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La Veuve a la Mode
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VEUVE (la) A LA MODE, 1 Comédie Françoise au Théatre Italien, suivie d'un divertissement, trois actes en prose, de M. de Saintfoix, premiere représentation du Mardi 26 Mars 1726. non imp.Nous croyons ne pouvoir mieux faire que de remettre sous les yeux du public le compte que le Mercure de France rendit de cet ouvrage dans sa nouveauté, & l'extrait que l'Auteur de
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ce Journal crut devoir joindre à son jugement. Mercure d'Avril 1726. pag. 784.Les Comédiens Italiens donnerent le 26 Mars une Comédie en trois actes, intitulée: La veuve à la mode; l'Auteur ne se nomme pas, quoique les applaudissements avec lesquels elle a été reçue du Public, dussent l'y exciter. Nous avons cru faire plaisir à nos Lecteurs de leur en donner un extrait.

ACTEURS.

DORANTE
,
Président, oncle de Damon & d'Eliante.
Le Sieur Paghetti.
DAMON
,
Amant d'Eliante.
Le Sieur Lélio fils.
ELIANTE
,
jeune veuve, Amante de Damon.
La Demoiselle Silvia.
PASQUIN
,
valet de Damon.
Le Sieur Dominique.
DORIMENE
. La Demoiselle La Lande.
MARTHON
,
servante d'Eliante.
La Demoiselle Flaminia.
LISETTE
,
servante de Dorimene.
La Demoiselle Thomassin.

PLAN DE LA PIÉCE.

[] Damon & Eliante, quoiqu'ils ayent de l'amour l'un pour l'autre, aiment encore mieux leur liberté que la chaine qui les unit, toute légere qu'elle est. Ils sont également portés à fuir un engagement plus sérieux, tel que l'himen. Dorante, oncle de Damon, entreprend de le marier avec Eliante, qui est
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aussi sa niéce. Tous deux s'y opposent également; voici comme ils développent leur caractere, en parlant à leur oncle.

ÉLIANTE

Nous marier ensemble! vous ennuyez-vous de nous voir unis?

PASQUIN

Pourquoi faire des tracasseries entre ses proches?

DORANTE

Comment? vous marier ensemble, c'est vous brouiller! ne vous aimez-vous pas?

DAMON

Madame me plaît. Je me rappelle son idée avec plus de plaisir que celle d'une autre; mais comme toutes les jolies femmes se ressemblent en quelque chose, j'amuse indifféremment, avec tout ce que je trouve d'aimable, le fond de tendresse que j'ai pour elle.

DORANTE

Hé bien! voila un amour commencé, dont les liens se resserreront encore par ceux du mariage.

ÉLIANTE

Au contraire; ils gâteront tout. Nous nous aimons à présent, sans trop croire nous aimer; nous nous cherchons, sans presque y penser, sans y avoir peut-être jamais réfléchi; nos petits intérêts, nos amis, nos plaisirs, nos visites sont les mêmes. Ha! si nous étions mariés, nous nous appercevrions bientôt de cette ressemblance réciproque qui se rencontre dans tout ce que nous faisons; elle nous deviendroit peu à peu à charge; chacun de son côté la traiteroit de jalousie, de défiance; nous nous gênerions; les inégalités, les inconstances qui ne sont rien entre les Amans, parce qu'ils n'y sont exposés qu'autant qu'ils le veulent bien, changeroient de nom; elles deviendroient mauvaises humeurs, dégoûts, entre un mari & une femme, qu'un lien fatal assujettit à vivre ensemble.

DAMON

Que cela est bien dit, ma chere cousine! je vous aime; je vous adore. Non; je ne vous épouserai jamais.

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Dorante poussé à bout par la résistance que son neveu & sa niéce apportent à ses desseins leur dit enfin d'un ton absolu, qu'il veut qu'ils désobeissent, de les priver de sa succession, en épousant lui même une jeune personne appellée Dorimene, à qui il sera une donation de tous ses biens. Il ajoute que cette même Dorimene n'oseroit refuser sa main, puisque tout le bien qu'elle espére ne lui a été laissé par une de ses parentes, qu'à condition qu'il la mariera comme il jugera à propos, & qu'elle y consentira aveuglément; ce coup paroit également terrible à Eliante & à Damon; ils n'attendent rien que de lui, & sa succession ne leur doit être ouverte que par l'hymen qu'il leur propose; cependant ils demeurent fermes dans la résolution qu'ils ont formée de ne se jamais marier. Ils imaginent tous deux des expédients pour empêcher que leur oncle ne fasse cette donation dont il vient de les menacer. Damon se flatte d'être assez aimé de Dorimene, pour l'empêcher d'accepter la main de Dorante; il se promet de l'engager encore mieux à lui par de nouveaux soins qu'il affectera de lui rendre; Eliante trouve cet expédient trop dangereux, & en conçoit même une pointe de jalousie; elle défend à Damon de rien tenter auprès de Dorimene, & se charge de tout. Voici comme elle s'y prend. A peine Damon l'a-t il quitté, qu'elle fait part à Marthon sa suivante, d'un projet qu'elle vient de former: elle lui dit qu'elle a vû Dorimene pour la premiere fois le jour
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d'auparavant dans un bal, & qu'elle lui en a conté sous un habit de Cavalier, mais d'une maniere à avoir fait beaucoup de progrès sur son cœur en peu de temps; elle ajoûte qu'elle veut la voir chez elle sous ce même habit qui lui a déja été si favorable; elle ordonne à Marthon d'aller rendre une visite à cette même Dorimene, sous le nom d'Eliante. La Servante consent à passer pour la Maîtresse; le premier acte finit là. Elles concertent dans l'entr'acte tout ce qui peut servir à donner un bon succès à ce stratagême.Dans l'acte second, Dorimene ouvre la scéne avec Lisette sa servante, c'est une scéne d'exposition. Dorimene apprend à Lisette que Dorante la doit épouser, si Damon & Eliante ne consentent à se marier ensemble dès ce jour. Lisette lui demande si elle pourra consentir à épouser Dorante, malgré les tendres promesses qu'elle a faites à Valere de n'être jamais qu'à lui. Dorimene lui répond d'une maniere à la faire douter de sa constance; elle lui avoue enfin qu'un jeune inconnu qu'elle a vû au bal le soir d'auparavant, & qui lui a parlé d'amour, est le plus fort obstacle que Dorante ait à surmonter dans son cœur. Cette scéne non seulement expose ce qui s'est passé, mais elle prépare encore ce qui doit suivre. Marthon est annoncée sous le nom d'Eliante. Dorimon<Dorimene> ordonne qu'on la fasse entrer. Après quelques complimens tels qu'on en fait & qu'on en reçoit à une premiere entrevue, la fausse Eliante prie Dorimene de lui permettre de donner quelques ordres secrets
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à un domestique, Dorimene y consent: la fausse Eliante & Dorimene s'asseyent; la premiere commence la conversation par une ouverture de cœur; voici comment elle s'exprime:

MARTHON, ou la FAUSSE ÉLIANTE

Ce n'est point dans le tumulte du monde, ou mille amusements nous dissipent, que nous avons le plus à craindre les surprises de l'amour. L'année de retraite que j'avois sacrifiée à la mort de mon époux n'étoit pas encore expirée, lorsqu'une de mes amies mena chez moi un de ses parens. Qu'il étoit aimable! quelle vue, pour un cœur que la bienséance forçoit depuis dix mois à ne s'entretenir que d'idées lugubres, & dont les desirs s'augmentoient, par le peu d'emploi que je leur donnois; ce jeune homme me fit plusieurs visites; enfin un jour, il me dit qu'il m'aimoit; je lui répondis que j'en étois ravie, & que je l'aimois bien aussi.

DORIMÉNE

Ce début promet.

MARTHON

Ma réponse le fâcha.

DORIMÉNE

Que vouloit-il donc?

MARTHON

Qu'à l'aveu de sa passion j'eusse pris un air sévere; que je l'eusse menacé; maltraité même; enfin, il lui falloit des rigueurs; mais j'avois trop de délicatesse pour le satisfaire sur cet article.

DORIMÉNE

Je ne comprens rien à cette délicatesse.

MARTHON

Elle est fort raisonnable, cependant; une femme qui craindroit que son Amant ne la vit à sa toilette, & qui ne lui inspireroit de l'amour que par des appas empruntés, devroit-elle tirer vanité de sa conquête?

DORIMÉNE

Non.

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MARTHON

Par la même raison, il me semble que les petits refus, les obstacles & les difficultés dont s'irrite la passion d'un Amant, étant choses aussi étrangeres à notre personne que le blanc & le rouge, on ne peut se tenir fiere d'un cœur qu'elles nous conservent. Mais lorsque nous sçavons que notre facilité peut faire tomber un Amant dans l'indolence & l'assoupissement, vouloir lui prêter ce secours contre nos charmes, pour le vaincre encore avec plus d'honneur, voila la délicatesse d'une héroïne fiere, sure de son mérite, & qui ne veut devoir ses victoires qu'à elle-même. Enfin, il fallut bien qu'il s'accommodât à ma morale.

DORIMÉNE

Elle est assez commode.

MARTHON

Il vouloit aimer dans le goût des Romans qu'il avoit lûs; mais il n'est plus si neuf; vous m'en direz peut-être des nouvelles avant peu.

DORIMÉNE

Moi, Madame!

MARTHON

Il vous aime; vous me l'enlevez, &c.

[] Cette scéne a paru toute neuve par l'air de paradoxe & de singularité qui y regne. Elle finit par de vifs reproches que la fausse Eliante fait à Dorimene de lui enlever ce captif qu'elle a pris de si bonne guerre. Dorimene se défend du larcin que Marthon lui reproche; mais la vraie Eliante, déguisée en Cavalier, vient achever de l'en convaincre; Marthon dit à Dorimene, avant que ce faux Cavalier paroisse, que c'est elle même qui lui a fait dire comme de sa part, de venir chez elle couvert d'un manteau, pour n'être pas reconnu; qu'elle veut qu'il s'explique entre elles deux, & la prie de souffrir qu'elle se cache pour un moment.
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Nous avons cru que nos lecteurs ne seroient pas fâchés de voir ici quelques morceaux de cette scéne, dont le fond & l'éxécution ont fait un plaisir général aux spectateurs.

ÉLIANTE

d'un ton du petit-Maître.

Du moins personne ne m'a reconnu. Sans trop nous flatter, nous sommes un peu rompus à ces aventures.

DORIMÉNE

Monsieur. . . . . .

ÉLIANTE

Morbleu, Mademoiselle, que je suis heureux! je viens ici par vos ordres, & j'y viens déguisé; vous mêlez déja du mystere dans notre premiere visite. Du mystere, il en faut toujours; mais en amour sur-tout, vive le mystere.

DORIMÉNE

Monsieur. . . . . . .

ÉLIANTE

Dès que je vous ai dit que je vous aimois, vous l'avez cru; c'est l'effet ordinaire de la vérité; elle frappe & persuade d'abord.

DORIMÉNE

Monsieur. . . . . . . .

ÉLIANTE

Oui, Mademoiselle; quand même je ne vous l'aurois pas dit, vous l'auriez dû penser, belle & charmante comme vous l'êtes. Permettez-moi que je baise vos belles mains.

Elle se jette à ses genoux.

DORIMÉNE

Monsieur, tenez-vous donc.

[] Cette scéne est suivie de quelques autres écrites avec le même feu & la même légéreté; mais nous passerions les bornes ordinaires que nous nous sommes prescrites dans nos extraits, si nous voulions mettre ici tout ce
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qu'il y a de joli dans cette piéce; nous allons finir en peu de mots.Marthon, ou la fausse Eliante, qui s'étoit retirée pour laisser un champ libre au faux Cavalier auprès de Doriméne<Dorimene> revient; elle se retire une seconde fois, en tâchant de faire croire que l'amour a fait place dans son cœur au dépit de se voir sacrifiée. Dorimene ne peut résister au faux Cavalier; elle capitule; elle se rend; la loi que le vainqueur lui impose, c'est qu'elle ne verra plus Damon, & sur-tout qu'elle n'acceptera pas la main de Dorante. Dorimene souscrit à tout: Damon arrive; Eliante qui lui a fait un mystere du tour qu'elle joue à Dorimene, continue à le tromper sous son déguisement; elle y ajoute l'accent Gascon, pour n'être pas reconnue à la voix. Dorimene les laisse ensemble, après avoir dit tendrement au faux Cavalier qu'elle l'attend le soir; la scéne entre Damon & Eliante est tout à-fait plaisante; comme Damon ne reconnoît pas sa Maîtresse, il lui dit des choses dont elle est piquée jusqu'au vif, & qui la confirment de plus en plus dans le dessein de ne se marier jamais avec lui; elle lui rend le change, & achéve de lui inspirer une aversion invincible pour ce mariage. 2
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Le faux Cavalier se retire; Damon ordonne à Pasquin de le suivre; Lisette qui a reçu le même ordre de Dorimene se joint à Pasquin, pour tâcher de le reconnoître; dans l'entr'acte Lisette a reconnu que le faux Cavalier est Eliante même; Pasquin n'a pas fait la même découverte; il dit seulement à son Maître que le Cavalier qu'il a suivi par son ordre, est allé droit chez Eliante, & qu'il a pris chez elle des libertés qui n'appartiennent qu'à un Amant aimé, ou à un mari. Ce mot de mari n'est pas inutile au dénouement, l'Auteur l'a mis à profit; voici comment. Dorimene piquée du tour qu'Eliante vient de lui jouer, jure de s'en venger, & sçachant l'aversion que Damon & elle ont pour le mariage, elle croit ne pouvoir mieux les punir qu'en les mariant ensemble, malgré qu'ils en aient. Elle persuade à Damon qu'Eliante est mariée secret-tement depuis six mois; elle fait croire la même chose à Eliante sur le compte de Damon; ils donnent si bien dans le paneau, qu'ils témoignent à Dorante qu'ils sont prêts à former ce lien pour lequel ils ont marqué tant de répugnance; Dorante les prend au mot; ils signent le contrat, chacun d'eux croyant qu'il sera nul, par un premier engagement qu'ils supposent; mais comme cet engagement n'a été qu'un artifice de Dorimene, ils sont obligés de s'en tenir à leur signature. Dorante en est si reconnoissant envers Dorimene, qu'il consent qu'elle se marie avec Valere son premier amant. Cette piéce est suivie d'une fête dont le sujet est les Grands jours, ou les Arrêts de l'Amour. En voici quelques chansons:

Amants qui d'une belle essuyez le caprice,
Vous que pour prix d'un tendre sacrifice,
On immole à d'autres amours,
Venez; accourez tous; on vous rendra justice;
L'Amour tient ici ses grands jours.

UN AVOCAT


Je parle pour Tircis.

UN SECOND AVOCAT


Je suis pour Céliméne.

LE PREMIER AVOCAT


Un rendez-vous étoit concerté comme il faut;
Le fidéle Tircis attendoit l'inhumaine.
Hélas! son attente fut vaine;
Elle ne vint pas assez tôt.

LE SECOND AVOCAT


Tircis est lui seul en défaut;
L'Amour au rendez-vous fit courir Céliméne.
Hélas! son attente fut vaine;
Tircis étoit parti trop tôt.

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ARREST


Ordonné que sans perdre temps,
Un nouveau rendez-vous finisse
Les plaintes de ces deux Amants;
L'Amour, en leur rendant justice,
Veut leurs plaisirs pour toute épice,
Et compense entr'eux les dépens.

VAUDEVILLE

en Placet.


L'air des Robins déplaît aux belles;
Plaise à l'amour de les éloigner d'elles;
Mais, si quelqu'un prenoit les airs exquis
Du petit-Maître, ou du Marquis,
Qu'il soit aimé des plus cruelles.

L'AMOUR


Soit fait ainsi qu'il est requis.

Extrait imprimé.

1 Il y a une piéce de M. de Visé, sous le même titre; c'est tout ce que celle-ci a de commun avec elle. Voyez l'article précédent.
2 Il est vrai que Damon parle un peu légérement d'Eliante dans cette scéne, mais comme il lui rend justice avec chaleur sur les choses essentielles, elle ne doit pas être trop mécontente de lui, d'autant moins que ne s'épargnant aucunement elle-même, & se vantant sans façon qu'Eliante sera bientôt sa conquête, dès qu'elle voudra entreprendre de le réduire, elle met la vanité de son Amant à une terrible épreuve. Il y a dans l'Amante difficile de M. De la Motte, une scéne qui ressemble à celle-ci, dans laquelle une Amante travestie veut éprouver si son Amant est capable de l'estimer, autant qu'elle croit le mériter, & joue auprès de lui le même personnage, mais outre que les deux scénes ne finissent pas de même, c'est que le dernier trait de ressemblance vient de l'accent gascon qu'affectoit la Demoiselle Silvia, dans les deux piéces; or l'Amante difficile fut d'abord représentée en Canevas, & la Demoiselle Flaminia, qui jouoit alors ce role, & en Italien, n'étoit point dans le cas de contrefaire l'accent Gascon, & ce ne fut que longtemps après les représentations de la Veuve à la mode, de M. de Saintfoix, que M. De la Motte fit un Cavalier Gascon de la Demoiselle Silvia, qu'il chargea du role de l'Amante difficile, lorsqu'il redonna cette piéce en prose Françoise, & écrite d'un bout à l'autre. Voyez le Canevas, acte pour acte, & scéne pour scéne, de l'Amante difficile, Mercure d'Octobre, 1716.page 10-72.à la fin du Canevas; voyez aussi dans la nouvelle édition des Œuvres de MM. De la Motte, Paris, Prault fils, Quai de Conti, 1754. tome V. l'Amante difficile, en prose, acte 5. scéne 5. p. 340.

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