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DISSERTATION SUR LA MORT DE HENRI IV.

Le plus horrible accident, qui soit jamais arrivé en Europe, a produit les plus odieuses conjectures. Presque tous les Mémoires du tems de la mort de Henri IV, jettent également des soupçons sur les ennemis de ce bon Roi, sur les Courtisans, sur les Jesuites, sur sa Maîtresse, sur sa femme même. Ces accusations durent encore, & on ne parle jamais de cet assassinat sans former un jugement téméraire. J'ai toujours été étonné de cette facilité malheureuse, avec laquelle les hommes les plus incapables d'une méchante action aiment à imputer les crimes les plus affreux aux Hommes d'Etat, aux Hommes en place. On veut se venger de leur grandeur en les accusant; on veut se faire valoir en racontant des Anecdotes étranges. Il en est de la conversation comme d'un Spectacle, comme d'une Tragédie dans laquelle il faut attacher par de grandes passions & par de grands crimes.Des Voleurs assassinent Vergier dans la ruë; tout Paris accuse de ce meurtre un grand Prince. Une rougeole pourprée enlève des personnes considérables, il faut qu'elles ayent été toutes empoisonnées. L'absurdité de l'accusation, le défaut total de preuves, rien n'arrête;
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& la calomnie passant de bouche en bouche, & bientôt de livre en livre, devient une vérité importante aux yeux de la Postérité toujours crédule. Depuis que je m'applique à l'Histoire, je ne cesse de m'indigner contre ces accusations sans preuve, dont les Historiens se plaisent à noircir leurs Ouvrages.La mere d'Henri IV mourut d'une pleurésie; combien d'Auteurs la font empoisonner par un Marchand de gands qui lui vendit des gands parfumés, & qui étoit, dit-on, l'Empoisonneur à Brevet de Catherine de Médicis.On ne s'avise guéres de douter que le Pape Alexandre VI ne soit mort du poison qu'il avait préparé pour le Cardinal Corneto, & pour quelques autres Cardinaux dont il vouloit, dit-on, être l'héritier. Guicciardin, Auteur contemporain, Auteur respecté, dit, qu'on imputait la mort de ce Pontife à ce crime & à ce châtiment du crime; il ne dit pas que le Pape fut un empoisonneur, il le laisse entendre & l'Europe ne l'a que trop bien entendu.Et moi j'ose dire à Guicciardin: L'Europe est trompée par vous, & vous l'avez été par votre passion. Vous étiez l'ennemi du Pape; vous avez trop cru votre haine & les actions de sa vie. Il avoit, à la vérité, exercé des vengeances cruelles & perfides contre des ennemis aussi perfides & aussi cruels que lui; de-la vous concluez qu'un Pape de soixante & quatorze ans n'est pas mort d'une façon naturelle; vous prétendez sur des rapports vagues, qu'un vieux Souverain, dont les coffres étoient remplis alors de plus d'un million de Ducats d'Or, voulut empoisonner quelques Cardinaux pour s'emparer de leur mobilier; mais ce mobilier étoit-il un objet si important? Ces effets étoient presque toujours enlevés
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par les Valets de Chambre avant que les Papes pussent en saisir quelques dépouilles. Comment pouvez-vous croire, qu'un homme prudent ait voulu hazarder, pour un aussi petit gain, une action aussi infâme, une action qui demandoit des complices, & qui tôt ou tard eût été découverte? Ne dois-je pas croire le Journal de la maladie du Pape, plûtôt qu'un bruit populaire? Ce journal le fait mourir d'une fiévre double-tierce. Il n'y a pas le moindre vestige de preuve de cette accusation intentée contre sa mémoire. Son fils Borgia tomba malade dans le tems de la mort de son pere, voilà le seul fondement de l'histoire du poison. Le pere & le fils sont malades en même tems, donc ils sont empoisonnés: ils sont l'un et l'autre de grands Politiques, des Princes sans scrupule, donc ils sont atteints du poison même qu'ils destinoient à douze Cardinaux. C'est ainsi que raisonne l'animosité; c'est la Logique d'un Peuple qui déteste son Maître: mais ce ne doit pas être celle d'un Historien. Il se porte pour Juge, il prononce les Arrêts de la Postérité: il ne doit déclarer personne coupable sans des preuves évidentes.Ce que je dis de Guicciardin, je le dirai des Mémoires de Sully au sujet de la mort de Henri IV. Ces Mémoires furent composés par des Secrétaires du Duc de Sully alors disgracié par Marie de Médicis; on y laisse échapper quelques soupçons sur cette Princesse, que la mort de Henri IV faisoit Maîtresse du Royaume, & sur le Duc d'Espernon qui servit à la faire déclarer Régente.Mézeray, plus hardi que judicieux, fortifie ces soup-çons; & celui qui vient de faire imprimer le sixiéme Tome des Mémoires de Condé fait ses efforts pour donner au miserable Ravaillac les complices les plus respectables. N'y a-t-il donc pas assez de crimes sur la Terre? Faut-il encor en chercher où il n'y en a point?
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On accuse à la fois le Pere Alagona, Jesuite, oncle du Duc de Lerme; tout le Conseil Espagnol, la Reine Marie de Médicis, la Maîtresse de Henri IV, Madame de Verneuil, & le Duc d'Espernon. Choisissez donc. Si la Maîtresse est coupable, il n'y a pas d'apparence que l'Epouse le soit; si le conseil d'Espagne a mis dans Naples le coûteau à la main de Ravaillac, ce n'est donc pas le Duc d'Espernon qui l'a séduit dans Paris, lui que Ravaillac appeloit Catholique à gros grain, comme il est prouvé au Procès; lui qui n'avoit jamais fait que des actions généreuses; lui qui d'ailleurs empêcha qu'on ne tuât Ravaillac à l'instant qu'on le reconnut tenant son coûteau sanglant, et qui vouloit qu'on le réservât à la Question & au supplice.Il y a des preuves, dit Mezeray, que des Prêtres avoient mené Ravaillac jusqu'à Naples. Je répons, qu'il n'y a aucune preuve. Consultez le Procès criminel de ce monstre, vous y trouverez tout le contraire.Je ne sai quelles dépositions vagues d'un nommé du Jardin & d'une Descomans, ne sont pas des allégations à opposer aux aveux que fit Ravaillac dans les tortures. Rien n'est plus simple, plus ingenu, moins embarrassé, moins inconstant, rien par conséquent de plus vrai que toutes ses réponses. Quel intérêt auroit-il eu à cacher les noms de ceux qui l'auroient abusé? Je conçois bien qu'un scélérat associé à d'autres scélérats de sa trempe céle d'abord ses complices. Les brigands s'en font un point d'honneur; car il y a de ce qu'on appelle honneur jusques dans le crime: cependant ils avouent tout à la fin. Comment donc un jeune-homme qu'on auroit séduit, un Fanatique à qui on auroit fait accroire qu'il seroit protégé, ne decéleroit-il pas ses séducteurs? Comment dans l'horreur des tortures n'accuseroit-il pas les imposteurs qui l'ont rendu le plus malheureux des
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hommes? N'est-ce pas là le premier mouvement du cœur humain?Ravaillac persiste toujours à dire dans ses Interrogatoires: J'ai cru bien faire en tuant un Roi qui vouloit faire la guerre au Pape, j'ai eu des visions, des révélations, j'ai cru servir Dieu: je reconnais que je me suis trompé, & que je suis coupable d'un crime horrible, je n'y ai été jamais excité par personne. Voilà la substance de toutes ses réponses. Il avoue que le jour de l'assassinat il avoit été dévotement à la Messe; il avoue qu'il avoit voulu plusieurs fois parler au Roi pour le détourner de faire la guerre en faveur des Princes hérétiques; il avoue que le dessein de tuer le Roi l'a déja tenté deux fois; qu'il y a résisté; qu'il a quitté Paris pour se rendre le crime impossible; qu'il y est retourné vaincu par son Fanatisme. Il signe l'un de ses Interrogatoires, François Ravaillac.
Que toujours dans mon cœur
Jesus soit le Vainqueur.Qui ne reconnaît, qui ne voit, à ces deux Vers dont il accompagna sa signature, un malheureux Dévot dont le cerveau égaré étoit empoisonné de tous les venins de la Ligue?Ses Complices étoient la superstition & la fureur qui animerent Jean Chatel, Pierre Barriere, Jacques Clement. C'étoit l'esprit de Poltrot qui assassina le Duc de Guise; c'étoient les maximes de Baltazar Gerard, assassin du Grand Prince d'Orange. Ravaillac avoit été Feuillant, & il suffisoit alors d'avoir été Moine pour croire que c'étoit une œuvre méritoire de tuer un Prince ennemi de sa Religion. On s'étonne qu'on ait attenté plusieurs fois sur la vie de Henry IV, le meilleur des Rois; on devroit s'étonner que les assassins n'ayent pas été en plus grand nombre. Chaque Superstitieux avoit
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continuellement devant les yeux Aode assassinant le Roi des Philistins, Judith se prostituant à Holoferne pour l'égorger dormant entre ses bras, Samuel coupant par morceaux un Roi prisonnier de guerre, envers qui Saul n'osoit violer le droit des Nations. Rien n'avertissoit alors que ces cas particuliers étoient des exceptions, des inspirations, des ordres exprès qui ne tiroient point à conséquence; on les prenoit pour la Loi générale. Tout encourageoit à la démence, tout consacrait le parricide. Il me paraît enfin bien prouvé par l'esprit de superstition, de fureur & d'ignorance qui dominoit, & par la connaissance du cœur humain, & par les Interrogatoires de Ravaillac, qu'il n'eut aucun complice. Il faut surtout s'en tenir à ces Confessions faites à la mort devant les Juges. Ces Confessions prouvent expressément que Jean Chatel avoit commis son parricide dans l'espérance d' être moins damné, et Ravaillac, dans l'espérance d'être sauvé.Il le faut avouer, ces monstres étoient fervens dans la Foi. Ravaillac se recommande en pleurant à St. Fran- çois son Patron, & à tous les Saints: il se confesse avant de recevoir la Question; il charge deux Docteurs auxquels il s'est confessé, d'assurer le Greffier que jamais il n'a parlé à personne du dessein de tuer le Roi; il avoue seulement qu'il a parlé au Pere d'Aubigni Jesuite de quelques visions qu'il a euës, & le Pere d'Aubigni dit très-prudemment qu'il ne s'en souvient pas; enfin le Cri minel jure jusqu'au dernier moment sur sa damnation éternelle, qu'il est seul coupable, & il le jure plein de repentir. Sont-ce-là des raisons? Sont-ce-là des preuves suffisantes?Cependant l'Editeur du sixiéme Tome des Mémoires de Condé insiste encore; il recherche un passage des Mé moires de L'Etoile, dans lequel on fait dire à Ravaillac
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dans la Place de l'exécution: On m'a bien trompé quand on m'a voulu persuader que le coup que je ferois seroit bien reçu du Peuple, puisqu'il fournit lui-même des chevaux pour me déchirer.Premierement, ces paroles ne sont point rapportées dans le Procès Verbal de l'exécution. Secondement, il est vrai peut-être que Ravaillac dit, ou voulut dire: On m'a bien trompé quand on me disoit, le Roi est haî, on se réjouira de sa mort. Il voyoit le contraire, & que le Peuple le regrettoit; il se voyoit l'objet de l'horreur publique, il pouvoit bien dire, on m'a trompé. En effet, s'il n'avoit jamais entendu justifier dans les conversations le crime de Jean Chatel; s'il n'avoit pas eu les oreilles rebattues des maximes fanatiques de la Ligue, il n'eût jamais commis ce parricide. Voilà l'unique sens de ces paroles.Mais les a-t-il prononcées? Qui l'a dit à Mr. de l'Etoile? Un bruit de Ville qu'il rapporte prévaudra-t-il sur un Procès Verbal? Dois-je en croire Mr. de l'Etoile qui écrivoit le soir tous les Contes populaires qu'il avoit entendus le jour? Défions-nous de tous ces Journaux qui sont des Recueils de tout ce que la Renommée débite.Je lus il y a quelques années dix-huit Tomes in folio des Mémoires du feu Marquis de Dangeau: j'y trouvai ces propres paroles: La Reine d'Espagne Marie-Louise d'Orleans est morte empoisonée par le Marquis de Mansfeld; le poison avoit été mis dans une Tourte d'anguilles; la Donna Molina, qui mangea la desserte de la Reine, en est morte aussi; trois Cameristes en ont été malades; le Roi l'a dit ce soir à son petit-couvert.Qui ne croiroit un tel fait, circonstancié, appuyé du témoignage de Louis XIV, & rapporté par un Courtisan
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de ce Monarque, par un homme-d'honneur qui avoit soin de recueillir toutes les Anecdotes? Cependant il est très-faux que la Donna Molina soit morte alors, il est tout aussi faux qu'il y ait eu trois Cameristes malades, & non moins faux que Louis XIV ait prononcé des paroles aussi indiscretes. Ce n'étoit point Mr. de Dangeau qui faisoit ces malheureux Mémoires: c'étoit un vieux Valet de chambre imbécile, qui se mêloit de faire à tort & à travers des Gazettes Manuscrites de toutes les sottises qu'il entendoit dans les antichambres. Je suppose cependant que ces Mémoires tombassent dans cent ans entre les mains de quelque Compilateur: que de calomnies alors sous presse! que de mensonges répétés dans tous les Journaux! Il faut tout lire avec défiance. Aristote avoit bien raison, quand il disoit, que le doute est le commencement de la sagesse.


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