaître dès qu'il fut Protecteur des trois Royaumes. Presque tous les Souverains de l'Europe envoyérent des Ambassadeurs à leur frere Cromvel, à ce domestique d'un Eveque, qui venoit de faire perir par les mains du bourreau un Souverain leur Parent. Ils briguérent à l'envie son alliance. Le Cardinal Mazarin pour lui plaire chassa de France les deux Fils de Charles Premier, les deux petits fils de Henri IV, les deux Cousins Germains de Louis XIV. La France conquit Dunkerke pour lui, & on lui en remit les clefs. Après sa mort Louis XlV & toute sa cour portérent le deuil, excepté Mademoiselle, qui eut le courage de venir au cercle en habit de couleur, & soutient seule l'honneur de sa race.Jamais Roi ne fut plus absolu que lui; il disoit, qu'il avoit mieux aimé gouverner sous le nom de Protecteur que sous celui de Roi, parceque les Anglais savoient jusqu'où s'étend la prérogative d'un Roi d'Angleterre, & ne savoient pas jusqu'où celle d'un Protecteur pouvoit aller. C'étoit connaître les hommes que l'opinion gouverne, & dont l'opinion dépend d'un nom.Il avoit conçu un profond mépris pour la religion, qui avoit servi à sa fortune. Il y a une anecdote certaine conservée dans la maison de St. Jean, qui prouve assez le peu de cas, que Cromvel faisoit de cet instrument, qui avoit operé de si grands effets dans ses mains. Il buvoit un jour avec Ireton Fleetwood & St. Jean, Bisayeul du célébre Mylord Bollingbrooke; on voulut déboucher une bouteille, & le tirebouchon tomba sous la table, ils le cherchoient tous & ne le trouvoient pas. Cependant une Députation des Eglises Presbytériennes attendoit dans l'Antichambre, & un Huissier vint les annoncer. Qu'on leur dise que je suis retiré, dit Cromvel, & que je cherche le Seigneur. C'étoit l'expression, dont se servoient les Fanatiques, quand ils faisoient leurs prieres. Lorsqu'il
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eut ainsi congédié la bande des Ministres, il dit à ses confidents ces propres paroles: ces faquins là croyent que nous cherchons le Seigneur, & nous ne cherchons que le tire bouchon.Il n'y a point d'exemple en Europe d'aucun homme, qui venu de si bas, se soit élevé si haut. Mais que lui falloit il absolument avec tous ses grands talents? La fortune. Il l'eut cette fortune, mais fut-il heureux? Il vécut pauvre & inquiet jusqu'à quarante trois ans; il se baigna depuis dans le sang, passa sa vie dans le trouble, & mourut avant le tems à cinquante cinq ans. Que l'on compare à cette vie celle d'un NeutonNewton, qui a vécu quatre vingt quatre années, toujours tranquille, toujours honoré, toujours la lumiere de tous les êtres pensans, voyant augmenter chaque jour sa renommée, sa réputation, sa fortune, sans avoir jamais ni soin ni remords, & qu'on juge lequel a été le mieux partagé.
O curas hominum, o! quantum est in rebus inane!


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