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Histoire toute véritable.
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HISTOIRE TOUTE VERITABLE.

[] DAns les Isles d'Hieres est situé entre des rochers, sur le bord de la mer, un petit château antique, dont la description meriteroit d'occuper trente pages dans un Roman Espagnol, mais l'impatience du Lecteur François, passe à présent, pour aller au fait, par-dessus les descriptions, & les conversations qui amusoient si agréablement nos Peres; je ne parlerai donc ici que d'une allée d'Orangers, fort communs dans les Isles d'Hieres.C'est sous ces Orangers qui couvrent une espéce de terrasse naturelle que se promenoient au mois de Septembre dernier, deux Sœurs, dont le Pere habite ce Château solitaire. [] L'aînée de ces deux sœurs peut être citée pour belle, & la cadette est très-jo-lie: l'une est faite pour causer de l'admiration, l'autre est plus propre à donner de l'amour: l'aînée que je nommerai Lucille, a du merveilleux dans l'esprit; Marianne sa cadette se contente d'avoir du naturel & de l'enjouëment; elle joint à cela un bon cœur, & beaucoup de raison: Lucille a aussi de la raison, mais elle a un fond de fierté & d'amour pour elle-même, qui l'empêche d'aimer les autres. Marianne aimoit sa sœur tendrement, quoique cette aînée méprisante prit sur elle certaine supériorité, que les femmes graves croient avoir sur les enjoüées. Lucille s'avantçoit à pas lents vers le bout de la terasse qui regarde la mer; elle étoit triste depuis quelques jours; Marianne la plaisantoit, sur ce que leur Pere vouloit la marier par interêt de famille, à un Gentil-homme voisin, qui n'étoit ni jeune ni aimable. Ce mariange ne vous convient guéres, lui disoit Marianne en badinant, vous étiez née pour épouser à la fin d'un Roman, quelque Cyrus, ou quelque Orondate. [] Lucille avoit en effet cet esprit Romanesque, à present banni de Paris & des Provinces même, & relegué dans quel-que Château desert comme celui qu'habitoit Lucille, où l'on n'a d'autre societé que celle des Romans. Elle tenoit alors en main celui de Hero [], dont elle avoit lû certains endroits très-convenables aux idées qui l'occupoient, & après avoir longtemps parcouru des yeux la pleine mer, elle tomba dans une rêverie profonde: Marianne la pria de lui en dire la cause; elle ne répondoit que par des soupirs, mais Marianne la pressa tant, qu'elle résolut enfin de rompre le silence.D'abord, malgré sa fierté naturelle, elle s'abaissa jusqu'à embrasser sa cadette, & l'embrassa de bon cœur, car elle aimoit tendrement ceux dont elle avoit besoin. Ensuite, présentant d'un air précieux son livre [] ouvert à Marianne, lisez, lui dit-elle, lisez ici les inquiétudes & les allarmes de la tendre Hero, attendant sur une tour son cher Leandre, qui devoit traverser les mers pour venir au rendez-vous. Je n'ai pas besoin de lire ce Livre, lui répondit Marianne, pour sçavoir que vous attendez comme Hero, un cher Leandre. La parente de ce Leandre, m'a conté votre avanture, que j'ai feint d'ignorer par dis-cretion & par respect pour mon aînée: je sçai qu'en quittant cette Isle, où il vint il y a quelques mois, il vous promit d'y revenir pour vous demander en mariage à mon Pere. [] Lucille la voïant si bien instruite, acheva de lui faire confidence de son amour, c'est- à-dire de l'amour qu'elles s'imaginoit avoir; car les richesses & la qualité de son Leandre, l'avoient beaucoup plus touchée que son mérite; mais elle se piquoit de grands sentimens, & à force de les affecter, elle s'imaginoit ressentir ce qu'elle ne faisoit qu'imaginer; elle n'avoit alors que la Poësie de l'amour dans la tête, & elle dit à Marianne, tout ce qu'on pourroit écrire de mieux sur la plus belle passion du monde. [] Venons au fait, lui dit Marianne; Leandre est très-riche, le mari que mon Pere vous donne ne l'est guéres, & je veux bien épouser celui-ci pour vous laisser libre d'épouser l'autre; j'obtiendrai cela de mon Pere. [] Le Pere étoit un bon gentil-homme, qui charmé de l'humeur de Marianne, l'ai-moit beaucoup plus que son aînée: c'étoit à table sur tout que le bon-homme, sensible au plaisir du bon vin & de l'enjouëment de sa cadette, regloit avec elle les affaires de sa famille: elle eut pourtant de la peine à obtenir de ce pere scrupuleux sur le droit d'aînesse, qu'il mariâr une cadette avant une aînée; il fallut que Lucille cedât son droit d'aînesse à Marianne par un écrit qui fut signé à table: Lucille n'osant dire son vrai motif à son Pere, lui dit seulement, qu'elle sentoit je ne sçai quelle antipathie pour le mari qu'elle cedoit à sa sœur.On plaisanta beaucoup sur ce mari cedé avec le droit d'aînesse; le bon-homme but à la santé de Marianne devenuë l'aînée, le mariage fut résolu, & on le fit agréer au Gentil-homme, qui aima mieux Marianne que Lucille, parce qu'en effet, quoique moins belle, elle se faisoit beaucoup plus aimer. [] Le mariage résolu, les deux sœurs furent également contentes; car Marianne indifferente sur ses propres interêts, partageoit sincerement avec sa sœur l'espérance d'une fortune brillante: cependant
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quelques jours s'écoulerent, & le tems que Leandre avoit marqué pour son retour, étoit déja passé. Lucille commençoit à ressentir de mortelles inquiétudes, & Marianne retardoit de jour en jour son petit établissement, résoluë de le céder à sa sœur en cas que l'autre lui manquât. [] Un jour enfin elles étoient toutes deux au bout de cette même terrasse d'ou l'on découvroit la pleine mer. Lucille avoit les yeux fixés vers la rade de Toulon, d'où devoit partir celui qui ne s'étoit séparé d'elle, que pour aller disposer ses parents à ce mariage; elle étoit plongée dans la tristesse, lorsqu'elle apperçut un vaisseau: cet objet la transporta de joïe, comme s'il n'eût pû y avoir surla mer que le vaisseau qui devoit lui ramener son amant, sa joïe fut bien plus grande encore lorsqu'un vent qui s'éleva, sembla pousser ce vaissaeu du côté de son Isle: mais ce vent ne fut pas longtemps favorable à ses désirs.Ce vaisseau s'approchoit pouttant pourtant d'une grande vitesse; mais il se forma tout à coup une tempête si furieuse, qu'elle lui fit voir des abîmes ouverts pour son Leandre.La Romanesque Lucille diroit sans
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doute en racontant cet endroit de son histoire, que la tourmente ne fut pas moins orageuse dans son cœur, que sur la mer, où le vaisseau pensa périr. [] Après quelques heures de peril, un coup de vent jetta le vaisseau sur le rivage, entre des rochers qui joignent le Château; jugez du plaisir qu'eut Lucille en voïant son amant en sureté. [] Leandre devoit se trouver à son retour chez une voisine, où s'étoient faites les premiéres entrevûës, elle étoit pour lors au Château où les deux sœurs coururent l'avertir de ce qu'elles venoient de voir, & elles jugerent à propos de n'en point encore parler au Pere. Lucille lui dit qu'elle alloit coucher ce soir-là chez cette voisine, car elle y alloit assez souvent, & Marianne resta pour tenir compagnie à son Pere, qui ne pouvoit se passer d'elle. [] Un moment après que Lucille & la voisine furent montées en carosse, un homme du Vaisseau vint demander à parler au maître du Château; cet homme étoit une espéce de valet grossier, qui débuta par un recit douloureux de ce que son jeune Maître avoit souffert pendant la tempête; &
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pour exciter à compassion, il s'étendoit sur les bonnes qualitez de ce jeune maître, qui demandoit du secours & le couvert pour cette nuit. [] Le Pere qui étoit le meilleur homme du monde fit allumer au plus vîte des flambeaux, parce qu'il étoit presque nuit; il voulut aller lui-même au rivage où Marianne le suivit, curieuse de voir l'amant de sa sœur; & ne doutant point qu'il n'eut pris le prétexte de la tempête, pour venirincognitò dans le Château, où il pourroit voir Lucille plus promptement que chez sa parente. [] En marchant vers le rivage on apper-çut à la lueur d'autres flambeaux, dans un chemin creux entre des rochers, plusieurs valets occupés autour du nouveau débarqué, qui fatigué de ce qu'il avoit souffert, tomba dans une espèce d'évanoüissement. L'on s'arrêta quelque temps pour lui donner du secours, marianne<Marianne> le consideroit attentivement, elle admiroit sa bonne mine, & l'admira tant qu'elle ne put s'empêcher, elle qui n'étoit point envieuse, d'envier à sa sœur le bonheur d'avoir un tel amant; cependant il revenoit à lui. Il
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souffroit beaucoup; mais dès qu'il eut jetté les yeux sur Marianne, son mal fut suspendu, in ne sentit plus que le plaisir de la voir. [] Admirés ici la varieté des effets de l'amour; la vivacité naturelle de Marianne est tout à coup rallentie par une passion naissante, pendant qu'un homme presque mort est ranimé par un feu dont la violence se fit sentir au premier coup d'œil; jamais passion ne fut plus vive dans sa naissance: comment est-il possible, dira-t'on, que ce Leandre, tout occupé d'une autre passion qui lui fait traverser les mers pour Lucille, soit d'abord si sensible pour Marianne.Il n'est pas encore tems de répondere à cette question. Imaginés-vous seulement un homme qui ne languit plus que d'amour; ses yeux étoient fixez sur Marianne, qui avoit les siens baissés contre terre, ils étoient muets l'un & l'autre; & le pere marchant entre eux-deux fournissoit seul à la conversation, sans se douter de la cause de leur silence.Enfin ils arriverent au Château, ou Marianne donne d'abord tous ses soins; elle court, elle ordonne, elle s'empresse pour cet hôte aimable, avec un zele qu'elle ne
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croit encore animé que par la tendresse de l'hospitalité: Le pere donna ordre qu'on allât avertir Lucille de revenir au plûtôt, pour rendre la compagnie plus agréable à son nouvel hôte, qu'on avoit laissé seul en liberté avec ses valets dans une chambre. [] On alla avertir Lucille chez sa voisine; elle vint au plus vîte, elle étoit au comble de sa joie & Marianne au-contraire commençoit à être fort chagrine; cette vertueuse fille s'étoit déja apperçuë de son amour, elle avoit honte de se trouver rivale de sa sœur, mais elle prit dans le moment une forte résolution de vaincre une passion si contraire aux sentimens vertueux qui lui étoient naturels.Elle court au-devant de Lucille, & la felicite de bonne foi; elle fait l'éloge de celui qui vient d'arriver, elle lui exagere tout ce qu'elle a trouvé d'aimable dans sa Phisionomie, dans son air; & se laissant insensiblement emporter au plaisir de le loüër, elle lui en fait une peinture si vive qu'elle se la grave dans le cœur à elle même, encore plus profondement qu'elle n'y étoit; elle finit cet éloge par un soupir, en s'écriant: Ah, ma sœur, que vous
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êtes heureuse! & faisant aussi-tôt réflexion sur ce soupir, elle resta muette, confuse & fort surprise de se trouver encore amoureuse, après avoir resolu de ne l'être plus. [] Lucille en attendant que Leandre parut, fit forces reflexions romanesque sur la singularité de cette avanture; je suis enchantée, disoit-elle, du procedé mystérieux de cet amant délicat, il feint de s'évanoüir entre des rochers en présence de mon pere, pour avoir un prétexte de venirincognito me surprendre agréablement; je veux moi par delicatesse aussi, lui laisser le plaisir de me croire surprise, & je feindrai, dès qu'il paroîtra, un étonnement extrême de trouver dans un hôte inconnu l'objet charmant ....En cet endroit Lucille fut interrompuë par un valet qui vint annoncer le souper.Les deux sœurs entrerent dans la salle par une porte, pendant que le pere y entroit par l'autre, avec l'objet charmant, qui s'avança pour saluër Lucille: dès qu'elle l'apperçut, elle fit un cri, & resta immobile, quoiqu'elle eut promis de feindre de la surprise; Marianne trouva la feinte un peu outrée, le pere n'y prit point
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garde, parce-qu'il ne prenoit garde à rien, tant il étoit bon-homme. Lucille étoit réellement très-étonnée, & on le seroit à moins; car cet inconnu n'étoit point le Leandre qu'elle attendoit, c'étoit un jeune Negociant, mais aussi aimable par son air, & par sa figure que le Cavalier le plus galant. Il étoit très riche, & rapportoit des Indes quantité de marchandises dans son vaisseau: il avoit été surpris d'un vent contraire en touchant la rade de Toulon, & jetté comme vous avez vû, dans cette Isle. [] Ce jeune amant se mit à table avec le pere & les deux filles: le souper ne fut pas fort gai, il n'y avoit que le pere de content, aussi n'y avoit-il que lui qui parloit; le négociant encore étourdi du naufrage, & beaucoup plus de son nouvel amour, ne repondoit que par quelques mots de politesse; & ce qui paroîtra surprenant ici, c'est qu'en deux heures de tems qu'on fut à table, ni le pere, ni les filles ne s'apperçurent point de son amour, Lucille ne pouvant regarder ce faux Leandre sans douleur, eut toujours les yeux baissez, & Marianne qui s'étoit apperçuë qu'elle
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prenoit trop de plaisir à le voir, s'en punissoit en ne le regardant qu'à la derobée: à l'égard du Pere, il étoit bien éloigné de deviner un amour si prompt & si violent. [] Il faut remarquer ici que le pere qui étoit bon convive, excitoit sans cesse son hôte à boire, & ses filles à le réjoüir. Qu'est donc devenuë ta belle humeur? disoit-il à Marianne; aussi-tôt elle s'efforçoit de paroître enjoüée; & comme les plaisanteries ne viennent pas aisement à ceux qui les cherchent, la premiere qui lui vint fut sur le droit d'aînesse, qui faisoit depuis quelques-jours le sujet de leurs conversations: je suis fort surprise, dit Marianne à son pere, que vous me demandiés de la gaïeté, quand je dois être serieuse; la gravité m'appartient comme à l'aînée, & l'enjoüement est le partage des cadettes: le négociant couclut<conclut>naturellement de-là que Marianne étoit l'aînée, & c'est ce qui fit le lendemain un équivoque fâcheux, le pere ne se souvenant plus de ces propos de table, son caractere étoit d'oublier au second verre de vin, tout ce que le premier lui
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avoit fait dire: enfin après avoir bien regalé son hôte, il le conduisit à sa chambre; & Lucille qui resta seule avec sa sœur lui apprit que ce n'étoit point-là son amant.Quelle joïe eût été celle de Marianne si elle avoir eu le cœur moins bon; mais elle fut presque aussi affligée de la tristesse de sa sœur, qu'elle fut contente de n'avoir plus de rivale. [] Les deux sœ se retirerent chacune dans leur chambre où elle ne dormirent guéres. Marianne s'abandonna sans scrupule à toutes les idées qui pouvoient flatter son amour, & Lucille ne faisoit que de tristes reflexions, désesperant de revoir jamais ce Leandre, de qui elle esperoit sa fortune; mais elle étoit destinée à être réjouïe par tous les évenemens qui changrineroient Marianne.Le jeune négociant étoit vif dans ses passions & de plus il n'avoit pas le loisir de languir, il falloit qu'il s'en retournat aux Indes. Il prit sa résolution aussi promptement que son amour lui étoit venu. Le pere entrant le matin dans sa chambre lui demanda s'il avoit bien passé la nuit: Helas,
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lui repondit-il, je l'ai fort mal passée, mais j'ai huit cent mille francs d'argent comptant. Le pere ne comprenoit rien d'abord à cette éloquence de négociant, l'amant passioné l'expliqua plus clairement: ensuite il lui demanda en mariage sa fille aînée, ils étoient l'un & l'autre pleins de franchise, leur affaire fut bien-tôt concluë, & le pere sortit de la chambre, conjurant son hôte de prendre quelques heures de repos, pendant qu'il iroit annoncer cette bonne nouvelle à sa fille aînée. Ce bon homme étoit si transporté qu'il ne se souvint point alors des plaisanteries qu'on avoit fait à table sut le droit d'aînesse de Marianne, que le négociant avoit prises à la lettre.Cet équivoque fut bien triste pour Marianne au moment que le pere vint annoncer à Lucille que le riche négociant étoit amoureux d'elle, & Lucille voïant le négociant beaucoup plus riche que son Leandre, ne pensa plus qu'à justifier son inconstance par de grands sentimens, & elle en trouvoit sur-tout pour & contre, son devoir lui en fournissoit un, il est
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beau de sacrifier son amour à la volonté d'un pere.A l'égard de Marianne elle se seroit livrée d'abord au plaisir de voir sa sœur bien pourvûë; c'eût été là son premier mouvement, mais un autre premier mouvement la saisit: quelle douleur d'apprendre que celui qu'elle aime est amoureux de sa sœur! [] Pendant que tout ceci se passoit au Château, Leandre, le veritable Leandre arriva chez la parente, qui vint avec empressement en avertir Lucille, mais elle la trouva insensible à cette nouvelle, sa belle passion avoit disparu, Leandre devoit arriver plûtôt: elle jugea par delicatesse, qu'un amant qui venoit trop tard au rendez-vous, n'aïant que cinquante mille écus, meritoit bien qu'on le sacrifiât à un mari de huit cent mille livres.La parente de Leandre s'écria d'abord sur une infidélité si marquée; mais Lucille lui prouva par les regles de l'amour le plus rafiné, que Leandre avoit le premier tort, que les fautes de cœur ne se pardonnent point, que plus une femme
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aime, plus elle doit se vanger, & que la vengeance la plus delicate qu'on puisse prendre d'un amant qui oublie, c'est d'oublier aussi. [] Lucille après s'être très-spirituellement justifiée, courut à sa toilette se parer pour être belle comme un astre au reveil de son amant; & la parente de Leandre qui s'interessoit à lui par une veritable amitié, retourna chez elle si indignée, que elle convainquit bien-tôt Leandre de l'infidélité de Lucille; & Leandre resolut de quitter cette Isle dès le même, jour pour n'y retourner jamais. [] Marianne de son côté ne songeoit qu'à bien cacher son amour & sa douleur à un pere tout occupé de ce qui pouyoit plaire à son nouveau gendre. Viens ma fille, dit il à Marianne, viens avec moi, faisons lui voir par nos empressemens, & par nos caresses, qu'il entre dans une famille qui aura pour lui toutes sortes d'attentions; il les merite bien, n'est-ce pas, ma fille, conviens avec moi que tu as là un aimable beau-frere? [] Marianne le suivoit sans lui répondre, très-affligée de n'être que la belle-sœur de
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ce beau-frere charmant.Dès qu'ils furent à la porte de sa chambre, Marianne detourna les yeux craignant d'envisager le peril. Son pere entra le premier, & dit à notre amant que sa fille aînée alloit venir le trouver; qu'elle avoit pour lui toute la reconnoissance possible, & même déjà de l'estime.Ce petit trait de flatterie échapa à cet homme si franc; l'amour & les grandes richesses changent toujours quelque petite chose au cœur du plus honnête homme. Cependant Marianne's avançoit lentement: Dès que notre amant la vit entrer, il courut au-devant d'elle, & lui dit cent choses plus passionnées les unes que les autres; enfin après avoir exprimé ses transports par tout ce qu'on peut dire, il ne parla plus, parce que les paroles lui manquoient. [] Marianne étoit si surprise & si troublée, qu'elle ne put prononcer un seul mot, le pere ne fut pas moins étonné, ils resterent tous trois muets & immobiles.Ce fut pendant cette scene muette, que Lucille vint à pas mesurés; grands airs majestueux & tendres; brillante & parée
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comme une divinité qui vient chercher des adorations.Pendant qu'elle s'avance, le pere rapelle dans son idée les plaisanteries du souper qui avoient donné lieu à l'équivoque; & pendant qu'il l'éclaircit, Lucille va toujours son chemin, fait une reverence au négociant, qui baisse les yeux, interdit & confus: elle prend cette confusion, pour la pudeur d'un amant timide, elle minaude pour tâcher de le rassurer; mais le pauvre jeune homme ne pouvant soutenir cette situation, sort doucement de la chambre sans rien dire.Que croira-t'elle d'un tel procedé? l'amour peut rendre un amant muet, mais il ne le fait point füir: Lucille étonnée regarde sa sœur, qui n'ose lui apprendre son malheur. Le pere n'a pas le courage de la détromper; il sort, Marianne le suit, & Lucille reste seule au milieu de la chambre: jugés de son embarras; elle n'en seroit jamais sortie d'elle-même, elle n'étoit pas d'un caractere à deviner qu'on pût aimer sa sœur plus qu'elle.Je n'ai point sçu par qui elle fut detrompée; mais quoi qu'elle fut accablée
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du coup, elle ne perdit point certaine presence d'esprit qu'ont les femmes, & sur tou celles qui sont un peu coquettes; elle court chez sa voisine pour tâcher de ratraper son vrai Leandre: je ne sçai si elle y réüssira. [] Le pere voïant sortir Lucille du Château, crut qu'elle n'alloit chez cette voisine que pour n'être point témoin du bonheur de sa sœur. On ne songea qu'aux preparatifs de la nôce, avant laquelle le négociant vouloit faire voir beaucoup d'effets qu'il avoit dans son vaisseau, dont le Capitaine commençoit à s'impatienter, car le vaisseau radoubé étoit prêt à repartir.Ce Capitaine étoit un homme franc, le meilleur ami du monde, & fort attaché au négociant, c'étoit son compagnon de voïage; il l'aimoit comme son pere, c'étoit son conseil, & pour ainsi dire, son tuteur: il attendoit avec impatience des nouvelles de son ami, mais vous avez vû que l'amour l'a trop occupé, il ne se souvint du Capitaine qu'en le voïant entrer dans le Château; il courut l'embrasser, & ce fut un signal natu-rel à tous ceux du Château pour lui faire un accüeil gracieux: il y fut reçu comme l'ami du gendre de la maison; il reçut toutes ces gracieusetés fort froidement, parce qu'il étoit fort froid de son naturel. On étoit pour lors à table; on fit rapporter du vin pour émouvoir le sang froid du Capitaine, chacun lui porta la santé de son jeune ami & de sa maîtresse; à la santé de mon gendre, disoit le pere; tope à mon pere, disoit le négociant: à tout cela le Capitaine ouvroit les yeux & les oreilles, étonné comme vous pouvés vous l'imaginer: il avoir crû trouver son ami malade, gênné & mal à son aise comme on est en maison étrangere avec des hôtes qu'on incommode, & il le trouve en joïe, en liberté comme dans sa famille; il ne pouvoit rien comprendre à cette avanture, c'étoit un misantrope marin, homme flegmatique, mais qui prenoit aisément son parti: il écouta tout, & après avoir rêvé un moment, il rompit le silence par une plaisanterie à sa façon: à la santé des nouveaux époux, dit-il, & de bon cœur, j'aime les mariages de table moi, car ils se font en un
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moment, & se rompent de-même. [] Après plusieurs propos pareils, il se fit expliquer serieusement à quoi en étoient les affaires: & redoublant son sang froid il promit une fête marine pour la nôce. Cà mon cher ami, dit-il au négociant, venez m'aider à donner pour cela des ordres dans mon vaisseau; volontiers, repondit l'ami, aussi-bien j'ai quelque chose à prendre dans mes coffres, & je veux faire voir mes pierreries à mon beau-pere.Il y alla en effet immediatement après le diner, & le pere resta au Château avec Marianne, qui se voïant au comble de son bonheur, ne laissoit pas de plaindre beaucoup Lucillle. Trois ou quatre heures de tems se passerent en conversation, & Marianne impatiente de revoir son amant, trouva qu'il tardoit trop à revenir: l'impatience redoubloit de moment en moment, lorsque quelqu'un par hazard vint dire que le négociant avoit pris le large avec le Capitaine, & que le vaisseau étoit déjà bien avant en mer.On fut long-tems sans pouvoir croire un évenement si peu vrau semblable. On courut sur la terrasse, d'où l'on vit encore
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de fort loin le vaisseau qu'on perdit enfin de vûë. Il seroit difficile de rapporter tous les differens jugemens qu'on fit là-dessus; personne ne put deviner la cause d'un départ si bizarre, & si precipité: je ne conseille pas au Lecteur de se fatiguer la tête pour y rêver, la fin de l'histoire n'est pas loin. [] Après avoir fait pendant plusieurs jours une infinité de raisonnemens sur l'apparition de ce riche & passionné voïageur, on l'oublia enfin comme un songe; mais les songes agréables font quelques fois de fortes impressions sur le cœur d'une jeune personne. Marianne ne pouvoit oublier ce tendre amant, elle merite bien que nous emploïons un moment à la plaindre. Tout le monde la plaignit, excepté Lucille, qui ressentit une joïe maligne qui la dédommageoit un peu de ce qu'elle avoit perdu par sa faute: car on apprit que son Leandre trouvant l'occasion du vaisseau s'étoit embarqué avec le Capitaine pour ne jamais revenir; & le gentil-homme voïant Marianne engagée au négociant, n'avoit plus pensé à redemander Lucille.
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Le pere jugea à propos de renoüer l'affaire avec Marianne, qui voulut bien se sacrifier, parce que se mariage rétablissoit un peu les affaires de son pere qui n'étoient pas en bon ordre; en un mot on dressa le Contrat & l'on fit les preparatifs de la nôce. [] Ceux qui s'interessent un peu à Marianne ne seront pas indifferens au recit de ce qui est arrivé au négociant, depuis qu'on l'a perdu de vûë: il avoit suivi le Capitaine dans son vaisseau, où il vouloit prendre quelques papiers. Il l'avoit entretenu en chemin du plaisir qu'il avoit de faire la fortune d'une fille qui meritoit d'être aimée: enfin il arriva au vaisseau, où il fut long-tems à deranger tous ses coffres, pour mettre ensemble tous ses papiers: ensuite voulant retourner au Château: qu'elle surprise fut la sienne de voir que le vaisseau s'éloignoit du bord; il fit un cri, court au Capitaine qui étoit debout sur son tillac, fumant une pipe, d'un grand sang froid: Hé, mon cher ami, lui dit notre amant allarmé, ne voïez-vous pas que nous avons démaré? Je le vois bien, répond tranquillement le Capitaine, en
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continuant de fumer; c'est donc par votre ordre, reprit l'autre? hé ne vous ai-je pas dit que je veux terminer ce mariage avant que de partir? Pourquoi donc me joüer un tour si cruel? parce-que je suis votre ami, lui dit notre fumeur. Ah, si vous êtes mon ami, reprit le négociant, ne me desesperez pas, remenés-moi dans l'isle, je vous en prie, je vous en conjure. L'amant passionné se jette à ses genoux, se desole, verse même des larmes: point de pitié, le Capitaine acheve sa pipe, & le vaisseau va toujours son train; le négociant a beau lui remontrer qu'il a donné sa parole, qu'il y va de son honneur & de sa vie, l'ami inexorable lui jure qu'il ne souffrira point qu'avec un million de bien il se marie, sans avoir au moins quelques tems pour y rêver. Il faut, lui dit-il, promener un peu cet amour-là sur mer, pour voir s'il ne se refroidira point quand il aura passé la ligne. [] Cette promenade se termina pourtant à Toulon, où le Capitaine aborda voïant le desespoit de son ami, qui fut obligé de chercher un autre vaisseau, pour le reporter aux isles d'Hieres, il ne s'en fallut
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rien qu'il n'y arriva trop tard, mais heureusement pour Marianne elle n'étoit encore mariée que par la signature du contrat, & quelques milliers de pistoles au gentil-homme rendirent le contrat nul.Toute l'isle est encore en joïe du mariage de ce négociant & de Marianne, qui étoit aimée & respectée de tout le païsCe mariage a été celebré magnifiquement sur la fin du mois de Septembre dernier, & j'en ai reçu ces memoires par un parent du Capitaine.


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