PIERRE premier a été surnommé le grand, parce qu'il a entrepris & fait de très-grandes choses,
dont nulle ne s'étoit presentée à l'esprit d'aucun de ses predecesseurs. Son Peuple avant Lui, n'étoit qu'un
peuple de Tartares. Il est bien vraisemblable,
que toutes les nations ont été ainsi des milliers de siécles quelque chose de
mitoyen entre l'ours & l'homme, jusqu'à ce qu'enfin il soit venu des
hommes tels que le
Csar Pierre,
précisément dans le tems qu'il falloit qu'ils vinssent.Le hazard fit, qu'un jeune Genevois nommé
le Fort voyagea à Moscau avec un
Ambassadeur Danois vers l'an 1695. Le
Csar
Pierre avoit alors dix neuf ans, il vit ce Genevois, qui avoit
appris en peu de tems la langue Russe, & qui parloit presque toutes
celles de l'Europe.
Le Fort plut beaucoup au
Prince; il entra dans son service & bientot après dans sa familiarité. Il lui fit comprendre, qu'il y avoit une autre
maniére de vivre & de regner que celle qui étoit malheureusement
établie de tous les tems dans son vaste & miserable Empire, & sans
ce Genevois la Russie seroit encore barbare.Il falloit être né avec une ame bien grande pour
écouter tout d'un coup un etranger &
pour se depouiller des préjugez du trone, & de sa patrie. Le Csar
sentit, que ni Lui ni sa nation n'étoient pas
encore des hommes & qu'il avoit à former un
Empire: mais il n'avoit aucun secours autour de Lui. Il conçut des lors le
dessein
de sortir de ses Royaumes & d'aller comme Prometée
emprunter le feu celeste, pour animer ses
compatriotes. Ce feu divin il l'alla chercher chez les Hollandais, qui
étoient il y a trois siecles aussi depourvû d'une telle flamme, que
les Moscovites. Il ne pût executer son dessein aussitôt, qu'il l'auroit
voulu. Il fallut soutenir une guerre contre les
Turcs ou plutôt contre les Tartares en 1696; & ce ne fut qu'après les
avoir vaincus, qu'il sortit de ses états pour aller s'instruire lui même de
tous les arts, qui étoient absolument inconnus en
Russie. Le maitre de l'empire le plus étendu de la terre alla vivre près de
deux ans à Amsterdam & dans le village de
Sardam sous le nom de
Pierre
Michaeloff. On l'appeloit communement M.
Pieter
Bas. Il se fit inscrire dans le Catalogue des Charpentiers de ce
fameux village, qui fournit de vaisseaux presque toute l'Europe. Il manioit
la hache & le compas; & quand il avoit travaillé à son atelier à la
construction des vaisseaux, il étudioit la Geographie, la Géométrie &
l'Histoire. Dans les premiers tems le
peuple s'attroupoit autour de lui. Il écartoit quelque fois les importuns
d'une maniére un peu rude, que ce peuple souffroit, lui qui souffre si peu
de chose. La premiére langue, qu'il apprit, fut le Hollandais; il
s'adonna depuis à l'Allemand, qui lui parut une langue douce & qu'il voulut qu'on parlat à sa cour.Il apprit aussi un peu d'Anglais dans son voyage à Londres, mais il ne sût jamais le Français,
qui est dévenu depuis la langue de Petersbourg
sous l'Imperatrice
Elisabeth à
mesure que ce païs s'est civilisé.Sa taille étoit haute, sa phisionomie fiére & majestueuse mais defigurée
quelquefois par des convulsions, qui alteroient
les traits de son visage,
<.> On attribuoit ce vice d'organes à
l'effet d'un poison, qu'on disoit que sa
Sœur Sophie
lui avoit donné. Mais le véritable poison étoit le vin & l'eau de vie,
dont il fit souvent des excès, se fiant trop à son temperament robuste.
Il conversoit également avec un artisan & avec un Général d'armée. Ce n'étoit ni comme un Barbare, qui ne met point
de distinction entre les hommes, ni comme un Prince populaire, qui veut
plaire à tout le monde; c'étoit en homme, qui
vouloit s'instruire. Il aimoit les femmes autant, que le
Roy de Suede son rival les craignoit, & tout lui étoit egalement bon en
amour comme à table. Il se piquoit de boire beaucoup, plûtôt, que de
gouter des vins delicats.On dit, que les Legislateurs & les Rois ne doivent point se mettre en
colere: mais il n'y en eut jamais de plus emporté, que
Pierre le Grand, ni de
plus impitoiable. Ce defaut dans un Roi n'est pas de ceux, qu'on repare en
les avouant, mais enfin il en convenoit & il dit même au Magistrat
de Hollande à son seconde voyage:
J'ai reformé ma Nation & je n'ai pû me réformer
moi-même. Il est vrai, que les cruautez, qu'on lui reproche,
étoient un usage de la Cour de Moscau comme de celle de Maroc. Il
n'étoit point extraordinaire de voir un Csar appliquer de sa main Royale
cent coups de nerfs de bœufs sur les epaules nües d'un Premier
Officier de la Couronne, ou d'une Dame du Palais, pour avoir manqué à leurs
services étant jures, ou d'essayer son
sabre en faisant voler la tête d'un criminel.
Pierre avoit fait quelques unes de
ces cérémonies de son païs;
Le Fort
eut assez d'autorité sur lui pour l'arreter
quelque fois sur le point de frapper; mais il n'eut pas toûjours
le Fort auprès de lui.Son voyage en Hollande & sur tout son goût pour les arts, qui se
developoit, adoucirent un peu ses mœurs: car c'est le privilége de
tous les arts de rendre les hommes plus traitables. Il alloit souvent
dejeuner chez un Geographe, avec lequel il
faisoit des cartes marines. Il passoit des
journées entiéres chez le célébre
Ruish,
qui le premier trouva l'art de faire ces belles injections, qui ont
perfectionné l'Anatomie & qui lui otent son degoût. Ce
Prince se donnoit lui-même à l'age de 22
ans l'éducation
qu'un artisan Hollandais donneroit à un fils dans
lequel il trouveroit du génie, & cette espéce d'éducation étoit au dessus de celle qu'on avoit jamais reçûe sur le Trône
de Russie. Dans le même tems il envoyoit des jeunes Moscovites voyager & s'instruire dans tous les
païs de l'Europe. Ces premiéres tentatives
ne furent pas heureuses. Ses nouveaux disciples n'imitoient point leur
maître. Il y en eut même un, qui étant envoyé à Venise ne sortit jamais de sa chambre pour n'avoir pas à se
reprocher d'avoir vu un autre païs que la
Russie. Cette horreur pour les païs étrangers leurs étoit inspirée par
des Prêtres Moscovites, qui prétendoient, que
c'étoit un crime horrible à un Chrétien de voyager, par la raison, que dans
l'Ancien
Testament il avoit été défendu aux habitans de la Palestine de prendre les mœurs de leurs
Voisins plus riches qu'eux & plus adroits.En 1698 il alla d'Amsterdam en Angleterre non plus en qualité de charpentier
de vaisseaux, non pas aussi en celle de Souverain; mais sous le nom d'un
Boyard Russe, qui voyagoit pour s'instruire. Il vit tout, & même il
alla à la comédie Anglaise où il n'entendoit rien; mais il y trouva
une actrice nommée
Mlle. Groft, dont il eut
les faveurs & dont il ne fit pas la fortune.
Le Roi Guillaume lui avoit fait
préparer une maison logeable; c'est beaucoup à Londres, où les palais ne
sont pas communs dans cette ville immense, où l'on ne voit gueres, que
des maisons basses, sans cour & sans jardin, avec des petites portes,
telles que celles de nos boutiques.
Le Csar trouva sa maison encore trop belle,
il alla loger dans le quartier des matelots pour être plus à portée de
se perfectionner dans la Marine. Il s'habilloit même souvent en matelot & il se servoit de ce
déguisement, pour engager plusieurs Gens de mer à son service.Ce fut à Londres, qu'il dessina lui-même le projet de la communication du
Volga & du Tanaïs. Il vouloit même leur joindre la Duina par un canal,
& réunir ainsi
l'Ocean, la Mer Noire & la Mer Caspienne.
Des
Anglais qu'il emmena avec lui le servirent
mal dans ce grand dessein, & les Turcs, qui lui prirent Azoph en 1712
s'opposerent encore plus à cette vaste
entreprise.Il manqua d'argent à Londres; des Marchands vinrent lui offrir cent mille
écus pour avoir la permission de porter du Tabac
en Russie. C'étoit une grande nouveauté en ce païs-la & la
religion-même y étoit intéressée. Le Patriarche avoit excommunié, quiconque
fumeroit du tabac, parceque les Turcs leurs
ennemis fumoient, & le Clergé regardoit comme un de ses grands
priviléges d'empecher la nation Russe de fumer.
Le
Csar prit les cent mille écus
& se chargea de faire fumer le Clergé lui même. Il
lui preparoit bien d'autres innovations.Les Rois font des presens à de tels voyageurs; le present de
Guillaume à
Pierre fut une Galanterie digne de
tous deux. Il lui donna un Jacht de vingt cinq piéces de canons, le
meilleur voilier de la mer, doré comme un autel de Rome, avec des
provisions de toutes especes; & tous les gens de l'equipage voulurent
bien se laisser donner aussi.
Pierre, sur son Jacht dont il se fit le premier
pilote, retourna en Hollande revoir ses charpentiers, & de là il alla à
Vienne vers le milieu de l'an 1698, où il devoit
rester moins de tems qu'à Londres, parcequ'à la Cour du grave
Leopold il y avoit beaucoup plus de
Cerémonies à essuyer & moins de
choses à apprendre. Après avoir vû Vienne il devoit aller à Venise &
ensuite à Rome, mais il fut obligé de revenir en hate à Moscau, sur la
nouvelle d'une guerrecivile, causée par son absence & par la
permission de fumer. Les Strelits, ancienne milice des Csars, pareille à celle des Janissaires, aussi turbulente, aussi indisciplinée, moins courageuse
& non moins barbares, fut excitée à la revolte par quelques Abbez
& Moines, moitié Grecs, moitié Russes, qui representerent, combien Dieu
étoit irrité, qu'on prit du tabac en Moscovie,
& qui mirent l'état en combustion pour cette grande
querelle.
Pierre, qui avoit prevû ce que
pourroient des moines & des Strelits, avoit pris ses mesures. Il
avoit une Armée disciplinée composée presque toute d'étrangers bien payés, bien armés & qui fumoient
sous les ordres du
Général Gordon, lequel entendoit bien la guerre
& qui n'aimoit pas les Moines. C'étoit à quoi avoit manqué le
Sultan
Osman, qui voulant comme
Pierrereformer ses Janissaires & n'aiant pû leur
rien opposer, ne les reforma point & fut étranglé par eux.Alors
ses armées furent mises sur le pied de celles des Princes Européans;
il fit batir des vaisseaux par ses Anglais &
ses Hollandais à Veronis sur le Tanaïs à quatre cent lieuës de Moscau.
Il embellit les villes, pourvit à leurs suretés, fit des grands chemins de
cinq cent lieuës, établit des Manufactures de toute espece; & ce
qui prouve la profonde ignorance où vivoient les Moscovites, la premiére Manufacture fut d'epingles. On fait
actuellement des velours ciselés & des étoffes d'or & d'argent à
Moscau. Tant est puissante l'influence d'un seul homme, quand il est
maître & qu'il sait vouloir.La guerre qu'il fit à
Charles douze pour
recouvrer les Provinces que les Suedois avoient autrefois conquises
sur les Russes, ne l'empêcha pas toute malheureuse qu'elle fut d'abord, de continuer ses reformes dans
l'état & dans l'Eglise; il declara à la fin de 1699 que l'année
suivante commençoit au mois de
Janvier et non au mois de Septembre. Les Russes qui pensoient, que Dieu
avoit crée le monde en Septembre, furent étonnez que leur
Csar fut assez puissant pour changer ce que Dieu
avoit fait. Cette reforme commença avec le Siecle en 1700 par un grand
Jubilé que le Csar indiqua lui-même, il avoit supprimé la dignité de
Patriarche et il en faisoit les fonctions. Il n'est pas vrai qu'il eut,
comme on l'a dit, mis son Patriarche aux petites maisons de Moscau. Il
avoit coutume, quand il vouloit se rejouïr en punissant, de dire à
celui qu'il cha tioit ainsi,
je te fais
fou; et celui à qui il donnoit ce beau
titre étoit obligé,
fût il le plus grand Seigneur du Royaume, de
porter une marotte, une jacquette et des grelots, et de divertir la cour en
qualité de fou de Sa Majesté Csarienne. Il ne
donna point cette charge au Patriarche; il se contenta de supprimer un
emploi, dont ceux, qui en avoient été revétis, avoient abusés au point
qu'ils avoient obligé les Csars de marcher devant eux une fois l'an en
tenant la bride du cheval patriarchal, ceremonie dont un homme tel que
Pierre le Grand s'étoit d'abord dispensé.Pour avoir plus de Sujets, il voulut avoir moins de Moines, et ordonna que
dorenavant on ne pourroit entrer dans un cloître qu'à cinquante ans, ce qui
fit que des son temps son païs fut de tous ceux qui ont des Moines,
celui où il y en eut le moins. Mais après lui cette graine, qu'il
deracinoit, a repoussé par cette faiblesse naturelle, qu'ont tous les
religieux, de vouloir augmenter leur nombre, et par cette autre faiblesse,
qu'ont les gouvernemens, de le souffrir.Il fit d'ailleurs des loix fort sages pour les desservans des Eglises, et
pour la reforme de leurs mœurs; quoique les siennes fussent assez
dereglées; sachant très-bien, que ce qui est permis à un Souverain, ne doit
pas l'être à un Curé. Avant lui les femmes vivoient toûjours separées
des hommes; il étoit inoui, qu'un mari eut jamais vû la fille qu'il
épousoit. Il ne faisoit connaissance avec elle qu'à l'Eglise. Parmi les
presens de noces étoit une grosse poignée de verges, que le futur envoyoit
à la future pour l'avertir qu'à la premiére occasion elle devoit s'attendre
à une petite correction maritale. Les maris mêmes pou- voient
tuër leurs femmes impunement & on enterroit vives celles, qui usurpoient ce même droit sur leurs maris.
Pierre abolit les poignées de verges,
defendit aux maris de tuer leurs femmes, &
pour rendre les mariages moins malheureux & mieux assortis, il
introduisit l'usage de faire manger les hommes avec elles & de
presenter les prétendants aux filles avant la célébration; en un mot,
il établit & fit naitre tout dans ses états jusqu'à la
Societé. On connait le réglement, qu'il fit lui-même pour obliger ses
Boyards & ses Boyardes à tenir des assemblées, où les fautes, qu'on
commettoit contre la civilité Russe, étoient punies d'un grand verre d'eau
de vie, qu'on faisoit boire au délinquant, de façon, que toute l'honorable
compagnie s'en retournoit fort yvre &
peu corrigée. Mais c'étoit beaucoup d'introduire
un espéce de societé chez un peuple, qui n'en connaissoit point. On alla
même jusqu'à donner quelque fois des spectacles dramatiques. La
Princesse Natalie, une de ses sœurs, fit des Tragédies en
langue Russe, qui ressembloient assez aux piéces de
Shakespear, dans lesquelles des Tirans &
des
Arlequins faisoient les premiers rôles. L'orchestre étoit composée de
violons Russes qu'on faisoit jouer à coup de nerfs de bœuf. A
présent on a dans Petersbourg des
Comédiens Français & des Operas Italiens. La magnificence & le goût
même ont en tout succedé à la Barbarie. Une des plus difficiles
entreprises du fondateur, fut d'accourcir les robes & de faire raser
les barbes de son Peuple. Ce fut là l'objet des plus grands murmures;
comment apprendre à toute une nation à faire des habits à l'Allemande &
à manier le rasoir. On en vint à bout en plaçant
aux portes des villes des tailleurs & des Barbiers, les uns coupoient
les robes de ceux, qui entroient; les autres les barbes: les obstinés
payoient quarante sols de nôtre monnaye. Bientôt on aima mieux perdre sa
barbe, que son argent. Les femmes servirent
utilement le
Csar dans cette reforme; elles preferoient les mentons rasés,
elles lui eurent l'obligation de n'être plus fouettés, de vivre en Societé
avec les hommes, & d'avoir à baiser des
visages plus honnêtes.Au milieu de ces réformes grandes & petites, qui faisoient les amusemens du Csar, & de la guerre terrible, qui
l'occupoit contre
Charles douze, il jetta
les fondemens de l'importante Ville & du Port
de Petersbourg en 1704, dans un marais, où il n'y avoit pas une cabane.
Pierre travailla de ses mains à la
premiére maison; rien ne le rebuta, des ouvriers furent forcés de venir sur
ce bord de la Mer Baltique, des frontiéres d'Astracan, des bords de la
Mer Noire & de la Mer Caspienne. Il perit plus de cent mille hommes
dans les travaux, qu'il fallut faire, & dans les fatigues & la
disette qu'on essuya; mais enfin la ville existe. Les ports d'Archangel,
d'Astracan, d'Azoph, de Veronis furent construits.Pour faire tant de grands établissemens, pour avoir de Flottes dans la Mer Baltique & cent mille hommes
de Trouppes reglées, l'état ne possedoit qu'environ dix huit de nos
millions de revenuës. J'en ai vû le
compte entre les mains d'un homme qui avoit été Ambassadeur à Petersbourg.Mais la païe des ouvriers étoit proportionnée à l'argent du Royaume. Il
faut se souvenir, qu'il n'en couta que des oignons aux Rois d'Egipte pour
batir les piramides. Je le repete, on n'a qu'à vouloir. On ne veut pas
assez.Quand il eut crée sa nation, il crut, qu'il lui étoit bien permis de
satisfaire son goût en épousant sa
Maitresse, & une Maitresse, qui méritoit d'être sa femme. Il
fit ce Mariage publiquement en 1712. Cette célébre
Catherine, orfeline née dans le village de
Ringen en Estonie, nourrie par charité chez un
Vicaire, long-tems servante, mariée à un
Soldat Livonien, prise par un parti
Moscovite deux jours après ce premier mariage, avoit passé du service
du
Général Bauer à celui de
Menzicof, garçon patissier, qui devint Prince
& le premier homme de l'Empire; enfin elle fut l'Epouse de
Pierre le Grand, & ensuite
Imperatrice Souveraine après la mort du
Csar, & digne de l'être. Elle adoucit beaucoup les Mœurs de son
Mari, & sauva beaucoup plus de dos du Knout & beaucoup plus de
têtes de sa hache, que n'avoit fait le
Général le Fort. On l'aima, on la revera; un Baron Allemand, un
Ecuyer d'un Abbé de Fulde n'eut point épousé
Catherine; mais
Pierre le Grand ne pensoit pas, que le mérite eut auprès de lui
besoin de trente deux quartiers. Les
Souverains pensent
volontiers, qu'il n'y a d'autre grandeur, que
celle qu'ils donnent, & que tout est égal dévant eux. Il est bien
certain, que la Naissance ne met pas plus de différence entre les hommes
qu'entre un anon dont le Pere portoit du fumier, & un anon dont le Pere
portoit des reliques. L'Education fait la grande différence, les Talens la
font prodigieuse, la fortune encore plus.
Catherine avoit eu une Education toute aussi
bonne pour le moins chez son Curé d'Estonie, que toutes les Boyardes de
Moscau & d'Archangel, & étoit née avec plus de Talens & une
ame plus grande: elle avoit reglé la Maison du
Général Bauer & celle du
Prince Menzikof, sans savoir ni lire ni écrire.
Quiconque sait très bien gouverner une maison peut gouverner un Royaume; cela peut paraître un paradoxe; mais
certainement c'est avec le même Esprit d'ordre, de sagesse & de
fermeté, qu'on commande à cent personnes & à cent millions.Le
Csarevitz Alexis, Fils du
Csar, qui
épousa, dit on, comme lui une Esclave, & qui comme lui quitta
sécrétement la Moscovie n'eut pas un
succès pareil dans ses deux entreprises & il en couta la vie au fils
pour avoir imité mal à propos le Pere; ce fut un des plus terribles
exemples de sévérité, que jamais on ait
donné du haut d'un Trône; mais ce qui est bien honorable pour la
memoire de l'
Imperatrice
Catherine c'est qu'elle n'eut point de part au malheur de ce Prince né
d'un autre lit, & qui n'aimoit rien de ce que son Pere aimoit: on
n'accusa point
Catherine d'avoir agi en Marâtre cruelle; le grand crime du malheureux
Alexis étoit d'être trop Russe, de
desapprouver tout ce que son Pere faisoit
de grand & d'immortel pour la gloire de la nation. Un jour entendant
des Moscovites, qui se plaignoient des travaux
insupportables, qu'il falloit endurer pour batir Petersbourg,
Consolez vous, dit-il,
cette ville
ne durera pas long-tems. Quand il falloit suivre son Pere dans ces voyages de cinq à six cent lieuës
que le Csar entreprenoit souvent, le Prince fei-gnoit d'être
malade, on le purgeoit rudement, pour la maladie, qu'il n'avoit pas, tants
de médecines jointes à beaucoup d'eau de vie altererent sa sante & son
Esprit. Il avoit eu d'abord de l'inclination pour s'instruire; il
savoit la Géométrie, l'Histoire, avoit appris l'Allemand, mais il n'aimoit
point la Guerre, ne vouloit point l'apprendre & c'est ce que son Pere
lui reprochoit le plus. On l'avoit marié à la
Princesse de Wolfenbuttel, Sœur
de l'
Imperatrice femme de
Charles six en 1711. Ce
mariage fut malheureux. La
Princesse étoit
souvent abandonnée pour des débauches d'eau de vie, & pour
Afrosine fille Finlandaise, grande, bienfaite, & fort douce. On
prétend que la Princesse mourut de chagrin, si le chagin
<chagrin> peut donner la mort, & que le
Csarowitz épousa ensuite
secrettement
Afrosine en 1713, lorsque l'
Imperatrice Catherine venoit de
lui donner un frere dont il se séroit bien passé.Les mecontentemens entre le Pere & le fils devinrent de jour en jour
plus sérieux jusque là que
Pierre des
l'an 1716 ménaça le Prince de le désheriter, & le Prince lui dit,
qu'il vouloit se faire Moine.Le
Csar en 1717 rénouvella ses Voyages par Politique & par Curiosité, il
alla enfin en France. Si son Fils avoit voulu se révolter, s'il y avoit eu
en effet un Parti formé en sa faveur, c'étoit là le tems de se déclarer;
mais au lieu de rester en Russie & de s'y faire des créatures, il
alla voyager de son côté, ayant eu bien de la peine à rassembler quelque miliers de Ducats, qu'il avoit
sécrettement empruntés. Il se jetta entre
les bras de l'Empereur
Charles VI, frere de sa defunte femme. On
le garda quelque tems très incognito à Vienne, de là on le fit passer à Naples où il resta près d'un an, sans que
ni le Csar, ni personne en Russie, sut le lieu de sa rétraite.Pendant que le fils étoit ainsi caché, le Pere étoit à Paris, où il fut reçû avec les mêmes réspects
qu'ailleurs, mais avec une Galanterie, qu'il ne pouvoit trouver qu'en
France. S'il alloit voir une manufacture, & qu'un ouvrage
attirât plus ses régards qu'un autre, on lui en faisoit présent le lendemain; il alla diner à Petitbourg,
chez Monsieur le
Duc d'Antin, & la premiére chose qu'il vit, fut son Portrait
en grand avec le méme
<même> habit qu'il portoit. Quand il alla voir la Monnoye Royale des
medailles, on en frappa dévant lui de toute espéce, & on les lui
présentoit; enfin on en frappa une qu'on
laissa expres tomber à ses pieds & qu'on lui
laissa ramasser. Il s'y vit gravé d'une maniére parfaite avec ces mot:
Pierre le Grand. Le
Revers étoit une Renommée & la Legende,
Vires acquirit eundo; allégorie aussi juste, que
flateuse pour un Prince qui augmentoit en effet son mérite par ses voyages.Après avoir vû ce païs, où tout dispose les hommes à la douceur & à
l'indulgence, il retourna dans sa patrie, & y reprit sa sévérité. Il
avoit enfin engagé son
Fils à revenir de Naples à Petersbourg; ce jeune
Prince fut de là conduit à Moscau devant le
Csar
son Pere, qui commença par le priver de la succession au Trône, & lui
fit signer un acte solemnel de renonciation, à la fin du mois de
Janvier 1718, & en considération de cette le Pere promit à son Fils de
lui laisser la vie.Il n'étoit pas hors de vraisemblance, qu'un tel acte séroit un jour annullé. Le
Csar pour lui donner plus de force,
oubliant qu'il étoit Pere & se souvenant seulement qu'il étoit
fondateur d'un Empire, que son
Fils pouvoit replonger dans la Barbarie, fit
instruire publiquement le Procès de ce Prince infortuné, sur quelques
reticences, qu'on lui reprochoit dans l'aveu, qu'on avoit d'abord
exigé de lui.On assembla des Eveques, des Abbés & des Professeurs, qui trouverent dans l'Ancien
Testament, que ceux, qui maudissent leur Pere & leur Mere,
doivent être mis à mort, qu'à la verité
>David avoit pardonné à son Fils
Absalon
révolté contre lui, mais que Dieu n'avoit pas pardonné à Absalon. Tel fut leur
avis sans rien conclure, mais c'étoit en effet signer un arrêt de mort.
Alexis n'a-voit à la
verité jamais maudit son Pere; il ne s'étoit point revolté comme Absalon, il n'avoit point couché
publiquement avec les Concubines du Roi;
il avoit voiagé sans la permission paternelle, & il avoit écrit des
lettres à ses amis, par lesquelles il marquoit seulement, qu'il
esperoit, qu'on se souviendroit un jour de lui en Russie. Cependant de cent vingt quatre Juges seculiers qu'on
lui donna il ne s'en trouva pas un, qui ne conclut à la mort; &
ceux qui ne savoient pas écrire, firent signer les autres pour eux. On
a dit dans l'Europe, que le
Csar s'étoit fait traduire d'Espagnol en Russe
le Procès criminel de
Don Carlos,
ce Prince infortuné, que
Philippe second son
Pere avoit fait mettre dans un prison, où mourut cet Heritier d'une
grande Monarchie; mais jamais il n'y eut de Procès fait à
Don Carlos, & jamais on n'a sû la Maniére soit
violente soit naturelle dont ce Prince mourut.
Pierre le plus despotique
des Princes n'avoit pas besoin d'exemple. Ce qui est certain c'est, que son
fils mourut dans son lit de lendemain de
l'arrest, & que le Csar avoit à Moscau une des plus belles
Apotiquaireries de l'Europe. Cependant il est probable, que le
Prince Alexis Heritier de la plus
vaste Monarchie du monde, condamné unanimement par les sujets de son Pere,
qui devoient être un jour les siens, put mourir de la revolution, que fit
dans son corps un arrest si étrange & si funeste. Le Pere alla
voir son Fils expirant, & on dit qu'il versa des larmes,
infelix utcunque ferent ea fata nepotes. Mais malgré
ses larmes les roues furent couvertes des membres
rompus des amis de son Fils. Il fit couper la tête à son propre beau frere
le
Comte Lapuchin frere de sa femme
Ottokesa Lapuchin, qu'il avoit
repudiée & Oncle du
Prince Alexis.
Le Confesseur du Prince eut aussi la tête coupée. Si la Moscovie a été
civilisée, il faut avouer, que cette politesse lui a couté cher.Le reste de la vie du Csar ne fut qu'une suite de ses grands Desseins, de
ses travaux & des ses exploits, qui sem-bloient effacer
l'excès de ses sévérités, peut-être necessaires.
Il faisoit souvent des harangues à sa Cour & à son Conseil. Dans une de
ses harangues il leur dit, qu'il avoit sacrifié son fils au salut de ses
Etats.Après la Paix glorieuse, qu'il conclut enfin avec la Suede en 1721 par
laquelle on lui ceda la Livonie, l'Estonie,
l'Ingermanie, la moitié de la Carelie & du Vibourg, les Etats de Russie
lui déférerent le nom de Grand, de Pere de la patrie & d'Empereur. Ces
Etats étoient representés par le Senat, qui lui
donna solemnellement ces Titres en presence du
Comte de Kinski, Ministre de l'Empereur, de
Monsieur de Campredon, Envoyé de France, des Ambassadeurs de
Prusse & de Hollande; peu à peu les Princes de l'Europe se sont
accoûtumés à donner aux Souverains de Russie ce Titre d'Empereur; mais
cette dignité n'empeche pas, que les Ambassadeurs de France n'ayent
par tout le pas sur ceux de Russie.Les Russes doivent certainement regarder le Csar comme le plus grand des
hommes. De la Mer Baltique aux frontiéres de la Chine, c'est un Heros: mais
doit-il l'être parmi nous? étoit-il comparable pour la Valeur à nos
Condés, à nos Villars & pour les connaissances, pour l'esprit, pour les
mœurs à une foule d'hommes, avec qui nous vivons? Non: mais il étoit
Roi, & Roi mal élevé, & il a fait ce que peut-être mille Souverains
à sa place n'eussent pas fait. Il a eu cette force dans l'ame, qui met
un homme au-dessus des préjuges & de tout ce qui l'environne & de
tout ce qui l'a précedé; c'est un Architecte, qui
a bati en brique, & qui ailleurs ont bati en marbre. S'il eut regné en
France, il eut pris les arts au point où ils sont pour les élever au
comble: on l'admiroit d'avoir vingt cinq grands
vaisseaux sur la Mer Baltique, il en eut eu deux cent dans nos Ports.A voir ce qu'il a fait de Petersbourg qu'on juge ce qu'il eut fait de Paris.
Ce qui m'étonne le plus c'est le peu d'esperance, que devoit avoir le
genre-humain, qu'il dut naitre à Moscau un homme tel que le
Csar Pierre. Il y avoit à parier un
nombre égal à celui de tous les hommes, qui ont peuplé de tous les tems la
Russie contre l'unité, que ce genie si contraire au genie de sa Nation ne
seroit donné à aucun Russe; & il y avoit encore à parier quinze
millions, qui font le nombre des Russes d'aujourd'hui contre un, que ce lot
de la nature ne tomberoit pas au Csar. Cependant la chose est arrivée. Il a
fallu un nombre prodigieux de combinaisons & de Siécles avant que
la nature fit naitre celui qui devoit inventer la charruë & celui à qui nous devons l'art de la navette. Aujourd'hui les Russes ne sont plus surpris de
leurs progrés, ils se sont en moins de cinquante ans familiarisez avec
tous les arts. On diroit, que ces arts sont anciens chez eux, il y a encore
de vastes climats en Afrique où les hommes ont besoin d'un
Csar Pierre; il viendra peut-être
dans des millions d'années, car tout vient trop tard.