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Réflexions critiques sur la Poesie et sur la Peinture
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RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR LA POËSIE ET SUR LA PEINTURE.

PAR M. L'ABBÉ DU BOS, L'UN DES QUARANTE, ET SECRETAIRE PERPETUEL DE L'ACADEMIE FRANÇOISE.

NOUVELLE EDITION.

TOME TROISIÉME.

Vt Pictura Poësis. Hor. de Art. Poët.

A DRESDE,

1760.

CHEZ GEORGE CONRAD WALTHER. LIBRAIRE DU ROI.

AVEC PRIVILÉGE.

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TABLE DES MATIERES.

TROISIÉME PARTIE.

Dissertation sur les représentations théâ trales des Anciens.
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RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR LA POËSIE ET SUR LA PEINTURE.

TROISIÉME PARTIE. Qui contient une Dissertation sur les Repré sentations Théatrales des Anciens.

AVANT-PROPOS.

La Musique des Anciens étoit une Science bien plus étendue que ne l'est notre Musique. Aujourd'hui la Musique n'enseigne que deux choses, la composition des chants musicaux, ou
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des chants proprement dits, & l'exécution de ces chants, soit avec la voix, soit sur les instrumens. La science de la Mu sique avoit parmis les Grecs & parmi les Romains, un objet bien plus vaste. Non-seulement elle montroit tout ce que la nôtre montre; mais elle enseignoit beaucoup de choses que la nôtre n'ensei gnoit point, soit parce que l'on n'étudie plus aujourd'hui une partie de ces choseslà, soit parce que l'art qui enseigne les autres, n'est point réputé faire une par tie de la Musique, de maniere que l'on ne donne plus le nom de Musicien à celui qui le professe. Dans l'antiquité, l'art poëtique étoit un des arts subordonnés à la Musique, & par conséquent c'étoit la Musique qui enseignoit la constru ction des vers de toute figure. L'art de la Saltation, ou l'art du geste étoit aussi l'un des arts musicaux. Ainsi ceux qui enseignoient les pas & les at titudes de notre danse, ou de la danse proprement dite, laquelle faisoit une par tie de l'art du geste, étoient appellés
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Musiciens. Enfin la Musique des An ciens enseignoit à composer comme à écri re en notes la simple déclamation, ce qu'on ne sait plus faire aujourd'hui. Aristides Quintilianus nous a laissé un excellent livre sur la Musique, écrit en langue Grecque; & cet Auteur vi voit sous le regne de Domitien , ou sous celui de Trajan, comme le conjecture sur de bonnes raisons Monsieur Meibo mius, qui a fait imprimer avec une tra duction Latine l'ouvrage dont je parle. Suivant cet Aristides, la plupart des Au teurs qui l'avoient précédé, définissoient la Musique: un art qui enseigne à se ser vir de la voix, & à faire tous les mou vemens du corps avec grace. Ars deco ris in vocibus & motibus (*). Comme l'on n'a point communément de la musique des Grecs & des Romains, l'idée que je viens d'en donner, & com me on croit quelle étoit renfermée dans les mêmes bornes que la nôtre, l'on se 1
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trouve embarrassé, quand on veut ex- pliquer tout ce que les Auteurs anciens ont dit de leur Musique, & de l'usage qui s'en faisoit de leur tems. Il est donc arrivé que les passages de la Poë tique d'Aristote, que ceux de Ciceron, de Quintilien & des meilleurs Ecrivains de l'antiquité, où il est fait mention de leur Musique, ont été mal entendus par les Commentateurs, qui s'imagi nant que dans ces endroits-là il étoit question de notre danse & de notre chant; c'est à dire, de la danse & du chant proprement dits, n'ont jamais pu comprendre le véritable sens de leurs passages. L'explication qu'ils en don nent, n'est propre qu'à les rendre plus obscurs. Elle n'est propre qu'à nous em pêcher de concevoir jamais la maniere dont les piéces dramatiques étoient exé cutées sur le théâtre des Anciens. J'ose entreprendre d'expliquer intelli giblement tous ces passages, & principa lement ceux qui parlent des répresenta-
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tions théâtrales. Voici le plan de mon Ouvrage. En premier lieu, je donnerai une idée générale de la Musique spéculative & des arts musicaux; c'est-à-dire, des arts qui parmi les anciens étoient subordon- nés à la science de la Musique. Si je ne dis rien, ou très-peu de choses sur la science, qui enseignoit les principes de toute sorte d'accords & de toute sorte d'harmonie, c'est qu'il ne m'appartient pas de changer quelque chose, ou d'a jouter rien aux explications que M. Mei bomius, M. Brossard, M. Burette, & d'autres Ecrivains modernes ont faites des ouvrages que les anciens ont com posés sur l'harmonie, & qui nous sont de meurés. Je ferai voir en second lieu que les Anciens composoient & qu'ils écrivoient en notes leur déclamation théâtrale, de maniere que ceux qui la récitoient, pouvoient être, comme ils l'étoient en
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effet, soutenus par un accompagne ment. Je montrerai en troisiéme lieu, que les Anciens avoient si bien réduit l'art du geste ou la Saltation, qui étoit un des arts, subordonnés à la science de la Mu sique, en méthode réglée, que dans l'exé cution de plusieurs scènes ils pouvoient partager, & qu'ils partageoient en effet la déclamation théâtrale entre deux Acteurs, dont le premier récitoit, tan dis que le second faisoit les gestes conve nables au sens des vers récités, & que même il se forma des troupes de Pan tomimes ou de Comédiens muets qui jouoient, sans parler, des piéces sui vies. Je finirai mon ouvrage par quelques observations sur les avantages & sur les inconvéniens qui pouvoient résulter de l'u sage des Anciens.
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SECTION PREMIERE. Idée générale de la Musique des Anciens, & des Arts musicaux subordonnés à cette Science.

On peut regarder le Traité sur la Musi que, écrit en Grec par Aristides Quin tilianus, & traduit en Latin par Monsieur Meibomius, comme l'ouvrage le plus instru ctif que l'antiquité nous ait laissé sur cette science. Il est à mon sens le plus méthodi que de ces ouvrages; & comme son Auteur, Grec de nation, fréquentoit tous les jours les Romains, puisqu'il a vécu dans le tems que tous les pays habités par les Grecs, étoient soumis aux successeurs d'Auguste, il a dû savoir l'usage qu'on faisoit de la Musique à Rome & dans la Grece. Ainsi c'est dans son livre que nous prendrons l'idée générale de la Musique des Anciens. D'ailleurs la Mu sique des Romains étoit la même que celle des Grecs, dont ils avoient appris cette science. Elle avoit chez les uns & chez les autres la même étendue & les mêmes principes, de maniere qu'on peut se servir également pour
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expliquer l'étendue & l'usage de la Mu sique des Anciens, soit des Auteurs Grecs, soit des Auteurs Latins. Aristides Quin tilianus définit la Musique (*) un art, mais un art qui démontre les principes sur lesquels il opere, & qui enseigne tout ce qui concerne l'usage qu'on peut faire de la voix, ainsi qu'à faire avec grace tous les mouvemens dont le corps est capable. Notre Auteur rapporte aussi quelques autres définitions de la Musique un peu différentes de la sienne, mais qui supposent toutes éga lement que cette science avoit l'étendue que nous lui donnons. Les Auteurs Latins disent la même chose. La Musique, c'est Quintilien l'Orateur qui parle, donne des enseignemens, non-seule ment pour régler toutes les inflexions dont la voix est susceptible, mais encore pour régler tous les mouvemens du corps. Ces inflexions, ces mouvemens veulent être mé nagés suivant une méthode certaine & judi cieuse. Numeros musices duplices habet in vocibus & in corpore, utriusque enim rei aptus quidam motus desideratur (**). No- 2 3
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tre Auteur ajoute quelques lignes après: „La décence dans la contenance & dans le ge- ste, est nécessaire à l'Orateur, & il n'y a que la Musique qui puisse lui enseigner cet te décence„. Corporis quoque decens & aptus motus, qui dicitur Eurithmia, est ne cessarius, nec aliunde peti potest. Saint Augustin, dans l'ouvrage qu'il a com posé sur la Musique, dit la même chose que Quintilien. Il y écrit que la Musique don ne des préceptes sur la contenance, sur le geste; en un mot, sur tous les mouvemens du corps dont il avoit été possible de réduire la théorie en science, & la pratique en mé thode. Quidquid numerositatis, quæ tempo rum atque intervallorum dimensionibus mo vetur .... Musica est scientia bene mo vendi (*). La Musique des Anciens avoit assujetti à une mesure réglée tous les mouve mens du corps, ainsi que le sont les mou vemens des pieds de nos danseurs. [] La science de la Musique, ou si l'on veut, la Musique spéculative, s'appelloit la Musi que harmonique, parce qu'elle enseignoit les principes de toute harmonie, & les régles générales de toute sorte d'accords. C'étoit donc elle qui enseignoit ce que nous apppel 4
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lons la composition. Comme les chants qui étoient l'ouvrage de la composition, se nom moient alors quelquefois, ainsi qu'ils se nom ment à présent, de la musique absolument, les Anciens divisoient la musique prise dans le sens que nous venons de dire, en trois genres; savoir, le genre Diatonique, le gen re Chromatique & le genre Enarmonique. Ce qui constituoit la différence qui étoit en tre ces trois genres, c'est que l'un admettoit des sons que l'autre n'admettoit pas dans ses chants. Dans la musique Diatonique, le chant ne pouvoit pas faire ses progressions par des intervalles moindres que les sémi-tons ma jeurs. La modulation de la musique Chro matique employoit les sémi-tons mineurs (*); mais dans la musique Enarmonique, la pro gression du chant se pouvoit faire par des quarts de ton. Les Anciens divisoient en core leurs compositions musicales en plusieurs genres, par rapport au mode ou au ton dont elles étoient, & ils nommoient ces modus du nom des pays où ils avoient été mis prin cipalement en usage. Ils nommoient donc l'un, le mode Phrygien; l'autre, le mode Dorien, & ainsi des autres. Mais je me contenterai de renvoyer aux Modernes, qui 5
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ont traité à fonds de la musique harmonique des Anciens, afin de passer plutot à ce que j'ai à dire concernant leurs arts musicaux, qui sont l'objet principal de ma disserta tion. Dès que la Musique embrassoit un sujet aussi vaste, il étoit naturel qu'elle renfermât plusieurs arts, dont chacun eût son objet particulier. Aussi voyons-nous qu'Aristides Quintilianus compte jusques à six arts subor donnés à la Musique. De ces six arts, il y en avoit trois qui enseignoient toute sorte de composition. Porro activum secatur in usuale, quod prædictis utitur, & enunciati vum. Usualis partes sunt Melopæia, Rith mopæia, Poësis; Enuntiativi, Organicum, Odicum, Hypocriticum (*). Ainsi la musique, par rapport à la com position, se partageoit en art de composer la mélopée, ou les chants, en art rithmique & en art poëtique. Par rapport à l'exécu tion, la Musique se partageoit en art de jouer des instrumens, en art du chant & en art hypocritique, ou en art du geste. La mélopée, ou l'art de composer la mé lodie, étoit l'art de composer & d'écrire en notes toute sorte de chants; c'est-à-dire, non- 6
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seulement le chant musical ou le chant pro- prement dit, mais aussi toute sorte de réci tation ou de déclamation. L'art rithmique donnoit des régles pour assujettir à une mesure certaine tous les mou- vemens du corps & de la voix, de maniere qu'on pût en battre les tems, & les battre du mouvement convenable & propre au sujet. [] L'art poëtique enseignoit la méchanique de la poësie, & il montroit ainsi à composer régulierement des vers de toute sorte de fi gure. Nous venons de voir que par rapport à l'exécution, la musique se divisoit en trois arts, l'art de jouer des instrumens, l'art du chant & l'art du geste. On devine bien quelles leçons pouvoient donner & la musique organique, qui ensei gnoit à jouer des instrumens, & la musique qui se nommoit l'art du chant. Quant à la musique hypocritique ou contrefaiseuse, & qui se nommoit ainsi, parce qu'elle étoit pro prement la musique des Comédiens que les Grecs appelloient communément hypocrites ou contrefaiseurs; elle enseignoit l'art du geste, & montroit ainsi à exécuter, suivant les régles d'une méthode établie sur des prin
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cipes certains, ce que nous ne faisons plus aujourd'hui que guidés par l'instinct, ou tout au plus par une routine aidée & soutenue de quelques observations. Les Grecs nom moient cet art musical Orchesis, & les Ro mains Saltatio. [] Porphyre qui vivoit environ deux cens ans après Aristides Quintilianus, & qui nous a laissé un Commentaire sur les Harmoni ques de Ptolomée, ne partage les arts mu sicaux, qu'en cinq arts différens (*), savoir, l'art métrique, l'art rithmique, l'art orga- nique, l'art poëtique pris dans toute son étendue, & l'art hypocritique. On trouve même en comparant la division d'Aristides avec celle de Porphyre, que Porphyre compte deux arts de moins qu'Aristides. Ces deux arts sont l'art de composer la mélopée & l'art du chant. Si nonobstant la suppression de ces deux arts, Porphyre ne laisse pas de compter cinq arts musicaux, au lieu qu'il ne devroit plus, après ce retranchement, en compter que quatre; c'est qu'il met au nom bre de ces arts, l'art métrique dont il n'est pas fait mention dans Aristides. Mais cette différence dans l'énumeration des arts mu- sicaux, n'empêche pas que nos deux Au- 7
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teurs ne disent au fond la même chose. Tâ chons d'expliquer la difficulté. Dès que Porphyre a dit qu'il prenoit l'art poëtique dans sa plus grande étendue, com me il prend soin de le dire, il a dû ne point parler de la mélopée, ou de l'art de com poser la mélopée, comme d'un art musical particulier, parce que ce dernier art étoit renfermé dans l'art poëtique, pris dans toute son étendue. En effet, suivant l'usage des Grecs, l'art de composer la mélopée, faisoit une partie de l'art poëtique. On verra ci- dessous que les Poëtes Grecs composoient eux- mêmes la mélopée de leurs piéces. Si au contraire Aristides fait de l'art poëtique & de l'art de composer la mélopée, deux arts distincts, c'est qu'il a eu égard à l'usage des Romains, qui étoit que les Poëtes dramati ques ne composassent point eux-mêmes la déclamation de leurs vers; mais qu'ils la fis sent composer par des Artisans compositeurs de profession, & que Quintilien appelle: Artifices pronunciandi. C'est ce que nous rapporterons plus au long dans la suite. C'est par la même raison que Porphyre n'a point suivi Aristides, ni fait de l'art du chant un art musical particulier. Ceux qui enseignoient en Grece l'art poëtique dans
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toute son étendue, enseignoient aussi appa remment l'art de bien exécuter toute sorte de chant ou de déclamation. Si Porphyre fait à son tour deux arts di stincts de l'art rithmique, dont Aristides ne fait qu'un seul & même art; si Porphyre di vise en art métrique & en art rithmique pro prement dit, l'art dont Aristides ne fait qu'un seul art qu'il appelle Rithmopæia, cela vient vraisemblablement de la cause que je vais dire. Les progrès que l'art des Pantomimes né sous le regne d'Auguste, aura fait durant les deux siécles écoulés depuis le tems d'Ari stides jusques au tems de Porphyre, avoient engagé les gens du théâtre à subdiviser l'art rithmique, & par conséquent à en faire deux arts différens. L'un de ces arts qui étoit le métrique ou le mesureur enseignoit à ré duire sous une mesure certaine & réglée, toute sorte de gestes en toute sorte de sons, qui pouvoient être assujettis à suivre les tems d'une mesure; & l'art rithmique n'ensei gnoit plus qu'à bien battre cette mesure, & principalement à la battre d'un mouvement convenable. Nous verrons ci-dessous que le mouvement étoit, au sentiment des Anciens, ce qu'il y avoit de plus important dans l'exé cution de la musique, & l'invention de l'art
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du Pantomime les aura encore engagé à faire une étude plus profonde de tout ce qui pou voit perfectionner l'art du mouvement. Il est certain, comme on le dira, que depuis le regne d'Auguste jusques au renversement total de l'Empire d'Occident, les représen tations des Pantomimes firent le plaisir le plus cher au peuple Romain. Je conclus donc que la différence qui se trouve entre l'énumération des arts musicaux que fait Aristides Quintilianus, & celle que fait Porphyre, n'est qu'une différence appa rente, & que ces deux Auteurs ne se contre- disent point quant au fond des choses. Je m'interromprai ici pour faire une ob servation. Dès que la musique des Anciens donnoit des leçons méthodiques sur tant de choses, dès qu'elle donnoit des préceptes utiles au Grammairien, & nécessaires au Poëte, comme à tous ceux qui avoient à parler en public, on ne doit plus être surpris que les Grecs & les Romains (*) l'ayent crue un art nécessaire, & qu'ils lui ayent donné tant d'éloges qui ne conviennent pas à la nôtre. On ne doit pas s'étonner qu'Aristi des Quintilianus ait dit (**) que la Musique 8 9
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étoit un art nécessaire à tous les âges de la vie, puisqu'il enseignoit également ce que les enfans doivent apprendre, & ce que les personnes faits doivent savoir. [] Quintilien écrit par la même raison, que non-seulement il faut savoir la musique pour être Orateur, mais qu'on ne sauroit même être bon Grammairien sans l'avoir apprise, puisqu'on ne pouvoit pas bien enseigner la Grammaire sans montrer l'usage dont y étoient le métre & le rithme. (*) Nec ci tra musicam Grammatica potest esse perfe cta, cum ei de rithmis metrisque dicendum sit. Cet Ecrivain judicieux observe encore en un autre endroit (**) que dans les tems précédens, la profession d'enseigner la Mu sique, & celle d'enseigner la Grammaire, avoient été unies, & qu'elles étoient alors exercées par le même maître. Enfin Quintilien dit dans le chapitre de son Livre où il veut prouver que l'Orateur est du moins obligé d'apprendre quelque chose de la Musique. „On ne me refusera point de tomber d'accord que ceux qui pré tendent faire la profession d'Orateur, doi 10 11
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vent lire & entendre les Poëtes. La Mu sique ne préside-t'elle point à la composi tion des poëmes de quelque nature qu'ils soient? Si quelqu'un est assez déraison nable pour dire qu'en général les régles que suit un Poëte dans la composition de ses vers, n'appartiennent point à la Mu- sique, du moins ne sauroit-il nier que les régles qu'il faut suivre dans la composition des vers qui sont faits pour être récités avec un accompagnement, n'appartien ment à ce bel art.„ Poetas certe legendos futuro Oratori concesserint.. Num hi sine Mu sica? At si quis tam cæcus animi est, ut de aliis dubitet, illos certe, qui carmina ad li ram composuerunt. Hæc diutius. (*) Ce passage paroîtra beaucoup plus clair, lors qu'on aura lû ce que je dois écrire concer nant le carmen ou la déclamation notée des vers faits pour être récités avec un accompa gnement. [] En un mot, tous les écrits des Anciens font foi (**) que la musique passoit de leur tems pour un art nécessaire aux personnes polies, & qu'on regardoit alors comme des gens sans éducation, & comme on regarde 12 13
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aujourd'hui ceux qui ne savent point lire, les personnes qui ne savoient pas la musi que. Je reviens aux arts musicaux. Malheureusement pour nous, il ne nous est resté aucune des méthodes composées pour enseigner la pratique de ces arts, dont il y avoit tant de Professeurs dans la Grece & dans l'Italie. D'ailleurs ceux des Auteurs anciens qui ont écrit sur la Musique & dont les ouvrages nous sont demeurés, ont très- peu parlé de la mécanique des arts subor donnés à la science de la musique qu'ils ont regardés comme des pratiques faciles & com munes, dont l'explication n'étoit bonne qu'à exercer les talens de quelque maître à gages. Par exemple, Saint Augustin qui a composé sur la musique un ouvrage divisé en six li vres, dit qu'il n'y traitera point de toutes ces pratiques, parce que ce sont des choses sues communément par les hommes de thé âtre les plus médiocres. Non enim tale ali quid hic dicendum est, quale quilibet Can tores Histrionesque noverunt (*). Ainsi les Auteurs dont je parle, ont écrit plutôt en Philosophe qui raisonne & qui fait des spéculations sur les principes généraux d'un art dont la pratique est sue de tous ses 14
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contemporains, que comme un Auteur qui veut que son livre puisse, sans aucun autre secours, enseigner l'art dont il traite. Cependant j'espere, qu'en m'aidant des faits racontés par les Ecrivains anciens, qui par occasion ont parlé de leurs arts musicaux, je pourrai venir à bout de donner une no tion, sinon pleine & entiere, du moins claire & distincte de ces arts, & d'expliquer com ment les piéces dramatiques étoient représen- tées sur le théâtre des Anciens. Nous venons de voir qu'Aristides Quinti lianus comptoit six arts musicaux, savoir, l'art rithmique, l'art de composer la mélo pée, l'art poëtique, l'art de jouer des in strumens, l'art du chant & l'art du geste; mais nous réduirons ici ces six à quatre, en ne comptant l'art poëtique, l'art de composer la mélopée & l'art du chant, que pour un seul & même art. On a déja vu que l'art poëtique, l'art de composer la mélopée & l'art du chant avoient tant d'affinité, que Porphyre ne les comptoit que pour un seul art, qu'il nomme l'art poëtique pris dans toute son étendue. *    *    *
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SECTION II. De la Musique rithmique.

Nous avons déja dit que la musique rith mique donnoit des régles pour assujet tir à une mesure certaine tous les mouve mens du corps & de la voix, de maniere qu'on pût en battre les tems. Lerithmemu sical, dit Aristides (*), regle aussi-bien le geste que la récitation. Cet art enseignoit donc le grand usage qu'on peut faire de la mesure & du mouvement. On verra par ce que nous allons dire sur ce sujet, que les Anciens faisoient un très-grand cas de cet art. Saint Augustin dit dans l'endroit de ses ré tractations où il parle du livre qu'il avoit écrit sur la musique, qu'en l'écrivant, son objet principal avoit été d'y traiter du secours merveilleux qu'on peut tirer de la mesure & du mouvement. Et de musica sex volumina quantum attinet ad eam partem, quæ rith mus vocatur (**). Les Grecs reconnoissoient comme nous quatre choses dans la musique, la progres sion des tons du sujet principal, ou le chant, 15 16
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l'harmonie, ou l'accord des différentes par ties, la mesure et le mouvement. C'étoit donc ces deux dernieres qu'enseignoit l'art rithmi- que qui comme nous l'avons remarqué dé- ja, est partagé par Porphyre en art métri que, ou mesureur, & en art rithmique ou art du mouvement. Platon, pour dire que le mouvement est l'ame d'un chant mésuré, dit (*) que le rith me est l'ame du métre. Le métre, écrit Aristote (**), n'est encore qu'une partie du rithme. On lit dans Quintilien, si je l'en tends bien, qu'il ne faut pas qu'une mesure emprunte sur l'autre; mais que celui qui bat la mesure, a la liberté d'en presser, ou d'en rallentir le mouvement. Rithmis spatia li bera, metris finita sunt (***). Aristides Quintilianus écrit, que suivant plusieurs, le métre différoit du rithme, comme le tout différe de sa partie. Porro & pedibus con stant metra ... differre autem metra a rithmo, aiunt alii ut a toto partem (****). Mais comme nous disons quelquefois absolu ment le mouvement pour dire la mesure & 17 18 19 20
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le mouvement, les Grecs disoient aussi quel quefois le rithme tout court, pour dire le rithme & le métre: c'est en prenant le mot de rithme dans cette acception qu'Ari stote a dit dans sa Poëtique, que la Musique fait ses imitations avec le chant, l'harmonie & le rithme; ainsi que la Peinture fait les siennes avec les traits & avec les couleurs. Les Romains qui employoient souvent des termes Grecs en parlant de musique, en sa- voient certainement l'étimologie, & ce que pouvoit changer dans la signification propre de ces termes un usage autorisé. Or Saint Augustin dit positivement qu'il étoit en usage de son tems, de donner le nom de rithme à tout ce qui régloit la durée, dans l'exécution des compositions. Rithmi enim nomen in musica usque adeo patet, ut hæc tota pars ejus, quæ ad diu & non diu pertinet, rithmus nominata sit (*). Rien n'est si commun dans toutes les lan gues, que le nom de l'espéce donné au genre, & le nom du genre attribué à l'espéce en style ordinaire. Sans sortir de notre sujet, nous allons voir que les Romains donnoient au mot modulatio une acception beaucoup plus étendue que sa premiere signification. 21
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Les Romains appelloient soni ou voces, le chant, l'harmonie, concentus; & la mesure, numeri. Quand Virgile dans une de ses Eglogues, fait dire à Mœris par Lycidas. Dites-moi aussi les vers que je vous entendis chanter un soir: Je m'en rappellerois sans peine les nom bres, si je pouvois me souvenir des paroles.
Quid, quæ te pura solum sub nocte canentem
Audieram, numeros memini, si verba tenerem (*). Il ne veut faire dire autre chose à Lycidas, si ce n'est que bien qu'il eût oublié les paro les des vers dont il étoit question; il se sou venoit bien néanmoins de quels pieds ou de quelles mesures ils étoient composés, & par conséquent de leur cadence. Ainsi Modi, terme que les Latins employent souvent en parlant de leur musique, ne signifioit propre ment que le mouvement. Cependant ils ap pelloient la mesure & le mouvement dunom seul de modi; & même ils donnoient en core quelquefois le nom de modulation à toute la composition, & cela sans égard à l'étimo logie de modulation. Montrons donc en premier lieu que mo dulatio ne signifioit proprement que la mesure 22
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& le mouvement, que ce qui est appellé rith me dans Porphyre; & montrons en second lieu, que malgré cela, les Romains ont sou vent donné le nom de modulation à toute la composition musicale. Nous aurons besoin plus d'une fois de supposer que les Anciens se sont permis cette espéce d'inexactitude. Quintilien rapporte qu'Aristoxene, que Suidas dit avoir été l'un des disciples d'Ari stote, & qui a écrit sur la musique un livre qui se trouve dans le recueil de M. Meibo mius, divisoit la musique qui s'exécute avec la voix en rithme & en chant. Le rithme, ajoute Quintilien, est ce que nous appellons modulation, & le chant assujetti ou noté, est ce que nous appellons le ton & les sons. Vo cis rationes Aristoxenes musicus dividit in rithmum & melos emmetrum, quorum alte rum modulatione, canore alterum ac sonis constat (*). Lorsque Quintilien veut dire qu'il n'exige point de son Orateur qu'il sache la musique à fond, Quintilien dit qu'il ne lui demande point de savoir assez bien la modulation pour battre la mesure des Cantiques ou des Mono logues. C'étoient comme nous le dirons dans la suite, les scénes des piéces de théâtre 23
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dont la déclamation étoit la plus chantante; c'est-à-dire, la plus approchante du chant mu sical. Nam nec ego consumi studentem his artibus volo, nec moduletur ut musicis modis cantica excipiat (*). Cependant, & c'est ce que nous avons à dire en second lieu, Quintilien appelle sou vent toute la composition une modulation, en comprenant sous ce nom le chant, l'harmo nie, la mesure & le mouvement. Par exem ple, cet Auteur, dans le troisiéme chapitre du livre onziéme de ses Institutions, où il don ne des leçons si curieuses sur le soin qu'un Orateur doit avoir de sa voix, & sur la réci tation, dit, en parlant de plusieurs mauvaises manieres de prononcer: „Il n'y a point de désagrément dans la prononciation qui me choque autant que d'entendre dans les Eco les & dans les Tribunaux, chanter la mo- dulation théâtrale. C'est le vice à la mo de, j'en conviens, mais il n'en est pas moins vrai que ce vice dégrade l'Orateur„. Sed quodcumque ex hisvitium magis tulerim quam quo nunc maxime laboratur, in causis omni bus scholisque cantandi, quod inutilius sit an fœdius, ignoro! Quid enim Oratori minus 24
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convenit quam modulatio Scenica (*)? On voit bien que Quintilien comprend le chant ou la déclamation composée dans la modula- tion dont il parle. C'est la composition en tiere que Quintilien appelle ici modula tion. Dans les Inscriptions qui sont à la tête des Comédies de Térence, il est dit, que c'est Flaccus qui en a fait les modes, ou qui les a modulées; pour dire que c'étoit ce Flaccus qui en avoit composé la déclamation. Modos fecit, modulavit Flaccus. Saint Augustin rend en quelque sorte rai son de cet usage, en disant que tout ce qu'un Musicien doit faire, est presque renfermé sous le terme de modulation. Modulatio, quo uno pene verbo tantæ disciplinæ defini tio continetur (**). Je pourrois encore citer plusieurs passages d'anciens Auteurs Latins qui ont employé les termes de modi & de modulatio dans un sens aussi étendu; mais pour convaincre le lecteur qu'on s'en servoit communément pour dire toute la composition, il suffira de rapporter la définition que fait du mot de modulation, Diomede Grammairien, qui a vécu avant la 25 26
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destruction de l'Empire Romain. La modu lation, dit cet Auteur, est l'art de rendre la prononciation d'une récitation suivie, plus agréable, & d'en faire un bruit plus flateur pour l'oreille (*). Modulatio est conti nuati sermonis in jucundiorem dicendi ra tionem artificialis flexus, in delectabilem auditui formam conversus. Enfin le terme de modulation avoit par mi les Romains, la même signification que Carmen: mot que nous ne saurions traduire suivant sa signification précise, qui vouloit dire la mesure & la prononciation notée des vers, parce que n'ayant pas la chose, nous n'avons pas de terme propre pour la signi fier. Il sera bientôt parlé de ce Carmen. Revenons à l'art rithmique, ou à la modu- lation proprement dite. Nous savons comment les Anciens mesu roient leur musique vocale ou leur musique composée sur des paroles. Comme nous l'avons observé déja en parlant de la méca nique de la Poësie, les syllabes avoient une quantité déterminée dans la langue Grecque & dans la langue Latine. Cette quantité étoit même relative, c'est-à-dire, que deux syllabes bréves ne devoient point durer plus 27
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longtems dans la prononciation, qu'une lon gue; & qu'une syllabe longue devoit durer aussi longtems que deux bréves. La syllabe bréve valoit un tems dans la mesure, & la syllabe longue en valoit deux. Les enfans n'ignorent pas, dit Quintilien, que la lon gue vaut deux tems, & que la bréve n'en vaut qu'un. Longam esse duorum tempo rum, brevem unius etiam pueri sciunt (*). Cette proportion entre les syllabes longues & les syllabes bréves, étoit aussi constante que la proportion qui est aujourd'hui entre les notes de différente valeur. Comme deux notes noires doivent dans notre musique du rer autant qu'une blanche, dans la musique des Anciens deux syllabes bréves duroient ni plus ni moins qu'une longue. Ainsi lorsque les Musiciens Grecs ou Romains mettoient en chant quelque composition que ce fût, ils n'avoient pour la mesurer, qu'à se confor mer à la quantité de la syllabe sur laquelle ils posoient chaque note. La valeur de la note étoit déja décidée par la valeur de la syllabe. Voilà pourquoi Boëce (**) qui a vêcu sous le regne de Théodoric Roi des Ostrogots, & quand les théâtres étoient en 28 29
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core ouverts à Rome, dit, en parlant d'un Compositeur de musique qui met des vers en chant: Que ces vers ont déja leur mesure en vertu de leur figure; c'est-à-dire, en vertu de la combinaison des syllabes longues & des syllabes bréves dont ils sont composés. Ut si quando melos aliquod Musicus voluisset adscribere supra versum rithmica metri com positione distentum, &c. D'un autre côté, comme nous l'avons dit en parlant de la mécanique des vers Grecs & de celle des vers Latins, tout le monde sa voit dès l'enfance la quantité de chaque sylla be. Chacun savoit donc, sans avoir fait pour cela aucune étude particuliere, la valeur de chaque syllabe, & ce qui étoit la même chose, de chaque note. Quel nombre de tems les Grecs & les Ro mains mettoient-ils dans les mesures des chants, composés sur des paroles de quelque nature que ces chants-là pussent être? Je réponds: Quant aux chants composés sur des vers, la mesure de ses chants, le nombre des tems de chaque mesure se trouvoit être déja réglé par la figure du vers. Chaque pied du vers fai soit une mesure. En effet, on trouvera dans la suite le mot de pes, qui signifie un pied, employé par Quintilien & par d'autres, pour
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dire une mesure. Il y a néanmoins une ob- jection à faire contre cette explication; c'est que suivant son contenu, les mesures du mê me chant devoient être inégales dans leur durée, parce que les pieds du même vers n'étoient pas égaux. Les uns n'avoient que trois tems, tandis que les autres en avoient quatre. En effet, les pieds qui n'étoient composés que d'une syllabe longue & d'une bréve, ou de trois syllabes bréves, ne ren fermoient que trois tems, au lieu que les pieds composés de syllabes longues, ou d'u ne syllabe longue & de deux bréves, avoient quatre tems. Je tombe d'accord que cela ne pouvoit pas être autrement. Mais cela n'em pêchoit point que le bateur de mesure ne pût la marquer toujours avec justesse. Quant aux chants composés sur de la pro- se, on voit bien que c'étoit aussi la quantité d'une syllabe qui décidoit de la valeur de la note placée sur cette syllabe. Peut-être les Anciens ne mesuroient-ils pas les chants de cette espéce-là, & laissoient ils à celui qui battoit la mesure en suivant les principes de l'art rithmique, la liberté de marquer la ca dence après tel nombre de tems qu'il jugeoit à propos de réunir, pour ainsi dire, sous une même mesure. Depuis quel tems écri
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vons-nous la mesure de notre musique? Voilà pourquoi les Anciens mettoient la Poësie au nombre des arts musicaux, Voilà pourquoi la plupart des Auteurs Grecs & Latins qui ont écrit sur la musique, traitent fort au long de la quantité des syllabes, des pieds & des figures du vers, ainsi que de l'usage qu'on en pent faire, pour donner plus d'agrémens & plus d'expression au discours. Que ceux qui seront curieux de connoître à quel point les Anciens avoient approfondi cette matiere, lisent ce qu'en a écrit saint Augustin dans son livre sur la musique. D'ailleurs nous apprenons d'Aristides Quin tilianus, & nous voyons par ce qu'en ont dit d'autres Auteurs, que les Anciens avoient un rithme dans lequel chaque pied de vers ne faisoit pas toujours une mesure, puisqu'il y avoit des mesures composées de huit tems syllabiques, c'est-à-dire, de huit bréves ou de leur valeur. C'étoit un moyen de remé dier à l'inconvénient qui naissoit de l'inéga- lité de durée qui se rencontroit dans les pieds du même vers. Mais comme cela regarde la musique proprement dite, je renvoyerai mon lecteur à ce qu'en a écrit un savant hom me (*) qui joint à une connoissance pro 30
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fonde de cette science, une grande érudi- tion, Comment les Anciens marquoient-ils la valeur des notes de leur musique organique ou instrumentale, puisque ces notes ne pou voient pas y tirer leur valeur de la quantité de syllabes sur lesquelles on les auroit pla cées? Je l'ignore, mais j'imagine comment on pourroit donner une valeur certaine dans la musique instrumentale à chaque semeia ou note organique, par des points placés, soit au-dessus, soit au - dessous, soit à côté; ou bien mettant au-dessus de chaque note l'un des deux caracteres qui servoient à marquer si une syllabe étoit bréve, ou si la syllabe étoit longue, & dont chacun a sû la figure dès les premieres classes. Nous parlerons fort au long de ces semeia, quand nous ex pliquerons comment les Anciens écrivoient en notes le chant musical, ou le chant pro prement dit, & ce chant qui n'étoit qu'une déclamation. On sera bien plus curieux d'apprendre une autre chose, je veux dire la maniere dont la musique métrique marquoit les tems dans toute sorte de mouvemens du corps. Com ment, dira-t'on d'abord, les Anciens écri voient-ils en notes les gestes? Comment s'y
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prenoient-ils pour marquer chaque mouve ment des pieds & des mains, chaque attitu de & chaque démarche par une figure par ticuliere qui désignât distinctement chacun de ces mouvemens? Je me contenterai de ré pondre ici, que l'art d'écrire les notes en ge stes, ou, si l'on veut, les Dictionnaires des gestes (car nous verrons que les Anciens avoient de ces Dictionnaires-là, s'il est per mis d'user de cette expression) n'étoient point du sort de la musique rithmique dont il s'agit présentement. Elle supposoit l'art d'écrire les gestes en notes, un art déja trouvé & pra tiqué. C'étoit la musique hypocritique ou la Saltation, qui enseignoit cette espéce d'é criture. Ainsi nous remettons à en parler, que nous traitions de celui des arts musicaux que les Grecs nommoient Orchesis, & les Romains Saltatio. Comment, répliquera t'on, la musique rithmique s'y prenoit-elle pour asservir à une même mesure, & pour faire tomber en cadence, & le Comédien qui récitoit, & le Comédien qui faisoit les gestes? Je répondrai que c'est une de ces choses dont S. Augustin dit qu'elles étoient connues de tous ceux qui montoient sur le théâtre, & que pour cela même il dédaigne de l'expliquer. Mais comme nous n'avons
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plus sous les yeux la chose dont il est que stion, il ne nous est plus bien facile de con cevoir ce que S. Augustin, dit que tout le monde savoit de son tems. Si les passages des Auteurs anciens que nous rapporterons ci-dessous, prouvent que l'Acteur qui réci toit, & l'Acteur qui faisoit les gestes, s'accor doient très-bien, & qu'ils tomboient en ca dence avec une grande justesse; ils n'expli quent point la maniere dont ils s'y prenoient pour suivre exactement l'un & l'autre, une mesure commune. On trouve néanmoins dans Quintilien quelque chose des principes sur lesquels ce moyen de les accorder, avoit été trouvé & établi. Il paroît donc, en lisant un passage de Quintilien, que pour venir à bout de mesu rer, pour ainsi dire, l'action, & pour met tre en état celui qui faisoit les gestes, de sui vre celui qui récitoit, on avoit imaginé une régle, qui étoit que trois mots valussent un geste. Or comme ces mots avoient une du rée réglée, le geste devoit avoir ainsi une durée déterminée, & qui pouvoit se mesu rer. Voici le passage (*). Hic veteres Artifices illud recte adjecerunt, ut manus cum sensu & deponeret & inciperet; alioqui 31
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enim aut ante vocem erit gestus, aut post vocem, quod est utrumque deforme. In illo lapsi nimia subtilitate sunt, quod interval lum motus tria verba esse voluerunt, quod nec observatur, nec fieri potest; sed illi quasi mensuram tarditatis celeritatisque aliquam esse voluerunt: nec immerito, ne aut diu otiosa esset manus, aut, quod multi faciunt, actionem continuo motu conciderent. „Ceux qui les premiers ont fait profession de com poser la déclamation des piéces de théâtre, & de les faire représenter sur la scène, en ont usé très-sagement quand ils ont réglé que chaque geste commençât avec un sens, & qu'il finit en même tems que ce sens-là. Ils ont eu raison d'introduire cette régle: car il est également messéant de commen cer à gesticuler avant que d'avoir ouvert la bouche; & de continuer à gesticuler après avoir cessé de parler. Il est vrai que nos Artisans, pour avoir voulu être trop ingé nieux, se sont trompés, lorsqu'ils ont ré glé que le même tems qu'il falloit pour pro noncer trois mots, seroit le tems de la du rée d'un geste. Voilà ce qui ne se fait point naturellement, & c'est même ce que l'art ne peut apprendre à bien pratiquer. Mais nos Artisans ont cru qu'il falloit, à
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quelque prix que ce fût, prescrire une mé thode qui réglât la mesure du geste qui déplaît également, soit qu'il soit trop lent, soit qu'il soit trop précipité, & le principe qu'ils ont établi, est ce qu'ils ont pû ima giner de mieux.„ J'ai traduit le mot d'Artifices, dont se sert ici Quintilien, par ceux qui font profession de composer la déclamation des piéces de théâtre, & de les faire représenter sur la scéne, fondé sur deux raisons. La premiere, c'est que Quintilien n'entend point ici parler des Professeurs en éloquence, qu'il désigne par d'autres noms dans son institution. La seconde, c'est que dans le chapitre où se trouve le passage que je viens de rapporter, Quintilien parle très-souvent des usages pra tiqués par les Comédiens, & qu'il y appelle Artifices ou Artifices pronunciandi ceux qui faisoient profession de faire représenter les piéces de théâtre. Nous apporterons ci-des sous un de ces passages dans lequel Qnintilien parle fort au long du soin qu'avoient ces Artifices pronunciandi, de donner à chaque Comédien un masque assortissant au caractere du personnage qu'il devoit représenter. Voici encore un autre endroit de Quinti lien, qui peut fournir quelque lumiere sur
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les regles que l'art rithmique donnoit pour mesurer les tems des gestes. „Chaque tems de la mesure pris en particulier, n'asservit que le récitateur obligé à prononcer quand on lui bat un tems, la syllabe qu'il doit prononcer sous ce tems-là; mais le rithme assujetit tous les mouvemens du corps. Il faut que celui qui fait les gestes, tombe en cadence à la fin de chaque mesure, quoi qu'il lui soit permis de laisser passer quel que tems de cette mesure, sans faire aucun geste, & qu'il puisse mettre dans son jeu muet, aussi souvent qu'il le veut, de ces silences ou de ces repos qui se trouvent ra rement dans la partie du Récitateur. Le rithme laisse cette liberté au Gesticulateur, qui se contente, lorsqu'il s'en sert, de com pter les tems qu'il laisse vuides, pour ainsi dire, & qu'il marque même quelquefois pour les compter plus surement, tantôt par un mouvement de doigt, tantôt par un mouvement de pied, laissant passer ainsi quatre ou cinq tems sans faire aucun mou vement. C'est ce qui a donné lieu à dire une pause, un repos de quatre tems, un repos de cinq tems. Outre cela, ont peut, en faveur de celui qui fait les gestes, ral lentir encore sans conséquence le mouve
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ment de la mesure; parce que, nonobstant ce rallentissement, chaque signe, chaque frappé, & chaque levé que fait le Batteur de mesure, n'en vaut pas moins un tems.„ Et quod metrum in verbis modo, rithmus etiam in corporis motu est. Inania quoque tempora rithmi facilius accipiunt, quam quam hæc & in metris accidunt. Major tamen illis licentia est, ubi tempora etiam animo metiuntur & pedum & digitorum ictu intervalla signant quibusdam notis, at que æstimant, quot breves illud spatium ha beat, inde Tetrasemeion & Pentasemeion. Deinceps longiores fiunt percusiones: Nam Semeion tempus est unum (*). Quoique le fait, comme je l'ai déja dit, soit certain: il ne m'est pas possible d'expli quer pleinement la méthode enseignée par l'art rithmique, pour faire agir d'un concert si parfait l'Acteur qui parloit, & l'Acteur qui faisoit les gestes. Peut-être joignoit-on au caractere qui désignoit le geste que devoit faire l'Acteur, un autre caractere qui mar quoit les tems que le geste devoit durer. Quant au mouvement dont les Anciens faisoient autant de cas que Monsieur de Lul li, Monsieur de la Lande & nos autres bons 32
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Musiciens François, il me paroît impossible que les Grecs & les Romains l'écrivissent, pour ainsi dire, en notes, & qu'ils pussent prescrire par le moyen d'aucun caractere, la durée précise que devoit avoir chaque me sure. Il falloit que, comme nous, ils s'en rapportassent au gout & au jugement de ce lui qui battoit la mesure, à celui qui faisoit une profession particuliere de l'Art rithmique. Il est vrai que quelques Musiciens modernes ont cru pouvoir trouver le secret d'enseigner autrement que de vive voix, la durée que devoir avoir un air, & d'apprendre par con séquent même à la postérité le mouvement dont il falloit le jouer; mais c'étoit en se servant de l'Horlogerie que ces Musiciens prétendoient venir à bout de leur projet. Ils vouloient, par exemple, en marquant com bien de secondes devoient durer les vingt premieres mesures de la Chaconne de Phaë ton; enseigner le mouvement dont il falloit battre la mesure de cet air de violon. Mais sans discuter la possibilité de ce projet, je me contenterai de dire que les Anciens ne pouvoient pas même l'imaginer, parce que leur Horlogerie étoit trop imparfaite pour leur laisser concevoir une pareille idée. On sait que loin d'avoir des Pendules à secondes,
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ils n'avoient pas même d'Horloges à roue, & qu'ils ne mesuroient le tems que par le moyen des Cadrans au soleil, des Sables & des Clepsidres. Nous savons que les Anciens battoient la mesure sur leurs théâtres, & qu'ils y mar quoient ainsi le rithme que l'Acteur qui ré citoit, l'Acteur qui faisoit les gestes, les Chœurs & mêmes les Instrumens devoient suivre comme une régle commune. Quinti lien, après avoir dit que les gestes sont au tant assujettis à la mesure, que les chants mêmes, ajoute que les Acteurs qui font les gestes, doivent suivre les signes qui mar quent les pieds, c'est-à-dire, la mesure qui se bat, avec autant de précision que ceux qui exécutent les modulations. Il entend par là les Acteurs qui prononcent, & les instru mens qui les accompagnent. Atqui corporis motui sua quædam tempora, & ad signa pe- dum non minus saltationi quam modulatio- nibus adhibet ratio musica numeros. Nous voyons d'un autre côté deux passa ges de celui des ouvrages de (*) Lucien, que nous appellons en François le Traité de 33
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la Danse, (*) & qui est l'éloge de l'art des Pantomimes, qu'il y avoit auprès de l'Acteur qui représentoit, un homme chaussé avec des souliers de fer, & qui frappoit du pied sur le Théâtre. Toutes les convénances portent donc à croire que c'étoit cet hom me-là qui battoit avec le pied une mesure dont le bruit devoit se faire entendre de tous ceux qui devoient la suivre.

SECTION III. De la Musique Organique ou Instrumentale.

Il seroit inutile de traiter ici de la stru cture des instrumens à vent ou à corde dont les Anciens se servoient. La matiere a été comme épuisée, soit par Bartholin le fils, dans son Traité des Instrumens à vent de l'antiquité, soit par d'autres Savans, Je crois même à propos de remettre ce que j'ai à dire concernant l'usage que les Anciens fai soient de leurs instrumens pour soutenir par un accompagnement les Acteurs qui décla moient, à l'endroit de cet ouvrage où je 34
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traiterai de l'exécution de la déclamation composée & écrite en notes. En effet, com me une des preuves les plus convaincantes que je doive apporter pour faire voir que les Anciens composoient & qu'ils écrivoient en notes la simple déclamation théâtrale, est de montrer que cette déclamation étoit sou tenue d'un accompagnement: Je serois obli gé, lorsque je viendrai à traiter de l'exécu tion de cette déclamation, à faire relire les mêmes passages, & à répeter les mêmes ré flexions dont je me serois déja servi, si je parlois ici de l'accompagnement. Je me bor nerai donc à dire quelque chose des compo- sitions musicales des Anciens, qui n'étoient point faites sur des paroles, & qui ne de voient être exécutées que par des instrumens. Les Anciens avoient la même idée que nous sur la perfection de la Musique, & sur l'usage qu'il étoit possible d'en faire. Aristi des Quintilianus, en parlant de plusieurs di visions que les Anciens faisoient de la musi que considérée sous différens égards, dit que le chant, que la musique, par rapport à l'esprit dans lequel elle a été composé, & à l'effet qu'on a voulu lui faire produire, se peut partager en musique qui nous porte à
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l'affliction; en musique qui nous rend gais, & nous anime; & en musique qui nous calme en appaisant nos agitations. Nous rapportons ci-dessous le passage d'Aristides. Nous avons observé déja dans le premier volume de cet ouvrage que les symphonies étoient sulceptibles, ainsi que le sont les chants musicaux composés sur des paroles, d'un caractere particulier qui rendent ces symphonies capables de nous affecter diver sement, en nous inspirent tantôt de la ga yeté, tantôt de la tristesse, tantôt une ar deur martiale, & tantôt des sentimens de dévotion: „Le son des instrumens, écrit Quintilien, l'Auteur le plus capable de ren dre compte du gout de l'antiquité, nous affecte, & bien qu'il ne nous fasse pas en tendre aucun mot, il ne laisse point de nous inspirer divers sentimens.„ Cum organis, quibus sermo exprimi non potest, affici animos in diversum habitum senti amus (*). „C'est en vertu des loix de la nature, dit dans un autre endroit l'Auteur que nous venons de citer, que les tons & la mesure font tant d'effet sur nous. Si cela n'étoit point, pourquoi les chants des symphonies 35
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qui ne nous font point entendre aucune pa role, pourroient-ils nous émouvoir à leur gré, ainsi qu'ils le savent faire? Dira-t'on que c'est par un pur effet du hasard, que dans les fêtes, certaines symphonies échauf fent l'imagination, en mettant les esprits en mouvement, & que d'autres sympho nies les appaisent & les calment? N'est-il pas évident que ces symphonies ne pro duisent des effets si différens, que parce qu'elles sont d'un caractere opposé. Les unes ont été composées pour être propres à produire un certain effet, & les autres pour être propres à produire un effet con traire. A la guerre, lorsqu'il faut faire marcher les troupes en avant, les instrumens ne jouent pas un air du même caractere que celui qu'ils jouent, lorsqu'il faut qu'el les se retirent. L'air que sonnent nos in- strumens militaires, quand il faut deman der quartier, ne ressemble point à celui qu'ils sonnent quand il faut aller à la charge.„ (*) Natura ducimur ad modos, neque aliter enim eveniret, ut illi quoque or- ganorum soni, quanquam verba non expri munt, in alios atque alios ducerent motus auditorum. In certaminibus sacris, non 36
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eadem ratione concitant animos & remittunt, nec eosdem modos adhibent, cum bellicum est canendum, aut posito genu supplicandum, nec idem signorum concentus est procedente ad prælium exercitu, idem receptui canente. Comme les Anciens n'avoient point d'armes à feu dont le bruit empêchât les soldats d'en tendre durant l'action, le son des instrumens militaires dont on se servoit à la fois pour leur faire connoître le commandement, & pour les encourager; les Anciens faisoient sur cette partie de la guerre, une attention & des recherches qu'il seroit inutile de faire aujourd'hui. Le fracas du canon & de la mousqueterie, empêche souvent qu'on en tende même les fignaux que donnent plu sieurs tambours ou plusieurs trompettes qui battent, ou qui sonnent ensemble. Les Romains surtout se piquoient d'exceller dans les airs militaires. Quintilien, après avoir dit que de grands Généraux n'avoient pas dédaignés de jouer eux-mêmes des instrumens militaires, & qu'on faisoit un grand usage de la musique dans les armées Lacédémoniennes, ajoute: „Les trompettes & les cors qui sont dans nos Légions servent-ils à autre chose? N'est- il pas même permis de croire que c'est au
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talent de faire usage des instrumens de guerre, lequel nous possédons supérieure ment aux autres nations, qu'est due en partie la réputation de la Milice Romaine.„ Duces maximos & fidibus & tibiis cecinisse traditum, & exercitus Lacedemoniorum Mu sicis accensos modis? Quid autem aliud in nostris Legionibus cornua ac tubæ faciunt, quorum concentus, quanto est vehementior, tanto Romana in bellis gloria cæteris præ stat? (*) Tite-Live raconte un fait très-propre à confirmer ce que dit Quintilien.Annibal ayant surpris la ville de Tarente sur les Ro mains, il usa d'un stratagême pour empê cher la garnison de se jetter dans la forte resse de la place, & pour la faire prison niere de guerre. Comme il avoit découvert que le quartier d'assemblée des Romains, en cas d'allarme imprévue, étoit le théâtre de la ville, il y fit sonner le même air que les Romains faisoient sonner pour s'assembler: mais les Soldats de la garnison reconnurent bientôt à la mauvaise maniere avec laquelle la trompette étoit embouchée, que ce n'étoit pas un Romain qui en sonnoit, & se dou tant bien de la ruse de l'ennemi, ils se ré 37
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fugierent dans la forteresse, au lieu de se rendre sur la place d'armes. Longin parle de la musique organique, (*) comme nous pouvons parler de notre mu sique instrumentale. Il dit que les sympho nies touchent, quoiqu'elles ne soient que de simples imitations d'un bruit inarticulé, & s'il faut parler ainsi, des sons qui n'ont qu'une demi-vie, que la moitié de leur être. Cet Auteur entendoit par sons parfaits, auxquels il oppose les sons des symphonies qui n'ont qu'un être imparfait, les sons des récits en musique, où le son naturel étant adapté à des mots, se trouve joint avec un son arti- culé. Voici ce qu'ajoute Longin au passage que nous venons de rapporter. Et de vrai ne voyons-nous pas que le son des instrumens à vent, remue l'ame de ceux qui les enten dent, qu'il les transporte hors d'eux-mêmes, & qu'il les fait entrer quelquefois en une espéce de fureur? Ne voyons-nous pas qu'il les contraint de conformer les mouvemens de leur corps au mouvement de la mesure, & qu'il leur arrache souvent des démonstrations involontaires? La musique instrumentale agit donc sensiblement sur nous, puisque nous lui voyons faire l'effet que le Compositeur a voulu 38
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qu'elle produisît. Quoique les sons de cette musique qui ne sont point articulés, ne nous fassent pas entendre des mots qui réveillent en nous des idées précises, néanmoins ses sons, ses accords, son rithme excitent en nous plusieurs sentimens différens. Ces imi tations inarticulées nous remuent autant que les phrases d'un Orateur nous remueroient. Je vais encore rapporter un endroit de Ma crobe qui pourroit paroître inutile, parce qu'il ne dit que la même chose que les pas sages de Quintilien & de Longin qu'on vient de lire; mais il m'a semblé propre à fermer la bouche à ceux qui voudroient douter que les Anciens songeassent à tirer de la musique toutes les expressions que nous voulons en tirer, & qu'ils eussent communément de cet art la même idée qu'en avoient Lulli & la Lande. Puisqu'on ne sauroit produire les symphonies des Anciens, perdues par l'in jure des tems, nous ne saurions juger du mé rite de ces symphonies, que sur le rapport de ceux qui les entendoient tous les jours, qui voyoient l'effet qu'elles produisoient, & qui savoient encore dans quel esprit elles avoient été composées. „Le pouvoir que le chant a sur nous est si grand, c'est Macrobe qui parle, qu'on fait
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jouer aux instrumens militaires un air pro pre à réchauffer le courage, lorsqu'il faut aller à la charge; au lieu qu'on leur fait jouer un air d'un caractere opposé, lors qu'il faut faire une retraite. Les sympho nies nous agitent, elles nous rendent gais ou inquiets, & même elles nous font dor mir. Elles nous calment, elles nous sou- lagent même dans les maladies du corps„. Ita (*) denique omnis habitus animæ canti bus gubernatur, ut & ad bellum progressui, & item receptui canatur cantu, & excitan te, & rursus sedante virtutem. Dat somnos adimitque, necnon curas immittit & retra hit, iram suggerit, clementiam suadet, cor porum quoque morbis medetur. Comme il arrive quelquefois que les ma ladies du corps sont causées par les agitations de l'esprit, il n'est pas surprenant que la mu sique, en soulageant les maux de l'esprit, ait soulagé, & même qu'elle ait guéri en certai nes circonstances les maladies du corps. Que la musique diminue, qu'elle dissipe nos cha grins & notre mauvaise humeur, chacun en est convaincu par sa propre expérience. Je sai bien que les circonstances où la musique peut agir avec efficacité sur les maladies, sont 39
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rares, & qu'il seroit ridicule d'ordonner des airs & des chansons, comme on ordonne les purgations & la saignée. Aussi les Auteurs anciens qui parlent des guérisons opérées par la vertu de la musique, en parlent-ils com me de cures extraordinaires. Enfin, comme il est quelquefois arrivé de nos jours des miracles de cette espéce, les Anciens sont pleinement à couvert du soup çon d'avoir cru, concernant les guérisons dont il s'agit, ce qui n'étoit pas, ou de nous avoir débité des fables comme des histoires véritables. Pour le dire en passant, ce point là n'est pas le seûl sur lequel notre propre ex- périence les ait défendus contre l'accusation d'imposture ou de crédulité. Pline l'Histo rien n'a-t'il pas été justifié contre plusieurs ac cusations de cette nature, que les Critiques du seiziéme siécle avoient intentées contre lui? Pour revenir à la guérison de quelques ma ladies par la musique; les mémoires de l'A- cadémie des Sciences qui ne sont point écrits par des personnes qui croyent légérement, font mention sur l'année 1702 & sur l'année 1707, de guérisons opérées récemment par la vertu de la musique. On trouve dans Athenée, dans Martianus Capella, & dans plusieurs autres Ecrivains
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anciens, des récits surprenans de tous les ef fets prodigieux que produisoit la musique des Grecs & celle des Romains. Quelques mo dernes, comme Monsieur Meibomius & Mon sieur Bartholin le fils, ont même ramassé ces faits dans leurs ouvrages. On peut donc lire à ce sujet le Recueil de plusieurs Auteurs an ciens qui ont écrit sur la musique, publié & commenté par le premier; & le livre de Ti biis veterum, écrit par Gaspard Bartholin. Si Monsieur le Févre de Saumur avoit pu voir ce dernier livre avant que de faire im primer son commentaire sur Térence, peut- être n'y auroit-il pas inséré les beaux Vers Latins qu'il avoit faits contre la Flute antique, & contre ceux qui veulent entreprendre d'en expliquer la structure & l'usage. Il est bon de se ressouvenir, en lisant les ouvrages dont je viens de faire mention, que c'étoit sur des Grecs ou sur leurs voisins que la musique produisoit des effets si merveil leux. On sait que les organes de l'ouie ont plus de sensibilité dans ces pays-là, que dans les contrées où le froid & l'humidité regnent huit mois de l'année. Comme la sensibilité du cœur est égale ordinairement à celle de l'oreille, les habitans des pays situés sur la mer Egée & sur la mer Adriatique sont aussi
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naturellement plus disposés à se passionner que nous. Il n'y a pas si loin de l'Isle de France en Italie. Cependant un François remarque d'abord, quand il est en Italie, qu'on y applaudit aux beaux endroits des Opé ra, avec des transports qui paroîtroient dans son pays les faillies d'une troupe d'insensés. Au contraire, nous avons du côté du Nord des voisins qui sont naturellement moins sen sibles que nous au plaisir d'entendre de la Musique. A en juger par les instrumens qu'ils aiment davantage, & qui nous sont presque insupportables, soit à cause du trop grand bruit qu'ils font, soit à cause de leur peu de justesse & leur peu d'étendue, il faut que ces voisins ayent déja l'oreille plus dure que nous. Trouverions-nous, communé ment parlant, un concert exécuté par des Trompettes placés dans le lieu même où nous mangerions, un bruit fort agréable? Aime rions-nous dans un cabinet un Clavecin dont les touches, au lieu de faire raisonner des cordes de fil - d'archal, feroient sonner des clochettes? Je dis communément, parce qu'é tant situés entre l'Italie & les pays dont je viens de parler, il est naturel que nous ayons des compatriotes qui tiennent les uns des Ita
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liens, & les autres des peuples qui sont à no tre Septentrion.

SECTION IV. De l'Art ou de la Musique poëtique. De la Mélopée. Qu'il y avoit une Mélopée, qui n'étoit pas un chant musical, quoiqu'elle s'écrivît en notes.

On a vu, par l'énumération & par la dé finition des arts musicaux, que la musi que poëtique, prise dans toute son étendue, ne faisoit qu'un seul & même art parmi les Grecs; mais que parmi les Romains elle fai- soit deux arts distincts; savoir, l'art de com poser des vers métriques de toute sorte de figures; & la mélopée, ou l'art de compo ser la mélodie. Comme dans notre premier volume nous avons discouru fort au long sur les régles que les Anciens suivoient dans la construction de leurs vers, nous ne parle rons point ici du premier des arts, compris sous le nom de musique poëtique; & nous nous contenterons de traiter du second de ces arts, de celui qui enseignoit la composi tion de la mélodie, & le chant ou la manie re d'exécuter la mélodie.
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Aristides Quintilianus dit, dans l'endroit de son ouvrage où il traite de la mélopée, qu'elle apprenoit à composer le chant, & qu'elle avoit des épithétes différentes, suivant le ton sur lequel elles étoient composées. Par rapport à ce ton une mélopée s'appelloit la basse; l'autre, la moyenne; & la troisié me, la haute. Melopæia est facultas consi ciendi cantum. Hujus alia est Hypatoïdes, alia Mesoïdes, alia Netoïdes, secundum præ dictas vocis proprietates (*). Les Anciens ne divisoient point comme nous, par Octa ves, le systême général de leur musique. Leur gamme étoit composée de dix-huit sons, dont chacun avoit un nom particulier, ainsi que nous serons obligés de le dire dans la suite. Un des plus bas de ces sons s'appel loit Hypaté, & un des plus hauts s'appel- loit Nété. Voilà pourquoi Aristides nomme la mélopée basse, la Mélopée Hypathoïde; & la mélopée haute, la mélopée Nétoïde. Notre Auteur, après avoir donné quel ques régles générales sur la composition, & qui conviennent aussi-bien aux chants, qui, pour ainsi dire, ne se chantent point, c'est- à-dire, à la simple déclamation, qu'aux chants musicaux, ajoute: Differt autem Melopæïa à 40
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Melodia, quod hæc sit cantus indicium, illa habitus effectivus. Modi Melopæiæ genere quidem sunt tres, Dithyrambicus, Nomi- cus, Tragicus, quorum Nomicus modus est Netoïdes, Dithyrambicus Mesoïdes, Tragi cus Hypathoïdes; specie vero reperiuntur plures, qui ob similitudinem generalibus sub jici possunt. Amatorii enim quidam vocan tur ad quos pertinent Nuptiales, & Comici, & Encomiastici (*). „La différence qui est entre la mélopée & la mélodie consi ste en ce que la mélodie est le chant mê me écrit en notes; & la mélopée, l'art de le composer. La mélopée peut se diviser par rapport au ton sur lequel elle compose, en mélopée Dithyrambique, en mélopée Nomique, & en mélopée Tragique. La mélopée Nomique (c'est, comme on le verra, celle dont on faisoit usage dans la publication des loix) compose sur les tons les plus hauts; la Dithyrambique compose sur les tons du milieu; & la Tragique, sur les tons les plus bas. Voilà les trois gen res de mélopée, qui peuvent se subdiviser en plusieurs espéces, à cause de quelque différence qui se rencontre entre des mélo pées comprises sous le même genre. Telle 41
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est la mélopée des vers tendres qui com prend celle des Epithalames; telle est en core la mélopée des vers comiques, & cel le des Panégyriques„. Ainsi la mélopée étoit la cause, & la mélodie l'effet. A la lettre, mélopée signifioit la composition des chants, de quelque nature qu'ils fussent; & mélodie, des chants composés. Ainsi l'on ne doit pas être surpris de trouver quelquefois Mélopée, où il auroit fallu écrire Mélodie. C'est le nom de la cause mis pour le nom de l'effet. Rapportons, pour commencer l'explica tion du passage d'Aristides, quelques endroits du Livre que Martianus Capella a composé en latin, concernant les Lettres & la Musi- que (*). Cet Auteur est véritablement po stérieur à Quintilianus Aristides; mais il a vécu avant Boëce qui le cite, & cela suffit pour le rendre d'un grand poids dans la ma tiere dont il est question. Suivant Capella, Melos, nom d'où viennent & mélopée & mé lodie, signifioit la liaison du son aigu avec le son grave. Melos est nexus acutioris & gra vioris soni (**). Je cite le texte de Ca pella, suivant les corrections qu'il y faut faire, 42 43
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au sentiment de M. Meibomius. Comme la simple déclamation consiste, aussi-bien que le chant proprement dit, dans une suite de tons plus graves ou plus aigus que le ton qui les a précédés, & qui sont liés avec art en tr'eux, il doit y avoir de la mélodie dans la simple déclamation aussi-bien que dans le chant proprement dit; & par conséquent une espéce de mélopée qui enseigne à bien faire la liaison dont parle Capella, c'est-à-dire, à bien compo ser la déclamation. Rapportons de suite tout le passage où se trouvent les paroles qui vien nent d'être citées. Melopæïa est habitus mo dulationis effectivus, Melos autem est nexus acutioris vel gravioris soni. Modulatio est soni multiplicis expressio. Melopæïæ species sunt tres, Hypathoïdes, Mesoïdes, Netoïdes. Et Hypatoïdes est, quæ appellatur Tragica, quæ per graviores sonos constat; Mesoïdes, quæ Dithyrambica nominatur, quæ tonos æquales mediosque custodit; Netoïdes, quæ & Nomica consuevit vocari, quæ plures sonos ex ultimis recipit. Sunt etiam & aliæ distan tiæ, quæ tropica Mela dicuntur, aliæ Comio logica; sed hæc aptius pro rebus subrogan tur, nec suas magis poterunt divisiones af ferre. Hæ autem species etiam tropi dicun tur. Dissentiunt autem Melopæïæ ipsæ mo-
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dis pluribus inter se; Et genere, ut alia sit Enarmonica, alia Chromatica, alia Diatoni- ca; Specie quoque, quia alia est Hypathoïdes, alia Mesoïdes, alia Netoïdes; Tropis ut Do rio, Lydio, vel cæteris (*). „La mélopée est l'art de composer la modulation. Le melos est la liaison du son aigu avec le son grave. La modulation est un chant varié, composé & écrit en notes. Il y a trois espéces de mélopée. La Tragique ou l'Hypatoïde qui employe communément les sons les plus bas. La Dithyrambique ou la Mesoïde qui employe les sons mitoyens, & dans laquelle la progression du chant se fait le plus souvent par des intervalles égaux; & la Nomique ou la Néthoïde, qui employe plusieurs sons des plus hauts. Il y a encore quelques espéces de mélopée, comme la Comique, mais qui peu vent se ranger sous les trois genres dont il vient d'être parlé, quoique chacune espéce ait son ton propre. Ce n'est pas seulement à l'égard du ton, que les mélopées peuvent être divisées en différens genres; car si par rapport à ce ton, elles se partagent en basses, en moyennes & en hautes, elles se divisent aussi par rapport aux intervalles qu'elles ob servent, en Diatoniques, en Chromatiques & 44
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en Enarmoniques; & par rapport aux mo des, en mélopées Phrygiennes, en Dorien nes, & en Lydiennes„. Notre Auteur, après avoir ajouté à ce qu'on vient de lire, quelques avis sur la composition, passe, comme ayant dit tout ce qu'il avoit à dire sur la mélopée, à ce qu'il avoit à dire sur le rithme. Pour retourner à Quintilianus Aristides, voi ci ce qu'il ajoute avant que de traiter du rithme, à ce qu'il avoit déja dit de la mélopée: Porro Melopæïæ inter se differunt genere, ut Chro matico, Enarmoniæ: Systemate, ut Hypatoï des, Mesoïdes, Netoïdes: Tono, ut Dorius, Phrygius, Lydius: Modo, ut Nomico, Dithy rambico, Tragico: More, cum dicimus aliam esse Systalticem, per quam tristes animi affe ctus movemus; aliam Diastalticem, per quam animum excitamus; aliam mediam, per quam animum ad quietem adducimus. „Les mélo pées peuvent à plusieurs égards être divisées en des genres différens. Il y en a qui sont Dia toniques, d'autres Enarmoniques, & d'autres Chromatiques. Les mélopées, par rapport au ton du systême général sur lequel elles sont composées, se partagent en mélopées dont la modulation est haute, en mélopées dont la modulation est basse, & en mélo
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pées dont la modulation est moyenne. Par rapport au mode, les unes sont Prygien nes, les autres sont Doriennes, & les au- tres sont Lydiennes, &c. Par rapport à la maniere dont le mode est traité, les mé lopées se partagent en mélopées Nomiques, en Tragiques & en Dithyrambiques. En fin les mélopées, par rapport à l'intention du compositeur, par rapport à l'effet qu'el les veulent produire, se peuvent diviser en mélopée Systaltique, qui est celle qui nous porte à l'affliction; en Diastaltique, qui est celle qui nous égaye l'imagination, & qui nous anime; & en mélopée moyenne, qui est la mélopée qui compose une mélo die propre à calmer notre esprit en ap paisant ses agitations.„ De toutes ces différentes divisions de la mélopée considérées sous diverses faces, il n'y en a qu'une à laquelle il nous convienne de nous arrêtér ici; celle qui la partage en mélopée basse ou tragique, en mélopée mo yenne ou dithyrambique, & en mélopée haute ou nomique, & qui par conséquent partage aussi les mélodies en trois genres de même nature. Comme le dit Aristides Quin tilianus, & comme nous l'avons déja ob servé, la mélopée étoit la cause, & la mé-
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lodie son effet. Il devoit par conséquent y avoir autant de genre de mélodie qu'il y avoit de genre de mélopée. Dès qu'on lit avec quelque réflexion les passages d'Aristides & de Capella, où la mé lopée est divisée en Nomique, en Dithy rambique & en Tragique, on voit bien que toutes leurs mélodies ne pourroient point être des chants musicaux, & que plusieurs d'entre elles ne devoient être qu'une simple déclamation. On voit qu'il n'y avoit que la mélopée Dithyrambique qui composât des chants proprement dits. En premier lieu, supposé que quelques- unes des mélopées qui étoient les espéces du genre Tragique, composassent des chants proprement dits, on ne sauroit au moins disconvenir que quelques-unes de ces espéces ne composassent seulement une simple décla mation. Il n'y a point d'apparence que le chant des Panégyriques, qui étoient une des espéces de mélodies que la mélopée basse ou la mélopée tragique composoit, fût vérita blement un chant musical. Quant au chant des Comédies, qui étoit une autre espéce de la mélodie tragique, nous prouverons in vinciblement ci-dessous que le chant des pié ces Comiques des Anciens, bien qu'il s'é
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crivît en notes, & que l'Acteur qui le ré citoit fût soutenu d'un accompagnement, n'é toit au fond qu'une déclamation, & même une déclamation des plus unies. Il y a plus. J'espére de faire voir que la mélodie des piéces tragiques des Anciens n'étoit pas un chant musical, mais une simple déclamation. Ainsi il n'y avoit peut-être pas dans le genre des mélopées Tragiques, aucune espéce de mélopée qui composât un chant musical. En second lieu, la mélodie Nomique ne pouvoit pas être un chant musical. Son nom de Nomique ou de Légale lui aura été donné, parce qu'on s'en servoit principalement dans la publication des loix: & Nomos signifie une Loi en langue Grecque. Le ton sur le quel la mélopée haute, ou la Nomique, com- posoit, étoit d'ailleurs très-propre à faire en tendre plus distinctement, & par plus de monde, le Crieur public, lorsqu'il récitoit une loi. Quand on connoît qu'elle étoit la délica tesse des Grecs en matiere d'éloquence, & surtout à quel point ils étoient choqués par une mauvaise prononciation, on n'a point de peine à concevoir que quelques-unes de leurs villes n'ayent été assez jalouses de la réputation de n'avoir en toutes choses que
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des manieres élégantes & polies, pour ne vouloir pas laisser au Crieur public chargé de promulguer les loix, la liberté de les ré citer à sa mode, au hasard que souvent il donnât aux phrases, aux mots mêmes qu'il prononceroit, un ton capable de faire rire des hommes nés moqueurs. Ces Républi ques, dans la crainte que les vices de pro nonciation dans lesquels tomberoit leur Offi- cier, ne fissent rejaillir une sorte de ridicule sur les loix mêmes, prenoient donc la pré caution de faire composer la déclamation de ces loix; & même elles vouloient que celui qui les récitoit, fût encore soutenu par un accompagnement capable de le redresser s'il manquoit. On vouloit qu'il publiât les loix avec la même aide, avec le même secours qu'avoient, comme nous le verrons les Acteurs qui parloient sur le théâtre. Mar tianus Capella dit, en faisant l'éloge de la Musique, que dans plusieurs villes de la Grece, l'Officier qui publioit les loix, étoit accompagné par un joueur de Lyre. Quid pacis munia? Nonne nostris cantibus cele brata? Græcarum quippe urbium multæ le- ges ad lyram recitabant (*). Il seroit su perflu d'observer que le récitateur & le joueur 45
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d'instrument n'auroient pu se concerter, si la déclamation du récitateur eût été arbi traire. On voit bien qu'il falloit qu'elle fût assujettie, & par conséquent composée. Il ne seroit pas impossible de trouver encore dans les anciens Auteurs des faits qui sup- posent l'usage dont parle Capella. On voit, par exemple, dans Plutarque que lorsque Philippe, Roi de Macédoine & le pere d'Ale- xandre le Grand, voulut, après avoir défait les Athéniens à Chéronée, tourner en ridi cule la Loi qu'ils avoient publiée contre lui, il récita sur le champ même de la bataille, le commencement de cette loi, & qu'il la récita comme une déclamation mésurée & assujettie. „Or Philippe (c'est Plutarque qui parle) (*) ayant gagné la bataille, en fut sur l'heure si fort épris de joie, qu'il se laissa aller jusques à faire quelques insolen ces: car, après avoir bien bu avec ses amis, il s'en alla sur la place de la défaite; & là il se prit à chanter par moquerie le com- mencement du Décret qu'avoit proposé Dé mosthene, suivant lequel la guerre avoit été conclue à Athenes contre lui, haussant sa voix, & battant la mesure à chaque 46
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pied. Démosthene fils de Démosthene Péanien, a mis en avant ceci. Mais après, quand il fut revenu de son yvresse, & qu'il eut un peu pensé au danger où il avoit été, les cheveux lui dresserent à la tête.„ Diodore de Sicile (*) écrit que Philippe, après avoir pris trop de vin la journée dont nous venons de parler, fit plusieurs choses indécentes sur le champ de bataille; mais que les représentations de Demadés, Athé nien & l'un des prisonniers de guerre, le firent rentrer en lui-même; & que le repentir qu'il eut de s'être oublié, le rendit plus facile, lorsqu'il fut question de traiter avec l'ennemi vaincu. Certainement Athenes & les autres villes de la Grece qui pouvoient avoir un usage semblable à celui des Atheniens, ne faisoit point chanter leurs loix, à prendre le terme de chanter dans la signification qu'on lui donne communément dans notre langue, lorsqu'elles les faisoient publier. Je crois donc que des trois genres dans lesquels se divisoit la mélopée considérée par rapport à la maniere dont elle traitoit son mode, il n'y en avoit qu'une, savoir la Di thyrambique, qui composât des chants mu 47
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sicaux; tout au plus il y avoit quelques espé ces de la mélodie Tragique, qui étoient des chants proprement dits. Les autres mélo dies n'étoient qu'une déclamation composée & écrite en notes. Comme mon opinion est nouvelle dans la République des Lettres, je ne dois rien omettre pour montrer que du moins je n'ai pas grand tort de la soutenir. Ainsi, avant que de rapporter les passages des Auteurs Grecs ou Latins, qui, en parlant de leur musique par occasion, ont dit des choses qui prouvent, s'il est permis d'user de cette expression, l'existence de la mélodie qui n'étoit qu'une simple déclamation, je prie le lecteur de trouver bon que je transcrive en core ici quelques endroits de ceux des anciens Auteurs qui ont traité de leur musique do gmatiquement, & qui prouvent cette exi stence. M. Wallis, cet Anglois si célébre par son savoir, & pour avoir été l'homme de Let tres de nos jours qui a vécu le plus longtems, fit imprimer en 1699 dans le troisiéme vo lume de ses Oeuvres Mathématiques, le Com mentaire écrit en Grec par Porphyre sur les Harmoniques de Ptolomée, & il y joignit une traduction Latine de ce Commentaire.
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On voit en le lisant, que la musique des Anciens divisoit d'abord en deux genres tou tes les opérations que la voix peut faire. Proximo statim loco exhibent ipsas vocis dif ferentias. Duplex enim est hujusce motus, Continuus qui dicitur, & Diastematicus: Continuus quidem, quo inter nos colloquimur, qui & eodem sensu Sermocinalis dicitur. Diastematicus vero, quo canimus & modula mur, tibiaque & cithara ludimus, unde Melodicus dicitur (*) L'Auteur traite en suite de la différence qui se trouve entre les sons de la voix. „Un de ces sons est con tinu, & c'est celui-là que la voix forme dans le discours ordinaire, & qu'on appelle à cause de cela, le langage de la conver sation. L'autre son qui s'appelle le son mélodique, est assujetti à des intervalles réglés, & c'est le son que forment ceux qui chantent, ou qui exécutent une modu lation, & qu'imitent ceux qui jouent des instrumens à vent ou des instrumens à corde.„ Porphyre explique ensuite assez au long la différence qui se trouve entre ces deux espéces de sons, après quoi il ajoute. „Voilà le principe que Ptolomée établit au 48
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commencement de ses réflexions sur l'har monie, & qui n'est autre que le principe enseigné, généralement parlant, par les sectateurs d'Aristoxene.„ Cum igitur ab Aristoxeneis prope omnibus hæc tradantur, statim ab initio tractationis de Harmonica Ptolemœus eadem postulat. Nous avons déja dit qui étoit Aristoxene. Ainsi cette divi sion des sons de la voix en son continu, & en son mélodique ou en son gêné, assujetti à suivre dans sa progression des intervalles réglés, étoit un des premiers principes de la science de la musique. Nous allons voir à présent que ce son mélodique, que la mé lodie se subdivisoit en deux espéces, savoir, en mélodie qui étoit un chant proprement dit, & en mélodie, qui n'étoit qu'une simple déclamation. Martianus Capella dit: „Le son de la voix se peut diviser en deux gen res de sons par rapport à la maniere dont le son sort de la bouche: savoir, en son continu; & en son divisé par des interval les. Le son continu est celui de la pro nonciation unie des conversations ordi- naires. Le son séparé est celui de la pro nonciation d'un homme qui exécute une modulation. Entre ces deux genres de sons il y a un son moyen, qui tient & du
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son continu, & du son séparé. Ce son moyen n'est pas autant interrompu que le chant; mais aussi son écoulement n'est pas aussi continu que l'est l'écoulement du son dans la prononciation ordinaire. La voix rend ce son moyen, quand on prononce ce que nous appellons Carmen.„ (*) Or, comme nous le dirons plus bas, Carmen si gnifioit proprement la déclamation mesurée des vers qui ne se chantoient pas, à prendre le mot de chanter dans la signification qu'il a parmi nous. (**) Nunc de prima voce, velut de sonitus totius parente, dicemus. Omnis vox in duo genera dividitur, conti nuum atque divisum. Continuum est velut juge colloquium: Divisum, quod in modula tionibus servamus. Est & medium, quod ex utroque permixtum, ac neque alterius con tinuum modum servat, nec alterius frequenti divisione præceditur, quo pronunciandi modo carmina recitantur. On ne sauroit mieux décrire notre décla mation, qui tient un milieu entre le chant musical & la prononciation unie des conver sations familieres, que la décrit Capella sous le nom de Son moyen. 49 50
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Je ne crois pas qu'on me reproche de faire signifier ici au terme de Modulation le chant musical uniquement, quoique je lui donne ailleurs une acception beaucoup plus étendue, en lui faisant signifier toute sorte de chants composés. Il est sensible, par l'opposition que Cappella fait de la Modu lation au Carmen, qu'il veut employer ici le terme de modulation dans le sens où je l'ai entendu, & qu'il veut y faire signifier à ce mot un chant musical proprement dit. Bryennius nous apprend même comment ce son moyen, ou la déclamation, se com posoit. Cet Auteur Grec est un de ceux que Monsieur Wallis a insérés avec une tra duction Latine dans le troisiéme volume de ses Oeuvres Mathématiques. Voici ce que dit Bryennius: „Il y a deux genres de chant ou de mélodie. L'un est celui dont la prononciation ordinaire est susceptible, & l'autre est le chant musical. Le chant dont la prononciation ordinaire est susce ptible, se compose avec les accens: car naturellement l'on hausse & l'on baisse la voix en parlant. Quant au chant propre ment dit, celui dont traite la musique har monique, il est assujetti à des intervalles certains. Il se compose de tons & d'inter
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valles.„ Cela est dit par rapport aux ré gles de la musique Diatonique, de la Chro matique & de l'Enarmonique. Est autem melos, id est cantus, aliud Sermocinale, aliud Musicum. Sermocinale enim est illud, quod componitur ex vocum prosodiis; natu rale enim est inter loquendum intendere & remittere vocem. Musicum autem melos, de quo agit Harmonia, est Diastematicum, illud ex Phtongis & Diastematis composi tum. (*) Il seroit inutile de faire observer ici au le cteur, que, dans la déclamation, on peut faire sa progression par les moindres inter valles dont les sons soient susceptibles; ce qui ne peut pas se faire en musique. L'Enar monique même n'admettoit que les quarts des tons. Non seulement le passage de Bryennius que je viens de rapporter, nous enseigne comment se composoit la mélopée qui n'é toit qu'une simple déclamation; mais il nous apprend encore comment elle pouvoit s'é crire en notes. Avant que d'entrer dans cette discussion, il ne sera point mal-à-pro- pos de rapporter un passage de Boéce, parce qu'il y est dit positivement qu'on écrivoit en 51
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notes la déclamation aussi-bien que le chant musical. „Les Musiciens de l'antiquité, dit Boéce, pour s'épargner la peine d'écrire tout au long le nom de chaque note, ont imaginé des caracteres qui désignassent chacun un son particulier, & ils ont partagé ces mo nogrammes par genres & par modes. Ainsi quand un Compositeur veut écrire un chant sur des vers dont la mesure est déja réglée par la valeur des syllabes longues ou bré ves dont les pieds de ces vers sont formés, il n'a qu'une chose à faire, qui est de placer ses notes au-dessus des vers: C'est ainsi que l'industrie humaine a trouvé le moyen d'é crire, non seulement les paroles & la dé clamation, mais encore celui d'enseigner même à la postérité, par le moyen des ca racteres, toute sorte de chant.„ Veteres Musici propter compendium scriptionis, ne integra nomina necesse esset semper apponere, excogitavere notulas quasdam, quibus ver borum vocabula notarent, easque per gene ra modosque diviserunt, simul etiam hac brevitate captantes, ut, si quando aliquod melos Musicus voluisset ascribere super ver sum rithmica metri compositione distentum, has sonorum notulas ascriberet, tam miro
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modo reperientes, ut non tantum carmina verbaque litteris explicarent, sed melos ipsum, quod his notulis signaretur, in memoriam posteritatemque duraret. (*) Boéce loue donc ici les Musiciens des tems antérieurs, d'avoir trouvé deux inventions; la premiere, d'écrire les paroles, & ce chant qui s'appelloit Carmen, & qui n'étoit, com- me on le verra, qu'une simple déclamation; la seconde étoit d'écrire toute sorte de chant, c'est-à-dire, le chant musical même, dont Boéce va donner les notes, quand il dit ce qu'on vient de lire. Ainsi la déclamation s'écrivoit en notes aussi bien que le chant musical. A en juger même par la maniere dont Boéce s'explique, les Anciens avoient trouvé l'art d'écrire en notes la simple dé clamation, avant que de trouver l'art d'é crire en notes la musique. Le premier étoit, comme on va le voir, plus facile que l'autre: & la raison porte à croire que de deux arts qui ont à peu près le même objet, celui dont la pratique est la plus aisée, a été trouvé le premier. Voyons présentement quelle étoit la maniere dont la déclamation s'écrivoit en notes, & quelle étoit la maniere dont s'é crivoit aussi en notes le chant proprement 52
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dit, ou le chant musical. On en com prendra mieux le sens du passage de Boéce. Suivant Bryennius, la déclamation se composoit avec les accens, & par conséquent on devoit se servir pour l'écrire en notes, des caracteres mêmes qui servoient à mar quer ces accens. Or les Anciens avoient huit ou dix accens, & autant de caracteres différens pour les marquer. Sergius, ancien Grammairien Latin, compte huit accens, qu'il définit les mar ques d'une inflexion de voix, & qu'il ap pelle les aides du chant. (*) Tenores sive accentus dicti sunt, qui naturalem uniuscu jusque sermonis in vocem nostræ elationis tenorem servant. Dictus autem accentus est quasi ad cantus. Sunt autem omnes accentus Latini octo. Priscien, un autre Grammairien Latin, & qui vivoit à la fin du cinquiéme siécle, dit dans son Traité des accens, que l'accent est la loi; qu'il est la régle certaine qui en seigne comment il faut relever ou abaisser la voix dans la prononciation de chaque syl labe. (**) Accentus namque est certa lex & regula ad elevandam & deprimendam 53 54
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syllabam uniuscujusque partis orationis. Notre Auteur dit ensuite qu'il y a dix accens dans la langue latine, & il donne en même tems le nom de chaque accent, & la figure dont on se servoit pour le marquer. Sunt autem accentus decem, quos ita huic operi dignum existimavi pernotare. Leurs noms sont: Acutus, gravis, circumflexus, longa linea, brevis linea, hyphen, diastola, apo strophos, dasæa, psyle. On peut voir dans le livre que je cite, la figure propre à cha que accent. Isidore de Seville (*) écrit la même chose. Comme originairement les Latins (**) n'avoient que trois accens, l'aigu, le grave & le circonflexe; comme les autres n'auront été trouvés qu'en différens tems, & qu'il se peut faire encore que quelques accens nou vellemens inventés n'ayent point été généra lement reçus, on ne doit pas être surpris que des Grammairiens, les uns en comptassent huit seulement, quand les autres en com ptoient jusqu'à dix. Mais ces Auteurs s'ac cordent sur leur usage. Isidore de Séville dit encore dans ses Origines, que les accens s'appelloient en Latin tons ou teneurs, parce 55 56
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qu'ils marquoient une augmentation de la voix & des repos (*). Latini autem ha bent & alia nomina. Nam accentus & to nos & tenores dicunt, quia ibi sonus crescit & desinit. Malheureusement nous n'avons point l'ou vrage dans lequel Priscien s'étoit réservé de traiter au long de tous les usages qu'on fai soit des accens. Sed nos locuturi de parti bus, ad accentum, qui in dictionibus neces sarius est, transeamus; cujus rei mysterium, Deo præbente vitam, latius tractemus. Cet ouvrage que nous n'avons point, soit qu'il n'ait jamais été composé, soit qu'il se soit perdu, nous auroit enseigné apparemment l'usage qu'en faisoient les compositeurs de déclamation. Ce qu'écrit Isidore dans ses Origines sur les dix accens des Romains, ne supplée pas au Traité de Priscien qui nous manque. Je conçois qu'un compositeur de déclama tion ne faisoit autre chose que de marquer sur les syllabes, qui, suivant les régles de la Grammaire, devoient avoir des accens, l'ac cent aigu, grave ou circonflexe, qui leur étoit propre en vertu de leurs lettres; & que 57
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par rapport à l'expression, il marquoit sur les syllabes vuides, en s'aidant des autres ac cens, le ton qu'il jugeoit à propos de leur donner, afin de se conformer au sens du di scours, Que pouvoient marquer tous ces ac cens, si ce n'est différens haussemens, & dif férens abaissemens de la voix? On faisoit de ces accens à peu près le même usage que les Juifs font aujourd'hui de leurs accens musi caux, en chantant les Pseaumes à leur ma niere, ou, pour mieux dire, en les décla mant. Il n'y a guéres de déclamation qu'on ne puisse écrire en notes avec dix caracteres dif férens, dont chacun marqueroit une infle xion de voix particuliere; & comme on ap- prenoit l'intonation de ces accens, en même tems qu'on apprenoit à lire, il n'y avoit pres que personne qui n'entendit cette espéce de notes. Dans cette supposition, il n'y avoit rien de plus facile à comprendre que la mé canique de la composition & de l'exécution de la déclamation des Anciens. Saint Au gustin aura eu raison de dire qu'il n'en trai teroit point, parce que c'étoit des choses con nues du Comédien le plus chérif. La me sure étoit, pour ainsi dire, inhérente aux vers. Le Compositeur n'avoit qu'à les accen-
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tuer & à prescrire le mouvement de la me sure, après avoir fourni au joueur d'instru mens qui devoit accompagner, une partie des plus simples, & très-facile à exécuter. Quant à la mélodie, qui étoit un chant proprement dit, nous savons précisément comment elle s'écrivoit. Le systême géné ral, ou, comme l'appelle Boéce, la consti tution de la musique des Anciens étoit divi sée, suivant Martianus Capella (*), en dix- huit sons, dont chacun avoit son nom parti culier. Il n'est pas question d'expliquer ici que quelques-uns de ces sons pouvoient être au fond les mêmes. On appelloit l'un Prostambemenos, &c. Afin, comme le dit Boéce, de n'écrire point tout au long le nom de chaque son au-dessus des paroles, ce qui auroit été même impossible, on avoit inventé des caracteres ou des espéces de figures qui marquoient chaque ton. Ces figures s'appel loient semeïa ou signes. Le mot de semeïa signifie bien toute sorte de signes en général; mais on en avoit fait le nom propre des no tes ou des figures, dont il est ici question. Toutes ces figures étoient composées d'un monogramme formé de la premiere lettre du nom particulier de chacun des dix-huit sons 58
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du systême général. Nos dix-huit lettres ini tiales, bien que quelques-unes fussent les mê mes, étoient dessinées de maniere qu'elles formoient des monogrammes, qu'on ne pou voit pas prendre l'un pour l'autre. Boéce nous a donné la figure de ces monogram mes. Isaac Vossius indique encore dans celui de ses livres dont nous avons déja parlé (*), plusieurs ouvrages des Anciens, où l'on peut voir com ment, de leur tems, les chants musicaux s'é crivoient en notes. Meibomius parle enco re de cette matiere en différens endroits de son recueil, d'anciens Auteurs qui ont écrit sur la musique, & principalement dans sa Préface, où il donne le chant du Te Deum, écrit suivant la tablature antique & en notes modernes. Ainsi je me contenterai de dire que les signes, que les semeïa, qui servoient dans la musique vocale, aussi-bien que ceux qui servoient dans la musique instrumentale, s'écrivoient au-dessus des paroles, & qu'ils y étoient rangés sur deux lignes, dont la supé rieure étoit pour le chant, comme l'inférieu re pour l'accompagnement. Ces lignes n'a voient guéres plus d'épaisseur que des lignes d'écriture ordinaire. Nous avons même en- 59
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core quelques manuscrits Grecs où ces deux espéces de notes se trouvent écrites, ainsi que je viens de l'exposer. On en a tiré (*) les Hymnes à Calliope, à Nemesis & à Apollon, aussi-bien que la strophe d'une des Odes de Pindare que M. Burette nous a données avec la note antique & la note moderne. On s'est même servi des caracteres inven tés par les Anciens, pour écrire les chants musicaux jusques dans le onziéme siécle, que Gui d'Arezzo trouva l'invention de les écrire, comme on le fait aujourd'hui. avec des no tes placées sur différentes lignes, de maniere que la position de la note en marque l'into nation. Ces notes ne furent d'abord que des points où il n'y avoit rien qui en marquât la durée; mais Jean de Meurs né à Paris, & qui vivoit sous le regne du Roi Jean (**) trouva le moyen de donner à ces points une valeur inégale par les différentes figures de rondes, de noires, de croches, de doubles croches & autres qu'il inventa, & qui ont été adoptées par les Musiciens de toute l'Europe. 60 61
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Ainsi l'art d'écrire la Musique, comme nous l'écrivons aujourd'hui, est due à la France aussi-bien qu'à l'Italie. Il résulte donc de ce qui vient d'être ex posé, que des trois genres de mélopée, il y en avoit une, savoir, la Dithyrambique ou Mesoïdes, qui composoit des chants musi caux; mais que les deux autres, savoir, la Tragique généralement parlant, & la No mique, composoient de la déclamation. Je ne traiterai point ici de la mélodie Di thyrambique, quoique beaucoup plus appro chante de la simple déclamation, que la mu sique d'à-présent, & je m'en tiens à ce qu'en a écrit le savant homme (*) qui a traité ce sujet. Quant à la mélodie qui n'étoit qu'une dé clamation composée, je n'ai rien à dire, con cernant la Nomique ou Légale, de plus que ce que j'en ai dit. Quant à la mélodie Tra gique, je vais en parler plus particulierement, & même assez au long, pour confirmer ce que j'ai écrit déja touchant son existence, par des faits qui la rendent indubitable, en mon trant que bien que la mélodie théâtrale des 62
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Anciens se composât & s'écrivit en notes, elle n'étoient pas néanmoins un chant proprement dit. C'est faute d'avoir eu cette notion de la mélodie théâtrale, & pour l'avoir crue un chant musical, comme pour n'avoir pas com pris que la Saltation n'étoit point une danse à notre maniere, mais une simple Gesticula tion, que les Commentateurs ont si mal ex pliqué les Auteurs anciens qui parlent de leur Théâtre. Ainsi je ne puis appuyer sur trop de preuves, une opinion toute nouvelle con cernant la mélopée Tragique, & la mélodie Tragique. J'en userai de même à l'égard de mon sentiment sur la Saltation antique, lors que je viendrai à traiter de la mufique hy pocritique. Il est aussi un sentiment tout nouveau.

SECTION V. Explication de plusieurs endroits du sixié me Chapitre de la Poëtique d'Aristote. Du chant des Vers Latins ou du Car men.

Je ne crois pas pouvoir mieux faire pour confirmer ce que j'ai déja dit concernant
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la mélopée & la mélodie Tragique des An ciens, que de montrer qu'en suivant mon sentiment, on comprend très - distinctement le sens d'un des plus importans passages de la poëtique d'Aristote, que les Commentaires n'ont fait jusqu'ici que rendre intelligible. Rien ne prouve mieux la vérité d'un princi pe, que de voir son application rendre clairs des passages très-obscurs sans cette lumiere. Voici ce passage suivant la traduction latine de Daniel Hensius (*), à laquelle je n'ai changé que deux mots pour la rendre plus conforme au Texte. Tragedia ergo est ab solutæ & quæ justam magnitudinem habeat actionis, imitatio, sermone constans ad vo luptatem facto, ita ut singula genera in sin gulis partibus habeant locum, utque non enarrando, sed per misericordiam & metum similium perturbationum inducat. Per ser monem autem factum ad voluptatem, eum intelligo, qui Rithmo constat, Harmonia & Metro. Addidi autem ut singula genera seorsim .... quia nonnulla Metris solum modo, nonnulla vero Melodia perficiantur. Quoniam vero agendo in ea imitantur, pri mo omnium necesse erit partem aliquam Tra gediæ esse ornatum externum: at interim 63
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MELOPAEIAM & dictionem, his enim in Tragedia imitantur. Dictionem jam di co ipsam Metrorum compositionem: MELO PAEIAM vero, cujus vim satis omnes in telligunt. „La Tragédie est l'imitation d'u- ne action entiere & de quelqu'étendue. Cette imitation se fait sans le secours de la narration & dans un langage préparé pour plaire, mais dont les divers agrémens éma nent de sources différentes. La Tragédie met donc sous les yeux les objets même dont elle prétend se servir pour exciter la terreur & la compassion, sentimens si pro pres à purger les passions. Par langage préparé pour plaire, j'entens des phrases réduites & coupées par mesures, assujetties à un rithme, & qui font harmonie. J'ai dit que les divers agrémens du langage des Tragédies, émanoient de sources différen tes, parce qu'il y a de ces beautés qui ne résultent que du métre, au lieu que d'au tres résultent de la mélodie. Comme l'i mitation tragique s'exécute sur un théâtre, il faut joindre encore à la diction & à la mélopée des ornemens étrangers. On voit bien que j'entens ici par diction les vers mê mes. Quant à la mélopée, tout le monde connoît quel est son pouvoir„.
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Examinons d'où procédoient ces beautés du langage préparé pour plaire, dont il est fait ici mention: & nous trouverons qu'elles n'étoit pas l'ouvrage d'un seul, mais de plu sieurs arts musicaux; & par conséquent qu'il n'est pas si difficile de bien entendre l'endroit de ce passage, qui dit qu'elles émanoient de sources différentes. Commençons par le métre & par le rithme que doit avoir le lan gage préparé pour plaire. On sait bien que les Anciens n'avoient point de piéces dramatiques en prose: elles étoient toutes écrites en vers. Aristote ne veut donc signifier autre chose, en disant que la diction doit être coupée par mesures, si ce n'est que la mesure du vers qui étoit l'ouvrage de l'art poëtique, devoit servir de mesure dans la dé clamation. Quant au rithme, c'étoient les pieds des vers qui servoient à régler le mou vement de la mesure dans la récitation des vers. C'est même par cette raison qu'Ari stote dit dans le chapitre quatriéme de sa Poë tique, que les métres sont les portions du rithme, c'est-à-dire, que la mesure résultante de la figure des vers, doit dans la récitation, régler le mouvement. Personne n'ignore qu'en plusieurs occasions les Anciens em ployoient dans leurs piéces Dramatiques des
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vers de différentes figures. Ainsi celui qui battoit la mesure sur le théâtre étoit astreint à marquer les tems de la déclamation, sui vant la figure des vers qu'on récitoit, comme il pressoit ou rallentissoit le mouvement de cette mesure, suivant le sens exprimé dans ces mêmes vers, c'est-à-dire, suivant les prin cipes qu'enseignoit l'art rithmique. Aristote a donc raison de dire que la beauté du rith me ne venoit pas de la même cause qui pro duisoit les beautés d'harmonie & les beautés de mélopée. C'étoit du choix des pieds qu'avoit fait le Poëte, par rapport au sujet exprimé dans ses vers, que naissoit la beau té ou la convenance de la mesure, & par conséquent celle du rithme. Quant à l'harmonie, les Acteurs des An ciens étoient, ainsi que nous le verrons tan tôt, accompagnés par quelque instrument dans la déclamation; & comme l'harmonie naît de la rencontre des sons des parties dif fêrentes, il falloit que la mélodie qu'ils réci toient, & la basse continue qui les soutenoit, allassent bien ensemble. Or ce n'étoit point la musique métrique, ni la musique rithmi que, qui enseignoit la science des accords: c'étoit la musique harmonique. Ainsi notre Auteur a raison de dire que l'harmonie, une
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des beautés de son langage préparé pour plai re, ne couloit point des mêmes sources que la beauté résultante de la diction. La beau té résultante de la diction venoit des princi pes de l'art poëtique, comme de ceux de l'art métrique & de l'art rithmique; au lieu que la beauté résultante de l'harmonie procédoit des principes de la musique harmonique. Les beautés de la mélodie couloient encore d'une source particuliere, je veux dire du choix des accens, ou des tons convenables aux paroles, & propres par conséquent à toucher le spe ctateur. C'étoient donc des sources différen tes que venoient les beautés du langage pré paré pour plaire. Ainsi, c'est avec raison qu'Aristote dit que ces beautés naissoient sé parément, & s'il est permis de s'expliquer ainsi, que leurs berceaux étoient différens. D'autres passages du sixiéme chapitre de la Poëtique d'Aristote rendront encore plus clai re l'explication qu'on vient de lire. Quel ques lignes après l'endroit dont il question, notre Auteur écrit: Quare omnis Tragediæ partes esse sex necesse est, quæ ad qualitatem faciunt illius. Hæ sunt autem, fabula, mo res, dictio, sententiæ, melopœïa & appara tus. „Il faut donc six choses pour faire une Tragédie, savoir, la fable ou l'action, les
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mœurs, les maximes, la diction, la mélo pée & l'appareil de la réprésentation„. Ari stote nomme ici la cause pour l'effet, en di sant mélopée au lieu de dire mélodie. No tre Auteur dit encore à la fin de ce chapitre, & après avoir discouru sommairement sur la fable, les mœurs, les maximes, la diction & la mélodie de la Tragédie: „De ces cinq parties, celle qui fait le plus d'effet, c'est la mélopée. L'appareil de la représentation fait aussi un spectacle imposant; mais il n'est point aussi difficile d'y réussir que dans la composition. D'ailleurs la Tragédie a son essence & son mérite indépendamment des Comédiens & du théâtre„. Harum vero quinque partium maxime oblectat me lopœïa. Apparatus autem animum oblectat quidem, minimum tamen artis habet. Tra gediæ quippe natura & virtus etiam extra certamen & sine histrionibus consistit. Ari stote ajoute à cela: Præterea in apparatu concinnando potius artificis, qui eum conficit, quam industria versatur. „Outre ce que j'ai dit, le Décorateur a ordinairement plus de part que le Poëte, dans l'ordonnanae de l'appareil de la scène„. Ainsi l'Auteur étoit chargé, comme Ora teur, d'inventer la fable ou l'action de sa
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piéce; de donner, comme Philosophe, à ses personnages les mœurs & les caracteres con venables, & de leur faire débiter de bonnes maximes, En qualité de Poëte, l'Auteur étoit chargé de faire des vers bien mesurés, d'en prescrire le mouvement plus ou moins vîte, & d'en composer la mélodie dont dé pendoit en grande partie le succès de la Tra gédie. Pour être surpris de ce que dit Ari stote sur l'importance de la mélopée, il fau droit n'avoir jamais vu représenter des Tra gédies; & pour être étonné qu'il charge le Poëte de la composition de la mélodie, il faudroit avoir oublié ce que nous avons re marqué, & promis de prouver, comme nous le ferons ci-dessous; savoir, que les Poëtes Grecs composoient eux-mêmes la déclama tion de leurs piéces, au lieu que les Poëtes Romains se déchargeoient de ce travail sur les Artisans qui, n'étant ni Auteurs ni Comé diens, faisoient profession de mettre au théâ- tre les ouvrages dramatiques. Nous avons même observé que c'étoit par cette raison-là que Porphyre ne faisoit qu'un art de la com position des vers & de la composition de la mélodie, lequel il appelloit l'art poëtique pris dans toute son étendue, parce qu'il avoit eu égard à l'usage des Grecs; au-lieu qu'Aristides
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Quintilianus qui avoit eu égard à l'usage des Romains, comptoit dans son énumeration des arts musicaux, l'art de composer les vers, & l'art de composer la mélodie, pour deux arts distincts. Voici ce qu'a écrit, au sujet des endroits de la Poëtique d'Aristote que nous avons tâ ché d'expliquer, un des derniers Commen tateurs de cet ouvrage (*) dans ses remar ques sur le sixéme chapitre. „Si la Tragédie peut subsister sans vers, elle le peut encore plus sans musique. Il faut mê me avouer que nous ne comprenons pas bien comment la musique a pu jamais être considérée comme faisant en quelque sorte partie de la Tragédie; car s'il y a rien au monde qui paroisse étranger & contraire même à une action tragique, c'est le chant: N'en déplaise aux Inventeurs des Tragédies en musique, poëmes aussi ridicules que nou veaux, & qu'on ne pourroit souffrir, si l'on avoit le moindre gout pour les piéces de théâtre, ou que l'on n'eût pas été en chanté & séduit par un des plus grands Musiciens qui ayent jamais été. Car les Opéra sont, si je l'ose dire, les grotesques de la Poësie; d'autant plus insupportables, 64
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qu'on prétend les faire passer pour des ouvrages réguliers. Aristote nous auroit donc bien obligé de nous marquer comment la musique a pu être jugée nécessaire à la Tragédie. Au lieu de cela, il s'est con tenté de dire simplement, que toute sa for- ce étoit connue: ce qui marque seulement que tout le monde étoit convaincu de cette nécessité, & sentoit les effets merveilleux que le chant produisoit dans ces poëmes, dont il n'occupoit que les intermedes. J'ai souvent tâché de comprendre les raisons qui obligeoient des hommes aussi habiles & aussi délicats que les Athéniens, d'asso cier la musique & la danse aux actions tragiques; & après bien des recherches pour découvrir comment il leur avoit paru natu rel & vraisemblable qu'un chœur qui repré sentoit les spectateurs d'une action dansât & chantât sur des événemens si touchans & si extraordinaires, j'ai trouvé qu'ils avoient suivi en cela leur naturel, & cher ché à contenter leur superstition. Les Grecs étoient les hommes du monde les plus superstitieux & les plus portés à la dan se & à la musique, & l'éducation fortifioit cette inclination naturelle„.
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Je doute fort que ce raisonnement excusât le goût des Athéniens, supposé que la mu sique & la danse, dont il est parlé dans les Auteurs anciens, comme d'agrémens abso lument nécessaires dans la représentation des tragédies, eussent été une danse & une mu- sique pareilles à notre danse & à notre mu sique; mais, comme nous l'avons déja vu, cette musique n'étoit qu'une simple déclama tion; & cette danse, comme nous le ver rons, n'étoit qu'un geste étudié & assujetti. Ainsi ce ne sont pas les Athéniens qui ont besoin ici d'être excusés. Il est vrai que M. Dacier n'est pas le seul qui se soit mépris sur cette matiere-là; ses devanciers s'étoient trompés comme lui. Je dirai la même chose de M. l'Abbé Gravina, qui, pour avoir supposé que la mélopée des piéces de théâtre étoit un chant musical, & la Saltation une danse à notre maniere, a fait dans son livre de la Tragédie anti que (*), une description du théâtre des Anciens, à laquelle on ne comprend rien. Il est vrai qu'Aristote appelle Musique dans le vingt-sixiéme chapitre de sa Poë tique (**), ce qu'il avoit appellé mélopée 65 66
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dans son sixiéme chapitre. Neque parvus præterea Tragediæ ex musica & apparatu cumulus accedit, quibus validissime concilia tur voluptas. „La Tragédie ne tire pas un avantage médiocre de la musique & de l'ap pareil de la représentation, qui font tant de plaisir.„ Mais c'est que l'art de com poser cette mélodie, qui devoit régner dans toute la piéce, puisqu'elle n'étoit pas moins essentielle que les mœurs, étoit un des arts musicaux. Cet Auteur se demande encore à lui-même dans un autre ouvrage (*), pourquoi le chœur ne chante pas dans les Tragédies sur le mode Hypodorien, ni sur le mode Hy- pophrygien, au lieu qu'on se sert souvent de ces deux modes dans les rôles des person nages, principalement sur la fin des Scénes, & lorsque ces personnages doivent être dans l'excès de la passion. Il répond à cette que stion, que ces deux tons sont propres à l'ex pression des passions emportées des hommes d'un grand courage, ou des Héros qui font ordinairement les premiers rôles dans les Tragédies, au lieu que les Acteurs qui com posent le chœur, sont supposés être des hommes d'une condition ordinaire, & dont 67
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les passions ne doivent point avoir sur la scène le même caractere que celles des Hé ros. En second lieu, continue Aristote, comme les Acteurs du chœur ne prennent point aux événemens de la piéce, le même intérêt qu'y prennent les principaux person nages, il s'ensuit que le chant du chœur doit être moins animé & plus mélodieux que ce lui des acteurs principaux. Voilà donc pourquoi, conclut Aristote, les chœur ne chantent point sur le mode Hypodorien, ni sur le mode Hypophrygien. Le lecteur peut voir dans le Dictionnaire de Musique fait par Monsieur Brossard, l'ex- plication des modes de la musique des An ciens. On ne sauroit dire plus positivement que le dit Aristote dans le dernier passage, que tout ce qui se récitoit sur le théâtre, étoit assujetti à une mélodie composée, & qu'il n'étoit pas libre aux Acteurs des An ciens, comme aux nôtres, de débiter les vers de leurs rôles sur le ton, ni avec les inflexions & les ports de voix qu'ils jugent à propos d'employer. Il n'est pas bien certain véritablement qu'Aristote ait rédigé lui-même par écrit ses problêmes; mais il doit suffire que cet ou vrage ait été composé par ses disciples, &
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qu'il ait toujours été regardé comme un des monumens de l'antiquité, & comme étant composé par conséquent, quand les théâtres des Grecs & des Romains étoient encore ouverts. Comme les tons sur lesquels on déclame, sont différens les uns des autres, ainsi que les tons sur lesquels nous composons notre musique, la déclamation composée devoit se faire nécessairement sur différens modes. Il devoit y avoir des modes qui convinssent mieux que d'autres modes, à l'expression de certaines passions, comme il y a des modes dans notre musique plus propres que d'autres, à les bien exprimer. Ce que les Grecs appelloient mélodie tra gique, les Romains l'appelloient quelquefois Carmen. Ovide qui étoit un Poëte Latin, & qui par conséquent ne composoit pas lui- même la déclamation de ses piéces drama tiques, dit dans une même phrase où il parle d'un de ses ouvrages qu'on représentoit sur le théâtre avec succès, notre Carmen & mes vers.
Carmina cum pleno saltari nostra theatro,
Versibus & plaudi scribis, amice, meis. (*) 68
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Ovide dit nostra Carmina, parce qu'il n'y avoit que le rithme & le métre de la décla mation qui fussent de lui. La mélodie de la déclamation appartenoit à un autre. Mais Ovide dit mes vers, meos versus, parce que les pensées, l'expression, en un mot, les vers considérés sur le papier, étoient entie rement de lui. Ce qui achevera de montrer que le Car men comprenoit, outre le vers, quelque chose d'écrit au-dessus du vers, pour pre scrire les inflexions de voix qu'il falloit faire en les récitant; ce sera un passage de Quin tilien, l'Auteur le plus grave qu'on puisse citer sur cette matiere. Il dit positivement que les anciens vers des Saliens avoient un carmen. Voici ses paroles. Versus quoque Saliorum habent carmen, quæ cum omnia sint a Rege Numa instituta, faciunt mani festum ne illis quidem, qui rudes ac bellicosi videntur, curam Musices, quantam illa re cipiebat ætas, defuisse. (*) Les vers des Prêtres Saliens ont leur chant affecté; & comme leur institut vient du Roi Numa, ce chant montre que les Romains, tous fêroces qu'ils étoient alors, ne laissoient pas d'avoir 69
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déja quelque connoissance de la Musique. Comment ce chant auroit-il été transmis de puis le tems de Numa jusqu'au tems de Quin tilien, s'il n'eût point été écrit en notes; & d'un autre côté, s'il étoit un chant musical, pourquoi Quintilien l'appelle-t'il carmen? Ignoroit-il que ses contemporains donnoient tous les jours, quoiqu'abusivement, le nom de carmen à des vers qui ne se chantoient pas, dont la déclamation étoit arbitraire, & dont les Anciens appelloient la récitation une lecture, parce que celui qui les lisoit, n'étoit astreint qu'à suivre la quantité, & qu'il étoit le maître de faire, en les récitant, telles inflexions de voix qu'il jugeoit à pro pos. Pour citer un contemporain de Quin tilien, Juvenal dit à un de ses amis qu'il in vite à souper que durant le repas on lira quelque chose des plus beaux endroits de l'Iliade & de l'Enéide. Celui qui lira, n'est pas, ajoute Juvenal, un lecteur bien merveilleux; mais qu'importe: de pareils vers font toujours un grand plaisir.
Conditor Iliados cantabitur atque Maronis
Altisoni dubiam facientia carmina palmam.
Quid refert tales versus, qua voce legantur. (*) 70
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Dans un autre endroit, Juvenal appelle en core carmina la simple récitation des vers Hexamettres de la Thébaïde de Stace, que Stace devoit lire lui-même & prononcer à son gré.
Curritur ad vocem jucundam & carmen amicæ.
Thebaidos lætam fecit cum Statius urbem.
Promisitque diem, tanta dulcedine captos
Afficit ille animos, tantaque libidine vulgi
Auditur. (*) Or, comme Quintilien s'explique dogma- tiquement dans l'endroit qui vient d'être cité, il se seroit bien donné de garde de se servir du terme carmen pour dire un chant musical, & d'employer ce mot dans un sens aussi op posé à la signification abusive que l'usage lui donnoit. Mais carmen originairement si gnifioit autre chose, & d'ailleurs il étoit le mot propre pour signifier la déclamation, & déterminé encore à sa premiere & véri table acception, par l'endroit même où il étoit employé. Enfin l'expression versus habent carmen ne laisse aucun doute sur la signification que doit avoir le mot carmen dans le passage de Quintilien, & dans les vers d'Ovide. 71
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Les Modernes croyant que carmen eût toujours la signification abusive qu'il a dans les vers de Juvenal qui viennent d'être rap portés, & où il veut dire simplement des vers, la signification propre de ce mot leur a échappé; & faute d'en avoir eu l'intelli gence, ils n'ont pas connus que les Anciens avoient une déclamation composée, & qui s'écrivoit en notes, sans être pour cela un chant musical. Un autre mot mal inter preté, a beaucoup encore contribué à cacher aux Auteurs modernes l'existence de cette déclamation. J'entends parler du terme cantus & de tous ses dérivés. Les Criti ques modernes ont donc entendu cantus, comme s'il signifioit toujours un chant mu fical, quoique dans plusieurs endroits il ve uille dire seulement un chant en général, une récitation assujettie à suivre une mélodie écrite en notes: Ils ont entendu canere com me s'il signifioit toujours ce que nous ap pellons proprement chanter. De-là princi palement est venue l'erreur qui leur a fait croire que le chant des piéces dramatiques des Anciens étoit un chant proprement dit, parce que les Auteurs anciens se servent uni quement des termes de chant & de chanter, lorsqu'ils parlent de l'exécution de ces piéces.
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Ainsi, avant que d'appuyer mon sentiment par de nouvelles preuves tirées de la ma niere dont la déclamation composée s'exé cutoit sur le théâtre des Anciens, je crois qu'il est à propos de faire voir que le mot de chant signifioit en Grec comme en Latin, non-seulement le chant musical, mais aussi toute sorte de déclamation, même la simple récitation; & que par conséquent on ne doit pas inférer de ce qu'il est dit dans les anciens Auteurs, que les Acteurs chantoient; que ces Acteurs chantassent, à prendre le mot de chanter dans la signification que nous lui donnons communément. La réputation des Auteurs modernes, que mon opinion con tredit, exige de moi que je la prouve soli dement. Je ne dois donc pas appréhender qu'on me reproche la multitude de passages que je vais rapporter, afin de rendre con stant un fait, que deux ou trois de ces pas sages prouvent peut-être suffisamment. *    *    *
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SECTION VI. Que dans les Ecrits des Anciens, le terme de chanter signifie souvent déclamer, & même quelquefois parler.

Strabon qui a vécu sous le regne d'Auguste, nous apprend d'où procédoit la signifi cation abusive que le mot de chant, celui de chanter & leurs dérivés avoient alors. Il dit (*) que dans les premiers âges, tout ce qui se composoit, se composoit en vers, & que comme tous les vers se chantoient dans ce tems-là, on s'étoit habitué à dire chanter, pour dire en général réciter une composi tion. Après que l'usage de ne plus chanter toutes les poësies eut été introduit, & qu'on eut commencé à réciter simplement quel ques espéces de vers, on ne laissa pas de continuer à nommer toujours chant la réci tation de toute sorte de poësie. Il y eut en core plus, ajoute Strabon; on continua de dire chanter pour réciter, après qu'on se fut mis à composer en prose. Ainsi l'on vint jusques à dire chanter de la prose, pour dire réciter de la prose. 72
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Comme nous n'avons point dans notre langue un mot générique qui rende celui de canere, le lecteur voudra bien me par donner les fréquentes périphrases dont je me suis déja servi pour le traduire, & celles dont je serai encore obligé de me servir, afin d'éviter les équivoques où je tomberois, si j'allois employer le mot de chanter abso lument, tantôt pour dire exécuter un chant musical, & tantôt pour dire en général exé cuter une déclamation notée. Rapportons à présent les passages des an ciens Auteurs qui mettent en évidence, que quoique les Grecs & les Latins donnassent le nom de chant à la déclamation de leurs piéces de théâtre, cette déclamation n'étoit pas néanmoins un chant musical. Dans les Dialogues de Cicéron sur l'Ora teur, Crassus un des interlocuteurs, après avoir dit que Lælia sa belle-mere prononçoit uniment & sans affecter, des accens trop fréquens & trop marqués, ajoute: (*) Lorsque j'entends parler Lælia, je crois en- tendre jouer les piéces de Plaute & celles de Nœvius. Le passage de Cicéron que je ne fais que citer ici, sera rapporté dans la suite en entier. Lælia ne chantoit point en 73
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parlant dans son domestique. Donc ceux qui récitoient les piéces de Plaute & de Nœ vius, ne chantoient pas. Cicéron dit en core dans un autre ouvrage (*) que les Poë tes comiques ne faisoient presque pas sentir le nombre & le rithme de leurs vers, afin qu'ils ressemblassent davantage aux conver sations ordinaires. At Comicorum senarii propter similitudinem sermonis, sic sunt ab jecti, ut non numquam vix in his numerus & versus intelligi possint. Cette attention à imiter le discours ordinaire, auroit été per due, si l'on eût chanté ces vers. Cependant les Auteurs anciens se servent du mot de chanter lorsqu'ils parlent de la ré citation des Comédies, ainsi qu'ils s'en ser vent en parlant de la récitation des Tragé dies. Donat & Euthemius, qui ont vécu sous le regne de Constantin le Grand, di sent dans l'écrit intitulé: De Tragedia & Comedia Commentatiunculæ, que la Tra gédie & la Comédie ne consistoient d'abord que dans des vers mis en musique, & que chantoit un chœur soutenu d'un accompa gnement d'instrumens à vent. Comedia ve tus ut ipsa quoque olim Tragedia, simplex Carmen, quod chorus, cum tibicine conci- 74
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nebat. Isidore de Séville nomme également Chantres, ceux qui jouoient les Tragédies, & ceux qui jouoient les Comédies. (*) Sunt, qui antiqua gesta & facinora sceler atorum Regum luctuoso carmine, spectante populo, concinebant. Comœdi sunt, qui privato rum hominum acta dictis aut gestu expri munt. Horace, avant que d'exposer dans son Art Poëtique ce qu'il faut faire pour composer une bonne Comédie, définit une bonne Comédie celle qui retient les specta teurs jusqu'à ce que le Chantre leur dise ap plaudissez. Donec Cantor, vos plaudite, dicat. Qui étoit ce Chantre? L'un des Co médiens. L'Acteur qui jouoit la Comédie, Roscius, par exemple, étoit soutenu par un accompagnement, aussi-bien que l'Acteur qui jouoit la Tragédie, comme il se verra par la suite. On disoit égalemeut de l'un & de l'autre: Qu'il chantoit. Quintilien se plaint que les Orateurs de son tems plaidassent au barreau comme on récitoit sur le théâtre. Nous avons rap porté déja ce qu'il en dit. Croit-on que ces Orateurs chantassent comme on chante dans nos Opéra? Dans un autre endroit (**), 75 76
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Quintilien défend à son Eleve de prononcer les vers qu'il doit lire en particulier pour étudier la prononciation, avec la même em- phase qu'on récitoit les Cantiques sur le théâtre. Nous verrons bientôt que ces Can tiques étoient les Scénes de la piéce, dont la déclamation étoit la plus chantante. Or il auroit été inutile à Quintilien de dire: Sit autem lectio virilis, non tamen in Canticum dissoluta, & de défendre à son Eleve d'i miter le chant des Cantiques dans les cir constances où il le lui défend, si ce chant eût été un chant véritable, suivant notre ma niere de parler. Ce même Auteur dit encore dans un pas sage que j'ai déja cité, que ceux qui jouoient les Comédies, ne s'éloignoient point de la nature dans leur prononciation, du moins assez pour la faire méconnoître dans leur langage, mais qu'ils relevoient par les agré mens que l'art permet, la maniere de pro noncer usitée dans les entretiens ordinaires. (*) Actores Comici nec ita prorsus, ut nos loqui mur, pronuntiant, quod esset sine arte; nec procul tamen a natura recedunt, quo vitio periret imitatio: Sed morem communis hu- 77
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jus sermonis decore comico exornant. Que le lecteur juge si c'est-là chanter. Enfin Quintilien, après avoir dans un passage que nous avons rapporté, défendu à l'Orateur de chanter comme les Comé diens, ajoute, qu'il est fort éloigné de lui interdire une déclamation soutenue, & le chant convenable à l'éloquence du barreau. Cicéron, continue-t'il a reconnu lui-même la convenance de ce chant voilé pour ainsi dire, Quid ergo? num Cicero dicit esse aliquem in oratione cantum obscuriorem? ostendam non multo post, ubi & quatenus re cipiendus sit hic flexus & cantus. (*) Lorsque Juvenal fait dans sa septiéme Sa- tyre l'éloge de Quintilien, il y dit entre autres choses que cet Orateur chantoit très- bien, lorsqu'il avoit daigné prendre les soins & les précautions que les Romains pre noient pour se nétoyer les organes de la voix, & dont nous parlerons ci-dessous. (**)
Orator quoque maximus & jaculator,
Et si perfrixit; cantat bene. 78 79
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Quintilien, quand il parloit en public, chantoit - il, à prendre le terme de chanter dans la signification qu'il a parmi nous? Mais, dira-t'on, quand les chœurs des Anciens chantoient, c'étoit une véritable musique. Quand les Acteurs chantoient, ils chantoient comme les chœurs. Ne voyez- vous pas, dit Séneque, combien il entre de sons différens dans un chœur. Il y entre des dessus, des tailles & des basses. Les instrumens à vent s'y mêlent avec les voix des hommes & des femmes; cependant il ne résulte qu'un seul concert de tout ce mé lange. C'est sans distinguer ces sons, qu'on les entend tous. Non (*) vides, quam mul torum vocibus chorus constet; unus tamen ex omnibus sonus redditur. Aliqua illic acuta, aliqua gravis, aliqua media. Accedunt vi ris fœminæ, interponuntur tibiæ, singu lorum illic latent voces, omnium apparent. A quelques termes près, ce passage se trouve encore dans Macrobe (**). Il y ajoute même cette réflexion. Fit concentus ex dissonis. Tous ces sons différens forment un seul concert. 80 81
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Je réponds en premier lieu, qu'il n'est pas bien certain, en vertu de ce passage, que les chœurs chantassent une musique à notre maniere. Il est vrai qu'il paroîtra d'a bord impossible que plusieurs personnes puis sent déclamer en chœur, même en supposant que leur déclamation fût concertée. On ne conçoit pas que ces chœurs, pussent être autre chose qu'une cohue. Mais parce que la chose semble impossible sur la premiere appréhension, il ne s'ensuit pas qu'elle soit telle réellement. Il seroit même téméraire d'en croire si facilement notre imagination sur les possibilités, parce qu'on présume vo- lontiers que les choses sont impossibles, lors qu'on ne trouve pas le moyen de les exé cuter, & la plupart des personnes se conten tent même de donner à la recherche de ce moyen un demi-quart d'heure d'attention. Peut-être qu'après un mois de méditation, on auroit trouvé les mêmes choses possibles dans la spéculation, & six mois d'application les auroient fait encore trouver possibles dans la pratique. Un autre homme peut encore imaginer des moyens qui ne sont point à la portée de notre esprit. Cette dis cussion nous meneroit trop loin. Ainsi je suppose que les chœurs ayent chanté en mu
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sique harmonique un partie de leurs rôles, mais il ne s'ensuit pas que les Acteurs y chan- tassent aussi. Nous-mêmes nous avons plusieurs piéces dramatiques où les Acteurs ne font que dé clamer, quoique les chœurs y chantent. Telles sont l'Ester & l'Athalie de M. Racine. Telle est Psyché, Tragédie composée par le grand Corneille & par Moliere. Nous avons même des Comédies de cette espéce, & l'on sait bien pourquoi nous n'en avons pas un plus grand nombre. Ce n'est point certainement que cette maniere de repré senter les piéces dramatiques, soit mau vaise. J'appuyerai même encore cette réponse d'une réflexion. C'est que les Anciens se servoient, pour accompagner les chœurs, d'instrumens différens, de ceux dont ils se servoient pour accompagner les récits. Cet usage d'employer dans ces deux accompa gnemens des instrumens différens, prouve quelque chose. Quando enim chorus cane bat choricis tibiis, id est, choraulicis, ar tifex concinebat. Iis canticis autem Pythau les Pythicis respondebat, dit Diomede. (*) Quoiqu'il en soit, supposé qu'il fallût entendre 82
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le terme de chanter au propre, quand il s'a git du chant des chœurs, il ne s'ensuivroit pas qu'il fallût entendre ce mot dans la mê me acception où il s'agit des récits. Nos preuves & nos raisonnemens ne laisseroient pas d'être encore concluans.

SECTION VII. Nouvelles preuves que la Déclamation théâ trale des Anciens étoit composée, & qu'el le s'écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l'Acteur qui la récitoit, étoit accom pagné par des instrumens.

Il paroît donc évident que le chant des pié ces dramatiques qui se récitoient sur les théâtres des Anciens, n'avoient ni passages, ni ports de voix cadencés, ni tremblemens soutenus, ni les autres caracteres de notre chant musical: en un mot que ce chant étoit une déclamation comme la nôtre, Cette ré citation ne laissoit pas d'être composée, puis qu'elle étoit soutenue d'une basse continue, dont le bruit étoit proportionné, suivant les apparences, au bruit que fait un homme qui déclame. Car le bruit qu'une personne fait
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en déclamant, est un bruit moins fort & moins éclatant que celui que la même per- sonne feroit, si elle chantoit. Premierement, on n'ébranle point, on n'agite point autant d'air en déclamant qu'en chantant. Secon- dement, lorsque nous déclamons, nous ne brisons pas toujours l'air contre des parties qui ayent autant de ressort, & qui le frois sent autant que les parties contre lesquelles nous les brisons en chantant. Or l'air re tentit plus ou moins, suivant qu'il a été froissé. Voilà, pour le dire en passant, ce qui fait que la voix des Musiciens Italiens se fait mieux entendre que celle des Musiciens Fran çois. Les Musiciens Italiens forment entié rement avec les cartilages voisins du gosier, plusieurs sons que les Musiciens François n'a chevent de former qu'avec le secours des joues intérieures. Je crois donc que la basse continue, dont la déclamation des Acteurs étoit accompa gnée, ne rendoit qu'un bruit très-foible. Ainsi qu'on ne s'en forme pas l'idée sur la basse continue de nos Opéra. Cette idée ne serviroit qu'à faire trouver des difficultés mal fondées sur une chose constante, par le té moignage des Auteurs les plus respectables de
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l'antiquité qui ont écrit ce qu'ils voyoienttous les jours. Cicéron dit que les personnes savantes en musique, connoissoient, dès qu'elles avoient entendu les premieres notes du prélude des instrumens, si l'on alloit voir Antiope ou bien Andromaque, quand les autres spectateurs n'en devinoient encore rien (*). Quam multa, quæ nos fugiunt in cantu; exaudiunt in eo genere exercitati, qui primo inflatu tibici nis Antiopem esse aiunt aut Andromacham, cum id nos ne suspicemur quidem. Antiope & Andromaque sont deux Tragédies dont Cicéron parle en différens endroits de ses ou vrages. Ce qui suit fera voir que les instrumens ne se taisoient point après avoir préludé, mais qu'ils coutinuoient & qu'ils accompagnoient l'Acteur. Cicéron, après avoir parlé des vers Grecs, dont le métre n'est presque pas sensible, ajoute que les Latins ont aussi des vers que l'on ne reconnoit point être des vers, que lorsqu'on les entend réciter avec un ac compagnement. Il cite pour exemple des vers de la Tragédie de Thyeste, qu'on pour roit prendre, dit-il, pour de la prose, quand 83
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on ne les entend pas avec leur accompagne ment. Quorum simillima sunt quædam apud nostros, velut illa in Thyeste. Quemnam te esse dicam quam tarda in sene ctute. Et quæ sequuntur, quæ, nisi cum Tibi cen accesserit, sunt Orationi solutæ similli ma (*). La Tragédie de Thyeste dont Cicéron avoit tiré ce vers, étoit celle qu'il cite sou vent lui-même comme l'ouvrage du Poëte Ennius (**), & non point celle que Varius composa depuis sur le même sujet. Dans le premier livre des Tusculanes, Ci céron, après avoir rapporté l'endroit d'une Tragédie où l'ombre de Polydore supplie qu'on veuille donner la sépulture à son corps, pour faire finir les maux qu'elle endure, ajoute: Je ne saurois concevoir que cette om bre soit aussi tourmentée qu'elle le dit, quand je l'entends réciter des vers dramatiques si corrects, & quand je la trouve si bien d'ac- cord avec les instrumens. Heu! reliquias semi ossi Regis, denudatis ossi bus Per terram sanie delibutam fœde divexarier. 84 85
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Non ineelligo, quid metuat, cum tam bonos septenarios fundat ad tibiam. On peut voir dans Diomede (*) pourquoi je traduis septe narios par des vers dramatiques. L'ombre de Polydore étoit donc soutenue d'un accompagnement, quand elle récitoit. Mais je vais encore rapporter deux passages de Cicéron qui me semblent si decisifs, que peut-être le lecteur trouvera-t'il que j'ai eu tort d'en copier d'autres. Cet Auteur, après avoir dit qu'un Orateur qui devient vieux, peut rallentir sa décla mation, ajoute: Citons encore ici Roscius, ce grand Comédien, que j'ai déja cité tant de fois comme un modele d'après lequel les Orateurs pouvoient étudier plusieurs parties de leur art. Roscius dit qu'il déclamera beau coup plus lentement, lorsqu'il se sentira vieux, & qu'il obligera les chanteurs à prononcer plus doucement, & les instrumens à rallen tir le mouvement de la mesure. Si le Co médien astreint à suivre une mesure réglée, continue Cicéron, peut soulager sa vieillesse en rallentissant le mouvement de cette me sure, à plus forte raison un Orateur peut-il bien soulager sa caducité. Non - seulement l'Orateur est le maître du rithme ou du mou 86
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vement de sa prononciation; mais comme il parle en prose, & sans être obligé de se con certer avec personne, il est encore le maître de changer à son gré la mesure de ses phra- ses, de maniere qu'il ne prononce jamais d'une haleine qu'autant de syllabe qu'il en peut prononcer commodément (*). Quam quam, quoniam multa ad Oratoris similitu dinem ab uno artisice sumimus, solet idem Roscius dicere, se, quo plus sibi ætatis accede ret, eo tibicinis modos & cantus remissiores esse facturum. Quod si ille astrictus certa quadam numerorum moderatione & pedum, tamen aliquid ad requiem senectutis excogi tat, quanto facilius nos, qui non laxare mo dos, sed totos mutare possumus? Personne n'ignore que Roscius, le con temporain & l'ami de Cicéron, étoit devenu un homme de considération par ses talens & par sa probité. On étoit si bien prévenu en sa faveur, que lorsqu'il jouoit moins bien qu'à l'ordinaire, on disoit de lui qu'il se né gligeoit, ou que par un accident auquel les bons Acteurs sont sujets volontiers, il avoit fait une mauvaise digestion (**). Noluit, inquiunt, agere Roscius, aut crudior fuit. 87 88
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Enfin la plus grande louange qu'on donnât aux hommes qui excelloient dans leur art, c'étoit de dire qu'ils étoient des Roscius dans leur genre (*). Jam diu consecutus est, ut in quo quisquis artifex excelleret; is in suo genere Roscius diceretur. Cicéron nous apprend dans un autre en droit de ses ouvrages, que Roscius tint pa role, lorsqu'il fut devenu vieux. Roscius obligea pour lors l'accompagnement & ceux qui prononçoient pour lui certains endroits de la piéce, c'est ce que nous expliquerons ci-dessous, à souffrir que le mouvement de la mesure qu'ils étoient tous obligés de sui vre, fût rallenti. Dans le premier livre des Loix, Cicéron se fait dire par Atticus. Ut quem admodum Roscius familiaris tuus in senectute numeros & cantus remiserat, ipsas que tardiores fecerat tibias. C'est ainsi que votre ami Roscius en usoit dans sa vieillesse; il faisoit durer plus longtems les mesures, il obligeoit l'Acteur qui récitoit, à parler plus lentement, & il falloit que les instrumens qui les accompagnoient, suivissent ce nouveau mouvement. Quintilien dit, après avoir parlé contre les Orateurs qui déclamoient au Barreau comme 89
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on déclamoit sur le théâtre: „Si cet usage doit avoir lieu, il faudra donc aussi que nous autres Orateurs nous nous fassions sou tenir en déclamant, par des lyres & par des flutes„. Cela veut dire que la déclamation théâtrale est si variée, qu'il est si difficile d'entrer avec justesse dans tous ses différens tons, qu'on a besoin, lorsqu'on veut décla mer comme on déclame sur la scène, de se faire soutenir par un accompagnement qui aide à bien prendre ces tons, & qui empê che de faire de fausses inflexions de voix (*). Quod si omnino recipiendum est; nihil causæ est, cur non illam vocis modulationem fidibus ac tibiis adjuvemus. C'est une figure dont Quintilien se sert pour montrer qu'un Orateur ne doit pas dé clamer comme un Comédien, à cause de la nécessité où il se jette en déclamant ainsi. Suivant l'idée que les Anciens avoient de la dignité de l'Orateur, cet accompagnement, dont on ne pouvoit point se passer en décla mant comme on déclamoit sur le théâtre, lui convenoit si peu, que Cicéron ne lui veut pas même souffrir d'avoir jamais derriere lui, lorsqu'il parle en public, un joueur d'instru ment pour lui donner ses tons, quoique cette 90
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précaution fut autorisée à Rome par l'exem ple de C. Gracchus. Il est au - dessous de l'Orateur, dit Cicéron, d'avoir besoin d'un pareil secours pour entrer avec justesse dans tous les tons qu'il doit prendre en dé clamant (*). En effet, Quintilien rapporte (**) que ce Gracchus, un des plus célébres Orateurs de son tems, avoit derriere lui, lorsqu'il haran guoit, un joueur d'instrument à vent qui de tems en tems lui donnoit le ton. Contenti simus exemplo Caii Gracchi præcipui suorum temporum Oratoris, cui concionanti consistens post eum Musicus fistula, quam Tonorium vo cant, modos, quibus deberet intendi, mini strabat. Il faut que d'autres Orateurs eus sent suivi l'exemple de Gracchus, puisque la flute qui servoit à l'usage dont nous parlons, avoit un nom particulier. Elle s'appelloit Tonorium. On ne doit pas trouver si étran ge après cela que les Comédiens se fissent soutenir par un accompagnement, quoiqu'ils ne chantassent point à notre maniere, & qu'ils ne fissent que réciter une déclamation com posée, 91 92
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Enfin nous voyons dans un des écrits de Lucien (*), que Solon, après avoir parlé au Scythe Anarchasis des Acteurs des Tragédies & de ceux des Comédies, lui demande s'il n'a point aussi remarqué les flutes & les in strumens qui les accompagnoient dans leurs récits, & pour traduire mot à mot; qui chan toient avec eux. Nous venous encore de ci ter un passage de Diomede, qui fait foi qu'on accompagnoit les Cantiques ou les Monolo gues (**). In Canticis autem Pythaules Py thicis respondebat. Mes conjectures sur la composition que pouvoit jouer la basse continue dont les Acteurs étoient accompagnés en déclamant, sont que cette composition étoit différente pour les Dialogues & pour les Monologues. Nous verrons tantôt que les Monologues s'exécu- toient alors d'une maniere bien différente de celle dont les Dialogues étoient exécutés. Ainsi je crois que dans l'exécution des Dialo gues, la basse continue ne faisoit que jouer de tems en tems quelques notes longues, qui se faisoient entendre aux endroits où l'Acteur devoit prendre des tons dans lesquels il étoit difficile d'entrer avec justesse. Le son des 93 94
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instrumens n'étoit donc pas un son continu durant les Dialogues, comme peut l'être le son de nos accompagnemens; mais il s'échap poit de tems en tems pour rendre à l'Acteur le même service que C. Gracchus tiroit du flu teur, lequel il tenoit auprès de lui lorsqu'il haranguoit, afin que ce Musicien lui donnât à propos les tons concertés. Ce soin occu poit encore Gracchus, lorsqu'il prononçoit (*) ces terribles harangues qui devoient armer les citoyens les uns contre les autres, & qui armoient certainement contre l'Orateur le parti le plus à craindre dans Rome. Quant à la basse continue, qui accompa gnoit les monologues ou les cantiques, qui étoient la même chose, comme nous le di rons, je crois qu'elle étoit plus travaillée que l'autre. Il semble même qu'elle imitât le su jet, & pour me servir de cette expression, qu'elle joutât avec lui. Mon opinion est fon dée sur deux passages, le premier est de Do nat. Cet Auteur dit dans un endroit qui a déja été cité (**), que ce n'étoit pas le Poëte, mais un Musicien de profession qui compo soit le chant des monologues: Modis canti ca temperabantur non à Poëta, sed a perito 95 96
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artis Musices factis. L'autre passage est tiré de l'écrit contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de Saint Cyprien. L'Au teur dit, en parlant des joueurs d'instrumens qu'on entendoit au théâtre: L'un tire de sa flute des sons lugubres. L'autre dispute avec les chœurs à qui se fera entendre, ou bien il joûte contre la voix de l'Acteur, en s'effor çant d'articuler aussi son souffle à l'aide de la souplesse de ses doigts. Alter lugubres so nos spiritu tibiam inflante moderatur. Alter cum choris & cum hominis canora voce con tendens spiritu suo loqui digitis elaborat. Il est vrai qu'au sentiment des meilleurs Critiques, le traité contre les spectacles que je viens de citer, n'est pas de Saint Cyprien, ainsi son autorité ne seroit point d'un poids bien considérable, s'il s'agissoit d'une question de Théologie. Mais dans la matiere que nous tâchons d'éclaircir, son témoignage n'en est gueres moins autentique. Il suffit pour cela que l'Auteur de cet écrit, qui est connu depuis plusieurs siécles, ait vécu quand les théâtres des Anciens étoient encore ouverts. Or l'Auteur de cet écrit, quel qu'il ait été, ne l'a composé que pour faire voir qu'un Chré tien ne devoit point assister aux spectacles de ces tems-là; qu'il ne devoit pas, comme le
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dit Saint Augustin, participer (*) aux infa mies du théâtre, aux impiétés extravagantes du Cirque, ni aux cruautés de l'amphithéâtre. Ce que je viens de dire du Traité contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de Saint Cyprien, je puis le dire aussi, pour ne le point répéter ailleurs, de quelques écrits qui nous sont restés sous le nom de S. Justin Martyr, & que les Critiques ne reconnois soient pas pour être de lui. Il suffit que ces écrits (**) qui sont très-anciens, ayent été composés quand les théâtres étoient encore ouverts, pour rendre les faits que j'appuye de leur témoignage, des faits avérés. Cette étude recherchée de tous les artifices capables de mettre de la force, & de jetter de l'agrément dans la déclamation, ces rafine mens sur l'art de faire paroître sa voix, ne passeront point pour les bizarreries de quel ques rêveurs auprès des personnes qui ont connoissance de l'ancienne Grece & de l'an cienne Rome. Non - seulement l'éloquence y menoit aux fortunes les plus brillantes, mais elle y étoit encore, pour parler ainsi, le mé rite à la mode. Un jeune homme de con dition des plus avant dans le monde, & de 97 98
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ceux qu'on appelle quelquefois en style en joué, la fine fleur de la Cour, se piquoit de bien haranguer, & même de parler avec ap plaudissement devant les Tribunaux dans les causes de ses amis, comme il se pique au jourd'hui d'avoir un équipage leste & des ha bits de bon goût. On le louoit de bien plai der, dans les vers galands qu'on faisoit pour lui,
Namque & nobilis & decens
Et pro sollicitis non tacitus reis
Et centum puer artium
Late signa feret militiæ tuæ. dit Horace (*) en parlant à Venus d'un de ces hommes du bel air. Qu'on se figure que ce monde, à qui les jeunes gens ont tant d'envie de plaire, faisoit du moins autant d'accueil au jeune homme éloquent qu'au jeune homme bon Officier. Enfin c'étoit la mode que les Souverains parlassent souvent en public. Ils se piquoient de composer eux- mêmes leurs discours, & l'on remarque que Néron est le premier des Empereurs Ro mains qui ait eu besoin qu'un autre lui fit ses harangues. Suetone & Dion nous apprennent que ce Prince étoit si savant dans l'art de la décla 99
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mation, qu'il avoit joué les premiers rôles dans les Tragédies de Canacée, d'Oreste. d'Oedipe & d'Hercule furieux. Le premier raconte même un incident arrivé dans une représentation de l'Hercule qui dut divertir l'assemblée autant qu'aucune scène de Comé die. Un soldat des Gardes qui servoit depuis peu, & qui etoit en faction sur le théâtre, se mit en devoir de défendre son Empereur con- tre les autres Acteurs qui le vouloient enchaî- ner, dans l'endroit de la piéce où l'on mettoit les fers aux mains à Hercule. Inter cætera cantavit Canacem parturientem, Orestem ma tricidam, Oedipodem excæcatum, Herculem insanum. In qua fabula est, tyrunculum mi litem ad custodiam aditus positum, cum eum ornari catenis ac vinciri, sicut argumentum postulabat, videret, accurrisse ferendæ opis gratia. Je vais alléguer un exemple qui est bien ici d'une autre importance. Thrasea Pœtus cet illustre Sénateur Romain que Néron fit mourir, lorsqu'après avoir fait périr tant d'hom mes vertueux, il voulut extirper la vertu mê me, avoit joué dans une Tragédie représen tée sur le théâtre de la ville de Padoue dont il étoit. Tacite dit dans le seiziéme livre de ses Annales: Quia idem Thrasea Pata
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vii, unde ortus erat, ludis Cesticis à Trojano Antenore institutis, habitu tragico cecinerat.

SECTION VIII. Des Instrumens à vent & à corde dont on se servoit dans les accompagnemens.

Je reviens à la basse continue. On voit dans un bas-relief antique ce que nous avons lu dans Cicéron, je veux dire que les instru mens ne se taisoient point après avoir prélu dé, mais qu'ils continuoient de jouer pour accompagner l'Acteur. Bartholin le fils qui composa à Rome son livre sur les flutes des Anciens, place dans ce livre (*) une planche gravée d'après un bas-relief antique qui re présente une scène de Comédie, qui se passe entre deux Acteurs. L'un qui est vêtu de long, & qui paroît le maître, saisit son escla ve d'une main, & il tient dans l'autre main une espéce de sangle dont il veut le frapper. Deux autres Acteurs, coëffés comme les pre miers du masque que portoient les Comédiens des Romains, entrent sur la scène, au fond de laquelle on voit un homme debout qui accompagne de sa flute. 100
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Cette basse continue étoit composée ordi nairement de flutes & des autres instrumens à vent, que les Romains comprenoient sous le nom de Tibiæ, On ne laissoit pas néan moins d'y employer aussi quelquefois de ces instrumens, dont les cordes étoient placées à vuide dans une espéce de bordure creuse, & dont la concavité faisoit un effet appro chant de celui que fait le ventre de nos violes. Suivant que cette bordure étoit dessinée, suivant qu'elle avoit dans sa partie basse un ventre configuré d'une certaine maniere, on donnoit un nom différent à ces instrumens, dont les uns s'appelloient Testudines, & les autres Citharæ, c'est-à-dire, Lyres ou Harpes. Comme on voulut d'abord tirer de ces in strumens plus de tons différens qu'ils n'a- voient de cordes différentes, on racourcis soit la corde dont on prétendoit tirer un son plus aigu que celui qu'elle rendoit, quand on la toucheroit à vuide, en la pinçant avec deux doigts de la main gauche, armés ap paremment de dez d'yvoire, tandis qu'on la faisoit resonner avec la main droite. C'étoit dans cette main que les joueurs de lyre por toient une espéce d'archet court, & qui ne consistoit qu'en un morceau d'yvoire ou de
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quelqu'autre matiere dure, façonné pour l'usage qu'on en vouloit faire. Il s'appelloit Pecten en Latin. Les Anciens ajouterent dans la suite tant de cordes à la lyre, qu'ils n'eurent plus besoin de cet artifice. Ammien Marcellin dit (*) que de son tems, & cet Auteur vivoit dans le quatriéme siécle de l'Ere Chrétienne, il y avoit des lyres aussi grosses que des chaises roulantes. Fabricantur Hydraulica & Lyra ad speciem Carpentorum ingentes. En effet, il paroît que dès le tems de Quintilien qui a écrit deux siécles avant Ammien Marcellin, chaque son avoit déja sa corde particuliere dans la lyre. Les Musiciens, c'est Quintilien qui parle, ayant divisé en cinq échelles, dont chacune a plusieurs dégrés, tous les sons qu'on peut tirer de la lyre, ils ont placé entre les cordes qui donnent les premiers tons de chacune de ces échelles, d'autres cordes qui rendent des sons intermédiaires, & ces cor des ont été si bien multipliées, que pour passer d'une des cinq maîtresses cordes à l'autre, il y a autant de cordes que de dégrés. Cum in cithara quinque constituerunt so nos, plurima deinde varietate complent illa 101
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nervorum, atque iis, quæ interposuerunt, in- serant alios, ut pauci illi transitus multos gradus habeant. Nos instrumens à corde qui ont un man che, à l'aide duquel on peut tirer avec fa- cilité différens tons d'une même corde qu'on racourcit à son plaisir, en la pressant contre le manche, auroient été bien plus propres pour un accompagnement, d'autant plus que nous les touchons encore d'un archet fort long & garni de crin, avec lequel on unit & on prolonge aisément les sons, ce que les Anciens ne pouvoient point faire avec leur archet. Mais je crois que les Anciens n'ont pas connu les instrumens de musique à cor de & à manche. Du moins tous les in- strumens que nous trouvons sur les mo- numens antiques, où l'on en voit un grand nombre, ont leurs cordes placées à vuide. Voilà, suivant les apparences, pourquoi les Anciens se servoient plus volontiers dans l'accompagnement de leurs instrumens à vent, que de leurs lyres, (*) quoiqu'ils leur eussent donné dans la suite jusqu'à trente & quarante cordes, ou principales, ou subsi- diaires. Ils avoient cependant un grand 102
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nombre d'instrumens à corde, dont la con- struction & l'usage se sont perdus. Mais les instrumens à vent sont si propres pour les ac compagnemens, que nous nous en servons dans nos basses continues, quoique nous ayons des violes & des violons de plusieurs espéces. Néanmoins les Anciens ne laissoient pas d'employer quelquefois leurs instrumens à corde pour accompagner ceux qui récitoient des Tragédies. Nous voyons qu'ils le fai soient, & par les anciennes scholies sur les Poëtes tragiques Grecs, & par le Traité de Plutarque sur la Musique. La Poëtique d'Horace suppose encore cet usage, & Dion raconte que du tems de Néron, on se servit dans la réprésentation de quelques Tragédies d'instrumens à corde. Il est facile de comprendre, après ce que nous venons de dire, pourquoi l'on a mar qué avec tant d'exactitude au bas du titre des Comédies de Térence, le nom des in strumens à vent dont on s'étoit servi dans la réprésentation de chaque piéce, comme une information sans laquelle on ne pouvoit pas bien comprendre quel effet plusieurs scènes devoient produire dans l'exécution, ou com me une instruction nécessaire à ceux qui vou
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droient les remettre au théâtre. La portée de chaque espéce de flutes étoit très-bornée du tems de Térence, parce que ces instru mens n'étoient encore percés que d'un petit nombre de trous. (*) Ainsi cet enseigne ment empêchoit qu'on ne se méprît sur l'e spéce de flute dont il falloit se servir, & par conséquent qu'on ne se méprît au ton sur le quel il falloit déclamer plusieurs endroits des Comédies de ce Poëte. Non - seulement on changeoit de flutes, lorsque les chœurs venoient à chanter, mais on en changeoit encore dans les récits. Do nat nous apprend qu'on se servoit de l'espéce de flutes que les Anciens appelloient Tibiæ dextræ, & dont le ton étoit très-bas, pour accompagner les endroits sérieux de la Co médie. On se servoit de deux espéces de flutes que les Anciens appelloient flutes gau ches & flutes Tyriennes ou Serranæ, pour accompagner les endroits de plaisanterie. Ces endroits se prononcent naturellement d'un ton de voix plus élevé que les endroits sérieux. Aussi le ton de ces flutes étoit-il plus aigu que le ton des flutes droites. Dans les scènes mêlées de traits sérieux & de bouf fonneries, on employoit alternativement 103
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toutes ces espéces de flutes. (*) Dextræ Tibiæ sua gravitate seriam Comœdiæ dictio nem pronuntiabant. Sinistræ & Serranæ, hoc est Tyriæ, acuminis suavitate jocum in Comædia ostendebant. Ubi autem dextra & sinistra acta fabula inscribebatur, mistim jocos & gravitatem denuntiabat. Il me semble que ce passage jette présentement un grand jour sur le titre des Comédies de Té rence, qui souvent ont mis à la gêne des savans Commentateurs, sans qu'ils y disent rien sur quoi l'on puisse fonder un jugement arrêté. Comme nous l'avons exposé dans le pre mier volume de cet Ouvrage, les Romains avoient, lorsque Donat écrivoit, des Comé dies de quatre genres différens. Celles du premier genre qu'ils appelloient Togatæ ou les Comédies à longues robes, étoient très-sé rieuses. Les Tabernariæ l'étoient moins. Les Atellanes leur étoient apparemment sem blables en cela, & les Mimes devoient être de véritables farces. On ne doit donc pas être surpris du détail où entre Donat, en parlant en général des flutes dont on se ser voit pour accompagner la récitation des Co médies. 104
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Le passage de Donat explique encore un endroit de Pline où cet Historien dit, que pour faire les flutes gauches, on employoit le bas du même roseau, dont le haut servoit à faire les flutes droites. Eam arundinem, quæ radicem antecesserat, lævæ Tibiæ conve nire, quæ cacumen, dextræ (*). Le bas du roseau étant plus épais que le haut, il doit rendre un son plus aigu, & le haut du ro seau doit par conséquent rendre un son plus grave. Tous les livres du Physique en don nent la raison. Mais, me dira-t'on, vous semblez louer les Acteurs des Anciens, d'une chose qui passe pour un défaut. En disant d'un Acteur qu'il chante, on croit le blâmer. Je réponds que cette expression renferme véritablement un reproche dans notre usage, mais c'est uni quement à cause du sens limité dans lequel nous avons coutume d'employer le mot de chanter, lorsque nous nous en servons en parlant de la déclamation théatrale. Il est établi qu'on ne dise d'un Acteur, qu'il chante, que lorsqu'il chante mal-à-propos, lorsqu'il se jette sans discernement dans des exclamations peu convenables à ce qu'il dit, & lorsque par des tons empoulés & remplis 105
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d'une emphase que le sens des vers désavoue, il met hors de propos dans sa déclamation un patétique toujours ridicule, dès qu'il est faux. On ne dit pas d'un Acteur qu'il chante, lorsqu'il ne place qu'à propos les soupirs, les accens les plus aigus & les plus graves, com me les tons les plus variés. Enfin, lors qu'il employe dans les endroits, où le sens de ce qu'il dit le permet, la déclamation la plus approchante du chant musical. On ne dit point de l'Actrice qui daigne encore jouer quelquefois le rôle de Phédre dans la Tragédie de Racine, qu'elle chante le récit qui commence par ces paroles. Juste ciel! Qu'ai-je fait aujourd'hui? (*) quoique sa déclamation ne soit alors différente du chant musical, que parce que les sons que forme une personne qui déclame, ne sont point frappés séparément, & ne reçoivent pas leur perfection dans les mêmes parties de l'organe de la parole, que les sons que forme une personne qui chante. Or on voit bien que le chant vicieux dont on vient de parler, ne sauroit être imputé aux Acteurs de l'antiquité. Ils avoient tous fait un long apprentissage de leur art, com- 106
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me je le dirai plus bas, & presque toujours ils ne faisoient que réciter une déclamation composée par des hommes dont cette tâche étoit la profession particuliere.

SECTION IX. De la différence qui étoit entre la déclama tion des Tragédies, & la déclamation des Comédies. Des Compositeurs de dé clamation. Réflexions concernant l'art de l'écrire en notes.

On ne sauroit douter que la déclamation tragique des Anciens ne fût plus grave & plus harmonieuse que leur déclamation comique. Or la déclamation comique des Anciens étoit déja plus variée & plus chan tante que la prononciation ne l'étoit dans les conversations ordinaires. Quintilien dit que ceux qui jouoient la Comédie, imitoient bien en quelque chose la prononciation fa miliere, mais qu'ils ne la copioient pas en tout. Ils relevent, ajoutent-ils, leur pro nonciation par les ornemens & par l'élé gance dont la déclamation comique est susce
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ptible (*). Quod faciunt Actores comici, qui nec ita prorsus, ut nos loquimur, pro nunciant, quod esset sine arte, nec procul tamen a natura recedunt, quo vitio periret imitatio; sed morem communis hujus sermo nis decore comico exornant. Platon, après avoir dit que les Poëtes qui vouloient composer des Tragédies & des Comédies, n'y réussissoient pas également, ajoute: que le genre tragique & le genre comique demande chacun un tour d'esprit particulier, & il allégue même: (**) Que les Acteurs qui déclament les Tragédies, ne sont pas les mêmes que ceux qui récitent les Comédies. On voit par plusieurs autres pas sages des Ecrivains de l'antiquité, que la profession de jouer des Tragédies, & celle de jouer des Comédies, étoient deux pro fessions distinctes, & qu'il étoit rare que le même homme se mêlât de toutes les deux. Quintilien dit qu'Æsopus déclamoit beaucoup plus gravement que Roscius parce qu'Aesopus faisoit sa profession de jouer dans le tragique, au lieu que Roscius faisoit la sienne de jouer dans le comique. Chacun avoit contracté les manieres de la scéne à laquelle il s'étoit 107 108
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particulierement attaché. (*) Roscius ci tatior, Aesopus gravior fuit, quod hic Tra- gœdias, ille Comœdias egit. C'est-le cara ctere qu'Horace avoit donné au second. Quæ gravis Aesopus, quæ doctus Roscius egit. Lucien, dans son Traité de la danse, dit qu'un Acteur tragique se démene sur le théâtre; qu'il s'y tourne & retourne comme un furieux; & qu'il y chante des complaintes supportables à peine dans la bouche d'une femme. Peut-on souffrir, ajoute Lucien, qu'Hercule couvert d'une peau de Lion, & sa massue à la main, vienne fredonner sur un théâtre les vers qui contiennent le récit de ses travaux. La définition que les Anciens faisoient de la Tragédie & de la Comédie, & que nous avons rapportée en son lieu, suffiroit seule pour nous convaincre que leur maniere de réciter ces poëmes, étoit très-différente. Je me contenterai donc d'ajouter à ce que j'ai déja dit, que les Acteurs qui jouoient la Comédie, n'avoient d'autre chaussure qu'une espéce de sandale qu'ils appelloient socque, au lieu que ceux qui déclamoient la Tragé- 109
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die, (*) montoient sur le cothurne, espéce de brodequin dont la semelle étoit de bois & très-épaisse, ce qui les faisoit paroitre d'une taille fort élevée au-dessus de celle des hommes ordinaires, au rapport de Lucien, de Philostrate, & de plusieurs autres Ecri vains qui les voyoient tous les jours. Lucien nous apprend même (**) qu'on leur mate lassoit le corps, afin que cette taille énorme parût du moins proportionnée, & ce qu'il nous dit sur ce sujet, est confirmé dans une lettre attribuée à S. Justin, Martyr. (***) Les habits, les masques & les ornemens dont on se servoit pour la réprésentation des Tragédies, (****) étoient encore différens de ceux dont on se servoit dans la réprésen tation des Comédies. La décoration qui servoit à la Tragédie, ne pouvoit pas servir à la Comédie. (*****) Celle qui servoit à la Tragédie, devoit réprésenter des Palais & d'autres édifices superbes, au lieu que celle qui servoit à la Comédie, devoit réprésenter des maisons de particuliers & d'autres bâ 110 111 112 113 114
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timens simples. Enfin Horace & tous les Auteurs de l'antiquité qui parlent en passant de la déclamation tragique des Anciens, se servent d'expressions qui marquent qu'elle étoit ce que nous appellons chantante. C'est par où l'attaquent ceux des Auteurs anciens, qui pour différentes raisons, ne l'aimoient pas. Saint Justin Martyr, dans l'écrit que nous venons de citer, la traite de grande clameur. L'Auteur de l'écrit (*) contre les spectacles des Anciens, qui a passé pour être de saint Cyprien, l'appelle Illas magnas tragicæ vocis insanias. Tertullien, dans le petit ouvrage qu'il a composé sur le même sujet, dit que l'Acteur de Tragédie crie de toute sa force. Tragœdo vociferante, & Apulée (**) se sert des mêmes termes pour dire la même chose: Comœdus sermocinatur, Tragœdus vociferatur. Le Comédien ré cite; mais celui qui joue la Tragédie, crie à pleine tête. Lucien qui nous a conservé une description curieuse des personnages des Tragédies, & des Comédies dans la con versation qu'il fait avoir à Solon avec Ana charsis, y fait dire à ce Philosophe Tartare (***) 115 116 117
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que les Acteurs de Comédie ne déclamoient pas avec autant d'emphase que les Acteurs qui récitoient des Tragédies. Aussi voyons-nous que Quintilien se fâche, qu'il invective presque contre les Pro fesseurs en éloquence qui faisoient chanter ou déclamer leurs écoliers, comme on dé clamoit sur le théâtre. Il s'emporte contre les Orateurs qui plaidoient au barreau de la même maniere. (*) Ce n'est point par quelque aversion capricieuse contre les Co médiens que Quintilien défend aux Orateurs d'imiter la déclamation théatrale. Quinti lien n'avoit point plus d'aversion pour eux que Cicéron. Il nous dit que Démosthene avoit l'obligation au Comédien Andronicus de déclamer aussi-bien qu'il le faisoit. Il permet non-seulement au jeune homme qui veut faire du progrès dans l'éloquence d'ap prendre l'art du geste; mais il consent en core qu'il prenne durant quelque tems des leçons d'un Comédien (**), & qu'il étudie sous ce maître les principes de l'art de la pro nonciation. Dandum aliquid Comœdo quo que, dum quatenus pronuntiandi scientiam futurus Orator desiderat. Dans un autre 118 119
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endroit (*), Quintilien dit aussi ailleurs que son éleve doit se faire enseigner plusieurs choses par un Comédien. Debet etiam do cere Comœdus, quomodo narrandum, &e. Je vais encore rapporter plusieurs passages des Auteurs anciens que je crois propres à prouver mes opinions. Du moins éclairci ront-ils la matiere. On n'y a point fait jus ques à présent toute l'attention qu'ils méri toient, parce qu'ils sont comme ensevelis dans les choses, à l'occasion desquelles ces Auteurs les ont écrits. Nos passages s'attireront plus d'attention, quand on les verra rassemblés, à cause du jour propre à les bien éclaircir, qu'ils se prêteront réciproquement. Ceux qui ont quelque habitude avec l'an cienne Grece, n'auront pas été surpris de lire que les Poëtes y fissent eux-mêmes la décla mation de leurs piéces: Musici, qui erant quon dam iidem Poëtæ, dit Cicéron (**), en par lant des anciens Poëtes Grecs qui avoient trou vé le chant & la figure des vers. L'art de composer la déclamation des pié ces de théâtre, faisoit à Rome une profession particuliere. Dans les titres qui sont à la tête des Comédies de Térence, on voit avec 120 121
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le nom de l'Auteur du poëme, & le nom du chef de la troupe de Comédiens qui les avoit réprésentées, le nom de celui qui en avoit fait la déclamation, en Latin: Qui fecerat modos. J'ai déja prévenu le lecteur sur l'u sage qu'on faisoit ordinairement de ce terme. C'étoit la coutume, suivant Donat (*), que celui qui avoit composé la déclamation d'une piéce, mît son nom à la tête avec le nom du Poëte qui l'avoit écrite, & le nom du prin cipal Acteur qui l'avoit jouée. Qui modos faciebat, nomen in principio fabulæ & scri ptoris & actoris, & suum superimponebat. Je cite ce passage suivant la correction de Gé rard Vossius (**). Surtout la déclamation des Cantiques ou Monologues qui s'exécutoit d'une façon très-finguliere, & que nous ex pliquerons, n'étoit jamais mise en musique par le Poëte, mais par des hommes consom més dans la science des arts musicaux, & qui faisoient leur profession de faire réprésenter les piéces dramatiques composées par d'au tres. Ce sont ces Artisans que Quintilien appelle Artifices pronunciandi dans un passa- ge que nous allons rapporter. Donat que nous venons de citer, dit: Modis Cantica 122 123
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temperabantur, non a Poëta, sed a perito artis Musices factis. Cicéron se sert de la même expression, Facere modos, pour désigner ceux qui com posoient la déclamation des piéces de théâ tre. Après avoir dit que Roscius déclamoit exprès certains endroits de son rôle avec un geste plus nonchalant que le chant des vers ne sembloit le demander. Après avoir dit que Roscius plaçoit des ombres dans son action pour relever davantage les endroits qu'il vou loit faire briller, il ajoute: Le succès de cet te pratique est si certain, que les Poëtes & les Compositeurs de déclamation s'en sont ap perçus comme les Comédiens. Ils savent tous s'en prévaloir. Numquam agit hunc versum Roscius eo gestu, quo potest. Nam sapiens virtuti honorem, præmium, haud prædam petit. Sed abjicit prorsus ut in proximos, Ecquid video? ferro sæptus possidet ædes sa- cras, &c. Indicat, aspiciat, admiretur, stupescat; Quid ille alter? Quid petam præsidii? &c.
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Quam leniter, quam remisse, quam non actuose? instat enim, O Pater! O Patria! O Priami domus! In quo commoveri tanta actio non posset, si esset consumpta superiore motu & exhausta. Neque id actores prius viderunt, quam ipsi Poëtæ, quam denique illi etiam, qui fecerunt modos, à quibus utrisque summittitur ali quid, deinde augetur, extenuatur, inflatur, variatur, distinguitur (*).
Ces Compositeurs de déclamation éle- voient, ils rabaissoient avec dessein, ils va rioient avec art la récitation. Un endroit devoit quelquefois se prononcer suivant la note, plus bas que le sens ne paroissoit le de mander; mais c'étoit afin que le ton élevé, où l'Acteur devoit sauter à deux vers de-là, frappât davantage. C'est ainsi qu'en usoit l'Actrice à qui Racine avoit enseigné lui-mê me à jouer le rôle de Monime dans Mithri date. Racine aussi grand déclamateur que grand Poëte, lui avoit appris à baisser la voix en prononçant les vers suivans, & cela en core plus que le sens ne semble le de mander. 124
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Si le sort ne m'eut donnée à vous,
Mon bonheur, dépendoit de l'avoir pour
époux,
Avant que votre amour m'eut envoyé ce gage,
Nous nous aimions (*) Afin qu'elle pût prendre facilement un ton à l'octave au-dessus de celui sur lequel elle avoit dit ces paroles: Nous nous aimions, pour prononcer à l'octave, Seigneur, vous chan gez de visage. Ce port de voix extraordi naire dans la déclamation, étoit excellent pour marquer le désordre d'esprit, où Moni me doit être dans l'instant qu'elle apperçoit que sa facilité à croire Mithridate, qui ne cherchoit qu'à tirer son secret, vient de jet ter, elle & son amant dans un péril ex trême. Pour entendre les passages des Anciens, qui parlent de leurs représentations théatra les, il me semble nécessaire d'avoir connois sance de ce qui se passe sur les théâtres mo dernes, & même de consulter les personnes qui professent les arts, lesquels ont du moins quelque rapport avec les arts que les Anciens avoient, mais dont la pratique est perdue. 125
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Tels étoient l'art du geste, & l'art de com poser & d'écrire en notes la déclamation. Les Commentaires qu'ont voulu faire sur ces passages des Savans illustres, mais qui ne con noissoient bien que leurs cabinets, les éclair cissent mal. J'aimerois autant un Commen- taire sur Tacite écrit par un Chartreux. Nous voyons par le livre de Quintilien, que ceux, qui faciebant Modos, où les Com positeurs de déclamation furent appellés dans la suite, Artifices pronuntiandi, mot à mot, des Artisans en prononciation. Itaque in iis, quæ ad scenam componuntur, fabulis, Artifi ces pronuntiandi; &c. (*) „Voilà pour quoi dans les piéces faites pour être repré sentées sur le théâtre, les Artisans en pro nonciation, &c.„ Je rapporterai le passa ge entier, en parlant des masques dont les Comédiens de l'antiquité se servoient. On n'aura point de peine à concevoir com ment les Anciens venoient à bout de com poser la déclamation, même celle des Co médies, quand on fera réflexion que dans leur musique les progressions se faisoient par des intervalles moindres encore que les in tervalles les plus petits qui soient en usage dans la nôtre. Quant à la maniere d'écrire 126
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cette déclamation, nous avons déja dit dans la quatriéme Section de ce volume, qu'il est très-vraisemblable qu'elle se notoit avec les caracteres des accens. L'art d'écrire en notes les chants de toute espéce, étoit déja très-ancien à Rome dès le tems de Ciceron. Il y étoit connu longtems avant qu'on y ouvrît les théâtres. Ciceron, après avoir parlé de l'usage que les Pythago riciens faisoient de la musique dans leur ré gime, pour ainsi dire; & après avoir dit que Numa, le second Roi des Romains, te noit de l'Ecole de Pythagore plusieurs usa ges qu'il avoit introduits dans son petit Etat, cite comme une preuve de ce qu'il venoit d'avancer la coutume de chanter à table les louanges des grands hommes avec un accom pagnement d'instrumens à vent. C'est ce qui prouve, ajoute cet Auteur, que l'art de noter les tons des chants & la déclamation des vers, étoit connu dès-lors. Morem apud majores tunc epularum fuisse, ut deinceps qui accubarent, canerent ad tibiam claro rum virorum laudes atque virtutes, ex quo perspicuum est cantus tunc fuisse descriptos vocum sonis, & carmina: quamquam id qui dem etiam duodecim tabulæ declarant, condi
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jam solitum esse carmen (*). Nous avons expliqué déja ci-dessus ce que les Romains entendoient par le mot Carmen. Ciceron dit aussi dans le cinquiéme livre des Tuscu lanes, en parlant des plaisirs qui restent en core à ceux qui ont eu le malheur de perdre l'ouie: Que s'ils aiment les beaux chants, ils auront peut-être plus de plaisir à les lire, qu'ils n'en auroient eu à les entendre exécuter. Et si cantus eos forte delectant, majorem percipi posse legendis his quam audiendis voluptatem. Ciceron suppose que, généralement parlant, tout le monde en savoit assez pour lire du moins une partie de ces chants, & que par conséquent ils fussent écrits la plûpart avec les accens. Enfin, voici un passage de Tite-Live (**), qui suffiroit seul pour prouver que les Anciens composoient la déclamation des piéces de théâtre, qu'ils l'écrivoient en notes, & qu'elle s'exécutoit avec un accompagnement d'instru mens à vent. Cet Auteur a jugé à propos de faire dans son septiéme livre une courte dissertation sur l'origine & sur l'histoire des représentations théatrales à Rome. Après avoir dit que l'an de Rome 390, Rome fut 127 128
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affligée d'une peste, & que pour l'y faire ces ser, on y célébra des jeux qui consistoient en représentations de piéces de théâtre, il ajou te: L'art de ces représentations étoit alors nouveau à Rome, l'on n'y reconnoissoit que les spectacles du Cirque. Ainsi ce furent des Comédiens qu'on avoit fait venir d'Etrurie qu'on vit dans ce tems-là sur notre théâtre, où ils représentoient, suivant la maniere de leur pays; c'est-à-dire; en faisant assez bien les gestes à la cadence des instrumens à vent, & en récitant des vers qui n'avoient point en core aucune déclamation composée, à laquelle nos Comédiens fussent obligés d'assujettir leur action. Mais l'art des représentations théatra les où nos jeunes gens avoient pris un grand goût, se perfectionna avant peu: D'abord on récitoit des vers faits sur le champ, mais bien tôt on apprit, continue Tite-Live, à faire des piéces suivies; & dès le tems du Poëte Andro nicus, la récitation de quelques-unes de ces pié ces se trouvoit déja (*) être mesurée, & l'on en écrivoit déja la note pour la commodité des Joueurs de flutes. L'action y étoit déja assu jettie. Cæterum sine carmine ullo, sine imi tandorum carminum actu, ludiones ex Etru ria acciti, ad tibicinis modos saltantes, haud 129
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indecoros motus more Tusco dabant. Imi tari deinde eos juventus, simul inconditis in- ter se jocularia fundentes versibus, cæpere: nec absoni a voce motus erant .... No men histrionibus inditum, qui non sicut ante Fescennino versu similem incompositum teme re ac rudem alternis jaciebant, sed imple tas modis satyras, descripto jam ad tibici nem cantu, motuque congruenti peragebant. J'ai demandé à plusieurs Musiciens, s'il seroit bien difficile d'inventer des caracteres avec lesquels on pût écrire en notes la décla mation en usage sur notre théâtre. Nous n'avons point assez d'accens pour l'écrire en notes avec les accens, ainsi que les Anciens l'écrivoient. Ces Musiciens m'ont répondu que la chose étoit possible, & même qu'on pouvoit écrire la déclamation en notes, en se servant de la gamme de notre musique, pourvu qu'on ne donnât aux notes que la moi tié de l'intonation ordinaire. Par exemple, les notes qui ont un semiton d'intonation en musique, n'auroient qu'un quart de ton d'in tonation dans la déclamation. Ainsi on no teroit les moindres abaissemens & les moin dres élévations de voix qui soient bien sensi- bles, du moins à nos oreilles.
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Nos vers ne portent point leur mesure avec eux, comme les vers métriques des Grecs & des Romains la portoient. Mais on m'a dit aussi qu'on pourroit, dans la déclamation, ne donner aux notes que la moitié de leur va leur ordinaire. On n'y donneroit à une blanche que la valeur d'une noire; à une noire, la valeur d'une croche, & on évalueroit les autres notes suivant cette proportion-là, ainsi qu'on le feroit dans l'intonation. Je sais bien qu'on ne trouveroit pas d'a bord des personnes capables de lire couram ment cette espéce de musique, & de bien en tonner les notes. Mais des enfans de quinze ans, à qui l'on auroit enseigné cette intona tion durant six mois, en viendroient à bout. Leurs organes se plieroient à cette intonation, à cette prononciation de notes faites sans chan ter, comme ils se plient à l'intonation des no tes de notre musique ordinaire. L'exercice & l'habitude qui suit l'exercice, sont, par rap port à la voix, ce que l'archet & la main du joueur d'instrument sont par rapport au vio lon. Peut-on croire que cette intonation fût même difficile? Il ne s'agiroit que d'accou tumer la voix à faire méthodiquement ce qu'elle fait tous les jours dans la conversation. On y parle quelquefois vite & quelquefois len
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tement. On y employe toutes sortes de tons, & l'on y fait les progressions, soit en haussant la voix, soit en la baissant par toutes sortes d'intervalles possibles. La déclamation notée ne seroit autre chose que les tons & les mou vemens de la prononciation écrites en notes. Certainement la difficulté qui se rencontreroit dans l'exécution d'une pareille note, n'appro cheroit pas de celle qu'il y a de lire à la fois des paroles qu'on n'a jamais lues, & de chan ter & d'accompagner du clavecin ces paroles sur une note qu'on n'a pas étudiée. Cepen dant l'exercice apprend même à des fem mes à faire ces trois opérations en même tems. Quant au moyen d'écrire en notes la dé clamation, soit celui que nous avons indi qué, soit un autre, il ne sauroit être aussi difficile de le réduire en regles certaines, & d'en mettre la méthode en pratique, qu'il l'étoit de trouver l'art d'écrire en notes les pas & les figures d'une entrée de ballet dan sée par huit personnes, principalement les pas étant aussi variés, & les figures aussi en trelassées qu'elles le sont aujourd'hui. Cepen dant Feuillée est venu à bout de trouver cet art, & sa note enseigne même aux Danseurs comment ils doivent porter leurs bras. J'a
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jouterai encore, que quoique sa Corégraphie n'ait été publiée qu'en 1606, néanmoins les personnes de la profession, tant en France que dans les pays étrangers, y savent déja lire couramment.

SECTION X. Continuation des preuves qui montrent que les Anciens écrivoient en notes la déclama tion. Des changemens survenus vers le tems d'Auguste dans la déclamation des Romains. Comparaison de ce changement avec celui qui est arrivé dans notre Musi que & dans notre Danse sous Louis XIV.

Retournons aux preuves de fait, qui mon trent que les Anciens écrivoient en notes la déclamation de leurs piéces de théâtre. Elles sont ici d'un tout autre poids qu'un rai sonnement fondé sur des possibilités. Toutes les fois que Ciceron parle de la dé clamation des vers dramatiques, il en parle, non pas comme nous parlerions de la décla mation des vers de Corneille qui est arbi traire. Ciceron parle de la déclamation des vers dramatiques comme d'une mélodie con
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stante, suivant laquelle on prononçoit tou jours ces vers. Il en parle comme d'une beauté, pour ainsi dire, aussi inhérente aux vers qu'il cite, que la beauté qui resultoit du sens qu'ils renferment, & du choix des mots dont ils sont composés. Ciceron, après avoir rapporté quelques vers d'une Tragédie, dit, voilà des vers excellens. Les sentimens, l'expression, la modulation, tout y respire le deuil (*). Præclarum carmen, est enim rebus, verbis & modis lugubre. C'est ainsi que nous louerions un récit des Opéra de Lulli. Ciceron, dans plusieurs endroits de ses ou vrages, parle des piéces de théâtre de Livius Andronicus, d'Ennius & de Nœvius, trois Poë tes qui vivoient environ deux cens ans avant lui, comme d'une déclamation composée, dans le tems qu'ils avoient mis leurs piéces au théâ tre, & laquelle on suivoit encore cependant dans le tems qu'il écrivoit. Si cette déclama tion n'eût point été couché par écrit, auroit- elle pu se conserver si longtems? Qu'on juge si je change rien au sens de Ciceron. Nous avons vu, dit-il, introduire sur la scène, à la place de la musique simple & grave, des piéces de Nœ vius & de Livius Andronicus, une musique si 130
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pétulante, que les Acteurs, pour suivre la mesure, sont obligés de s'agiter, de faire des roulemens d'yeux, & des contorsions de tête, en un mot, de se démener comme des forcenés. C'est ainsi qu'il s'explique, après avoir dit que Platon n'a point tout-à- fait tort, lorsqu'il soutient qu'on ne sauroit changer la musique dans un pays, sans que ce changement produise une altération sen sible dans les mœurs des habitans. (*) Ego nec tam valde id timendum, nec plane con temnendum puto. Illa quidem musica, quæ solebat quondam complecti severitatem ju- cundam Livianis & Nœvianis modis, nunc videtis ut eadem exultent, cervices oculosque pariter cum modorum flexionibus torqueant. Nous avons déja vu que le geste des Comé diens des Anciens étoit aussi assujetti à la mesure que la récitation même. On commençoit donc du tems de Cice ron à changer la déclamation théâtrale. Cent ans après Ciceron, Quintilien trouvoit déja cette déclamation si remplie de tons effé minés & si lascive, qu'après avoir décidé qu'il faut faire apprendre la musique aux enfans, il ajoute, qu'il n'entend point dire qu'il faille leur faire prendre le goût de la musi 131
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que, qui de son tems régnoit sur la scène. Ses chants, continue-t'il, sont si remplis d'impudence & de lasciveté, qu'on les peut accuser d'avoir beaucop contribué à étouffer le peu de courage viril qui nous restoit. (*) Non hanc a me præcipi, quæ nunc in scenis effeminata & impudicis modis fracta, non ex parte minima, si quid in nobis virilis roboris manebat, excidit. Tous les An- ciens étoient persuadés que le caractere de la musique qui étoit le plus en usage dans un certain pays, influoit beaucoup sur les mœurs de ses habitans. Oserons-nous con damner une opinion si générale sur des cho ses de fait, & qui se passoient sous les yeux de ceux qui les ont écrites, quand nous n'a- vons qu'une connoissance imparfaite de la musique des Anciens? J'en appellerois à la Philosophie, dont notre siécle fait particu liérement profession. On peut même ob server aujourd'hui dans les lieux où les ha bitans sont de religions différentes, qu'ils ne sortent pas de leurs Eglises après le ser vice avec la même humeur. Cette affection passagere s'y tourne même en habitude. En quelque pays le Souverain a été obligé d'ex citer par des actes publics, le peuple devenu 132
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Protestant, à prendre les mêmes divertis semens les jours de Dimanche après le ser vice, qu'il prenoit bien avant que le culte religieux y eût été changé avec la confession de foi, sans qu'on l'y exhortât. Quittons une matiere qui deviendroit bientôt trop sé rieuse, & revenons à notre sujet. Ceux qui ne connoissent pas d'autres théâ tres que le théâtre François, ne compren dront pas d'abord tout le sens du passage de Quintilien que je viens de citer. Quoiqu'on y ait vu quelques piéces assez licentieuses, néanmoins on y a toujours observé une grande décence, soit quant aux tons, soit quant aux gestes. Mais il y a des théâtres étrangers où les Acteurs tombent tous les jours dans le vice que Quintilien reprend, en imitant tous les tons & tous les accens, pour ne point entrer dans d'autres dé tails, que prennent les plus passionnées, quand elles se trouvent enfin en pleine liberté. En lisant l'art poëtique d'Horace, on voit bien que le vice reproché par Quinti lien à la déclamation théatrale de son tems, venoit de ce qu'on l'avoit voulu rendre plus vive, plus affectueuse & plus expressive tant du côté de la récitation, que du côté du geste, qu'elle ne l'avoit été dans les
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tems antérieurs. Comme Horace a écrit après Ciceron & avant Quintilien, il est cu rieux d'examiner ce qu'il dit sur les chan gemens arrivés dans la déclamation théatrale, & sur la différence qu'il y avoit entre la nouvelle maniere de réciter & l'ancienne. Autrefois, dit Horace, on ne se servoit point pour accompagner, ni pour soutenir les chœurs, de flutes d'un volume égal à celui de nos trompettes, & qu'il fallût relier avec du fil de laiton. On n'employoit au théâtre que des instrumens à vent des plus simples, & dont la portée étoit très-bornée, parce qu'ils n'étoient percés que d'un petit nombre de trous.
Tibia non ut nunc orichalco vincta, tubaque
Aemula, sed tenuis simplexque foramine
pauco
Adspirare & adesse choris erat utilis. (*) Mais, ajoute Horace, la chose est bien changée. Premierement, le mouvement a été accéléré, & l'on se sert pour le regler, de mesures dont on ne se servoit pas au 133
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trefois, ce qui a fait perdre à la récitation son ancienne gravité. Accessit numerisque modisque licentia major. On a encore donné, continue Horace, aux instrumens une portée plus grande que celle qu'ils avoient précédemment. Les tons sur lesquels on déclame, s'étant ainsi multi pliés, il entre plus de sons différens dans la récitation, qu'il n'y en entroit autrefois. Il faut que les Acteurs tirent de leurs poulmons bien des sons qu'ils n'étoient pas obligés d'en tirer, s'ils veulent suivre ces nouveaux in strumens dont les cordes leur font leur pro cès avec sévérité, quand ils y manquent. En effet, plus une déclamation étoit chantante, plus les fautes de ceux qui l'exécutoient, de- voient être sensibles. Qu'il me soit permis, pour éclaircir ce passage d'Horace, de me servir d'une com paraison tirée du chant de l'Eglise. Saint Ambroise ne fit entrer dans le chant qu'on nomme encore aujourd'hui le chant Ambro sien, que quatre modes, qu'on appelle les Autentiques. Ce chant en étoit toujours plus grave, mais il en avoit moins de beauté & moins d'expression. Des quinze cordes,
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ou des quinze notes principales qu'avoit le systême de la musique harmonique, il y avoit même quatre tons, le ton le plus haut, & les trois tons les plus bas qui n'entroient point dans le chant Ambrosien. Quand saint Am broise le composa (*), les théâtres étoient encore ouverts, & l'on y récitoit dans la même langue en laquelle on chantoit à l'E glise. Ce Saint ne voulut point, suivant l'apparence, qu'on entendît à l'Eglise les tons propres & fréquens au théâtre. Saint Gré goire qui régla le chant qu'on appelle Gré gorien, environ cinquante ans (**) après que les théâtres eurent été fermés, y employa huit modes, en ajoutant aux quatre dont saint Ambroise s'étoit servi, les modes, appellés Plagaux. Ainsi les quinze cordes de la mu sique ancienne entrerent dans le chant Gré- gorien, & tout le monde a trouvé que le chant Grégorien surpassoit tellement en beau té le chant Ambrosien, que dès le tems de nos Rois de la seconde race, les Eglises des Gaules quitterent l'usage du chant Ambrosien pour y substituer le chant Grégorien. Horace reprend la parole. Les Acteurs se sont encore trouvés en même tems dans 134 135
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l'obligation de presser leur geste, & de hâ ter leur prononciation, parce que le mou vement avoit été accéleré. Ainsi leur décla mation précipitée a paru une maniere de ré citer toute nouvelle. Enfin il est devenu nécessaire que le joueur d'instrument, qui doit donner des tons si difficiles à prendre, passât souvent d'un endroit de la scène à l'autre, afin que les tons qu'il donneroit, fussent mieux entendus des Acteurs, quand il seroit plus proche d'eux. Ainsi notre dé clamation théatrale est devenue si vive & si passionnée, que l'Acteur qui devroit réciter le plus posément, qu'un personnage qui raisonne sensément sur l'avenir, débite au jourd'hui les maximes les plus sages avec autant d'agitation que la Prêtresse de Del phes en pouvoit montrer, lorsqu'elle rendoit ses Oracles assise sur le Trépié.
Sic priscæ motumque & luxuriam addidit
arti
Tibicen, traxitque vagus per pulpita vestem;
Sic etiam fidibus voces crevere severis,
Et tulit insolitum eloquium facundia præ-
ceps,
Utiliumque sagax rerum & divina futuri,
Sortilegis non discrepuit sententia Delphis.
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La gesticulation précipitée de ces Acteurs aura paru des mouvemens convulsifs à ceux qui avoient été accoutumés à une récitation plus unie & plus lente. C'est ainsi que le jeu des Comédiens Italiens paroîtroit une dé clamation de possédés à des spectateurs qui n'auroient jamais vu jouer que des Comé diens Anglois. La nouvelle maniere de ré citer, aura donc paru fort extraordinaire aux Romains dans ses commencemens; mais ils s'y seront habitués dans la suite, parce qu'on s'accoutume facilement aux nouveau tés, qui mettent plus d'action, & qui jettent plus d'ame dans les représentations théa trales. Il y a même de bonnes raisons pour croire que la premiere cause du changement qui survint dans la déclamation théatrale du tems de Cicéron, venoit de ce que les Ro mains, qui depuis cent ans avoient beaucoup de commerce avec la Grece où ils alloient même étudier les arts & les sciences, chan gerent alors leur maniere de prononcer. Le théâtre n'aura fait qu'imiter le monde, & copier son original. C'est Cicéron même qui nous apprend que la prononciation des Romains de son tems étoit bien différente de la prononciation de
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leurs ancêtres. Elle étoit devenue chargée d'accens, d'aspirations & de ports de voix imités de la prononciation des Etrangers. Voilà ce que Cicéron appelle une nouvelle mode venue d'ailleurs. Peregrinam inso lentiam. Jugeons, fait dire cet Auteur à Crassus, de l'ancienne prononciation, par la maniere dont quelques femmes prononcent encore aujourd'hui. Comme les femmes sont moins souvent dans le monde que les hommes, elles sont moins sujettes qu'eux à rien altérer dans la prononciation qu'elles ont apprise durant l'enfance. Lorsque j'en- tends parler ma belle-mere Lælia, continue Crassus, il me semble que j'entends réciter les piéces de Plaute & de Nœvius, car elle prononce uniment, sans emphase & sans af fecter les accens & les inflexions de voix des langues étrangeres. Ne suis-je pas bien fondé à croire que le pere de Lælia pronon çoit comme elle prononce (*)? Equidem cum audio socrum meam Læliam, facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conservant, quod multorum sermonis exper tes tenent semper, quæ prima didicerunt, sed eam sic audio, ut Plautum mihi ac Nœvium videar audire, sono ipso vocis ita recto & 136
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simplici, ut nihil ostentationis aut imita- tionis afferre videatur, ex quo sic locutum ejus patrem judico. Nous avons déja cité ce passage pour montrer que la déclamation des piéces de théâtre n'étoit point un chant proprement dit, puisqu'elle étoit si sem blable à celle des conversations ordinaires. Les Nations peuvent changer de prononcia tion, comme elles peuvent changer de langue. Sous le regne de Henri IV le ton & l'accent des Gascons s'introduisoient à la Cour de France. Mais la mode de prendre l'un & l'autre, y finit avec le regne de ce Prince, qui aimoit les Gascons, & qui les avançoit préférablement à ses autres sujets, parce qu'il étoit né, & parce qu'il avoit été élevé dans leur pays. Il est comme impossible que le geste des personnes qui parlent une langue dont la prononciation est devenue plus vive & plus accentuée, ne devienne pas aussi & plus vif & plus fréquent. Cela s'ensuit de l'organi sation du corps humain. Gestus cum ipsa orationis celeritate crebescit, dit Quinti lien. (*) En effet, cet Auteur, après avoir loué les préceptes que Cicéron donne sur le geste de l'Orateur, ajoute: Nous sommes 137
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accoutumés présentement à voir un geste plus animé. Nous exigeons même de nos Orateurs cette action plus agitée, pour ainsi dire: Sed jam recepta est actio paulo agita tior, etiam & exigitur. Pline le jeune, qui avoit été disciple de Quintilien, écrit à un de ses amis, qu'il a honte de lui raconter ce qu'avoient dit les Orateurs qu'il venoit d'entendre, & de l'en trenir des diminutions efféminées de la voix, dont leur déclamation étoit remplie. (*) Pudet referre, quæ & quam fracta pronuntia- tione dicantur. Une déclamation où l'on veut mettre trop d'expression, doit tomber dans les deux vices opposés. Quelquefois elle doit être trop emportée & remplie de ports de voix outrés. Quelquefois la récitation doit être trop énervée. Aussi Pline (**) repro che-t'il encore à la déclamation qu'il censure, de dégénérer quelquefois en criaillerie. Il l'appelle, Immodicum insolitumque clamo rem. Cet Auteur raconte encore que Do mitius Afer, Orateur célébre dans l'Histoire Romaine, & qui pouvoit avoir commencé de plaider environ trente ans après la mort de Cicéron, appelloit la nouvelle mode de 138 139
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déclamer, la perte de l'éloquence. Artifi cium hoc periit, disoit-il, après avoir en tendu plaider de jeunes gens. Mais la cri tique d'Afer étoit peut-être une censure ou trée. Du moins est-il certain que cet Ora teur déclamoit dans un goût entiérement op posé à celui qu'il reprend ici, & qu'il pro- nonçoit gravement, & même avec beaucoup de lenteur. Cum apud Centumviros diceret graviter & lente, hoc enim illi actionis ge nus erat, dit Pline, en parlant d'Afer. Aussi mon intention n'est-elle pas, en rapportant tous ces passages, de prouver que les Ro mains ayent eu tort de changer leur maniere de déclamer, mais bien de montrer qu'ils la changerent réellement, & que ce fut du tems de Cicéron qu'ils commencerent à la changer. Il est vrai, suivant les apparences, qu'on aura outré les choses, parce que la modé ration est rare parmi les hommes, & parce que les Compositeurs de déclamation, les joueurs d'instrumens & les Acteurs se seront piqués de renchérir les uns sur les autres en fait d'expression. C'est ce qui arrive tou jours dans les nouveautés qui sont goutées du public. Quelques Artisans restent en deçà des bornes que la raison prescrit. D'au
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tres les passent, & donnent dans des excès outrés. La musique a eu en France depuis quatre- vingt ans une destinée approchante de celle que la déclamation eût à Rome du tems de Cicéron. Il y a six vingt ans que les chants qui se composoient en France, n'étoient gé néralement parlant, qu'une suite de notes longues, & ce que les Musiciens appellent quelquefois du gros Fa. Le mouvement de l'exécution étoit très-lent. Les Chantres, ni les joueurs d'instrumens, n'étoient point même capables d'exécuter une musique plus difficile. On ne songeoit pas encore à en composer d'autres. Peut-être avoit-on fait mieux dans les tems antérieurs, mais on étoit déchu. Ceux qui savent le mieux la mu sique & l'histoire de notre musique, que j'ai toujours consultés avant que de rien mettre sur le papier, m'ont assuré que l'état de notre musique étoit, il y a six vingt ans, tel que je le décris. La nécessité n'avoit pas même encore enseigné à la mesurer en l'écrivant. Le goût a bien changé depuis, & la pro gression de nos chants est devenue si accé lerée, qu'ils sont quelquefois & sans agré ment & sans expression.
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Ce changement a été l'occasion d'un chan gement encore plus grand survenu dans notre danse, & principalement dans la danse du théâtre. Il y a quatrevingt ans que le mou vement de tous les airs de ballet étoit un mouvement lent, & leur chant, s'il est per mis d'user de cette expression, marchoit posément, même dans sa plus grande ga yeté. On exécutoit ces airs avec des Luths, des Théorbes & des Violes qu'on mêloit à quel ques Violons, & les pas & les figures de ballets composés sur les airs dont je parle, étoient lents & simples. Les Danseurs pou voient garder toute la décence possible dans leur maintien, en exécutant ces ballets, dont la danse n'étoit presque pas différente de celle des bals ordinaires. Le petit Moliere avoit à peine montré par deux ou trois airs qu'il étoit possible de faire mieux, quand Lulli parut, & quand il commença de composer pour les ballets de ces airs qu'on appelle des airs de vîtesse. Comme les Danseurs qui exécutoient les ballets composés sur ces airs, étoient obligés à se mouvoir avec plus de vîtesse & plus d'action que les Danseurs ne l'avoient faits jusqu'alors, bien des personnes dirent qu'on
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corrompoit le bon goût de la danse, & qu'on alloit en faire un Baladinage. Les Dan seurs eux-mêmes n'entrerent qu'avec peine dans l'esprit des nouveaux airs, & souvent il arriva que Lulli fut obligé de composer lui-même les entrées qu'il vouloit faire dan ser sur les airs dont je parle. Il fut obligé de composer lui-même les pas & les figures de l'entrée de la Chaconne de Cadmus, par- ce que Beauchamps qui faisoit alors ses bal lets, n'entroit point à son gré dans le cara ctere de cet air de violon. Le succès des airs de vîtesse donna l'idée à Lulli d'en composer qui fussent à la fois & vîtes & caractérisés. On appelle commu nément des airs caractérisés ceux dont le chant & le rithme imitent le goût d'une mu sique particuliere, & qu'on imagine avoir été propre à certains peuples, & même à de certains personnages fabuleux de l'antiquité, qui peut-être n'existerent jamais. L'imagi nation se forme donc cette idée sur le chant & sur la musique, convenable à certains personnages, suivant ce qu'on peut savoir du caractere de ces personnages à qui le Mu- sicien prête des airs de son invention. C'est sur le rapport que des airs peuvent avoir avec cette idée, laquelle bien qu'elle soit
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une idée vague, est néanmoins à peu près la même dans toutes les têtes, que nous ju geons de la convenance de ces mêmes airs. Comme nous l'avons déja dit, il est un vrai semblable, même pour cette musique ima ginaire. Quoique nous n'ayons jamais en tendu la musique de Pluton, nous ne laissons pas de trouver une espéce de vraisemblance dans les airs de violon, sur lesquels Lulli fait danser la suite du Dieu des Enfers dans le quatriéme Acte de l'Opéra d'Alceste, parce que ces airs respirent un contentement tranquille & sérieux, & comme Lulli le di soit lui-même, une joie voilée. En effet, des airs caractérisés, par rapport aux fan tômes que notre imagination s'est formés, sont susceptibles de toutes sortes d'expressions comme les autres airs. Ils expriment bien la même chose que les autres airs, mais c'est dans un goût particulier & conforme à la vraisemblance que nous avons imaginée. Comme les Compositeurs de ballet dont Lulli se servoit, ne se perfectionnoient pas aussi vîte que lui, il fut obligé souvent de composer encore lui-même le ballet des airs d'un caractere marqué. Lulli, six mois avant que de mourir, fit lui-même le ballet de l'air sur lequel il vouloit faire danser les Ci
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clopes (*) de la suite de Poliphême. Mais les Danseurs se sont tellement perfectionnés dans la suite, quils ont rencheri sur les Mu siciens, auxquels ils ont suggeré quelquefois l'idée d'airs de violon d'un caractere nouveau, & propre à des ballets, dont nos Danseurs avoient imaginé l'idée. Cette émulation a donné lieu de mettre dans les ballets & dans les airs de violon une variété & une élégance qu'on n'y voyoit pas autrefois. Il y a soixante ans que les Faunes, les Bergers, les Paysans, les Ciclopes & les Tritons dansoient presque uniformement. La danse est aujourd'hui divisée en plusieurs caracteres. Si je ne me trompe pas, les gens du métier en comptent jusqu'à seize, & cha cun de ces caracteres a sur le théâtre des pas, des attitudes & des figures qui lui sont pro pres. Les femmes mêmes sont entrées peu à peu dans ces caracteres. Elles le font sentir dans leur danse aussi-bien que les hommes. Je ne dirai pas qu'on n'ait point quelque fois gâté notre musique & notre danse à force de les vouloir enrichir & de vouloir les rendre plus expressives. Mais c'est une destinée inévitable à tous les arts qui font un progrès considérable. Il se trouve toujours 140
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des Artisans qui passent le but, & qui défi gurent leur ouvrage à force de vouloir le rendre élégant. Les personnes qui tiennent pour l'ancien goût, alléguent ordinairement les excès où tombent les Artisans qui outrent ce qu'ils font, lorsqu'elles veulent prouver que le goût nouveau est vicieux. Mais le public qui sait discerner entre les défauts de l'art & les fautes de l'Artisan, ne trouve pas que les inventions nouvelles soient de mau vaises choses, parce qu'on en abuse. Ainsi le public s'est si bien accoutumé à la nou velle danse de théâtre, qu'il trouveroit fade aujourd'hui le goût de danse, lequel y re gnoit il y a soixante ans. Ceux qui ont vu notre danse théatrale arriver par dégrés à la perfection où elle est parvenue, n'en sont pas si frappés; mais les Etrangers qui ont été longtems sans venir en France, sont très-surpris d'un progrès qui leur semble un progrès subit. Après cette disgression qui paroît expliquer sensiblement un passage d'Horace fort important, mais entendu, re venons à la déclamation théatrale des An ciens. Ce que je vais dire sur la maniere dont elle s'exécutoit, suffiroit seul pour prouver tout ce que je puis avoir avancé.
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SECTION XI. Les Romains partageoient souvent la décla mation théatrale entre les deux Acteurs, dont l'un prononçoit, tandis que l'autre faisoit des gestes.

La déclamation de plusieurs scènes des piéces dramatiques étoit souvent partagée entre deux Acteurs. L'un étoit chargé de pronon cer, & l'autre étoit chargé de faire les ge stes. Or comment auroit-il été possible que ces deux Acteurs eussent toujours été d'ac cord entr'eux, & que l'un & l'autre fussent en cadence avec l'accompagnement, si la dé clamation n'avoit pas été concertée, de ma niere que chacun sût précisement ce que son compagnon devoit faire, & dans quel espace de tems il l'exécuteroit? Cela pouvoit - il s'arranger sans qu'il y eût rien d'écrit. En trons en preuve. Tite - Live, après avoir fait l'histoire des premieres réprésentations théatrales qu'on vit à Rome, après avoir dit, concernant les premiers progrès de ces répré sentations, ce que nous avons rapporté dans la Section précédente, raconte, en conti
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nuant l'histoire de la scène Romaine, l'avan ture qui donna l'idée de partager la déclama tion, pour ainsi dire, en deux tâches, & il dit même les raisons qui furent cause que cet usage s'établit comme l'usage le meilleur. Livius Andronicus, Poëte célébre & qui vivoit à Rome environ cinq cens quatorze ans après sa fondation, & environ six-vingt ans après qu'on y eût ouvert les théâtres, jouoit lui-même dans une de ses piéces. C'é toit alors la coutume que les Poëtes dramati ques montassent eux-mêmes sur le théâtre, pour y réciter dans leurs ouvrages. Le peu ple qui se donnoit la liberté qu'il prend en core en France & en Italie, de faire répéter les endroits qui lui plaisent: le peuple, dis- je, à force de crier Bis, le mot est Latin, fit réciter si longtems le pauvre Andronicus, qu'il s'enroua. Hors d'état de déclamer da vantage, il fit trouver bon au peuple qu'un Esclave placé devant le joueur d'instrument, récitât les vers; & tandis que cet Esclave ré citoit, Andronicus fit les mêmes gestes qu'il avoit fait en récitant lui-même. On remar qua que son action étoit alors beaucoup plus animée, parce qu'il employoit toutes ses for ces à faire les gestes, quand c'étoit un autre qui étoit chargé du soin & de la peine de
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prononcer. De-là, continue Tite-Live, na quit l'usage de partager la déclamation entre deux Acteurs, & de réciter, pour ainsi dire, à la cadence du geste des Comédiens; & cet usage a si bien prévalu, que les Comédiens ne prononcent plus eux-mêmes que les vers des dialogues. Livius .... idem scilicet, quod omnes tunc erant, suorum carminum actor dicitur, cum sæpius revocatus vocem obtudisset, venia petita puerum ad canen dum ante tibicinem cum statuisset, canticum egisse aliquanto magis vigenti motu, quia nihil vocis usus impediebat. Inde ad ma num cantari histrionibus cæptum, diverbia que tantum ipsorum voci relicta (*). Je crois qu'il seroit inutile d'exposer de quel poids est ici l'autorité de Tite-Live, & de faire voir que tous les raisonnemens possibles ne doi vent pas balancer un moment sa déposition. Il n'y aura personne qui ne sente bien cette vérité. Le passage que je viens de citer, n'a pas besoin d'autre Commentaire que d'une expli cation autentique des mots Canticum & Di verbium. Nous la trouvons dans Diomede. Cet ancien Grammairien, après avoir dit que les piéces de théâtres étoient composés de 141
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chœurs, de dialogues & de monologues, ajoute: Les dialogues sont les endroits d'une piéce où plusieurs personnes conversent en semble, Les cantiques ou monologues sont les endroits d'une piéce dans lesquels, un Acteur parle étant seul, ou dans lesquels, supposé qu'il y ait un second Acteur sur la scène, le second personnage ne dialogue point avec le premier, & cela de maniere que si ce second personnage dit quelque cho se, il ne le dise qu'en forme d'à parte, c'est- à-dire, sans adresser la parole au premier (*) Membra Comœdiarum tria sunt. Diver bium, Canticum & Chorus. Diverbia sunt partes Comædiarum, in quibus diversorum personæ versantur. In Canticis autem una tantum debet esse persona, aut si duæ fuerint, ita debent esse, ut ex occulto una audiat & eloquatur, sed secum, si opus fuerit, verba faciat. On fera réflexion que ces endroits d'une piéce dramatique que les Anciens ap pelloient des Cantiques, sont ordinairement les endroits les plus passionnés, parce que l'Acteur qui se croit dans une entiere liberté, y donne l'effort à ses sentimens les plus se crets & les plus impétueux, qu'il contraint, ou qu'il déguise dans les autres scènes. 142
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On peut se faire quelque idée du chant ou de la déclamation harmonieuse de ces Can tiques, par ce qu'en dit Quintilien, quoiqu'il n'en parle que par occasion. Cet Auteur, en raisonnant sur un endroit de l'Oraison de Cicéron pour Milon, qui devoit devenir em phatique dans la prononciation, dit que cet endroit tenoit du Cantique. On sent bien, ajoute Quintilien, qu'il est impossible de le réciter sans renverser un peu la tête en arrie re, comme l'on est porté à le faire par un instinct machinal, lorsqu'on veut prononcer quelque chose avec emphase. La voix a une issue plus aisée, lorsqu'on tient la tête dans cette situation (*). Pleniore tamen hæc ca nali fluunt: Vos Albani tumuli atque luci, &c. Nam Cantici quiddam habent, sensimque re- supina sunt. Quintilien dit encore dans un autre endroit, que nous avons déja cité, quand nous avons voulu prouver que la déclamation des Anciens n'étoit pas un chant musical tel que les nôtres, qu'il faut bien qu'un enfant, à qui l'on fait lire les Poëtes, les lise autre ment qu'il ne liroit de la prose, mais qu'il ne faut pas qu'il laisse échapper sa voix, com 143
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me s'il récitoit un Cantique, sur le theâtre (*). Sit autem lectio virilis & cum suavitate qua dam gravis, non quidem prosæ similis, quia carmen est & Poëta canere est testantur. Non tamen in Canticum dissoluta. Comme Tite-Live ne fait que narrer l'ori gine de l'usage qui se pratiquoit de son tems, je ne songerois point à confirmer son récit par le témoignage d'autres Auteurs, si la cho se qu'il nous apprend, ne devoit point pa roître extraordinaire. Mais comme il est impossible que bien des gens ne trouvent pas étrange, je crois à propos de rapporter en core quelques passages des Auteurs anciens, qui disent la même chose que Tite-Live. Valere Maxime qui écrivoit sous Tibere, raconte l'avanture d'Andronicus presque dans les mêmes termes que Tite-Live. Il dit, en parlant de ce Poëte: Andronicus, en jouant dans une de ses Tragédies, fut obligé par les Spectateurs à répéter tant de fois un en droit de la piéce, qu'il s'enroua de maniere qu'il fût obligé, pour continuer, à faire ré citer les vers par un de ses esclaves accom pagné du joueur de flute, tandis que lui, An dronicus, il faisoit les gestes (**). Is sui 144 145
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operis Actor, cum sæpius a populo revocatus vocem obtudisset, adhibito pueri & tibicinis concentu gesticulationem tacitus peregit. Lucien dans l'écrit (*) qu'il a composé sur l'art de la danse, tel que l'avoient les An ciens, dit, en parlant des personnages tragi- ques, qu'on leur entend prononcer de tems en tems quelques vers ïambes, & qu'en les prononçant, ils n'ont attention qu'à bien fai re sortir leur voix, car les Artisans ou les Poëtes qui ont mis les piéces au théâtre, ont pourvu au reste. Cet Auteur ajoute quel ques lignes après. Autrefois c'étoient les mê- mes personnes qui récitoient & qui faisoient les gestes; mais comme l'action troubloit la liberté de la respiration, & nuisoit ainsi à la réputation, on a donné à ceux qui font les gestes des Chanteurs qui prononçassent pour eux. Aulugelle, contemporain de Lu cien, dit que les Chanteurs, qui de son tems récitoient sans se remuer, faisoient aussi les gestes en récitant sur l'ancien théâtre (**). Saltabundi autem canebant, quæ nunc stan- tes canunt. Tous ces récits sont encore appuyés du témoignage de Donat, qui a écrit expressé 146 147
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ment sur le théâtre. Les Comédiens, dit-il, en parlant des piéces de Térence, pronon çoient eux - mêmes les dialogues, mais les Cantiques étoient mis en modulation, non point par le poëte, mais par un habile Mu sicien (*). Diverbia histriones pronuncia bant. Cantica vero temperabantur modis non a Poëta, sed a perito artis Musices factis. Enfin, Isidore de Séville, qui du moins a pu voir des gens qui eussent vu réprésen ter sur les anciens théâtres de Rome, fait mention de ce partage de la déclamation en tre deux Acteurs. Il dit en parlant d'une des parties du théâtre, que c'étoit-là que les poëtes & ceux qui chantoient des Tragédies ou des Comédies, se plaçoient pour pronon cer leurs récits, durant lesquels d'autres Acteurs faisoient les gestes. On voit par l'histoire de Livius Andronicus, rapportée dans Tite-Li ve, & par plusieurs autres passages des Au teurs anciens, que les Poëtes chantoient sou vent dans leurs piéces; c'est-à-dire, qu'ils y prononçoient eux-mêmes ces endroits que les Gesticulateurs ne prononçoient pas (**). Ibi enim Poëtæ, Comœdi & Tragœdi ad cer- 148 149
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tamen conscendebant, iisque canentibus, alii gestus edebant. Quatre vers d'une Epigram- me de l'Anthologie Latine, décrivent très- bien un Acteur qui fait les gestes convena bles à ce que récitent d'autres Acteurs, après que le chœur a cessé de parler.
Ingressus scenam populum saltator adorat.
Solerti spondens prodere verba manu:
Nam cum grata chorus diffudit cantica dulcis,
Quæ resonat cantor, motibus ipse probat. Nous exposerons plus bas pourquoi nous traduisons Saltator par Acteur. Il est à propos de faire penser ici le lecteur à trois choses. L'une est, que les théâtres des Anciens étoient bien plus vastes que les nôtres, & qu'ils étoient encore moins éclai rés. Comme je le dirai tantôt, le jour qui éclairoit la scène antique, n'y pouvoit pas jetter autant de lumieres que nos illumina tions théatrales en jettent sur la scène des théâtres modernes. Ainsi les Anciens ne voyoient pas leurs Acteurs d'aussi près, ni aussi distinctement que nous voyons les nô tres. La seconde est, que les Acteurs des Anciens jouoient masqués, & par conséquent on ne pouvoit pas voir aux mouvemens de la bouche & des muscles du visage, s'ils par
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loient, ou s'ils ne parloient pas. Ainsi le spectateur ne sentoit pas le ridicule qu'on ima gine d'abord dans deux personnes, dont l'u- ne feroit des gestes sans parler, tandis que l'autre réciteroit sur un ton pathétique les bras croisés. En troisiéme lieu, comme les masques des Comédiens servoient alors pour augmenter la force de la voix, ainsi que nous l'exposerons plus bas, ces masques devoient en altérer le son assez pour rendre difficile de connoître, si, par exemple, la voix que Mi cion avoit eue dans le Cantique, étoit la mê me voix que Micion avoit dans les Dialogues. Suivant les apparences, on choisissoit un Chanteur dont la voix approchât, autant qu'il étoit possible, de la voix du Comédien, & l'on peut croire qu'il n'étoit plus possible de reconnoître les deux voix, & de les distin guer, quand elles avoient passé par le mas que. Ce Chanteur se plaçoit sur une espé ce d'Estrade (*), laquelle étoit vers le bas de la scène. 150 *    *    *
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SECTION XII. Des Masques des Comédiens de l'Antiquité.

Je crois devoir faire ici une espéce de di gression sur les masques dont les Comé diens Grecs & les Comédiens Romains se cou vroient la tête en jouant. Elle aidera à mieux entendre ce qui me reste à dire sur le partage de la déclamation entre le Gesticulateur & le Chanteur. Eschille avoit introduit en Grece cet usage. Diomede (*) nous dit bien que ce fut un Rosius Gallus, qui le premier porta un masque sur le théâtre à Rome, pour ca cher le défaut de ses yeux qui étoient bigles, mais il ne nous dit pas quand Rosius vivoit. Personis vero uti primus cœpit Rosius Gallus præcipuus hiflrio, quod oculis obversis erat, nec satis decorus in personis, nisi parasitos pronunciabat. Cet usage s'est même conser vé en partie sur les théâtres modernes. Plu sieurs personnages de la Comédie Italienne sont masqués. Quoique nous n'ayons jamais fait prendre le masque à tous nos Acteurs, comme les Anciens, néanmoins il n'y a pas encore longtems qu'on se servoit assez com 151
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munément du masque sur le théâtre François dans la réprésentation des Comédies. On s'en servoit même quelquefois dans la répré- sentation des Tragédies. Le masque quoi que banni de nos Tragédies, ne l'est pas en core entierement de nos Comédies. Tous les Acteurs des Anciens jouoient mas qués, & chaque genre de Poësie dramatique avoit des masques particuliers. Dans le Trai té de Lucien, intitulé le Gymnase, & qui est en forme de dialogue entre Solon & le Scy the Anacharsis, ce dernier dit à Solon, qui venoit de lui parler de l'utilité des Tragédies & des Comédies „J'en ai vu jouer aux Bac canales. Dans la Tragédie, les Acteurs sont montés sur des espéces d'échasses, & ils portent des masques, dont la bouche est d'une ouverture énorme. Il en sort avec fracas des mots graves & sententieux. Dans la Comédie, les Acteurs chaussés & vêtus à l'ordinaire, ne crient point si haut, mais leurs masques sont encore plus ridicules que ceux des premiers„. Il est vrai qu'à l'aide de ces masques, l'A cteur paroissoit aussi conforme qu'il le vou loit, au caractere qu'il devoit soutenir. Les Acteurs anciens, tant ceux qui jouoient la Tragédie, que ceux qui jouoient la Comé
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die, avoient plusieurs masques, & ils en chan geoient (*). Major in personis observatio est apud Comicos Tragicosque; multis enim utuntur & variis. Car les gens de théâtre croyoient alors qu'une certaine physionomie étoit tellement essentielle au personnage d'un certain caractere, qu'ils pensoient que pour donner une connoissance complette du cara ctere de ce personnage, ils devoient donner le dessein du masque propre à le réprésenter. Ils plaçoient dont après la définition de cha que personnage, telle qu'on a coutume de la mettre à la tête des piéces des théâtres, & sous le titre de Dramatis personæ, un des sein de ce masque. Cette instruction leur sembloit nécessaire. En effet, ces masques réprésentoient non- seulement le visage, mais ils réprésentoient encore la tête entiere, ou serrée ou large, ou chauve ou couverte de cheveux, ou ronde ou pointue, quoique feu Monsieur Perrault ait cru le contraire. Cet Ecrivain plein d'hon neur & de probité, étoit de plus si galant homme, que lui-même il me pardonneroit la remarque que je vais faire. La vénération que je conserve pour sa mémoire, me fait 152
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même croire qu'il auroit corrigé sa faute, si l'on l'en avoit averti. Tout le monde sait la Fable de Phédre (*), dans laquelle un Renard s'écrie, après avoir examiné un masque de Tragédie: Avec quel le mine on manque de cervelle? Quanta species, inquit, cerebrum non habet. Voici la Critique de M. Perrault (**): Dans Esope c'est un singe, qui trouvant une tête chez un Sculpteur, dit, voilà une belle tête, c'est dommage qu'elle manque de cervelle. La chose va fort bien de la maniere qu'Esope la raconte, parce qu'une tête est faite pour avoir de la cervelle; mais il n'y a nul sel à le dire d'un masque ou d'un visage qui ne sont point faits pour en avoir, & à qui ce n'est point un reproche d'en manquer. Est-ce avoir du goût que d'altérer ainsi une Fable? Mais les masques dont parle Phédre, étoient dans le même cas que la tête d'Esope. Ces mas ques couvroient toute la tête de l'Acteur, & ils paroissoient faits pour avoir de la cervelle. On peut le voir en ouvrant l'ancien manu scrit de Térence qui est à la Bibliothéque du Roi, & même le Térence de Madame Dacier. 153 154
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L'usage des masques empêchoit donc qu'on ne vit souvent un Acteur déja flétri par l'âge, jouer le personnage d'un jeune homme amou reux & aimé. Hypolithe, Hercule & Ne stor ne paroissoient sur le théâtre qu'avec une tête reconnoissable à l'aide de sa convenance avec leur caractere connu. Le visage sous lequel l'Acteur paroissoit, étoit toujours as sorti à son rôle, & l'on ne voyoit jamais un Comédien jouer le rôle d'un honnête hom me avec la physionomie d'un fripon parfait. Les Compositeurs de déclamation, c'est Quin tilien qui parle, lorsqu'ils mettent une piéce au théâtre, savent tirer des masques mêmes le pathétique. Dans les Tragédies, Niobé paroît avec un visage triste, & Médée nous annonce son caractere par l'air atroce de sa physionomie. La force & la fierté sont dé peintes sur le masque d'Hercule. Le masque d'Ajax, est le visage d'un homme hors de lui-même. Dans les Comédies, les masques des valets, des marchands d'Esclaves & des Parasites, ceux des personnages d'hommes grossiers, de soldat, de vieille, de courtisan ne & de femme esclave, ont tous leur cara ctere particulier. On discerne par le mas que, le vieillard austere d'avec le vieillard in dulgent; les jeunes gens qui sont sages, d'avec
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ceux qui sont débauchés; une jeune fille d'a vec une femme de dignité- Si le pere, des intérêts duquel il s'agit principalement dans la Comédie, doit être quelquefois content & quelquefois fâché, il a un des sourcils de son masque froncé, & l'autre rabatu, & il a une grande attention à montrer aux spectateurs celui des côtés de son masque, lequel con vient à sa situation présente. C'est ainsi que Monsieur Boindin explique (*) les dernieres lignes du passage de Quintilien, en suppo sant que le Comédien qui portoit ce masque, se tournoit tantôt d'un côté, tantôt d'un au tre, pour montrer toujours le côté du visage qui convenoit à sa situation actuelle, quand on jouoit les scènes où il devoit changer d'af fection, sans qu'il pût aller changer de mas que derriere le théâtre. Par exemple, si ce pere entroit content sur la scène, il pré sentoit d'abord le côté de son masque dont le sourcil étoit rabatu; & lorsqu'il chan geoit de sentiment, il marchoit sur le théâ tre, & il faisoit si bien qu'il présentoit le côté du masque dont le sourcil étoit fron cé, observant dans l'une & dans l'autre situation de se tourner toujours de profil. 155
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Les Comédiens Romains avoient une atten tion particuliere à cette partie de leur jeu. (*) Itaque in iis, quæ ad scenam componuntur, fabulis, artifices pronuntiandi a personis quoque affectus mutuantur, ut sit Niobe in tragœdia tristis, atrox Medæa, attonitus Ajax, truculentus Hercules. In Comœdiis vero præter aliam observationem, qua servi, leones, parasiti, rustici, milites, vetulæ, meretriculæ, ancillæ, senes austeri ac mi tes, juvenes severi ac luxuriosi, matronæ, puellœ inter se discernuntur; pater ille, cujus præcipue partes sunt, quia interim concita tus, interim lenis est, altero erecto, altero composito est supercilio. Atque id ostendere maxime Latinis Actoribus moris est, quod cum iis, quas agunt, partibus congruat. Pol- lux, dans l'ouvrage que nous citons (**), dit quelque chose qui me paroît propre à confirmer la conjecture ingénieuse & sensée dont je viens de parler. Cet Auteur, en parlant des masques de caracteres, dit que celui du vieillard qui joue le premier rôle dans la Comédie, doit être chagrin d'un côté, & sérain de l'autre. Le même Au teur dit aussi, en parlant des masques des 156 157
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Tragédies qui doivent être caracterisés, que celui de Thamiris, ce fameux téméraire que les Muses rendirent aveugle, parce qu'il avoit osé les défier, devoit avoir un œil bleu, & l'autre noir. Les masques des Anciens mettoient encore beaucoup de vraisemblance dans ces piéces excellentes, où le nœud naît de l'erreur qui fait prendre un personnage pour un autre personnage par une partie des Acteurs. Le spectateur qui se trompoit lui-même en vou lant discerner deux Acteurs dont le masque étoit aussi ressemblant qu'on le vouloit, con cevoit facilement que les Acteurs s'y mépris sent eux-mêmes. Il se livroit donc sans peine à la supposition sur laquelle les in cidens de la piéce sont fondés, au lieu que cette supposition est si peu vraisemblable parmi nous, que nous avons beaucoup de peine à nous y prêter. Dans la réprésen tation des deux piéces que Moliere & Re nard ont imitée de Plaute (*), nous recon noissons distinctement les personnes qui don nent lieu à l'erreur, pour être des person nages différens. Comment concevoir que les autres Acteurs qui les voyent encore de plus près que nous, puissent s'y méprendre? 158
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Ce n'est donc que par l'habitude où nous sommes de nous prêter à toutes les suppo sitions établies par l'usage sur le théâtre, que nous entrons dans celles qui font le nœud de l'Amphitrion & des Menechmes, & je ne conseillerois à personne de composer une Comédie Françoise toute neuve, dont l'in trigue consistât dans un pareil embarras. Ces masques donnoient encore aux An ciens la commodité de pouvoir faire jouer à des hommes, ceux des personnages de fem mes, dont la déclamation demandoit des poulmons plus robustes que ne le sont com- munément ceux des femmes, surtout quand il falloit se faire entendre en des lieux aussi vastes que les théâtres l'étoient à Rome. En effet, plusieurs passages des Ecrivains de l'antiquité (*), entr'autres le récit que fait Aulugelle de l'avanture arrivée à un Comé dien nommé Polus, qui jouoit le person nage d'Electre, nous apprennent que les Anciens distribuoient souvent à des hommes des rôles de femme. Aulugelle raconte donc que ce Polus jouant sur le théâtre d'A thénes le rôle d'Electre dans la Tragédie de 159
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Sophocle, il entra sur la scène en tenant une urne où étoient véritablement les cen dres d'un de ses enfans qu'il venoit de perdre. Ce fut en l'endroit de la piéce où il falloit qu'Electre parût tenant dans ses mains l'urne où elle croit que sont les cendres de son frere Oreste. Comme Polus se toucha ex cessivement en apostrophant son urne, il toucha de même toute l'assemblée. Juvenal dit (*), en invectivant contre Néron, qu'il falloit mettre aux pieds des statues de cet Empereur des masques, des Thirses, la robe d'Antigone enfin, comme une espéce de trophée qui conservât la mémoire de ses grandes actions. Cela suppose manifeste ment que Néron avoit joué le rôle de la sœur d'Eteocle & de Polonice dans quelque Tragédie. On introduisit aussi à l'aide de ces masques toutes sortes de nations étrangeres sur le théâtre, avec la physionomie qui leur étoit particuliere. Le masque du Batave aux 160
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cheveux roux, & qui est l'objet de votre risée, fait peur aux enfans, dit Martial. Rufi persona Batavi, Quem tu derides, hæc timet ora puer. Ces masques donnoient même lieu aux amans de faire des galanteries à leurs maîtres ses. Suétone nous apprend, que lorsque Néron montoit sur le théâtre pour y répré senter un Dieu ou un Héros, il portoit un masque fait d'après son visage; mais que lorsqu'il y réprésentoit quelque Déesse ou quelque Héroïne, il portoit alors un masque qui ressembloit à la femme qu'il aimoit actu ellement. Heroum Deorumque, item He roidum personis effictis ad similitudinem oris sui, & feminæ prout quamque diligeret. Julius Pollux, (*) qui composa son ou vrage pour l'Empereur Commode, nous assure que dans l'ancienne Comédie Grecque, qui se donnoit la liberté de caractériser & de jouer les citoyens vivans, les Acteurs por toient un masque qui ressembloit à la per sonne qu'ils réprésentoient dans la piéce. Ainsi Socrate a pu voir sur le théâtre d'Athé nes un Acteur qui portoit un masque qui lui 161
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ressembloit, lorsqu'Aristophane lui fit jouer un personnage sous le propre nom de So crate, dans la Comédie des Nuées. Ce mê me Pollux nous donne dans le chapitre de son livre que je viens de citer, un détail très-long & très-curieux sur les différens ca racteres des masques qui servoient dans les réprésentations des Comédies & dans celles des Tragédies. Mais d'un autre côté, ces masques faisoient perdre aux spectateurs le plaisir de voir naître les passions, & de reconnoître leurs dif férens symptômes sur le visage des Acteurs. Toutes les expressions d'un homme passionné nous affectent bien; mais les signes de la passion qui se rendent sensibles sur son vi sage, nous affectent beaucoup plus que les signes de la passion qui se rendent sensibles par le moyen de son geste & par la voix. Dominatur autem maxime vultus, dit Quin tilien. (*) Cependant les Comédiens des Anciens ne pouvoient pas rendre sensibles sur leur vi sage les signes des passions. Il étoit rare qu'ils quittassent le masque, & même il y avoit une espéce de Comédiens qui ne le quittoit jamais. Nous souffrons bien, il est 162
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vrai, que nos Comédiens nous cachent au jourd'hui la moitié des signes des passions qui peuvent être marqués sur le visage. Ces signes consistent autant dans les altérations qui surviennent à la couleur du visage, que dans les altérations qui surviennent à ses traits. Or le rouge dont il est à la mode, depuis vingt ans que les hommes même se barbouil lent avant que de monter sur le théâtre, nous empêchent d'appercevoir les changemens de couleur, qui dans la nature font une si grande impression sur nous. Mais le masque des Comédiens anciens cachoit en core l'altération des traits que le rouge nous laisse voir. On pourroit dire pour défendre l'usage du masque, qu'il ne cache point au specta teur les yeux du Comédien. Or s'il est vrai de dire que les passions se rendent encore plus sensibles par les altérations qui survien nent sur notre visage, que par les altérations qui surviennent dans notre geste & dans tou tes nos attitudes & dans notre ton de voix; il est aussi vrai que les passions se rendent encore plus sensibles par ce qui arrive dans nos yeux, que par ce qui arrive dans les autres parties de notre visage. Nos yeux seuls sont capables d'enseigner distinctement
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tout ce qui se passe sur le visage, & pour user de cette expression, ils le font voir tout entier malgré le masque. (*) Animi est omnis actio & imago animi vultus est, indices oculi. L'imagination supplée, con tinuera-t'on, ce qui nous est caché; & quand nous voyons des yeux ardens de colere, nous croyons voir le reste du visage allumé du feu de cette passion. Nous sommes aussi émus que si nous le voyons véritablement. Plusieurs passages de Cicéron & de Quinti lien font foi, que les Acteurs des Anciens marquoient parfaitement tous les signes des passions par le mouvement de leurs yeux, aidés & soutenus par les gestes & par la con tenance. On peut dire la même chose de ceux des Comédiens Italiens qui jouent mas qués. (**) In vultu plurimum, valent oculi per quos maxime animus emanat. C'est sur le visage que l'ame se peint, & les yeux sont la partie du visage, qui, pour ainsi dire, nous parle le plus intelligiblement. Je m'en tiens au sentiment le plus simple, & je pense que la plupart des passions, prin cipalement les passions tendres, ne sauroient être aussi-bien exprimées par un Acteur 163 164
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masqué que par un Acteur qui joue à visage découvert. Ce dernier peut s'aider de tous les moyens d'exprimer la passion que l'A cteur masqué peut employer, & il peut en core faire voir des signes des passions, dont l'autre ne sauroit s'aider. Je crois donc que les Anciens qui avoient tant de goût pour la réprésentation des piéces de théâtre, au roient fait quitter le masque à tous les Co médiens sans une raison. C'est que leurs théâtres étant très-vastes & sans voûte, ni couverture solide, les Comédiens tiroient un grand service du masque qui leur donnoit le moyen de se faire entendre de tous les spe ctateurs, quand d'un autre côté ce masque leur faisoit perdre peu de chose. En effet, il étoit impossible que les altérations du vi sage que le masque cache, fussent apperçues distinctement des spectateurs, dont plusieurs étoient éloignés de plus de douze toises du Comédien qui récitoit. Entrons dans l'ex plication de la raison que je viens d'alléguer. Aulugelle qui écrivoit sous l'Empereur Adrien, loue l'étimologie que Caïus Bassus donnoit au mot Latin persona, qui signifioit un masque, en faisant venir ce terme du verbe personare, qui veut dire resonner.
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En effet, ajoute-t'il, le visage & toute la tête étant renfermés sous la couverture du masque, de maniere que la voix ne sauroit s'échapper que par une sortie qui est encore resserrée, il s'ensuit que la voix ainsi con trainte, rend des sons plus forts & plus di stincts. Voilà pourquoi les Latins ont donné le nom de persona aux masques qui font re tentir & resonner la voix de ceux qui les portent. Lepide me hercules & scite Caius Bassus in libris, quos de origine vocabulorum composuit, unde appellata sit persona inter pretatur, a personando enim id vocabulum factum esse conjectat: nam caput, inquit, & os cooperimento personæ tectum undique, unaque tantum vocis emittendæ via, pervi um, quæ non vaga neque diffusa est, in unum tantummodo exitum collectam coactam que vocem, & magis claros sonorosque so nitus facit. Quoniam igitur indumentum illud oris clarescere & resonare vocem facit, ob eam causam persona dicta est. (*) Que Bassus eût raison ou non dans son étimo logie, cela ne nous fait rien. Il nous suffit qu'Aulugelle ne l'auroit point louée, ni ado ptée, si de son tems les masques n'eussent point été une espéce d'échos. Boéce con- 165
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firme encore ici notre sentiment. (*) Con cavitate ipsa, major, necesse est, emittatur sonus, la concavité du masque augmente la force de la voix, dit ce Philosophe en par lant des masques. On ne sauroit douter, après avoir lu le passage d'Aulugelle, & celui de Boéce, qui écrivoient ce qu'ils voyoient tous les jours, que les Anciens ne se servissent des masques pour augmenter le son de la voix des Acteurs. Ma conjecture est que l'on plaçoit dans la bouche de ces masques une incrustation qui faisoit une espéce de cornet. On voit par les sigures des masques anti- ques qui sont dans les anciens manuscrits, sur les pierres gravées, sur les médailles, dans les ruines, du théâtre de Marcellus & de plusieurs autres monumens: que l'ouver ture de leur bouche étoit excessive. C'étoit une espéce de gueule béante qui faisoit peur aux petits enfans.
Tandemque redit ad pulpita notum
Exodium, cum personæ pallentis hiatum
In gremio matris formidat rusticus in-
fans. (**) 166 167
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Suivant les apparences, les Anciens n'au roient pas souffert ce désagrément dans les masques, s'ils n'en avoient point tiré quelque avantage; & je ne vois pas que cet avantage pût être autre chose que la commodité d'y mieux ajuster les cornets propres à rendre plus forte la voix des Acteurs. Nous voyons d'ailleurs par un passage de Quintilien, que le rire souffroit une altéra tion si considérable dans la bouche du ma sque, qu'il en devenoit un bruit désagréable. Cet Auteur, en conseillant aux Orateurs de bien examiner quels sont leurs talens natu rels, afin de prendre un goût de déclama- tion convenable à ces talens, dit qu'on peut réussir à plaire avec des qualités différentes. Il ajoute, qu'il a vu deux Comédiens célé bres également applaudis, quoique leur ma niere de déclamer fût bien différente: mais chacun avoit suivi son naturel dans la ma niere de jouer la Comédie qu'il avoit prise. Démétrius, l'un de ces Comédiens, lequel Juvenal met au nombre des meilleurs Acteurs de son tems, & qui avoit un son de voix fort agréable, s'étoit attaché à jouer les rô les de Divinités, des femmes de dignité, des peres indulgens & des amoureux. Stra
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tocles, c'est le nom de l'autre Comédien, de qui parle aussi Juvenal, (*) avoit une voix aigre. Il s'étoit donc attaché à jouer les personnages des peres austéres, des para sites, des valets fripons, en un mot, tous les personnages qui demandoient beaucoup d'action. Son geste étoit vif, ses mouve mens étoient empressés, & il hasardoit beaucoup de choses capables de faire siffler tout autre que lui. Une de ces choses que Stratocles hasardoit, étoit de rire, quoiqu'il sût très-bien, dit Quintilien, par quelles rai sons le rire fait un effet désagréable dans le masque. Illum decuit cursus & agilitas, & vel parum conveniens personæ risus, quem non ignarus rationis, populo dabat (**). Le rire ne déplaît point par lui-même sur la scène comique, & nous le sentons bien. Moliere lui-même fait rire quelquefois ses personnages à plusieurs reprises. Il falloit donc que les éclats de rire redoublés reten tissent dans la bouche du masque, de ma 168 169
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niere qu'il en sortît un son désagréable. C'est ce qui ne devoit pas arriver, si la bouche & les parties intérieures du masque les plus voisines de cette bouche n'eussent pas été revêtues d'un corps dur & resonnant qui changeoit quelque chose au son naturel de la voix en augmentant ce son. Je hasarderai ici une conjecture toute nouvelle, & qui peut donner l'intelligence d'un passage de Pline mal entendu jusques ici; c'est que les Anciens, après s'être servi d'airain pour incruster les masques, y em ployerent ensuite des larmes fort minces d'une espéce de marbre. Pline, en parlant des pierres curieuses, dit que la pierre qu'on appelle Calcophonos ou son d'airain, est noire; & que suivant l'étimologie de son nom, elle rend un son approchant du son de ce métail, lorsqu'on la touche. C'est pourquoi, ajoute-t'il, on conseille aux Co médiens de s'en servir. (*) Calcophonos nigra est, sed illisa æris tinnitum reddit, Tragœdis, ut suadent, gestanda. Quel usage veut-on que les Comédiens pussent faire d'une pierre qui avoit cette propriété, si ce n'étoit d'en incruster une partie de la bouche de leurs masques, après qu'elle avoit été sciée 170
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en lames fort minces. Ces masques qui étoient de bois, comme nous l'apprenons dans les vers que Prudence a fait contre Symmaque, étoient propres à recevoir cette incrustation. Ceux qui récitent dans les Tragédies, dit notre Poëte, se couvrent la tête d'un masque de bois, & c'est par l'ou verture qu'on y a ménagée, qu'ils font en tendre leur déclamation ampoulée.
Ut tragicus cantor ligno tegit ora cavato,
Grande aliquid cujus per hiatum carmen an-
helet. Solin qui a écrit quelque tems après Pline, semble nous apprendre pourquoi l'usage de cette pierre étoit à préférer à celui de l'airain dans le revêtement intérieur d'une partie des masques. C'est qu'en repercutant la voix, elle n'altere point la clarté du son, au lieu que le bruissement de l'airain met toujours un peu de confusion dans les sons qu'il ren voye. Après avoir dit que la pierre au son d'airain resonne comme ce métail, il ajoute, qu'elle ne préjudicie point à la netteté de la voix, lorsqu'on l'employe avec discrétion. Calcophonos resonat ut pulsata æra. Pudice habitus servat vocis claritatem. (*) 171
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Nous pouvons juger de l'attention que les Anciens avoient pour tout ce qu'ils jugeoient capable de mettre de l'agrément ou de la faci lité dans l'exécution de leurs piéces de théâtre, par ce que Vitruve (*) nous dit sur la maniere d'y placer des Echæa, ou des vases d'airain propres à servir d'échos. Cet Auteur, en parlant de l'Architecture du théâtre, entre dans un détail long & méthodique sur la forme de ces vases, qui n'étoient apparemment au tre chose que des plaques d'airaîn rondes & un peu concaves, ainsi que sur les endroits où il falloit les placer, afin que la voix des Acteurs trouvât à propos des échos consonans. Ita hac ratione vox a scena, velut a centro pro- fusa, se circum agens tactuque feriens singulo rum vasorum cava, excitaverit auctam clari tatem & concentu convenientem sibi consonan tiam. Vitruve, en nous disant que tous ces va ses devoient être de tons différens, nous dit as sez que l'ouverture & leurs autres dimensions ne doivent pas être les mêmes; & comme ces vases étoient encore placés à une distance diffé rente des Acteurs, il falloit bien qu'ils fussent des échos plus ou moins faciles à ébranler, afin de répondre uniformement. Vitruve se plaint que de son tems les Romains négligeassent 172
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de placer de ces Echæa dans leurs théâtres, à l'i mitation des Grecs, qui étoient soigneux d'en mettre dans les leurs. Apparemment que les Romains profiterent de l'avis de Vitruve, car Pline se plaint que ces vases & les voûtes dans lesquelles on les plaçoit, absorboient la voix des Acteurs. Il prétend qu'ils faisoient un aussi méchant effet que le sable de l'or chestre, c'est-à-dire, de l'espace qui étoit en tre le théâtre & les spectateurs les plus avan cés (*). In theatrorum Orchestris scrobe aut arena super injecta, vox derotatur & in rudi parietum circumjectu doliis etiam inanibus. D'un autre côté, Cassiodore dit dans l'Epître cinquante-une du livre premier, que la voix de ceux qui jouent des Tragé dies, étant fortisiée par les concavités, ren doit un son tel qu'on avoit peine à croire qu'il pût sortir de la poitrine d'un mortel. Tra gœdia ex vocis vastitate nominatur, quæ con cavis repercussionibus roborata, talem sonum videtur efficere, ut pene ab homine non cre datur. Ces concavités ne pouvoient être que les Echæa & le cornet du masque. On peut juger par l'attention que les Anciens faisoient sur toutes ces choses, s'ils avoient négligé de chercher des inventions propres à faire faire 173
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aux masques de théâtre l'effet, qui, suivant Aulugelle, leur avoit fait donner le nom de Persona. Si les Ecrivains de l'antiquité avoient pu croire que les générations à venir, pussent être jamais en peine d'expliquer des choses qui étoient sans difficulté pour eux, soit par ce qu'ils les voyoient tous les jours, soit par ce que tout le monde avoit alors entre les mains des livres qui expliquoient méthodique ment ces choses-là, ils auroient mieux cir constancié leurs narrations. Mais ils ont cru que la postérité seroit toujours au fait des cho ses dont ils parloient, ainsi ils n'en ont dit le plus souvent que ce qu'il convenoit d'en dire pour appuyer un raisonnement, pour fonder une comparaison, pour expliquer une circonstance, ou pour rendre raison d'une étirnologie. Ceux mêmes qui ont écrit mé thodiquement sur la Poësie, sur l'Architectu re & sur plusieurs autres Arts, jugeant qu'il étoit inutile de faire précéder leurs raisonne- mens & leurs dogmes par des descriptions exactes de ce qui étoit sous les yeux de tout le monde, se jettent d'abord dans des pré ceptes & dans des discussions que les contem porains trouvoient très-claires, mais qui sont des énigmes pour la postérité, à cause que
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le flambeau qui éclairoit les contemporains, s'est éteint. Par exemple, comme les An ciens ne nous ont pas laissé la description de l'intérieur du Colisée, les Architectes dou tent encore quelle étoit la distribution inté rieure du troisieme étage de cet amphithéâ tre, quoique les deux premiers étages inté- rieurs soient encore à peu près dans leur en tier. Par la même raison, il reste encore aux Antiquaires bien des choses à expliquer sur les masques. Peut-être que cela ne se roit point, si nous n'avions pas perdu les li vres que Denis d'Halicarnasse, Rufus & plu sieurs autres Ecrivains de l'antiquité avoient écrit sur les théâtres & sur les réprésentations. Ils nous auroient du moins instruits de beau coup de choses que nous ignorons, s'ils ne nous avoient pas tout appris. On peut voir un catalogue de ces Ecrivains, dont les livres sont perdus, dans le quatriéme chapitre de la premiere partie de l'Ouvrage que le P. Bou langer, Jesuite, a composé sur le théâtre des Anciens. Mais nous en savons encore assez pour con cevoir que les Anciens tiroient un grand ser vice des masques qui mettoient les Comé diens en état de se faire entendre sur des théâtres sans couverture solide, & où il y
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avoit plusieurs spectateurs qui étoient éloi gnés de douze toises de la scène où l'on ré citoit. D'ailleurs, comme nous l'avons dé ja dit, le masque faisoit perdre peu de chose aux spectateurs, dont les trois quarts n'au roient pas été à portée d'appercevoir l'effet des passions sur le visage des Comédiens, du moins assez distinctement pour les voir avec plaisir. On ne sauroit démêler ces expres sions à une distance de laquelle on peut néan moins discerner l'âge & les autres traits les plus marqués du caractere d'un masque. Il faudroit qu'une expression fût faite avec des grimaces horribles, pour être rendue sensi ble à des spectateurs éloignés de la scène au delà de cinq ou six toises. Je répéterai en core une observation: c'est que les Acteurs des Anciens ne jouoient pas, comme les nô- tres, à la clarté des lumieres artificielles qui éclairent de tous côtés, mais à la clarté du jour qui devoit laisser beaucoup d'ombre sur une scène où le jour ne venoit guéres que d'en-haut. Or la justesse de la déclamation exige souvent que l'altération des traits dans laquelle une expression consiste, ne soit pres que point marqué. C'est ce qui arrive dans les situations où il faut que l'Acteur laisse échapper, malgré lui, quelques signes de sa
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passion. Nous avons donc raison de faire jouer nos Acteurs à visage découvert, & les Anciens n'avoient pas tort de faire porter des masques aux leurs. Je reviens à mon sujet.

SECTION XIII. De la Saltation, ou de l'Art du Geste, ap pellé par quelques Auteurs la Musique Hy pocritique.

Dès qu'on est une fois au fait du partage de la déclamation sur le théâtre des An ciens, on en rencontre des preuves dans bien des livres où l'on n'en apperçoit pas avant que d'avoir été éclairé sur cet usage. On entend, par exemple, distinctement le passage où Sué tone dit que Caligula aimoit avec tant de pas sion l'art du chant & l'art de la danse, que mê me dans les spectacles publics il ne s'abste noit pas de chanter tout haut avec l'Acteur qui parloit, ni de faire le même geste que l'Acteur qui étoit chargé de la partie de la gesticulation, soit pour approuver ce geste, soit pour y changer quelque chose (*). Ca- 174
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nendi ac saltandi voluptate ita efferebatur, ut ne publicis quidem spectaculis temperaret, quominus & Tragœdo pronuntianti concine ret & gestum Histrionis quasi laudans vel cor rigens, palam effingeret. On remarquera que Suétone employe ici les termes de chan ter & de prononcer comme des termes syno nimes en langage de théâtre, & qu'il em ploye de même le mot de danse & celui de faire les gestes. Cet Auteur ne fait en cela que donner à l'espéce le nom du genre. Com me nous l'avons dit déja, chez les Anciens, l'art du geste étoit une des espéces dans les quelles l'art de la danse se divisoit. Notre danse n'étoit qu'une des espéces de l'art que les Grecs appelloient Orchesis, & les Ro mains, Saltatio. Mais comme les Tradu cteurs François rendent ces deux mots par celui de danse, cette équivoque a donné lieu à bien des idées fausses. Voyons ce qu'on peut savoir à ce sujet. Platon dit que l'art que les Grecs nomment Orchesis (*), consiste dans l'imitation de tous les gestes & de tous les mouvemens que les hommes peuvent faire. En effet, suivant Varron, le mot de Saltatio ne venoit pas de Saltus, qui signifie Saut, mais du nom 175
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d'un Arcadien appellé Salius, qui le premier avoit enseigné cet art aux Romains (*). Saltatores autem nominatos Varro dicit ab Arcade Salio, qui primus docuit Romanos ado lescentes nobiles saltare. Le témoignage de Varron ne sauroit être balancé par aucun rai sonnement fondé sur l'étimologie apparente du mot Saltatio. Ainsi l'on doit se défaire du préjugé tiré du nom de saltation, & qui porteroit à croire que toute saltation tirât son origine du mot Saltus qui signifie un Saut. On conçoit bien donc que celles des dan ses artificielles des Anciens, où l'on imitoit, par exemple, les sauts & les gambades que des Paysans peuvent faire après avoir bu, ou les bonds forcenés des Bacchantes, ressem bloient à nos danses, en un mot, qu'on y tripudioit. Mais les autres danses des An ciens, où l'on imitoit l'action des gens qui ne sautent pas, &, pour parler à notre maniere, qui ne dansent point, n'étoit qu'une imita tion des démarches, des attitudes du corps, des gestes, en un mot de toutes les démon strations dont les hommes accompagnent or dinairement leurs discours, ou dont ils se servent quelquefois pour donner leurs senti mens à comprendre sans parler. C'est ainsi 176
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que David dansoit devant l'Arche, en témoi- gnant par son attitude comme par des gestes & des prosternations, le profond respect qu'il avoit pour le gage de l'alliance du Sei gneur avec le peuple Juif. On voit dans le soixante-dix-neuviéme livre de Dion (*), qu'Elagabale dansoit non-seulement quand il voyoit réprésenter des piéces dramatiques de la place où l'Empereur se mettoit, mais qu'il dansoit encore en marchant, lorsqu'il don noit audience, quand il parloit à ses soldats, & même quand il faisoit des sacrifices. Quel que peu sensé que fût Elagabale, il ne dan soit point à notre maniere dans les circon stances où Dion dit que cet Empereur dan soit. Il convient donc de se faire une idée, de l'art appellé Saltatio, comme d'un art qui comprenoit non-seulement l'art de notre danse, mais aussi l'art du geste, ou cette danse dans laquelle on ne dansoit point, à propre ment parler. Ce que je vais dire le prouve ra encore. Suivant Athénée (**), Thèlestes avoit été l'inventeur de cette espéce de jeu muet, ou de danse sans sauts & sans pas élevés, & laquel le nous appellerons ici le plus souvent l'art 177 178
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du geste. Nous ne ferons en cela que lui donner le même nom que lui donnoient sou- vent les Anciens. Ils l'appelloient souvent Chironomie, & ce mot traduit littéralement, signifie la régle de la main. Comme l'art du geste se subdivisoit enco re en plusieurs espéces, on ne doit pas être surpris qu'il se soit trouvé chez les Anciens un nombre de danses différentes, assez grand pour mettre Meursius en état de composer de leurs noms, rangés suivant l'ordre alpha bétique, un Dictionnaire entier (*). C'é toit de tous les arts musicaux, celui que les Anciens aimoient le plus, & par conséquent celui qu'ils avoient cultivé davantage: ainsi cet art qui enseignoit à l'Histrion ce qu'il de voit faire sur le théâtre, en même tems qu'il enseignoit à l'Orateur à bien faire ses gestes, s'étoit subdivisé en plusieurs talens dont quel ques-uns convenoient aux personnes les plus graves. Tous ceux qui ont lu les ouvrages des An ciens dans les langues où ils ont été écrits, peuvent se souvenir qu'ils ont vu plusieurs fois le mot de Saltatio, employé en des oc casions où l'on ne sauroit l'entendre d'une danse pareille à la nôtre. J'espere néanmoins 179
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que je n'ennuierai personne en rapportant en core beaucoup de choses qui prouvent que les Anciens avoient plusieurs Saltations où l'on ne dansoit pas. Les Auteurs qui ont donné la division de la musique des Anciens, font présider à leur danse la musique hypocritique. Elle étoit la même que les Latins appellent quelquefois la musique muette. Nous avons dit que son nom venoit de celui d'hypocrite, qui signifie dans son sens propre un contrefaiseur. Mais c'étoit le nom le plus ordinaire que les Grecs donnassent à leurs Comédiens. Le lecteur voit déja par le peu que j'ai dit touchant cet art, que les gestes, dont il en seignoit la signification & l'usage, n'étoient pas ainsi que ceux de nos Danseurs le sont ordinairement, des attitudes & des mouve mens qui ne servissent que pour la bonne grace. Les gestes de la danse antique de voient dire, ils devoient signifier quelque chose. Ils devoient, pour user de cette ex pression, être un discours suivi. Voici les preuves que j'ai promises. Apulée nous a laissé la description d'une réprésentation du jugement de Paris, exécu tée par des Comédiens Pantomimes qui jouoient sans parler, & dont le jeu s'appel-
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loit Saltatio (*). Lorsque cet Auteur parle de la démarche de ses Acteurs sur le théâtre, il employe le terme incedere, qui signifie proprement marcher. En un autre endroit, pour dire que Venus ne déclamoit que des yeux, il dit qu'elle ne dansoit que des yeux. Et non nunquam saltare solis oculis. Aussi voyons-nous que les Anciens ne vantent pres que jamais les jambes & les pieds des Salta tores, ou de leurs Danseurs. Ce sont les bras, ce sont principalement les mains des Danseurs que les Anciens louent. Une Epi gramme de (**) l'Anthologie Grecque re proche à un Acteur qui avoit dansé dans le rôle de Niobé, qu'il ne s'étoit pas remué plus que l'auroit fait le rocher dans lequel Niobé avoit été métamorphosée, en un mot, qu'il n'étoit pas sorti de sa place, & par consé quent qu'il n'avoit point fait un seul pas de danse. Rien ne convient moins qu'un habil lement long à un homme qui danse à notre maniere. Or nous voyons que les Saltato res des Anciens étoient souvent vêtus de long. Suétone dit en parlant de Caligula, qui ai moit la Saltation avec fureur. „Ce Prince ayant mandé au Palais plusieurs personnes 180 181
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des plus considérables de l'Etat, il entra brusquement vêtu d'un habit à la Grecque, & qui lui venoit jusques sur les talons, dans le lieu où ses gens les avoient fait entrer; & là il fit devant eux, au bruit des instru mens, les gestes d'un Monologue, après quoi il se retira sans leur avoir dit un mot„. Magno Tibiarum & scabellorum crepitu cum palla tunicaque talari prosiluit, & desaltato cantico abiit. Velleius Paterculus (*), vou lant dire que Plancus un des Officiers Romains attachés au parti de Marc-Antoine, avoit con trefait Glaucus, célébre Pêcheur que les An ciens croyoient avoir été métamorphosé en Triton, quand, après être devenu furieux pour avoir mangé d'une certaine herbe, il se fut précipité dans la mer: Cet Historien écrit que Plancus déguisé en Dieu Marin, & en marchant sur les genoux, avoit dansé l'a vanture de Glaucus. Cæruleatus & nudus, caput que redimitus arundine & caudam tra hens, genibus innixus, Glaucum saltasset. Un homme qui auroit dansé sur les genoux, auroit été un sot spectacle. Ce que dit Quintilien, en parlant de la nécessité d'envoyer les enfans dans les Eco les où l'on enseignoit l'art de la Saltation, 182
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suffiroit seul pour persuader que l'art du geste en étoit la principale partie. Il ne faut pas, dit cet Auteur, avoir honte d'apprendre ce qu'on doit être obligé de faire un jour. D'ail leurs, ajoute-t'il, la chironomie qui propre ment signifie l'art du geste, est un art connu dès les tems héroïques. Les plus grands hom mes de la Grece, & Socrate même l'ont ap prouvé. Ne voyons-nous pas encore par l'an cienne institution des danses des Prêtres Sa liens, que nos vieux Romains n'ont pas dé daigné cet art? Enfin l'usage s'en est con servé jusqu'à nous, sans être blâmé. Mais je veux qu'on quitte son maître au sortir de l'enfance, & qu'on ne retienne de cet exer cice que la grace & l'air aisé dans l'action. Le geste de l'Orateur doit être très-différent du geste du Danseur (*). Et certe, quod facere oporteat, non indignum est discere, cum præsertim hæc Chironomia, quæ est, ut nomi ne ipso declaratur, lex gestus, & ab illis he roïcis temporibus orta sit, & a summis Græ ciæ viris, & ab ipso etiam Socrate probata .... Neque id veteribus Romanis dedecori fuit. Argumentum est Sacerdotum nomine durans ad hoc tempus, saltatio. Cujus etiam disciplinæ usus in noflram usque ætatem sine 183
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reprehensione descendit. A me autem non ul- tra pueriles annos retinebitur, nec in his ipsis diu. Neque enim gestum Oratoris com poni ad similitudinem saltatoris volo, sed subesse aliquid ex hac exercitatione. Cependant Macrobe nous a conservé le fragment d'une harangue de Scipion l'Emi lien, dans laquelle le Destructeur de Cartha ge parle avec chaleur contre des inconvéniens qu'il n'étoit pas facile d'écarter des Ecoles, où l'on enseignoit l'art du geste. Nos jeunes gens, dit Scipion, vont dans l'Ecole des Co médiens apprendre à réciter, exercice que nos Ancêtres regardoient comme une profes sion d'esclave. Il y a plus, des garçons, des filles de condition fréquentent les Ecoles où l'on enseigne l'art de la Saltation. En quel le compagnie s'y trouvent-ils (*)? Eunt in ludum histrionum, discunt cantare, quod ma jores nostri ingenuis probro duci voluerunt. Eunt, inquam, in ludum saltatorium inter Cinædos, virgines puerique ingenui. On peut voir encore dans l'Oraison de Cicéron pour Murena, à qui Caton avoit reproché d'être un Danseur, que l'usage de la Saltation n'é toit toléré dans les hommes graves, qu'à la faveur de bien des circonstances. 184
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Revenons à Quintilien. Cet Auteur dit encore, dans un autre endroit, qu'il ne faut pas qu'un Orateur prononce comme un Co médien, ni qu'il fasse ses gestes comme un Danseur (*). Non Comœdum in pronun tiatione, non saltatorem in gestu facio. Voi ci, suivant les apparences, une de ses rai sons. Les gestes que l'art, appellé Saltatio, en seignoit, n'étoient point toujours des gestes servans uniquement à donner bonne grace; & s'il est permis de s'expliquer ainsi, des ge stes vuides de sens, mais souvent des gestes qui devoient signifier quelque chose intelligi blement, des gestes qui devoient parler. Or les gestes significatifs sont de deux espéces. Les uns sont des gestes naturels, & les autres sont des gestes artificiels. Les gestes naturels sont ceux dont on ac- compagne naturellement son discours, & dont on se sert en parlant. Ce geste, qui, pour user d'une expression poëtique, parle aux yeux, donne bien plus de force au discours. Il ani me à la fois, & la personne même qui parle, & celle qui écoute. Qu'on empêche un hom me vif de gesticuler en parlant, son expression devient languissante, & le feu de son élo 185
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quence s'éteint? D'un autre côté, l'Orateur que nous voyons & que nous entendons en même tems, nous remue bien davantage, que celui dont nous entendons la voix, mais dont nous ne voyons pas les gestes. Mais il est rare que le geste naturel signifie quelque cho se distinctement, quand on le fait sans parler. Cela n'arrive même qu'en deux cas. En pre mier lieu, cela arrive, lorsque le geste natu rel signifie une affection, comme un mal de tête ou de l'impatience. Mais le geste natu rel ne suffit pas même alors pour donner à connoître les circonstances de cette affection. En second lieu, le geste naturel signifie quel que chose sans le secours de la parole, lors qu'on reconnoît ce geste pour être la même démonstration qui accompagne ordinairement une certaine phrase. Alors on suppose que celui qui fait ce geste, y joint l'intention de dire ce qu'on dit ordinairement en faisant cet te démonstration. Le geste des peuples qui font à notre Midi, étant plus marqué que le nôtre, il est beaucoup plus facile de compren dre son langage, quand on le voit sans rien entendre, qu'il ne l'est de concevoir en une pa reille circonstance, ce que notre geste signifie. Mais ces gestes naturels n'ont encore qu'une si gnification toujours imparfaite, & même équi voque le plus souvent.
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Ainsi l'homme qui veut exprimer distin ctement, sans parler, une autre chose qu'une affection, est obligé d'avoir recours à ces démonstrations & à ces gestes artifi ciels, qui ne tirent pas leur signification de la nature, mais bien de l'institution des hom mes. La preuve qu'ils ne sont que des si gnes artificiels, c'est que, comme les mots, ils ne sont entendus que dans un certain pays. Les plus simples de ces gestes ne signifient que dans une certaine contrée, & l'on se sert ailleurs de signes différens pour dire la même chose. Par exemple, le geste de la main dont on se sert en France pour appel ler quelqu'un, n'est pas le geste dont on se sert en Italie pour le même usage. Le Fran çois fait signe à ceux qu'il veut appeller, de s'approcher de lui, en levant la main droite, dont les doigts sont tournés en haut, & en la ramenant plusieurs fois vers son corps; au lieu que l'Italien, pour faire le même si gne, baisse la main droite, dont les doigts sont tournés vers la terre. En différens pays on salue différemment. Les démon strations & les gestes dont se sert un homme qui ne veut pas, ou qui ne peut point par ler, ne sont donc pas les mêmes précisé ment dont on se sert en parlant. Celui qui
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veut dire par signes, & sans proférer aucune parole, mon pere vient de mourir, est ob ligé de suppléer par des signes étudiés & dif férens de ceux qu'il employeroit en pronon çant, aux paroles qu'il ne dit pas. Ces si gnes peuvent s'appeller des gestes artificiels, & en suivant l'esprit de la Logique, des ge stes d'institution. On sait que la Logique divise tous les signes en deux genres, qui sont les signes naturels & les signes d'insti tution. La fumée, dit-elle, est le signe na turel du feu; mais la Couronne n'est qu'un signe d'institution, un emblême de la Ro yauté. Ainsi l'homme qui se bat la poitrine, fait un geste naturel qui marque un saisisse ment. Celui qui décrit, en gesticulant, un front ceint du diadême, ne fait qu'un geste d'institution qui signifie une tête couronnée. Quoiqu'on joignît sur le théâtre la parole avec le geste dans les réprésentations ordi- naires, l'art du geste étoit néanmoins en seigné dans les Ecoles comme un art qui montroit à s'exprimer, même sans parler. Ainsi l'on peut croire que les Professeurs qui l'enseignoient, suggéroient non - seulement tous les moyens imaginables de se faire en tendre à l'aide du geste naturel, mais qu'ils
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montroient encore comment on pouvoit dire sa pensée en se servant des gestes d'institu tion pour l'exprimer. L'Orateur qui parloit, n'avoit pas besoin d'employer ces gestes arti ficiels pour se faire entendre. D'ailleurs il est comme impossible que plusieurs de ses gestes ne fussent incompatibles avec la dé- cence qu'il devoit garder dans sa déclama tion. Voilà, suivant mon sentiment, la raison pour laquelle Quintilien défend si souvent à son Orateur d'imiter la gesticula tion des Danseurs ou des Saltatores. Ce que dit Quintilien dans un autre en droit, semble rendre ma conjecture une chose certaine. Tous les gestes dont je viens de faire mention, c'est Quintilien même qu'on entend, partent naturellement avec la parole. Mais il y a une autre espéce de ge stes qui ne signifient que parce qu'ils décri vent la chose qu'on veut exprimer par leur moyen. Tel est le geste réprésentant l'a ction d'un Médecin qui tâte le poux, & dont on se sert pour signifier un malade. Rien n'est plus vicieux dans un Orateur, ajoute Quintilien, que d'employer dans sa décla mation des gestes de cette espéce. La dé clamation de l'Orateur doit être entiere ment
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différente de celle du Danseur. L'Orateur doit assortir son geste avec le sentiment qu'il exprime, & non pas avec la signification particuliere du mot qu'il prononce. Nous voyons même, continue notre Auteur, que les Comédiens qui veulent jouer avec dé cence, s'assujettissent à l'observation de ce précepte; c'est-à-dire, qu'ils n'employent pas, ou du moins qu'ils n'employent que ra rement dans leur déclamation des gestes d'in stitution. Et ii quidem, de quibus sum lo- cutus, cum ipsis vocibus naturaliter exeunt gestus. Alii sunt, qui res imitatione signifi cant, ut si ægrotum, tentantis venas Me dici similitudine ostendas; quod gestus quam longissime in oratione fugiendum. Abesse enim plurimum a saltatore debet Orator, ut sit gestus ad sensum magis quam ad verba accommodatus, quod etiam histrionibus pau lo gravioribus facere moris fuit. (*) Cicéron avoit déja dit à peu près la mê me chose que Quintilien. Cicéron veut bien qu'un homme qui se destine à parler en pu blic, tâche d'acquérir la grace & l'air aisé de Roscius; mais il ne veut pas que cet homme moule son geste sur le geste qu'on 186
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enseignoit aux gens de théâtre. (*) Quis neget, opus esse Oratori in hoc oratorio motu statuque Roscii gestu & venustate? Tamen nemo suaserit studiosis dicendi adolescenti bus in gestu discendo histrionum more ela borare. Apparemment que la plupart des Comédiens ne faisoient pas comme ceux que Quintilien appelle, Histriones paulo gra viores. Plusieurs Histrions aimoient mieux se servir des gestes d'institution que des ge stes naturels, parce que les gestes d'institu tion leur paroissoient plus propres à faire rire. Ils pensoient que ces gestes rendoient l'action plus animée. Cependant les gens de bon goût désapprouvoient cette pratique. Cicéron dit que ce qui leur plaît davantage dans le jeu des Comédiens, ce sont les ge stes simples & naturels. Les Comédiens dé plaisent, ajoute-t'il, lorsqu'ils font des ge stes ineptes, ce qui leur arrive quelque fois. (**) Nam & Palestrici motus sæpe sunt odiosiores, & histrionum nonnulli ge stus inepti non vacant offensione, & in 187 188
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utroque genere, quæ sunt recta & simplicia, laudantur. On trouve une description curieuse de l'art du geste dans une Lettre que Cassiodore écrivit à Albinus, pour lui donner la com mission de faire décider par le peuple, qui de Thodoron ou de Halandius étoit le meilleur Acteur. Il étoit question d'avan cer le plus habile. Nos Ancêtres, dit Cas siodore, ont appellé Musique muette celui des arts musicaux, qui montre à parler, sans ouvrir la bouche, à dire tout avec les gestes, & qui enseigne même à faire enten dre par certains mouvemens des mains, com me par différentes attitudes du corps, ce qu'on auroit bien de la peine à faire com prendre par un discours suivi, ou par une page d'écriture. (*) Hanc partem musicæ disciplinæ mutam majores nostri nominave runt, scilicet quæ ore clauso manibus lo quitur, & quibusdam gesticulationibus facit intelligi, quod vix narrante lingua aut scri pturæ textu possit agnosci. Je crois cepen dant que les gestes d'institution ne signifioient pas toujours bien distinctement ce qu'on vou loit leur faire dire, quoiqu'on observât, en les instituant, une espéce d'allusion aux cho 189
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ses qu'ils dérivoient. Mimus hallucinatur, dit Apulée. (*) Nous verrons par ce que saint Augustin dit des Pantomimes, que le rapport qui étoit entre le geste & la chose signifiée, n'étoit pas si bien marqué, qu'on pût toujours la deviner sans interprête, lors qu'on n'avoit pas appris le langage de la danse antique. Les Orientaux ont encore aujourd'hui plu sieurs danses semblables à celles que décrit Cassiodore. Toutes les relations, princi palement celles de la Perse, parlent de ces danses. Les Etats de l'Asie ont toujours été aussi sujets que les Etats de l'Europe aux ré volutions politiques; mais il semble que les Etats de l'Asie ayent été moins sujets que les Etats de l'Europe, aux révolutions morales. Dans l'Asie, les coutumes, la maniere de se vêtir, enfin les usages nationaux, n'ont jamais été aussi sujets aux changemens qu'ils l'ont été, & qu'ils le sont encore dans les par ties Occidentales de l'Europe. Nous voyons que les Anciens appelloient indistinctement la même personne, Dan seur & faiseur de gestes, parce que la Sal tation étoit le genre, & l'art du geste, l'e spece. L'Orateur Hortensius, le contem 190
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porain & le rival de Cicéron, étoit dans ses manieres & dans la façon de se mettre, ce que nous appellons précieux. On disoit de lui, qu'après avoir été longtems un Comé dien, il étoit devenu une Comédienne, une faiseuse de gestes, & on ne l'appelloit plus que Dyonisia. C'étoit le nom d'une célébre danseuse, ajoute Aulugelle, qui fait ce ré cit. (*) Torquatus non jam histrionem esse Hortensium diceret, sed gesticulariam, Dyonisiamque eum notissimæ Saltatriculæ no mine appellaret. D'un autre côté, l'action du Comédien s'appelloit aussi gesticulation, comme on peut le voir dans le récit de l'a vanture du Poëte Andronicus. Ainsi non- seulement on disoit aussi danser, pour dire faire des gestes, mais on disoit aussi dan ser, pour dire jouer la Comédie. Saltare & gestum agere, s'employent si bien indi- stinctement, qu'on disoit danser une piéce Dramatique, pour dire la réciter sur le théâtre; & cela, non seulement en parlant des réprésentations des Pantomimes, qui jouoient sans ouvrir la bouche, comme nous le dirons tantôt, mais même en parlant des réprésentations des Tragédies ou des Comé dies ordinaires, dans laquelle la récitations 191
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des vers faisoit une partie de l'exécution de la piéce. Quand vous m'écrivez, dit Ovide à un ami qui lui mandoit que la Médée, ou quel que autre piéce de la composition de ce Poëte étoit fort suivie, que le théâtre est plein, lorsqu'on y danse notre piéce, & qu'on y applaudit à mes vers.
Carmina cum pleno saltari nostratheatro,
Versih{!D}us & plaudi scribis, amice, meis. (*) Aulugelle, pour dire que dans les tems an térieurs à ceux dont il parle, l'Acteur qui prononçoit, faisoit aussi les gestes, dit que ceux qui chantoient de son tems sans se re muer, dansoient autrefois en chantant. (**) Saltabundi autem canebant, quæ nunc stantes canunt. Juvenal nous apprend que l'Ecuyer tran chant qui coupoit la viande sur les bonnes tables, les coupoit en dansant. On peut bien couper la viande en gesticulant, mais non pas dansant à notre maniere. D'ail leurs ce Poëte ajoute en plaisantant, qu'il y a du mérite à couper la poularde & le liévre avec un geste varié & propre à chaque opé 192 193
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ration. Il y avoit à Rome des Ecoles particulieres pour cette espéce de Salta tion.
Structorem interea, ne qua indignatio desit,
Saltantem specta & chironomonta volanti
Cultello, donec peragas dictata magistri
Omnia; nec minimo sane discrimine refert,
Quo gestu lepores & quo gallina secetur. (*) Enfin Aristides Quintilianus, après avoir parlé de l'amitié de Cicéron pour Roscius, qui charmoit Cicéron par son exactitude à suivre la mesure, & par l'élégance de son geste, appelle ce Comédien célébre un Dan seur. Il le nomme Orchestam en Grec, c'est-à-dire Saltatorem en Latin. Nous ver rons même par un passage de Cassiodore, que le mot Grec avoit été latinisé. En ef fet, quoique Roscius parlât souvent sur la scène, c'est néanmoins par le geste que Ci céron le loue presque toujours. Lorsqu'il le loue dans son Oraison pour Archias, c'est par le geste qu'il le vante. Ergo ille corporis motu tantum amorem sibi conciliarat a nobis omnibus. Cicéron disputoit même quelquefois avec Roscius, à qui exprimeroit mieux la mê 194
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me pensée en plusieurs manieres différentes, chacun des contendans se servant des talens dans lesquels il excelloit particulierement. Roscius rendoit donc par un jeu muet le sens de la phrase que Cicéron venoit de compo ser & de réciter. On jugeoit ensuite lequel des deux avoit réussi le mieux dans sa tâche. Cicéron changeoit ensuite les mots ou le tour de la phrase, sans que le sens du di scours en fût énervé; & il falloit que Ro scius à son tour rendît le sens par d'autres gestes, sans que ce changement affoiblît l'ex pression de son jeu muet. (*) Et certe sa tis constat, contendere cum cum histrione so litum, utrum ille sæpius eandem sententiam variis gestibus efficeret, an ipse per eloquen tiæ copiam sermone diverso pronuntiaret, dit Macrobe, en parlant de Cicéron & de Roscius. En voilà suffisamment sur l'art de la Sal tation considéré dans toute son étendue. On voit bien par ce que nous en avons dit, que les Anciens mettoient en pratique ces leçons dans le cérémonies religieuses, à table & en d'autres occasions. Mais notre sujet ne demande pas que nous suivions la Salta 195
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tion dans tous les usages qu'ils en faisoient. Parlons encore de Saltation théatrale en particulier.

SECTION XIV. De la Danse, ou de la Saltation théatrale. Comment l'Acteur qui faisoit les gestes, pouvoit s'accorder avec l'Acteur qui réci- toit. De la Danse des Chœurs.

L'art du geste convenable à la déclamation théatrale, étoit partagé en trois mé thodes. Il étoit subdivisé en trois arts dif férens. (*) La premiere méthode ensei gnoit l'Emélie, ou le geste propre à la dé clamation tragique. On appelloit Cordax le recueil des gestes propres à la déclamation des Comédies, & Sicinis celui qui étoit pro pre à la récitation des piéces dramatiques que les Anciens appelloient des Satyres. Les personnages qui récitoient dans ces trois genres de Poësies, faisoient plusieurs gestes qui étoient propres spécialement à chaque genre. 196
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Lucien dit néanmoins dans son Traité de la danse, qu'en exécutant les piéces comi ques, on mêloit souvent les gestes propres à la satyre, avec les gestes propres à la Co médie, le Sicinis avec le Cordax. Comment, dira-t'on, les Anciens avoient- ils pu venir à bout de rédiger ces méthodes par écrit, & de trouver des notes & des ca racteres qui exprimassent toutes les attitudes & tous les mouvemens du corps. Je n'en sai rien, mais la Corégraphie de Feuillée dont j'ai déja parlé, montre suffisamment que la chose étoit possible. Il n'est pas plus difficile d'apprendre par des notes quels ge stes il faut faire, que d'apprendre par des notes quels pas, quelles figures il faut for mer. C'est ce qu'enseigne très-bien le livre de Feuillée. Quoique le geste ne soit pas réduit en art parmi nous, quoique nous n'ayons pas ap profondi cette matiere, & par conséquent divisé les objets autant que les Anciens l'a voient fait, nous ne laissons pas de sentir que la Tragédie & la Comédie ont des ge stes qui leur sont propres spécialement. Les gestes, les attitudes, les maintien & la con tenance de nos Acteurs qui récitent une Tra- gédie, ne sont pas les mêmes que ceux des
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Acteurs qui jouent une Comédie. Nos Acteurs guidés par l'instinct, nous font sen tir les principes sur lesquels les Anciens avoient fondé la division de l'art du geste théatral, & l'avoient partagé en trois mé thodes. Comme le dit Cicéron, la nature a marqué à chaque passion, à chaque senti ment son expression sur le visage, son ton & son geste particulier & propre. (*) Omnis enim motus animi suum quemdam a natura habet vultum, & sonum & gestum. Les passions que la Tragédie traite le plus or dinairement, ne sont point celles que la Comédie traite le plus communément. Dans le chapitre où Quintilien parle avec plus d'étendue qu'ailleurs, du geste conve nable à l'Orateur, on trouve bien des choses qui font voir que de son tems les Comé diens avoient des Ecoles particulieres où l'on enseignoit l'art du geste propre au théâtre. Quintilien y détourne quelquefois son di sciple de suivre ce que les Comédiens ensei gnoient sur certains détails. Quelquefois il les cite comme de bons maîtres. Ceux qui enseignent l'art de la scène, dit-il, dans un autre endroit du même chapitre, trouvent que le geste qu'on fait de la tête seule, est 197
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un mauvais geste. (*) Solo capite gestum facere, scenici quoque doctores vitiosum pu tarunt. On voit même que ces Professeurs avoient ce qu'on appelle les termes de l'art. Quintilien, en parlant de la contenance qu'un Orateur, sur qui tous les yeux des Auditeurs sont déja tournés, quoiqu'il n'ait pas encore commencé à parler, doit tenir durant un tems avant que d'ouvrir la bouche, dit que les Comédiens appellent en leur style ce si lence étudié, des retardemens. (**) In hac eunctatione sunt quædam non indecentes, ut vocant scenici, moræ. Comme les gens de théâtre ne devoient guéres se servir de cette espéce de geste que nous avons appellés gestes d'institution; en un mot, comme leur Saltation étoit d'une espéce particuliere, il étoit naturel qu'ils eussent des Ecoles & des Professeurs à part. D'ailleurs il falloit qu'ils sussent un art qui leur étoit particulier, je veux dire celui de faire tomber leur geste en cadence avec la récitation du Chantre, qui parloit quelque- fois pour eux. Je vais tâcher d'expliquer encore plus intelligiblement que je ne l'ai fait jusques-ici, comment ils en venoient à bout, 198 199
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& comment l'action de celui qui gesticuloit, pouvoit s'unir avec la prononciation de celui qui parloit. J'ai dû attendre que mon le cteur se fût mis peu à peu au fait pour lui faire lire cette derniere explication, au hasard de tomber dans quelques redites. Le lecteur se souviendra de ce que nous avons déja dit, que la musique Hypocritique présidoit à la Saltation. Or la musique, dit Quintilien, regle les mouvemens du corps, comme elle regle la progression de la voix. (*) Numeros musice duplices ha bet, in vocibus & in corpore. Ainsi la mu sique Hypocritique enseignoit à suivre la me- sure en faisant les gestes, comme la Mu sique Métrique enseignoit à la suivre en ré citant. La musique Hypocritique s'aidoit de la musique Rithmique, car les arts musicaux ne pouvoient point avoir chacun son district si bien séparé, qu'ils ne se retrouvassent quelquefois dans la même leçon. Il falloit souvent qu'un art musical empruntât le se cours d'un autre. Voilà déja quelque chose. L'Acteur qui récitoit, & l'Acteur qui fai- soit les gestes, étoient donc obligés de suivre une même mesure, dont l'un & l'autre de voient également observer les tems. Nous 200
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avons vu dans Quintilien (*), qu'on tâchoit d'établir une proportion entre les gestes & les mots que disoit l'Orateur, de maniere que son action ne fût ni trop fréquente, ni trop interrompue. On peut croire que cette idée venoit de ce que l'Acteur qui récitoit sur le théâtre, ne devoit dire qu'un certain nom bre de mots, tandis que l'autre Acteur char- gé de la gesticulation, faisoit un certain ge ste. Le premier devoit dire apparemment un plus grand nombre de mots, lorsque le second faisoit un autre geste. Quoiqu'il en soit, il est toujours constant que l'un & l'au tre suivoient les tems d'une même mesure battue par le même homme, qui avoit sous les yeux les vers qui se récitoient, & dont les syllabes marquoient les tems, comme on l'a vu. Au-dessus de ces vers on avoit écrit en notes les gestes que devoient faire les Hi strions mesure par mesure. Le rithme mu sical, dit Aristides Quintilianus (**), regle aussi-bien le geste que la récitation des vers. Quoiqu'il en ait été, nous savons que les Acteurs, dont il est question, s'accordoient bien. Séneque dit qu'on voit avec étonne 201 202
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ment sur la scène que le geste des Comé diens habiles atteint la parole, & qu'il la joint pour ainsi dire, malgré la vîtesse de la langue. Mirari (*) solemus scenæ peritos, quod in omnem significationem rerum & ef fectuum parata illorum est manus, & verbo rum velocitatem gestus assequitur. Certai nement Séneque n'entend point parler ici d'un homme qui parle & qui fait les gestes en mê me tems. Il n'y a rien de moins admirable que de voir son geste aller aussi vîte que sa prononciation. La chose arrive naturelle ment. Elle ne peut-être admirable, que lorsque c'est un Acteur qui parle, & un au tre Acteur qui fait les gestes. Nous voyons encore qu'un Comédien qui faisoit un geste hors de mesure, n'étoit pas moins sifflé que celui qui manquoit dans la prononciation d'un vers (**). Histrio si pau lulum se moveat extra numerum, aut si ver sus pronuntiatus est syllaba una longior aut brevior, exsibilatur & exploditur. Lucien dit de même, qu'un geste hors de mesure, passoit pour une faute capitale dans un Acteur. C'est ce qui avoit donné lieu au proverbe Grec, faire un solécisme avec la main. 203 204
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L'art de la saltation est perdu, & il seroit téméraire d'entreprendre de deviner tous les détails d'une pratique perfectionnée par l'ex périence & par les réflexions de vingt mille personnes. Ce qui est de certain, c'est que le peuple voyoit bien quand on y manquoit. Il est vrai que l'habitude d'assister aux spe ctacles, l'avoit rendu si délicat qu'il trouvoit à redire même aux inflexions & aux accords faux, lorsqu'on les répétoit trop souvent, quoique ces accords produisent un bon effet, lorsqu'ils sont ménagés avec art (*). Quan to molliores sunt & delicatiores in cantu fle xiones & falsæ voculæ quam certæ & severæ, quibus tamen non modo austeri, sed si sæpius fiant, multitudo ipsa reclamat. Pour en revenir à l'art du geste, on ne sauroit guéres douter que les Comédiens des Anciens n'excellassent dans cette partie de la déclamation. Ils avoient de grandes dispo sitions naturelles pour y réussir, à en juger par leurs compatriotes, qui sont nos contem- porains. Ces Acteurs s'appliquoient beau coup à leur profession, comme nous le di rons tantôt, & s'ils manquoient, ou s'ils se négligeoient, les spectateurs qui étoient ca pables d'en juger, avoient le soin de les re 205
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dresser. Aussi Tertullien, dit-il, que ce ge ste étoit aussi séduisant que le discours du serpent qui tenta la premiere femme (*). Ipse gestus colubrina vis est. Si les Critiques qui ont voulu censurer ou éclaircir la Poëtique d'Aristote, eussent fait attention à la signification de Saltatio, ils n'auroient pas trouvé si bisarre que les chœurs des Anciens dansassent, même dans les en droits les plus tristes des Tragédies. Il est facile de concevoir que ces danses n'étoient autre chose que les gestes & les démonstra tions que les personnages des chœurs faisoient pour exprimer leurs sentimens, soit qu'ils parlassent, soit qu'ils témoignassent par un jeu muet, combien ils étoient touchés de l'é vénement auquel ils devoient s'intéresser. Cette déclamation obligeoit souvent les chœurs à marcher sur la scène; & comme les évo lutions que plusieurs personnes font en mê me tems, ne se peuvent faire sans avoir été concertées auparavant, quand on ne veut pas qu'elles dégénerent en une troupe qui se presse, les Anciens avoient prescrit certaines régles aux démarches des chœurs. Ce sont ces évo lutions réglées, pour ainsi dire, lesquelles ont beaucoup aidé à faire prendre aux Criti 206
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ques la Saltation des chœurs, pour des bal lets à notre mode. Les chœurs avoient d'abord des maîtres particuliers qui leur enseignoient leurs rôles; mais le Poëte Eschile (*) qui avoit beau coup étudié l'art des représentations théatra- les, entreprit de les instruire lui-même, & il semble que son exemple ait été suivi par les autres Poëtes de la Grece. On ne doit pas donc se faire l'idée du spe ctacle que ces chœurs donnoient sur le théâ tre d'Athénes & sur celui de Rome, par le spectacle que nous imaginons que nous ver- rions sur nos théâtres, si l'on y faisoit dé clamer des chœurs. Nous nous figurons d'a bord les chœurs immobiles de l'Opera, com posés de sujets dont la plupart ne savent point même marcher, rendre ridicules par une action gauche les scènes les plus touchantes. Nous nous représentons les chœurs de la Co médie composés de Gagistes & des plus mau vais Acteurs, qui jouent très-mal un rôle au quel ils ne sont point accoutumés. Mais les chœurs des Tragédies anciennes étoient exé cutés par de bons Acteurs bien exercés; & la dépense qui se faisoit pour les représenter, 207
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étoit même si grande, que les Athéniens avoient ordonné par un réglement parti culier que les Magistrats en feroient les frais. Qu'on se représente donc, pour se faire une juste idée de ces chœurs, un grand nombre d'Acteurs excellens, répondans à un person nage qui leur adresse la parole. Qu'on se représente chacun des Acteurs du chœur, fai sant les gestes & prenant les attitudes conve nables à ce qu'il vouloit exprimer actuelle ment, & propres encore au caractere parti culier qu'on lui avoit donné. Qu'on se fi gure le vieillard, l'enfant, la femme & le jeune homme des chœurs témoignans, ou leur joie, ou leur affliction, ou leurs autres passions, par des démonstrations propres & particulieres à leur âge, comme à leur sexe. Il me semble qu'un pareil spectacle n'étoit pas la scène la moins touchante d'une Tra gédie. Aussi voyons - nous (*) qu'un des chœurs d'Eschile fit accoucher plusieurs fem mes grosses dans le théâtre d'Athénes. Cet événement fut même cause que les Athéniens réduisirent à quinze ou vingt personnesle nom bre des Acteurs de ces chœurs terribles, qui avoient été composés quelquefois de cinquan 208
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te personnages. Quelques endroits des Ope ra nouveaux, où le Poëte fait adresser la pa role au chœur par un principal personnage, à qui le chœur répond quelques mots, ont plu beaucoup, quoique les Acteurs du chœur ne déclamassent point. Je m'étonne que cet te imitation des Anciens, qu'on me permet te un jeu de mots, n'ait point eu d'imita teurs. Enfin l'on a vu des chœurs qui ne par loient pas, & qui ne faisoient qu'imiter le jeu muet des chœurs de la Tragédie antique, réussir sur le théâtre de l'Opera, & même y plaire beaucoup, tant qu'ils y ont été exécu tés avec quelque attention. J'entends parler de ces ballets presque sans pas de danse, mais composés de gestes, de démonstrations; en un mot d'un jeu muet, & que Lulli avoit placés dans la pompe funébre de Psyché, dans celle d'Alceste, dans le second acte de Thésée où le Poëte introduit des vieillards qui dansent, dans le ballet du quatriéme acte d'Atys, & dans la premiere scène du qua triéme acte d'Isis, où Quinault fait venir sur le théâtre les habitans des Régions Hyperbo rées. Les demi-chœurs dont je parle, qu'on excuse mon expression, donnoient un spe ctacle intéressant, lorsque Lulli les faisoit
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exécuter par des Danseurs qui lui obéïssoient, & qui osoient aussi peu faire un pas de dan se, lorsqu'il le leur avoit défendú, que man- quer à faire le geste qu'ils devoient faire, & à le faire encore dans le tems prescrit. Il étoit facile, en voyant exécuter ces danses, de comprendre comment la mesure pouvoit régler le geste sur les Théâtres des Anciens. L'homme de génie dont je viens de parler, avoit conçu par la seule force de son imagi nation, que le spectacle pouvoit tirer du pa thétique, même de l'action muette des chœurs, car je ne pense pas que cette idée lui fût ve nue par la voye des écrits des Anciens, dont les passages qui regardent la danse des chœurs, n'avoient pas encore été entendus, comme nous venons de les expliquer. Lulli faisoit une si grand attention sur les ballets dont il s'agit ici, qu'il se servoit, pour les composer, d'un maître de danse particu lier, nommé d'Olivet. Ce fut lui, & non pas des Brosses ou Beauchamps, dont Lulli se servoit pour les ballets ordinaires, qui com posa les ballets de la pompe funébre de Psy ché & de celle d'Alceste. Ce fut encore d'Olivet qui fit le ballet des vieillards de Thé sée, des songes funestes d'Atys & des Trem bleurs d'Isis, Ce dernier étoit composé uni
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quement des gestes & des démonstrations de gens que le froid saisit. Il n'y entroit point un seul pas de notre danse ordinaire. On remarquera encore que ces ballets qui plu rent dans le tems, étoient exécutés par des Danseurs très - novices dans le métier que Lulli leur faisoit faire. Je reviens à mon sujet.

SECTION XV. Observations concernant la maniere dont les piéces Dramatiques étoient représentées sur le Théâtre des Anciens. De la passion que les Grecs & les Romains avoient pour le Théâtre, & de l'étude que les Acteurs faisoient de leur art, & des récompenses qui leur étoient données.

L'imagination ne supplée pas au sentiment. Ainsi comme nous n'avons pas vu re présenter des piéces de théâtre, dans lesquel les un Acteur récitoit, tandis qu'un autre fai soit des gestes, je crois que nous aurions tort de louer, & encore plus de tort de blâmer décisivement le partage de la déclamation que faisoient les Anciens. J'ai déja dit{??} pourquoi
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l'on n'y sentoit pas le ridicule que nous y con- cevons d'abord. Nous ignorons encore quels agrémens les circonstances & l'habileté des Acteurs pouvoient prêter à ce spectacle. Plu sieurs Savans du Nord, qui, sur la foi d'une exposition, avoient décidés que nos Opera ne pouvoient être qu'un spectacle ridicule, & propre seulement pour amuser des enfans, ont changé d'avis après en avoir vu quelques re présentations. L'expérience les avoit con vaincus de ce qu'elle seule peut persuader, c'est qu'une mere qui pleure en musique la perte de ses enfans, ne laisse point d'être un personnage capable d'attendrir & de toucher sérieusement. Les Marionnettes où la déclamation est par tagée, nous amusent, quoique l'action n'y soit exécutée que par une espéce d'automate. Il ne faut pas dire que ce spectacle puérile nous divertit, parce que le ridicule de l'exé cution s'y trouve parfaitement bien assorti avec le ridicule du sujet. L'Opera des Bam boches, de l'invention de la Grille, & qui fut établi à Paris vers l'année 1674, attira tout le monde durant deux hyvers; & ce spe ctacle étoit un Opera ordinaire, avec la dif férence que la partie de l'action s'exécutoit par une grande Marionnette, qui faisoit sur
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le théâtre les gestes convenables aux récits que chantoit un Musicien, dont la voix sor toit par une ouverture ménagée dans le plan cher de la scène. J'ai vu en Italie des Opera représentés de cette maniere, & personne ne les trouvoit un spectacle ridicule. Les Opera qu'un Cardinal illustre se plaisoit à faire exé cuter de cette maniere-là, quand il étoit en core jeune, plaisoient même beaucoup, par ce que les Marionnettes qui avoient près de quatre pieds de hauteur, approchoient du naturel. Qui nous peut déterminer à croire que ces mêmes spectacles auroient déplu, si des Acteurs excellens, & que nous eussions été déja dans l'habitude de voir jouer avec un masque, avoient bien exécuté la partie de la gesticulation qu'une Marionnette ne pouvoit qu'exécuter très-mal. La conduite & les écrits des Romains sont un assez bon témoignage qu'ils n'étoient pas un peuple d'insensés. Lorsque les Romains se déterminerent pour le genre de la décla mation, où le geste & la prononciation s'exé cutoient souvent par des Acteurs différens; ils connoissoient depuis plus de six-vingt ans la maniere naturelle de réciter qui est la nô tre. Ils la quitterent cependant pour l'autre bien plus composée.
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D'ailleurs la dépense immense que les Grecs & les Romains faisoient pour la représenta tion des piéces dramatiques, nous est un bon garant de l'attention qu'ils y donnoient. Or cette attention continuée durant huit cens ans (les théâtres furent encore ouverts à Rome durant huit siécles après l'avanture de Livius Andronicus,) n'auroit-elle pas été suffisante pour désabuser les Romains de l'usage de par tager la déclamation entre deux Acteurs, si cet usage eût été aussi mauvais qu'on est porté à le croire par un premier mouvement. Il faut donc se défier de ce premier mouvement, autant que les personnes sages se défient de celui qui porte à désapprouver d'abord les modes & les coutumes des pays étrangers. La représentation de trois Tragédies de Sophocle, couta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponese. On sait les dépenses immenses des Romains pour élever des théâ tres, des amphithéâtres & des cirques, mê me dans les villes des Provinces. Quelques- uns de ces bâtimens qui subsistent encore dans leur entier, sont les monumens les plus pré cieux de l'Architecture antique. On admire même les ruines de ceux qui sont tombés. L'Histoire Romaine est encore remplie de faits qui prouvent la passion démesurée du peuple
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pour les spectacles, & que les Princes & les particuliers faisoient des frais immenses pour la contenter. Je ne parlerai donc ici que du payement des Acteurs. Macrobe dit qu'Ae sopus, un célébre Comédien tragique, dont nous avons déja parlé, & le contemporain de Cicéron, laissa en mourant à ce fils, dont Ho race & Pline (*) font mention comme d'un fameux dissipateur, une succession de cinq millions qu'il avoit amassés à jouer la Comé die. On lit dans l'Histoire de Pline, que le Comédien Roscius, l'ami de Cicéron, avoit par an plus de cent mille francs de gages (**). Quippe cum jam apud majores nostros Roscius histrio sestertium quingenta millia annua me ritasse prodatur. Il faut même qu'on eût augmenté les appointemens de Roscius depuis le tems où l'état que Pline avoit vu, fut dressé, puisque Macrobe dit que notre Comédien tou- choit des deniers publics, près de neuf cent francs par jour, & que cette somme étoit pour lui seul. Il n'en partageoit rien avec sa troupe. Tanta fuit gratia, ut mercedem diurnam de publico mille denarios sine gregalibus solus acceperit (***). 209 210 211
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L'Oraison que Cicéron prononça pour ce même Roscius, justifie bien le rapport de Pli ne & celui de Macrobe. Le principal incident du procès qu'avoit Roscius, rouloit sur un escla ve qu'on prétendoit que Fannius avoit remis à Roscius, afin qu'il lui enseignât à jouer la Co médie: après quoi Roscius & Fannius devoient vendre cet Esclave pour en partager le prix. Cicéron ne tombe pas d'accord de cette socié té, & il prétend que Panurgus, c'est le nom de l'Esclave, devoit être sensé appartenir en en tier à Roscius qui l'avoit instruit, parce que la valeur du Comédien excédoit de bien loin la valeur de la personne de l'Esclave. La person ne de Panurgus, ajoute Cicéron, ne vaut pas trente pistoles, mais l'Eleve de Roscius vaut vingt mille écus. Quand l'Esclave de Fan nius n'auroit pas pu gagner dix-huit sols par jour, le Comédien instruit par Roscius, pou voit gagner dix-huit pistoles. Croirez-vous, dit Cicéron dans un autre endroit, qu'un hom me aussi désintéressé que Roscius, veuille s'ap proprier, aux dépens de son honneur un Escla ve de trente pistoles, lui qui depuis douze ans joue la Comédie pour rien, & qui par cette générosité, a manqué de gagner deux mil- lions. Je n'apprétie pas trop haut, ajoute Ci- céron, le salaire que Roscius auroit reçu. Du
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moins lui auroit-on donné ce qu'on donne à Dyonisia. Nous avons déja parlé de cette Actrice. Voilà comment la République Ro maine payoit les gens de théâtre. Macrobe (*) dit que Jules César donna vingt mille écus à Laberius, pour engager ce Poëte à jouer lui- même dans une piéce qu'il avoit composée. Nous trouverions bien d'autres profusions sous les autres Empereurs. Enfin l'Empereur Marc-Aurele (**), qui souvent est désigné par la dénomination d'Antonin le Philosophe, ordonna que les Acteurs qui joueroient dans les spectacles que certains Magistrats étoient tenus de donner au peuple, ne pourroient point exiger plus de cinq piéces d'or par re- présentation, & que celui qui en faisoit les frais, ne pourroit pas leur donner plus du double. Ces piéces d'or étoient à peu près de la valeur de nos Louis de trente au marc, & qui ont cours pour vingt - quatre francs. Tite-Live finit sa dissertation sur l'origine & le progrès des représentations théatrales à Ro me, par dire qu'un divertissement, dont les commencemens avoient été peu de chose, étoit dégénéré en des spectacles si magnifi ques & si somptueux, que les Royaumes les 212 213
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plus riches auroient eu peine à en soutenir la dépense (*). Quam ab sano initio res in hanc vel opulentis regnis vix tolerabilem in saniam venerit. Comme les Romains étoient la plupart devenus eux-mêmes des Déclama teurs & des Faiseurs de gestes, on ne doit pas être étonné qu'ils fissent un si grand cas des gens de théâtre. Séneque le pere dit dans l'avant propos du premier livre de ses Con troverses: Que les jeunes gens de son tems faisoient leur plus sérieuse occupation de ces deux arts. Malarum rerum industria inva sit animos. Cantandi saltandique nunc ob scæna studia effæminatos tenent. Le mal ne fit qu'aller en augmentant. Am mien Marcellin qui vivoit sous le regne de Constantin le Grand, écrit: „Dans com bien peu de nos maisons cultive-t'on en core les arts liberaux? On n'y entend plus que chanter & jouer des instrumens. On y fait venir, au lieu d'un Philosophe, un Chantre; & au lieu d'un Orateur, un Professeur dans les arts qui servent au théâtre. On ferme les Bibliothéques, comme on ferme les tombeaux, pour toujours, & l'on ne songe qu'à faire faire des hidrauliques, des lyres énormes, des flutes de toutes espéces & tous 214
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les instrumens qui servent à régler les ge stes des Acteurs.„ Quod cum ita sit, pau cæ domus studiorum seriis cultibus antea ce lebratæ, nunc ludibriis ignaviœ torrentes exundant, vocali sono, perstabili tinnitu fi dium resultantes. Denique pro Philosopho, Cantor, & in locum Oratoris, Doctor ar tium ludicrarum accitur, & Bibliothecis sepulchrorum ritu in perpetuum clausis, fa bricantur hydraulica & lyræ in speciem Car pentorum ingentes, tibiæque & histrionici gestus instrumenta non levia. (*) Je dois avertir le lecteur, qu'en évaluant la monnoie Romaine par notre monnoie de compte, je n'ai pas suivi le calcul de Budé, quoique ce calcul fût juste, lorsque ce savant homme le fit. Mais le même marc d'argent qui ne valoit pas douze francs, monnoie de compte, quand Budé écrivoit (**), valoit soixante francs au coin qui avoit cours, quand cette derniere évaluation a été faite. (***) C'est à quoi ceux qui traduisent, ou qui commentent les Auteurs anciens, doivent avoir égard, aussi-bien qu'à évaluer la som me dont parle leur Auteur, métail par mé 215 216 217
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tail, parce que la proportion entre l'or & l'argent, n'est plus la même, à beaucoup près, qu'elle l'étoit du tems de la Républi que Romaine. Dix onces d'argent fin pa- yoient alors une once d'or fin; & pour pa yer aujourd'hui en France une once d'or fin, il faut donner près de quinze onces d'argent fin. Il y a même plusieurs Etats en Europe où l'or est encore plus cher. Enfin il me paroît raisonnable de juger du progrès qu'une certaine nation pouvoit avoir fait dans les arts qui ne laissent point de monument durable sur lequel on puisse asseoir une décision solide, par le progrès que cette même nation avoit fait dans ces arts qui laissent de tels monumens. Or les monumens de la Poësie, de l'art Oratoire, de la Peinture, de la Sculpture & de l'Ar chitecture des Anciens qui nous sont demeu rés, font connoître que les Anciens étoient très-habiles dans tous ces arts, & qu'ils les avoient portés à une grande perfection. Puisqu'il nous en faut tenir au préjugé sur leur habileté dans l'art des représentations théatrales; ce préjugé ne doit-il point être qu'ils y réussissoient, & que nous donnerions à ces représentations, si nous les voyions, les mêmes louanges que nous donnons à
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leurs bâtimens, à leurs statues & à leurs écrits. Ne pouvons-nous pas même tirer de l'ex cellence des poëmes des Anciens un préjugé sur le mérite de leurs Acteurs? Ne savons- nous pas encore par les conjectures les plus certaines, que ces Acteurs devoient être ex- cellens. La plupart étoient nés dans la con dition d'Esclave, & soumis par conséquent dès l'enfance à faire un apprentissage aussi long & aussi rigoureux que leurs Patrons le jugeoient à propos. Ils étoient encore as surés de devenir un jour libres, opulens & considerés, s'ils se rendoient habiles. En Grece les Comédiens illustres étoient réputés des personnages, & l'on y a vu même des Ambassadeurs & des Ministres d'Etat tirés de cette profession. Quoique (*) les Loix Romaines eussent exclu la plupart des gens de théâtre de l'état de Citoyen, on avoit néanmoins à Rome beaucoup de considéra tion pour eux, & nous en citerons tantôt de bonnes preuves. Ils y faisoient impuné ment les importans, du moins autant que les Eunuques qui chantent aujourd'hui en Italie. 218
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Nous savons par des faits que l'apprentis sage des gens de théâtre qu'on choisissoit ap paremment avec de la disposition à réussir, étoit un apprentissage très-long. Suivant le récit de Cicéron, ceux qui jouoient des Tra gédies, s'exerçoient des années entieres avant que de monter sur le théâtre. Ils faisoient même une partie de leur apprentissage en déclamant assis, afin qu'ils y trouvassent en suite plus de facilité à déclamer sur le théâtre où ils parloient debout. Quand on est ac coutumé une fois à faire une chose plus dif ficile que les fonctions ordinaires de son em ploi, on en remplit mieux & de meilleure grace ces fonctions. Or la poitrine se trouve plus à son aise dans un homme qui est de bout, que dans un homme assis. Voilà pourquoi l'on exerçoit alors les Gla diateurs avec des armes plus pésantes que les armes avec lesquelles ils devoient combat tre. (*) Difficiliora enim debent esse, quæ exercent, quo sit levius ipsum illud, in quod exercent. Il faut que les travaux auxquels on nous assujettit pour nous faire faire un ap prentissage, soient plus difficiles que le tra vail dont on veut nous rendre capables. (**) 219 220
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Gladiatores gravioribus armis discunt, quam pugnant, dit Séneque le pere. Les grands Acteurs n'auroient pas voulu prononcer un mot le matin, avant que d'a voir, pour s'exprimer ainsi, développé mé- thodiquement leur voix, en la faisant sortir peu à peu, & en lui donnant l'essor comme par dégré, afin de ne pas offenser ses orga nes en les déployant précipitamment & avec violence. Ils observoient même de se tenir couchés durant cet exercice. Après avoir joué, ils s'asseyoient; & dans cette posture ils replioient, pour ainsi dire, les organes de leur voix, en respirant sur le ton le plus haut où ils fussent montés en déclamant, & en respirant ensuite successivement sur tous les autres tons, jusqu'à ce qu'ils fussent enfin parvenus au ton le plus bas où ils fussent descendus. Quelque avantage que l'élo quence procurât à Rome, quelque lustre qu'une belle voix donne à l'éloquence, Ci céron ne veut pas qu'un Orateur se rende l'esclave de sa voix, ainsi que le faisoient ces Comédiens. Me autore (*) nemo dicendi studiosus Græcorum & Tragœdorum more voci serviet, qui & annos complures sedentes 221
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declamitant, & quotidie, antequam pronun cient, vocem cubantes sensim excitant: eam dem cum egerint, ab acutissimo sono usque ad gravissimum sonum recolligunt. Il paroît néanmoins, que peu de tems après la mort de Cicéron, lequel Séneque le pere avoit pu voir, à ce qu'il dit lui-même, les Ora teurs Romains mettoient en usage, pour conserver leur voix, les pratiques les plus superstitieuses des Acteurs. Séneque écrit donc comme une chose rare, en parlant de Porcius Latro, un Orateur son compatriote, son ami & son camarade d'étude: Que ce Porcius qui avoit été élevé en Espagne, & qui étoit accoûtumé à la vie sobre & labo rieuse qu'on menoit encore dans les Provin ces, ne faisoit aucun reméde pour conserver sa voix, qu'il n'observoit pas la pratique de la déployer méthodiquement, depuis le ton le plus haut jusqu'au plus bas, & de la re plier de même. Nil vocis causa facere (*), non illam per gradus paulatim ab imo usque ad summum perducere, non rursus a summa contentione paribus intervallis descendere, non sudorem unctione discutere. Perse, lorsqu'il parle de ceux qui se dis- posent à haranguer, ou à réciter quelque 222
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chose en public, met au nombre des pré cautions, qu'ils prennent, celle de se laver la gorge avec quelque composition faite ex près.
Grande aliquid, quod pulmo animæ prælargus
anhelet:
Scilicet hæc populo: pexusque togaque recenti,
. . . . . liquido cum plasinate guttur
Mobile conlueris. (*) Aristote (**) avoit dit la même chose que Cicéron, sur les soins que les Acteurs, & ceux qui chantoient dans les chœurs, appor toient pour conserver leur voix. Apulée nous apprend encore que les Acteurs de Tra gédie déclamoient tous les jours quelque chose, afin que leurs organes ne s'enrouil lassent pas, pour ainsi dire. (***) Desuetu do omnibus pigritiam, pigritia veternum parit. Tragœdi adeo, ni quotidie procla ment, claritudo arteriis obsolescit. Igitur itidentidem boando purgant ravim. Les écrits des Anciens sont remplis de faits qui prouvent que leur attention sur tout ce qui pouvoit servir à fortifier, ou bien à 223 224 225
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embellir la voix, alloit jusqu'à la supersti tion. On peut voir dans le troisiéme cha pitre de l'onziéme livre de Quintilien, que par rapport à tout genre d'éloquence, les Anciens avoient fait de profondes réflexions sur la nature de la voix humaine, & sur toutes les pratiques propres à la fortifier en l'exerçant. L'art d'enseigner à fortifier & à ménager sa voix, devint même une profes sion particuliere. Pline indique dans diffé rens endroits de son histoire une vingtaine de plantes, de spécifiques, ou de réceptes propres à fortifier la voix. Ce soin faisoit une partie des occupations sérieuses de tou tes les personnes qui parloient, ou qui réci toient en public. Je ne citerai ici que Né ron, cet homme de théâtre à qui les Dieux trouverent bon de donner le monde à gou verner. Pline rapporte que ce Prince fût l'auteur d'une nouvelle méthode pour se for tifier la voix. Elle consistoit à déclamer de toute sa force en portant une lampe de plomb sur la poitrine. (*) Nero quoniam ita diis placuit princeps, lamina pectori imposita sub ea Cantica exclamans alendis vocibus demonstravit rationem. Suétone ajoute même quelques particularités assez cu 226
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rieuses, au récit de Pline. Après avoir parlé du régime dont on usoit, & des remédes dont on se servoit pour avoir la voix plus belle, il raconte que Néron, après qu'il fut de re tour de son voyage de la Grece, avoit tant d'attention à sa voix, qu'il faisoit beaucoup de remédes afin de la conserver; & que pour l'épargner il ne voulut plus, lorsqu'il faisoit une revue des troupes, appeller, sui vant l'usage des Romains, chaque soldat par son nom. Il les faisoit appeller par ce domestique que les Romains tenoient auprès de leurs personnes, pour parler pour eux dans les occasions où il falloit parler haut, afin de se faire entendre. Nec eorum quid quam omittere, quæ generis ejus artifices, vel conservandæ vocis causa vel augendæ factitarent. Sed & plumbeam cartham su- pinus pectore sustinere & clistere vomituque purgari, & abstinere pomis cibisque offi cientibus. Ac post hæc tantum abfuit a re mittendo laxandoque studio, ut conservandæ vocis gratia neque milites unquam, nisi alio verba pronunciante, appellaret. De tout tems un peu de vision fut l'appanage des gens de théâtre. Mais les visions même de Néron & de ses pareils, montrent en quelle considération tous les arts où la beauté
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de la voix est d'un grand avantage, se trou- voient dans ces tems-là.

SECTION XVI. Des Pantomimes, ou des Acteurs qui jouoient sans parler.

Les Anciens, non-contens d'avoir réduit la musique hypocritique ou l'art du geste en méthode, l'avoient tellement perfection né, qu'il se trouva des Comédiens qui ose rent entreprendre de jouer toutes sortes de piéces de théâtre, sans rien prononcer. Ce furent les Pantomimes qui exprimoient tout ce qu'ils vouloient dire avec les gestes qu'en seignoit l'art de la Saltation. Est-ce une raison pour Venus de s'appaiser, dit Arnobe dans son ouvrage contre les superstitions des payens, qu'un Pantomime ait représenté Adonis, en se servant des gestes qu'enseigne l'art de la danse? (*) Obliterabit offensam Venus, si Adonis in habitu gestum agere vi derit saltatoriis in motibus Pantomimum? C'étoit donc sans parler que les Pantomimes 227
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se faisoient entendre communément. Hi striones (*) quasdam in theatro fabulas si ne verbis saltando, plerumque aperiunt & exponunt. Les Histrions nous exposent, ils nous sont entendre une Fable ordinairement sans parler. En effet, il semble, en lisant Lucien (**), qu'on chantoit quelquefois le sujet que le Pantomime exécutoit; mais il est aussi con stant par plusieurs passages que je citerai plus bas, que le Pantomime représentoit souvent, sans que personne chantât ou prononçât, les vers des scènes qu'il déclamoit en son jeu muet. Le nom de Pantomimes qui signifie imitateur de tout, étoit donné à cette espéce de Comédiens, apparemment parce qu'ils imitoient, & parce qu'ils expliquoient tou tes sortes de sujets avec leur geste. Nous allons voir que non-seulement le Pantomime représentoit quelquefois un personnage, com me le faisoient les autres Comédiens; mais qu'il peignoit quelquefois, qu'il décrivoit avec son geste l'action de plusieurs person nages. Par exemple, si quelquefois on partageoit entre deux Pantomimes la scène de Mercure & de Sosie dans la Comédie 228 229
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d'Amphitrion; si quelquefois un Acteur y jouoit le rôle de Sosie, & un autre Acteur le rôle de Mercure, quelquefois aussi le mê me Acteur jouoit les deux rôles, en faisant alternativement le personnage de Mercure & le personnage de Sosie. Nous avons dit ci-dessus que l'art du ge- ste étoit composé de gestes naturels & de gestes d'institution. On peut bien croire que les Pantomimes se servoient des uns & des autres, & qu'ils n'avoient pas encore trop de moyens pour se faire entendre. Aussi, comme le dit Saint Augustin, tous les mouvemens d'un Pantomime signifioient quelque chose. Tous ses gestes étoient des phrases, pour ainsi dire, mais seulement pour ceux qui en avoient la clef. (*) Hi striones omnium membrorum motibus dant signa quædam scientibus, & cum oculis eorum fabulantur. Comme les Pantomimes employoient plu sieurs gestes d'institution dont la significa tion étoit arbitraire, il falloit du moins être habitué à les entendre, pour ne rien perdre de tout ce qu'ils vouloient dire. En effet, Saint Augustin nous apprend dans le même livre qui vient d'être cité, que lorsque les 230
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Pantomimes eurent commencé à jouer sur le théâtre de Carthage, il fallut durant long tems que le Crieur public instruisît le peu ple à haute voix du sujet qu'ils alloient repré senter avec leur jeu muet. Même encore aujourd'hui, ajoute ce Pere, il y a des vieil lards qui se souviennent, à ce qu'ils m'ont dit, d'avoir vu pratiquer cet usage. D'ail leurs nous voyons que ceux qui ne sont pas initiés aux mysteres de ces spectacles, n'en tendent guéres ce que les Pantomimes veulent dire, à moins que celui auprès de qui ils sont placés, ne le leur explique. Primis temporibus saltante Pantomimo, præco pro nuntiabat populis Carthaginis, quod saltator vellet intelligi. Quod adhuc multi memine runt senes, quorum relatu hæc solemus audi re. Quod ideo credendum est, quia nunc quoque, si quis talium nugarum imperitus intraverit, nisi ei dicatur ab altero, quid illi motus significent, frustra intentus est. Mais l'usage apprenoit à entendre le langage muet des Pantomimes à ceux qui ne l'avoient pas étudié par méthode, à peu près comme il apprend la signification de tous les mots d'une langue étrangere, dont on sait déja plusieurs termes, quand on vit au milieu d'un peuple qui parle cette langue-là. Le
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mot qu'on sait, fait deviner le mot qu'on ne sait pas, & celui-là fait à son tour de viner un autre mot. Quand on avoit une fois l'intelligence de ce langage, les gestes qu'on connoissoit, faisoient deviner les nou veaux gestes que les Pantomimes inventoient, suivant les apparences, de tems en tems, & ces gestes servoient dans la suite pour en de viner encore de plus nouveaux. Le Poëme de Sidonius Appollinaris, qui a pour titre, Narbonne, & qui est adressé à Consentius citoyen de cette ville-là, fait foi que plusieurs Pantomimes jouoient leurs piéces sans prononcer un seul mot. Sido nius y dit à son ami: „Lorsqu'après avoir terminé vos affaires, vous alliez vous dé lasser au théâtre, tous les Comédiens trem bloient devant vous. Il sembloit qu'ils dussent jouer devant Appollon & les neuf Muses. Vous étiez d'abord au fait de ce que Caramalus & Phabaton représentoient, sans prononcer un parole, en se faisant entendre par un geste parlant, pour ainsi dire, & en s'exprimant tantôt d'un signe de tête, tantôt de la main, & tantôt par un autre mouvement du corps. Vous sa viez d'abord si c'étoit Jason, Thyeste, ou
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quelqu'autre personnage qu'ils vouloient représenter.„
Coram te Caramalus aut Phabaton
Clausis faucibus & loquente gestu,
Nutu, crure, genu, manu, rotatu, &c. (*) Ce Caramalus & ce Phabaton étoient, com me nous l'apprend le Pere Sirmond dans ses notes sur (**) Sidonius, deux Pantomimes illustres, & dont il est fait mention dans les lettres d'Aristenete & dans Leontius le Sco lastique. Le Commentateur de Sidonius rapporte même à ce sujet l'Epigramme an cienne qu'on va lire, & dont on ne connoît point l'Auteur: Tot linguæ, quot membra viro, mirabilis est ars, Quæ facit articulos, ore silente loqui. Tous les membres du corps d'un Pantomime sont autant de langues, à l'aide de desquel les il parle sans ouvrir la bouche. On conçoit bien comment les Pantomimes pouvoient venir à bout de décrire intelligi blement une action, & de donner à enten 231 232
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dre par le geste, les mots pris dans le sens propre, comme le ciel, la terre, un hom me, &c. aussi-bien que les verbes qui mar quoient des actions, ou des affections. Mais dira-t'on, comment pouvoient-ils donner à entendre les mots pris dans le sens figuré, qui sont si fréquens dans le style poëtique? Je répondrai en premier lieu, que le sens de la phrase donnoit quelquefois l'intelligence de ces mots pris au sens figuré. En second lieu, Macrobe (*) nous donne l'idée de la maniere dont les Pantomimes s'y prennoient, lorsqu'ils avoient quelqu'un de ces mots à exprimer. Il raconte qu'Hilas, l'Eleve & le concurrent de Pylade, qui fut l'inventeur de l'art des Pantomimes, comme nous l'allons dîre, exécutoit à sa maniere un monologue qui finissoit par ces mots, Aga memnon le Grand. Hilas, pour les expri mer, fit tous les gestes d'un homme qui veut mesurer un autre homme plus grand que lui. Pylade lui cria du parterre, mon ami, tu fais bien de ton Agamemnon un homme grand, mais tu n'en fait pas un grand homme! Le peuple voulut que dans l'instant Pylade joua le même rôle. Auguste, sous le regne de qui cette avanture arriva, aimoit 233
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mieux que le peuple fut le maître au théâtre que dans le champ de Mars. Le peuple fut donc obéï; & lorsque Pylade exécuta l'endroit où il avoit re pris si hautement son Eleve, il représenta par son geste & pàr son attitude la contenance d'un homme plongé dans une profonde médita tion, pour exprimer le caractere propre du grand homme. Il n'étoit pas difficile de concevoir qu'il vouloit dire par-là qu'un hom- me, plus grand homme que les autres, c'étoit un homme qui pensoit plus profondément qu'eux. L'émulation étoit si grande entre Pylade & Bathylle un autre Pantomime, qu'Auguste, à qui elle donnoit quelquefois de l'embarras, crut qu'il devoit en parler à Pylade, & l'exhorter à bien vivre avec son concurrent que Mécenas protégeoit. Pyla de (*) se contenta de lui répondre que ce qui pouvoit arriver de mieux à l'Empereur, c'étoit que le peuple s'occupat de Bathylle & de Pylade. On croit bien qu'Auguste ne trouva point à propos de répliquer à cette ré ponse. Parlons de la personne des Pantomimes. L'Auteur du Traité contre les spectacles des Anciens, que nous avons dans les Oeuvres de Saint Cyprien, définit le Pantomime, un 234
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monstre qui n'est ni homme ni femme, dont toutes les manieres sont plus lascives que cel les d'aucune courtisanne, & dont l'art con siste à prononcer avec son geste. Cepen dant, ajoute-t'il, toute la ville se met en mou vement pour lui voir représenter, en gesti culant, les infamies de l'antiquité fabuleuse. Huic dedecori condignum dedecus super in ducitur, homo fractus omnibus membris, & vir ultra muliebrem mollitiem dissolutus. Cui ars est verba manibus expedire, & pro pter unum, nescio quem, nec virum nec fœmi nam, commovetur civitas, ut desaltentur fabulosæ antiquitatis libidines. Il falloit que les Romains se fussent mis en tête que l'opération qu'on feroit à leurs Pantomimes, pour les rendre Eunuques, leur conserveroit dans tout le corps une souplesse que des hom mes ne peuvent avoir. Cette idée, ou, si l'on veut, le caprice faisoit exercer sur les enfans qu'on destinoit à ce métier, la même cruauté qu'on exerce encore dans quelques pays sur les enfans, dont on ne veut point que la voix mue. Saint Cyprien, dans la lettre qu'il écrivit à Donat pour lui rendre compte des motifs de sa conversion à la Re ligion Chrétienne, dit que les spectacles qui font une partie du culte des Payens, sont
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pleins d'infamie & de barbarie. Après avoir cité les horreurs de l'amphithéâtre, il ajoute, en parlant des Pantomimes, qu'on dégrade les mâles de leur sexe pour les rendre plus propres à faire un métier si deshonnête, & que le maître qui a sû faire ressembler da vantage un homme à une femme, est celui qui passe pour avoir fait le meilleur disciple. Evirantur mares, omnis honor & vigor se xus enervati corporis dedecore emollitur, plus que illic placet, quisquis virum in fœminam magis fregerit. Combien, dit Tertullien dans son Traité contre les spectacles, un Pan tomime est-il obligé de souffrir de maux dans son corps, afin qu'il puisse devenir un Co médien? Quæ denique Pantomimus à pue- ritia patitur in corpore, ut artifex esse possit. En effet, Lucien dit (*) que rien n'étoit plus difficile que de trouver un bon sujet pour faire un Pantomime. Après avoir parlé de la taille, de la souplesse, de la légereté & de l'oreille qu'il doit avoir, il ajoute, qu'il n'est pas plus difficile de trouver un visage à la fois doux & majestueux. Il veut ensuite qu'on enseigne à cet Acteur, la musique, l'histoi re, & je ne sai combien d'autres choses ca 235
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pables de faire mériter le nom d'homme de lettres à celui qui les auroit apprises. Nous lisons dans Zozime & dans Suidas (*), que l'art des Pantomimes naquit à Rome sous l'empire d'Auguste, & c'est ce qui fait dire à Lucien que Socrate (**) n'avoit vu la danse que dans son berceau. Zozime compte mê me l'invention de l'art des Pantomimes par mi les causes de la corruption des mœurs du peuple Romain, & des malheurs de l'Em pire. Nam & Pantomimorum saltatio prius incognita, temporibus iis in usu esse cœpit, Pylade ac Batyllo primis ejus autoribus, & præterea quædam alia, quæ multis huc usque malis causam præbuerunt. En effet, les Romains, comme on va le voir, devinrent fous de cette espéce de spectacle. Les deux premiers Instituteurs du nouvel art, furent donc Pylade & Batylle, qui ont rendu leurs noms aussi célébres dans l'Histoi re Romaine, que le peut être dans l'Histoire moderne le nom du Fondateur de quelque établissement que ce soit. Pylade avoit com- posé son recueil, de gestes tirés, pour m'ex primer ainsi, des trois Recueils de gestes dont nous avons déja parlé, & qui servoient pour 236 237
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la Tragédie, pour la Comédie, & pour ce Poëme dramatique que les Anciens appelloient Satyres (*). Pylade avoit nommé l'Itali que, l'art du geste propre aux Pantomimes. Ainsi depuis le tems de Pylade il y eut qua- tre recueils de gestes propres au théâtre: l'Emmelie qui servoit à jouer la Tragédie; le Cordax qui servoit pour la Comédie; le Si cinis qui servoit pour la Satyre; & l'Italique qui servoit pour les piéces exécutées par les Pantomimes. Monsieur Calliachy Candiot, mort vers l'année 1708 (**), Professeur en Belles - Lettres dans l'Université de Padoue, prétend que l'art des Pantomimes fût plus ancien qu'Auguste, mais il prouve mal son opinion. Cet Auteur prend pour l'art des Pantomimes, qui consistoit à réciter une pié ce ou une scène suivie sans parler, ce que Tite-Live (***) appelle imitandorum Carmi num actum, l'art d'exprimer à son gré & ar bitrairement en dansant, quelques passions, art qui étoit certainement plus ancien qu'Au guste. 238 239 240
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Nous rapporterons dans la suite un passa ge de Séneque le pere qui avoit pu voir Py lade & Bathylle, dans lequel il est dit que Pylade réussissoit beaucoup mieux que Ba thylle, dans les sujets tragiques; mais que dans les sujets comiques, Bathylle réussissoit beaucoup mieux que Pylade. Athenée nous donne la même idée de ces deux Pantomi mes. Nous trouvons la même remarque dans un grand nombre d'anciens Ecrivains. Pour dire que les Pantomimes jouoient une piéce, on disoit Fabulam saltabant, mais nous en avons déja exposé les raisons. On se servoit dans ces représentations de flutes d'une espéce particuliere, & qu'on appelloit Tibia Dactilica (*). Apparemment que le son de cette flute imitoit le son de la voix humaine mieux que les autres, & de la ma niere dont l'imitent nos flutes traversieres. Elle en étoit plus propre à jouer le sujet, c'est- à-dire, suivant ma conjecture, le chant noté des vers, ou la déclamation qui devoit se ré citer dans les représentations ordinaires: car on voit par un passage de Cassiodore rap porté ci-dessus (**) que la flute Dactilica étoit soutenue par d'autres instrumens qui 241 242
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servoient apparemment de basse continue à son chant. Ce qui paroîtra surprenant, c'est que ces Comédiens qui entreprenoient de représenter des piéces sans parler, ne pouvoient pas s'ai der des mouvemens du visage dans leur dé clamation. Qu'on me permette cette phrase. Il falloit qu'ils eussent de l'expression de re ste. Mais il est toujours constant qu'ils jouoient masqués, ainsi que les autres Comé diens. Lucien dit dans son Traité de la Danse, que le masque du Pantomime n'avoit pas une bouche béante, comme les masques des Comédiens ordinaires, & qu'il étoit beau boup plus agréable. Macrobe raconte que Pylade se fâcha un jour, qu'il jouoit le rôle d'Hercule furieux, de ce que les spectateurs trouvoient à redire à son geste trop outré, suivant leur sentiment. Il leur cria donc, après avoir ôté son masque: Fous, que vous êtes, je représente un plus grand fou que vous. Macrobe (*) rapporte encore dans le même endroit d'autres traits de ce fameux Instituteur des Pantomimes. Il est à croire que ces Comédiens com mencerent d'abord par exécuter, à leur ma niere, les scènes des Tragédies & des Comé 243
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dies, qui s'appelloient des cantiques. Je fonde cette conjecture sur deux raisons. La premiere, est que les Ecrivains de l'antiquité, qui ont vêcu avant Apulée, ne parlent point, autant qu'il m'en souvient, de piéces drama tiques exécutées par une troupe de Comé diens Pantomimes. Ils ne font mention que de Monologues ou de Cantiques dansés par ces Comédiens muets. Nous trouvons même dans l'ouvrage de Lucien, qui vient d'être cité, qu'un étranger voyant cinq ha bits préparés pour un même Pantomime qui devoit jouer successivement cinq rôles diffé rens, demanda si la même personne les por teroit tous cinq. Il semble qu'il n'y auroit pas eu lieu à faire cette question, si l'on avoit vu dès lors des troupes de Comédiens Pan tomimes. La seconde raison, c'est que vrai semblablement la chose a dû arriver ainsi. Il aura fallu que les premiers Pantomimes, pour être goûtés par les spectateurs, s'en fis- sent entendre; & nos Comédiens, pour être plus aisément entendus, auront commencé par exécuter en déclamation muette, les plus belles scènes des piéces dramatiques les plus connues. S'il se formoit des Pantomimes à Paris, ne conçoit-on pas qu'ils débute roient par exécuter dans leur jeu muet les
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belles scènes du Cid & des autres piéces les plus connues, en choisissant celles où l'action demande que le Comédien prenne plusieurs attitudes singulieres, qu'il fasse plusieurs ge- stes faciles à remarquer, & qu'on puisse re connoître aisément, quand on les voit faire sans entendre le discours dont ils sont l'ac compagnement naturel. Ils débuteroient, par exemple, en représentant la scène qni se passe entre Mercure & Sosie, dans le pre mier Acte d'Amphitrion. Si les Pantomi mes vouloient exécuter les scènes de nos Opera, ils débuteroient par la derniere scène du quatriéme Acte de Roland, ou ce Héros devient furieux. Peut-être fut ce du tems de Lucien même qu'il se forma des troupes complettes de Pan tomimes, & qu'ils commencerent à jouer des piéces suivies. Apulée qui a pu voir Lucien, nous rend un compte exact de la représenta tion du Jugement de Paris, faite par une troupe de Pantomimes (*). On voit dans ce récit curieux que Junon, Pallas & Vénus parlerent l'une après l'autre à Paris, & qu'el les lui firent les promesses que tout le mon de sait, en s'expliquant par des gestes & par 244
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des démonstrations concertées avec les instru mens qui les accompagnoient. Apulée re marque même plusieurs fois que c'étoit en gesticulant qu'elles se faisoient entendre nu tibus, ou gestibus. Apulée dit, en parlant de Junon: Hæc puella varios modulos con cinente tibia, præ cæteris quieta & inaf fectata gesticulatione, nutibus honestis pa stori pollicetur, si sibi præmium decoris ad dixisset, & sese regnum totius Asiæ tribu turam. Pour Minerve: Hæc inquieto ca pite & oculis in aspectum minacibus citato & intorto genere gesticulationis alacer, de monstrabat Paridi, si sibi forma victoriam tradidisset, sortem trophæisque bellicis in- clytum suis adminiculis futurum. Quant à Vénus: Sensim annutante capite cœpit incedere, mollique tibiarum sono delicatis respondere gestibus, & non nunquam sal tare solis oculis. Hæc ut primum ante conspectum judicis facta est nisu brachio rum polliceri videbatur, &c. Chaque Dé esse avoit encore sa suite particuliere & com posée de plusieurs Acteurs. Comme les Pantomimes étoient dispensés de rien prononcer; & comme ils n'avoient que des gestes à faire, on conçoit aisément que toutes leurs démonstrations étoient plus
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vives, & que leur action étoit beaucoup plus animée que celle des Comédiens ordinai- res. Ces derniers ne pouvoient dans les Dialogues donner à la gesticulation qu'une partie de leur attention & de leurs forces, parce qu'alors ils parloient eux-mêmes, & qu'ils étoient obligés dans les Monologues où ils ne parloient pas, à faire tomber en cadence leur jeu muet avec la récitation de celui qui prononçoit pour eux. Le Pan tomime au contraire étoit entierement le maître de son action, & son unique soin étoit de rendre intelligiblement ce qu'il vou loit exprimer. Aussi Cassiodore appelle-t'il les Pantomimes, des hommes dont les mains disertes avoient, pour ainsi dire, une langue au bout de chaque doigt. Des hommes qui parloient en gardant le silen ce, & qui savoient faire un récit entier sans ouvrir la bouche. Enfin des hom mes que Polymnie, la Muse qui présidoit à la musique, avoit formés, afin de mon trer qu'il n'étoit pas besoin d'articuler des mots pour faire entendre sa pensée. C'est ainsi qu'il s'en explique dans la lettre qu'il écrit au nom de Théodoric Roi des Ostro gots, à Simmaque Prêfet de Rome, pour lui ordonner de faire réparer le théâtre de
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Pompée aux dépens de ce Prince. Cassio dore, après y avoir parlé des Tragédies & des Comédies qui se représentoient sur ce théâtre, ajoute donc (*); Orchestarum lo- quacissimæ manus, linguosi digiti, silentium clamosum, expositio tacita, quam Musa Polymnia reperisse narratur, ostendens ho mines posse sine oris afflatu velle suum decla rare. Si l'on en croit Martial & quelques autres Poëtes, les Pantomimes faisoient des impres sions prodigieuses sur les spectateurs. On sait les vers de Juvenal.
Chironomum Lædam molli saltante Bathyllo
Tuccia, &c. Mais la plûpart de ces passages sont tels qu'on ne sauroit les citer même en Latin. D'ail leurs les Poëtes sont suspects d'exagération. Ainsi contentons-nous de citer les Ecrivains en prose. Séneque le pere qui exerçoit une profes sion des plus graves qui fussent de son tems, confesse que son goût pour les représentations des Pantomimes, étoit une véritable passion. Pour citer ma folie, ce sont ses termes, Py 245
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lade n'étoit plus le même Acteur dans le Co- mique, ni Bathylle dans le tragique. Quand Séneque dit ce qu'on vient de lire, il parle de la difficulté qu'il y a de réussir dans plu sieurs professions (*). Et ut ad morbum te meum vocem, Pylades in Comœdia, Ba thyllus in Tragœdia multum à se aberant. Lucien dit qu'on pleuroit aux représentations des Pantomimes, comme à celles des autres Comédies. L'art des Pantomimes auroit eu plus de peine à réussir parmi les Nations Septentrio nales de l'Europe, dont l'action naturelle n'est pas fort éloquente, ni assez marquée pour être reconnue bien facilement, lors qu'on la voit sans entendre le discours dont elle doit être l'accompagnement naturel. La copie est toujours moins animée que son original. Mais, comme nous l'avons ob servé déja, les conversations de toute espéce sont plus remplies de démonstrations, elles sont bien plus parlantes aux yeux, s'il est permis d'user de cette expression, en Italie, que dans nos contrées. Un Romain qui veut bien quitter la gravité de son maintien étudié, & qui laisse agir sa vivacité natu 246
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relle, est fertile en gestes; ist est fécond en démonstrations, qui signifient presque au tant que des phrases entieres. Son action rend intelligible bien des choses que notre action ne feroit pas deviner; & ses gestes sont encore si marqués, qu'ils sont faciles à reconnoître lorsqu'on les revoit. Un Ro main qui veut parler en secret à son ami, d'une affaire importante, ne se contente pas de ne se point mettre à portée d'être enten du, il a encore la précaution de ne se point mettre à portée d'être vu, craignant avec raison que ses gestes & que les mouve mens de son visage ne fissent deviner ce qu'il va dire. On remarquera que la même vivacité d'e sprit, que le même feu d'imagination, qui fait faire par un mouvement naturel des ge stes animés, variés, expressifs & caractéri sés, en fait encore comprendre facilement la signification, lorsqu'il est question d'en tendre le sens des gestes des autres. On entend facilement un langage qu'on parle. Mais le langage des muets du Grand Sei gneur, que leurs compatriotes n'ont pas de peine à comprendre, & qui leur semble un langage distinctement articulé, ne paroîtroit qu'un bourdonnement confus aux peuples du
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Nord de l'Europe. Joignons à ces remar ques la réflexion qu'on fait ordinairement, qu'il y a des nations dont le naturel est plus sensible que celui d'autres nations; & l'on n'aura pas de peine à comprendre que des Comédiens qui ne parloient point, pussent toucher infiniment des Grecs & des Romains, dont ils imitoient l'action naturelle. J'alléguerai comme une espéce de preuve de ce que je viens d'avancer, le livre d'un Auteur Italien, Giovanni Bonifacio, inti tulé, l'Arte de' Cenni, ou, l'art de s'expli quer par signes. On ne voit pas, en lisant cet Ouvrage, que son Auteur ait sû que les Pantomimes des Anciens se fissent entendre sans parler, cependant la chose lui a paru possible. C'est ce qui lui a fait composer un volume in-quarto de plus de six cens pa ges, & divisé en deux Parties. Il enseigne dans la premiere la méthode de dire ce qu'on veut par signes & par gestes; & il montre dans la seconde partie l'utilité de ce langage muet. Ce livre fut imprimé à Vi cence en 1616 (*). Je reviens aux Auteurs de l'antiquité qui parlent du succès des représentations que fai soient les Pantomimes. 247
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Lucien (*) se déclare lui-même zelé par tisan de l'art des Pantomimes, & l'on sent qu'il avoit du plaisir à raconter les faits qui pouvoient faire honneur à cet art. Il dit entre autres choses, qu'un Philosophe Cini que traitoit de badinage puérile l'art de ces Comédiens muets, & qu'il le définissoit un Recueil des gestes que la musique & l'appa reil de l'exécution faisoient passer. Mais un Pantomime de la Cour de Néron, pour montrer à ce Philosophe qu'il avoit tort, exécuta devant lui en déclamation muette & sans aucun accompagnement, les amours de Mars & de Vénus. Le Cinique fut obligé de tomber d'accord que l'art du Pantomime étoit un art réel. Lucien raconte encore qu'un Roi des environs du Pont-Euxin, qui se trouvoit à Rome sous le regne de Néron, demanda à ce Prince, avec beaucoup d'em pressement, un Pantomime qu'il avoit vu jouer, pour en faire son Interprete en toutes langues. Cet homme, disoit-il, se fera en tendre de tout le monde, au lieu que je suis obligé de payer je ne sai combien de Tru chemens, pour entretenir commerce avec mes voisins qui parlent plusieurs langues dif férentes, & que je n'entends point. 248
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Nous sommes aussi peu capables de déci der sur le mérite de l'art des Pantomimes, que sur le mérite du partage de la déclama tion entre deux Acteurs. Nous ne les avons pas vu représenter. Il me semble néan moins que les personnes qui se plaisent à voir la Comédie Italienne, & principalement celles qui ont vu jouer le vieil Octave, le vieil Scaramouche, & leurs camarades Ar lequin & Trivelin, sont persuadées que l'on peut bien exécuter plusieurs scènes sans par ler. Mais nous pouvons alléguer des faits qui prouveront mieux que des raisonnemens, que cette exécution est possible. Il s'est formé en Angleterre des troupes de Panto mimes, & même quelques-uns de ces Co médiens ont joué à Paris sur le théâtre de l'Opéra Comique, des scènes muettes que tout le monde entendoit. Quoique Roger n'ouvrit point la bouche, on comprenoit sans peine tout ce qu'il vouloit dire. Quel apprentissage Roger avoit-il fait en compa raison de celui que faisoient les Pantomi mes des Anciens? Roger savoit-il seulement qu'il y eût jamais eu un Pylade & un Ba thylle. Il y a environ vingt ans qu'une Princesse, qui joint à beaucoup d'esprit naturel, beau
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coup de lumieres acquises, & qui a un grand goût pour les spectacles, voulut voir un es sai de l'art des Pantomimes anciens, qui pût lui donner une idée de leurs représentations plus certaine que celle qu'elle en avoit con çue en lisant les Auteurs. Faute d'Acteurs instruits dans l'art dont nous parlons, elle choisit un Danseur & une Danseuse, qui véritablement étoient l'un & l'autre d'un gé- nie supérieur à leur profession, & pour tout dire, capables d'inventer. On leur fit donc représenter; en gesticulant sur le théâtre de Sceaux, la scène du quatriéme Acte des Horaces de Corneille, dans laquelle le jeune Horace tue sa sœur Camille, & ils l'exécuterent au son de plusieurs instrumens qui jouoient un chant composé sur les pa roles de cette scène, qu'un habile homme (*) avoit mises en musique, comme si l'on eût dû les chanter. Nos deux Pantomimes no vices s'animerent si bien réciproquement par leurs gestes & par leurs démarches, où il n'y avoit point de pas de danse trop marqués, qu'ils en vinrent jusqu'à verser des larmes. On ne demandera pas s'ils toucherent les spectateurs. Nous savons aussi que les Chi nois ont encore aujourdhui des Comédiens, 249
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qui, comme les Pantomimes, jouent sans parler, & que les Chinois aiment beaucoup ces Comédiens. Les danses des Persans ne sont - elles pas des scènes de Pantomi mes? Ce qui est certain, c'est que l'art des Pan tomimes charma les Romains dès sa nais sance, qu'il passa bientôt dans les Provinces de l'Empire les plus éloignées de la Capitale, & qu'il subsista aussi longtems que l'Empire. L'Histoire des Empereurs Romains fait men tion plus souvent des Pantomimes fameux que des Orateurs célébres. Les Romains étoient épris des spectacles, comme on le voit dans le Traité de la Musique qui est dans les Oeuvres de Plutarque. Tous ceux qui se mettent à la Musique, se donnent à l{??}a théatrale pour délecter. Or les Romains préféroient les représentations des Pantomi mes à celles des autres Comédiens. Nous avons vu que cet art avoit com mencé sous Auguste. Il plaisoit beaucoup à ce Prince, & Bathylle enchantoit Mecé nas. Dès les premieres années du regne de Tibere, le Sénat fut obligé de faire un Ré glement pour défendre aux Sénateurs de fréquenter les Ecoles des Pantomimes, &
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aux Chevaliers Romains de leur faire cor tége dans les rues. On n'avoit pas fait ce réglement sans nécessité. Ne Domos Pan tomimorum Senator introiret; ne egre dientes in publicum Equites Romani cinge rent, dit Tacite (*). Quelques années après il fallut chasser de Rome les Pantomimes. (**) L'extrême passion que le peuple avoit pour leurs repré sentations, donnoit lieu de tramer des ca bales pour faire applaudir l'un plutôt que l'autre, & ces cabales devenoient des fa ctions. Nous voyons même dans une Let tre de Cassiodore (***) que les Pantomimes avoient pris des livrées différentes, à l'imi tation de ceux qui conduisoient les chariots dans les courses du Cirque. Les uns s'appel lerent les Bleux; & les autres, les Verds, &c. Le peuple se partagea donc aussi de son côté, & toutes les factions du Cirque, dont il est parlé si souvent dans l'Histoire Romaine, épouserent des troupes de Pan tomimes. Ces factions dégénéroient quel quefois en partis aussi échauffés les uns con tre les autres, que les Guelfes & les Gibe 250 251 252
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lins peuvent l'avoir été sous les Empereurs d'Allemagne. Il falloit avoir recours à un expédient triste pour le gouvernement qui ne cherchoit que les moyens d'amuser le peuple, en lui fournissant du pain, & en lui donnant des spectacles, mais devenu né cessaire: c'étoit celui de faire sortir de Ro me tous les Pantomimes. Séneque, le Précepteur de Néron, après s'être plaint que plusieurs de ces Ecoles qui portoient le nom du Philosophe dont on y enseignoit le systême, se fussent anéanties, & que le nom de leur Instituteur fût oublié, ajoute; La mémoire d'aucun Pantomime cé lébre ne s'éteint. L'Ecole de Pylade & cel le de Bathylle subsistent toujours conduites par leurs Eleves, dont la succession n'a point encore été interrompue. La ville de Rome regorge de Professeurs qui enseignent cet art, & qui ne manquent pas de disciples. Ils trouvent des théâtres dans toutes les mai sons. Les maris & les femmes se disputent à qui leur donnera le haut du pavé. (*) At quanta cum cura laboratur, ne alicujus Pan tomimi nomen intercidat. Stant per succes sores Pyladis & Bathylli domus. Harum 253
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artium multi discipuli sunt multique do ctores. Privatim urbe tota sonat pulpitum. Mares uxoresque contendunt, uter det latus illis. L'équivoque affectée qui se trouve dans les derniers mots de ce passage, s'explique par ce que Tertullien dit de la passion ef frénée que les hommes & les femmes avoient alors pour les Pantomimes. (*) Quibus viri animas, fœminæ aut illi etiam corpora sua substernunt. On peut ajouter à cela ce que dit Galien dans ses pronostics: qu'ayant été appellé pour voir une femme de condi tion attaquée d'une maladie extraordinaire, il découvrit par les altérations qui survinrent dans la malade, quand on parla d'un certain Pantomime devant elle, que son mal venoit uniquement de la passion qu'elle avoit con çue pour lui, & des efforts qu'elle faisoit pour la cacher. Les Pantomimes furent encore chassés de Rome sous Néron & sous quelques autres Empereurs; mais, comme nous l'avons déja dit, leur exil ne duroit pas longtems, parce que le peuple ne pouvoit plus se passer d'eux, & parce qu'il survenoit des conjonctures où le Souverain, qui croyoit avoir besoin de la 254
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faveur de la multitude, cherchoit à faire des actions qui lui fussent agréables. Par exem ple, Domitien les avoit chassés, & Nerva son successeur les fit revenir, quoiqu'il ait été un des plus sages Empereurs. Nous vo yons aussi que le peuple fatigué des désor dres auxquels les Pantomimes donnoient lieu, demanda lui-même quelquefois leur expulsion avec autant d'empressement qu'il demandoit leur retour en d'autres tems. Neque a te minore concentu, ut tolleres Pan tomimos, quam a patre tuo, ut restitueret, exactum est, dit Pline le jeune, en parlant à Trajan. Quelques Auteurs modernes ont cru que Néron avoit chassé de Rome tous les Comé diens, parce que Tacite, en racontant l'ex pulsion des Pantomimes, use du mot gé néral dont on se servoit pour désigner ceux qui jouoient sur le théâtre. Il chassa d'Italie tous les Histrions, dit Tacite, c'étoit l'uni que moyen d'empêcher les tumultes qui nais soient au théâtre. (*) Non aliud remedium repertum est, quam ut Histriones Italia pel lerentur. Mais on peut encore faire voir qu'il n'y eut alors que les Pantomimes de chassés, & que Tacite par une négligence 255
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excusable en un pareil sujet, a mis le nom du genre pour le nom d'une de ses espéces. La premiere raison, c'est que Tacite, im médiatement après les mots que je viens de citer, ajoute une circonstance qui prouve bien que Néron n'avoit pas fait fermer les théâtres. Il ordonna, dit cet Historien, que dorénavant les soldats monteroient une garde au théâtre, comme ils l'avoient mon tée précédemment. Depuis quelque tems Néron avoit ôté cette garde pour paroître plus populaire. Milesque theatro rursum assideret. La seconde raison, c'est que Tacite, en parlant du retour des Histrions, dont il avoit raconté l'expulsion, les ap pelle Pantomimes (*). Redditi quam quam scenæ Pantomimi certaminibus sacris prohibebantur. 256 *    *    *
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SECTION XVII. Quand ont fini les représentations somptu euses des Anciens. De l'excellence de leurs chants.

L'art des Pantomimes, celui des Comé diens qui savoient exécuter la déclama tion partagée en deux tâches, l'art des Com positeurs de déclamation, en un mot, plu sieurs des arts subordonnés à la science de la musique, seront péris, suivant les appa rences, quand les représentations somptueu ses qui avoient donné l'être à la plupart de ces arts musicaux, & qui faisoient subsister ceux qui les cultivoient, auront cessé sur le théâtre de Marcellus & sur les autres théâtres vastes & capables de contenir des milliers de spectateurs. En quel tems précisément ces théâtres magnifiques, & dont la gran deur avoit donné lieu à mettre dans la re présentation des piéces dramatiques tous les rafinemens dont nous avons parlé, furent-ils abandonnés? Je réponds: Nous voyons bien dans les ouvrages de Saint Augustin, qui mourut l'an quatre cens
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trente de l'Ere Chrétienne, que dès son tems les théâtres commençoient à se fermer dans la plupart des villes de l'Empire Romain. L'inondation des barbares qui se répandoient dans tout l'Empire, ôtoit au peuple des pays désolés le moyen de faire la dépense des spectacles. (*) Nisi forte hinc sint tem pora mala, quia per omnes civitates cadunt theatra, dit ce Pere, en parlant de la si tuation présente de l'Etat. Mais d'un autre côté nous voyons aussi dans plusieurs Let tres de Cassiodore, qui ont été déja citées, & qui sont écrites vers l'an de Jesus-Christ 520, que les théâtres étoient encore ouverts à Rome un siécle entier après les tems dont parle Saint Augustin. Les grands théâtres de cette Capitale n'avoient pas été fermés, ou bien on les avoit rouverts. Suivant les apparences, ils ne furent fermés pour tou jours, que lorsque Rome eût été prise & ruinée par Totila. (**) Ce sac plus cruel dans toutes ses circonstances, que les pré cédens, & qui fut la cause qu'on vit des fem mes Patriciennes mandier à la porte de leurs propres maisons, dont les Barbares s'étoient rendus les maîtres, est la véritable époque 257 258
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de l'anéantissement presque total des lettres & des arts, que du moins on cultivoit tou jours, quoique ce fût sans beaucoup de fruit. Les grands Artisans étoient bien disparus depuis longtems, mais ce ne fut que dans ce tems - là que les arts mêmes disparurent. Tous les nouveaux désastres, qui suivirent de près le sac de Rome par Totila, firent sécher, pour ainsi dire, les plantes qu'il avoit déracinées. Voilà quel fut le sort du théâtre antique dans l'Empire d'Occident. Ces hommes nés plus industrieux que laborieux, & qui veulent toujours subsister d'un travail qui ne soit point pénible, ne pouvant plus vivre des profits du théâtre qui les avoient nourris jusqu'alors, ou moururent de faim, ou changerent de métier, & les personnes du même caractere qui vinrent après eux, exercerent leurs talens dans d'autres profes sions. J'interromprai ici par quelques lignes la suite de mon discours, pour expliquer en quel sens j'ai dit que les théâtres avoient été fermés dans Rome, suivant toutes les ap parences, quand cette ville fût saccagée par Totila. J'ai voulu dire seulement que le théâtre de Marcellus, & les autres théâtres
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magnifiques furent détruits, ou devinrent inutiles par le dommage qu'ils avoient souf fert, & que ces représentations somptueuses qu'on y donnoit, cesserent; mais je n'ai pas prétendu dire que toute représentation de Comédies ait cessée; au contraire je crois que dans Rome & dans les autres grandes villes qui avoient essuyé les mêmes malheurs que cette Capitale, on commença, dès que les tems furent redevenus moins orageux, à jouer des piéces de théâtre, mais sans l'ap pareil ancien. Par une révolution ordinaire dans le monde, la scène si somptueuse dans le douziéme siécle de la fondation de Ro me, sera redevenue dans le treiziéme siécle de cette Ere, aussi simple qu'elle l'étoit au commencement de son cinquiéme siécle. Elle sera redevenue dans l'état où Livius An dronicus l'avoit trouvée. Nous avons une preuve sensible dans les Capitulaires de nos Rois de la seconde race, pour montrer que de leur tems il y avoit des Comédiens de profession qui jouoient des piéces de théâtre. C'est qu'ils y ont re nouvellé la loi du Code Théodosien, la quelle défendoit toute sorte de profanation sur la scène. „Nous condamnons, disent les Capitulaires, à peine afflictive & à l'exil,
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les Comédiens qui oseront paroître sur le théâtre, revêtus des habits que portent les Prêtres, les Religieux, les Religieuses, & toutes les personnes Ecclésiastiques.„ (*) Si quis ex scenicis vestem Sacerdotalem aut Monasticam, vel mulieris Religiosæ, vel qualicumque Ecclesiastico statu similem indu tus fuerit, corporali pœnæ subsistat, & exi lio tradatur. Les Comédiens auroient dû dans tous les tems s'interdire à eux-mêmes cette profana tion. Cependant notre Roi Charles IX. fut encore obligé de la défendre dans l'Edit qu'il publia en 1561, sur les cahiers & doléances des Etats généraux assemblés dans Orléans. L'article XXIV de cet Edit, porte: Défen dons à tous Joueurs de Farces, Bâteleurs & autres semblables, de jouer ausd. jours de Dimanches & Fêtes aux heures du Service divin, se vêtir d'habits Ecclésiastiques, jouer choses dissolues & de mauvais exemple, à peine de prison & de punition corporelle. Ce qui prouve que cette Loi ne fut point exactement observée, c'est qu'elle fut renou vellée dans l'Edit que publia le Roi Henri III sur les remontrances des Etats géné raux assemblés à Blois en 1576. On auroit 259
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aujourd'hui peine à le croire, ces loix si sa ges ne furent point encore observées. Voici ce qu'on trouve à ce sujet dans un livre in titulé: Remontrances très - humbles au Roi de France & de Pologne Henri III. du nom, imprimé en 1588, & à l'occasion des Etats généraux que ce Prince venoit de convoquer, & qu'on appelle communément les seconds Etats de Blois, parce qu'ils furent encore te nus dans cette ville. „Il y a encore un autre grand mal qui se commet & tolere principalement en votre ville de Paris aux jours des Dimanches & Fêtes, lequel est d'autant plus grand pré judice à l'honneur de Dieu & à la sanctifi cation de ses Fêtes, qu'aucun autre, & qui est plein d'un si grand abus, que je l'estime avec les plus sages, suffisant pour attirer les malédictions de Dieu sur vous & sur votre Royaume, spécialement sur ladite ville de Paris, où telle méchanceté est plus autorisée qu'en un autre lieu de votre Royaume. Ce sont les jeux & spe ctacles publics qui se font lesdits jours de Fêtes & Dimanches, tant par des étrangers Italiens que par des François, & pardessus tous ceux qui se font en une cloaque & maison de Satan nommée l'Hôtel de Bour
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gogne, par ceux qui abusivement se disent confreres de la Passion de Jesus - Christ. En ce lieu se donnent mille assignations scandaleuses au préjudice de l'honnêteté & pudicité des femmes, & à la ruine des fa milles de pauvres Artisans, desquels la sal le basse est toute pleine, & lesquels plus de deux heures avant le jeu, passent leur tems en devis impudiques, en jeu de dez, en gourmandise & yvrognerie tout pu bliquement, d'où deviennent plusieurs que relles & batteries. Sur l'échaffaut, on y dresse des autels chargés de croix, & or nemens Ecclésiastiques; l'on y représente les Prêtres revêtus de surplis, même aux farces impudiques, pour y faire de maria- ges de risées. L'on y lit le texte de l'E vangile en chant Ecclésiastique, pour, par occasion, y rencontrer un mot à plaisir qui sert au jeu: & au surplus, il n'y a farce qui ne soit ordre sale & vilaine, au grand scandale de la jeunesse qui y assiste.„ C'est trop nous écarter de notre sujet: re tournons aux théâtres qui subsistoient à Ro me, avant qu'elle eût été dévastée par les Barbares. On voit par un passage d'Ammien Mar cellin, que le nombre des personnes qui,
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de son tems vivoient à Rome des arts qui, pour ainsi dire, montoient sur le théâtre, étoit prodigieux. Cet Historien raconte avec indignation, que Rome se trouvant mé nacée de la famine, on avoit pris la pré caution d'en faire fortir tous les Etrangers, même ceux qui professoient les arts libé raux. Mais, ajoute-t'il, tandis qu'on chas soit les savans, comme bouches inutiles, & qu'on leur prescrivoit même un tems fort court pour sortir, on ne dit mot aux gens de théâtre, ni à tous ceux qui voulurent bien se mettre à l'abri de ce beau titre. On laissa demeurer tranquillement dans Rome trois mille Danseuses, & autant d'hommes qui jouoient dans les chœurs, ou de Professeurs en arts musicaux. Qu'on juge par-là com bien étoit prodigieux le nombre des gens de théâtre qui pouvoient être à Rome au tems de Dioclétien & du grand Constantin. (*) Postremo ad id indignitatis est ventum, ut cum peregrini ob formidatam non ita dudum alimentorum inopiam pellerentur ab urbe præcipites; sectatoribus disciplinarum libe ralium impendio, paucis sine respiratione ulla extrusis, tenerentur Mimarum asseclæ veri, quid id simularunt ad tempus, & tria 260
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millia saltatricum ne interpellata quidem, cum Choris totidemque remanerent Magistris. Quand il y avoit un si grand nombre de per sonnes qui faisoient leur profession de ces arts musicaux, faut-il s'étonner que les An ciens eussent tant de méthodes & tant de pra tiques relatives à la science de la Musique, lesquelles nous n'avons pas? C'est la multi tude des Artisans qui font profession d'un certain art, qui lui donne de l'étendue, & qui est cause qu'il se subdivise en plusieurs arts particuliers. La science de la musique subsista bien après la clôture des théâtres, mais le plus grand nombre des arts musicaux périt donc pour toujours. Je ne sache pas même qu'il nous soit resté aucun monument de la musique rithmique, de l'organique, de l'hypocritique & de la métrique. Nous retrouvons les ré gles de la musique poëtique dans les vers des Anciens, & je crois que l'Eglise peut bien nous avoir conservé quelques-unes de leurs mélopées, dans le chant de son Office. Parmi les réponses aux questions des Chré tiens, ouvrage attribué à Saint Justin mar tyr, qui vivoit dans le second siécle, on en
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trouve une qui décide (*) que les fidéles pouvoient employer à chanter les louanges de Dieu, des airs composés par les Payens pour des usages profanes, à condition qu'on exécutât cette musique avec modestie comme avec décence. Ce passage peut s'expliquer par ce que dit Saint Augustin dans un des discours qu'il prononça aux Anniversaires du martyre de Saint Cyprien. Aliquando ante annos non valde multos etiam istum locum invaserat petulantia saltatorum, istum tam sanctum locum, ubi jacet tam sancti marty ris corpus. Per totam noctem canebantur hic nefaria & canentibus saltabatur (**). Les circonstances du tems & du lieu font voir que ce passage doit s'entendre des Chrétiens. D'ailleurs ce fut l'Evêque qui fit cesser le dés ordre. „Il n'y a pas encore longtems, c'est la traduction du Latin, que les Danseurs osoient venir exercer leur art dans ce lieu fi respectable, & jusques sur le tombeau de notre Saint Martyr. Durant toute la nuit on y chantoit des airs profanes, & les Ge sticulateurs y déclamoient„. Apparem- ment que quelque Chrétien avoit mis en vers la passion de Saint Cyprien, & qu'on exé 261 262
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cutoit ce poëme sur son tombeau, de la mê me maniere qu'on exécutoit les piéces pro fanes sur le théâtre. Ainsi ce que Justin ne veut pas, c'est qu'en chantant dans les Egli ses les airs composés par les Payens, on les y déclame, il veut qu'on les chante sans fai re aucun geste. Quoiqu'il en soit, l'Office de l'Eglise con- tient plusieurs Hymnes composées avant le sac de Rome par Totila. Toute Hymne se chantoit. Si non cantatur, non est Hymnus, dit Isidore. Or comme les chants de ces Hymnes sont les mêmes dans tous les Offi- ces, il est raisonnable de penser que ces chants furent composés dans le tems où ces Hymnes furent faites. Poursuivons cette matiere. L'Office Ambrosien qui se chante encore dans plusieurs Eglises, est composé ou réglé par ce Saint, mort cent cinquante ans avant le sac de Rome par Totila. Lorsque cet événement arriva, Saint Grégoire le Grand, le même qui a composé ou réglé l'Office & le chant Grégorien qui sont encore en usage dans un très-grand nombre d'Eglises catholi ques, étoit déja né. Ces Saints ne créerent
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pas une nouvelle musique pour composer ceux des chants de leur Office qu'ils firent, lorsqu'ils réglerent ces Offices: car il paroît par la maniere dont s'expliquent les Auteurs contemporains, qu'ils admirent dans les Egli ses plusieurs chants dont on se servoit déja. Mais tous ces chants, soit qu'ils ayent été composés avant Saint Grégoire, soit qu'ils ayent été faits de son tems, peuvent toujours servir à donner une idée de l'excellence de la musique des Anciens. Si dans mille ans d'i ci les chants profanes qui sont composés de puis quatre - vingt ans, étoient perdus, & si les chants d'Eglise qni se sont faits depuis le même tems, s'étoient conservés, ne pour roit-on pas alors se faire une idée de la beau té de nos chants profanes sur celle de nos chants d'Eglise. Quoique le caractere de ces chants soit différent, ne reconnoit - on pas l'Auteur d'Armide dans le Dies iræ de Lulli? Ce qui est de certain, c'est que tous les con noisseurs admirent la beauté de la Préface & de plusieurs autres chants de l'Office Grégo rien, quoique, comme nous l'avons remar qué dès le commencement de cette troisiéme partie, il s'éloigne beaucoup moins de la dé clamation naturelle, que ne s'en éloignent nos chants musicaux.
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Je reviens au sujet de tant de discussions, je veux dire à l'usage de composer & d'écri re en notes la déclamation qui avoit lieu au trefois.

SECTION XVIII. Réflexions sur les avantages & sur les incon véniens qui résultoient de la déclamation composée des Anciens.

Deux raisons me font croire qu'il y avoit plus d'avantage que d'inconvénient dans l'usage dont il est ici question, & que c'étoit l'expérience, laquelle avoit fait préférer par les Anciens la déclamation composée à la dé clamation arbitraire. Premierement l'usage des Anciens épargnoit aux Comédiens tous les contre-sens que les plus intelligens don nent quelquefois aux vers qu'ils récitent sans les bien entendre. Secondement, un habile Compositeur de déclamation suggéroit sou vent aux Comédiens des expressions & des beautés qu'ils n'étoient point toujours capa bles de trouver par eux-mêmes. Ils n'étoient
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pas tous aussi doctes que Roscius. C'est l'é pithéte que lui donnoit Horace. On sait avec quel succès la Chanmessé ré cita le rôle de Phédre, dont Racine lui avoit enseigné la déclamation vers par vers. De spréaux en daigna parler, & notre scène a même conservé quelques vestiges ou quel ques restes de cette déclamation qu'on au roit pû écrire, si l'on avoit eu des caracteres propres pour cela, tant il est vrai que le bon se fait remarquer sans peine dans toutes les productions dont on peut juger par senti ment, & qu'on ne l'oublie pas, quoiqu'on n'ait point pensé à le retenir. Enfin une Tragédie dont la déclamation seroit écrite en notes, auroit le même mé rite qu'un Opera. Des Acteurs médiocres pourroient l'exécuter passablement. Ils ne pourroient plus faire la dixiéme partie des fautes qu'ils font, soit en manquant les tons, & par conséquent l'action propre aux vers qu'ils récitent, soit en mettant du pathétique dans plusieurs endroits qui n'en sont pas su sceptibles. Voilà ce qui arrive tous les jours sur les théâtres modernes, où des Comé
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diens, dont quelques-uns n'ont jamais étudié même leur métier, composent à leur fantai sie la déclamation d'un rôle dont souvent ils n'entendent pas plusieurs vers. En second lieu, quand bien même cha que Comédien pris en particulier seroit aussi capable de composer la déclamation d'une Tragédie qu'un maître de l'art, il seroit en core vrai de dire, que la déclamation d'une piéce qui auroit été composée d'un bout à l'autre par une seule personne, devoit être & mieux conduite & mieux ménagée qu'une déclamation où chaque Acteur récite son rô le à sa mode. Cette déclamation arbitraire auroit mis souvent Roscius hors de mesure. A plus forte raison doit-elle déconcerter quel ques-uns de nos Comédiens, qui ne s'étant gueres avisés d'étudier la diversité, les inter valles, & s'il est permis de s'expliquer ainsi, la simpatie des tons, ne savent comment sor tir de l'embarras où le défaut de concert les jette très-souvent. Or il est aussi facile de concerter différens rôles qui doivent être ré cités alternativement, en rédigeant par écrit la déclamation de la piéce, qu'il est difficile
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de la rédiger, quand on ne l'a point mise sur le papier. Aussi voyons - nous que nos Comédiens dont plusieurs n'ont d'autres guides que l'in stinct & la routine, ne savent par où se ti rer d'affaire, lorsque l'Acteur qui récite avec eux, ne finit pas sur un ton qui leur permet te de débuter par le ton auquel ils se sont préparés, autant par habitude que par réfle xion. Voilà pourquoi ils s'entr'accusent si souvent les uns les autres de réciter sur des tons vicieux, & principalement de finir mal leur couplet, de maniere qu'ils mettent à la gêne, disent-ils, celui qui doit prendre la parole immédiatement après eux. Ces in convéniens n'arrivoient point lorsque la dé clamation étoit notée, ou du moins ils ne pouvoient arriver que comme ils arrivent à l'Opera, quand un Acteur chante faux. C'est- à-dire, que la faute venoit de l'Artisan, & non point de l'art qui avoit pourvu suffisam ment à empêcher qu'on ne la fit. Les Spectateurs & les Acteurs sont d'au tant plus à plaindre aujourd'hui, que les Spe
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ctateurs sentent aussi - bien les fautes des Acteurs, que si l'art de la déclamation exi stoit encore tel qu'il étoit au tems de Quin tilien, quoique les Acteurs ne puissent plus s'aider de cet art qui est péri. Tous les arts ne sont autre chose que des méthodes réglées sur de certains principes; & quand on examine ces principes, on trouve qu'il sont des maximes formées en consé quence de plusieurs observations faites sur les effets de la nature. Or la nature produit toujours ses effets, conformément aux ré gles qui lui ont été prescrites. Ainsi dans les choses qui doivent tomber sous notre sen timent, les effets de la nature causent tou jours en nous les mêmes sensations agréa bles, ou désagréables, soit que nous obser vions, ou que nous n'observions pas com ment la chose arrive, soit que nous nous embarrassions de remonter jusqu'aux causes de ces effets, soit que nous nous contentions d'en jouir, soit enfin que nous ayons réduit en méthode l'art de ménager, suivant des régles certaines, l'action des causes naturel les, soit que nous ne suivions que l'instinct
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dans l'application que nous faisons de ces causes. Nous ne laissons pas donc de sentir les fautes où tombent nos Comédiens, quoique nous ne sachions pas l'art qui enseigne à ne les point faire. On va voir même dans Cicéron, que parmi ceux qui siffloient les Acteurs de son tems, dès qu'ils manquoient à la mesure, il y avoit un petit nombre de personnes qui sussent l'art, & qui eussent pu dire précisément en quoi la faute consistoit. La plupart ne la connoissoit que par voie de sentiment. Dans une assemblée de specta- teurs, combien peu de personnes y a - t'il, qui sachent à fond la musique? Cependant dès qu'un Acteur manque à la mesure, soit en allongeant: soit en abrégeant trop une syllabe, toute l'assistance se récrie d'une com mune voix (*). Quotus quisque est, qui teneat artem numerorum ac modorum? At in his si paululum modo offensum est, ut aut contractione brevius fieret, aut productione longius, theatra tota reclamant. 263
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Mais, me dira-t'on, nous avons plusieurs Comédiens intelligens dans leur art, & qui peuvent, en composant eux-mêmes la dé clamation de leurs rôles, par rapport à leurs talens naturels, y jetter des beautés & des agrémens qu'un autre qu'eux n'y pourroit pas mettre. En second lieu, ajoutera-t'on, une déclamation composée doit ôter à des Acteurs qui seroient assujettis à la suivre, & leur feu & leur enthousiasme. Leur jeu ne sauroit être naturel, & du moins il doit devenir froid. L'usage ancien mettoit le Comédien excellent au niveau du Comédien médiocre. Je réponds à la premiere objection. Cet usage, il est vrai, faisoit perdre quelques beautés à un rôle déclamé par un Comédien excellent. Par exemple, si l'Actrice qui joue le personnage de Pauline dans Polieu cte, étoit astrainte à suivre une déclamation notée par un autre, cet assujettissement em pêcheroit qu'elle ne mît dans quelques en droits de sa déclamation les beautés qu'elle peut y jetter. Mais, pour me servir du mê- me exemple, cette Actrice joueroit égale ment bien tout le rôle de Pauline, si ce rôle
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étoit composé & noté. D'un autre côté combien gagnerions - nous, si tous les rôles de Polieucte étoient composés? Qu'on son ge comment les seconds rôles sont déclamés par les Acteurs qui les récitent à leur gré. Enfin dès qu'on voudra bien tomber d'ac cord qu'il y aura toujours sur tous les théâ tres un plus grand nombre d'Acteurs médio cres, que d'excellens Acteurs, on ne pourra plus disconvenir que la perte, dont l'obje ction parle, ne fût compensée de maniere qu'il y auroit dix à gagner pour un que l'on perdroit. La seconde objection est que l'assujettisse ment à suivre une déclamation composée, devoit ôter aux Acteurs leur enthousiasine, & que cet assujettissement devoit par consé- quent mettre de niveau l'Acteur qui a du gé- nie, & celui qui n'en a point. Je réponds à cette objection, qu'il en étoit de cette dé clamation notée comme de la musique de nos Opéra. Le Compositeur de déclama tion le plus exact & le plus intelligent, lais soit encore lieu aux bons Acteurs de mettre leurs talens en évidence, & de faire sentir, non-seulement dans le geste, mais encore
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dans la prononciation, leur supériorité sur les Acteurs médiocres. Il est impossible de noter tous les accens, les soupirs, les adou cissemens, les inflexions, les ports & les éclats de voix; en un mot, s'il est permis de parler ainsi, l'esprit de la déclamation dont la variété des tons n'est que le corps. Dans la musique même, on ne sauroit écrire en notes tout ce qu'il faut faire pour donner au chant son expression véritable, sa force & les agrémens dont il est susceptible. On ne sauroit écrire en note quelle doit être préci sément la vîtesse du mouvement de la me sure, quoique ce mouvement soit l'ame de la musique. Ce que tous les Musiciens, & principalement les Musiciens Italiens écri- vent en lettres ordinaires à côté de la com position, pour dire si le mouvement doit être vif, ou bien lent, ne l'enseigne qu'im parfaitement. Jusqu'ici, je l'ai déja dit, le véritable mouvement d'une composition n'a pu se conserver que par tradition, pour par ler ainsi, car les instrumens inventés pour tâcher d'avoir, par le moyen de l'Horloge rie, le mouvement juste que les Composi teurs avoient donné à leurs airs & à leurs chants, afin de le conserver avec préci
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sion, n'ont point eu jusqu'ici un grand succès. Ainsi l'Acteur médiocre qui chante le rô le d'Atis, ou celui de Roland, ne le chante point, comme le chante un bon Acteur, quoique tous les deux ils entonnent les mê mes notes, & qu'ils suivent la mesure de Lulli. Le bon Acteur qui sent l'esprit de ce qu'il chante, presse, ou bien rallentit à propos quelques notes, il emprunte de l'un pour prêter à l'autre; il fait sortir de même, ou bien il retient sa voix; il appuye sur cer tains endroits; enfin il fait plusieurs choses propres à donner plus d'expression & plus d'agrément à son chant, qu'un Acteur mé diocre ne fait pas, ou qu'il fait mal à propos. Chaque Acteur supplée de son fonds à ce qui n'a point pu s'écrire en notes, & il le supplée à proportion de sa ca pacité. Ceux qui ont vu représenter les Opéra de Lulli qui sont devenus le plaisir des nations, lorsque Lulli vivoit encore, & quand il en seignoit de vive voix à des Acteurs dociles ces choses qui ne sauroient s'écrire en notes,
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disent qu'ils y trouvoient une expression qu'ils n'y trouvent presque plus aujourd'hui. Nous y reconnoissons bien les chants de Lulli, ajoutent-ils; mais souvent nous n'y retrouvons plus l'esprit qui animoit ces chants. Les récits nous paroissent sans ame, & les airs de ballets nous laissent presque tranquilles. Ces personnes alléguent, com- me une preuve de ce qu'elles disent, que la représentation des Opéra de Lulli dure au jourd'hui plus longtems, que lorsqu'il les faisoit exécuter lui-même, quoiqu'à présent elle dût durer moins de tems, parce qu'on n'y répete plus bien des airs de violon que Lulli faisoit jouer deux fois. Cela vient, selon ces personnes, car je ne suis garant de rien, de ce qu'on n'observe plus le rithme de Lulli que les Acteurs alterent, ou par insuf fisance, ou par présomption. Il est donc constant que la note des Opé ra n'enseigne pas tout, & qu'elle laisse en- core beaucoup de choses à faire, & que l'A cteur fait bien ou mal, suivant qu'il est ca pable de les exécuter. A plus forte raison peut - on conclure que les Compositeurs de
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déclamation n'ensevelissent pas le talent des bons Acteurs. Enfin l'assujettissement à suivre une dé clamation écrite en notes, ne rendroit pas les Acteurs de l'antiquité, des Acteurs froids, & par conséquent incapables de toucher le spectateur. En premier lieu, comme les Acteurs qui récitent des Opéra, ne laissent pas d'être touchés eux-mêmes en récitant; comme l'assujettissement où ils sont de suivre la note & la mesure, ne les empêche point de s'animer, & par conséquent de déclamer avec une action aisée & naturelle, de même l'assujettissement à suivre une déclamation no tée dans laquelle étoient les Acteurs des An ciens, n'empêchoit pas ces Acteurs de se mettre à la place du personnage qu'ils repré sentoient. Cela suffit. En second lieu, & ceci détruiroit seul l'objection à laquelle je réponds, nous savons très-certainement que les Acteurs des Anciens se touchoient autant, quoiqu'ils fussent astreints à suivre une dé- clamation composée, que les nôtres se tou chent en déclamant arbitrairement. Quin tilien dit qu'il avoit vu souvent les Histrions
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& les Comédiens sortir de la scène les lar mes aux yeux, lorsqu'ils venoient d'y jouer des scènes intéressantes. Ils étoient touchés, donc, ils faisoient pleurer comme les nô tres. (*) Vidi ego sæpe Histriones atque Comœdos, cum ex aliquo graviore actu per sonam deposuissent, flentes adhuc egredi. D'ailleurs quelle différence les Anciens ne mettoient-ils pas entre leurs Acteurs? Cette objection contre l'usage de composer & d'é crire en notes la déclamation, auroit pu pa roître considérable, avant qu'on connût les Opéra, mais le succès de ce spectacle, où l'Acteur est astreint, comme nous venons de le dire, à suivre la note & la mesure, rend l'objection frivole. Notre expérience sait dissiper en un moment bien des ombres de difficultés que le raisonnement seul ne viendroit peut - être point à bout d'éclaircir. Il est même dangereux de hasarder à faire des raisonnemens avant l'expérience. Il faut faire plusieurs réflexions avant que de bien juger si un raisonnement qui roule sur des possibilités, est sensé, au lieu que l'ex périence met au fait dans l'instant. Enfin pourquoi les Anciens qui connoissoient le mé 264
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rite de la déclamation arbitraire aussi-bien que nous, se seroient-ils déterminés, après l'expérience, en faveur de la déclamation notée? Mais, me dira-t'on, la plupart des gens du métier se soulevent contre l'usage de composer & d'écrire en notes la déclama tion, sur la premiere exposition de cet usa ge. Je répondrai en premier lieu, que plu sieurs personnes dignes de foi, m'ont assuré que Moliere guidé par la force de son gé nie, & sans avoir jamais su apparemment tout ce qui vient d'être exposé concernant la Musique des Anciens, faisoit quelque chose d'approchant de ce que faisoient les Anciens, & qu'il avoit imaginé des notes pour marquer les tons qu'il devoit prendre en déclamant les rôles qu'il récitoit toujours de la même maniere. J'ai encore oui dire que Beaubourg & quelques autres Acteurs de notre théâtre, en avoient usé ainsi. En second lieu, on ne doit pas être sur pris de ce jugement des gens du métier. L'esprit humain hait naturellement la gê ne où le mettent toutes les méthodes qui prétendent l'assujetir à n'opérer que sui
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vant certaines régles. Il ne veut pas être contraint dans ses allures, dit Monta- gne. Qu'on propose la discipline mi litaire à des Barbares qui ne la connoissent pas: Ses loix, diront - ils d'abord, doivent ôter au courage l'impétuosité qui le fait vaincre. On sait bien cependant, que la di scipline militaire soutient la valeur par les régles mêmes auxquelles elle l'assujettit. Ainsi, parce que des gens qui auront toujours dé clamé sans connoître d'autres régles que l'in stinct & la routine, désapprouveront l'usage des Anciens par un premier mouvement, il ne s'ensuit pas que cet usage fût mauvais. Il ne s'ensuit pas même qu'ils continuassent à le blâmer, s'ils s'étoient donné une fois la peine de réfléchir sur ses avantages & sur ses inconvéniens, pour les compenser. Peut- être même regretteront-ils qu'il n'y ait pas eu un pareil art, quand ils étoient encore dans la jeunesse, tems où l'on apprend à opérer facilement, suivant une certaine mé thode. L'attention à se conformer aux régles qu'on apprend dès l'enfance, cesse bientôt d'être une contrainte. Il semble que les ré
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gles qu'on a étudié alors deviennent en nous une portion de la lumiere naturelle. Quin tilien répond à ceux qui prétendoient que l'Orateur qui ne suivoit que sa vivacité & son enthousiasme en déclamant, devoit être plus touchant qu'un Orateur qui régloit son action & ses gestes prémédités sur les pré ceptes de l'art; que c'est blâmer tout genre d'étude que de penser ainsi; & que la cul ture embellit toujours le naturel, le plus heu reux. (*) Sunt tamen, qui rudem illam & qualem impetus cujusque animi tulit actio nem, judicent fortiorem, sed non alii fere, quam qui etiam in dicendo curam so lent improbare, & quidquid studio paratur. Nostro labori dent veniam, qui nihil cre dimus esse perfectum, nisi ubi natura cura juvetur. 265
FIN du troisiéme Tome. *    *    *
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AVIS DU LIBRAIRE.

J'ai cru faire plaisir au Lecteur, en imprimant ici une des dernieres Scè nes de l'Andromaque de Monsieur RA CINE, telle qu'il la donna dans la premiere Edition de cette Tragédie, faite en 1668, & d'y joindre les trois dernieres Scènes de la Mere en détresse. C'est le titre que Monsieur PHILIPS a donné à son Andromaque. Ce qui est dit concernant ces deux Piéces dans la page 427 du second Volume de cet Ouvrage, peut bien avoir excité la cu riosité de plusieurs personnes; & il leur seroit difficile de la satisfaire, si je ne leur en fournissois pas ici le moyen. Les Exemplaires de la premiere Edition d'Andromaque sont devenus très-rares,
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& les trois Scènes de l'Andromaque Angloise, n'ont point été traduites. On m'a même conseillé de donner avec nos deux Fragmens, une traduction de l'E pître dédicatoire & de la Préface de Monsieur PHILIPS, deux Ecrits composés durant la chaleur de la guerre terminée par la Paix d'Utrecht, & je me suis rendu aux raisons qui m'ont été alléguées pour m'y engager. On les devinera facilement. Les vers que Mon sieur RACINE a retranchés dans les Editions postérieures de son Androma que, se reconnoîtront aux guillemets que l'on y a mis. *    *    *
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SCENE TROISIÉME du cinquiéme Acte de l'Andromaque de M. RACINE.

ORESTE, ANDROMAQUE, HER MIONNE, CLEONNE, CEPHISE, Soldats d'Oreste.

ORESTE

Madame, c'en est fait. „Partons en diligence. „Venez dans mes vaisseaux goûter votre ven geance. Voyez cette Captive. Elle peut mieux que moi Vous apprendre qu'Oreste a dégagé sa foi.„{??}

HERMIONNE

„O Dieux! C'est Andromaque.„{??}

ANDROMAQUE

Qui, c'est cette Princesse „Deux fois Veuve, & deux fois l'Esclave de la Grece; Mais, qui, jusques dans Sparte, ira vous bra ver tous, Puisqu'elle voit son fils à couvert de vos coups. Du crime de Pyrrhus, complice manifeste,
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J'attens son châtiment. Car je vois bien qu'O reste (*) Engagé par votre ordre à cet assassinat, Vient de ce triste exploit vous ceder tout l'é clat, Je ne m'attendois pas que le Ciel en colere, Pût, san perdre mon fils, accroître ma misere, Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor, Qui fît couler mes pleurs pour un autre qu'Hector: Vous avez trouvé seule une sanglante voie De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie, Plus barbare aujourd'hui qu'Achille & que son fils, Vous me faites pleurer mes plus grands enne mis; Et ce que n'avoient pu promesse, ni menace, Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place. Je n'ai que trop, Madame, éprouvé son cou roux, J'avois plus de sujet de m'en plaindre que vous, Pour derniere rigueur, ton amitié cruelle, Pyrrhus, à mon Epoux, me rendoit infidelle. Je t'en allois punir. Mais le Ciel m'est te moin, Que je ne poussois pas ma vengeance si loin. Et sans verser ton sang, ni causer tant d'allarmes.„{??} 266
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HERMIONNE

„Quoi? Pyrrhus est donc mort!„{??}

ORESTE

Oui, nos Grecs irrités Ont lavé dans son sang ses infidélités. Je vous l'avois promis. Et quoique mon cou rage Se fît de complot une funeste image, J'ai couru vers le Temple, où nos Grecs disper sés Se sont jusqu'à l'Autel dans la foule glissés. Pyrrhus m'a reconnu. Mais sans changer de face, Il sembloit que ma vue excitât son audace, Que tous les Grecs bravés en leur Ambassadeur Dussent de son Hymen relever la splendeur. Enfin avec transport prenant son diadême, Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même. Je vous donne, a - t'il dit, ma Couronne & ma Foi, Andromaque, regnez sur l'Epire & sur moi. Je voue à votre Fils une amitié de Pere, J'en atteste les Dieux, je le jure à sa Mere. Pour tous mes ennemis je déclare les siens; Et je le reconnois pour le Roi des Troyens. A ces mots, qui du peuple attiroient le suffrage, Nos Grecs n'ont repondu que par un cri de rage, L'Infidelle s'est vu partout envelopper, Et je n'ai pu trouver de place pour frapper. Chacun se disputoit la gloire de l'abbattre.
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Je l'ai vu dans leurs mains quelque tems se dé battre, Tout sanglant, à leurs coups voulant se dérober, Mais enfin à l'Autel il est allé tomber. „Le Troyen est sauvé. Mais partons, le tems presse. L'Epire tôt ou tard satisfera la Grece; Cependant j'ai voulu qu'Andromaque aujourd' hui Honorât mon triomphe, & répondît de lui.„{??} Du peuple épouvanté la foule fugitive M'a laisse sans obstacle enlever ma Captive, Et regagner ces lieux, où bien-tôt nos Amis Viendront couverts du sang que je vous ai pro mis.

HERMIONNE

Qu'ont-ils fait!

ORESTE

Pardonnez à leur impatience. Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance. Vous vouliez que ma main portât les premiers coups, Qu'il sentît en mourant qu'il expiroit pour vous. Mais c'est moi, dont l'ardeur leur a servi d'e xemple, Je les ai pour vous seule entraînés dans le Temple, Madame, & vous pouvez justement vous fla ter
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D'une mort, que les Grecs n'ont fait qu'exé- cuter. Vous seule avez poussé les coups....

HERMIONNE

Tai-toi, perfide, Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide. Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur, Va, je la désavoue, & tu me fais horreur. Barbare, qu'as-tu fait? avec quelle furie As-tu tranché le cours d'une si belle vie? Avez-vous pu cruels, l'immoler aujourd'hui Sans que tout votre sang se soulevât pour lui? Mais, parle. De son sort, qui t'a rendu l'ar bitre? Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t'il fait? A quel ti tre? Qui te l'a dit?

ORESTE

O Dieux! Quoi, ne m'avez-vous pas Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas?

HERMIONNE

Ah! Falloit-il en croire une Amante insensée? Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée? Et ne voyois-tu pas dans mes emportemens, Que mon cœur démentoit ma bouche à tous mo mens? Quand je l'aurois voulu, falloit-il y souscrire? N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire, Toi-même, avant le coup, me venir consulter, Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?
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Que ne me laissois-tu le soin de ma vengeance? Qui t'amene en des lieux, où l'on fuit ta pré sence? Voilà de ton amour le détestable fruit, Tu m'apportois, Cruel, le malheur qui te suit. C'est toi, dont l'Ambassade à tous les deux fa tale, L'a fait, pour son malheur, pencher vers ma Rivale. Nous le verrions encor nous partager ses soins, Il m'aimeroit peut - être, il le feindroit du moins. Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire. Je renonce à la Grece, à Sparte, à son Empire, A toute ma famille. Et c'est assez pour moi, Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi. „Allons, Madame, allons. C'est moi qui vous délivre. Pyrrhus, ainsi l'ordonne, & vous pouvez me suivre. De nos derniers devoirs allons nous dégager. Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.„{??} *    *    *

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EPITRE DÉDICATOIRE à Madame la Duchesse de Montaigu.

MADAME, Deux raisons m'ont fait croire que je de vois prendre la liberté de vous dédier cet Ouvrage. Son original a toujours passé pour une des meilleures Tragédies Françoi- ses, & le sexe de celui de ses personnages qui nous intéresse davantage, ainsi que les principaux événemens de tout le Poëme, semblent lui donner droit de prétendre à la protection d'une Dame du premier rang. Les caracteres élevés des premiers Acteurs de cette Tragédie, les noms qu'ils ont sans cesse dans la bouche, qui sont des plus cé lébres de l'antiquité, m'ont encore confirmé dans le dessein de mettre à sa tête le nom de la fille d'un homme, qui, par une longue suite de glorieuses actions faites en servant sa patrie, ou, pour parler plus exactement, au service de l'Europe, s'est acquis une ré putation supérieure à celle de tous les Gé néraux de son siécle, & égale à celle des plus grands Capitaines des siécles passés; le nom du Duc de Malboroug votre pere, est
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aux François ce qu'étoit aux Grecs le nom d'Hector. Mais ce qui acheve, Madame, de me dé terminer à mettre ma Tragédie sous votre protection, c'est la justesse de votre discer nement, c'est la délicatesse de votre goût, quand il est question de juger de tous les ouvrages destinés à faire l'amusement du pu blic; c'est un esprit à la fois solide & bril lant, & qui vous rend l'ame des compagnies, dont votre présence faisoit déja l'ornement. Enfin les impressions que font sur ceux qui vous voyent & qui vous entendent, les char mes de votre personne & les agrémens de votre conversation, rendent vraisemblable l'excès de la passion de Pyrrhus pour Andro maque. Je ne saurois alléguer qu'une seule raison pour vous engager à prendre mon ouvrage sous votre protection: c'est l'égard scrupuleux que j'y ai toujours pour l'honnêteté publique & pour les bienséances. J'espere que ce mo tif seul suffira pour la lui faire accorder. Je suis avec le plus profond respect, MADAME, Votre très-humble & très- obéissant serviteur,
AMBROISE PHILIPS.
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PREFACE de la Tragédie intitulée: LA MERE EN DÉTRESSE.

On ne sauroit employer que deux styles dans tous les ouvrages d'esprit, soit qu'on écrive en prose, soit qu'on écrive en vers; le style simple, aisé & naturel, ou le style pompeux & gonflé, pour ainsi dire, par une abondance excessive de figures. La plupart des Auteurs, faute d'avoir une idée claire du sublime, affectent ce style ampoulé. Mais le sublime ne consiste point dans un enchaînement d'hyperboles, de métaphores bisarres & d'expressions hazardées. Il con siste à imaginer avec justesse les sentimens qui conviennent aux personnes que l'on fait parler, comme à rendre ces sentimens avec des termes nobles, mais employés dans leur signification naturelle. Jamais ces sentimens ne sont plus touchans, que lorsqu'ils sont exprimés avec le plus de simplicité. Le sublime qui subjugue les hommes, est aussi peu compatible avec l'affectation, que le peut être le véritable Héroisme.
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Voilà ce qui m'a déterminé à écrire ma piéce en un style si différent de celui de la plupart de nos Tragédies; & je l'ai entre pris d'autant plus volontiers que j'avois l'a vantage d'être guidé dans cette nouvelle route par un conducteur dont les ouvrages sont ad- mirés avec justice par toute l'Europe. Le mérite des Tragédies de Monsieur Racine est trop connu parmi notre nation, pour en parler davantage. Je ne regretterai point les peines que j'ai prises, pour mettre au théâtre Anglois la plus parfaite des Tragé dies de cet Auteur, si mes lecteurs trouvent que la traduction rend assez bien les beautés de l'original, & s'ils ne blâment point la li berté de m'en écarter que j'ai prise quelque fois. Je ne les arrêterai plus que pour leur faire lire quelques instructions concernant notre Tragédie, qui se trouvent dans la Pré face de Monsieur Racine. *    *    *
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FRAGMENS DE LA MERE EN DÉTRESSE.

Après que Pylade a emmené Oreste, Phœnix suivi des Gardes de Pyrrhus, entre sur le Théâtre.

SCENE VI.

PHOENIX

Tous les Grecs sont donc partis .... Oreste s'en est allé ..... Vous triomphez, scé lérats? Et vous indignes Sujets de Pyrrhus, quelle stupidité vous a saisis, quand au lieu d'aller la flamme à la main réduire en cen dres les vaisseaux des Grecs, vous avez em ployé un tems si précieux à voir rendre les derniers soupirs à Hermionne. Vos enne mis ont profité de ces momens. Ils se sont embarqués .... N'en doutons plus, les sa criléges qui ont porté leurs mains impies sur Pyrrhus, sont avoués par Oreste. Sa fuite est une preuve certaine qu'il est le premier auteur de leur crime ..... Ambassade plus sanglante qu'un combat .... Assassinat sans exemple! En quel lieu le diadême sera-t'il respecté, si vous négligez, Grands Dieux, de le protéger du moins dans vos Temples .... Voici la Reine.

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SCENE VII.

ANDROMAQUE, PHOENIX; CEPHISE, suite.

ANDROMAQVE

Perfides Grecs, vos crimes ne demeureront pas toujours impunis. Vous en recevrez quelque jour un châtiment proportionné à leur énormité? Cruels, quelle pitié des Tro yens pouvoient-ils attendre de vous, quand vous avez assez de rage pour immoler à vos passions Pyrrhus le plus vaillant homme de votre parti, le guerrier qui vous a fait vain cre? Qui vient, seroit-ce mon fils?

CEPHISE

Non, Madame, c'est le corps de Pyrrhus que ses Soldats en pleurs portent sur un bou clier.

SCENE VIII.

Les Acteurs de la Scène précédente. Des Sol dats qui portent le corps de Pyrrhus.

ANDROMAQVE

Prince infortuné, voilà la suite du peu de soin que vous vouliez apporter à vous garder de vos ennemis, & du peu de défiance
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que vous aviez de la perfidie de vos Grecs. Vous jugiez d'eux par vous-même. Ce sont vos vertus qui sont cause de votre mort pré maturée, & que vous cessez de vivre en en trant dans l'âge viril. Mais je vous vois couvert de gloire. Vos belles actions se pré sentent à moi, sous l'idée de fleurs épanouies qui entourent votre cercueil. Les pleurs que des Troyens répandent sur ce cercueil, ne l'honorent pas moins.

CEPHISE

Madame, vos larmes ne tariront-elles ja mais?

ANDROMAQVE

Non, Cephise. La destinée a sous les murs de Troye condamné la veuve d'He ctor à une affliction perpétuelle. Tant que je vivrai, mes larmes ne cesseront jamais de couler. Allez, Phœnix, faites revêtir le corps de votre maître de ses habillemens ro yaux: mettez auprès de lui toutes les mar ques de sa dignité, & que la flamme du bucher qui doit avoir l'honneur de mêler ses cendres aux cendres de ce Héros, an nonce sa mort aux peuples voisins en s'éle vant jusqu'au ciel, pour exciter les Dieux à la venger.

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SCENE IX.

ANDROMAQUE, CEPHISE, Suite.

CEPHISE

Le bruit que vous entendez, vous annonce, Madame, la venue du Prince votre fils que les Gardes amenent de la forteresse.

ANDROMAQUE

Quelle consolation pour ta mere, mon cher fils, de t'embrasser vivant! Transports mêlés d'une joie vive & de douces allarmes, vous qu'on ne sauroit bien exprimer, & qu'une mere seule peut ressentir, je vous abandonne mon cœur: Percez, pour vous y faire accès, le nuage d'afflictions qui l'envi ronne: Faites-vous un passage pour y péné trer, comme les rayons du Soleil s'en font un à travers les nuages épais qui veulent of fusquer sa lumiere. Une ame généreuse ne perd jamais l'espérance, quoique du milieu des afflictions elle voye ses ennemis les maî tres de sa destinée. Elle sait que le ciel, pour la tirer d'un gouffre de malheurs par des moyens imprévus, choisira le moment qu'elle y paroîtra pleinement abîmée.

F I N.
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TABLE GÉNÉRALE DES MATIERES CONTENUES DANS LES TROIS VOLVMES. Les Chiffres Romains marquent le Tome, & les Chiffres Arabes, la Page.

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1 (*) Aristid. lib. prim.
2 (*) De Music. lib. prim.
3 (**) Inst. l. 1. c. 12. de Music. & ejus lau dibus.
4 (*) De Music. lib. prim.
5 (*) Brossart, Dictionn. de Musique.
6 (*) Aristid. lib. prim.
7 (*) Hypomnemata in Harm. Ptol. p. 191.
8 (*) Quint. Inst. lib. 1, cap. 12.
9 (**) De Music. lib. prim.
10 (*) Instit. lib. prim. cap. 3.
11 (**) Ibid. cap. sexto.
12 (*) Inst. lib. prim. c. 12.
13 (**) Luciani Gymmast. Plutar. de Music.
14 (*) De Music. lib. prim.
15 (*) De Music. lib. prim.
16 (**) Lib. prim.
17 (*) Plat. de Leg. l. 2.
18 (**) Poët. chap. 4.
19 (***) Instit. l. 9. cap. 4.
20 (****) Arist. lib. prim.
21 (*) De Music. lib. 2.
22 (*) Eglog. nona.
23 (*) Instit. lib. prim, cap. 12.
24 (*) Quint. Instit. lib. prim. cap. 13.
25 (*) Instit. lib. xi. c. 3.
26 (**) De Music. lib. prim.
27 (*) De Arte Gramm. lib. 2. cap. 4.
28 (*) Instit. lib. 9. c. 4.
29 (**) De Music. l. 4. c. 3.
30 (*) M. Burette, de l'Acad. des Belles Let tres, tome cinq de son Histoire.
31 (*) Inst. lib. 11. c. 4.
32 (*) Instit. lib. 9. c. 4.
33 (*) In Orchesi.
34 (**) Voyez le discours sur le Rithme de M. Burette.
35 (*) Instit. lib. pr. cap. 12.
36 (*) Instit. lib. 9, cap. 4.
37 (*) Instit. lib. prim. cap. 12.
38 (*) Traité du Sublime, chap. 32.
39 (*) In somn. Scipion. lib. 2. cap. 2.
40 (*) Lib. prim. p. 28.
41 (*) Lib. prim. p. 29.
42 (*) De Nuptiis Philolog.
43 (**) In notis ad Arist. p. 249.
44 (*) Vide notas Meibom. p. 359.
45 (*) In Nupt. Philolog.
46 (*) Vie de Demosth. ch. 5.
47 (*) Diod. Sicul. lib. 16. p. 476.
48 (*) Porph. in Hypomnematis ad Har. Ptol. cap. prim. p. 194.
49 (*) Vide Notas Meib. p. 351.
50 (**) Mart. Capella, in Nupt. Philolog. 9.
51 (*) Lib. tertio, cap. 10. de Melopæïa.
52 (*) De Music. lib. cap. 4.
53 (*) Comm. in Art. Donat.
54 (**) Fol. 133. verso.
55 (*) Isid. Orig. lib. prim. cap. 19.
56 (**) Quint. Inst. lib. prim. cap. 9.
57 (*) Isid. Orig. lib. prim. c. 18.
58 (*) De Nupt. Philolog.
59 (*) De Poëm. Cant. p. 90.
60 (*) Hist. de l'Acad. des Belles Lettres, tome cinq, p. 162. des Mém.
61 (**) En 1350.
62 (*) M. Burette, de l'Acad. des Belles Lettres, tome cinq de l'Hist. de cette Acad.
63 (*) Capite sexto.
64 (*) Dacier, Poëtiq. d'Arist. p. 81.
65 (*) Imprimé en 1715.
66 (**) Poët. cap. 26.
67 (*) Prov. 19. lib. 49.
68 (*) Trist. lib. 5. El. 7.
69 (*) Inst. lib. prim. c. 12.
70 (*) Juv. Sat. 12.
71 (*) Juv. Sat. 7.
72 (*) Georg. lib. prim.
73 (*) De Orat. lib. tertio.
74 (*) In Orat.
75 (*) Orig. lib. 18. c. 45.
76 (**) Lib. prim. c. 10.
77 (*) Lib. 11. c. prim.
78 (*) Inst. lib. 11. c. 3.
79 (**) Voyez la Section quinze.
80 (*) Epist. 84.
81 (**) Saturn. lib. pr. in Prov.
82 (*) De Arte Gramm. lib. 3.
83 (*) Acad. Quæst. lib. 4.
84 (*) In Orat. ad M. Brut.
85 (**) In Tusc, Quæst.
86 (*) Art. Gramm. lib. 3. c. 21.
87 (*) De Orat. lib. prim.
88 (**) De Orat. lib. 3.
89 (*) De Orat. lib. prim.
90 (*) Inst. lib. 11. cap.
91 (*) De Orat. lib. 3.
92 (**) Lib. prim. cap. 12.
93 (*) In Gymn.
94 (**) De Arte Gramm. lib. 3.
95 (*) Quint. l. 1. c. 12. Aul. Gel. l. 1. c. 11.
96 (**) In frag. de Trag. & Comœd.
97 (*) Serm. 198.
98 (**) Ep. ad Zenam.
99 (*) Hor. Car. lib. 3. Od. pr.
100 (*) De Tib. Vet. cap. 10. p. 220.
101 (*) Amm. histor. l. 14.
102 (*) Onomast. Poll.
103 (*) Horat. de Arte Poët.
104 (*) Frag. de Trag. & Comed.
105 (*) Plin. lib. 16. cap. 36.
106 (*) Trag. de Phédre, Acte 3.
107 (*) Quint. Inst. lib. 2, cap. 11.
108 (**) Platon, Rep. l. 3.
109 (*) Quint. Instit. lib. 11, cap. 3.
110 (*) Vita Apoll. l. 6.
111 (**) In Orchesi.
112 (***) Epist. ad Zenam & Sarenum.
113 (****) Onom. Poll. l. 4. cap. 8.
114 (*****) Vitruv. lib. 5. cap. 8.
115 (*) De spectaculis.
116 (**) Florid. lib. 3.
117 (***) In Gymn.
118 (*) Quint. Instit. lib. 11, c. 3.
119 (**) Quint. Inst. lib. prim. c. 3.
120 (*) Ibid. lib. prim. cap. 10.
121 (**) De Orat. lib. 3.
122 (*) Frag. de Trag. & Comœd.
123 (**) Poët. chap. 4.
124 (*) De Orat. lib. 3.
125 (*) De Act. 3. Scen. 3.
126 (*) Quint. Inst. lib. 11. c. 3.
127 (*) Quæst. Tusc. lib. 4.
128 (**) Liv. histor. lib. 7.
129 (*) L'année de Rome 514.
130 (*) Quæst. Tusc. lib. 5.
131 (*) Cic. de Leg. lib. 2.
132 (*) Quint. Inst. lib. prim. cap. 2.
133 (*) Horat. de Arte Poët.
134 (*) Dict. de musiq. de Brossard.
135 (**) Vers l'an 500.
136 (*) Cic. de Or. l. 3.
137 (*) Quint. Inst. lib. 12. c. 3.
138 (*) Plin. Ep. 14. l. 2.
139 (**) Ibid.
140 (*) Dans l'Opéra de Galatée.
141 (*) Tite-Liv. hist. lib. 7.
142 (*) De Arte Gramm. lib. 3.
143 (*) Quint. lib. 11. cap. 3.
144 (*) Quint. lib. 1. c. 10.
145 (**) Val. Max. l. 2. c. 4.
146 (*) Lucian. de Orches.
147 (**) Aulug. lib. 20. cap. 2.
148 (*) Frag. de Trag. & Comœd.
149 (**) Isid. Orig. lib. 18. c. 44.
150 (*) Isid. Orig. lib. 18.
151 (*) Diomed. lib. 3.
152 (*) Quint. in Prov. lib. 11.
153 (*) Fab. 7. lib. 7.
154 (**) Parallele, tome 3. p. 307.
155 (*) Dans un Mémoire remis à l'Académie des Belles Lettres.
156 (*) Quint. Instit. lib. 11. cap. 3.
157 (**) Onomast. lib. 4. cap. 19.
158 (*) Amphitrion. Les Menechmes.
159 (*) Cic. de Offic. lib. prim. Aulug. lib. 7, cap. 5.
160
(*) Ante pedes Domiti longum tu pone
Thyeste
Syrma, vel Antigonæ, personam Menali-
pes. Juv. Sat. 8.
161 (*) Onom. l. 4. c. 18.
162 (*) Quint. lib. 11. c. 3.
163 (*) Cic. de Orat. lib. 3.
164 (**) Quint. lib. 11. c. 3.
165 (*) Aul. Gell. Noct. Att. lib. 5. c. 7.
166 (*) Mares. de Pers. cap. pr.
167 (**) Juv. Sat. 3.
168
(*) Nec tamen Antiochus, nec erit mirabilis
illi
Aut Stratocles, aut cum molli Demetrius
Hœmo. Juv. Sat. 3.
169 (**) Quint. Inst. lib. 11. cap. ult.
170 (*) Plin. lib. 37. cap. 10.
171 (*) Solin. Ed. Salmas. c. 37.
172 (*) Vitruv. lib. 5. c. 5. &c.
173 (*) Plin. lib. 11. cap. 52.
174 (*) Suet. in Caio Cæs.
175 (*) Plat. des loix, l. 7.
176 (*) Isid. orig. l. 18. c. 50.
177 (*) Edit. Flac. p. 90.
178 (**) Deipn. lib. prim.
179 (*) Orchest. J. Meurs.
180 (*) Apul. Metam. l. 10.
181 (**) Anthol. lib. 2.
182 (*) Lib. hist. secund.
183 (*) Quint. Inst. lib. prim. cap. 13.
184 (*) Macrob. Saturn. lib. 3. cap. 8.
185 (*) Quint. lib. prim. cap. 14.
186 (*) Quint. lib. 10. cap. 3.
187 (*) Cic. de Orat. lib. prim.
188 (**) Cic. de Offic. lib. prim.
189 (*) Variar. Epist. lib. prim. ep. 20.
190 (*) Flor. lib. 3.
191 (*) Aul. Gell. Noct. Attic. l. pr. cap. 9.
192 (*) Ovid. Trist. 5. Eleg. 7.
193 (**) Aul. Gell. lib. 20. c. 2.
194 (*) Juven. Sat. 5.
195 (*) Macrob. Saturn. lib. 2. cap. 10.
196 (*) Athen. lib. prim.
197 (*) Cic. de Or. l. 3.
198 (*) Quint. lib. 10. cap. 3.
199 (**) Ibid.
200 (*) Quint. l. pr. cap. 10.
201 (*) Voyez la seconde Section de la troisiéme Partie.
202 (**) Arist. de Music.
203 (*) Séneq. Ep. 121.
204 (**) Cic. in Parad.
205 (*) Cic. de Orat. lib. 1.
206 (*) Tertull. de Spect.
207 (*) Athen. lib. prim.
208 (*) Dans la Tragédie des Euménides.
209 (*) Horat. Sat. l. 2. c. 10. Plin. l. 10.
210 (**) Plin. l. 7. c. 39.
211 (***) Macrob. Saturn. l. 2. c. 10.
212 (*) Macr. Sat. l. 2. c. 7.
213 (**) Capit. in M. Anton.
214 (*) Tit. Liv. hist. lib. 7.
215 (*) Amm. Marcell. hist. lib. 14.
216 (**) Sous François I.
217 (***) En 1718.
218 (*) Liv. hist. lib. 24. Aug. de Civit. l. 2. c. 11. Arn. adv. Gen. lib. 7.
219 (*) Quint. l. 11. c. 2.
220 (**) Seneq. controv. l. 4.
221 (*) Cic. de Orat. lib. prim.
222 (*) Seneq. Controv. lib. prim.
223 (*) Pers. Sat. pr.
224 (**) Arist. Prov. lib. 10.
225 (***) Flor. lib. 2.
226 (*) Pline lib. 39. cap. 3.
227 (*) Arnob. advers. Gent. lib. 7.
228 (*) Aug. de Magist.
229 (**) Lucian. de Orch.
230 (*) S. Aug. de Doctr. Chr. l. 2.
231 (*) Sidon. Car. 23. Vers 268.
232 (**) Sirm. in not. ad Sidon. p. 157.
233 (*) Macrob. Saturn. 2. c. 7.
234 (*) Dion. lib. 54.
235 (*) Lucian. de Orch.
236 (*) Zoz. hist. lib. pr.
237 (**) Lucian. de Orch.
238 (*) Athen. Deip. l. pr.
239 (**) De Ludis scen. c. 9. & 10.
240 (***) Tit. Liv. l. 7.
241 (*) Onom. Pol. l. 4. c. 10.
242 (**) Cassiod. Epist. 51. l. 4.
243 (*) Macrob. Saturn. l. 2. c. 7.
244 (*) Apul. Met. lib. 10.
245 (*) Variar. Epist. l. 4. Epist. 51.
246 (*) Seneq. in Controv. 2.
247 (*) Chez Grossi.
248 (*) Lucian. in Orchest.
249 (*) M. Mouret.
250 (*) Tacit. Ann. lib. prim.
251 (**) Ibid. lib. pr.
252 (***) Variar. Ep. lib. pr. Epist. 20.
253 (*) Nat. Quæst. l. 7. cap. 32.
254 (*) Tertull. de Spect.
255 (*) Tacit. Annal. l. 13.
256 (*) Ibid. lib. 14.
257 (*) De Con. sen. lib. pr. c. 33.
258 (**) En 546.
259 (*) Bulus. Capitul. tom. pr. p. 906.
260 (*) Amm. Marcell. hist. lib. 14.
261 (*) Quæst. 107.
262 (**) Aug. serm. 311. in Natal. div. Cypr.
263 (*) Cic. de Or. l. 3.
264 (*) Quint. Inst. lib. 9. c. 3.
265 (*) Quint. Inst. l. 11. c. 3.
266 (*) En s'adressant à Hermionne.

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