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HIsTOIRE ROMAINE

TOME sIXIEME.

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HIsTOIRE ROMAINE DEPUIs LA FONDATION DE ROME JUsQU'A LA BATAILLE D'ACTIUM:

C'est-à-dire jusqu'à la fin de la République.

Par M. Rollin, ancien Recteur de l'Université de Paris, Professeur d'Eloquence au Collége Royal, & Associé à l'Académie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres.

TOME sIXIEME.

A AMsTERDAM, Chez J WETsTEIN.

MDCCXLII.

Avec Privilège.

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Fin de la Table.

APPROBATION.

J'Ai lu par l'ordre de Monseigneur le Chancelier, le sixiéme Tome de l'His toire Romaine par Monsieur Rollin, & je n'y ai rien trouvé qui puisse en empê cher l'impression. A Paris, ce 28 de Jan vier 1741.
secousse.
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sUITE DE L'HIsTOIRE ROMAINE.

LIVRE DIX-HUITIEME.

CE Livre ne renferme que l'his toire de trois années, 542. 543. 544. Il contient principale ment divers combats de Mar cellus contre Annibal, la pri se de Tarente par Fabius, les avantages rem portés par scipion en Espagne, la mort de Marcellus, le passage d'Asdrubal en Italie, l'entiére défaite de ce Général par les deux Consuls Livius & Néron.

§. I.

Marcellus prend quelques villes du sam nium. Fulvius est battu & tué dans un combat contre Annibal près d'Herdon née. Combats entre Marcellus & An-
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nibal près d'Herdonnée. Combats entre Marcellus & Annibal sans avantage bien décidé. Conjuration des Campaniens découverte. On ravitaille la citadelle de Tarente. Ambassadeurs de syphax à Ro- me, & des Romains à syphax. Ambas sade au Roi d'Egypte. La Flotte Ro maine ravage l'Afrique. Disputes au sujet du Dictateur. Nouvelle dispute entre le Dictateur & les Tribuns. Le- lius arrive à Rome. Département des Provinces. Valerius Flaccus, nommé Prê tre de Jupiter, réforme ses mœurs, & rétablit un privilége attaché à sa char ge. Plaintes & murmures des Colonies Romaines. Douze refusent de fournir leur contingent. Les Consuls leur font de vifs reproches. Les dix-huit autres Co lonies font leur devoir avec joie. Or tiré du Trésor secret pour les pressans besoins de l'Etat. On nomme des Censeurs. Ils exercent leur charge avec une juste sé vérité.
(An. R. 542. Av. J. C. 210.)

(Marcellus prend quel- ques villes du sam- nium. Liv. XXVII. 1.) Les affaires d'Espagne nous ont fait perdre de vue pour quelque tems celles d'I talie. Le Consul Marcellus s'étant rendu maître de salapie par intelligence, comme nous l'avons dit, prit de force Maronée & Méles sur les samnites. Il y défit environ trois mille hommes qu'Annibal y avoit lais-
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sés en garnison, & abandonna à ses soldats(An. r. 542. Av. J. C. 210.) tout le butin, qui fut assez considérable. Il y trouva aussi deux cens quarante mille boisseaux de blé, & cent dix mille boisse aux d'orge. Ces avantages ne lui causérent pas tant(Fulvius est battu & tué dans un combat contre An- nibal près d'Herdon- née. Liv. ibid.) de joie, qu'il ressentit de douleur pour la perte que fit quelques jours après la Répu blique auprès de la ville (a) d'Herdonnée: lieu malheureux pour les Romains, qui y avoient déja été battus deux ans auparavant par Annibal. Le Proconsul Cn. Fulvius, portant le même prénom & le même nom que le Préteur qui avoit été vaincu dans l'action que je viens de rappeller, étoit campé auprès d'Herdonnée, dans l'espéran ce de reprendre cette ville, qui, après la bataille de Cannes, avoit quité le parti des Romains. Annibal, informé que le Pro consul se tenoit peu sur ses gardes, mar cha vers Herdonnée avec tant de promtitu de, que les Romains le virent arrivé avant qu'ils fussent informés de sa marche. Il leur présenta la bataille, que Fulvius, plein d'audace & de bonne opinion de lui-même, accepta sans balancer. Le combat fut vif, & la victoire longtems balancée. Dans le feu de l'action, Annibal détacha sa Cava lerie, dont une partie alla fondre sur le camp des ennemis, & l'autre attaqua par derriére ceux qui étoient aux mains avec les Carthaginois. Pour-lors les Romains, se 1
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) voyant entre deux ennemis, furent mis en desordre. Les uns prirent la fuite ouverte ment: les autres, après avoir fait de vains efforts pour se défendre, furent taillés en piéces. Cn. Fulvius lui-même demeura sur la place, avec onze Tribuns Légionaires. sept mille hommes selon quelques-uns, & treize mille selon d'autres, périrent dans cette action. Le vainqueur demeura maî tre du camp & de tout le butin. (Marcellus & Annibal se harcel- lent. Liv. XXVII. 2.) Marcellus, sans être trop effrayé de cet te perte, écrivit au sénat, pour lui ap prendre le malheur du Proconsul & de l'Ar mée qui avoient péri auprès d'Herdonnée. Il marqua „qu'il marchoit contre Annibal, & qu'aiant bien su, après la bataille de Cannes, rabattre l'orgueil que lui don noit une victoire si complette, il sauroit bien encore lui arracher la joie que lui in spiroit ce dernier avantage“. En effet il va chercher Annibal, & lui présente la ba taille. L'action fut vive & longue, & l'a vantage à peu près égal. Cependant Anni bal se retire de nuit, & est suivi par le Con sul, qui le joignit dans l'Apulie auprès de Venouse. Là ils passérent plusieurs jours à se harceller dans des actions où les Romains avoient presque toujours l'avantage, mais qui pouvoient plutôt passer pour de légéres escarmouches, que pour de véritables com bats. Annibal décampoit ordinairement pendant la nuit, & épioit l'occasion de ten dre des piéges à son ennemi: mais Marcel lus s'attachoit à ne le suivre que de jour, &
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après avoir fait reconnoître soigneusement(An. R. 542. Av. J. C. 210.) les lieux. Cependant Q. Fulvius Flaccus, qui com(Conjura- tion des Campa- niens dé- couverte. Liv. XXVII. 3.) mandoit toujours dans Capoue avec le titre de Proconsul, découvrit une nouvelle con spiration tramée par les Campaniens. Dans la crainte que le séjour trop délicieux de cette ville ne corrompît ses soldats comme il avoit fait ceux d'Annibal, il en avoit fait sortir ses troupes, & les avoit obligées à se bâtir des casernes hors des portes & des murailles. Ces casernes étoient la plupart construites de claies, de planches, ou de roseaux, & couvertes de chaume, toutes matiéres combustibles. Cent soixante & dix Campaniens, à la sollicitation de deux fréres de la famille des Blosiens, l'une des plus considérables de la ville, avoient con juré de bruler le tout dans l'espace d'une seule nuit. Le complot aiant été découvert par les esclaves des Blosiens mêmes, le Pro consul fit aussi-tôt fermer les portes de la ville; & aiant mis les soldats sous les armes, il arrêta tous les complices, & après qu'on leur eut donné la question avec beaucoup de rigueur, ils furent condannés à la mort, & exécutés sur le champ. On donna la li berté aux dénonciateurs, & à chacun d'eux dix mille sesterces.(500. livres.) Au milieu de divers événemens heureux(On ravi- taille la citadelle de Taren- te.) ou malheureux qui attiroient l'attention des Romains, on n'oublioit pas la citadelle de Tarente. On envoya M. Ogulnius & P. Aquilius en Etrurie, pour acheter des blés,
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) & les faire transporter par mer à Tarente. Avec ces provisions partirent mille soldats moitié Romains, moitié Alliés, tirés de l'Armée qui gardoit la ville de Rome, & qui devoient renforcer la garnison de la ci tadelle de Tarente. (Valére est mandé de sicile, pour présider aux Assem- blées. Liv. XXXVII. 4.) On étoit sur la fin de la campagne, & le tems de l'élection des Magistrats appro choit. Mais Marcellus aiant écrit au sé nat, qu'il étoit actuellement occupé à pour suivre Annibal qui fuyoit devant lui & re fusoit le combat, & qu'il étoit de la der niére importance de ne le pas perdre de vue, les sénateurs se trouvérent dans l'em barras. Car, d'un côté, ils ne jugeoient pas qu'il fût à propos d'interrompre les o pérations militaires du Consul, en le fai sant revenir à Rome dans le tems qu'il étoit le plus nécessaire à l'Armée; & de l'autre, ils craignoient que la République ne se trouvât sans Consuls pour l'année prochai ne. Ils crurent que le meilleur parti étoit de mander le Consul Valére, quoiqu'il fût en sicile, & qu'il lui falût repasser la mer. Ainsi le Préteur L. Manlius lui écrivit par ordre du sénat, & lui envoya les Lettres de Marcellus, afin qu'il connût par la lec ture qu'il en feroit, les raisons que les sé nateurs avoient de le faire revenir plutôt que son collégue. (Ambassa- deurs de syphax à Rome.) Ce fut à peu près dans ce tems qu'il vint à Rome des Ambassadeurs de la part du Roi syphax, pour apporter la nouvelle des avantages que ce Prince avoit remportés
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dans la guerre qu'il avoit contre les Car(An. R. 542. Av. J. C. 210.) thaginois. Ils assuroient que „Carthage n'avoit pas de plus grand ennemi que syphax, ni les Romains de meilleur ami. Qu'il avoit déja envoyé des Ambassa deurs en Espagne aux deux scipions. Que maintenant il envoyoit à la source même & à la capitale de l'Empire de mander l'amitié des Romains“. Le sénat ne se contenta pas de faire à(Ambassade vers sy- phax.) syphax une réponse très obligeante: il nom ma pour Ambassadeurs auprès de lui L. Ge nucius, P. Petelius, & P. Popilius, qui furent chargés, en accompagnant ceux de syphax à leur retour, de lui porter pour présent une robe à la Romaine, une tuni que de pourpre, une Chaire Curule, & une coupe d'or pesant cinq livres: (sept marcs & six onces & demie.) Ils avoient ordre, par la même occasion, de voir les autres petits Rois d'Afrique, & de leur offrir de la part du sénat des robes bordées de pour pre, & des coupes d'or du poids de trois livres: (quatre marcs & cinq onces & de mie.) On fit aussi partir M. Atilius & Manius(Ambassade au Roi d'E- gypte.) Acilius, pour se rendre à Alexandrie au près de Ptolémée (Philopator) & de Cléo patre, qui régnoient alors. Ils devoient leur demander le renouvellement de l'alliance & de l'amitié qui avoit été contractée en tre la République & les Rois d'Egypte, & leur donner pour présens, au Roi une ro be & une tunique de pourpre, avec une
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(An. R. 542. Av. J. C. 210. Amiculum. Le Consul Valére re- vient à Ro me & rend compte des affaires de sicile. Liv. XXVII. 5.) chaire d'ivoire; & à la Reine, un manteau brodé, avec une espéce de voile de pour pre. M. Valerius, conformément aux Let tres de son collégue & à l'ordre du sénat, partit de sicile avec dix galéres pour se ren dre à Rome, après avoir remis le comman dement de la Province & de l'Armée au Préteur Cincius, & envoyé M. Valerius Messala Général de la Flotte, avec ce qui lui restoit de vaisseaux, en Afrique, tant pour ravager le pays ennemi, que pour exa miner les mouvemens & les desseins des Carthaginois. Pour lui, étant arrivé à Ro me, il assembla aussi-tôt le sénat, & lui rendit compte de ce qu'il avoit fait en sici le. Il dit, „qu'après une guerre de près de (a) soixante ans, pendant laquelle on avoit souvent essuyé des pertes très considérables sur terre & sur mer, il a voit enfin achevé de soumettre cette Ile à la puissance du Peuple Romain: qu'il n'y restoit pas un seul Carthaginois: & que tous les siciliens que la crainte avoit chassés de leur patrie, étoient revenus dans leurs villes & dans leurs campagnes, où ils s'occupoient à labourer la terre & à l'ensemencer. Que cette Ile, si long tems ravagée par la guerre, se voyoit heureusement repeuplée, & en état, par le rétablissement de la culture, non seu lement de nourrir ses habitans, mais en- 2
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core de fournir des vivres en abondance(An. R. 542. Av. J. C. 210.) au Peuple Romain, tant en paix qu'en guerre.“ Ensuite on fit entrer dans le sénat Mu tines, & ceux qui comme lui avoient bien mérité de la République. On leur accorda à tous des honneurs & des récompenses pro portionnées à leurs services, selon la paro le que leur en avoit donné le Consul. On donna même à Mutines la qualité de Ci toyen Romain, en vertu d'une Loi que proposa un Tribun du Peuple autorisé par un Arrêt du sénat. Pendant que ces choses se passoient à(La Flotte Romaine ravage l'A- frique. Liv. XXVII. 5.) Rome, M. Valerius Messala étant arrivé en Afrique avant le jour avec cinquante vaisseaux, fit une descente sur les terres d'Utique, dont les habitans ne s'attendoient point à une pareille hostilité; & après avoir ravagé tout le pays, il rentra dans ses vais seaux avec un grand nombre de prisonniers & un riche butin, & retourna aussi-tôt en sicile, où il aborda au port de Lilybée, n'aiant employé que treize jours à cette ex pédition. Alors il interrogea ses prison niers sur la situation des affaires de l'Afri que, afin d'en rendre compte au Consul. „Il sut, par leur rapport, qu'il y avoit à Carthage cinq mille Numides comman dés par Masinissa fils de Gala, jeune Prince d'une valeur extraordinaire, & qu'on levoit dans toute l'Afrique d'au tres soldats mercenaires, pour les envo yer à Asdrubal en Espagne; & que ce
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) dernier avoit ordre de passer au plutôt en Italie avec le plus de troupes qu'il pour roit, pour se joindre à son frére Anni bal. Que les Carthaginois fondoient toutes leurs espérances sur cette jonction. Qu'outre cela ils équipoient une grande Flotte pour rentrer en sicile, & qu'on croyoit qu'elle y passeroit incessamment.“ (Disputes au sujet du Dictateur.) Quand le Consul M. Valerius eut lu les Lettres de Messala qui l'instruisoient de toutes ces particularités, les sénateurs fu rent si effrayés de ces préparatifs des enne mis, qu'ils crurent que le Consul ne devoit pas attendre le tems des élections, mais nommer un Dictateur pour y présider, & retourner sur le champ dans sa province. Une difficulté les arrêtoit. Le Consul dé clara, que quand il seroit de retour en si cile, il choisiroit pour Dictateur M. Vale rius Messala, qui y commandoit actuelle ment la Flotte. Or les sénateurs préten doient que le Dictateur ne pouvoit être nommé que sur les terres appellées Romai nes, & que ces terres étoient renfermées dans les bornes de l'Italie. Après plusieurs contestations, le Peuple, de concert avec le sénat, ordonna que l'on créât Dictateur Q. Fulvius Flaccus, qui étoit pour-lors à Capoue. Le Consul prévint le jour de cet te Assemblée du Peuple, en partant secret tement la nuit qui le précéda, pour retour ner en sicile. Les sénateurs, déconcer tés par cette retraite, écrivirent au Consul Marcellus, pour le prier de secourir la Ré-
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publique abandonnée par son collégue, &(An. R. 542. Av. J. C. 210.) de nommer Dictateur celui que le Peuple avoit désigné. Marcellus créa Dictateur Q. Fulvius, & celui-ci nomma pour Gé néral de la Cavalerie P. Licinius Crassus Grand Pontife. Lorsqu'il s'agit de procéder à l'élection(Nouvelle dispute en- tre le Dic- tateur & les Tri- buns. Liv. XXVII. 6.) des Consuls, il survint une nouvelle diffi culté. La Centurie des Jeunes appellée Ga leria, à laquelle il étoit échu par le sort de donner la prémiére son suffrage, nomma Consuls Q. Fulvius actuellement Dictateur, & Q. Fabius; & les autres Centuries pa roissoient déterminées à confirmer ce choix. Deux Tribuns s'y opposérent, prétendant qu'il étoit contre l'ordre de créer Consul celui qui étoit Dictateur, & de le faire ainsi passer sans intervalle d'une charge à une autre; & que d'ailleurs il n'étoit pas moins contre la bienséance, d'élever au Consulat celui-là même qui présidoit à l'é lection des Consuls. Après de longues dis putes, le Dictateur & les Tribuns convin rent de s'en rapporter au sénat. Comme la chose n'étoit point sans exemples, & que d'ailleurs il paroissoit d'une grande impor tance qu'on mît à la tête des Armées les Généraux les plus habiles & les plus expé rimentés dans le métier de la Guerre, le sénat fut d'avis qu'on ne devoit point ap porter d'obstacle à la liberté des suffrages. Les Tribuns s'étant rendus à ces raisons, l'Assemblée suivit son plan. Q. Fabius Ma ximus fut créé Consul pour la cinquiéme
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) fois, & Q. Fulvius Flaccus pour la quatrié me. Ensuite l'on créa pour Préteurs L. Veturius Philo, T. Quintius Crispinus [], C. Hostilius Tubulus, & C. Arunculeïus. sur la fin de cette campagne, une Flotte Carthaginoise, composée de quarante vais seaux, sous la conduite d'Amilcar, passa en sardaigne, & fit une descente sur les terres des Olbiens. Mais le Préteur P. Man lius Vulson étant venu à la rencontre des ennemis, ils se rembarquérent, & aiant tourné autour de l'Ile, ils allérent ravager le territoire de Caralis (Cagliari) dans la partie opposée, & s'en retournérent en A frique avec un butin considérable de toute espéce. (Lelius ar- rive à Ro- me. Liv. XXXVII. 7.) Vers le même tems, C. Lelius arriva à Rome, trente-quatre jours après être parti de Tarragone. Il entra dans la ville avec ses prisonniers, autour desquels il se fit un grand concours de peuple. Ils n'étoient que quinze ou seize, mais gens distingués. Dès le lendemain, aiant été introduit dans le sénat, il raconta ce qu'avoit fait scipion en Espagne. „Qu'il avoit pris en un jour Carthagéne, la capitale de toute la pro vince: qu'il avoit repris plusieurs des villes qui s'étoient soulevées, & en avoit attiré d'autres dans le parti de la Répu blique“. Le rapport des prisonniers se trouva conforme aux Lettres que M. Vale rius Messala avoit écrites. Ce qui allarma davantage les sénateurs, fut le passage d'Asdrubal en Italie dans un tems où elle
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avoit bien de la peine à résister aux seules(An. R. 542. Av. J. C. 210.) forces d'Annibal. Lelius fut ensuite pré senté au peuple, à qui il rendit le même compte qu'au sénat. On ordonna des ac tions de graces pendant un jour pour les heureux succès que P. scipion avoit eus: & Lelius fut renvoyé promtement en Espagne avec les mêmes vaisseaux qui l'avoient a mené.

(An. R. 543. Av. J. C. 209.)

Les deux Consuls entrérent dans l'exer(Départe- ment des Provinces. Liv. XXVII. 7.) cice de leur charge, selon la coutume, aux Ides, c'est-à-dire le quinze de Mars. Ils eurent l'un & l'autre pour département l'I talie: Fabius du côté de Tarente, & Flac cus dans la Lucanie & le Brutium. On continua le commandement à Marcellus pour une année. Crispinus [] [] fut envoyé à Capoue, C. Aurunculeïus en sardaigne, L. Veturius à Rimini. M. Valerius & L. Cincius furent continués en sicile. On ne fit aucun changement dans les Généraux ni dans les Armées d'Espagne, sinon que l'on continua le commandement à scipion & à silanus, non pour un an, mais pour autant de tems que le sénat le jugeroit à propos. C. Mamilius Vitulus, le prémier d'en tre les Plébéïens, est élevé à la dignité de grand (a) Curion. 3
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(An. R. 543. Av. J. C. 209. Valerius Flaccus, nommé Prêtre de Jupiter, ré- forme ses mœurs, & rétablit un privilége attaché à sa charge. Liv. XXVII. 8.) Dans le même tems, P. Licinius Grand Pontife obligea C. Valerius Flaccus, mal gré lui, à se faire sacrer Prêtre de Jupiter. Le fait est très particulier. Ce Flaccus s'é toit décrié pendant sa jeunesse par son in dolence, & par le déréglement de ses mœurs. Ces deux défauts l'avoient rendu odieux à L. Flaccus son frére, & à tous ses autres parens. Licinius, ami sans doute de sa mai son, ne perdit pas l'espérance de le rame ner à son devoir. Il lui représenta quel mal heur c'étoit pour lui, que d'affliger ainsi & de deshonorer toute sa famille; & lui fit entendre qu'un moyen sûr de rétablir sa ré putation, seroit de prendre une charge de Prêtre de Jupiter, & d'en remplir de telle sorte les fonctions, que la sagesse de sa con duite couvrît & fît oublier toutes les fautes & tout le dérangement de sa vie passée. Le jeune homme le crut, & se livra à ses con seils. Occupé uniquement de l'étude des cérémonies sacrées, du soin des sacrifices, & du culte des Dieux, il renonça si bien à ses anciennes habitudes, que parmi les jeu nes Romains il n'y en avoit aucun qui fût plus généralement estimé des prémiers du sénat, ni plus considéré dans sa famille & dans toute la ville. C'est une grande affliction pour des Pé res, il faut en convenir, & la plus sensible qui puisse leur arriver, que de voir leurs
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enfans s'écarter de leur devoir, & s'aban(An. R. 543. Av. J. C. 209.) donner au déréglement. Mais ce qui ar rive ici est pour eux une importante leçon, qui leur apprend à (a) mettre de la diffé rence entre des fautes causées par la vivacité de l'âge qui laissent des ressources, & cel les qui viennent d'un caractére endurci dans le mal, & absolument incorrigible; à ne point desespérer du retour de leurs enfans; à les y préparer par des remontrances mê lées de bonté & de douceur; à ne point employer à leur égard des menaces outrées, & des voies de rigueur, qui ne sont pro pres qu'à aigrir & à irriter leurs passions; en fin, & ce moyen ne se trouve que dans le Christianisme, à mériter par leur propre conduite, que celui qui a un pouvoir sou verain sur les cœurs change celui de leurs enfans. Le jeune homme dont nous parlons s'ac quit, avec le tems, une si grande réputa tion de probité & de sagesse, qu'il se crut en état d'entreprendre de rentrer en posses sion d'un privilége attaché autrefois à sa charge, & dont ceux qui l'avoient exercée avant lui étoient déchus depuis plusieurs années par leur indignité. Ce privilége consistoit à avoir droit d'entrer dans le sé nat. En effet, pour faire revivre cette pré rogative, il s'y présenta. Le Préteur L. Licinius lui aiant ordonné de sortir, il de- 4
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) manda le secours & l'appui des Tribuns. Il soutenoit que c'étoit un privilége accordé anciennement aux Prêtres de Jupiter avec la Robe bordée de pourpre, & la Chaire Curule. Le Préteur, au contraire, préten doit qu'un pareil droit devoit être fondé, non sur des exemples surannés qu'on tiroit des ténébres d'une antiquité inconnue, mais sur une possession constante & sur un usage récent; & il assuroit qu'aucun Prêtre de Ju piter n'avoit joui de ce droit depuis un tems immémorial. Les Tribuns repliqué rent que la mauvaise conduite des derniers Prêtres avoit pu faire tort à leurs personnes, non à leur sacerdoce. Le Préteur ne per sista point dans son opposition, & Flaccus fut admis dans le sénat avec un consente ment général des sénateurs & du Peuple: & tout le monde jugea qu'il avoit mérité cette distinction, plutôt par la pureté de ses mœurs, que par le droit de sa charge. (Plaintes & murmures des Colo- nies Ro- maines. Liv. XXVII. 9.) Un soulévement inopiné causa, dans cette même année, beaucoup d'allarme à Rome; & il pouvoit en effet avoir de très funestes suites. Les Latins & les Alliés murmuroient ouvertement dans leurs As semblées, & se plaignoient, „Que par les levées d'hommes & d'argent qu'on faisoit depuis dix ans sur eux, on avoit épuisé leurs familles & leurs bourses. Qu'il n'y avoit point de campagne qui ne fût signalée par quelque grande dé faite. Que les batailles ou les maladies leur enlevoient tous leurs citoyens.
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Qu'ils regardoient comme perdus pour(An. R. 543. Av. J. C. 209.) eux beaucoup plus ceux qui avoient été enrôlés par les Romains, que ceux qui avoient été pris par les ennemis: puis qu'Annibal les renvoyoit sans rançon dans leur pays, au-lieu que les Romains les releguoient loin de l'Italie, dans des contrées où ils vivoient en exilés bien plus qu'en soldats. Que ceux de Can nes souffroient depuis huit ans en sicile un opprobre qui ne finiroit qu'avec leur vie; puisque les Carthaginois, dont la retraite seule devoit les délivrer, étoient plus forts & plus redoutables que jamais. Que si l'on ne leur renvoyoit point les anciens soldats, & qu'on les obligeât toujours d'en fournir de nouveaux, il ne leur resteroit bientôt plus personne. Qu'ainsi, avant de se voir réduits à la derniére disette d'hommes & d'argent, ils étoient résolus de refuser au Peuple Romain des secours, qu'aussi-bien la né cessité les mettroit au prémier jour hors d'état de lui accorder. Que si les Ro mains voyoient tous les Alliés dans la même disposition, ils songeroient infail liblement à faire la paix avec les Cartha ginois. Qu'autrement l'Italie ne seroit jamais tranquille, tant que vivroit An nibal“. Voilà ce qui se passa dans les assemblées des Alliés. Trente (a) d'entre les Colonies Romai(Douze re- fusent de) 5
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(An. R. 543. Av. J. C. 209. fournir leur contingent. Les Con- suls leur font de vifs reproches.) nes avoient actuellement à Rome leurs Dé putés. De ces trente, il y en eut douze qui déclarérent nettement aux Consuls, qu'elles n'avoient ni argent ni soldats à leur don ner. Les Consuls, frappés d'une déclara tion aussi funeste que nouvelle, crurent que pour les détourner d'un dessein si perni cieux, il étoit plus à propos d'employer les reprimandes, qu'une douceur qui ne servi roit qu'à les rendre plus fiers. Ils leur ré pondirent donc, „qu'ils avoient été assez hardis pour faire aux Consuls une pro position, que les Consuls eux-mêmes n'oseroient répéter dans le sénat. Que le discours qu'ils tenoient, ne devoit pas être regardé comme un simple refus de contribuer à l'entretien de la guerre, mais comme une véritable révolte con tre le Peuple Romain. Qu'ils retour nassent donc au plutôt dans leurs Colo nies, & qu'ils en délibérassent tout de nouveau avec leurs concitoyens, de ma niére que l'on pût penser qu'une propo sition si criminelle avoit été plutôt sur leurs lévres que dans leur cœur. Qu'ils eussent soin de leur représenter qu'ils n'étoient ni des Campaniens ni des Ta rentins, mais des Romains. Que leurs péres, nés à Rome, en avoient été dé tachés pour aller habiter les terres qu'on avoit prises sur les ennemis, & afin d'augmenter & d'étendre le nom Ro main. Que ce que des enfans devoient à leurs péres, ils le devoient à Rome,
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& qu'ils ne pouvoient pas penser autre(An. R. 543. Av. J. C. 209.) ment, à moins qu'ils n'eussent étoufé dans leur cœur tous les sentimens d'une juste reconnoissance. Qu'encore un coup, ils remissent l'affaire en délibéra tion, & qu'ils réfléchissent que le dis cours qui venoit de leur échapper, n'al loit pas à moins qu'à détruire l'Empire Romain, & à mettre la victoire entre les mains d'Annibal“. Les Consuls, tour à tour, employé rent inutilement bien des discours pour fai re entendre raison aux Députés. Insensi bles à toutes leurs remontrances, ils repli quérent: „Qu'ils n'avoient aucunes re presentations à faire de la part des Ro mains à ceux qui les avoient envoyés; & qu'il n'étoit pas nécessaire que leurs peuples remissent en délibération une affaire qui étoit toute décidée, puisqu'ils n'avoient ni argent ni soldats à fournir.“ Les Consuls voyant qu'ils étoient infle xibles, firent leur rapport dans le sénat. Cette nouvelle jetta dans tous les esprits une telle consternation, que la plupart s'é criérent, „Que c'en étoit fait de l'Em pire; que les autres Colonies imiteroient un si pernicieux exemple; & que tous les Alliés, sans doute, avoient conspi ré de livrer la ville de Rome à Annibal.“ Les Consuls exhortérent les sénateurs à prendre courage, & les consolérent par l'es pérance de trouver plus de fidélité & de soumission dans les autres Colonies. Ils
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) ajoutérent „que celles-là même qui étoient sorties de leur devoir, pourroient y ren trer; & que si on leur envoyoit des Dé putés du sénat, qui n'usassent point de priéres, mais qui prissent avec eux un ton d'autorité, ils leur feroient repren dre des sentimens de crainte & de res pect pour l'Empire Romain.“ (Les dix- huit autres Colonies font leur devoir avec joie. Liv. XXVII. 10.) Le sénat s'en rapporta à leur pruden ce, & leur donna pouvoir de faire tout ce qu'ils jugeroient être le plus convenable au bien de la République. Après donc qu'ils eurent sondé la disposition des autres Co lonies, ils demandérent à leurs Députés s'ils étoient disposés à fournir à la Républi que le contingent qu'ils devoient? M. sex tilius, Député de Fregelles, répondit au nom de tous: „Que les soldats qu'ils é toient obligés de fournir étoient tout prêts, qu'ils en donneroient même un plus grand nombre s'il le faloit; & qu'ils feroient d'ailleurs avec zèle & avec em pressement tout ce que le Peuple Ro main jugeroit à propos de leur ordonner. (a) Que les moyens de le faire ne leur manquoient pas, & la volonté encore moins.“ Les Consuls, après avoir beaucoup loué leur zèle & leur fidélité, ajoutérent: „Que des offres si généreuses méritoient des remercimens de la part de tout le sénat“; & ils les y introduisirent. Le sénat, non 6
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content de leur avoir répondu par un De(An. R. 543. Av. J. C. 209.) cret conçu dans les termes les plus hono rables, chargea encore les Consuls de les présenter dans l'Assemblée du Peuple, d'y faire valoir tous les services que la Répu blique avoit reçus d'eux en différentes oc casions, & sur-tout ce dernier, par lequel ils mettoient le comble à tous les autres. On ne peut, ce me semble, entendre le récit que je viens de faire, sans se sentir touché & attendri, encore tant de siécles après, par rapport à des peuples si fidéles & si généreux. Il n'est donc pas étonnant que Tite-Live, zèlé comme il l'étoit pour la gloire de Rome, fasse éclater ici sa joie, son admiration, & sa reconnoissance à l'é gard de ces mêmes Colonies. Il (a) croiroit, dit-il, les frustrer de la justice & de la gloi re qui leur étoit due, s'il laissoit dans le si lence une action si éclatante, & il se regar de comme chargé par sa double qualité de Romain & d'Historien, de transmettre à la postérité & de consacrer en quelque sorte les noms de ces dix-huit Colonies, dont on peut dire que le zèle sauva pour-lors l'Empire Romain; & il nous les a tous con servés dans l'endroit dont il s'agit. Pour les douze autres Colonies qui refu sérent d'obéir, le sénat ordonna au Con sul de les laisser dans un parfait oubli, sans congédier leurs Députés, ni les retenir à 7
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) Rome, ni leur parler en aucune façon. Ce (a) silence, par où l'on affectoit de punir leur refus, parut plus convenable à la digni té du Peuple Romain, que tout l'éclat qu'on auroit pu faire. (Or tiré du Trésor se- cret pour les besoins pressans de l'Etat.) Entre les autres moyens que les Consuls mirent en usage pour être en état de con tinuer la guerre, ils tirérent du Trésor se cret l'or (b) qu'on y gardoit avec soin, & que l'on tenoit en réserve pour les besoins pressans de la République. On en tira en viron quatre mille livres pesant: (six mille deux cens cinquante de nos marcs:) & de cette somme, on en donna aux deux Con suls, aux Proconsuls M. Marcellus & P. sulpicius, & au Préteur L. Veturius à qui la Gaule étoit échue, à chacun cinq cens livres pesant, (581 marcs & 2 onces.) Le Consul Fabius en reçut de plus cent livres, (156 marcs & 2 onces) qui de voient être portées dans la citadelle de Ta rente. Le reste fut employé à payer comp tant les vêtemens que l'on faisoit faire pour l'Armée d'Espagne, dont le Général & les soldats acquéroient tant de gloire. (On nom- me des Censeurs. Liv. XXVII. 11.) Fulvius après cela tint les Assemblées pour la nomination des Censeurs. On éle va à cette charge M. Cornelius Cethegus 8 9
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& P. sempronius Tuditanus, qui n'avoient(An. R. 543. Av. J. C. 209.) point encore été Consuls. Le Peuple, a vec l'autorité du sénat, porta une Loi, qui donnoit à ces Censeurs la commission de louer au profit de la République les terres de Capoue. Il s'éleva une contestation entre les deux(Contesta- tion au su- jet du Prin- ce du sé- nat.) Censeurs au sujet de celui qu'on devoit créer Prince du sénat. On appelloit ainsi celui qui étoit mis à la tête du catalogue des sé nateurs; & c'étoit un grand honneur à Ro me. C'étoit à sempronius à faire la lecture de ce catalogue, fonction qui lui étoit é chue par le sort; & par conséquent c'étoit à lui à nommer le Prince du sénat. Il avoit jetté la vue sur Q. Fabius Maximus. Cor nelius son collégue s'opposoit à ce choix. Il prétendoit qu'on devoit à cet égard ob server la coutume des Anciens, qui avoient toujours déféré cet honneur au plus ancien des Censeurs qui vivoient encore: & c'é toit alors T. Manlius Torquatus. sempro nius repliquoit que les Dieux qui lui a voient attribué ce choix par le sort, lui donnoient aussi une liberté entiére: qu'en conséquence il nommeroit Fabius, qui é toit incontestablement le prémier & le plus illustre citoyen de Rome, au jugement mê me d'Annibal. Cornelius, après avoir en core disputé quelque tems, se rendit enfin; & sempronius donna pour Prince & pour Chef au sénat Q. Fabius Maximus, alors Consul. On lut ensuite le catalogue des séna(Juste sévé- rité exer-)
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(An. R. 543. Av. J. C. 209. cée par les Censeurs.) teurs. On en passa huit; ce qui étoit les dégrader. De ce nombre étoit L. Cecilius Metellus, qui, après la bataille de Cannes, avoit donné aux autres Officiers l'infame conseil d'abandonner l'Italie. On en usa de même à l'égard des Chevaliers qui se trou voient dans le même cas; mais il y en avoit très peu. On priva de leurs chevaux, c'est- à-dire qu'on dégrada du rang de Chevaliers, tous ceux qui s'étoient trouvés à la bataille de Cannes parmi les Légions, & qui ser voient alors en sicile: le nombre en étoit fort grand. A cette rigueur on en ajouta une autre, en déclarant qu'on ne leur tien droit aucun compte des années qu'ils a voient servi jusques-là, & les obligeant à faire dix campagnes montés à leurs dépens: ce qui étoit le tems de service ordinaire des Cavaliers. On rechercha aussi ceux qui aiant dix-sept ans au commencement de la guer re, auroient du entrer dans le service, & ne l'avoient pas fait. Ils furent réduits au dernier degré entre les citoyens, ne con servant de tous les droits attachés à cette qualité, que celui d'être employés dans les rôles pour porter les charges de l'Etat. En suite les Censeurs firent marché avec des entrepreneurs pour rétablir les édifices que le feu avoit consumés.

§. II.

Fabius se prépare à assiéger Tarente. Mar- cellus se présente devant Annibal près de
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Canouse. Prémier combat avec un égal(An. R. 545{??}. Av. J. C. 209.) avantage de part & d'autre. second combat, où Annibal est supérieur. Vive reprimande de Marcellus à son Armée. Troisiéme combat, où Annibal est vain cu, & mis en fuite. Plusieurs villes de la Calabre & des pays voisins se rendent aux Romains. Fabius assiége & prend Tarente par intelligence. Il n'en emporte qu'une seule statue. Annibal tend un pié- ge à Fabius. sa ruse est découverte. Jeunesse de Caton. scipion fait rentrer les peuples d'Espagne dans le parti des Romains. Asdrubal & scipionsongent à en venir aux mains. Indibilis & Man- donius quitent les Carthaginois pour se joindre à scipion. Belle réflexion de Po- lybe sur l'usage qu'il faut faire de la victoire. Combat entre scipion & As- drubal. Celui-ci est vaincu, & mis en fuite. scipion refuse le nom de Roi, qui lui est offert par les Espagnols. Massi va, jeune Prince Numide, renvoyé par scipion à ses parens sans rançon & avec des présens. Jonction des trois Généraux Carthaginois. Leurs résolutions. Les Consuls aiant terminé à Rome(Fabius se prépare à assiéger Ta- rente. Liv. XXVII. 12.) toutes les affaires qui les y retenoient, par tirent pour la guerre. Fulvius se rendit le prémier à Capoue. Fabius le suivit peu de jours après, aiant conjuré son collégue en parlant à lui-même, & Marcellus par les Lettres qu'il lui écrivit, de faire une vigou-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) reuse guerre à Annibal pour occuper tou tes ses forces, pendant que lui-même atta queroit Tarente avec la même chaleur. Il leur représenta l'importance de ce siége, en leur faisant sentir qu'on n'auroit pas plutôt enlevé cette Place au Général Carthaginois, que n'aiant plus d'amis ou d'alliés dont il pût espérer aucun secours, il seroit infailli blement obligé d'abandonner l'Italie. Il envoya en même tems un courier au Gouverneur qui commandoit la garnison de Rhége, lui ordonnant prémiérement d'aller avec ses troupes ravager les terres des Bru tiens, & ensuite d'attaquer la ville de (a) Caulonia. Ce Commandant exécuta ses or dres avec zèle & empressement. (Marcellus se présente devant An- nibal près de Canou- se. Liv. ibid. Plut. in Marc. 313.) Marcellus, pour remplir les intentions du Consul, & parce que d'ailleurs il étoit per suadé qu'aucun Général Romain n'étoit plus capable que lui de tenir tête à Anni bal, se mit en campagne dès que la terre put fournir des fourages, & alla se présenter devant lui près de Canouse. Annibal tâ choit alors d'engager les habitans de cette ville à la révolte. Mais, dès qu'il sut que Marcellus approchoit, il décampa. Le pays étoit tout découvert, & peu propre à des embuches. C'est ce qui l'obligea à cher cher ailleurs des lieux remplis de bois, de défilés, & de côteaux. Marcellus le suivoit de près, campoit toujours à sa vue, & n'a voit pas plutôt achevé ses travaux, qu'il lui présentoit la bataille. 10
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Annibal, content d'escarmoucher avec(An. R. 543. Av. J. C. 209. Prémier combat avec égal avantage.) quelques petits détachemens de Cavalerie & de Frondeurs, ne croyoit pas qu'il fût de son intérêt de hazarder une bataille gé nérale. Il fut cependant forcé d'en venir- là, quelque précaution qu'il prît pour l'é viter. Car aiant décampé pendant la nuit, Marcellus qui ne le perdoit point de vue, le joignit dans un terrain plat & étendu, & en attaquant de toutes parts ses travailleurs l'empêcha de se retrancher. Ainsi ils en vinrent aux mains, & combattirent avec toutes leurs forces, jusqu'à ce que la nuit étant sur le point d'arriver les sépara, sans que la victoire se fût encore déclarée. Ils se retranchérent fort à la hâte à cause du peu de jour qui leur restoit, & passérent la nuit assez près les uns des autres. Le lendemain, dès la pointe du jour,(second combat, où Annibal est supé- rieur.) Marcellus rangea son Armée en bataille. Annibal accepta le défi, & avant que de commencer la charge, il exhorta ses sol dats à bien faire: „Qu'ils se souvinssent de Trasiméne & de Cannes, & rabattis sent la fierté d'un ennemi incommode, qui ne leur donnoit pas un moment de repos, qui les harcelloit sans relâche dans leurs marches & dans leurs campemens, & ne leur laissoit pas le tems de respirer. Qu'il leur faloit voir tous les jours en même tems & le lever du soleil, & l'Ar mée des Romains en bataille. Que pour l'obliger à faire la guerre avec moins de vivacité, il faloit lui faire éprouver de
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) nouveau la valeur des Carthaginois“. A nimés par ces remontrances, & irrités d'ail leurs par l'acharnement d'un ennemi qui les tourmentoit sans cesse, ils commencérent le combat avec une animosité extraordinai re. Après que l'action eut duré plus de deux heures, l'aile droite des Alliés commença à plier du côté des Romains. Marcellus, qui s'en apperçut, fit aussitôt avancer la douziéme Légion à l'avant-garde. Mais, pendant que les uns lâchent pié sans se re connoître, & que les autres prennent leur place avec beaucoup de lenteur, tout le corps de bataille fut ébranlé & mis en de sordre, & la crainte l'emportant sur la hon te, tous prirent ouvertement la fuite. Il fut tué dans le combat environ deux mille sept cens tant Citoyens qu'Alliés, & parmi eux quatre Centurions Romains & deux Tribuns Légionaires. On perdit quatre dra peaux de l'aile droite des Alliés qui avoit fui la prémiére, & deux de la Légion qui avoit été envoyée pour prendre sa place. (Vive re- primande de Marcel- lus à son Armée. Liv. XXVII. 13. Plut. in Marc. 313.) Quand les soldats furent rentrés dans le camp, Marcellus les reprimanda d'un ton si vif & si sévére, qu'ils furent encore plus sensibles aux reproches de leur Général ir rité, qu'à la douleur d'avoir combattu tout ce jour avec desavantage. Je rens graces aux Dieux immortels, dit-il, autant qu'on le peut faire après un si mauvais succès, de ce que l'ennemi vainqueur n'est pas venu attaquer notre camp dans le tems que vous vous y retiriez avec tant de précipitation:
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car assurément la même terreur qui vous(An. R. 543. Av. J. C. 209.) a fait quiter le champ de bataille, vous auroit fait abandonner votre camp. D'où peut donc venir cette fraieur & cette cons ternation? Qui peut vous avoir fait ou blier en si peu de tems qui vous êtes, & quels sont vos ennemis? Ne sont-ce pas les mêmes que vous avez vaincus & pour suivis tant de fois pendant toute la campa gne précédente? que vous avez harcelés jour & nuit tout récemment? & que vous avez fatigués par des escarmouches conti nuelles? Mais j'ai tort d'exiger de vous, que vous souteniez la gloire de vos précé dens avantages. Je ne vous remettrai ici devant les yeux que l'égalité du succès en tre vous & vos ennemis dans le combat d'hier. C'étoit une grande honte pour vous que cette égalité. Qui eût cru que vous fussiez capables de tomber encore plus bas, & de vous couvrir d'une ignominie encore plus grande? Quel changement peut-il être arrivé dans l'espace d'une nuit & d'un jour? Vos troupes ont-elles diminué? Cel les des ennemis ont-elles augmenté? Pour moi, il ne me paroit pas que je parle à mes soldats, ou à des Romains. Je vois bien les mêmes hommes, & les mêmes ar mes; mais ce ne sont plus les mêmes cou rages. si vous n'aviez pas dégénéré de vous-mêmes, les Carthaginois vous auroient- ils vu fuir? Auroient-ils enlevé les dra peaux d'une seule Compagnie, ou d'une seule Cohorte? Ils pouvoient bien, jusqu'à pré-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) sent, se vanter d'avoir taillé en piéces les Légions Romaines: vous leur avez aujour d'hui procuré la gloire d'avoir vu des Ro mains tourner le dos devant eux. A ces paroles, ce ne fut qu'un cri de toute l'Armée. Ils priérent Marcellus d'ou blier ce qui s'étoit passé ce jour-là, & de mettre dans la suite leur courage à telle é preuve qu'il voudroit. Oui, dit-il, dès demain je vous mettrai à l'épreuve, en vous menant au combat, afin que vous obteniez la grace que vous demandez, victorieux plutôt que vaincus. En attendant, il com manda que l'on donnât du pain d'orge aux Cohortes qui avoient perdu leurs drapeaux, & que les Centurions des Compagnies à qui ce deshonneur étoit arrivé, demeuras sent pendant un tems marqué dans la gran de place du camp, sans baudrier, leur é pée nue à la main: ce qui étoit un genre de peine militaire usitée parmi les Romains. Qu'au surplus ils fussent tous sous les ar mes dès le lendemain matin, tant la Cava lerie que l'Infanterie. Alors il les congé dia bien mortifiés, mais avouant qu'ils a voient bien mérité la reprimande qu'on ve noit de leur faire: que ce jour-là il n'y a voit eu dans toute l'Armée d'Homme & de Romain que leur Général; & que pour lui faire oublier leur faute, il faloit ou vain ere ou mourir. (Troisiéme combat où Annibal est vaincu, &) Le lendemain ils se trouvérent tous sous les armes, suivant l'ordre de Marcellus. Ce Général loua la contenance & la disposition
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où il les voyoit, & déclara qu'il placeroit(An. R. 543. Av. J. C. 209. mis en fui- te. Liv. XXVII. 14. Plut in Marc. 313.) aux prémiers rangs ceux qui avoient com mencé à fuir, & les Cohortes qui avoient perdu leurs drapeaux: tous l'avoient deman dé avec instance comme une grace. Il les avertit au reste qu'il faloit combattre & vaincre, & faire ensorte que la nouvelle de leur victoire arrivât à Rome aussitôt que celle de leur défaite & de leur fuite. Il leur ordonna ensuite de prendre de la nourritu re, afin d'avoir assez de vigueur pour sou tenir le combat s'il duroit longtems. Après avoir dit & fait tout ce qui étoit capable d'animer le courage des soldats, il les mena au combat. Quand Annibal vit qu'ils venoient le ehercher: Ce(a) Marcellus, dit-il, est un étrange homme! Il ne peut supporter ni la bonne ni la mauvaise fortune. Vainqueur, il nous pousse l'épée dans les reins: vaincu, il revient au combat avec plus de fierté qu'auparavant. Après avoir dit ces paro les, il fit sonner la charge, & vint à la ren contre des Romains. Le combat fut bien plus opiniâtre que la veille, les Carthagi nois faisant tous leurs efforts pour conser ver l'avantage du jour précédent, & les Romains pour effacer la honte de leur dé faite. Marcellus avoit placé sur les deux ailes 11
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(An. R. 543. Av. J. C. 309.) de la prémiére ligne les troupes qui avoient mal fait leur devoir le jour précédent: el les étoient commandées par L. Cornelius Lentulus & C. Claudius Néron. Pour lui, il s'étoit réservé le corps de bataille, afin d'être témoin de tout ce qui se passeroit, & en état d'animer ses troupes. Annibal avoit mis à la prémiére ligne les Espagnols, qui étoient l'élite de son Armée, & en fai soient la principale force. Mais voyant que le combat demeuroit trop longtems dou teux, il fit conduire les éléphans vers le front de la bataille, espérant qu'ils pour roient causer quelque desordre parmi les ennemis. En effet, ils mirent de la con fusion parmi les enseignes, & dans les pré miers rangs; & aiant écrasé ou mis en fuite tous ceux qui se trouvérent d'abord à leur rencontre, la déroute auroit été plus gran de, si C. Decimus Flavius, Tribun Légio naire, aiant saisi l'étendart de la prémiére Compagnie des Hastaires, n'eût ordonné aux soldats de cette Compagnie de le sui vre. Il les mena dans l'endroit où ces bê tes énormes ramassées en un pelotton cau soient le plus de ravage, & leur commanda de lancer contre elles leurs javelots. Il n'y en eut pas un qui ne portât, étant jetté de si près contre de grosses masses d'animaux pressés les uns contre les autres. Ils ne fu rent cependant pas tous blessés: mais ceux qui sentirent la pointe de ces traits enfon cés dans leurs corps prenant la fuite, & dans cet état n'étant pas moins redoutables
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à leurs gens qu'aux ennemis, entraînérent(An. R. 543. Av. J. C. 209.) aussi ceux qui étoient sans blessures. Alors tous les soldats Romains qui se trouvérent à portée, coururent, à l'exemple des pré miers, après cette troupe fugitive, & ac cablérent de traits tous les éléphans qu'ils purent joindre. Ces animaux se jettérent donc sur les Carthaginois avec beaucoup de furie, & firent parmi eux plus de ravage qu'ils n'en avoient fait parmi les Romains: d'autant que la peur a bien plus de pouvoir sur eux, & les emporte avec bien plus de violence, que ne fait la voix ou la main de ceux qui les gouvernent. L'Infanterie Romaine s'avança aussitôt contre les Carthaginois, dont les éléphans avoient rompu les rangs, & n'eut pas de peine à mettre en fuite des gens qui avoient perdu de vue leurs drapeaux, & qui ne pou voient plus se rallier. Alors Marcellus dé tacha après eux sa Cavalerie, qui les pour suivit jusqu'aux portes de leur camp, où ils entrérent avec peine pleins de fraieur & de consternation. Pour surcroit de malheur, deux éléphans étoient tombés morts au mi lieu de la porte même; & comme ils en fermoient l'entrée, les soldats étoient obli gés de se jetter dans le fossé, & de sauter par dessus la palissade pour se sauver. Aussi ce fut-là qu'il s'en fit un plus grand carna ge. Il y eut environ huit mille soldats & cinq éléphans de tués. Cette victoire cou ta cher aux Romains. Les deux Légions perdirent environ dix-sept cens hommes,
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) & les Alliés plus de treize cens, sans par ler d'un grand nombre de blessés, tant des Citoyens que des Alliés. Mais la terreur du nom d'Annibal étoit encore alors si grande parmi les Romains, que l'on pou voit regarder comme un exploit éclatant d'avoir réduit ses troupes à prendre la fui te, quoique cet avantage fût acheté par une perte considérable. Annibal décampa dès la nuit suivante. Marcellus auroit bien voulu le poursuivre, mais la multitude de ses blessés l'en empê cha. Ceux qu'on avoit envoyés pour ob server la marche des ennemis, rapportérent le lendemain qu'Annibal se retiroit dans le Brutium. (Plusieurs villes de la Calabre se rendent aux Ro- mains. Liv. XXVII. 15.) Dans le même tems les Hirpiniens, les Lucaniens, & les Volscentes, se rendirent au Consul Q Fulvius, & lui livrérent les garnisons Carthaginoises qu'ils avoient dans leurs villes. Ce Général les reçut avec beau coup de douceur, louant leur disposition présente, & leur reprochant légérement leur faute passée. Les Brutiens firent aussi quel ques démarches vers les Romains, mais sans beaucoup d'effet; apparemment parce que la présence d'Annibal les tenoit en res pect. Fabius, de son côté, prit de force la ville de (a) Manduria, dans le pays des salentins: il y fit quatre mille prisonniers, & un butin fort considérable. 12
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De-là Fabius se rendit à Tarente, & cam(An. R. 543. Av. J. C. 209. Fabius as- siége & prend Ta- rente par intelligen- ce. Liv. XXVII. 15. 16. Plut. in Fab. 187. App. in Bell. An- nib. 342.) pa à l'embouchure même du port. Caton, fort jeune encore, servoit sous lui dans cet te campagne. Fabius prépara tout pour le siége. La mer étoit libre pour les Romains, la Flotte des Carthaginois aiant été envoyée à Corcyre, (Corfou) pour seconder le des sein qu'avoit le Roi Philippe d'attaquer les Etoliens. Le hazard lui fournit une occa sion de terminer promtement & sans peine une entreprise si importante. Annibal a voit mis dans cette ville un corps de Bru tiens pour aider à la défendre. Celui qui le commandoit aimoit éperdument une femme, dont le frére servoit dans l'Armée de Fabius. sur une Lettre que cette fem me écrivit à son frére, celui-ci se jetta, de concert avec son Général, dans Tarente comme déserteur. Aidé des caresses arti ficieuses de sa sœur, il gagna bientôt la con fiance de cet Officier, & il l'engagea enfin à livrer aux Romains le quartier de la ville dont la garde lui avoit été confiée. Lors qu'ils eurent concerté les moyens d'exécu ter ce dessein, le soldat sortit secrettement de la ville pendant la nuit, alla trouver Fa bius, & l'instruisit des mesures qu'il avoit prises avec le Brutien. Le Général Ro main ne perdit point de tems. Après avoir donné, au commencement de la nuit, le signal dont on étoit convenu à ceux qui dé fendoient la citadelle, & à ceux qui a voient la garde du port, & qu'il se fut pla cé lui-même vis-à-vis d'un certain endroit
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) de la ville que le soldat lui avoit indiqué, les trompettes commencérent à se faire en tendre tout à la fois de la citadelle, du port, & des vaisseaux qui venoient de la haute mer vers la ville; & l'on affecta de pousser de grands cris, & de faire un extrême fra cas dans tous ces endroits dont la ville n'a voit rien à craindre. Fabius cependant te noit ses troupes bien cachées dans le poste qu'il avoit occupé, & leur faisoit observer un grand silence. L'Officier-Général qui gardoit le canton de la ville vis-à-vis du quel Fabius s'étoit mis en embuscade, vo yant que tout étoit tranquille de ce côté-là, au-lieu qu'il entendoit par-tout ailleurs un grand fracas, appréhenda que tandis qu'il demeureroit les bras croisés dans son poste, Fabius ne donnât quelque assaut d'un autre côté. Ainsi il marcha avec ce qu'il avoit de monde vers la citadelle, où il entendoit qu'il y avoit le plus de mouvement & de tumulte. Fabius s'en apperçut bientôt. Il fit porter aussitôt des échelles à la partie du mur où étoit postée la Cohorte des Bru tiens, comme il l'avoit appris du soldat qui ménageoit cette intelligence. Ce fut par-là que l'on commença à gagner la mu raille, & à passer ensuite dans la ville avec le secours des Brutiens, qui recevoient les Romains à mesure qu'ils se présentoient. On enfonça ensuite la porte la plus pro chaine, qui donna lieu aux soldats de Fa bius d'entrer en plus grand nombre. Alors poussant de grands cris vers le lever du so-
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leil, ils s'avancérent jusques dans la place(An. R. 543. Av. J. C. 209.) publique sans trouver aucune résistance, & attirérent sur eux tous ceux qui combat toient du côté de la citadelle & du port. Le combat commença à l'entrée de la place avec assez de chaleur, mais ne fut pas soutenu de-même de la part des Taren tins, bien inférieurs aux Romains en cou rage, en armes, en expérience, & en for ce. Ainsi, dès que les Romains eurent lancé contre eux leurs javelines, avant presque que d'en venir aux mains, ils tour nérent le dos, & se sauvérent, par diffé rens détours, dans leurs maisons ou dans celles de leurs amis. Les Romains firent main-basse sur tous ceux qu'ils rencontré rent, sans distinction de soldats ou de Bourgeois, de Carthaginois ou de Taren tins. Ils n'épargnérent pas beaucoup les Brutiens, soit qu'ils les méconnussent, soit pour assouvir leur ancienne haine, soit en fin pour faire croire que Tarente avoit été prise par la force des armes, & non par tra hison. si c'étoit par l'ordre de Fabius mê me, comme le dit Plutarque, qu'ils en eussent usé de la sorte à l'égard des Brutiens à qui ils étoient redevables de la prise de la ville, ce seroit pour lui une puérile vanité, & une horrible perfidie: mais il me semble qu'un tel soupçon ne peut pas tomber sur un si grand homme. Après que les soldats eurent versé bien du sang, ils se dispersérent par la ville pour la piller. On dit que l'on y fit trente mille
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) prisonniers. On y trouva une grande quan tité d'argent, tant en monnoie qu'en vais selle: quatre-vingts sept mille livres d'or pe sant, ce qui fait [cent trente-cinq mille neuf cens trente-sept marcs quatre onces] quarante trois millions cinq cens mille li vres, sans compter l'argent. Cette somme paroit exorbitante. Plutarque ne parle que de trois mille talens, qui font neuf millions en supposant que ce sont des talens d'argent. La différence est énorme. (Fabius n'emporte de Tarente qu'une seu{??} le statue.) On trouva aussi dans Tarente des statues & des tableaux presque en aussi grand nom bre qu'on en avoit trouvé dans syracuse. Les statues représentoient les Dieux de Ta rente de hauteur naturelle, chacun avec les armes qui leur étoient propres, & dans la posture de combattans. Le Questeur de mandant à Fabius ce qu'il vouloit qu'on fît des Dieux des Tarentins: Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs Dieux qui les ont si mal servis, & qui sont irrités contr'eux. Il emporta seulement une statue d'Hercule, qui étoit d'une grandeur extraordinaire, & que Plutarque appelle pour cette raison le Colosse d'Hercule. strabon nous apprend qu'elle étoit d'airain, & de la main de Ly sippe, le plus habile statuaire de l'Anti quité. Fabius la plaça dans le Capitole, & mit tout auprès sa propre statue. Pendant que ces choses se passoient à Ta rente, Annibal força de se rendre à lui ceux qui avoient assiégé Caulonia: & aiant ap pris que Tarente étoit aussi attaquée, il se
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mit en devoir de l'aller secourir, marchant(An. R. 543. Av. J. C. 209.) jour & nuit sans donner de repos à ses trou pes. Mais aiant su en chemin que la ville étoit prise: Les Romains, dit-il, ont aussi leur Annibal. Nous avions pris Tarente par ruse, ils l'ont reprise par la même voie. Il lui arriva pour la prémiére fois d'avouer dans cette occasion à ses amis en particu lier, „qu'il voyoit depuis longtems qu'il lui seroit très difficile de se rendre maî tre de l'Italie avec les forces qu'il avoit, mais qu'alors il le trouvoit absolument impossible.“ Annibal, pour ne paroître pas avoir fui,(Annibal tend un pié- ge à Fabius. sa ruse est découverte. Liv. XXVII. 16. Plut. in Fab. 185.) ne retourna point d'abord sur ses pas, mais campa dans le même endroit où il avoit ap pris cette mauvaise nouvelle, environ à cinq milles de la ville. Après y être resté un petit nombre de jours, il se retira à Mé tapont, dont il envoya deux habitans à Fa bius qui étoit encore à Tarente, avec des Lettres supposées des prémiers de la ville, qui promettoient à ce Consul de lui livrer Métapont avec la garnison Carthaginoise, à condition qu'on oublieroit & qu'on leur pardonneroit tout le passé. Fabius n'usa pas en cette occasion de sa prudence accou tumée. Il ajouta foi trop légérement aux discours qu'on lui tenoit, & marqua aux Députés le jour qu'il devoit s'approcher de Métapont, & les renvoya avec des Lettres pour les prémiers de cette ville, qui furent portées sur le champ à Annibal. Ce Gé néral, ravi de voir que sa ruse avoit réussi
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) jusqu'à tromper Fabius même, plaça une embuscade près de Métapont. Mais le Consul aiant trouvé les auspices contraires, aussi-bien que les entrailles de la victime qu'il avoit immolée, ne sortit point de Ta rente. Les Métapontains, qui ne le virent point arriver au jour marqué, renvoyérent vers lui les mêmes Députés pour le presser de venir. Il les fit arrêter, & la crainte de la question dont il les menaça leur fit tout avouer. (Jeunesse de Caton.) J'ai dit auparavant que Caton servoit sous le Consul Fabius Maximus, lorsque celui- ci forma le siége de Tarente. Comme ce Romain paroîtra dans la suite avec éclat dans la République, il n'est pas hors de propos de faire connoître comment il avoit passé sa jeunesse. (Plut. in Cat. pag. 336.) Caton étoit de (a) Tusculum. Avant que d'aller à la guerre, il passa ses prémié res années dans des terres que son pére lui avoit laissées près du pays des sabins. Un travail continuel, une vie sobre & réglée, lui avoient fait un tempérament fort & ro buste, & capable de soutenir les plus rudes fatigues. Près de sa maison de campagne étoit la petite métairie qui avoit appartenu à Manius Curius. Il alloit souvent s'y promener, & considérant la petitesse du champ, la pau vreté & la simplicité de la maison, il ne pouvoit se lasser d'admirer ce grand hom- 13
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me, qui étant devenu le plus illustre des(An. R. 543. Av. J. C. 209.) Romains, aiant vaincu les Nations les plus belliqueuses, & chassé Pyrrhus de l'Italie, cultivoit lui-même ce petit champ, & a près tant de triomphes habitoit encore une si chetive maison. Il trouvoit une vérita ble grandeur d'ame dans cette simplicité; & non content d'une stérile admiration, il la prit pour modèle, & se fit un devoir & un honneur de l'imiter. Il y avoit en ce tems-là un homme des plus nobles & des plus puissans de Rome, qui, par son grandsens & par son bon es prit, étoit très capable de démêler & de connoître une vertu naissante; & qui, par sa bonté, sa générosité, sa douceur, étoit très propre à la nourrir, & à l'aider à se pro duire au grand jour: c'étoit Valerius (a) Flaccus. Il avoit des terres contigues à la petite métairie de Caton. Là il entendoit souvent parler ses esclaves de la maniére de vivre de son jeune voisin, & du travail qu'il faisoit aux champs. On lui racontoit que dès le matin il alloit aux petites villes des environs, plaider les causes de ceux qui s'a dressoient à lui pour les défendre: que de là il revenoit dans son champ, où jettant une méchante tunique sur ses épaules, il travailloit avec ses domestiques; & après le travail, assis avec eux à table, il mangeoit 14
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) du même pain & buvoit du même vin. On lui rapportoit encore d'autres marques d'un caractére sage & modéré, & des discours pleins de sens & de raison. Il eut la curio sité de le voir & de l'entendre, & l'invita à souper. Depuis ce moment, aiant fait une liaison particuliére avec lui, il reconnut dans ce jeune homme un caractére si sage, & des talens si propres pour la ville, qu'il vit bien que c'étoit comme une plante ex cellente, qui méritoit d'être cultivée, & transplantée dans un meilleur terroir. Il lui conseilla donc & lui persuada d'aller à Rome, pour se mettre en état d'entrer dans le manîment des Affaires publiques. Il n'y fut pas longtems sans se faire des amis & des admirateurs, sur-tout par la for ce & l'éloquence de ses plaidoyers. Car regardant le talent de la Parole comme un instrument, non seulement utile, mais ab solument nécessaire à quiconque ne vouloit pas vivre dans l'obscurité, mais qui son geoit à se faire considérer dans la Républi que, il l'avoit cultivé avec un fort grand soin. (Plut. in Cat. 337.) D'abord, parmi les plus anciens séna teurs, il choisit Q. Fabius Maximus pour s'attacher à lui. Cicéron fait parler ainsi Ca ton à ce sujet: (a)Encore tout jeune j'ai mai ce respectable vieillard, comme s'il eût 15
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été de mon âge. Il avoit une gravité mêlée(An. R. 543. Av. J. C. 209.) de bonté & de politesse, & son grand âge n'avoit rien diminué de la douceur de son caractére tout aimable. De (a) jeunes gens qui recherchent ainsi, dans quelque emploi que ce soit, la connoissance & l'amitié de ceux qui s'y distinguent par leur mérite & leur probité, donnent de grandes espéran ces pour l'avenir. Car il y a tout lieu de présumer que se plaisant à leur conversa tion, étant témoins de leur conduite, & les regardant comme leurs modèles, ils se piqueront un jour de les imiter. Caton étoit d'une famille très ancienne, mais Plébéïenne, & qui n'avoit jamais été illustrée dans aucun de ses ancêtres par les Charges Curules, ce qui faisoit la Noblesse à Rome. Ceux qui sortis de ces familles commençoient à s'élever, étoient appellés des hommes nouveaux. (homines novi.). (b) Caton, qui n'avoit point l'avantage de la 16 17
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) naissance, songea à se rendre recommanda ble par un autre endroit, c'est-à-dire par le mérite & la vertu, & à devenir la source & le principe de la noblesse de sa famille. C'étoit dès lors une coutume à Rome, que les Jeunes-gens de bonne volonté qui aspi roient aux Charges, se rendissent accusa teurs de quelque illustre Citoyen qui auroit prévariqué contre son devoir d'une maniére criante, pour signaler leur entrée dans le monde par une démarche si éclatante, & pour se rendre le Peuple favorable. Un jeu ne homme qui tenoit cette conduite, mé ritoit en effet d'être loué de tous lesgens de bien; parce qu'en même tems qu'il travail loit à écarter de la République un méchant citoyen, il prenoit un engagement solen nel d'être vertueux, & ajoutoit au devoir commun & général une obligation particu liére & personnelle de mener une vie sage & irreprochable. Car quand un homme a tant fait que de se donner pour censeur & accusateur des fautes d'autrui, lui pardon neroit-on s'il faisoit le plus léger écart du sentier étroit de la Justice & de la Vertu? Telle fut la route que prit Caton pour par venir aux Dignités, & il ne craignit point, dans cette vue, de s'attirer l'inimitié des
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Citoyens les plus puissans de Rome. son(An. R. 543. Av. J. C. 209.) zèle pouvoit n'être pas toujours éclairé, mais il étoit fort louable en lui-même. Caton fit sa prémiére campagne sous Fa(De senect. 10.) bius, Consul alors pour la quatriéme fois. Cinq ans après, sous son cinquiéme Con sulat, il le suivit à l'expédition de Tarente: il pouvoit avoir dans ce tems environ vingt- quatre ans: & l'année suivante, il servit en sicile en qualité de Tribun Légionaire. A(Plut. in Cat. 336.) l'Armée il ne buvoit jamais que de l'eau, excepté quelquefois que brulé d'une soif ardente il demandoit un peu de vinaigre, ou que se sentant affoibli par le travail ou la lassitude il prenoit quelque peu de vin. Telle fut la jeunesse d'un homme qui jouera bientôt un grand rôle dans la Ré publique. P. scipion avoit employé tour l'hiver(scipion fait ren- trer les peu- ples d'Es- pagne dans le parti des Romains. Liv. XXVII. 17. Polyb. X. 604.) précédent à faire rentrer les peuples d'Es pagne dans le parti des Romains, en les gagnant, tantôt par des présens, tantôt par la restitution gratuite de leurs ôtages & de leurs prisonniers. Dès le commencement du printems, un des plus illustres d'entre les Espagnols, nommé Edescon, vint le trouver. sa femme & ses enfans étoient au pouvoir des Romains. Mais, outre cette raison, il étoit comme entraîné par une disposition générale de tous les esprits à préférer le parti des Romains à celui des Carthaginois. La même cause engagea Mandonius & Indibilis, qui étoient sans contredit les Princes les plus considérables
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) de l'Espagne, à se retirer avec tous leurs vassaux sur des collines qui commandoient le camp des Carthaginois, & d'où, en con tinuant de tenir les hauteurs, ils pouvoient gagner l'Armée Romaine, sans rien appré hender de la part d'Asdrubal qu'ils aban donnoient. (Asdrubal & scipion songent à en venir aux mains. Polyb. X. 607. Liv. XXVII. 17.) Ce Général voyant que les affaires des Romains prenoient extrêmement le dessus pendant que celles des Carthaginois dépé rissoient de jour en jour, & que le cours qu'avoient pris les choses ne pouvoit être arrêté que par quelque coup d'éclat, par quelque avantage marqué, il résolut d'en venir incessamment aux mains avec les en nemis. scipion souhaitoit la bataille avec autant d'ardeur qu'Asdrubal; non seule ment parce que ses bons succès lui élevoient le courage; mais encore parce qu'il aimoit mieux n'avoir à combattre qu'un ennemi, que de les avoir tous à la fois sur les bras: ce qui ne manqueroit pas d'arriver, s'il leur donnoit le tems de se joindre. Après tout, supposé qu'il lui falût en venir aux mains avec plus d'un ennemi, il avoit, par une sage prévoyance, trouvé le moyen d'aug menter son Armée, ensorte qu'elle étoit en état de ne rien craindre. Car, comme il vit que le service de la Flotte n'étoit plus nécessaire depuis que celles des Carthagi nois avoient abandonné toutes les côtes d'Espagne, il mit ses vaisseaux à couvert dans le port de Tarragone, & joignit aux troupes de terre celles qui étoient destinées
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à servir sur mer. Il étoit en état de leur(An. R. 543. Av. J. C. 209.) fournir à tous des armes, parce qu'il en avoit trouvé un grand nombre parmi les dépouilles de Carthagéne, & qu'il en a voit encore fait fabriquer une prodigieuse quantité par les ouvriers qu'il avoit enfer més dans les arcenaux & les magasins de cette ville. Ce fut avec ces forces que scipion, dès le commencement du printems, sortit de Tarragone, & alla chercher les ennemis a vec Lelius qui étoit revenu de Rome, & sans lequel il ne vouloit tenter aucune en treprise importante. Il ne trouva dans son(Indibilis & Mando- nius qui- tent les Carthagi- nois pour se joindre à scipion. Ibid.) chemin que des amis & des alliés, qui ve noient de toutes parts à sa rencontre chacun à l'entrée de leur pays, & qui l'accompa gnoient ensuite & grossissoient son Armée. Ce fut dans cette marche que Mando nius & Indibilis vinrent le joindre avec leurs troupes. Indibilis porta la parole, & son discours ne se ressentit en rien de la grossié reté d'un Barbare. Il parla avec beaucoup de dignité & de retenue, prenant à tâche d'excuser son changement de parti comme fondé sur la nécessité, plutôt que de s'en faire honneur comme d'une résolution pri se de gayeté de cœur, & exécutée à la prémiére occasion qui s'en étoit présentée. Il dit „qu'il savoit bien que le nom de dé serteur étoit aussi suspect aux nouveaux Alliés, qu'il paroissoit détestable aux an ciens. Qu'il ne blâmoit point ce senti ment commun à tous les hommes, pour-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) vu qu'on ne considérât pas le nom seul de transfuge, mais les raisons que cha cun pouvoit avoir de le devenir. Il étala ensuite les services importans que son frére & lui avoient rendus aux Géné raux Carthaginois, auxquels il opposa l'avarice (a) insatiable & l'arrogance insupportable dont toute la Nation Carthaginoise les avoit paiés, & enfin les mauvais traitemens de toute espéce qu'elle leur avoit fait souffrir à eux & à leurs sujets. Qu'ainsi il y avoit déja longtems que lui & son frére n'étoient plus unis que de corps & extérieurement avec les Carthaginois, mais que leur cœur & leur affection étoit du côté de ceux par qui ils savoient que la Justice & les Loix étoient religieusement obser vées. Qu'on adressoit ses priéres aux Dieux pour obtenir leur protection con tre l'injustice & la violence des hommes. Que pour eux, tout ce qu'ils deman doient à scipion, c'étoit de ne leur faire ni un mérite ni un crime de leur change ment, mais de juger d'eux par la con duite qu'il leur verroit garder à l'a venir.“ scipion leur répondit „Que c'étoit-là sa disposition; & qu'il ne taxeroit point d'infidélité & de désertion, des Princes qui n'avoient pas cru être obligés à ob server l'alliance avec un peuple qui mé- 18
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prisoit également les Loix divines & les(An. R. 543. Av. J. C. 209.) Loix humaines.“ Alors on leur rendit leurs femmes & leurs enfans, qu'ils reçu rent en pleurant de joie; & ce jour-là mê me scipion les logea & les régala comme ses amis & ses hôtes. Le lendemain il fit un Traité avec eux, & les renvoya dans leur pays pour en tirer les secours qu'ils s'engageoient de lui fournir. Polybe, à l'occasion de ce qui vient d'ê(Belle ré- flexion de Polybe sur l'usage qu'il faut faire de la vic- toire. Polyb. X. 606.) tre rapporté, fait une réflexion bien sen sée, & d'une grande importance en matié re de Politique & de Gouvernement. Il est beau, dit-il, de conduire une guerre de fa çon qu'on remporte l'avantage sur ses enne mis: mais il faut encore plus d'habileté & de prudence pour bien user de la victoire. Les Carthaginois ne savoient que vaincre. Après avoir défait les Armées Romaines, & tué les deux Généraux Publius & Cneus scipion, se flatant qu'on ne pouvoit plus leur disputer l'Espagne, ils n'eurent plus aucun ménagement pour les Peuples de cette contrée. La maniére dont Indibilis fut traité, &(Excerpt. è Polyb. apud Valcs. pag. 29.) que Polybe rapporte dans un autre endroit, en est une preuve bien claire. C'étoit un des Princes les plus puissans d'Espagne, & des plus affectionnés au service des Cartha ginois. sa fidélité fut mise à une rude é preuve, puisqu'elle lui couta la perte de son Royaume. Il y avoit été rétabli depuis, en récompense de son attachement & de son zèle pour les intérêts de Carthage. As-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) drubal fils de Gisgon, devenu fier & inso lent depuis l'avantage qu'il avoit remporté sur les Romains, & abusant de son crédit pour satisfaire son avarice, exigea d'Indi bilis une somme considérable. Et comme ce Prince ne se pressoit point d'exécuter un ordre si injuste, Asdrubal, sous un faux prétexte & une calomnieuse accusation, l'obligea à lui donner sa fille en ôtage. (Polyb. X. 606.) Quelle fut la suite des mauvais traite mens que les Carthaginois firent aux peu ples d'Espagne? Au-lieu d'amis & d'alliés, ils en firent des ennemis. Et ils ne pou voient pas éviter ce malheur, pensant, comme ils faisoient, que pour contenir les Alliés dans le devoir, il faloit les traiter a vec hauteur & dureté; & ne sachant pas que la meilleure maniére de conserver les Empires, est de suivre constamment les maximes qui ont servi à les conquérir. Or il est évident que le vrai moyen de s'acqué rir l'obéissance & la soumission d'un peu ple, c'est de lui faire du bien actuellement, & de lui en faire espérer encore davan tage dans la suite. Mais si, après l'avoir conquis, on le maltraite & on le gouverne despotiquement, on ne doit pas être sur pris que ce changement de maximes dans ceux qui gouvernent, entraîne après lui le changement de conduite dans ceux qu'ils avoient soumis. La (a)crainte & la ter- 19
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reur sont de foibles liens pour contenir les(An. R. 543. Av. J. C. 209.) peuples dans l'obéissance: elles ne retien nent que la main, & n'ont point de pou voir sur le cœur. La preuve en est, que dès qu'elles disparoissent, la haine & la ré volte éclatent. Les Romains n'en usoient pas de la sor te. Dès (a) les commencemens de la Ré publique, où ils étoient encore très foi bles, leur grande maxime fut de traiter les vaincus avec bonté & douceur, & de leur faire sentir leur autorité par des bien faits, non par la violence. Ils cherchoient à s'attacher des amis, plutôt qu'à faire des esclaves; & ils ne croyoient pas qu'une do mination pût être ferme & stable, si les su jets n'obéissoient que malgré eux, & non du cœur. Et c'est ce qui les a rendu si puissans. La désertion d'Indibilis acheva de déter(Combat entre sci- pion & As- drubal. Ce- lui-ci est vaincu & mis en fuite. Polyb. X. 608-610. Liv. XXVII. 18. 19.) miner Asdrubal à donner le combat. Il comptoit que la victoire, s'il la rempor toit, le mettroit en état de faire rentrer les peuples d'Espagne dans leur devoir; & que s'il étoit vaincu, il se retireroit dans les Gaules avec les troupes qu'il auroit ramas sées, & passeroit en Italie pour secourir son frére Annibal. L'Armée d'Asdrubal étoit alors dans la 20
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) campagne de (a) Castulon, près de la ville de (b) Bétule, ou Bécule. Averti de l'ap proche des Romains, il alla se poster sur un côteau, au haut duquel il y avoit une plaine assez étendue. Il étoit couvert par ses derriéres d'une bonne riviére: le reste, c'est-à-dire le devant & les côtés, étoit dé fendu par une pente assez rude à monter. Un peu au dessous de cette plaine, par une descente assez douce, il y en avoit une se conde, qui alloit un peu en pente, mais qui se terminoit néanmoins à une espéce de rive, & qui étoit d'un accès aussi difficile que la prémiére. Le lendemain, Asdrubal voyant que les Romains se tenoient en ba taille devant leurs retranchemens, fit des cendre dans cette seconde plaine la Cavale rie des Numides, & les soldats armés à la légére, Baléares & Africains. scipion, parcourant à cheval les divers rangs de son Armée, animoit les troupes, en leur re présentant „que l'ennemi, desespérant de leur résister en rase campagne, & se défiant de son propre courage, croyoit trouver de la sureté dans la situation du lieu où il avoit établi son camp. Mais que les soldats Romains avoient bien es caladé les murailles de Carthagéne, en core plus hautes que le poste qu'occupoit 21 22
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Asdrubal.“ Il n'en dit pas davantage,(An. R. 543. Av. J. C. 209.) & se mit aussitôt en marche avec un déta chement des plus légers & des plus braves de son Armée, pour aller attaquer les Nu mides & les Frondeurs qu'Asdrubal avoit postés sur la seconde plaine. Outre la diffi culté du chemin, qui étoit rude & escarpé, il falut essuyer une grêle de toute sorte de traits qu'on fit pleuvoir sur eux. Mais quand ils furent arrivés dans un terrain uni, & qu'on en fut venu aux mains, les ennemis, dès le prémier choc, furent renversés. Les Romains en firent un grand carnage, & forcérent ceux qui restoient à aller rejoin dre le gros de l'Armée sur la plus haute é minence. scipion aiant ordonné ensuite aux victo rieux de suivre le chemin qui les menoit di rectement au milieu des ennemis, il parta gea ce qui lui restoit de troupes avec Le lius, & lui commanda, en prenant sur la droite, de chercher autour de la colline u ne route par où il pût monter avec plus de facilité. Pour lui, prenant à gauche, après un circuit assez court, il alla attaquer les ennemis en flanc. Le desordre se met d'a bord parmi les Carthaginois, tandis qu'ils veulent faire face aux ennemis qui s'avan cent par différens endroits en poussant de grands cris. Pendant qu'ils étoient dans cet embarras, Lelius arriva. Aussitôt ils recu lérent en arriére pour empêcher qu'on ne les prît à dos: & la prémiére ligne aiant
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) aussi plié pour suivre ce mouvement, ceux des Romains qui montoient par le milieu gagnérent le haut; ce qu'ils n'auroient ja mais pu faire, tant que les Carthaginois au roient gardé leurs rangs, & que les éléphans auroient couvert le front de leur bataille. La déroute fut générale, & le carnage fort grand. On leur tua dans cette action envi ron huit mille hommes. Asdrubal, avant la bataille, avoit pris la précaution de sauver le trésor. Alors, aiant fait partir les éléphans les prémiers, & ra massé autant de fuyards qu'il put, il se re tira vers le Tage, pour gagner ensuite les Pyrenées, & passer dans les Gaules. scipion ne crut pas devoir le poursuivre, comme je le dirai bientôt. Il abandonna le camp des ennemis au pillage, & en accor da tout le butin aux soldats, excepté les personnes libres, dont le nombre montoit à dix mille hommes de pié, & deux mille Cavaliers. Il fit vendre les Africains, & ren voya les Espagnols sans rançon. (scipion refuse le nom de Roi qui lui est offert par les Espa- gnols. Ibid.) Ils furent si sensibles à cette générosité, que s'étant rassemblés autour de lui, tant ceux qu'il avoit pris la veille, que ceux qui s'étoient rendus à lui auparavant, ils le sa luérent du nom de Roi avec une acclama tion & un consentement général. scipion leur répondit, après avoir fait faire silence par un héraut: „Qu'il ne connoissoit point de titre plus glorieux que celui d'Impe- rator, qu'il avoit reçu de ses soldats.
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Que (a) le nom de Roi, estimé & res(An. R. 543. Av. J. C. 209.) pecté par-tout ailleurs, étoit insupporta ble à Rome. Que s'ils croyoient en re marquer en lui les qualités, & s'ils les regardoient comme ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, ils pouvoient pen ser de lui ce qu'il leur plaîroit, mais qu'il les prioit de ne lui point donner ce nom.“ Ces peuples, tout barbares qu'ils étoient, sentirent quelle grandeur d'ame il y avoit à mépriser ainsi, comme du haut de sa vertu, un nom qui sait l'objet des vœux ou de l'admiration du reste des mortels. Il fit ensuite des présens à tous les seigneurs Es pagnols; & parmi une grande multitude de chevaux qui faisoient partie du butin, il pria Indibilis d'en prendre trois cens à son choix. Pendant que le Questeur étoit occupé(Massiva, jeune Prin- ce Numi- de, ren- voyé par scipion sans ran- çon, & a- vec des présens. Liv. ibid.) à vendre les prisonniers Africains selon l'or dre qu'il en avoit reçu, on lui présenta un jeune Enfant d'une beauté & d'une physio nomie qui le faisoit distinguer de tous les autres. Aiant appris qu'il étoit de race Royale, il l'envoya à scipion. Ce Géné ral lui demanda „qui & de quel pays il étoit, & comment, si jeune encore, il s'étoit trouvé dans la bataille. Il répon- 23
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) dit qu'il étoit Numide, & s'appelloit Massiva. Qu'aiant eu le malheur de per dre son pére, il avoit été élevé dans le palais de Gala Roi des Numides, qui étoit son aieul maternel. Qu'il étoit passé tout récemment en Espagne avec Masinissa son oncle, lorsque celui-ci y étoit venu avec sa Cavalerie pour y secourir les Car thaginois. Que jusques-là Masinissa ne lui avoit pas voulu permettre, à cause de sa jeunesse, de se trouver à aucun combat. Que le jour que la bataille s'étoit donnée entre les Carthaginois & les Romains, il avoit pris secrettement un cheval & des armes, & s'étoit jetté dans la mêlée à l'insu de son oncle: mais que son cheval s'étant abattu sous lui, il avoit été ren versé par terre, & pris par les Ro mains.“ scipion chargea quelqu'un de la garde de ce jeune Prince, & aiant terminé les af faires qui l'obligeoient à rester sur son tri bunal, il rentra dans sa tente; & l'aiant fait venir, il lui demanda s'il seroit bien aise de retourner auprès de Masinissa? L'Enfant lui répondit, en versant des larmes de joie, que c'étoit tout ce qu'il souhaitoit le plus au monde. Alors scipion lui donna un anneau d'or, une tunique appellée chez les Romains Laticlave, une casaque militaire à l'Espa gnole avec une agrafe d'or, & un cheval richement équipé: après quoi il le congé dia, en lui donnant une escorte de Cava-
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liers, qui avoient ordre de l'accompagner(An. R. 543. Av. J. C. 209. Liv. XXVII. 20.) aussi loin qu'il voudroit. scipion aiant assemblé le Conseil de guer re pour délibérer sur le parti qui restoit à prendre contre les ennemis, quelques-uns étoient d'avis qu'il poursuivît Asdrubal sans perdre de tems. Mais il ne jugea pas à propos de le faire, craignant que Magon & l'autre Asdrubal n'arrivassent as sez tôt pour joindre leurs troupes à celles de leur collégue. C'est pourquoi se conten tant d'envoyer quelques troupes pour gar der le passage des Pyrenées, il employa le reste de la campagne à recevoir les peuples d'Espagne qui revenoient dans l'alliance des Romains. La crainte de scipion étoit bien fondée.(Jonction des trois Généraux Carthagi- nois.) Car quelques jours après le combat de Bé tule, il étoit à peine sorti des défilés de Cas tulon en retournant à Tarragone, qu'il ap prit que Magon & Asdrubal fils de Gisgon étoient venus de la partie ultérieure de l'Es pagne joindre Asdrubal fils d'Amilcar, trop tard pour lui sauver une défaite qu'il avoit déja essuyée, mais assez tôt pour lui don ner de bons conseils & d'utiles secours pour l'avenir. L'événement marque combien scipion agit avec prudence, en hâtant com me il fit le combat. Quelques jours de dé lai pouvoient ruïner toutes ses mesures, & l'exposer à un grand danger. Fabius, dans la suite, lui reprochera(Liv. XXVIII. 42.) comme une faute d'avoir laissé échapper de ses mains Asdrubal en ne le poursui-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) vant point après le gain de la bataille, & de lui avoir donné lieu de passer en Italie, ce qui pouvoit causer la ruïne de Rome s'il avoit joint son frére Annibal. C'en se roit une grande en effet, s'il avoit été pos sible d'empêcher ce passage. Mais la ma niére foible dont Fabius, extrêmement a charné pour-lors contre scipion, lui fait ce reproche, laisse entrevoir ce me semble que lui-même ne le trouvoit pas trop bien fondé. Car il se contente de lui reprocher le fait, sans apporter aucune raison qui en fît voir l'imprudence. (Leurs ré- solutions.) Les trois Généraux réunis ensemble tin rent conseil sur les diverses opérations de la campagne prochaine. Dans l'examen que l'on fit de la disposition des différens peu ples de l'Espagne, le seul Asdrubal fils de Gisgon se flatoit que ceux qui habitoient aux extrémités de la province du côté de l'Océan & de Cadix, connoissant peu les Romains, étoient encore dans les intérêts des Carthaginois, & que l'on pouvoit compter sur leur fidélité. Mais l'autre As drubal & Magon rendoient un témoignage bien différent du reste de l'Espagne. Ils convenoient „que scipion, par ses bien faits, avoit gagné tous les esprits tant en général qu'en particulier; & que les troupes des Carthaginois seroient ex posées à des désertions continuelles, jus qu'à ce qu'on eût fait passer tous les sol dats Espagnols, ou aux extrémités de la province, ou même dans la Gaule. Que
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pour ces raisons, quand même le sénat(An. R. 542{??}. Av. J. C. 209.) de Carthage ne l'auroit pas ordonné, As drubal auroit du passer en Italie où étoit le fort de la guerre, & où la querelle des deux Empires devoit se décider. Que ce parti devenoit nécessaire, quand ce ne seroit que pour tirer les Espagnols d'un pays où le nom de scipion étoit en si grande vénération. Qu'il devoit donc remplacer par les soldats Espagnols tou tes les pertes que son Armée avoit fai tes, soit par le mauvais succès du com bat, soit par les désertions. Qu'il étoit aussi à propos que Magon laissât le com mandement de son Armée à Asdrubal fils de Gisgon, & passât avec une bonne somme d'argent dans les Iles Baléares, pour y faire des levées de soldats; & que ce même Asdrubal, avec ses trou pes, se retirât au fond de la Lusitanie (le Portugal,) & évitât d'en venir à un combat avec les Romains. Qu'on tirât de toute la Cavalerie ce qu'il y avoit de meilleur pour former un corps de trois mille chevaux, avec lequel Masinissa parcourût l'Espagne (a) citérieure, pour secourir les Alliés des Carthaginois, & ravager les campagnes des ennemis.“ Après avoir formé ces projets, ils se sépa- 24
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) rérent pour aller les exécuter. C'est-là tout ce qui se passa en Espagne cette an née.

§. III.

Marcellus accusé par ses ennemis, se jus tifie avec succès. Les nouveaux Con suls entrent en charge. Jeux Apolli naires rendus annuels. Les habitans d'Arrétium sont obligés de donner des ôtages. On traite l'affaire des Taren- tins dans le sénat. Affaire de Livius. Un détachement de Romains donne dans une embuscade d'Annibal. Nouvelle em- buscade d'Annibal: Marcellus y est tué. Contraste de Fabius & de Marcellus. Annibal est pris lui-même dans ses pié ges à salapie. Il fait lever le siége de Locres. Le Consul Crispinus [] [] écrit au sénat pour lui apprendre la mort de Marcellus, & en reçoit différens ordres. La Flotte Romaine bat celle des Car thaginois près de Clupée. Affaires des Grecs. Mort de Crispinus [] [] Consul. Claud. Néron & M. Livius désignés Consuls. Ils se réconcilient. Départe ment des deux Consuls. Dénombrement. Lieu des Assemblées couvert. Les Con suls font les levées avec une nouvelle ri- gueur. Asdrubal passe les Alpes. Il assiége Plaisance. Réponse dure de Li- vius à Fabius peu vraisemblable. Corps d'Armée de Néron. Il remporte une vic-
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toire sur Annibal, & bientôt après une(An. R. 543. Av. J. C. 209.) seconde. Lettres d'Asdrubal à Annibal interceptées. Dessein hardi que forme Néron. Il part pour aller joindre Li- vius son collégue. Allarme de Rome sur la nouvelle du départ de Néron. Il dé- clare son dessein à ses troupes. Néron arrive au camp de Livius, & joint ses troupes à celles de son collégue. Com- bat contre Asdrubal. Entiére défaite de son Armée: lui-même est tué. Néron retourne à son Armée. Tête d'Asdru- bal jettée dans le camp d'Annibal. Il se retire dans le fond du Brutium. Triomphe de Livius & de Néron. Ré- flexions sur l'entreprise de Néron, & sur la conduite de Livius. Il semble que dès que scipion paroit sur la scéne, la gloire de tous les autres Gé néraux Romains commence à s'éclipser. Celle de Fabius se soutenoit néanmoins en core, & la prise de Tarente, quoique plu tôt l'effet de la ruse que de la force, ne laissoit pas de lui faire honneur. Mais la réputation de Fulvius tomboit entiérement, & Marcellus étoit même en mauvais renom depuis qu'il avoit été battu par les Cartha ginois; outre qu'on étoit mécontent de ce qu'il avoit mis ses troupes à couvert dans Vénouse sans attendre la fin de la campa gne, pendant qu'Annibal marchoit la tête levée dans toute une grande partie de l'Ita lie. C. Publicius Bibulus, Tribun du Peu-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) ple, étoit son ennemi déclaré. En criant continuellement contre lui dans toutes les Assemblées depuis la journée où il avoit été maltraité par Annibal, il l'avoit déja décrié dans l'esprit de la populace; & l'on ne parloit pas moins que de le dépouiller de son autorité, lorsque ses amis obtinrent qu'il laissât un de ses Lieutenans à Vénouse pour y commander en sa place, pendant qu'il viendroit à Rome pour se justifier des accusations que l'on formoit contre lui pen dant son absence. Par hazard, Marcellus & Fulvius arrivé rent à Rome le même jour; le prémier, pour repousser l'affront qu'on lui préparoit; & l'autre, pour présider aux Assemblées qui alloient se tenir pour la nomination des Consuls. (Marcellus accusé par ses enne- mis, se jus- tisie avec beaucoup de succès. Liv. XXVII. 21. Plut. in Marc. 314.) L'affaire de Marcellus se traita dans le Cirque Flaminien avec un grand concours du Peuple, & de tous les Ordres de la Ré publique. Le Tribun du Peuple attaqua non seulement Marcellus, mais tout le Corps des Nobles. „Il leur reprochoit que c'étoit par leurs artifices & leurs dé lais affectés qu'Annibal demeuroit depuis dix ans dans l'Italie, & sembloit s'en être mis en possession par un séjour plus long qu'il n'en avoit jamais fait à Carthage. Que le Peuple Romain étoit bien récom pensé d'avoir continué le commande ment à Marcellus, dont l'Armée deux fois battue par l'ennemi se donnoit du bon tems & vivoit à l'aise pendant tout
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l'été à l'ombre des murs & des maisons(An. R. 543. Av. J. C. 209.) de Vénouse“. Marcellus répondit en peu de mots & avec beaucoup de noblesse, se contentant de rapporter modestement ses principales actions, dont le simple récit, sans réflexions & sans autres preuves, étoit pour lui une pleine apologie. Mais les pré miers & les plus considérables d'entre les Citoyens prirent hautement sa défense, & parlérent en sa faveur avec beaucoup de force & de liberté. Ils exhortérent le Peu ple à ne pas juger plus mal de Marcellus que leur ennemi même, en l'accusant de lâcheté, lui qui étoit le seul de leurs Géné raux qu'Annibal évitoit avec soin, & con tre lequel il persévéroit à fuir le combat a vec autant d'empressement, qu'il en avoit à le chercher contre tous les autres. Le Jugement ne fut pas douteux. Non seulement la proposition que faisoit le Tri bun d'ôter le commandement à Marcellus fut rejettée, mais dès le lendemain toutes les Centuries le créérent Consul d'un com mun consentement. On ne peut s'empê cher de sentir une indignation secrette con tre la licence effrenée du Tribun, qui o blige un aussi grand homme que Marcellus à comparoître devant le Peuple comme ac cusé, & à venir rendre compte de ses ac tions. Mais c'est cette licence, toute vi cieuse & blâmable qu'elle étoit, qui a con servé longtems dans Rome la liberté qu'on pouvoit appeller l'ame de la République, en contenant les Généraux & les Magis-
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(An. R. 543. Av. J. C. 209.) trats dans le devoir par une juste subordina tion, & par une entiére dépendance de l'autorité du Peuple & de l'empire des Loix. On donna à Marcellus pour collégue T. Quintius Crispinus [] [], qui étoit actuellement Préteur. Le lendemain on nomma à la Préture P. Licinius Crassus Dives qui é toit Grand Pontife, P. Licinius Varus, sex. Julius Cæsar, Q. Claudius Flamen. Dans le tems même qu'on tenoit l'As semblée, les Citoyens eurent quelque in quiétude au sujet de l'Etrurie, dont on craignoit le soulévement; & le Préteur qui étoit sur les lieux, avoit mandé que ceux d'Arrétium paroissoient être à la tête de l'entreprise. Marcellus y fut envoyé sur le champ; & sa présence y arrêta tout d'un coup les mouvemens qui commençoient à éclôre.
(An. R. 544. Av. J. C. 208.)

(Les nou- veaux Con- suls entrent en charge. Liv. XXVII. 22.) Ces deux Consuls entrérent en charge la onziéme année de la guerre d'Annibal. On leur donna à l'un & à l'autre pour départe ment l'Italie, avec les deux Armées qui a voient servi sous les Consuls de l'année pré cédente. On assigna aussi à chacun des autres Magistrats & Généraux son emploi & sa province. Toutes les forces de la Ré publique consistérent cette année en vingt- une Légions, c'est-à-dire cent cinq mille
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hommes de pié, & six mille trois cens che(An. R. 544. Av. J. C. 208. Jeux Apol- linaires rendus an- nuels. Liv. XXVII. 23. Ceux d'Ar- rétium sont forcés de donner des ôtages. Liv. XXVII. 24.) vaux. La peste, dont la ville fut alors affligee, donna lieu au Peuple de vouer & d'établir pour toujours les Jeux Apollinaires, & d'en fixer le jour, qui fut le cinq Juillet. L'inquiétude augmentant tous les jours au sujet de ceux d'Arrétium, le sénat écri vit au Propréteur Tubulus qu'il eût à leur demander sur le champ des ôtages, & ils y envoyérent C. Terentius Varron, avec pouvoir de les prendre & de les amener à Rome. Dès que celui-ci y fut arrivé avec des troupes, il mit des corps de garde dans tous les quartiers convenables, & aiant fait venir les sénateurs dans la place publique, il les somma de donner des ôtages. Et sur ce qu'ils demandérent deux jours pour en délibérer, il leur déclara que s'ils n'obéis soient sur le champ, il enléveroit dès le lendemain tous les enfans des sénateurs. Aussitôt il commanda aux Officiers de faire si bonne garde aux portes, que personne ne pût sortir de la ville. La négligence dont on usa dans l'exécution de cet ordre, donna lieu à sept des principaux sénateurs d'en sortir avant la nuit avec leurs enfans. Leurs biens furent confisqués & vendus le lendemain. On tira des autres sénateurs six-vingts ôtages, qui furent conduits à Ro me, & l'on prit de justes mesures pour s'as surer de la ville. L'affaire des Tarentins fut ensuite agitée(On traite l'affaire des Tarentins) dans le sénat avec beaucoup de chaleur en
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(An. R. 544. Av. J. C. 208. dans le sé- nat. Liv. XXVII. 25. Plut. in Fab. 187.) présence de Fabius. Ce Général, qui a voit employé la force des armes pour les réduire, employa alors son crédit pour les défendre. Tous les autres étoient déclarés contre eux, & soutenoient qu'étant aussi coupables que les Campaniens, ils devoient être punis avec autant de sévérité. Après bien des contestations, le sénat, confor mément à l'avis de Manius Acilius, or donna qu'on tiendroit une forte garnison dans la ville, que tous les habitans seroient contenus dans l'enceinte de leurs murailles, & que dans la suite, quand l'Italie seroit devenue plus tranquille, on examineroit leur affaire tout de nouveau. (Affaire de Livius.) On ne fut pas moins partagé sur la ma niére dont on devoit traiter M. Livius Gou verneur de la citadelle de Tarente. Les uns vouloient qu'il sût noté par un Arrêt du sénat, pour avoir livré par sa négligen ce la ville aux ennemis. Les autres lui dé cernoient des récompenses, pour avoir dé fendu la citadelle pendant cinq ans, & ils prétendoient que c'étoit à lui qu'on avoit obligation de ce qu'on avoit repris Taren te. Il est vrai, dit Fabius en souriant: car si Livius n'avoit point perdu cette ville, je ne l'aurois point reprise. L'affaire n'eut point de suite. Les deux Consuls s'étoient joints dans l'Apulie, & campoient séparément entre Vénouse & Bantia, ne laissant entre eux qu'environ une lieue d'intervalle. Anni bal, quitant le pays des Locriens, s'appro-
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cha de leur Armée. Les Consuls, d'un(An. R. 544. Av. J. C. 208.) caractére également vif & bouillant, met toient presque tous les jours leurs troupes en bataille, ne doutant point qu'ils ne pus sent terminer heureusement la guerre, si Annibal osoit hazarder le combat contre les deux Armées Consulaires jointes ensemble. C'est de quoi le Général Carthaginois étoit bien éloigné. Il se renfermoit uniquement dans les ruses, qui avoient coutume de lui réussir, & il ne songea qu'à dresser des em buches à ses ennemis. Comme il ne se donnoit que de légers(Un déta- chement de Romains donne dans une embus- cade d'An- nibal. Liv. XXVII. 26. Plut. in Marc. 315.) combats entre les deux Armées, où les deux partis avoient alternativement l'avan tage, les Consuls crurent que l'on pourroit pendant cette espéce d'inaction former le siége de Locres; & pour cela ils ordonné rent à une partie des troupes qui étoient en garnison dans Tarente d'aller investir Lo cres par terre, pendant que le Préteur de sicile L. Cincius l'assiégeroit par mer. An nibal, averti de ce qui se passoit, détacha trois mille hommes de pié, & deux mille Cavaliers, à qui il ordonna d'aller se met tre en embuscade sur le chemin de Taren te à Locres dans un vallon au dessous de Pétilia. Les Romains, qui n'avoient point envoyé à la découverte, donnérent dans ce piége. Les ennemis leur tuérent sur la place environ deux mille hommes, & en sirent deux cens prisonniers. Le reste aiant pris la fuite se dispersa dans la campagne & dans les bois, & regagna Tarente.
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(An. R. 544. Av. J. C. 208. Nouvelle embuscade d'Annibal. Marcellus y est tué.) Il y avoit entre le camp des Carthaginois & celui des Romains, une éminence cou verte de brossailles & de cavités. Les Ro mains s'étonnoient comment Annibal, é tant arrivé le prémier à un endroit si com mode, ne l'avoit pas occupé: mais c'est cela même qui auroit du leur être suspect. Il y avoit envoyé pendant la nuit quelques Escadrons Numides, avec ordre de se te nir cachés le jour dans le milieu du bois sans remuer en aucune façon, de peur que les Romains ne les apperçussent, ou que la lueur de leurs armes ne les trahît. Dans le camp de Marcellus on pensoit & l'on par loit de la maniére la plus capable de favo riser le dessein de l'ennemi. On disoit hau tement qu'il faloit se saisir de cette colline & s'y fortifier, parce que si Annibal les pré venoit, ils auroient l'ennemi au dessus de leurs têtes. Le Consul Marcellus fut frap pé de ces bruits, & s'adressant à son collé gue: Que n'allons-nous nous-mêmes sur le lieu, dit-il, avec un petit nombre de Ca valiers? Quand nous aurons examiné ce poste de nos propres yeux, nous serons plus surs du parti qu'il nous faudra prendre. Est-ce donc-là une fonction de Généraux & de Consuls? Crispinus [] [] y consentit, & sur le champ ils partirent avec deux cens vingt Cavaliers, tous Etrusques, excepté quarante qui étoient de Frégelles. M. Mar cellus fils du Consul, & d'autres Officiers, les accompagnérent. Les ennemis avoient placé un soldat, qui, sans être vu des Ro-
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mains, découvroit tous les mouvemens qui(An. R. 544. Av. J. C. 208.) se faisoient dans leur Armée. Cette senti nelle aiant donné son signal, ceux qui é toient en embuscade laissent approcher Mar cellus jusqu'au pié du tertre. Ils eurent même l'attention de ne point quiter leur poste, que leurs camarades n'eussent fait un circuit, les uns à droit, les autres à gauche, pour enfermer les ennemis par derriére. A lors ils se levérent, & tous ensemble, en poussant de grands cris, vinrent fondre sur le détachement des Romains. Les Consuls, voyant qu'il leur étoit également impossible de gagner la hauteur dont les ennemis é toient maîtres, & de retourner en arriére étant enveloppés de tous côtés, prirent le parti de se défendre courageusement. Et ils auroient plus longtems disputé la victoi re, si la fuite des Etrusques n'eût jetté la fraieur parmi les autres. Cependant les Fré gellans, abandonnés de leurs compagnons, ne cessérent point de combattre, tant que les Consuls à leur tête les animérent par leurs discours & par leur exemple. Mais lorsqu'ils virent qu'ils étoient blessés l'un & l'autre, & que Marcellus même, après a voir été percé d'un coup de lance, étoit tombé mourant de dessus son cheval, alors le peu qui restoit prit la fuite avec Crispi nus [] [] percé de deux javelots, & le jeune Mar cellus qui étoit blessé. Aulus Manlius Tri bun Légionaire, & M. Aulius, l'un des Commandans des Alliés, furent tués dans l'action: l'autre, qui étoit L. Arennius,
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(An. R. 544. Av. J. C. 208.) fut fait prisonnier. Des Licteurs des Con suls, il y en eut cinq qui tombérent vivans entre les mains des ennemis: le reste fut tué, ou s'enfuit avec le Consul [] []. Quaran te-trois Cavaliers périrent, ou dans le com bat, ou dans la fuite. Dix-huit demeuré rent prisonniers. On commençoit à faire quelque mouvement dans le camp pour al ler au secours des Consuls, lorsqu'on y vit revenir Crispinus [] [] & le fils de son collégue tous deux blessés, avec les tristes restes d'u ne si malheureuse expédition. (Contraste de Fabius & de Mar- cellus. Plut. in Fab. 185. Id. in Marc.) On ne peut refuser à Marcellus l'honneur d'avoir été un des plus grands Capitaines Romains. Fabius & lui contribuérent éga lement, quoique par des voies bien diffé rentes, à sauver la République; & c'est a vec raison que l'un fut appellé le bouclier, & l'autre l'épée de Rome. Fabius, d'un ca ractére ferme & constant, ne se départit ja mais du plan qu'il forma d'abord, absolu ment nécessaire, au moins dans les com mencemens, pour rétablir les affaires, & pour rendre peu à peu la confiance aux troupes découragées; & semblable à une riviére qui coule sans bruit, & qui gagne toujours du terrain, il s'appliqua & réussit à miner insensiblement les forces d'un en nemi fier des victoires qu'il avoit rempor tées. Marcellus au contraire, d'une valeur vive & brillante, fit succéder à la conster nation dont les Romains étoient saisis de puis longtems, l'impatience de combattre, & leur éleva le courage jusqu'à les porter
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non seulement à ne pas céder facilement la(An. R. 544. Av. J. C. 208.) victoire, mais à la disputer opiniâtrement, ensorte qu'Annibal rencontroit à tous mo mens sur ses par Marcellus comme un tor rent impétueux, qui renversoit tous ses des seins, & ruïnoit toutes ses entreprises. Ain si la fermeté & la constance de l'un à se te nir toujours sur la défensive, mêlée à l'au dace & à la vivacité de l'autre qui hazar doit tout, fut le salut de Rome. Mais il faut avouer que si la gloire de(Mort de Marcellus inexcusa- ble. Liv. XXVII. 27. Plut. in Marc.) leur vie a été à peu près égale, quoique par un genre de mérite tout différent, la fin de Marcellus paroit donner l'avantage à la sage lenteur de Fabius. Cette (a) mort, déplorable par toutes sortes d'en droits, l'est sur-tout en ce qu'on peut lui reprocher d'avoir exposé au danger de pé rir sa personne, celle de son collégue, & en même tems toute la République, par une vivacité qui ne convenoit ni à son âge, (il avoit plus de soixante ans) ni à la prudence qu'il devoit avoir acquise de puis tant d'années qu'il faisoit la guerre. Quand la présence du Commandant est nécessaire ou d'un grand poids pour le suc cès d'une action importante & décisive, il doit pour-lors paier de sa personne. Mais lorsque l'avantage qui reviendra de la vic- 25
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(An. R. 544. Av. J. C. 208.) toire n'est que médiocre, ou qu'il hazar de tout en s'exposant, ce n'est plus bra voure, mais témérité & bravade. Il doit se souvenir qu'il y a une extrême différen ce entre un Général & un simple soldat. Il ne s'exposera que comme il convient à un Général: comme la tête, & non com me la main: comme celui qui doit don ner les ordres, & non comme ceux qui doivent les exécuter. Euripide dit dans (Plut. in Compar. Pelop. & Marc.) une de ses Piéces, que si un Général doit mourir, ce doit être en laissant sa vie entre les mains de la Vertu: comme pour faire entendre qu'il n'y a point de véritable va leur sans sagesse & sans prudence, & que la vertu seule, non un vain desir de gloi re, a droit sur la vie d'un Général; par ce que le prémier devoir du courage est (App. in Bell. Annib. 342.) de sauver celui qui sauve les autres. Aussi Appien remarque-t-il qu'Annibal le loua comme soldat, & le blâma fort comme Capitaine. (Annibal est pris lui-mê- me dans ses piéges à sa- lapie. Liv. XXVII. 28. App. 343.) Annibal, pour profiter de la terreur qu'il savoit bien que la mort de Marcellus & la blessure de son collégue [] [] avoient ré pandue parmi les ennemis, alla aussitôt camper avec son Armée sur l'éminence au bas de laquelle le combat s'étoit donné. Il y trouva le corps de Marcellus, & lui fit donner la sépulture. Pour Crispinus [] [], ef fraié de la mort de son collégue & de sa propre blessure, il se retira, la nuit sui vante, sur les prémiéres & les plus hau tes montagnes qu'il rencontra, & y forti-
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fia son camp de maniére à ne pouvoir être(An. R. 544. Av. J. C. 208.) attaqué par aucun côté. Dans cette occasion les deux Généraux firent paroître l'un & l'autre beaucoup d'a dresse & de prudence, l'un pour tendre des piéges à son ennemi, l'autre pour les éviter. L'anneau de Marcellus étoit tom bé au pouvoir d'Annibal avec son corps. Crispinus [] [] craignant qu'il ne s'en servît pour tromper les Alliés de la République, écrivit à toutes les villes voisines que son collégue avoit été tué, & qu'Annibal a voit entre ses mains le cachet dont Mar cellus se servoit pendant sa vie; que par conséquent il ne faloit ajouter aucune foi aux Lettres qui porteroient le nom de Marcellus, & l'empreinte de son cachet. La précaution étoit sage, & ne fut pas inutile. A peine le courier de Crispinus [] [] étoit-il arrivé à salapie, qu'on y reçut une Lettre d'Annibal, mais écrite au nom de Marcellus, qui leur mandoit qu'il vien droit à salapie la nuit suivante; que les soldats de la garnison se trouvassent prêts à exécuter ses ordres, supposé qu'il eût besoin d'eux. Ceux de salapie s'apperçu rent aussitôt de la fraude; & bien persua dés qu'Annibal irrité de leur trahison cher choit l'occasion de s'en venger, aussi-bien que de la perte de ses Cavaliers, ils ren voyérent le messager d'Annibal qui étoit un déserteur Romain, afin de pouvoir sans témoin prendre de justes mesures contre la tromperie de leur ennemi.
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(An. R. 544. Av. J. C. 208.) Les Officiers disposérent les habitans sur les murailles de la ville, & dans tous les lieux qui avoient besoin d'être gardés; or donnérent aux sentinelles & aux corps de garde de veiller cette nuit avec plus d'at tention que jamais; & placérent les plus braves soldats de la garnison auprès de la porte par où ils jugeoient qu'Annibal de voit arriver. Il s'en approcha en effet vers la fin de la nuit. Les déserteurs Romains étoient à l'avant-garde, armés à la Romai ne; & parlant tous Latin, ils appellent les sentinelles, & leur ordonnent d'ouvrir la porte au Consul qui étoit prêt d'arriver. Les sentinelles feignant de se mettre en mouvement à leur voix, s'agitent & se re muent beaucoup pour ouvrir la porte. Comme la herse étoit abattue, ils se ser vent en partie de léviers, en partie de cordes pour la relever. Les déserteurs ne la virent pas plutôt assez haute pour y pou voir passer debout, qu'ils se présentérent en foule pour entrer. Mais lorsqu'il en fut passé environ six cens, les gardes lâchant la corde qui tenoit la herse suspendue, la laissérent retomber avec un grand fracas. Les habitans aussitôt se jettérent sur les transfuges qui étoient entrés, & qui por toient leurs armes négligemment attachées derriére leur dos, comme des gens qui marchent sans rien craindre parmi des amis & des alliés: d'autres assomment à coups de pierres, de bâtons, & de traits ceux des ennemis qui sont restés hors des por-
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tes. Ainsi Annibal, après avoir été pris(An. R. 544. Av. J. C. 208.) lui-même dans les filets qu'il avoit tendus, se retira bien confus, & s'en alla du côté de Locres pour faire lever le siége de cet te ville, que Cincius attaquoit vigoureuse ment avec les machines de tout genre qu'il avoit amenées de sicile. Magon, qui défendoit la Place, ne(Annibal fait lever le siége de Locres. Liv. ibid.) comptoit presque plus pouvoir la sauver, lorsque la nouvelle de la mort de Marcel lus lui donna quelque espérance. Elle fut bientôt augmentée par le courier qui lui apprit qu'Annibal, après avoir fait prendre les devans à la Cavalerie Numide, venoit lui-même à son secours avec son Infanterie, qu'il faisoit marcher avec toute la diligence possible. C'est pourquoi, dès qu'il sut que les Numides étoient sur le point d'arriver, par le signal qu'on lui en donna de dessus une hauteur, il fit aussitôt ouvrir les portes de la ville, & vint fondre lui-même sur les ennemis avec une fierté & une vigueur qui étonnérent les assiégeans. Cette surprise, & non l'égalité des forces, balança d'abord l'avantage du combat. Mais les Numides ne furent pas plutôt arrivés, que les Ro mains effrayés regagnérent la mer & leurs vaisseaux, laissant au pouvoir des Carthagi nois les machines dont ils s'étoient servis pour battre les murailles de Locres. Le siége de cette ville fut levé par la seule ar rivée d'Annibal. Lorsque Crispinus [] [] apprit que le Général(Le Consul Crispinus [] [] écrit au sé-) Carthaginois étoit parti pour le pays des
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(An. R. 544. Av. J. C. 208. nat, pour lui appren- dre la mort de Marcel- lus, & en reçoit diffé- rens or- dres.. Liv. XXVII. 29.) Brutiens, il ordonna à M. Marcellus Tri bun Légionaire, qui apparemment n'avoit été blessé que légérement, de conduire à Venouse l'Armée que son collégue avoit commandée. Pour lui, il partit avec ses Légions pour se rendre à Capoue, porté dans une litiére, dont il avoit peine à sup porter le mouvement à cause de ses blessu res, qui étoient très considérables. En partant il écrivit au sénat, pour lui appren dre la nouvelle de la mort de son collégue, & le danger où il étoit lui-même. Il manda „qu'il ne pouvoit se rendre à Rome pour y présider à l'élection des Magistrats; parce qu'outre le fàcheux état où le met toient ses blessures, il craignoit pour la ville de Tarente, sur laquelle Annibal, étant dans le Brutium, pouvoit faire quelque entreprise. Qu'il prioit qu'on lui envoyât quelques sénateurs gens de tête & d'expérience, avec lesquels il pût conférer.“ La lecture de cette Lettre causa en même tems & beaucoup de douleur pour la mort de l'un des Consuls, & beaucoup d'inquiétu de pour la vie de l'autre. Ils envoyérent Q. Fabius le fils à l'Armée de Venouse, & au Consul trois Députés, qui furent sext. Julius César, L. Licinius Pollio, & L. Cin cius Alimentus, qui étoit revenu de sicile depuis quelques jours. Ils eurent ordre de lui dire, Que s'il ne pouvoit pas venir lui- même à Rome pour présider aux élections,
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il créât un Dictateur pour tenir les Assem(An. R. 544. Av. J. C. 208. La Flotte Romaine bat celle des Cartha- ginois près de Clupée. Liv. ibid.) blées en sa place. Pendant cette même campagne, M. Va lerius passa de sicile en Afrique avec une Flotte de cent vaisseaux; & aiant fait une descente auprès de Clupée, il ravageoit tout le pays d'alentour sans trouver aucune résis tance. Mais il fut obligé de rentrer prom tement dans ses vaisseaux, parce qu'il ap prit que la Flotte des Carthaginois, compo sée de quatre-vingts-trois bâtimens, étoit près d'arriver. Il lui donna bataille dans le voisinage de Clupée, & la battit; & aiant pris dix-huit vaisseaux, & mis tout le reste en fuite, il revint à Lilybée avec un grand butin. Il y avoit, en ce même tems, de grands(Affaires des Grecs. Liv. XXVII. 30- 32.) mouvemens en Gréce, suscités ou fomen tés par les Romains pour donner de l'occu pation à Philippe. Les Etoliens d'un côté soutenus des Romains, Philippe & les A chéens de l'autre, y jouoient les principaux rôles. J'ai parlé de ces événemens dans l'Histoire Ancienne, à laquelle ils appar(Tome VIII.) tiennent plus particuliérement. Je rappor terai dans la suite ce qui a plus de rapport à l'Histoire Romaine. sur la fin de cette année, le Consul T.(Mort de Crispinus [] [] Consul. Liv. XXVII. 33.) Quintius Crispinus [] [], après avoir créé un Dictateur pour tenir les Assemblées, mou rut de ses blessures. Ce Dictateur fut T. Manlius Torquatus, qui nomma pour Gé néral de la Cavalerie Cn. servilius. Comme les deux Armées Consulaires se(Claud. Né- ron, & M.)
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(An. R. 544. Av. J. C. 208. Livius dési- gnés Con- suls. Liv. XXVII. 33. 34.) trouvoient sans Généraux si près des enne mis, le prémier soin des sénateurs, toute autre chose cessante, fut de créer au pré mier jour des Consuls, dont la prudence, jointe à la valeur, pût les mettre à couvert des ruses d'Annibal. Ils faisoient réflexion „que toutes les pertes que l'on avoit faites dans cette guerre, ne devoient être impu tées qu'au caractére impétueux & bouil lant des Généraux qui avoient comman dé: mais que, sur-tout dans cette dernié re année, les Consuls, pour s'être trop abandonnés à l'ardeur qui les portoit à en venir aux mains avec Annibal, s'é toient jettés eux-mêmes dans le précipi ce. Mais que les Dieux, par un effet de leur bonté & de leur miséricorde, a voient épargné les Armées qui n'avoient point de part à cette faute, & n'avoient fait tomber que sur les Consuls la peine due à leur témérité.“ Les sénateurs, en examinant sur qui ils pouvoient jetter les yeux pour le Consulat, jugeoient que C. Claudius Néron méritoit cet honneur préférablement à tout autre. Mais comme, en convenant de ses excel lentes qualités, il leur paroissoit d'un carac tére un peu trop vif & trop entreprenant eu égard aux conjonctures présentes, & par rapport à un ennemi tel qu'Annibal, ils croyoient qu'il lui faloit donner un collé gue, dont la retenue & la prudence fussent capables de modérer son ardeur. M. Livius, plusieurs années auparavant,
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avoit été condanné par un jugement du(An. R. 544. Av. J. C. 208.) Peuple au sortir de son Consulat. Il avoit ressenti si vivement cet affront, qu'il s'étoit retiré à la campagne; & il avoit été huit ans sans mettre le pié dans Rome, refusant d'a voir aucun commerce avec des citoyens in justes & ingrats. Au bout de ce tems, les Consuls M. Marcellus & M. Valerius l'en gagérent enfin à revenir à la ville. Mais, renfermé dans le secret de sa maison, il ne prit aucune part aux affaires publiques, con servant toujours un extérieur triste & mor ne, & laissant croître sa barbe & ses che veux. Les Censeurs L. Veturius & P. Li cinius l'obligérent ensuite à quiter toutes ces marques d'une affliction si persévérante, & à venir au sénat. Il céda à leur autorité: mais quelque affaire qu'on y traitât, il n'ouvroit jamais la bouche que pour don ner tout au plus son avis en un mot. Enfin il rompit ce silence obstiné, pour défendre un de ses parens dans une affaire d'honneur: ce pouvoit être ce M. Livius Gouverneur de Tarente, dont nous avons parlé au com mencement de cette année. Cette nou veauté attira sur lui les yeux & l'attention de tout le sénat. Chacun fit ses réflexions. On disoit, „que le Peuple l'avoit condan né injustement, & que ç'avoit été une perte très considérable pour la Républi que, d'avoir été privée pendant une guerre si importante du secours & des conseils d'un homme qui pouvoit lui être si utile. Que l'unique moyen de répa-
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(An. R. 544. Av. J. C. 208.) rer cette faute, étoit de le donner pour collégue à Néron.“ Le Peuple se prêta volontiers à cette pro position. Livius seul s'opposa au consen tement général de toute la ville. Il leur reprochoit leur inconstance. Vous ne vous êtes point laissés toucher, leur disoit-il, à mes tristes priéres, ni à tout cet extérieur lugubre convenable à la misére d'un accu sé; & maintenant vous m'offrez la pour pre malgré moi. Vous accablez le même homme d'honneurs & d'ignominie. si vous me croyez homme de bien, pourquoi m'avez-vous condanné? si vous me jugez coupable, pourquoi me consiez-vous un se cond Consulat, après vous être si mal trou vés du prémier? Les sénateurs tâchoient de le ramener, „en lui proposant l'exem ple de Camille, qui, condanné à un exil injuste, en étoit revenu pour sau ver Rome des mains des Gaulois. Ils lui représentoient (a) qu'aux mauvais trai temens de la patrie, comme à ceux d'un pére ou d'une mére, on ne doit opposer que la douceur & la patience“. Enfin ils firent tant, qu'ils vainquirent sa résistan ce, & l'obligérent à acccepter le Consulat avec Néron. (Liv. XXVII. 35.) Trois jours après on procéda à l'élection des Préteurs, puis on fit le département des Provinces. T. Manlius eut ordre de passer 26
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lamer avec le caractére d'Ambassadeur, pour(An. R. 544. Av. J. C. 208.) examiner ce qui se passoit dans la Gréce: & comme on devoit célébrer pendant cette campagne (a) les Jeux Olympiques, où l'on voyoit ordinairement un grand con cours de tous les peuples de Gréce, il étoit chargé, s'il pouvoit passer en sureté à tra vers les quartiers des ennemis, de se trou ver à cette Assemblée; & là, de déclarer aux siciliens que la guerre avoit obligés de quiter leur pays, & aux citoyens de Taren te qu'Annibal avoit exilés, que le Peuple Romain leur permettoit de retourner dans leur patrie, & de rentrer en possession des biens qui leur avoient appartenu avant la guerre. Comme l'année où l'on alloit entrer me naçoit la République des plus grands dan gers, & qu'il n'y avoit point de Consuls actuellement en charge, tous les yeux é toient tournés sur ceux que l'on venoit de désigner; & l'on souhaitoit ardemment qu'ils tirassent au plutôt au sort, afin que chacun d'eux sût de bonne heure quel seroit son dé partement, & connût l'ennemi auquel il devoit avoir affaire. On parla aussi de les remettre bien en(Néron & Livius sont réconciliés. Liv. ibid. Val. Max. IV. 2.) semble, avant qu'ils partissent pour la guer re, & ce fut Fabius qui en fit la proposition. Le sujet de leur division étoit que Néron avoit porté témoignage contre Livius dans 27
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(An. R. 544. Av. J. C. 208.) le jugement où celui-ci fut condamné. Li vius s'étoit toujours montré le plus irrécon ciliable, parce qu'il croyoit avoir été mé prisé dans le tems de sa disgrace; & le mé pris, dans de telles circonstances, est beau coup plus piquant. Ainsi il résistoit à tou tes les instances qu'on lui faisoit, préten dant même que leur division seroit avanta geuse à la République, en ce que chacun d'eux rempliroit ses devoirs avec plus de zèle & d'application, & se tiendroit plus sur ses gardes, pour ne point donner d'a vantage à son ennemi. Enfin néanmoins il céda à l'autorité du sénat, & la réconcilia tion se fit sincérement de part & d'autre, à ce qu'il parut par la suite. Grand éloge pour ces deux Consuls, & sur-tout pour Livius! (a) Jamais sujet d'inimitié ne fut plus vif ni plus piquant. Cependant la vue du Bien public, & le respect pour les prié res de tant de graves sénateurs, non seule ment étouférent en eux tout souvenir & tout ressentiment du passé, mais établirent entr'eux une union & une concorde, qui paroissoit l'effet d'une ancienne & constan te amitié, qui n'avoit jamais souffert d'al tération. (Départe- mens des deux Con- suls.) On n'assigna pas aux Consuls, comme on avoit fait les années précédentes, des pro- 28
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vinces voisines, & où ils pussent agir l'un(An. R. 544. Av. J. C. 208.) & l'autre ensemble & de concert: mais on les envoya aux deux extrémités de l'Italie, ensorte que l'un avoit pour son partage le pays des Brutiens & la Lucanie, où il de voit faire tête à Annibal; pendant que l'au tre, dans la Gaule Cisalpine, iroit au de vant d'Asdrubal: car on apprenoit qu'il é toit près de passer les Alpes, & cette nou velle donnoit beaucoup d'inquiétude aux Romains. Cette année les Censeurs P. sempronius(Dénombre- ment. Liv. XXVII. 36.) Tuditanus & M. Cornelius Cethegus ache vérent le dénombrement, & cela pour la prémiére fois depuis l'entrée d'Annibal dans l'Italie. Dans ce dénombrement il se trouva cent trente-sept mille cent huit citoyens, c'est-à-dire près de la moitié (a) moins qu'il n'y en avoit avant la guerre. Car l'année avant l'entrée d'Annibal dans(Epit. L. XX.) l'Italie, le nombre des citoyens se montoit à deux cens soixante & dix mille deux cens treize. Cette année aussi l'on couvrit d'un toit(Lieu des Assemblées couvert.) la partie de la Place publique appellée Co mitium, où étoit la Tribune aux Haran gues, dans le voisinage du lieu où s'assem bloit le sénat, Curia. 29
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.)

(Les Con- suls font les levées avec une nouvelle sévérité. Liv. XXVII. 38.) Apres qu'on eut satisfait à différens de voirs de Religion, les Consuls ne songérent plus qu'à lever des soldats; ce qu'ils firent avec plus d'exactitude & de sévérité qu'il ne s'étoit pratiqué les années précédentes. L'arrivée d'un nouvel ennemi dans l'Italie avoit redoublé la crainte & l'inquiétude de ces Généraux; & le nombre des jeunes gens considérablement diminué, rendoit les nouvelles recrues beaucoup plus diffi ciles. Tout le monde étoit d'avis que les Consuls partissent incessamment pour la guerre. Car on jugeoit qu'il étoit nécessai re que l'un fût en état de s'opposer à As drubal lorsqu'il descendroit des Alpes, pour empêcher qu'il ne soulevât les habitans de la Gaule Cisalpine & ceux d'Etrurie, qui n'attendoient que l'occasion pour se décla rer contre les Romains; & que l'autre don nât tant d'occupation à Annibal dans le pays des Brutiens où il étoit, qu'il ne pût aller au devant de son frére. Pour hâter leur départ, & lever toutes les diffi cultés, le sénat leur donna une pleine & entiére liberté de choisir entre toutes les Armées celles qu'ils aimeroient le mieux, de faire tels échanges qu'il leur convien droit, & de faire passer les Officiers & les soldats d'une province dans une autre, se-
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lon qu'ils le jugeroient le plus à propos pour(An. R. 545. Av. J. C. 207.) le bien de la République. Les Consuls usé rent de cette permission, qu'on leur don noit avec beaucoup d'union & de con cert. Quelques Auteurs marquent que sci pion envoya d'Espagne à Livius des se cours très considérables: savoir, huit mil le tant Espagnols que Gaulois, deux mille Romains qu'il avoit détachés d'une Lé gion, & environ dix-huit cens Cavaliers, moitié Espagnols, moitié Numides; & que M. Lucretius fut chargé de conduire ce renfort en Italie par mer. Que C. Mami lius lui envoya aussi de sicile des Fron deurs & des Archers autour de quatre mille. Les Lettres que l'on reçut alors à Rome(Asdrubal passe les Alpes. Liv. XXVII. 39. App. 343.) de la part du Préteur Porcius, qui étoit actuellement dans la Gaule Cisalpine, aug mentérent l'inquiétude qu'y causoit le passage d'Asdrubal. Elles portoient qu'il étoit sorti de ses quartiers d'hiver, & qu'actuellement il passoit les Alpes. Que les Liguriens avoient formé un corps de huit mille hommes, qui ne manqueroient pas de se joindre à son Armée dès qu'elle seroit arrivée en Italie, à moins qu'on n'en voyât des troupes pour occuper cette na tion dans son pays. Que pour lui, il s'a vanceroit autant qu'il le pourroit sans ex poser une Armée aussi foible que la sien ne. Ces Lettres obligérent les Consuls de hâter leurs levées, & de se rendre dans
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) leurs départemens plutôt qu'ils n'avoient résolu, afin de contenir chacun son enne mi dans sa province, & d'empêcher la jonction des deux fréres. Ce qui contribua le plus au succès de ce dessein, ce fut l'opinion d'Annibal mê me. Car quoiqu'il espérât bien que son frére arriveroit pendant cette campagne en Italie, cependant lorsqu'il faisoit réflexion à tout ce qu'il avoit souffert lui-même en passant le Rhône & les Alpes pendant cinq mois entiers qu'il avoit eu à luter contre les lieux autant que contre les hommes, il ne comptoit pas qu'il passât avec autant de facilité qu'il le fit. C'est ce qui le retint plus longtems dans ses quartiers d'hiver. Mais Asdrubal trouva beaucoup moins de difficultés & d'obstacles à passer ces montagnes, qu'on ne l'avoit pensé géné ralement, & qu'il ne l'avoit appréhendé Iui-même. Car non seulement les Auver gnats, & tout de suite les autres Nations de la Gaule & des Alpes, le reçurent, mais encore elles le suivirent à la guerre. Et outre que son frére avoit frayé ces routes qui auparavant étoient impraticables, les ha bitans du pays eux-mêmes, à force de voir passer du monde au milieu d'eux depuis douze ans, étoient devenus plus traitables & moins farouches. Car avant ce tems-là, n'aiant jamais vu d'étrangers sur leurs mon tagnes, & n'en étant point sortis eux-mê mes pour aller visiter d'autres contrées, ils n'avoient aucun commerce avec tout le res-
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te des humains. Et d'abord, ne pénétrant(An. R. 545. Av. J. C. 207.) pas le dessein d'Annibal, ils s'étoient ima ginés qu'il en vouloit à leurs cabanes & à leurs forts, & qu'il venoit pour leur enle ver leurs troupeaux, & les emmener eux- mêmes prisonniers. Mais, depuis douze ans que l'Italie étoit le théatre de la guer re, ils avoient eu le tems de comprendre que les Alpes n'étoient qu'un passage: que deux nations puissantes, séparées l'une de l'autre par un espace immense de terres & de mers, disputoient ensemble de l'Empi re & de la Gloire. Voilà ce qui ouvrit & facilita le passage des Alpes à Asdrubal. Il(App.) amenoit avec lui quarante-huit mille hom mes d'Infanterie, huit mille Chevaux, & quinze Eléphans. Mais le siége qu'il forma de la ville de(Asdrubal assiége Plai- sance.) Plaisance, lui fit perdre tout l'avantage qu'il auroit pu tirer de sa diligence. Il avoit cru qu'il se rendroit aisément maître de cette ville située au milieu d'une plaine, & que par la ruïne d'une Colonie si illustre il jet teroit la terreur parmi toutes les autres. Et ce ne fut pas seulement à lui que cette vai ne tentative fut préjudiciable, mais encore à Annibal. Car celui-ci voyant qu'Asdru bal, après être arrivé en Italie beaucoup plutôt qu'on n'avoit lieu de l'espérer, s'a musoit autour de Plaisance, n'avoit pas cru devoir sortir si promtement de ses quartiers d'hiver: & d'ailleurs il se souvenoit du peu de succès qu'avoient eu les projets qu'il a-
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) voit formés sur Plaisance après la victoire de la Trébie. Les Romains, en voyant leurs Consuls prendre au sortir de Rome deux routes op posées, partagérent aussi leurs inquiétudes comme entre deux guerres qu'ils avoient à soutenir en même tems. „Ils se souvenoient des maux qu'Annibal seul avoit causés à l'Italie. Pouvoient-ils espérer que les Dieux leur seroient assez favorables pour leur accorder la victoire sur deux enne mis tout à la fois? Ils faisoient réflexion que jusqu'ici ils ne s'étoient soutenus que par une alternative de pertes & d'avan tages, qui s'étoient balancés mutuelle ment. Que la République abattue par les défaites de Trasiméne & de Cannes, avoit été comme relevée de sa chute par les heureux succès qu'elle avoit eus en Espagne. Que la perte des deux sci pions défaits & tués coup sur coup a vec leurs Armées dans cette même Es pagne, avoit été suivie de près de plusieurs avantages que Rome avoit eus dans la sicile & dans l'Italie. Ou tre que la distance qu'il y a entre l'I talie & l'Espagne où ce malheur étoit ar rivé, avoit donné aux Romains le tems de respirer. Mais qu'actuellement ils a voient deux guerres à soutenir en même tems dans le sein de l'Italie; qu'ils avoient sur les bras deux Armées formidables commandées par les deux plus illustres Généraux des Carthaginois; & que le
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poids du danger, qui auparavant étoit(An. R. 545. Av. J. C. 207.) séparé, venoit maintenant fondre tout entier sur un seul & même lieu. Que ce lui des deux fréres qui auroit le prémier vaincu, se joindroit aussitôt à l'autre.“ La mort toute récente des deux derniers Consuls augmentoit encore leur consterna tion, & ne présentoit à leurs esprits que de tristes présages pour l'avenir. Telles étoient les réflexions pleines de troubles & d'in quiétude que faisoient les Romains en ac compagnant, selon la coutume, les Con suls à leur départ. Tite-Live rapporte que Fabius, toujours(Réponse dure de Li- vius à Fa- bius, peu vraisembla- ble. Liv. XXVII. 40.) attentif au Bien public, & ne perdant ja mais de vue le plan qu'il avoit si heureuse ment suivi en faisant la guerre contre An nibal, crut devoir avertir le Consul Livius avant qu'il partît, de ne rien hazarder jus qu'à ce qu'il connût le génie & les forces de ceux qu'il auroit à combattre. Je don nerai bataille, reprit brusquement Livius, dès que je verrai l'ennemi. Et comme Fa bius lui demandoit quel pouvoit être le mo tif de cette grande précipitation: Ou j'au rai, dit le Consul, la gloire de vaincre les ennemis, ou je goûterai le plaisir bien doux, quoique peut-être peu légitime, de me ven ger de mes citoyens. De telles dispositions, si elles eussent été véritablement dans le cœur de Livius, auroient du faire tout ap préhender aux Romains, & donneroient u ne bien mauvaise idée de lui. Mais sa con duite ne ressemblera en rien à ce discours,
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) & doit faire croire qu'il ne l'a point tenu. Et réellement il semble que l'avertissement de Fabius auroit bien mieux convenu à Né ron, dont le caractére étoit vif & bouil lant, qu'à son collégue, qu'on avoit choi si exprès pour tempérer la vivacité de l'autre. Avant que Néron arrivât dans sa pro vince, le Préteur C. Hostilius attaqua An nibal dans une rencontre, lui tua près de quatre mille hommes, & lui enleva neuf drapeaux. (Corps d'Armée de Néron.) Hostilius, en allant vers Capoue, ren contra le Consul Néron auprès de Venou se. Là ce Général forma de l'élite des deux Armées un Corps de quarante mille hom mes de pié, & de deux mille cinq cens che vaux, pour s'en servir à faire la guerre con tre Annibal. (Néron remporte une victoi- re contre Annibal. Liv. XXVII. 41. 42.) Celui-ci aiant tiré toutes ses troupes des quartiers d'hiver, & des villes du Brutium, où elles étoient en garnison, vint à Gru mante en (a) Lucanie, dans l'espérance de reprendre les villes de ce pays que la crain te avoit obligées de rentrer dans le parti des Romains. Le Consul s'y rendit aussi de Venouse, aiant fait reconnoître les lieux par où il passoit, & campa à quinze cens pas des ennemis. Entre le camp des Ro mains & celui des Carthaginois, il y avoit une plaine, dominée par une colline toute 30
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découverte, que les Romains avoient à leur(An. R. 545. Av. J. C. 207.) droite, & les ennemis à leur gauche. Cette hauteur ne donna d'ombrage ni aux uns ni aux autres, parce que n'y aiant ni bois ni enfoncement, elle n'étoit point propre à des embuches. Il se faisoit des deux côtés quelques légéres escarmouches au milieu de la plaine. Néron paroissoit n'avoir d'autre but que de retenir Annibal, & d'empêcher qu'il ne lui échappât. Annibal, au con traire, cherchant à s'ouvrir un libre passa ge, faisoit tous ses efforts pour attirer Né ron au combat. Alors le Consul, usant contre Annibal des ruses que celui-ci avoit employées tant de fois contre les Romains, détacha de son Armée un Corps d'Infante rie composé de cinq Cohortes & de (a) dix Compagnies, & leur ordonna de monter pendant la nuit sur le côteau, de descendre dans le vallon qui étoit derriére, & de s'y tenir cachés: stratagême qu'il crut devoir réussir avec d'autant plus de facilité, qu'une colline si nue & si découverte laissoit moins craindre de surprise. Il convint avec les deux Officiers qu'il envoyoit à la tête de ce détachement, du tems où ils sortiroient de leur embuscade, & viendroient attaquer les ennemis. Pour lui, dès la pointe du jour, il ran- 31
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) gea en bataille toutes ses troupes, tant In fanterie que Cavalerie. Dans le même mo ment, Annibal donna aussi aux siens le signal du combat. sur le champ ils cou rent aux armes, & sortent précipitamment hors de leurs retranchemens, traversant la plaine pour aller aux ennemis. Néron voyant qu'ils s'avançoient avec plus d'ar deur que d'ordre & de discipline, com manda à C. Aurunculeïus de faire partir les Cavaliers de la troisiéme Légion, dont il étoit Tribun, avec le plus d'impétuosité qu'il pourroit contre les Carthaginois, l'as surant que répandus pêle-mêle dans la plai ne comme ils étoient, il seroit aisé de les rompre & de les écraser avant qu'ils se missent en bataille. Annibal n'étoit pas encore sorti de son camp, qu'il entendit les cris des combat tans. Aussitôt il mena toutes ses troupes contre l'ennemi. Les Cavaliers que Né ron avoit fait agir dès le commencement, avoient déja répandu la terreur dans les prémiers rangs des Carthaginois. La pré miére Légion, & un Corps à peu près égal d'Infanterie des Alliés, commençoient aussi à combattre. Les Carthaginois en desor dre en venoient aux mains avec l'Infanterie ou la Cavalerie des ennemis, selon que le hazard les portoit d'un ou d'autre côté. Les renforts qu'on envoie coup sur coup pour soutenir les plus avancés, augmentent in sensiblement la mêlée & le desordre. Mal gré le tumulte & l'effroi des Carthaginois,
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Annibal, en vieux & expérimenté Capi(An. R. 545. Av. J. C. 207.) taine, auroit mis en bataille tous ses gens, capables eux-mêmes de seconder son habi leté par le grand usage qu'ils avoient de la guerre, si les cris des Cohortes & des Com pagnies Romaines, qui fondoient du haut de la colline sur eux, & qui les attaquoient par derriére, ne lui eussent fait appréhen der qu'on ne lui fermât le chemin de son camp. Voilà ce qui acheva de déconcer ter les Carthaginois, & les obligea à pren dre ouvertement la fuite. Le carnage fut moins grand, parce que la proximité de leur camp leur offrit bien tôt un asile contre la Cavalerie des Ro mains, qui les poursuivoit avec beaucoup de chaleur & leur marchoit sur les talons, pendant que les Cohortes qui descendoient de la colline par un chemin découvert & d'une pente aisée, les avoient pris en flanc. On leur tua cependant plus de huit mille hommes; on fit plus de sept cens prison niers; on enleva neuf drapeaux; & quoi que les éléphans n'eussent été d'aucun usa ge dans un combat tumultuaire comme ce lui-là, il y en eut pourtant quatre de tués, & deux de pris. Les vainqueurs ne perdi rent pas plus de cinq cens hommes, tant citoyens qu'alliés. Le lendemain, Annibal se tint en repos dans son camp. Néron rangea les siens en bataille: mais voyant que personne ne pa roissoit, il leur ordonna de ramasser les dé pouilles des ennemis, & de réunir les corps
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(An. R. 545. Av J. C. 207.) de leurs camarades en un tas pour leur don ner la sépulture. Pendant plusieurs jours consécutifs, le Consul se présenta aux por tes des Carthaginois avec tant de fierté, qu'il sembloit vouloir y donner l'assaut: jus qu'à ce qu'enfin Annibal aiant fait allumer un grand nombre de feux, & dresser plu sieurs tentes dans la partie de son camp qui donnoit sur celui des ennemis, il en partit vers le milieu de la nuit, laissant un petit nombre de Numides, qui devoient se mon trer aux portes & aux retranchemens, pen dant qu'avec le reste de l'Armée il mar choit du côté de l'Apulie. Dès le matin, l'Armée Romaine, à son ordinaire, vint se présenter. Les Numides aiant paru pendant quelque tems sur les re tranchemens, comme on le leur avoit or donné, pour amuser les Romains, parti rent à toute bride, & allérent rejoindre le gros de leur Armée. Le Consul voyant qu'il régnoit un grand silence dans le camp des Carthaginois, & que ceux même qu'il avoit vu le matin aller & venir aux portes étoient aussi disparus, y fit entrer deux Ca valiers, qui en aiant examiné toutes les par ties avec soin, lui rapportérent qu'Annibal l'avoit absolument abandonné. Alors le Consul y entra avec ses troupes, & ne les y aiant laissées qu'autant de tems qu'il falut pour le parcourir & le piller, il les fit ren trer dans le sien avant la nuit. (second avantage de Néron) Le lendemain, dès le matin, il se mit en marche; & suivant à grandes journées
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les traces de l'Armée ennemie, il la joignit(An. R. 545. Av. J. C. 207. sur Anni- bal. Liv. XXVII. 42.) assez près de Venouse, où il la combattit encore, & tua deux mille Carthaginois. Annibal décampa de-là, & marchant tou jours pendant la nuit & sur des hauteurs pour éviter d'en venir aux mains avec les ennemis, il gagna la ville de Métapont. Aussitôt il fit partir Hannon, qui comman doit dans le pays, avec un petit détache ment, pour aller faire de nouvelles levées dans le pays des Brutiens; & aiant joint à son Armée le reste des troupes de cet Offi cier, il retourna sur ses pas à Venouse, & s'avança de-là jusqu'à Canouse. Néron n'a voit point cessé de le poursuivre; & lors qu'il avoit marché vers Métapont, il avoit fait venir Q. Fulvius dans la Lucanie, pour ne point laisser ce pays sans défense. Annibal fait maintenant un triste person nage, & bien différent de celui qu'il avoit fait dans les prémiéres années de la guerre. Il ne lui restoit de ressource que dans l'arri vée de son frére, & il en attendoit des nou velles avec impatience. Asdrubal, après avoir été obligé de le(Lettres d'Asdrubal à Annibal intercep- tées. Liv. XXVII. 43.) ver le siége de Plaisance, avoit fait partir quatre Cavaliers Gaulois & deux Numides, pour porter à Annibal les Lettres qu'il lui écrivoit. Ces Cavaliers, aiant traversé heu reusement toute la longueur de l'Italie en passant toujours au milieu des ennemis, en fin, lorsqu'ils étoient prêts d'arriver, en cherchant à joindre Annibal qui se retiroit alors vers Métapont, ils furent portés par
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) des chemins qu'ils ne connoissoient pas jus qu'à Tarente. Là ils furent pris par des fourrageurs de l'Armée Romaine qui cou roient la campagne, & menés au Propré teur Q. Claudius. Ils tâchérent d'abord d'é luder ses demandes par des réponses va gues: mais la crainte des tourmens, dont il étala l'appareil à leurs yeux, les aiant bien tôt forcés de dire la vérité, ils lui avoué rent qu'ils portoient des Lettres à Annibal de la part d'Asdrubal son frére. Claudius, sur le champ, fit conduire avec une bonne escorte les Cavaliers au Consul Néron, & lui fit rendre les Lettres cachetées comme elles l'étoient. Il apprit par la lecture de ces Lettres, qu'Asdrubal prétendoit se joindre à son frére dans l'Ombrie; & fut instruit encore plus à fond des desseins de ce Gé néral, par les questions qu'il fit aux prison (Dessein hardi que forme Né- ron.) niers, & par les réponses qu'il en tira. Mais il se persuada que, dans les conjonctures présentes, les Consuls ne devoient pas se contenter de faire la guerre suivant la mé thode accoutumée, en se tenant renfermés chacun dans les bornes de leur département, pour faire tête à l'ennemi que le sénat leur avoit destiné. Qu'il faloit former quelque dessein grand, hardi, nouveau, & impré vu; dont le projet ne jettât pas moins de terreur parmi les Romains que parmi les Carthaginois; mais dont l'exécution heu reuse changeât les allarmes des prémiers en une joie aussi grande qu'inespérée. Ce des sein étoit de tromper Annibal, en laissant
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auprès de lui son camp toujours dans le(An. R. 545. Av. J. C. 207.) même état, de maniére qu'il pût croire que le Consul étoit présent; de traverser lui- même toute la longueur de l'Italie; d'aller se joindre à son collégue pour accabler As drubal, & de revenir ensuite dans son camp avant qu'Annibal se fût apperçu de son ab sence. Néron envoya les Lettres d'Asdrubal aux(Il part pour aller joindre Li- vius son Collégue. Liv. XXVII. 44. App. 343.) sénateurs, & les instruisit de ce qu'il avoit résolu de faire. Il leur donna différens avis sur les précautions qu'il croyoit qu'on de voit prendre dans la conjoncture présente. En même tems il dépêcha des Cavaliers dans tous les pays par où il devoit condui re son Armée, pour ordonner de sa part à tous les habitans des villes & des campagnes de tenir sur le chemin des vivres tout prêts pour la nourriture des soldats, d'y faire con duire des chevaux & d'autres bêtes de som me, pour porter ceux qui se trouveroient fatigués. Pour lui, il choisit dans toute son Armée ce qui s'y trouvoit de meilleures troupes, dont il forma un Corps de six mil le hommes de pié, & de mille cavaliers, à qui il fit entendre qu'il vouloit attaquer une ville de Lucanie dans le voisinage de son camp, & surprendre la garnison Carthagi noise qui la défendoit: qu'ils fussent tout prêts à marcher quand il l'ordonneroit. Il partit de nuit, & prit sa route du cô té du Picenum, (Marche d'Ancone) aiant laissé Q. Catius, un de ses Lieutenans, pour commander en son absence.
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(An. R. 545. Av. J. C. 207. Allarme de Rome sur la nou- velle du dé- part de Né- ron.) La nouvelle du dessein du Consul & de son départ ne jetta pas moins de con sternation dans Rome, qu'il y en avoit eu quelques années auparavant, lorsqu'Annibal étoit venu camper aux portes de la ville. On ne savoit si l'on devoit louer une résolution si hardie, ou la blâmer. Il paroissoit que l'on n'en jugeroit que par l'événement, ce qui est une injustice visible, mais ordinaire aux hommes. „On exagéroit les périlleu ses conséquences d'un projet, qui sem bloit livrer en proie à Annibal un camp laissé sans Chef & sans forces: un projet, qui ne pouvoit avoir de succès qu'autant que l'on réussiroit à tromper le Général le plus attentif & le plus clairvoyant qui fut jamais. Qu'arriveroit-il, si Annibal ve noit à apprendre le départ de Néron, & qu'il entreprît ou de le poursuivre avec toute son Armée, ou de fondre sur son camp laissé en proie & sans défense? Ils se rappelloient ces horribles défaites qui avoient mis l'Empire Romain si près de sa ruïne; & cela dans un tems où ils n'a voient en tête qu'un seul Général, & u ne seule Armée: au-lieu que maintenant ils se voyoient sur les bras deux Guerres Puniques, deux grandes Armées, & pres que deux Annibals. Car ils égaloient As drubal à son frére, & même s'étudioient à trouver des raisons pour lui donner l'a vantage. (a) Et, suivant les impressions 32
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de la crainte, toujours ingénieuse à fai(An. R. 545. Av. J. C. 207.) re envisager les objets du mauvais côté, ils grossissoient à leurs yeux tout ce qui étoit favorable à l'ennemi, & dimi nuoient au contraire tout ce qui pou voit leur donner à eux-mêmes quelque espérance.“ Cependant Néron étoit déja en marche.(Néron dé- clare son dessein à ses troupes. Liv. XXVII. 45.) Il n'avoit point d'abord fait connoître à ses soldats où il les menoit. Lorsqu'il eut fait assez de chemin pour pouvoir s'ouvrir à eux sans danger, il leur exposa son des sein, ajoutant: „Que jamais entreprise n'avoit été ni plus hazardeuse en appa rence, ni plus sure en effet. Qu'il les menoit à une victoire certaine, puisque l'Armée de son collégue étant déja for midable par elle-même, pour peu qu'ils y ajoutassent de renfort ils ne pouvoient manquer de faire pancher la balance. Que la surprise seule que causeroit par mi les ennemis au moment du combat l'étrange nouvelle de l'arrivée d'un se cond Consul avec une Armée, suffi soit pour leur assurer la victoire. Que (a) dans la guerre tout dépend de la renommée, & que les plus légers mo tifs décident souvent de la confiance ou de la crainte du soldat. Qu'au res- 33
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) te ils auroient tout l'honneur d'un suc cès, que les hommes, suivant leur ma niére ordinaire de juger, attribueroient certainement tout entier à ceux qui se roient venus les derniers au secours des autres. Qu'ils voyoient eux-mêmes a vec quel empressement les peuples ve noient au devant d'eux: qu'ils enten doient les éloges que l'on donnoit à leur valeur, & les vœux que l'on faisoit pour leur prospérité.“ En effet, tous les chemins par où ils pas soient étoient bordés d'une foule d'hommes & de femmes accourus des lieux voisins, qui mêloient les louanges aux vœux & aux priéres, relevant le courage de l'entreprise, & en demandant aux Dieux l'heureux suc cès. Il y avoit un combat de générosité en tre les peuples & les soldats: ceux-là vou lant donner avec abondance, & ceux-ci ne voulant rien recevoir au-delà du nécessaire. (Néron ar- rive au camp de Livius, & joint ses troupes à celles de son collé- gue. Liv. XXVII. 46.) Ainsi le courage & l'ardeur des troupes de Néron croissant toujours, on arriva enfin en six ou sept jours d'une marche forcée près du camp de Livius. Néron avoit envoyé des couriers devant, pour avertir Livius de son arrivée, & lui demander s'il vouloit que leur jonction se fît le jour ou la nuit, & s'ils camperoient ensemble ou séparément. son collégue trouva plus à propos qu'il ar rivât de nuit. Afin de mieux tromper l'en nemi, & de lui cacher la venue de ce nou veau renfort, il fut résolu que l'on ne don neroit point au camp de Livius plus d'éten-
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due qu'il n'en avoit auparavant; & que les(An. R. 545. Av. J. C. 207.) Officiers, les Piétons, les Cavaliers de Né ron seroient reçus & recueillis chacun par son semblable. Les troupes de Néron entrérent dans le camp à la faveur des ténébres & du siIence. La joie fut réciproque dans les deux Ar mées. Dès le lendemain on tint un Con seil de guerre, auquel le Préteur L. Porcius assista. Il étoit campé dans le voisinage des Consuls; & avant même qu'ils fussent arri vés, conduisant son Armée par des lieux élevés, tantôt il s'étoit présenté aux enne mis dans des défilés étroits pour leur en dis puter le passage, tantôt il les avoit attaqués en flanc ou par derriére, & avoit mis en pratique toutes les ressources que l'Art mili taire peut fournir au plus foible pour fati guer un ennemi plus fort & plus puissant. Dans le Conseil la plupart étoient d'avis „que l'on différât de quelques jours le combat, pour donner le tems à Néron & à ses soldats de se reposer, & de re prendre haleine. Mais Néron, non seu lement conseilla, mais pria avec instance de ne point rendre téméraire par le dé lai une entreprise que la promtitude ren doit infaillible. Il représenta qu'Annibal, retenu par une espéce de charme qui ne pouvoit pas durer longtems, ne s'étoit avisé ni de le suivre, ni d'attaquer son camp. Que si l'on faisoit diligence, on pouvoit espérer qu'Asdrubal seroit vain cu, & lui retourné à son Armée avant
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) qu'Annibal eût fait aucun mouvement. Que d'accorder du tems à l'ennemi, c'é toit livrer à Annibal le camp qui lui é toit opposé, & lui ouvrir le chemin pour se joindre à son frére. Qu'il faloit donc donner sur le champ la bataille, & pro fiter de l'erreur des ennemis tant absens que présens, qui ignoroient également les uns & les autres le nombre & les for ces de ceux qu'ils avoient en tête, ceux- ci les croyant plus grandes, & ceux-là les croyant moindres, qu'elles n'étoient en effet.“ (Combat contre As- drubal. En- tiére défai- te de son Armée: lui- même est tué. Liv. XXVII. 47- 49.) Cet avis l'emporta, & l'on sortit du camp en ordre de bataille. Asdrubal se mit aussi d'abord en devoir de combattre. Mais en habile Général attentif à tout, aiant remar qué de vieux boucliers qu'il n'avoit point encore vus, des chevaux plus fatigués & plus efflanqués que les autres, & jugeant même à l'œil que le nombre des ennemis é toit plus grand que de coutume, il fit son ner la retraite, & retourna dans son camp. Il n'oublia rien pour éclaircir ses soupçons; & sur les rapports que lui firent ceux qu'il avoit envoyés à la découverte, il connut à- la-vérité que le camp du Consul n'avoit pas plus de circuit qu'auparavant, non plus que celui du Préteur Porcius; & c'est ce qui l'embarrassoit. Mais apprenant qu'on n'a voit donné qu'une fois le signal dans le camp de Porcius, & qu'on l'avoit donné deux fois dans celui du Consul, ce Capi taine expérimenté, & accoutumé à faire la
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guerre contre les Romains, ne douta plus(An. R. 545. Av. J. C. 207.) que les deux Consuls ne fussent réunis. Il entra pour-lors dans une terrible in quiétude sur ce qui étoit arrivé à son frére. Il ne pouvoit s'imaginer, ce qui étoit pour tant très véritable, qu'un Capitaine comme Annibal se fût laissé faire illusion jusqu'au point de ne pas savoir où étoient le Géné ral & l'Armée à qui il avoit affaire. Il jugea qu'assurément il faloit que son frére eût re çu quelque échec considérable, & il crai gnit fort d'être venu trop tard à son secours. Occupé de ces tristes pensées, il fit é teindre tous les feux qui étoient dans son camp, & ordonna à ses troupes de décam per. Dans le desordre d'une marche noctur ne & précipitée, ses guides lui échappérent: desorte que l'Armée, qui ne connoissoit pas le pays, erra d'abord à l'avanture au travers des champs; & bientôt après la plupart des soldats, accablés de sommeil & de lassitu de, abandonnérent leurs drapeaux, & se couchérent de côté & d'autre le long du chemin. Asdrubal, en attendant que l'on vît plus clair, ordonna à ses gens de conti nuer leur marche le long du Métaure, & n'avança pas beaucoup en suivant les bords obliques & tortueux de ce fleuve, qu'il avoit dessein de passer dès qu'il le pourroit: mais il ne trouva point de gué, ce qui donna le tems aux ennemis de le joindre avec leurs trois Armées. Toutes les troupes étant réunies, se ran gérent en bataille. Néron commandoit à
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) la droite, Livius à la gauche, & le Préteur au corps de bataille. Asdrubal avoit com mencé à s'emparer d'une hauteur assez voi sine du fleuve, dans le dessein de s'y re trancher: mais voyant qu'il lui étoit impos sible d'éviter le combat, il fit tout ce que l'on pouvoit attendre de la présence d'esprit & du courage d'un grand Capitaine. Il prit tout d'un coup un poste avantageux, & rangea ses troupes dans un terrain étroit, leur donnant plus de profondeur que de lar geur. Il plaça les éléphans à l'avant-garde; & mit les Gaulois, qui étoient la partie la plus foible de ses troupes à la gauche, où ils étoient appuyés à la hauteur dont j'ai parlé. Il se chargea lui-même de l'aile droi te avec les Espagnols, vieilles troupes en qui il avoit le plus de confiance. Enfin il plaça les Liguriens dans le milieu, immé diatement après les éléphans. Asdrubal commença l'attaque, bien ré solu de vaincre ou de mourir dans cette oc casion, & marcha contre l'aile gauche des Romains commandée par Livius. Là se donnérent les plus grands coups. De part & d'autre des troupes aguerries & pleines de courage, animées encore par la présence des deux Généraux, combattoient avec u ne opiniâtreté invincible, sans que pendant longtems la victoire se déclarât d'aucun côté. Les éléphans avoient mis d'abord quel que desordre dans les prémiers rangs du centre des Romains: mais ensuite, les cris qu'on poussoit de part & d'autre lorsque le
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combat fut plus échaufé, les effrayérent de(An. R. 545. Av. J. C. 207.) telle sorte, qu'il ne fut plus possible de les gouverner, & qu'ils se tournérent égale ment contre les deux partis. Néron aiant fait d'inutiles efforts pour monter sur la colline qu'il avoit en face, & voyant qu'il n'étoit pas possible d'aller aux ennemis par ce chemin: Quoi! s'écria-t-il en s'adressant à ses troupes, & ne pouvant souffrir plus longtems cette inaction, som mes-nous donc venus ici de si loin & avec tant de diligence, pour demeurer les bras croisés, & être simples spectateurs? Il part aussitôt avec la plus grande partie de l'aile droite, passe derriére la bataille, fait tout le tour de l'Armée, & vient fondre obli quement sur l'aile droite des Carthaginois; & bientôt s'étendant il prend même l'enne mi par les derriéres. Jusques-là le combat avoit été douteux. Mais quand les Espa gnols, & bientôt après les Liguriens se virent attaqués en même tems de front, par les flancs & en queue, la déroute fut entiére, & ils furent taillés en pié ces. Le carnage passa bientôt jusqu'aux Gaulois, où l'on trouva encore moins de résistance. Vaincus par le sommeil, & accablés par la fatigue, à laquelle tous les Anciens ont remarqué que cette nation succomboit facilement, à peine pouvoient- ils soutenir le poids de leurs corps & de leurs armes: & comme on étoit sur le mi di, brulés tout à-la-fois de la chaleur & de la soif, ils se laissoient tuer ou prendre,
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) sans se mettre en peine de défendre leur vie & leur liberté. Il y eut plus d'éléphans tués par leurs gouverneurs mêmes, que par les ennemis. Ces gouverneurs étoient munis d'une es péce de couteau pointu, & d'un maillet; & quand ils voyoient que leurs bêtes en troient en fureur, & qu'ils n'en étoient plus les maîtres, ils enfonçoient ce couteau a vec le maillet entre les deux oreilles à l'en droit où le cou se joint à la tête. C'étoit- là le moyen le plus sûr & le plus promt qu'on pût employer pour les tuer quand on ne pouvoit plus les gouverner; & l'inven tion en étoit due à Asdrubal. Ce Général mit dans cette journée le comble à la gloire qu'il s'étoit déja acquise par un grand nombre de belles actions. Il mena ses soldats épouvantés & tremblans au combat contre un ennemi qui les surpas soit en nombre & en confiance. Il les ani ma par ses paroles, il les soutint par son exemple, il employa les priéres & les me naces pour ramener les fuyards, jusqu'à ce qu'enfin voyant que la victoire se déclaroit pour les Romains, & ne pouvant survivre à tant de milliers d'hommes qui avoient quité leur patrie pour le suivre, il se jetta au milieu d'une Cohorte Romaine, où il périt en digne fils d'Amilcar, & en digne frére d'Annibal. Ce combat fut le plus sanglant de toute cette guerre, & soit par la mort du Géné ral, soit par le carnage qui fut fait des trou-
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pes Carthaginoises, il servit comme de re(An. R. 545. Av. J. C. 207. App. 343.) presailles pour la Journée de Cannes; & Appien remarque que ce fut pour consoler & dédommager les Romains de cette terri ble perte, que Dieu leur accorda ici un a vantage si considérable. Il fut tué dans ce combat cinquante-six mille ennemis, & l'on en fit prisonniers cinq mille quatre cens. On retira des mains des Carthaginois plus de quatre mille citoyens, qui étoient pri sonniers chez eux; ce qui fut une conso lation pour la mort de ceux qui avoient été tués dans cette bataille. Car cette victoite couta assez cher aux Romains, puisqu'ils l'achetérent par la perte de huit mille des leurs, qui furent tués sur la place. Les vainqueurs étoient si las de tuer & de répandre du sang, que le len demain, comme on vint dire à Livius qu'il étoit aisé de tailler en piéces un gros d'ennemis qui s'enfuyoit: Non, non, répondit le Général; il est bon qu'il en reste quelques-uns pour porter la nouvelle de la défaite des ennemis & de notre victoire. Néron, dès la nuit qui suivit le combat,(Néron re- tourne à son Armée. Liv. XXVII. 50.) partit pour retourner à son Armée; & fai sant encore plus de diligence à son retour qu'il n'en avoit fait en venant, il rentra, après six jours de marche, dans le camp qu'il avoit laissé près d'Annibal. Il trouva moins de monde sur sa route, parce qu'il n'avoit point envoyé de couriers devant lui. Ceux qui s'y rencontrérent, étoient trans portés d'une joie qu'ils ne pouvoient conte nir.
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) Mais ce qu'il est difficile d'exprimer & de faire sentir, ce sont les divers mouve mens qui agitérent les citoyens de Rome, soit pendant qu'ils furent dans l'incertitude de l'événement, soit quand ils eurent ap pris la nouvelle de la victoire. Depuis qu'on y avoit su le départ de Néron, tous les jours les sénateurs entroient dès le matin dans le sénat avec les Magistrats, & le Peuple remplissoit la Place publique; & personne ne retournoit dans sa maison que la nuit ne fût venue, tant ils étoient occu pés du soin des Affaires publiques. Les Da mes travailloient pour le Bien commun d'u ne autre maniére, en se répandant en fou le dans les Temples, & y offrant conti nuellement aux Dieux leurs priéres & leurs vœux. Ces Payens nous apprennent com bien & comment nous devons nous intéres ser au salut de l'Etat. (La nou- velle de la victoire cause une joie incro- yable dans Rome.) Pendant que toute la ville étoit ainsi par tagée entre la crainte & l'espérance, un bruit assez confus & assez incertain se ré pandit à Rome, que deux Cavaliers qui s'é toient trouvés à la bataille étoient venus dans le camp que l'on avoit placé à l'en trée de l'Ombrie, & qu'ils y avoient annon cé la défaite des ennemis. Cette nouvelle paroissoit trop importante pour être crue lé gérement, & l'on n'osoit pas se flater qu'elle fût vraie. Bientôt après on reçut la Lettre que L. Manlius Acidinus écrivoit du camp d'Ombrie, & qui confirmoit l'arrivée des Ca valiers & leur rapport. Cette Lettre fut por-
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tée à travers la Place publique jusqu'au tribu(An. R. 545. Av. J. C. 207.) nal du Préteur; & tout le monde courut avec tant d'empressement & d'ardeur aux portes de la salle où se tenoit le sénat, que le courier ne pouvoit en approcher, chacun l'arrêtant pour lui faire des questions, & demandant avec grands cris que la Lettre fût lue dans la Tribune aux Harangues avant que d'être portée au sénat. Les Magistrats eurent de la peine à faire écarter la foule, & à faire céder l'avidité & l'empressement populaire à l'ordre & à la décence qu'il convenoit d'observer. La Lettre fut lue d'abord dans le sénat, puis dans l'Assem blée du Peuple; & elle fit différentes im pressions sur les citoyens, selon la différen ce de leur caractére. Car les uns, sans rien attendre davantage, se livrérent sur le champ à tous les transports d'une joie ex cessive: les autres refusoient d'y ajouter foi jusqu'à ce qu'ils eussent vu les Députés des Consuls, ou entendu la lecture de leurs Lettres. Enfin l'on apprit que ces Députés arri voient. Alors tous les citoyens, jeunes & vieux, coururent au devant d'eux avec un égal empressement, chacun (a) brulant d'envie d'apprendre le prémier une si agréa ble nouvelle, & de s'en assurer sur le té moignage de ses yeux & de ses oreil les. Ils remplirent les chemins jusqu'au 34
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) Pont (a) Milvius. Les Députés arrivérent dans la Place publique entourés d'une mul titude infinie de toutes sortes de gens, qui s'adressoient ou à eux, ou à ceux de leur suite, pour savoir ce qui s'étoit passé: & à mesure qu'ils apprenoient que le Général des ennemis avoit été tué, & toute son Armée taillée en piéces; que les Consuls vivoient; que leurs Légions n'avoient souf fert aucune perte considérable, ils alloient aussitôt faire part aux autres de la joie dont ils étoient remplis. Les Députés arrivérent assez difficilement dans le sénat; & l'on eut encore plus de peine à empêcher que le peuple n'y entrât avec eux, & ne se con fondît avec les sénateurs. Les Lettres aiant été lues devant eux, furent portées dans l'Assemblée du Peuple, à qui l'on en fit aussi la lecture. L. Veturius, l'un des Dé putés, exposa ensuite plus en détail ce qui s'étoit passé; & son récit fut suivi de cris de joie & d'applaudissemens de tout le peu ple, qu'il seroit difficile de bien représen ter. Les citoyens sortirent aussitôt de la Place publique, pour aller les uns dans les Tem ples remercier les Dieux d'une si grande fa veur; les autres dans leurs maisons, pour apprendre à leurs femmes & à leurs enfans un succès si grand & si inespéré. Le sénat ordonna des actions de graces publiques 35
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pour trois jours, en reconnoissance de la(An. R. 545. Av. J. C. 207.) victoire signalée que les Consuls Livius & Néron avoient remportée sur les Carthagi nois. Le Préteur C. Hostilius indiqua dans l'Assemblée du Peuple ces processions, où se trouvérent les hommes & les femmes en très grand nombre. Cette victoire causa dans la République une révolution salutaire, & depuis ce jour les citoyens recommencérent à contracter ensemble, à vendre, acheter, faire des emprunts & des payemens, comme on a coutume de faire quand on jouit d'une paix tranquille. C'est dans cette même année, selon Pline, que l'on commença dans Ro(Plinius, XXXIII. 3.) me à battre de la monnoie d'or. Pendant tous ces mouvemens, le Consul(Tête d'As- drubal jet- tée dans le camp d'An- nibal. Il se retire dans le fond de l'Abruzze. Liv. XXVII. 51.) Néron étoit arrivé dans son camp. La tête d'Asdrubal, jettée dans celui des Carthagi nois, apprit à leur Général le funeste sort de son frére. Deux des prisonniers que le Consul fit passer dans son camp, l'instruisi rent en détail de ce qui s'étoit passé à la Journée de Métaure. Annibal, consterné d'une nouvelle également funeste à sa pa trie & à sa maison, s'écria qu'il reconnoissoit à ce cruel coup la fortune de Carthage. Horace lui met dans la bouche des paroles qui expriment bien ses sentimens. C'en(a) 36
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) est fait: je n'envoyerai plus à Carthage de superbes couriers. En perdant Asdrubal, je perds toute mon espérance & tout mon bonheur. Il décampa dans le moment, & se retira aux extrémités de l'Italie dans le Brutium, où il ramassa tout ce qui lui res toit de troupes, n'étant plus en état de les conserver séparées les unes des autres com me auparavant. Il ordonna en même tems à tous les Métapontins de quiter leur ville, & à tous ceux de la Lucanie qui étoient dans son parti d'abandonner leur pays, & de le venir joindre chez les Brutiens. (Triomphe de Livius & de Néron. Liv. XXVIII. 9.) Quoiqu'il y ait eu quelque intervalle en tre la victoire & le triomphe des Consuls, je rapporterai ici tout de suite ce qui regar de ce triomphe, pour ne point interrompre le fil d'une histoire si intéressante, & que l'on sent bien que Tite-Live a travaillée a vec un soin particulier, &, s'il est permis de parler ainsi, avec une sorte de complai sance. Vers la fin de la campagne, les deux Consuls eurent également permission de re venir à Rome, avec cette différence pour tant, que Livius y ramena ses troupes, qui n'étoient plus nécessaires dans la Gaule; au- lieu que celles de Néron eurent ordre de rester dans la province, pour s'opposer aux desseins d'Annibal. Les deux Consuls, par les Lettres qu'ils s'écrivirent, convin rent que pour garder jusqu'au bout cette bonne intelligence qu'ils avoient observée jusques-là entre eux, ils régleroient leur dé-
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part de deux provinces si éloignées, de fa(An. R. 545. Av. J. C. 207.) çon qu'ils pussent arriver en même tems à Rome; & que celui qui seroit le prémier à (a) Préneste, y attendroit son collégue. Le hazard voulut qu'ils y vinssent le même jour. De-là ils envoyérent un courier à Rome, avec un Edit qui ordonnoit au sé nat de s'assembler trois jours après dans le Temple de Bellone pour les recevoir. Etant partis au jour marqué, ils trouvé rent, en approchant de la ville, que le peu ple en étoit sorti en foule pour venir au-de vant d'eux. Ils s'avancérent vers le Tem ple de Bellone entourés de cette multitude infinie, chacun, non content de les saluer, s'empressant d'approcher d'eux, & de bai ser leurs mains victorieuses. Les uns les félicitoient de leur victoire: d'autres les re mercioient du service important qu'ils a voient rendu à la République, en la déli vrant du péril extrême qui la menaçoit. A près qu'ils eurent rendu compte au sénat de leur conduite selon la contume de tous les Généraux, ils demandérent prémiére ment que „l'on rendît aux Dieux des ac tions de graces solennelles pour le cou rage qu'ils leur avoient inspiré dans cette guerre, & pour l'heureux succès dont ils l'avoient couronnée; & en second lieu, qu'on leur permît à eux-mêmes d'entrer en triomphe dans la ville“. Tous les 37
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) sénateurs répondirent d'une commune voix, „Que c'étoit avec une extrême joie qu'ils leur accordoient leur demande, é tant pénétrés de la plus vive reconnois sance pour un succès si éclatant, dont Rome étoit redevable en prémier lieu à la protection des Dieux, & après eux au courage & à la prudence des Consuls.“ On va voir entre ces deux Généraux un rare exemple d'union & de concorde. Com me ils avoient agi avec un concert parfait dans la bataille & la victoire, ils voulurent aussi montrer le même concert dans le triomphe. Mais parce que l'action s'étoit passée dans la province de Livius; que c'é toit lui qui le jour de la bataille avoit eu les auspices & le commandement; & que son Armée étoit revenue à Rome avec lui, au- lieu que Néron avoit laissé la sienne dans la province; ils convinrent que le prémier entreroit dans la ville porté sur un char at telé de quatre chevaux, accompagné de son Armée; au-lieu que Néron seroit simple ment à cheval sans aucune suite. Le triomphe ainsi réglé augmenta enco re la gloire des deux Consuls, mais sur-tout de celui qui, supérieur en mérite, cédoit si généreusement tous les honneurs à son collégue. Aussi tous les éloges furent-ils pour Néron. On disoit „Que celui qu'on voyoit à cheval sans pompe & sans suite, avoit traversé en six jours toute la lon gueur de l'Italie, & avoit combattu en Gaule contre Asdrubal, dans le même
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tems qu'Annibal le croyoit campé près(An. R. 545. Av. J. C. 207.) de lui dans l'Apulie. Qu'ainsi (a) le même Consul, en un même jour & aux deux extrémités de l'Italie, avoit tenu tête aux deux plus redoutables ennemis de la République, en opposant à l'un sa prudence, & à l'autre sa personne. Que d'un côté le nom de Néron avoit suffi pour contenir Annibal: & qui pouvoit douter que de l'autre la victoire rem portée sur Asdrubal ne dût être attribuée au renfort du même Néron, qui par sa promte arrivée avoit étourdi & accablé le Général Carthaginois? Que l'autre Consul pouvoit donc, tant qu'il vou droit, se faire traîner sur un char magni fique, attelé d'un plus grand nombre en core de chevaux: que c'étoit cet unique cheval qui portoit le vrai Triomphateur; & que Néron, quand même il iroit à pié, seroit mémorable à jamais, soit par la gloire qu'il avoit acquise dans cette guerre, ou par celle qu'il avoit méprisée dans le triomphe“. Tant qu'on fut en marche jusqu'au Capitole, le peuple tint de 38
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(An. R. 545. Av. J. C. 2{??}07.) pareils discours au sujet de Néron, & ne cessa d'avoir les yeux attachés sur lui. L'argent qu'on avoit pris sur les ennemis, & qui montoit, selon Polybe, à plus de trois cens talens, (neuf cens mille livres,) fut porté dans le Trésor public. Livius dis tribua à chacun de ses soldats quatorze ses terces, (trente cinq sols.) Néron en pro mit autant aux siens, quand il seroit de re tour à son Armée. On remarqua que le jour du triomphe, les soldats, qui étoient ceux de Livius, cé lébrérent Néron dans leurs chansons beau coup plus que leur propre Général: que les Cavaliers donnérent mille louanges à L. Ve turius & à Q. Cecilius Lieutenans des Con suls, & exhortérent le peuple à les nom mer Consuls pour l'année suivante. Les Consuls eux-mêmes confirmérent ce témoi gnage avantageux de la Cavalerie, en fai sant valoir, dans l'Assemblée du Peuple, les services de ces deux Officiers, dont la valeur & le zèle avoient beaucoup contri bué à la victoire. (Réflexions sur l'entre- prise de Né- ron, & sur la conduite de Livius.) Dans l'importante action que nous ve nons de rapporter, c'est-à-dire dans la dé faite d'Asdrubal, qui eut de si grandes sui tes, & qui, à proprement parler, décida du sort de la seconde Guerre Punique, les Consuls font tous deux un beau & grand personnage; & il me semble que s'il faloit prendre parti pour l'un ou pour l'autre, on seroit embarrassé auquel des deux on de vroit donner la préférence. La hardiesse
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du dessein que forma Néron, la singularité(An. R. 545. Av. J. C. 207.) de l'entreprise, jointe sur-tout à l'heureux succès dont elle fut suivie, jette un éclat qui frappe, qui étonne, & qui enléve les suffrages. Aussi voyons-nous que dans leur triomphe, quoique Livius parût seul don né en spectacle, l'Armée & le Peuple se déclarérent pour Néron, tous les yeux é toient attachés sur sa personne, & ce fut en sa faveur principalement que les louanges & les applaudissemens furent prodigués. Mais ce hardi projet, qui excite si fort l'admiration, est-il donc véritablement louable en lui-même, & séparé de cet éclat éblouissant qui l'environne après l'événe ment? Les allarmes des Romains pendant que Néron étoit en marche pour aller join dre son collégue, étoient-elles mal fondées? & avoient-ils tort d'être disposés à accuser de témérité un Général qui livroit en quel que sorte son Armée & son camp en proie à l'ennemi, en les laissant sans Chef, & dé nués de la meilleure partie de leurs forces? & étoit-il vraisemblable qu'un Guerrier, aussi actif & aussi vigilant que l'étoit Anni bal, dût demeurer pendant plus de douze jours endormi jusqu'au point de ne s'apper cevoir en aucune sorte du départ des trou pes & de l'absence du Consul? Il faut avouer que, s'il y avoit eu en ce la de la témérité, le succès, quelque heu reux qu'il ait été, ne pourroit couvrir ni excuser la faute du Général. Mais on ne peut pas porter ce jugement de l'entreprise
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) de Néron. Il n'est pas si étonnant qu'Annibal ait ignoré le départ des troupes du Consul, ou n'en ait pas été fort touché. Un Géné ral fait tous les jours des détachemens de son Armée plus ou moins grands, qui sont sans conséquence. Celui-ci n'étoit pas fort considérable. sept mille hommes ôtés d'u ne Armée de plus de quarante mille, ne l'affoiblissoient pas assez pour la mettre hors d'état de défense. Il y laissoit des Officiers dont il connoissoit l'habileté & le courage, & qu'il savoit être très capables de com mander en chef. D'ailleurs trois ou quatre Corps d'Armées Romaines, qui environ noient de toutes parts Annibal, suffisoient pour l'empêcher de faire de grands progrès en l'absence du Consul, quand même il s'en seroit apperçu. Ajoutons que ce Gé néral, qui voyoit ses forces beaucoup di minuées par plusieurs échecs qu'il avoit re çus, sembloit être devenu moins vif & moins hardi pour attaquer. C'étoit donc avec raison que l'entreprise de Néron, qui contribua si fort à la victoire, fut générale ment admirée. J'aurois grand tort, si je pré tendois justifier de-même plusieurs actions de sa vie. D'un autre côté, la conduite de Livius n'est pas moins digne d'admiration. On sait combien les Généraux Romains, mê me les plus sages, étoient jaloux de la gloi re de terminer seuls & par eux-mêmes une entreprise ou une guerre qu'ils avoient com mencée, & combien ils craignoient qu'un
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rival ne vînt la leur enlever, ou même la(An. R. 545. Av. J. C. 207.) partager avec eux. Livius ne fait rien pa roître de cette foiblesse ordinaire aux plus grands hommes, ou plutôt de cette délica tesse de gloire & d'honneur. Il étoit en état d'arrêter & de vaincre par lui-même Asdrubal, ou du moins il pouvoit s'en flater. Cependant il voit sans jalousie son collégue, peu de tems auparavant son ennemi déclaré, venir partager avec lui l'honneur de la vic toire. Il faloit que sa réconciliation eût été bien sincére, & qu'il y eût en lui un zèle pour l'intérêt de la patrie bien vif & bien dominant, pour étoufer absolument dans son cœur une sensibilité si naturelle à l'homme, & sur-tout à l'homme de guerre. On voit aussi par-là combien la réponse dure qu'on lui met dans la bouche à l'égard de Fabius, a peu de vraisemblance.
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LIVRE DIX-NEUVIEME.

CE Livre renferme l'histoire de quatre années, 545, 546, 547, 548. Il comprend prin cipalement les expéditions de scipion en Espagne, la pré miére guerre des Romains contre Philippe Roi de Macédoine, la nomination du même scipion pour Consul, & le dessein qu'il forme de porter la guerre en Afrique.

§. I.

Etat des affaires d'Espagne. silanus dé fait deux Corps d'ennemis coup sur coup, & fait prisonnier Hannon l'un des Chefs. Prise d'Oringis dans la Bétique par L. scipion. P. scipion se retire à Tarra gone. La Flotte Romaine, après avoir ravagé l'Afrique, bat celle des Cartha ginois. Traité conclu entre les Romains & quelques autres Peuples contre Phi- lippe. Philippe remporte quelques avan- tages contre les Etoliens. sulpicius fuit devant ce Prince; & celui-ci, à son tour, fuit devant sulpicius. Les Ro- mains & Philippe se mettent en cam-
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pagne. Attale & sulpicius attaquent & prennent Orée. sulpicius est obligé de lever le siége de Chalcis. Description de l'Euripe. Attale est presque surpris par Philippe. Ce Prince retourne en Macédoine. Les Etoliens font la paix avec Philippe. Les Romains font aussi la paix avec ce Prince; & les Alliés de part & d'autre y sont compris. Dé partement des nouveaux Consuls. Ex tinction du feu dans le Temple de Vesta. Culture des terres rétablie en Italie. E- loge d'Annibal. Eloge de scipion. Ré- flexion de Tite-Live sur les affaires d'Es- pagne. scipion remporte une grande victoire sur les Carthaginois commandés par Asdrubal & Magon. scipion re- tourne à Tarragone. Masinissa se joint aux Romains. scipion recherche l'a- mitié de syphax, va le trouver en A- frique, & s'y rencontre avec Asdrubal. scipion assiége & prend Illiturgis, & la détruit entiérement. Castulon se rend, & est traitée avec moins de sévérité. Jeux & Combats de Gladiateurs donnés par scipion, en l'honneur de son pére & de son oncle. Résolution horrible des habitans d'Astapa. Ils sont tous tués. Entreprise sur Cadix. Maladie de sci- pion, qui donne lieu à une sédition. Révolte des Romains campés à sucrone. scipion use d'une adresse infinie pour appaiser & punir la sédition.
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.)

C. Claudius Nero.

M. Livius II.

(Etat des affaires d'Espagne. Liv. XXVIII. 1.) Nous avons vu l'effet que la mort d'Asdrubal avoit produit en Italie: voici quelle étoit alors en Espagne la situation des Romains & des Carthaginois. Asdru bal fils de Gisgon s'étoit retiré dans la Béti que. Les côtes de la Mer Méditerranée, & toute la partie orientale de la Province, étoient occupées par les troupes de scipion, & soumises à la domination des Romains. Hannon, qui étoit venu d'Afrique avec une nouvelle Armée pour succéder à Asdrubal fils d'Amilcar, s'étant joint à Magon, entra dans la Celtibérie qui est au milieu des ter res, où il se vit bientôt à la tête d'une puis sante Armée. (silanus dé- fait deux Corps d'en- nemis coup sur coup, & fait prison- nier Han- non l'un des Chefs. Liv. XXVIII. 1. 2.) scipion envoya contre lui M. silanus avec dix mille hommes de pié, & cinq cens chevaux. Celui-ci fit tant de diligence, malgré la difficulté des chemins, qu'il arri va assez près des ennemis avant qu'ils eus sent eu aucune nouvelle de sa marche. Il n'en étoit éloigné que de dix mille pas, lorsqu'il apprit des transfuges Celtibériens qui lui avoient servi de guides, qu'il y avoit assez près du chemin par où il devoit passer deux Armées ennemies; l'une sur la gauche, commandée par Magon, & composée de neuf mille Celtibériens nouvellement levés, qui n'observoient presque aucune discipli ne; l'autre sur la droite, toute de Cartha-
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ginois aguerris & bien disciplinés, comman(An. R. 545. Av. J. C. 207.) dée par Hannon. silanus n'hésita point. Il ordonna à ses troupes de prendre le plus qu'elles pourroient sur la gauche, évitant de se faire voir aux gardes avancées des en nemis. Elles n'en étoient plus qu'à mille pas, lorsque les Celtibériens les virent en fin, & commencérent à s'ébranler, mais avec beaucoup de consternation & de desor dre. silanus avoit fait prendre de la nour riture à son Armée, & l'avoit rangée en bataille. Magon, aux prémiers bruits qu'il entendit, accourut promtement, & rangea les troupes en bataille le mieux qu'il put. On en vint aux mains. Les Celtibériens ne firent pas une longue résistance, & fu rent taillés en piéces. Les Carthaginois, qui sur la nouvelle du combat étoient venus de l'autre camp, & s'étoient hâtés extrêmement pour arriver à leur secours, eurent le même sort. Hannon leur Général fut pris avec ceux des Carthaginois qui é toient arrivés les derniers, & avoient trou vé leurs compagnons défaits. Presque toute la Cavalerie, & ce qu'il y avoit de vieilles troupes dans l'Infanterie, suivit Magon dans la fuite, & en dix jours de marche alla se ranger sous les drapeaux d'Asdrubal dans la province de Cadix. Mais les Celtibériens, nouvelles milices, se dispersérent dans les forêts prochaines, & de-là regagnérent leurs maisons. Par cette victoire remportée fort à pro pos, silanus étoufa des mouvemens qui
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) n'étoient pas fort considérables dans leur naissance, mais qui pouvoient être la source d'une guerre très dangereuse, si les Cartha ginois, après avoir soulevé les Celtibériens, avoient eu le tems de faire prendre aussi les armes aux Nations voisines. C'est pourquoi scipion lui donna tous les éloges que sa di ligence & sa valeur méritoient; & pour ne point frustrer lui-même l'espérance que cet heureux succès donnoit de terminer bientôt la guerre, il partit aussitôt pour aller cher cher aux extrémités de l'Espagne Asdrubal, le seul ennemi qui restoit à vaincre. Ce Général Carthaginois étoit alors cam pé dans la Bétique, pour retenir dans le parti des Carthaginois les peuples de cette contrée qui étoient leurs alliés. Mais aiant appris le dessein de scipion, il décampa avec une précipitation qui ressembloit plus à une fuite qu'à une retraite, & se réfugia sur les bords de l'Océan, du côté de Cadix. Et comme il étoit persuadé que tant qu'il tiendroit ses troupes réunies en un seul corps, il seroit exposé aux attaques des en nemis, il distribua ses soldats en différentes villes, dont les murailles défendroient leurs personnes, comme leurs armes en défen droient les murailles. (Prise d'O- ringis dans la Bétique par L. sci- pion. Liv. XXVIII. 3. 4.) scipion jugeant que les villes où les en nemis s'étoient renfermés lui couteroient, pour les prendre, peu de peine à-la-vérité, mais beaucoup de tems, résolut de re tourner sur ses pas dans l'Espagne citérieu re, c'est-à-dire en-deçà de l'Ebre. Ce-
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pendant, pour ne pas laisser absolument ce(An. R. 545. Av. J. C. 207.) pays à la discrétion des Carthaginois, il envoya son frére L. scipion avec dix mille hommes de pié & mille chevaux pour assiéger Oringis, la ville la plus opu lente de cette contrée. Elle ne fit pas une longue résistance. Les habitans, dans la crainte que l'ennemi, s'il les prenoit d'as saut, n'égorgeât tous ceux qui lui tombe roient sous la main, sans distinction ou d'Espagnols ou de Carthaginois, ouvrirent les portes de la ville aux Romains. Tous les Carthaginois furent chargés de chaînes, aussi-bien que trois cens des habitans qui avoient fait tous leurs efforts pour faire a vorter le dessein de leurs compatriotes. On rendit aux autres leur ville, leurs biens, & la liberté. Il y eut à la prise de cette ville environ deux mille ennemis de tués: les Romains ne perdirent pas plus de quatre- vingts-dix hommes. Cette conquête donna une grande joie à L. scipion & à ses troupes, & leur fit beaucoup d'honneur lorsqu'ils allérent re joindre leur Général & son Armée, con duisant devant eux une foule de prison niers qu'ils avoient faits à cette expédi tion. P. scipion donna à son frére tou tes les louanges qu'il méritoit, parlant dans les termes les plus honorables de la prise d'Oringis, dont il égaloit la gloire à celle qu'il avoit acquise lui-même en se rendant maître de Carthagéne. Mais comme l'hi(P. scipion se retire à Tarragone.) ver approchoit, & qu'il ne lui restoit pas
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) assez de tems pour tenter Cadix, ou pour aller attaquer les diverses parties de l'Ar mée d'Asdrubal dispersées par la province, il repassa avec toutes ses troupes dans l'Es pagne citérieure; & aiant mis ses Légions en quartier d'hiver, & fait partir son frére pour Rome avec Hannon & les plus consi dérables des prisonniers Carthaginois, il s'en alla lui-même à Tarragone. (La Flotte Romaine, après avoir ravagé l'A- frique, bat celle des Carthagi- nois. Liv. XXVIII. 4.) Cette même année, la Flotte Romaine, commandée par le Proconsul M. Valerius Levinus, passa de sicile en Afrique, & fit de grands ravages sur les limites du ter ritoire de Carthage, & même autour des murailles d'Utique. Comme elle s'en re tournoit en sicile, elle rencontra celle des Carthaginois, composée de soixante & dix vaisseaux de guerre. Elle l'attaqua, prit dix-sept galéres, & en coula quatre à fond. Tout le reste fut mis en déroute. Le Gé néral Romain aiant ainsi vaincu les ennemis par terre & par mer, s'en retourna à Lily bée avec un butin considérable de toute es péce. Et comme il ne paroissoit plus de vaisseaux ennemis sur toute cette mer, on fit passer de sicile à Rome des convois de blé très considérables. (Traité con- clu entre les Ro- mains & quelques autres Peu- ples contre Philippe. Polyb. IX. 561-571.) Il a e'te' parle' dans le Tome précé dent du Traité conclu entre les Romains & ceux d'Etolie contre Philippe Roi de Ma cédoine. On avoit invité plusieurs autres Peuples & plusieurs Rois à y entrer. Il pa roit qu'Attale Roi de Pergame, Pleurate & scerdiléde tous deux Rois, le prémier
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dans la Thrace, l'autre dans l'Illyrie, pro(An. R. 545. Av. J. C. 207.) fitérent de cette invitation. Les Etoliens exhortérent ceux de sparte à en faire au tant. Leur Député représenta vivement aux Lacédémoniens tous les maux dont les Rois de Macédoine les avoient acca blés, sur-tout le dessein qu'ils avoient tou jours eu & qu'ils avoient encore d'oppri mer la liberté de la Gréce. Il conclut en demandant que les Lacédémoniens persé vérassent dans l'alliance qu'ils avoient an ciennement faite avec les Etoliens, qu'ils entrassent dans le Traité conclu avec les Romains, ou que du moins ils demeuras sent neutres. Lyciscus, Député des Acarnaniens, parla après lui, & se déclara ouvertement pour les Macédoniens. Il fit valoir les ser vices „que Philippe pére d'Alexandre, & Alexandre lui-même, avoient rendus à la Gréce en attaquant & ruïnant les Perses, qui en étoient les plus anciens & les plus cruels ennemis. Il insista sur la honte & sur le danger qu'il y avoit à donner entrée dans la Gréce à des Bar bares; il appelloit ainsi les Romains. Il dit qu'il étoit de la sagesse des spartiates de prévoir de loin l'orage qui com mençoit à se former en Occident, & qui bientôt sans doute éclateroit, d'a bord sur la Macédoine, puis sur la Gréce entiére, dont il causeroit la ruïne.“ Le Fragment de Polybe, où cette déli-
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) bération est rapportée, ne marque point quel en fut le succès. La suite de l'histoire fait connoître que sparte se joignit aux E toliens, & entra dans le Traité commun. Elle étoit pour-lors partagée en deux fac tions, dont les intrigues & les disputes, poussées jusqu'aux derniéres violences, ex citoient de grands troubles dans la ville. L'une portoit avec chaleur les intérêts de Philippe, l'autre étoit ouvertement décla rée contre lui; celle-ci prévalut. Il paroit que Machanidas étoit à la tête de la der niére, & que profitant des troubles qui agitoient pour-lors la République, il s'en rendit maître, & en devint le Tiran. Les Alliés songérent à faire au-plutôt usage du surcroit de forces que leur donnoit le nouveau Traité par l'union de plusieurs peuples. (Origine d'Attale Roi de Per- game.) Attale I, Roi de Pergame, rendit de grands services au Peuple Romain dans la guerre contre Philippe. Cette petite sou veraineté avoit été fondée, un peu plus de quarante ans avant le tems dont nous par lons, par Philétére, Officier fort estimé pour sa bravoure & sa prudence. Lysima que, l'un des successeurs d'Alexandre, lui confia ses trésors, qu'il avoit renfermés dans le château de Pergame. Après la mort de Lysimaque, il demeura maître des trésors & de la ville. Il les laissa en mourant à Euméne I. son neveu, qui augmenta sa Principauté de quelques villes qu'il prit sur les Rois de syrie. AttaleI. son cousin,
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dont il s'agit ici, lui succéda. Il prit le titre(An. R. 545. Av. J. C. 207.) de Roi après avoir vaincu les Galates, & le transmit à sa postérité, qui en jouit jus qu'à la troisiéme génération. Je vais achever tout de suite l'histoire de cette guerre des Romains & de leurs Alliés contre Philippe, en la reprenant depuis le Consulat de Marcellus & de Crispinus [] [] où nous l'avons laissée, jusqu'à la paix conclue sous le Consulat de scipion & de Crassus. Par-là je ne serai point obligé de couper par des faits beaucoup moins importans le fil de l'histoire de la guerre d'Annibal, qui est ici notre grand objet. Machanidas fut des prémiers à se met(An. R. 548. Av. J. C. 204. Philippe remporte quelques avantages contre les Etoliens. Liv. XXVII. 30. Polyb. X. 612.) tre en campagne. Il entra avec ses troupes sur les terres des Achéens, dont il étoit tout voisin. Aussitôt les Achéens & leurs Alliés députent vers Philippe, & le pressent de venir en Gréce pour les défendre & les soutenir. Il ne tarda pas. Les Etoliens, sous la conduite de Pyrrhias, qui cette an née avoit été nommé leur Général conjoin tement avec le Roi Attale, s'avancent à sa rencontre jusqu'à Lamia. Pyrrhias a voit avec lui les troupes qu'Attale & sulpi cius lui avoient envoyées. Philippe le bat tit deux fois, & les Etoliens furent obligés de se renfermer dans les murs de Lamia. Philippe se retira à (a) Phalare avec son Armée. Il en partit pour se rendre à Argos, où 39
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(An. R. 548. Av. J. C. 204. sulpicius fuit devant Philippe. Liv. XXVII. 30. 31.) l'on étoit près de donner les Jeux Néméens, dont il étoit bien aise d'augmenter la célé brité par sa présence. Pendant qu'il étoit occupé à la célébration de ces Jeux, sulpi cius étant parti de (a) Naupacte, & aiant débarqué entre sicyone & Corinthe, rava gea tout le plat-pays. Philippe, sur cette nouvelle, quita les Jeux, marcha promte ment contre les ennemis, & les trouvant chargés de butin, il les mit en fuite, & les poursuivit jusqu'à leurs vaisseaux. De re tour aux Jeux, il fut reçu avec un applau dissement général; d'autant plus qu'aiant quité son diadême & sa pourpre royale, il s'égaloit & se confondoit avec les simples citoyens: spectacle bien agréable & bien flateur pour des villes libres. Mais autant que ses façons populaires l'avoient fait ai mer, autant bientôt ses débauches énormes le rendirent odieux. (Philippe, à son tour, fuit devant sulpicius. Liv. XXVII. 32.) Quelques jours après la célébration des Jeux, Philippe s'avance jusqu'à la ville (b) d'Elis, qui avoit reçu une garnison Eto lienne. Le prémier jour il ravagea les ter res voisines: puis il s'approcha de la ville en bataille rangée, & fit avancer quelques Corps de Cavalerie jusqu'aux portes, pour engager les Etoliens à faire une sortie. Ils sortirent en effet. Mais Philippe fut bien étonné de voir parmi eux des troupes Ro maines. sulpicius étant parti de Naupacte 40 41
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avec quinze galéres, & aiant débarqué qua(An. R. 543{??}. Av. J. C. 204. Plutar. in Philop. 360.) tre mille hommes, étoit entré de nuit dans la ville d'Elis. Le combat fut rude. Dé mophante, Général de la Cavalerie des Eléens, aiant apperçu Philopémen qui commandoit celle des Achéens, s'avança hors des rangs, & courut impétueusement contre lui. Celui-ci l'attendit de pié ferme, & le prévenant il le renversa d'un coup de pique aux piés de son cheval. Démophan te tombé, sa Cavalerie prit la fuite. D'un autre côté, l'Infanterie Eléenne combat toit avec avantage. Le Roi voyant que les siens commençoient à plier, pousse son cheval au milieu de l'Infanterie Romaine. son cheval, percé d'un coup de javelot, le jette par terre. Alors le combat devient furieux, chacun de son côté faisant des ef forts extraordinaires, les Romains pour se saisir de Philippe, les Macédoniens pour le sauver. Le Roi signala son courage en cette occasion, aiant été obligé de combat tre longtems à pié au milieu de la Cavale rie. Il se fit dans ce combat un grand car nage. Enfin aiant été enlevé par les siens, & mis sur un autre cheval, il se retira. Il alla camper à cinq milles de-là, & le len demain aiant attaqué un château où s'étoit retirée une grande multitude de paysans a vec tous leurs troupeaux, il fit quatre mille prisonniers, & prit vingt mille bê tes tant de gros que de menu bétail: foi ble avantage, & qui ne devoit pas le con-
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) soler de l'affront qu'il venoit de recevoir à Elis. Dans ce moment il reçut nouvelle que les Barbares avoient fait une irruption dans la Macédoine. Il partit sur le champ pour aller défendre son pays, aiant laissé aux Alliés deux mille cinq cens hommes de son Armée. sulpicius avec sa Flotte se retira à (a) Egine, où il se joignit au Roi Atta le, & y passa l'hiver. (An. R. 545. Av. J. C. 207. Les Ro- mains & Philippe se mettent en campagne. Liv. XXVIII. 5.) Dès que le printems fut venu, le Pro consul sulpicius & le Roi Attale sortirent d'Egine, & se rendirent à (b) Lemnos avec leurs Flottes, qui jointes ensemble faisoient soixante galéres. Philippe de son côté, pour être en état de faire face à l'ennemi soit par terre soit par mer, s'avança vers (c) Démétriade. Les Ambassadeurs des Alliés y vinrent de tous côtés, pour implorer son secours dans le danger pressant où ils se trouvoient. Il les écouta favorablement, & leur promit à tous de leur envoyer du se cours selon que le tems & le besoin l'exi geroient. Il le fit en effet, & envoya diffé rens corps de troupes en différens endroits, pour les mettre en sureté contre l'attaque des ennemis, après quoi il retourna à Dé métriade. Et afin de pouvoir courir à propos au secours des Alliés qui se roient attaqués, il établit dans la Phocide, 42 43 44
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dans l'Eubée, & dans la petite Ile de (a)(An. R. 545. Av. J. C. 207.) Péparéthe des signaux, & plaça de son cô té sur le Tisée, montagne fort haute de Thessalie, des gens pour les observer, afin d'être averti promtement de la marche des ennemis, & des endroits qu'ils auroient dessein d'attaquer. J'ai expliqué ailleurs † avec étendue ce(† Hist. Ane. Tom. VIII.) que Polybe a écrit sur les signaux par le feu. La matiére est fort curieuse. Le Proconsul & le Roi Attale s'avancé(Attale & sulpicius assiégent & prennent Orée. Liv. XXVIII. 5. 6.) rent vers l'Eubée, & formérent le siége d'Orée qui en est une des principales villes. Elle avoit deux citadelles très bien forti fiées, & pouvoit faire une longue résistan ce: mais Plator, qui y commandoit pour Philippe, la livra par trahison aux assié geans. Il avoit donné exprès les signaux trop tard, afin que le secours ne pût pas ar river à propos. Il n'en fut pas ainsi de Chal(sulpicius est obligé de lever le siége de Chalcis.) cis, que sulpicius avoit assiégée aussitôt a près qu'Orée avoit été prise. Les signaux y furent donnés à propos; & le Comman dant, sourd aux promesses du Proconsul, se préparoit à faire une bonne défense. sul picius vit bien qu'il avoit fait une tentative imprudente, & il eut la sagesse d'y renon cer sur le champ. La ville étoit très bien fortifiée par elle-même, & d'ailleurs située sur l'Euripe, ce Détroit fameux où le flux(Descrip- tion de l'Euripe.) & le reflux n'arrivent pas sept fois par jour 45
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) à des tems fixes & marqués, comme c'est, dit Tite-Live, le bruit commun; mais où ce mouvement alternatif est bien plus fré quent, & où les flots sont agités tantôt d'un côté tantôt de l'autre avec tant de violence, qu'on diroit que ce sont des torrens qui se précipitent par bonds du haut des monta gnes sans régle & sans mesure; desorte que les vaisseaux ne peuvent en aucun tems y trouver ni repos, ni sureté. (Attale est presque sur- pris par Philippe. Liv. XXVIII. 7.) Attale assiégea Oponte, ville des Lo criens, située assez près de la mer. Phi lippe fit une diligence extraordinaire pour la secourir, aiant fait en un seul jour plus de soixante milles, c'est-à-dire plus de vingt lieues. La ville venoit d'être prise quand il approcha, & il auroit pu surprendre Attale qui la ravageoit, si celui-ci, averti de son arrivée, ne se fût retiré précipitamment. Philippe le poursuivit jusqu'au bord de la mer. Attale s'étant retiré à Orée, & aiant ap pris que Prusias Roi de Bithynie étoit en tré dans ses Etats, il reprit le chemin de l'Asie, & sulpicius retourna à l'Ile d'Egi ne. Philippe, après avoir pris plusieurs pe tites villes, & fait échouer le dessein de Machanidas Tiran de sparte, qui songeoit à attaquer les Eléens occupés à préparer la célébration des Jeux Olympiques, se rendit à l'Assemblée des Achéens qui se tenoit à (a) Egium, où il comptoit trouver la Flot- 46
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te Carthaginoise, & la joindre à la sienne:(An. R. 545. Av. J. C. 207.) mais celui qui la commandoit aiant appris qu'Attale & les Romains étoient partis d'O rée, se retira, dans la crainte qu'ils ne vins sent l'attaquer. Philippe(a) avoit une vraie douleur de(Philippe retourne en Macédoine. Liv. XXVIII. 8.) voir que, quelque diligence qu'il pût faire, il n'arrivoit jamais à tems pour exécuter ses projets: la fortune, disoit-il, prenant plai sir à éluder tous ses efforts, à lui enlever sous ses yeux toutes les occasions, & à lui ravir des mains tous ses avantages lorsqu'il étoit près de les saisir. Il dissimula pourtant son chagrin dans l'Assemblée, & y parla a vec un air de fermeté & de confiance. Aiant pris les Dieux & les Hommes à témoin qu'il n'avoit manqué aucune occasion de se met tre en marche pour chercher par-tout les ennemis, il ajouta qu'il étoit (b) difficile de décider s'il faisoit paroître plus d'audace à les chercher, ou eux plus de promtitude à le fuir. Que c'étoit déja de leur part un aveu qu'ils se croyoient inférieurs à lui en forces: mais qu'il espéroit remporter bien tôt sur eux une victoire complette, qui en seroit une preuve sensible. Ce discours rassura beaucoup les Alliés. Après avoir donné les ordres nécessaires, & fait quel- 47 48
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(An. R. 545. Av. J. C. 207.) ques légéres expéditions, il retourna en Ma cédoine, pour y porter la guerre contre les Dardaniens.
(An. R. 547. Av. J. C. 205.)

(Les Eto- liens font la paix a- vec Philip- pe. Liv. XXIX. 12.) Il se passa une année, pendant laquelle les Romains, occupés de soins plus impor tans, donnérent peu d'attention aux affai res de la Gréce. Les Etoliens, se voyant négligés de ce côté-là qui faisoit toute leur ressource, firent leur paix avec Philippe. A peine le Traité étoit-il conclu, qu'on vit arriver P. sempronius Proconsul avec dix mille hommes d'Infanterie, mille Chevaux, & trente-cinq Vaisseaux de guerre, ce qui étoit un secours fort considérable. Il leur sut fort mauvais gré d'avoir conclu cette paix sans le consentement des Romains, contre la teneur expresse du Traité d'Al liance. (Les Ro- mains font aussi la paix avec Philippe, & les Al- liés de part & d'autre y sont com- pris. Liv. ibid.) Cependant il ne s'opiniâtra point à poursuivre la guerre; & les Epirotes, qui en souhaitoient aussi la fin, s'étant assurés de ses dispositions, envoyérent des Dépu tés vers Philippe qui étoit retourné en Ma cédoine, pour le porter à conclure une paix générale, lui faisant entendre qu'ils se tenoient comme assurés que s'il consentoit à avoir une entrevue avec sempronius, ils conviendroient facilement des conditions. Le Roi reçut cette proposition avec joie, & se rendit en Epire. Comme de part &
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d'autre on souhaitoit la paix, Philippe afin(An. R. 547. Av. J. C. 205.) de mettre ordre aux affaires de son Royau me, les Romains pour être en état de pous ser plus vigoureusement la guerre contre Carthage, le Traité fût bientôt conclu. On convint que trois ou quatre villes ou petits peuples de l'Illyrie demeureroient aux Ro mains, & (a) l'Atintanie à Philippe, au cas que le sénat y consentît. Le Roi fit comprendre dans le Traité Prusias Roi de Bithynie, les Achéens, les Béotiens, les Thessaliens, les Acarnaniens, les Epiro tes. Les Romains de leur part, y compri rent ceux d'Ilium, le Roi Attale, Pleu rate, Nabis Tiran de sparte qui avoit succédé à Machanidas, les Eléens, les Messéniens, les Athéniens. Le Peuple Romain ratifia le Traité, parce qu'on é toit bien-aise que la République fût dé livrée de tout autre embarras, pour tour ner toutes ses forces contre l'Afrique. Ainsi fut terminée cette guerre des Al liés, par une paix qui ne fut pas de lon gue durée. Je reprens le fil de l'histoire de la guerre contre Annibal, que j'ai un peu interrom pu pour raconter de suite ce qui regarde cel le contre Philippe. 49
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.)

(Départe- ment des Consuls. Liv. XXVIII. 11.) C'est ici la treiziéme année de la se conde Guerre Punique. Les deux Consuls eurent pour province le Brutium (la Cala bre ultérieure) & furent chargés de tenir tête à Annibal. On marqua leurs départe mens à tous ceux qui devoient comman der. (Extinction du feu dans le Temple de Vesta. Liv. ibid.) Tous les prodiges qu'on annonça pour lors en grand nombre, ne causérent pas tant de crainte & tant d'allarmes, que l'extinction du feu dans le Temple de Ves ta. La Vestale, par la négligence de qui ce malheur étoit arrivé, fut frappée de ver ges par l'ordre du Grand-Pontife P. Lici nius; & l'on ordonna à ce sujet des prié res particuliéres pour appaiser la colére des Dieux. (Culture des terres rétablie en Italie. Liv. ibid.) Avant que les Consuls partissent pour la guerre, le sénat les avertit de prendre soin de rappeller dans les campagnes ceux qui les avoient abandonnées, & de rétablir la culture des terres. Ce qui rendoit ce réta blissement difficile, c'est que la guerre avoit emporté la plupart des hommes libres qui s'attachoient au labourage; qu'on ne trou voit pas assez d'esclaves pour les remplacer; que les troupeaux avoient été enlevés, & les métairies ruïnées ou brulées en beau coup d'endroits. Malgré ces obstacles, l'au-
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torité des Consuls rendit aux campagnes un(An. R. 546. Av. J. C. 206.) grand nombre de leurs habitans. Dès que le printems fut venu, les Con suls partirent pour aller se mettre à la tête de leurs Armées. Ils passérent dans la Lu canie, qu'ils firent rentrer sous la puissance du Peuple Romain, sans être obligés d'em ployer la force des armes. Cette année se passa sans qu'il y eût au(Eloge d'Annibal. Liv. XXVIII. 12. Polyb. XI. 637.) cune action entre eux & Annibal. Car ce Général, après avoir vu tout récemment sa famille & sa patrie frappées d'un si terri ble coup par la mort d'Asdrubal son frére, & par l'entiére défaite de son Armée, ne crut pas qu'il lui convînt d'aller attaquer des ennemis victorieux. Les Romains, de leur côté, voyant qu'il se tenoit en repos, ju gérent à propos de l'y laisser, tant son nom seul leur paroissoit redoutable dans le tems même qu'autour de lui tout tomboit en dé cadence. Ici Polybe, & après lui Tite-Li ve, font une réflexion tout-à-fait capable de donner une grande idée d'Annibal. Il semble, disent-ils, que ce grand homme le soit montré encore plus digne d'admiration dans la mauvaise fortune, que dans la bon ne. En effet, n'est-ce pas une chose qui tient du prodige, que depuis treize ans qu'il faisoit la guerre dans un pays étranger, fort loin de sa patrie, avec des succès fort diffé rens; à la tête d'une Armée composée, non de citoyens Carthaginois, mais d'un amas confus de plusieurs Nations qui n'étoient unies entre elles ni par les mêmes loix, ni
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) par le même langage; & dont les habits, les cérémonies, les sacrifices, & les Dieux mê me étoient différens; il ait su les lier ensem ble, & serrer leur union par des nœuds si étroits, que pendant cette longue suite d'an nées il ne se soit jamais élevé ni aucune dis corde entre ses troupes, ni aucune sédition contre leur Chef, quoique souvent les vi vres & l'argent leur eussent manqué dans un pays ennemi; ce qui dans la prémiére Guerre Punique avoit causé tant de desor dres entre les Commandans & les soldats? Mais depuis qu'il eut perdu son unique res source par la mort d'Asdrubal & la défaite de son Armée, & qu'il eut été obligé de se retirer dans un petit coin du Brutium en a bandonnant tout le reste de l'Italie, à qui ne paroîtra-t-il pas surprenant qu'il ne se soit excité aucun mouvement parmi ses soldats dans une conjoncture où tout lui manquoit? Car les Carthaginois, assez embarrassés à trouver des moyens de se conserver dans l'Espagne, ne lui envoyoient pas plus de secours que s'il eût eu tout en abondance dans l'Italie. Voilà un de ces traits mar qués qui caractérisent un homme supérieur, & qui font voir jusqu'à quel point Annibal avoit porté l'habileté dans le métier de la Guerre. (Eloge de scipion.) Celle de scipion n'étoit pas moins admi rable. La sage vivacité de ce Général en core fort jeune rétablit entiérement les af faires des Romains en Espagne, comme la courageuse lenteur de Fabius l'avoit fait au-
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paravant en Italie. De si heureux commen(An. R. 546. Av. J. C. 206.) cemens se soutinrent toujours par une con duite uniforme qui ne se démentit jamais en rien, & par une suite non interrompue de grandes & belles actions, qui mirent le comble à sa gloire, & terminérent heureu sement la plus dangereuse guerre qu'eurent jamais les Romains. Tite-Live remarque ici que les affaires(Réflexion de Tite Li- ve sur les affaires d'Espagne. Liv. XXVIII. 12.) d'Espagne, par rapport aux Carthaginois, étoient à peu près dans la même situation que celles d'Italie. Car les Carthaginois aiant été vaincus dans un combat où leur Chef fut pris, avoient été obligés de se re tirer aux extrémités de la province, & jus ques sur les bords de l'Océan. Toute la dif férence qu'il y avoit, c'est que l'Espagne, tant par le génie des habitans, que par la nature & la situation des lieux, étoit beau coup plus propre à renouveller la guerre, non seulement que l'Italie, mais que toutes les autres parties de l'Univers. Aussi, quoi que ce soit la prémiére des provinces qui sont en terre-ferme où les Romains sont entrés, c'est cependant la derniére qui ait été tout-à-fait soumise: ce qui n'arriva que sous Auguste. Dans le tems dont il s'agit, scipion don(scipion remporte une grande victoire sur les Cartha- ginois com- mandés par Asdrubal& Magon.) na de grandes preuves de son habileté & de son courage. Asdrubal fils de Gisgon, le plus illustre des Généraux Carthaginois a près ceux de la famille Barcienne, étant revenu de Cadix, passa dans l'Espagne
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) (a) ultérieure. Avec le secours de Ma gon frére d'Annibal, il fit de grandes levées dans tout le pays, & mit sur pié une Ar mée de cinquante (b) mille hommes d'In fanterie, & de quatre mille cinq cens Che vaux. Les deux Généraux Carthaginois cam pérent auprès de (c) silpia dans une vaste plaine, à dessein d'accepter la bataille si les Romains la leur présentoient. scipion jugea bien qu'il n'étoir pas en é tat de résister à de si grandes forces avec les seules Légions Romaines; & qu'il faloit ab solument leur opposer, au moins pour la montre, des secours tirés de l'Espagne mê me, en évitant cependant de se confier à ces Barbares, & d'en associer à son Armée un si grand nombre, qu'en lui manquant de foi ils pussent causer sa perte, comme ils a voient causé celle de son pére & de son on cle. Le détail du combat qui va suivre, prouvera avec quelle sagesse il exécuta ce projet. Etant parti de Tarragone, & aiant reçu en chemin à (d) Castulon quelques se cours que silanus lui amenoit, il s'avança 50 51 52 53
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jusqu'à la ville de Bécula avec toutes(An. R. 546. Av. J. C. 206.) ses forces, qui montoient à quarante-cinq mille hommes de pié, & trois mille che vaux. Quand les deux Armées furent en pré sence, il se donna de légéres escarmouches de part & d'autre. Après que les deux par tis eurent assez essayé leurs forces dans plu sieurs petits combats, Asdrubal mit le pré mier ses troupes en bataille. Les Romains aussitôt en firent autant. Les deux Armées étoient rangées devant les retranchemens de leur camp, où elles demeuroient en repos, l'une attendant que l'autre commençât la charge. Le soir étant venu sans que l'une ni l'autre se fût ébranlée, Asdrubal d'abord, & scipion après lui, firent rentrer les sol dats dans leur camp. Ce manége dura plu sieurs jours, sans qu'on en vînt à une ac tion. Les deux Armées demeuroient toujours rangées de la même sorte. D'un côté les Romains, & de l'autre les Carthaginois mê lés d'Africains, étoient au corps de batail le. Les Espagnols, égalementalliés des Ro mains & des Carthaginois, étoient sur les ailes dans les deux Armées. Trente-deux éléphans, placés devant les prémiers rangs des Carthaginois, paroissoient de loin com me des châteaux ou des tours. On comp toit dans les deux camps, que les troupes combattroient dans l'ordre où elles avoient été rangées jusqu'alors: mais scipion avoit résolu de changer toute cette disposition le
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) jour qu'il livreroit véritablement la bataille. Dès le soir il donna ordre qu'on fît prendre de la nourriture aux hommes & aux che vaux avant le jour, & que la Cavalerie se tînt prête à marcher au prémier ordre. A peine le jour avoit-il paru, qu'il déta cha toute sa Cavalerie avec les soldats ar més à la légére contre les corps de garde des Carthaginois. Un moment après il par tit lui-même avec toute son Infanterie, pla çant, contre l'opinion des ennemis & des siens, les soldats Romains sur les ailes, & les Espagnols dans le milieu de la bataille. Asdrubal, éveillé au bruit de cette attaque imprévue, sortit promtement de sa tente. Il n'eut pas plutôt apperçu les Romains de vant ses retranchemens, les Carthaginois en desordre, & toute la plaine couverte d'en nemis, que de son côté il envoya toute sa Cavalerie contre celle de scipion, & sortit lui-même de son camp à la tête de son In fanterie, sans rien changer à l'arrangement dont il avoit usé jusques-là dans sa bataille. Le combat fut longtems douteux entre les Cavaliers; & il étoit difficile que de leur part il devînt décisif, parce que ceux qui plioient (ce qui arrivoit alternativement aux deux partis) trouvoient une retraite assurée auprès de leur Infanterie. Mais lorsque les deux corps de bataille ne furent plus qu'à cinq cens pas l'un de l'autre, scipion mit fin à ce combat, aiant ordonné aux Légions de s'ouvrir, pour re cevoir au milieu d'elles la Cavalerie & les
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soldats légérement armés, dont il fit deux(An. R. 546. Av. J. C. 206.) troupes, qu'il plaça au corps de réserve der riére les deux ailes: & quand il fut sur le point de donner sur les ennemis, il com manda aux Espagnols qui étoient dans le milieu de sa bataille de marcher serrés & à petits pas. Pour lui, de l'aile droite où il commandoit, il envoya dire à silanus & à Marcius d'étendre l'aile gauche qu'ils con duisoient comme ils lui verroient étendre la droite, & de faire marcher les plus alertes de leurs gens de pié & de cheval contre l'en nemi, pour commencer la mêlée avant que les Bataillons du milieu fussent à portée de se choquer. Aiant ainsi allongé les deux ai les, ils marchoient à grands pas contre l'ennemi, avec chacun trois Cohortes d'In fanterie, trois Escadrons de Cavalerie, & les armés à la légére, tandis que le reste les sui voit formant une ligne oblique avec le corps de bataille, pour aller attaquer les Cartha ginois par les flancs. Il restoit un vuide dans le milieu, parce que les Espagnols marchoient plus lente ment selon l'ordre qu'ils en avoient reçu; & déja les ailes en étoient aux mains, que les Carthaginois & les Africains, qui fai soient la principale force des ennemis, n'é toient pas encore arrivés à la portée du trait. D'ailleurs, ils n'osoient pas s'avancer sur les ailes pour secourir ceux des leurs qui y combattoient, de peur de dégarnir leur cen tre, & de l'exposer à découvert à l'ennemi qui étoit près de l'attaquer. Ainsi leurs ailes
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) avoient affaire à deux ennemis tout-à-la- fois; à la Cavalerie & aux soldats armés à la légére, qui avoient fait un circuit pour les prendre en flanc; & aux Cohortes, qui les pressoient de front pour les séparer du corps de leur bataille. On voit dans tout ce qui vient d'être dit, ce que peut l'habileté d'un Commandant. Les ailes se battirent pendant quelque tems avec courage: mais la chaleur étant de venue plus grande, les Espagnols qui a voient été obligés de sortir du camp sans a voir pris de nourriture, étoient d'une foi blesse à ne pouvoir soutenir leurs armes; pendant que les Romains pleins de force & de vigueur, avoient encore cet avantage sur eux, que, par la prudence de leur Général, ce qu'il y avoit de plus fort dans leur Ar mée n'avoit eu affaire qu'à ce qu'il y avoit de plus foible dans celle des ennemis. Ceux- ci donc, épuisés de force & de courage, lâchérent pié, gardant cependant leurs rangs comme si toute l'Armée eût fait retraite par l'ordre de son Général. Mais alors le vainqueur aiant commencé à les pousser de tous côtés avec d'autant plus de vigueur qu'il les voyoit reculer, il ne leur fut pas possible de résister plus longtems; & mal gré tous les efforts & toutes les remontran ces d'Asdrubal, la crainte l'emportant sur la honte, ils se débandérent, prirent ou vertement la fuite, & se retirérent avec beaucoup d'effroi dans leur camp. Les Romains les y auroient poursuivis, &
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s'en seroient rendus maîtres sans un vio(An. R. 546. Av. J. C. 206.) lent orage, pendant lequel il tomba une si grande abondance de pluie, que les vain queurs eux-mêmes eurent bien de la peine à regagner leur camp. Asdrubal voyant que les Turdetans l'a voient abandonné, & que tous les autres Alliés étoient prêts d'en faire autant, dé campa la nuit suivante pour empêcher que le mal n'allât plus loin. A la pointe du jour, scipion averti de la retraite des en nemis, ordonna à sa Cavalerie de les pour suivre. Quoique par l'erreur de ses guides sa marche eût été inutilement allongée, el le atteignit néanmoins les ennemis, & les prenant tantôt en queue & tantôt en flanc, elle les fatiguoit sans relâche, & elle retar da assez leur fuite pour donner aux Légions le tems d'arriver. Depuis ce moment ce ne fut plus un combat, mais une véritable boucherie; jusqu'à ce que le Général ex hortant lui-même ses troupes à fuir, se sau va sur les montagnes voisines avec un gros d'environ six mille hommes à moitié desar més. Tout le reste fut tué ou pris. As drubal, voyant que ses troupes passoient de moment à autre dans le camp des en nemis, abandonna son Armée, gagna le bord de la mer pendant la nuit, & se jetta dans des vaisseaux qui le portérent à Cadix. scipion aiant appris la fuite d'Asdru(scipion retourne à Tarragone.) bal, laissa à silanus dix mille hommes de pié & mille chevaux pour achever de dissi-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206. Liv. XXVIII. 16.) per les restes de cette Armée. Pour lui, en soixante & dix jours il retourna à Tar ragone avec le reste de ses troupes, exami nant tout de suite & chemin faisant la con duite que les villes & les petits Princes du pays avoient tenue à l'égard des Romains, & distribuant les récompenses ou les peines selon leurs mérites. (Masinissa se joint aux Romains. Liv. ibid.) Après son départ, Masinissa aiant pris des mesures secrettes avec silanus pour ê tre admis dans l'alliance des Romains, pas sa en Afrique avec un petit nombre de ses sujets, dans le dessein d'y faire entrer tou te sa nation. Tite-Live n'assigne aucun motif de ce changement de Masinissa, & se contente de dire que la constante fidélité avec laquelle il persévéra dans l'amitié des Romains jusqu'à la fin de sa vie qui fut très longue, fait juger qu'il ne le fit pas sans de bonnes raisons. (Liv. XXIX. 29.) Mais par le détail que nous ferons ail leurs des révolutions arrivées en ce tems-ci même dans la Numidie, il paroîtra que les Carthaginois prirent parti contre Masi nissa. Ce fut-là vraisemblablement ce qui engagea ce Prince à se détacher de leur al liance. Ensuite le mariage de sophonis be, qui lui avoit été promise, & qui fut donnée à syphax, acheva de le rendre irré conciliable à leur égard. Magon suivit Asdrubal à Cadix avec les vaisseaux que ce dernier lui avoit renvoyés. La fuite ou la désertion dispersérent dans les villes voisines tout le reste du parti
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Carthaginois abandonné de ses Chefs. On(An. R. 546. Av. J. C. 206.) n'en vit plus rien paroître, au moins qui fût considérable par son nombre ou par ses forces. C'est ainsi que scipion chassa les Carthaginois de l'Espagne, six ans après qu'il eut pris le commandement des Ar mées de cette province, & treize après que la guerre eut commencé entre les deux nations. silanus, n'aiant plus d'ennemis à com battre, revint trouver scipion à Tarrago ne, & lui apprit que la guerre étoit abso lument terminée. Quelque tems après L. scipion arriva à Rome, où son frére l'envoyoit avec un grand nombre de prisonniers illustres, pour y annoncer la soumission de l'Espagne en tiére. Cette nouvelle répandit dans la vil le une joie universelle. On élevoit jusqu'au Ciel la sagesse & la valeur de ce jeune Hé ros. Lui seul, insatiable de gloire, ne re gardoit tout ce qu'il avoit fait jusqu'alors que comme une légére ébauche des gran des entreprises qu'il méditoit. Occupé du dessein de porter la guerre jusqu'aux murs de Carthage, il jugea nécessaire de se mé nager en Afrique quelque intelligence & quelque appui. syphax régnoit alors dans la meilleure(scipion recherche l'amitié de syphax, va le trouver en Afrique, & s'y ren- contre avec Asdrubal.) partie de la Numidie, sur les peuples appel lés Masæsyli. C'étoit un Prince puissant, mais qui se piquoit peu de bonne-foi & de constance dans les engagemens qu'il for moit, comme il est assez ordinaire aux
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(An. R. 546. Av. J. C. 206. Liv. XXVIII. 17. 18. App. Bell. Hisp. 271.) Barbares. Il avoit autrefois traité d'allian ce & d'amitié avec les deux scipions pére & oncle de celui dont il s'agit ici; & de puis il s'étoit rejoint au parti des Carthagi nois. scipion, qui croyoit avoir besoin de lui pour réussir dans son grand dessein, entreprit de le regagner, & lui envoya Le lius avec des présens considérables. sy phax ne se fit pas beaucoup presser. Il voyoit alors les affaires des Romains pros pérer de tous côtés; celles des Carthagi nois au contraire aller toujours en empirant soit en Espagne, soit en Italie. Il déclara néanmoins qu'il ne vouloit rien conclure qu'avec le Général Romain en personne. Lelius s'en retourna, aiant seulement tiré parole de syphax pour la sureté de sci pion, s'il se déterminoit à le venir trou ver. L'amitié de ce Prince étoit de la dernié re importance pour les vues que scipion a voit sur l'Afrique. C'étoit le Roi le plus opulent de tout le pays. Il avoit déja été en guerre avec les Carthaginois. ses E tats étoient dans une situation très com mode par rapport à l'Espagne, dont ils n'é toient séparés que par un trajet de mer as sez court. scipion crut qu'un si grand a vantage valoit bien la peine qu'il s'expo sât à un danger même considérable pour se le procurer; & sans balancer il part de Carthagéne avec deux vaisseaux pour aller trouver syphax. Dans le même tems, As drubal fils de Gisgon, Général Carthagi-
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nois qui venoit d'être obligé d'abandonner(An. R. 546. Av. J. C. 206.) l'Espagne, se retiroit près du même Prin ce avec sept vaisseaux. Il étoit déja dans le port, lorsqu'il apperçut les deux galéres Romaines qui étoient encore en pleine mer. Il fit quelques mouvemens pour al ler les attaquer. Mais le vent, qui étoit assez fort, aiant amené en peu de tems scipion dans le port, Asdrubal n'osa plus entreprendre de l'insulter, & ne songea qu'à se rendre auprès de syphax, où sci pion le suivit bientôt. syphax fut bien flaté de se voir ainsi re cherché par deux Généraux des deux plus puissans peuples de l'Univers, qui venoient en un même jour lui demander son secours & son amitié. Il les invita tous deux à lo ger dans son palais. Il fit même des efforts pour les engager à terminer tous leurs diffé rends par une entrevue. Mais scipion s'en défendit, en représentant qu'il n'avoit point personnellement d'intérêts à démêler avec Asdrubal, ni de pouvoirs pour traiter d'affaires d'Etat avec un ennemi. Il vou lut bien néanmoins, à la priére du Roi, manger avec Asdrubal, & même se mettre sur un même lit avec lui. La conversation de scipion avoit tant d'attraits, & sa dextérité à manier les es prits étoit si grande, qu'il charma pendant le repas, non seulement syphax Prince barbare, & plus aisé à gagner par une po litesse & une douceur qui lui étoient tout- à-fait nouvelles; mais même Asdrubal, cet
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) ennemi si acharné contre les Romains, & contre scipion en particulier. Ce Cartha ginois avoua depuis que cet entretien lui avoit donné une plus haute idée de sci pion, que ses victoires & ses conquêtes. Il ajouta qu'il ne doutoit point que syphax & son Royaume ne fussent desormais en tiérement dévoués aux Romains: tant sci pion avoit un art merveilleux pour s'insi nuer dans les esprits, & gagner la confian ce de tous ceux avec qui il traitoit. Mais une autre pensée occupoit Asdru bal, & lui causoit de cruelles inquiétudes. „Il sentoit bien que ce n'étoit ni pour se procurer une agréable promenade le long des côtes de la mer, ni par une vaine curiosité, qu'un Capitaine d'une si haute réputation étoit passé en Afrique avec deux galéres, en abandonnant ses trou pes dans une province nouvellement conquise, & s'étoit exposé, sur une terre ennemie, à la bonne-foi d'un Prince, sur laquelle il n'avoit pas fort lieu de compter. Qu'assurément le but de ce voyage étoit le dessein qu'avoit scipion d'attaquer l'Afrique. Il savoit qu'il y avoit longtems que ce Général en méditoit la conquête, & demandoit assez hautement pourquoi Annibal aiant bien eu l'audace de porter la guerre dans le cœur de l'Italie, scipion n'iroit pas la faire jusqu'aux portes de Carthage?“ Il concluoit de tous ces raisonnemens, que les Carthaginois devoient dorénavant son-
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ger, non à recouvrer les Espagnes, mais(An. R. 546. Av. J. C. 206.) à conserver l'Afrique; & il ne se trom poit pas. On pourroit demander s'il y avoit de la prudence à scipion d'entreprendre le voya ge dont il s'agit ici, & de s'exposer sans nécessité à tous les dangers qui en pour roient être la suite. Quelques momens plutôt, Asdrubal pouvoit se saisir de sa personne: & quel malheur auroit-ce été pour Rome! Il ne couroit guéres moins de risque de la part de syphax, Prince qui n'étoit pas esclave de sa parole, actuelle ment allié des Carthaginois, & qui se voyant maître de la personne de leur plus redoutable ennemi, pouvoit fort bien être tenté de le leur livrer. Nous verrons dans la suite Fabius lui repro cher cette action comme téméraire, & contraire aux régles. Mais l'autorité de Fabius, prévenu extrêmement contre sci pion, ne doit pas être ici d'un grand poids. Pour moi, je n'ose entreprendre de résoudre un pareil doute, j'en laisse la décision aux Lecteurs. si l'événement é toit un bon juge en pareille matiére, la ré ponse seroit aisée: mais le sage Fabius(Liv. XXII. 39.) marque que l'événement n'est le maître que des personnes peu sensées, Eventus stultorum magister est. Quoi qu'il en soit, scipion n'eut pas lieu de se repen tir de son voyage, & il ne retourna en Espagne qu'après avoir fait une ligue of fensive & défensive avec syphax contre
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(An. R 546. Av. J. C. 206.) les Carthaginois. Etant remonté sur ses galéres, il rentra au bout de quatre jours dans le port de Carthagéne, & s'appliqua aussitôt aux affaires de la province. Les Romains à-là-vérité n'avoient plus rien à craindre de la part des Carthaginois dans l'Espagne: mais il y avoit encore quel ques villes, dont les habitans, se souve nant de la haine qu'ils avoient témoignée contre les Romains, ne demeuroient tran quilles que par crainte, & non par attache ment. Les plus grandes, aussi-bien que les plus coupables, étoient Illiturgis & Castu lon. La derniére, après avoir été amie des Romains dans le tems de leur prospérité, les avoit quités pour les Carthaginois aussi tôt après la défaite des scipions & de leurs Armées. Ceux d'Illiturgis avoient même signalé leur révolte par une horrible cruau té, en égorgeant ceux des Romains, qui, après la perte de la bataille, étoient venus chercher un asile parmi eux. scipion, dès son entrée dans l'Espagne, savoit bien ce que ces peuples avoient mérité: mais leur punition n'eût pas été pour-lors à sa pla ce: maintenant que l'Espagne étoit tran quille, il crut qu'il étoit tems de punir les coupables. (scipion assiége & prend Illi- turgis, & la détruit entiére- ment.) Aiant donc fait venir L. Marcius de Tar ragone, il lui ordonna d'aller assiéger Cas tulon avec la troisiéme partie de ses trou pes; & lui-même mena le reste de l'Armée contre Illiturgis, où il arriva après cinq jours de marche, accompagné de Lelius.
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Les habitans, avertis de loin par les repro(An. R. 546. Av. J. C. 206. Liv. XXVIII. 19. 20. App. Bell. Hisp. 272.) ches de leur conscience, de ce qu'ils a voient à craindre, avoient fait tous les préparatifs nécessaires pour se bien défen dre. Convaincus qu'ils ne pouvoient évi ter les supplices & la mort, ils étoient dé terminés à vendre leur vie bien cher. Cet te résolution avoit été prise généralement dans la ville. Hommes & femmes, vieil lards & enfans, tout étoit soldat. La fu reur & le desespoir leur tenoient lieu de courage, & rendoient superflue toute ex hortation. Les assiégés se défendirent avec tant d'ardeur, que cette Armée qui avoit domté l'Espagne, eut plus d'une fois la honte de se voir repoussée loin des murail les par la bourgeoisie d'une seule ville. sci pion craignant que ce mauvais succès n'a battît le courage des siens, & n'augmentât encore l'audace des ennemis, crut devoir prendre part au péril. C'est pourquoi, a près avoir reproché aux soldats leur peu de vigueur, il fit apporter des échelles, & dé clara hautement qu'il alloit monter lui-mê me à l'assaut, si les autres refusoient de le faire. Il étoit déja au pié de la muraille, lorsque tous les soldats, effrayés du péril où ils voyoient leur Général exposé, lui crié rent d'une commune voix qu'il se retirât; & en même tems ils plantérent leurs échelles à plusieurs endroits à-la-fois, & montérent a vec beaucoup d'intrépidité. Lelius, de son côté, ne poussoit pas son attaque avec moins d'ardeur. Ce fut alors
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) que les assiégés commencérent à perdre cou rage; & ceux qui défendoient les murs aiant été renversés, les Romains s'en rendirent aussitôt maîtres. La citadelle en même tems, à la faveur du tumulte qui s'excita dans la ville, fut prise par le côté même par le quel on la croyoit imprenable, des Déser teurs Africains qui servoient dans l'Armée Romaine aiant grimpé avec beaucoup de peine jusqu'au haut du roc par des routes qui paroissoient impraticables. Le carnage fut horrible, & l'on vit bien alors ce que pouvoient la colére, la haine, la vengeance. Personne ne songea à faire des prisonniers ou du butin, quoique les biens des habitans fussent à la discrétion des soldats. Le vainqueur fait main-basse sur tous ceux qu'il rencontre, & égorge indifféremment hommes & femmes, vieux & jeunes, jusqu'aux enfans qui étoient encore à la mamelle. Ensuite ils met tent le feu aux maisons, & détruisent tout ce que l'incendie a épargné: tant ils sont acharnés à effacer jusqu'aux traces qui pour roient conserver la mémoire d'une ville de venue si odieuse. (Castulon se rend, & est traitée avec moins de sévérité.) scipion conduisit son Armée de-là à Castulon, qui étoit défendue non seule ment par les Espagnols du lieu, mais en core par quelques troupes Carthaginoises, restes de l'Armée d'Asdrubal, que la fuite y avoit rassemblés. L'arrivée de scipion avoit été prévenue par la nouvelle de la prise
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& de la ruïne d'Illiturgis, qui avoit jetté(An. R. 546. Av. J. C. 206.) dans les esprits la crainte & le desespoir. Comme la cause des Carthaginois qui s'y trouvoient renfermés étoit différente de celle des habitans, & que chacun ne son geoit qu'à ses intérêts sans se mettre en pei ne de ceux d'autrui, leur défiance mutuelle dégénéra bientôt en une discorde toute ou verte. Les assiégés livrérent Himilcon Chef des Carthaginois, ses troupes, & la ville à scipion. Cette victoire fut moins sanglante que la précédente: aussi les habi tans de Castulon étoient-ils moins coupa bles que ceux d'Illiturgis, & leur reddition volontaire avoit bien adouci la colére des Romains. Après cette expédition, Marcius fut dé(Jeux & Combats de Gladiateurs donnés par scipion en l'honneur de son pére & de son oncle. Liv. XXVIII. 21.) taché pour aller réduire sous la puissance des Romains ceux des Barbares qui n'é toient pas encore tout-à-fait domtés; & scipion retourna à Carthagéne, afin d'y re mercier les Dieux des avantages qu'il avoit remportés par leur protection, & d'y célé brer les Jeux, & donner le Combat de Gladiateurs dont il avoit fait faire les prépa ratifs, pour honorer la mémoire de son pére & de son oncle. Il n'employa dans ces combats ni escla ves, ni mercenaires accoutumés à trafiquer de leur sang, mais tous gens qui s'étoient présentés volontairement, & sans aucun motif d'intérêt. Les uns avoient été envo yés par les Rois du pays, qui étoient bien- aises de faire connoître la valeur de leurs
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) sujets: quelques-uns étoient venus d'eux- mêmes, pour faire leur cour à scipion: d'autres par bravade & par émulation a voient fait ou accepté des défis, en consé quence desquels ils se battirent. Il y en eut enfin qui s'engagérent à terminer par la voie des armes, des querelles qu'ils n'avoient pu ou qu'ils n'avoient pas voulu finir autre ment. On y vit même des personnes d'une condition illustre, tels que Corbis & Orsua deux cousins germains, qui voulurent y dé cider le fer à la main à qui appartiendroit la Principauté de la ville d'Ibis, qu'ils se dis putoient entre eux. Corbis étoit le plus âgé: mais Orsua étoit fils du dernier possesseur, à qui son frére ainé avoit remis cette sei gneurie en mourant. scipion tâcha de les accommoder à l'amiable, & de les réconci lier: mais ils lui déclarérent que leurs plus proches parens leur avoient déja fait cette proposition qu'ils n'avoient point voulu é couter, & que le Dieu Mars étoit le seul qu'ils voulussent reconnoître pour arbitre de leur différend. La fureur avec laquelle ils se battirent, préférant la mort à la né cessité de se voir soumis l'un à l'autre, fut tout-à-la-fois, & un spectacle intéressant pour l'Armée, & une leçon bien propre à faire sentir quel mal c'est parmi les hommes que la passion de régner. L'ainé demeura vic torieux, & paisible possesseur de la ville. Le Combat des Gladiateurs fut suivi de Jeux Funébres aussi magnifiques qu'ils pou-
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voient l'être dans la province & dans un(An. R. 546. Av. J. C. 206. Résolution horrible des habi- tans d'Asta- pa. Ils sont tous tués. Liv. XXVIII. 22. 23. App. Bel. Hisp. 273.) camp. Cependant les Lieutenans de scipion a gissoient conformément à ses ordres dans les lieux où il les avoit envoyés. Marcius aiant passé le fleuve Bétis, reçut à composition deux villes opulentes, sans avoir eu besoin d'employer la force des armes. Il n'en fut pas ainsi d'Astapa. L'Armée Romaine s'é tant approchée de cette ville pour l'atta quer, les habitans, qui savoient que par des brigandages & des meurtres commis de sang froid ils avoient irrité les Romains contre eux au point de n'en pouvoir espé rer de pardon; & d'ailleurs comptant peu sur la bonté de leurs murailles, ou sur la force de leurs armes, ils formérent contre eux-mêmes une résolution étrange & bar bare. Ils entassérent au milieu de la Place publique leurs meubles les plus riches avec tout leur or & leur argent, firent asseoir sur ce monceau précieux leurs femmes & leurs enfans,& entourérent le tout de bois sec & propre à s'embraser en un moment. En suite ils ordonnérent à cinquante jeunes gens vigoureux & bien armés, de garder en ce lieu, tant que le succès du combat seroit douteux, & leurs trésors, & les personnes qui leur étoient infiniment plus chéres que leurs biens; & quand ils s'appercevroient qu'il n'y auroit plus d'espérance, de mettre le feu au bucher, & de ne rien laisser de ce qui étoit confié à leur garde sur quoi l'ennemi pût exercer sa fureur. Que pour
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) eux, s'ils ne pouvoient sauver la ville, ni éviter d'être vaincus, ils périroient tous dans le combat. Ils ajoutérent des impré cations horribles contre ceux que le manque de courage, ou l'espérance de sauver leur vie, empêcheroit d'exécuter ce projet. Après avoir pris ces mesures, ils ouvri rent tout d'un coup les portes de la ville, & vinrent fondre sur les Romains avec une extrême furie. On ne s'attendoit pas à une telle sortie. Quelques Escadrons, avec les soldats armés à la légére, sortirent dans le moment même du camp pour aller à leur rencontre: mais ils furent vivement repous sés, & les Romains auroient été obligés de combattre près de leurs retranchemens, si le Corps des Légions, s'étant mis en batail le le plus promtement qu'il put, ne fût allé au devant des ennemis. Alors même ceux d'Astapa se précipitant comme des desespé rés au milieu des armes & des blessures, jet térent pendant quelque tems le desordre dans les prémiers rangs de l'Infanterie Ro maine. Mais ces vieux soldats opposant une valeur constante à l'audace & à la té mérité de ces furieux, arrêtérent par le car nage des prémiers la fougue de ceux qui suivoient. Voyant néanmoins qu'aucun ne plioit, & que déterminés à mourir ils se faisoient tuer sans quiter leur poste, ils ou vrirent leur Bataillon, ce qui leur étoit aisé vu leur grand nombre; & aiant enfermé les ennemis au milieu, ils les obligérent à se
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resserrer en rond, & les tuérent tous depuis(An. R. 546. Av. J. C. 206.) le prémier jusqu'au dernier. Le meurtre qui se faisoit en même tems dans la ville étoit bien plus affreux. Car c'étoient des concitoyens qui égorgeoient une troupe de femmes & d'enfans, incapa bles par leur sexe ou par leur foiblesse d'au cune défense; qui ensuite jettoient leurs corps, la plupart encore vivans, dans un bucher allumé exprès, dont la flamme étoit presque éteinte par l'abondance du sang qui ruisseloit de toutes parts; & qui enfin, las de tuer, se jettérent avec leurs armes dans les mêmes flammes, pour y être consumés avec leurs compatriotes qu'ils venoient de massacrer d'une maniére si déplorable. Tout étoit exécuté lorsque les Romains entrérent dans la ville: & d'abord, à un spectacle si atroce, ils s'arrêtérent étonnés & interdits. Mais un moment après, lors qu'ils eurent apperçu l'or & l'argent qui brilloient à travers les autres choses que le feu dévoroit, l'avidité naturelle fit son ef fet. Ils se jettérent avec tant d'empresse ment au milieu de l'incendie pour en tirer ces richesses, que plusieurs y périrent, d'au tres furent endommagés par la vapeur des flammes, ceux qui s'étoient avancés les prémiers n'aiant pas la liberté de reculer, parce qu'ils étoient pressés par les derniers, qui vouloient avoir part au butin. Ainsi la ville d'Astapa fut entiérement consumée par le fer & par le feu, sans que le soldat pût en aucune sorte profiter du butin.
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) Marcius n'eut plus besoin d'employer la force pour soumettre tout le reste du pays, & aiant tout pacifié par la seule terreur de ses armes, il remena ses troupes victorieu ses à Carthagéne, où scipion l'attendoit. Je ne sai si l'Histoire fournit un plus ter rible exemple de la fureur & de la rage où le desespoir peut porter les hommes. On ne peut pas en faire retomber la haine sur les Romains, l'ennemi auquel ils avoient affaire étant opiniâtrement déterminé à mourir, & ne voulant ni demander ni re cevoir de quartier. (Entreprise sur Cadix. Liv. XXVIII. 23.) Dans le même tems, il vint de Cadix des transfuges, qui offrirent à scipion de lui livrer cette ville, la Garnison Carthagi noise, & le Général qui la commandoit. Magon s'y étoit retiré après sa défaite, & aiant rassemblé des vaisseaux sur l'Océan, avoit tiré quelques secours des côtes d'A frique qui étoient au-delà du Détroit, & des Quartiers d'Espagne les plus voisins, par le ministére d'Hannon Officier Cartha ginois. scipion reçut la parole des déser teurs, & leur donna la sienne; & les aiant renvoyés, il fit partir Marcius avec un Corps de troupes pour aller attaquer Cadix par terre; pendant que Lelius, de concert avec lui, presseroit cette ville du côté de la mer avec sept galéres à trois rangs, & une à cinq. (Maladie de scipion, qui donne lieu à une sédition.) Cependant scipion fut attaqué d'une ma ladie assez fâcheuse, & que la renommée faisoit beaucoup plus dangereuse qu'elle
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n'étoit en effet, comme il arrive d'ordinai(An. R. 546{??}. Av. J. C. 206. Liv. XXVIII. 24-29. App. Bell. Hisp. 273- 275.) re par la pente qu'ont naturellement les hommes à exagérer & à grossir toujours de quelque nouvelle circonstance les récits qu'on leur fait. Toute la province, & sur- tout les quartiers les plus éloignes, furent remplis de trouble & de confusion par ces nouvelles mêlées de vrai & de faux: & l'on vit quelles suites auroit eu la mort de ce Général, si elle eût été réelle, puisqu'un bruit sans fondement en causa de si terri bles. Les Alliés devinrent infidéles, & les soldats séditieux. Mandonius & Indibilis aiant soulevé leurs sujets & nombre de Cel tibériens, vinrent ravager les terres des Al liés du Peuple Romain. Mais ce qu'il y eut de plus fâcheux dans ce mouvement, c'est que les citoyens mêmes oubliérent ce qu'ils devoient à leur patrie. Il y avoit auprès de sucrone un Corps(Révolte des Romains campés à sucroue.) de huit mille Romains, qu'on avoit fait camper en ce lieu pour contenir dans le de voir les peuples qui sont situés en-deçà de l'Ebre. Ces troupes avoient déja commen cé à se mutiner avant que la nouvelle de la maladie de scipion se fût répandue. Le long repos, comme il arrive d'ordinaire, avoit insensiblement produit la licence. Ac coutumées pendant la guerre à vivre au lar ge dans le pays ennemi, elles souffroient avec peine de se voir réduites à l'étroit en tems de paix. D'abord ce n'étoient que des murmures secrets. s'il y a encore des ennemis dans la province, disoient ces
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) soldats, pourquoi nous retient-on dans un pays tranquille, où nous demeurons les bras croisés sans rien faire? Ou si la guerre est terminée, pourquoi ne nous fait-on pas re passer en Italie? La nouvelle de la maladie de scipion, suivie de près du bruit de sa mort, augmenta infiniment leurs mauvaises dispositions. Ils demandérent leur solde avec plus de hauteur & de fierté qu'il ne convenoit à des soldats bien disciplinés. Dans les corps de garde on porta l'insolen ce jusqu'à dire des injures aux Tribuns qui faisoient la ronde, & plusieurs allérent pil ler pendant la nuit les villages voisins, dont les habitans étoient du nombre des Alliés. Enfin, en plein jour & tout ouvertement, ils abandonnoient leurs drapeaux, & s'en alloient où ils jugeoient à propos, sans de mander congé à leurs Officiers. On n'avoit plus d'égard dans ce camp ni aux loix de la Guerre, ni à l'autorité des Commandans: le caprice & la fantaisie des soldats tenoient lieu de régle. Ils conservoient cependant encore une apparence de camp Romain, uniquement dans l'espérance que leurs Tribuns se ren droient complices de leur sédition & de leur fureur. Dans cette pensée, ils souffroient qu'ils s'assemblassent en Conseil de guerre dans la principale place du camp; ils leur demandoient le signal, & faisoient la garde chacun à leur tour selon la coutume. Ainsi, quoique dans le fond ils eussent absolument secoué le joug, néanmoins ils s'imposoient
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eux-mêmes la loi de garder tous les dehors(An. R. 546. Av. J. C. 206.) de soldats soumis & obéissans. Mais enfin, quand ils s'apperçurent que leurs Tribuns desapprouvoient leur conduite, qu'ils la vouloient réformer, & refusoient de pren dre part à leur révolte, & d'entrer dans leur conspiration, ils ne gardérent plus de me sures, & la sédition éclata ouvertement. Ils chassérent leurs Officiers du camp, & d'une voix unanime déférérent le commandement à deux simples soldats auteurs de la sédi tion, nommés C. Albius de Calès, & C. Atrius d'Ombrie. Ces deux insolens ne se contentérent pas des ornemens de Tribuns des soldats: ils eurent l'impudence de pren dre les marques du souverain Pouvoir, & de faire porter devant eux les haches & les faisceaux; sans faire réflexion que cet ap pareil superbe qu'ils employoient pour re tenir les autres dans le respect & dans la crainte, seroit bientôt l'instrument du sup plice que leur crime avoit mérité. Les séditieux attendoient de moment à autre des couriers qui leur apprissent les fu nerailles de scipion. Mais plusieurs jours s'étant passés sans que le bruit de sa mort se confirmât, on commença à en rechercher les prémiers auteurs, chacun s'en défen dant, & aimant mieux paroître avoir cru trop légérement une pareille nouvelle, que l'avoir inventée. Ce fut alors que les Chefs du soulévement, ne se voyant plus soute nus avec la même chaleur qui avoit paru d'abord dans les esprits, commencérent à
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) envisager avec frayeur les faisceaux qu'ils a voient follement usurpés, & à redouter les effets d'une puissance véritable & légitime, prête à faire tomber sur eux tout le poids d'une juste vengeance. (scipion use d'une a- dresse infi- nie, pour appaiser & punir la sé- dition.) La sédition étoit déja sinon étouffée, du moins fort étourdie, lorsqu'on apprit par des couriers sur qui l'on pouvoit compter, prémiérement que scipion vivoit, & en suite qu'il étoit absolument hors de danger. Bientôt après, sept Tribuns Légionaires, envoyés par scipion même, arrivérent dans le camp. La vue de ces Officiers aigrit d'a bord les esprits: mais leurs maniéres dou ces & familiéres, accompagnées d'un air de bonté, firent bientôt rentrertout le mon de dans le calme. se mêlant dans les cer cles où ils voyoient plusieurs soldats s'en tretenir ensemble, ils prenoient part à la conversation, & sans leur faire aucun re proche sur leur conduite passée, ils parois soient seulement curieux d'apprendre ce qui pouvoit causer leur mécontentement & leurs allarmes. Les soldats se plaignoient de ce qu'on ne leur avoit point payé leur solde aux jours marqués. Ils ajoutoient que c'étoient eux qui, par leur courage, avoient sauvé la gloire du Nom Romain, & con servé la province que la mort des deux sci pions, & la défaite de leurs Armées, a voient exposée au dernier danger. Les Tribuns répondoient que ces plaintes é toient légitimes, & leurs demandes raison nables, & qu'ils ne manqueroient pas d'en
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avertir le Général. Qu'ils étoient ravis qu'il(An. R. 546. Av. J. C. 206.) ne fût rien arrivé de plus fâcheux; qu'il étoit aisé de les satisfaire; que scipion & la République étoient en état & avoient in tention d'accorder à leurs services & à leur courage la récompense qu'ils avoient mé ritée. scipion n'étoit point embarrassé quand il s'agissoit de faire la guerre, c'étoit son mé tier: mais n'aiant point encore éprouvé de sédition, celle-ci l'inquiétoit. Il craignoit, de la part de son Armée, des excès qui ne laissent plus de lieu à la clémence; il crai gnoit lui-même d'outrer la sévérité. Il ré solut d'user de prudence & de modération, comme il avoit déja commencé. Pour cet effet, il envoya dans les villes tributaires ceux qui étoient chargés de lever les de niers de la République; & cette démarche sit espérer aux soldats qu'ils toucheroient incessamment la solde qui leur étoit due. Quelques jours après il publia une Ordon nance, qui leur enjoignoit de venir à Car thagéne pour recevoir leur paie, séparé ment par Compagnies, ou tous ensemble s'ils l'aimoient mieux. La sédition étoit déja bien affoiblie: mais quand on sut que ceux des Espagnols qui s'étoient soulevés rentroient dans le calme, elle fut tout-à- fait éteinte. Car Mandonius & Indibilis n'avoient pas plutôt appris que scipion jouissoit d'une parfaite santé, qu'abandon nant leur entreprise, ils étoient retournés dans leur pays. Ainsi il n'y avoit plus ni
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) citoyen, ni étranger, que les soldats de sucrone pussent associer à leur révolte. Après bien des réflexions, ils prirent l'unique parti qui se présentoit à eux: c'é toit de remettre leur sort entre les mains de leur Général, soit qu'il voulût user à leur égard d'une juste rigueur, soit qu'il panchât vers la clémence, de quoi ils ne desespé roient pas entiérement. „Ils se représen toient qu'il avoit bien pardonné à des ennemis vaincus par la force des armes: que dans leur sédition il n'y avoit pas eu une épée tirée, pas une goute de sang répandue. Qu'étant demeurés bien loin du dernier excès du crime, ils ne méri toient pas non plus une excessive ri gueur“. C'est ainsi qu'ils se flatoient eux-mêmes, suivant la pente naturelle qu'ont les hommes à diminuer & à excuser leurs fautes. Ils étoient seulement en dou te s'ils iroient chercher leur solde tous en semble, ou les uns après les autres. Ils prirent le parti qui leur parut le plus sûr: c'étoit de ne se point séparer. scipion de son côté délibéroit sur la con duite qu'il devoit tenir à leur égard. son Conseil étoit partagé en deux sentimens. Les uns vouloient que l'on se bornât au supplice des Chefs, qui étoient environ trente-cinq: les autres croyoient qu'une sé dition si criminelle demandoit une punition plus générale. L'avis le plus doux préva lut. Au sortir du Conseil, on avertit les soldats qui étoient à Carthagéne de se tenir
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prêts à marcher contre les Espagnols révol(An. R. 546. Av J. C. 206.) tés, & de se munir de vivres pour plusieurs jours. On vouloit leur persuader que c'é toit sur cette expédition qu'on venoit de délibérer. Quand les Rebelles furent près de Car thagéne, ils apprirent que le lendemain tou tes les troupes que scipion avoit dans cette ville devoient partir sous la conduite de si lanus. Cette nouvelle ne les délivra pas seulement de la crainte & de l'inquiétude que leur laissoit le souvenir de leur crime, mais encore leur causa une extrême joie. Ils s'imaginoient avec plaisir que leur Gé néral alloit rester seul avec eux, & qu'ils seroient plus en état de lui donner la loi, que de la recevoir de lui. Ils entrérent dans la ville vers le coucher du soleil, & virent les troupes de Carthagéne qui faisoient tous les préparatifs de leur départ. Pendant la nuit, ceux sur qui l'on vou loit faire tomber la punition, furent arrê tés. On avoit pris de bonnes mesures pour se saisir d'eux sans bruit. Vers la fin de la nuit, les bagages de l'Armée qu'on fei gnoit de faire partir, commencérent à se mettre en marche. A la pointe du jour les troupes s'avancérent jusques hors de la ville, mais s'arrêtérent à la porte, & l'on mit des gardes à toutes les autres portes pour empê cher que qui que ce fût n'en sortît. Après ces précautions, ceux qui étoient arrivés la veille vinrent à l'Assemblée, où ils étoient appellés, avec un air de fierté &
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) d'arrogance, comme des gens qui par leurs cris alloient donner de la terreur à leur Gé néral, loin de rien craindre de sa part. A lors scipion monta sur son tribunal; & dans le même instant les troupes qu'on avoit fait sortir de la ville étant rentrées les ar mes à la main, se répandirent autour des soldats qui étoient assemblés autour de leur Général sans armes, comme c'étoit la cou tume. Dans ce moment toute leur fierté les abandonna, comme ils l'avouérent de puis; & ce qui les effraya davantage, fut la vigueur & l'embonpoint de scipion, qu'ils s'étoient attendus de trouver abattu d'une longue maladie, & un visage plus allumé & plus en feu qu'ils ne lui avoient jamais re marqué même aux jours de bataille. Il de meura quelque tems assis sans rien dire, jus qu'à ce qu'on vint l'avertir que les auteurs de la sédition avoient été conduits dans la Place publique, & que tout étoit prêt. Alors aiant fait faire silence par le hé raut, il parla en ces termes. Je n'eusse jamais cru qu'aiant à parler à mes sol dats, je pusse être embarrassé sur ce que j'aurois à leur dire. Cependant aujour d'hui & les pensées & les expressions me manquent. Je ne sai même quel nom je dois vous donner. Vous appellerai-je cito yens? vous vous êtes révoltés contre votre patrie. soldats? vous avez secoué le joug de l'autorité de votre Général, & violé la religion du serment qui vous lioit à lui. Ennemis? l'extérieur, les visages, l'ha-
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billement annoncent des citoyens: les ac-(An. R. 546. Av. J. C. 206.) tions, les discours, les complots me mon trent en vous des ennemis. En effet, en quoi vos intentions & vos espérances ont- elles été différentes de celles des Espagnols révoltés? Vous êtes même plus coupables & plus insensés qu'eux. Car, après tout, ils ont suivi pour guides de leur fureur Mandonius & Indibilis, Princes de race Royale: au-lieu que vous avez eu la bassesse de reconnoître pour vos Généraux un A trius, un Albius, tous deux vil & infame rebut de l'Armée. Niez que vous ayez tous trempé dans un dessein si détestable & si extravagant. soutenez que ç'a été le pro jet d'un petit nombre d'insensés & de scé lérats. Je vous croirai volontiers, & j'ai intérêt de le croire. Pour moi, après avoir chassé les Cartha ginois de l'Espagne, je ne m'imaginois pas, vu la conduite que j'avois gardée, qu'il y eût dans toute la province un seul lieu où ma vie fût odieuse, un seul homme qui souhaitât ma mort. Combien me trompois- je dans cette espérance! Au moment que le bruit de ma mort s'est répandu dans mon camp, mes soldats, mes propres soldats, non seulement l'ont appris avec indifférence, mais ils en ont même attendu la confirma tion avec empressement. Je suis bien éloi gné de penser que toute l'Armée ait été dans ces sentimens. si je le croyois, je ne pourrois plus supporter une vie qui seroit devenue à charge à tous mes citoyens & à
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) tous mes soldats, & j'en ferois ici le sacri fice à vos yeux. Cessons de parler de ce qui me regarde. supposons que vous ayez cru ma mort avec plus de témérité que de joie, ou même que je n'aye pas mérité autant que je me l'ima ginois votre attachement & votre fidélité. Mais que vous avoit fait la patrie, que vous trahissiez en vous unissant avec Man donius & Indibilis? Que vous avoit fait le Peuple Romain, pour tourner vos armes contre lui? Quelle injure en aviez-vous reçue pour vouloir en tirer une pareille ven geance? Quoi! votre paye différée de quel ques jours pendant la maladie de votre Gé néral, vous a paru une raison assez forte pour violer toutes les Loix divines & hu maines? Autrefois une condannation in juste, & un exil malheureux, poussa Co riolan à assiéger Rome. Mais le respect seul qu'il devoit à sa mére lui fit tomber les armes des mains, & l'obligea à renoncer à son entreprise. Quel étoit, après tout, le but de la vô tre, & quel fruit prétendiez-vous tirer d'un complot aussi insensé que crimi nel? Espériez-vous ôter au Peuple Ro main la possession de l'Espagne, & vous en rendre maîtres? Mais, quand je serois mort, la République auroit-elle fini avec ma vie? L'Empire du Peuple Romain au roit-il été détruit avec moi? Aux Dieux ne plaîse que la durée d'un Etat fondé sous leurs auspices pour subsister éternellement,
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devienne égale & soit bornée à celle d'un(An. R. 546. Av. J. C. 206.) corps fragile & périssable comme le mien! Le Peuple Romain a survécu à la perte de Paul Emile, de Marcellus, des deux sci pions mon pére & mon onele, & de tant d'illustres Généraux qui ont péri dans la même guerre; & il survivra à mille autres que le fer ou la maladie pourront emporter. Vous avez assurément perdu la raison & le bon-sens, en perdant de vue votre devoir; & l'on ne peut vous regarder que comme des gens tombés en phrénésie, & possédés d'un esprit de vertige. Mais que tout le passé demeure enseveli dans un éternel oubli s'il se peut, ou du moins dans un profond silence. De mon côté, je ne vous en ferai plus de reproches. Puissiez-vous oublier aussi pleinement que moi les excès auxquels vous vous êtes por tès. Pour ce qui vous regarde tous en gé néral, si vous vous repentez de votre faute, je suis content. Pour Albius, Atrius, & les autres scélérats qui vous ont corrompus, ils laveront leur crime dans leur sang. si vous avez repris l'usage de votre raison, leur supplice non seulement ne vous fera point de peine, mais vous sera même agréa ble. Car il n'y a personne à qui ils aient fait plus de tort qu'à vous. sitôt que scipion eut cessé de parler, on présenta de concert à leurs yeux & à leurs oreilles, tout ce qui étoit capable de porter la terreur dans leurs ames. Les soldats de l'autre Armée qui s'étoient répandus au-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) tour de l'Assemblée, commencérent à frap per de leurs épées sur leurs boucliers; & dans le même moment on entendit la voix du héraut, qui citoit ceux qu'on avoit con dannés dans le Conseil. Après les avoir dépouillés de leurs habits, on les traîna au milieu de la Place, & sur le champ on fit paroître les instrumens de leur supplice. Pendant qu'on les attacha au poteau, qu'on les battit de verges, & qu'on leur trancha la tête, leurs complices demeurérent im mobiles, & tellement saisis de crainte, qu'il ne leur échappa ni aucune plainte, ni mê me aucun gémissement. On tira ensuite les corps des suppliciés du milieu de la Place, qu'on eut soin de nettoyer: & les soldats aiant tous été ap pellés l'un après l'autre, vinrent prêter un nouveau serment entre les mains des Tri buns au nom de scipion; & dans le même moment on leur paya tout ce qui leur étoit du. (Admirable sapesse de scipion dans la ma- niére dont il se con- duit dans la révolte de sucrone.) Il auroit manqué quelque chose à la gloi re de scipion, si sa dextérité à manier les esprits & son habileté à traiter les affaires les plus délicates, qualités absolument né cessaires à quiconque est chargé du Gouver nement, n'eussent été mises à l'épreuve. L'affaire dont je parle, c'est-à-dire la révolte ouverte d'un Corps de troupes de huit mille hommes, étoit des plus embarrassantes. On ne pouvoit point sévir contre une Armée entiére, & l'on ne devoit point laisser un tel crime impuni. Une rigueur outrée, &
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une indulgence excessive, étoient également(An. R. 546. Av. J. C. 206.) dangereuses. Aussi notre Général prit-il un sage milieu entre ces deux extrémités, en ne faisant tomber la punition que sur un pe tit nombre des plus criminels, & accordant le pardon à tout le reste; mais après une reprimande d'autant plus vive & plus sensi ble, qu'elle étoit mêlée de plus de douceur & de bonté, & ne paroissoit forte que par la raison & par la vérité. On a vu & admiré les précautions qu'il prit pour se mettre en état de faire sans risque & sans danger une si terrible exécution. Elle couta beaucoup, sans doute, au bon cœur de scipion. Nous le verrons incessamment s'en expliquer lui- même. Un Général ne se résout à retrancher & à faire périr quelques membres gangre nés, que pour sauver le corps entier. se lon (a)Platon cité par senéque, l'homme prudent ne punit pas simplementparce qu'on a péché, car le passé n'est plus susceptible de correction, mais afin qu'on ne péche plus à l'avenir; & c'est ce que produit la punition exemplaire, qui empêche les au tres de tomber dans un pareil malheur. Tout cela demande une grande sagesse; & il faut avouer qu'elle paroit ici avec éclat dans la conduite de scipion. Ainsi fut ter minée la révolte de sucrone. 54
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.)

§. II.

Tentative inutile de Lelius & de Marcius sur la ville de Cadix. Combat naval entre Lelius & Adherbal dans le détroit même. Lelius & Marcius retournent vers scipion. Ce Général marche contre Mandonius & Indibilis, & les défait entiérement. Indibilis envoie son frére Mandonius vers scipion, qui leur ac- corde le pardon. Entrevue de scipion & de Masinissa. Magon reçoit ordre de passer en Italie, & d'aller se joindre à Annibal. Il fait une tentative inutile sur Carthagéne. Il retourne à Cadix dont on lui ferme les portes. Magon passe dans les Iles Baléares. Cadix se rend aux Romains. scipion retourne à Rome. Il est créé Consul. Députation de ceux de sagonte aux Romains. Dis- pute au sujet du dessein qu'avoit scipion de porter la guerre en Afrique. Discours de Fabius contre scipion. Réponse de scipion à Fabius. Réflexion sur le dis- cours de Fabius. scipio, après quel que doute, s'en rapporte au sénat, qui lui permet de passer en Afrique. Fabius traverse, autant qu'il le peut, l'entre- prise de scipion. Zèle merveilleux des Alliés pour ce Consul. Il part pour se rendre en sicile, & son collègue dans le Brutium. Magon aborde en Italie, & s'empare de Gènes.
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Revenons à Lelius & à Marcius, qui é(An. R. 546. Av. J. C. 206. Tentative inutile de Lelius & de Marcius sur la ville de Cadix. Liv. XXVIII. 30.) toient partis, comme nous l'avons dit, le prémier avec une Escadre de huit vaisseaux, & l'autre par terre, pour assiéger de con cert Cadix, dont ils comptoient se rendre facilement les maîtres par une secrette in telligence que les Romains y avoient ména gée. Ils furent trompés dans leur espérance. Magon, qui étoit alors à Cadix, aiant dé couvert la conspiration, avoit fait arrêter tous les complices, & avoit chargé le Pré teur Adherbal de les conduire à Carthage. Celui-ci, en conséquence, les aiant em(Combat na- val entre Lelius & Adherbal dans le dé- troit même.) barqués sur une galére à cinq rangs de ra mes, lui fit prendre les devans parce qu'elle étoit plus pesante, & la suivit de près avec huit galéres à trois rangs. Lorsque la galére à cinq rangs entroit dans le détroit, Lélius, parti du port de Cartéïa avec une pareille galére, & suivi de sept autres à trois rangs, fondit vivement sur Adherbal & sur ses ga léres. L'action s'engagea sur le champ, mais ne ressembla en rien à un combat naval. L'habileté de la manœuvre, les efforts des rameurs, les ordres des Capitaines, tout étoit inutile. La rapidité des eaux serrées dans ce détroit, gouvernoit seule toutes les opérations du combat, & emportoit les ga léres tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Au milieu pourtant de ce trouble & de cette confusion, la quinquéréme des Romains coula à fond deux trirémes des ennemis, & brisa toutes les rames d'un des côtés d'une troisiéme, le long de laquelle elle passa a-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) vec violence. Elle auroit traité de-même toutes les autres, si Adherbal, avec les cinq qui lui restoient, n'eût gagné la pleine mer à force de voiles. (Lelius & Marcius re- tournent vers sci- pion. Liv. XXVIII. 31.) Lelius, retourné victorieux à Cartéïa, apprit tout ce qui étoit arrivé à Cadix: que la conspiration avoit été découverte, que les conjurés étoient envoyés à Carthage, & que l'affaire étoit manquée absolument. Voyant qu'il ne restoit plus aucune espé rance de la faire réussir, il écrivit à L. Mar cius que le seul parti qu'ils avoient à pren dre étoit de retourner vers leur Général: ce qu'ils firent tous deux quelques jours après, & allérent rejoindre scipion à Carthagé ne. Leur départ délivra Magon d'une grande inquiétude; & la nouvelle qu'il apprit du soulévement des Illergétes, lui fit conce voir un grand dessein. Il envoya au sénat de Carthage des Députés, qui exagérant extrêmement la révolte des Illergétes, & la sédition arrivée dans le camp des Ro mains, conclurent à ce qu'on envoyât à Magon des secours, faisant entendre que par ce moyen il se flatoit de faire rentrer les Carthaginois dans la possession de l'em pire d'Espagne, qu'ils avoient reçu de leurs ancêtres. (scipion marche contre Mandonius & Indibilis, & les défait entiére- ment.) Mandonius & Indibilis étant retournés dans leur pays, demeurérent quelque tems en repos, attendant des nouvelles du parti que prendroit le Général Romain au sujet de la sédition, & ne desespérant point, si
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l'on accordoit le pardon aux citoyens, d'ob(An. R. 546. Av. J. C. 206. Liv. XXVIII. 31-34.) tenir aussi la même grace. Mais, quand ils eurent appris avec quelle rigueur on avoit puni les coupables, ils jugérent bien qu'ils ne seroient pas traités moins sévérement. C'est pourquoi, aiant fait reprendre les ar mes à leurs sujets, & aiant ramassé les trou pes auxiliaires qu'ils avoient eues aupara vant, ils passérent avec une Armée de vingt mille hommes de pié, & deux mille cinq cens chevaux, dans les terres des (a) sédé tans, où ils avoient campé au commence ment de la sédition. Il paroit que bientôt après ils repassérent l'Ebre, & retournérent dans leur pays. scipion aiant facilement regagné l'affec tion de ses soldats, & par le payement de la solde qu'il fit compter à tous sans distinc tion d'innocens ou de coupables, & par le bon accueil qu'il leur fit aussi à tous éga lement, crut devoir leur parler avant que de les mener contre l'ennemi. Il assembla donc l'Armée, & après avoir témoigné un vif ressentiment contre la révolte & la per fidie des Princes rebelles, il ajouta, „Qu'il partoit pour aller tirer vengeance de leur crime avec des dispositions bien diffé rentes de celles où il s'étoit trouvé lors qu'il lui avoit falu ramener à leur de voir des citoyens qui s'en étoient écar tés. Que pour-lors ç'avoit été pour lui 55
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) comme déchirer ses propres entrailles, que de se voir obligé d'expier par la mort de trente misérables une faute soit d'imprudence, soit même de mauvaise volonté, qui enveloppoit huit mille hom mes; & que cette exécution lui avoit couté bien des larmes & des gémissemens. Mais qu'à présent il alloit d'un grand cœur verser le sang coupable d'une nation étrangére, qui, par une perfidie détesta ble, venoit de rompre les seuls liens qui l'attachoient à lui, c'est-à-dire ceux de l'amitié & de la bonne-foi. Qu'à l'égard de son Armée, outre qu'elle n'étoit com posée que de Citoyens & d'Alliés La tins, il voyoit avec plaisir qu'il ne s'y trouvoit presque point de soldats qui n'eussent été amenés d'Italie en Espagne ou parson oncle Cn. scipion, ou par son pére, ou par lui-même. Que le nom de scipion leur étoit cher; qu'ils étoient tous accoutumés à combattre sous leurs auspices; que de sa part il comptoit les remener à Rome pour avoir part au triomphe qu'ils lui auroient mérité par leur courage; & qu'il se flatoit aussi que quand il demanderoit le Consulat, ils s'intéresseroient pour lui comme s'il s'a gissoit de l'honneur de toute l'Armée. Qu'à l'égard de l'expédition où il les me noit, il faudroit qu'ils eussent oublié leurs propres exploits, pour la regarder comme une véritable guerre. Que les Illergétes contre lesquels ils alloient marcher, ne
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devoient être comptés que pour des bri(An. R. 546. Av. J. C. 206.) gands, qui n'étoient propres qu'à piller les terres, à bruler les maisons, & à en lever les troupeaux de leurs voisins: que quand il s'agiroit de combattre en batail le rangée, ils mettroient toute leur res source, non dans la force de leurs armes, mais dans la légéreté de leurs piés. Qu'ils le suivissent donc sous la protection des Dieux, pour punir des téméraires & des perfides.“ Il les congédia après ce discours, en leur ordonnant de se tenir prêts pour marcher le lendemain. Il partit en effet comme il l'a voit dit, & en dix jours de chemin il arriva sur les bords de l'Ebre. Il passa ce fleuve sans perdre de tems, & après quatre autres journées il campa à la vue des ennemis. Les rebelles, attirés dans une embuscade, fu rent battus d'abord, & perdirent assez de monde. Cet échec ne fit que les irriter, & dès le lendemain matin ils parurent en ba taille. Le combat se donna dans une vallée qui n'étoit pas fort spacieuse. Les Espa gnols furent entiérement défaits. Leur Ca valerie, & les deux tiers de leur Infanterie, furent taillés en piéces. L'autre tiers, qui n'avoit point eu de part au combat, parce que le lieu étoit trop étroit, échappa aux vainqueurs avec les deux Princes auteurs de la révolte. Les Romains se rendirent maî tres du camp des ennemis, où ils firent trois mille prisonniers, outre le butin de toute espéce qui tomba entre leurs mains. Ils per-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) dirent dans cette occasion douze cens hom mes, tant citoyens qu'alliés, & eurent plus de trois mille blessés. La victoire eût été moins sanglante, si la bataille se fût donnée dans un lieu plus étendu, & d'où la fuite eût été plus aisée. (Indibilis onvoie son frére Man- donius vers scipion, qui leur ac- corde le pardon. Liv. XXVIII. 8{??}4.) Indibilis renonçant à une guerre qui lui avoit si mal réussi, crut que dans le mau vais état de ses affaires il n'avoit point de ressource plus assurée que la clémence de scipion, dont il avoit déja fait une heureu se épreuve. Il lui envoya donc son frére Mandonius, qui, s'étant prosterné aux piés du Vainqueur, „rejetta tout ce qui s'étoit passé sur une malheureuse fatalité, qui a voit répandu par-tout un air empoisonné de révolte, & avoit entraîné comme mal gré eux, non seulement les Illergétes & les Lacétans, mais les Romains mêmes. Qu'après la faute qu'ils avoient faite, ils étoient absolument déterminés, lui, son frére, & tous leurs sujets, ou à rendre à scipion, s'il l'ordonnoit, une vie qu'ils tenoient de sa bonté; ou à lui en dé vouer tout le reste, s'il étoit assez géné reux pour les conserver une seconde fois. Qu'ils remettoient leur sort entre les mains du Vainqueur, & n'attendoient rien que de sa miséricorde.“ scipion aiant reproché vivement aux deux fréres, tant absent que présent, leur perfidie, ajouta: „Que par leur crime ils avoient mérité de perdre la vie, mais qu'ils la conserveroient par sa bonté &
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celle du Peuple Romain. Qu'il ne leur(An. R. 546. Av. J. C. 206.) ôteroit point leurs armes comme on a voit coutume de le faire à l'égard des peuples rebelles, n'aiant pas besoin de se précautionner par cette voie contre u ne révolte qu'il ne craignoit point. Qu'il n'exigeroit pas d'eux non plus des ôtages pour s'assurer de leur fidélité, parce que, s'ils y manquoient, ce seroit contre eux- mêmes qu'il séviroit, & non contre des innocens. Qu'aiant éprouvé ce que pou voient la bonté & la colére du Peuple Romain, c'étoit à eux de choisir entre l'une ou l'autre, & de voir s'ils ai moient mieux l'avoir pour ennemi que pour ami.“ Après avoir ainsi parlé à Mandonius, il le congédia, en exigeant de lui seulement une certaine somme qu'il destinoit au paye ment de ses troupes. Pour lui, après avoir ordonné à Marcius de l'aller attendre dans l'Espagne ultérieure, & renvoyé silanus à Tarragone, il resta encore quelques jours dans le même lieu, pour y recevoir des Il lergétes l'argent qu'il leur avoit demandé: après quoi il alla en grande diligence re joindre Marcius assez près de l'Océan. Differentes raisons avoient succes(Entrevue de scipion & de Masi- nissa. Liv. XXVIII. 35. App. 275.) sivement différé la conclusion de la négo ciation entre scipion & Masinissa, parce que ce Prince ne vouloit point traiter avec d'autres qu'avec le Général en personne. C'est ce qui obligea alors scipion à entre prendre un voyage si long, & qui l'écartoit
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) si fort de la province Tarragonoise, où il prétendoit s'embarquer pour retourner à Rome. Masinissa étoit à Cadix. Dès qu'il fut informé par Marcius de l'arrivée de sci pion, pour avoir un prétexte de s'éloigner, il fit entendre à Magon que ses chevaux dé périssoient en demeurant enfermés dans l'I le, qu'ils étoient à charge aux habitans en même tems qu'ils souffroient eux-mêmes de la disette générale; outre qu'une inac tion trop longue amollissoit le courage des Cavaliers. Par ces remontrances il engagea le Général Carthaginois à lui permettre de passer dans le continent pour ravager les ter res des Espagnols les plus voisines. De-là il envoya trois des principaux d'entre les Numides vers scipion, pour convenir a vec lui du tems & du lieu de leur entre vue, avec ordre à deux d'entre eux de res ter auprès de lui en qualité d'ôtages. Le troisiéme fut renvoyé à Masinissa pour l'a mener au lieu marqué par scipion, & ils s'y rendirent de part & d'autre accompa gnés d'un petit nombre de personnes. Le Prince Numide avoit déja conçu u ne haute idée du mérite de scipion sur le seul bruit de ses exploits; & il s'étoit mê me formé de sa personne une image digne d'un héros. Mais la vue enchérit encore sur l'imagination, & augmenta de beaucoup l'estime & la vénération dont il étoit déja prévenu pour scipion. En (a) effet, l'air 56
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de noblesse & de majesté qu'il avoit natu(An. R. 546{??}. Av. J. C. 206.) rellement, étoit encore relevé par la lon gueur & la beauté de sa chevelure, & par la parure mâle & militaire de ses vêtemens, qui n'avoit rien d'affecté, ni qui ressentît le luxe. D'ailleurs, il étoit alors dans la force de l'âge, & l'embonpoint qu'il avoit repris après une longue & dangereuse ma ladie, avoit comme renouvellé en lui une fleur de jeunesse, qui lui donnoit encore un plus grand éclat. Masinissa, frappé d'é tonnement au prémier coup d'œil, com mença par le remercier de la bonté qu'il a voit eue de lui renvoyer son neveu sans rançon. Il l'assura, „que depuis ce jour- là il avoit cherché avec empressement l'occasion d'une entrevue, & qu'il l'a voit saisie avec joie dès le moment que la bonté des Dieux la lui avoit fait naî tre. Qu'il souhaitoit avec passion de lui rendre à lui & au Peuple Romain de tels services, que jamais Prince étranger ne leur en eût rendu de pareils. Que quoi qu'il eût toujours eu ce desir jusqu'alors, il n'avoit pu le mettre à exécution dans l'Espagne, qui étoit pour lui une terre inconnue & étrangére: mais qu'il comp toit bien l'accomplir dans sa terre nata le, en Afrique, où le droit de sa nais-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) sance l'appelloit au trône. Que si les Ro mains y faisoient passer scipion à la tê te d'une Armée, il tenoit pour certain qu'on verroit bientôt la fin de l'Empire de Carthage.“ Cette entrevue & ce discours causérent une grande joie à scipion. Il savoit que Masinissa & ses Numides faisoient toute la force de la Cavalerie ennemie. D'ailleurs il croyoit voir sur le visage & dans les yeux de ce jeune Prince des marques d'un coura ge noble & élevé. Lui aiant donné sa pa role, & reçu la sienne, il retourna à Tar ragone, & Masinissa à Cadix, après avoir, de concert avec les Romains, enlevé quel que butin de dessus les terres voisines, afin qu'il ne parût pas qu'il eût fait un voyage inutile dans le continent. (Magon re- çoit ordre de passer en Italie, & d'aller se joindre à Annibal. Liv. XXVIII. 36. App. 275.) Magon voyant que l'espérance qu'il a voit fondée, prémiérement sur la sédition des soldats Romains, ensuite sur la révol te d'Indibilis, avoit disparu, & que les af faires d'Espagne étoient absolument deses pérées, se préparoit à repasser en Afrique, lorsqu'il reçut ordre du sénat de Carthage de se rendre en Italie avec la Flotte qu'il a voit à Cadix, d'attirer à sa solde le plus grand nombre qu'il pourroit de Gaulois & de Liguriens, & d'aller se joindre à Anni bal, afin de ne pas laisser ralentir une guer re qui avoit été commencée avec tant d'ar deur, & dont les prémiers succès avoient été si heureux. Pour exécuter cet ordre, outre l'argent qui lui avoit été envoyé de
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Carthage, il tira des sommes considérables(An. R. 546. Av. J. C. 206.) de Cadix, aiant pillé non seulement le Tré sor public de cette ville, mais encore les Temples des Dieux, & forcé tous les Par ticuliers de lui apporter tout ce qu'ils a voient d'or & d'argent. Il se mit en mer avec ces secours, &(Il fait une tentative inutile sur Carthagéne. Liv. ibid.) comme il côtoyoit l'Espagne, aiant débar qué ses soldats assez près de Carthagéne, il pilla les campagnes voisines, & fit ensuite approcher sa Flotte de la ville même. Là, aiant tenu ses soldats dans leurs vaisseaux pendant le jour, il les en fit sortir pendant la nuit, & les conduisit à cette partie de la muraille par où les Romains avoient atta qué & pris la ville, croyant que la garni son qu'on y avoit laissée n'étoit pas assez forte pour la défendre, & que peut-être, les habitans, peu contens du gouvernement présent, feroient quelque mouvement dont il pourroit profiter. Il fut entiérement trom pé dans son espérance. A la prémiére ap proche des Carthaginois, les Romains, aiant ouvert la porte de la ville, fondirent sur eux en poussant de grands cris, & en aiant fait un grand carnage, les poursuivirent jus ques sur le bord la mer. Magon s'étant rembarqué, se présenta(Il retour- ne à Cadix, dont on lui ferme les portes.) pour rentrer dans Cadix; mais n'y aiant point été reçu, il aborda avec sa Flotte à Cimbis, petit port assez voisin de Cadix même. De-là il envoya des Députés dans l'Ile pour se plaindre aux habitans de ce qu'ils lui avoient fermé leurs portes, à lui
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) qui étoit leur ami & leur allié. Ils en re jettérent la faute sur la populace, qui s'é toit voulu venger par-là, disoient-ils, de quelque pillage que ses soldats avoient fait avant de s'embarquer. Il demanda à parler aux prémiers Magistrats. Il ne furent pas plutôt venus le trouver, qu'il les fit mettre en croix après les avoit fait déchirer à coups de fouët. C'est ainsi qu'il traita les Chefs d'une ville non seulement alliée de Cartha ge, mais qui avoit avec elle une origine commune: car Cadix étoit aussi une Colo nie de Tyr. De-là il alla à l'Ile de Pithyu se, située à cent milles du continent, & habitée pour-lors par des Phéniciens. sa Flotte y fut bien reçue; & on lui fournit non seulement des vivres en abondance, mais encore des hommes & des armes, pour réparer la perte qu'il avoit faite au près de Carthagéne. (Magon passe dans les Iles Ba léares. Ca- dix se rend aux Ro- maius. Liv. XXVIII. 37.) Magon passa ensuite dans les Iles Baléa res à cinquante milles de-là. Il y a deux I les de ce nom, appellées maintenant Ma jorque & Minorque. La plus grande, qui étoit aussi la plus considérable par le nom bre de ses habitans & de ses soldats, avoit un port où il espéroit passer commodément l'hiver, dans lequel on étoit près d'entrer. Mais dès que les Carthaginois approchérent, les Baléares firent pleuvoir sur eux une si effroyable grêle de pierres, que bien loin d'oser entrer dans le port, ils regagnérent bien vite la pleine mer. On sait que les Baléares étoient la nation de l'Univers la
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plus habile à manier la fronde. On les for(An. R. 546. Av. J. C. 206. strab. III. 168.) moit à cet exercice dès le plus bas âge, & l'on ne donnoit point à déjeuner aux enfans, qu'ils n'eussent frappé au but avec la fronde. Magon passa dans la plus petite de ces Iles, assez fertile, mais moins peuplée & moins aguerrie que l'au tre. Il y eut un succès plus heureux. Il y leva deux mille hommes de troupes auxi liaires, & les aiant envoyés à Carthage pour y passer l'hiver, il tira les vaisseaux à sec. Il paroit que c'est de ce Magon que le port de Minorque a été appellé le Port Mahon, Portus Magonis. Dès que Magon eut a bandonné les bords de l'Océan, ceux de Cadix se rendirent aux Romains. Après que scipion eut achevé de chas(scipion retourne à Rome. Liv. XXVIII. 38.) ser les Carthaginois de l'Espagne, il en par tit avec dix vaisseaux pour retourner en Ita lie, remettant le gouvernement de la pro vince à L. Lentulus & à L. Manlius Acidi nus, qui y avoient été envoyés pour com mander en qualité de Proconsuls. Le sé nat lui donna audience hors de la ville dans le Temple de Bellone, où il exposa tout ce qu'il avoit fait en Espagne: combien de fois il avoit combattu en bataille rangée, combien de villes il avoit prises sur les en nemis, & combien il avoit soumis de na tions à l'empire du Peuple Romain. Il dit qu'aiant trouvé en arrivant en Espagne qua tre Généraux à la tête de quatre Armées victorieuses, il n'avoit pas laissé, en la quitant, un Carthaginois dans toute la pro-
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(An. R. 546. Av. J. C. 206.) vince. Il témoigna quelque desir du triom phe, en récompense de tous ces services rendus à la patrie: mais il ne s'opiniâtra point à le demander, sachant que jusqu'à ce jour on n'avoit accordé cette distinction qu'à ceux qui avoient été revétus de quel que Magistrature pendant qu'ils avoient fait la guerre. Or scipion étoit allé en Espa gne avec la simple qualité de Proconsul, qui n'étoit pas une charge. Au sortir de l'audience du sénat, il entra dans la ville, faisant porter devant lui quatorze mille trois cens quarante-deux livres d'argent en mas se, & une grande quantité d'argent mon noyé, qu'il fit mettre dans le Trésor public. (Il est créé Consul.) Ensuite L. Veturius Philon tint les As semblées pour la création des Consuls: & toutes les Centuries, d'un consentement u nanime & avec des marques extraordinaires d'estime & de faveur, nommérent P. sci pion, & lui donnérent pour collégue P. Li cinius Crassus Grand-Pontife. On remar qua que cette Assemblée fut plus nombreu se qu'aucune n'avoit jamais été depuis que cette guerre avoit commencé. Les citoyens y étoient venus de toutes parts, non seule ment pour donner leurs suffrages à scipion, mais encore pour avoir le plaisir de le voir. C'étoit un concours étonnant de peuple au tour de sa maison. Cette foule l'accom pagna lorsqu'il alla au Capitole, offrir à Ju piter les cent bœufs qu'il avoit fait vœu en Espagne de lui immoler après son retour.
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Il n'y avoit personne qui ne se promît que,(An. R. 546. Av. J. C. 206.) comme Lutatius avoit terminé la prémiére guerre de Carthage, P. scipion termineroit la seconde, & chasseroit de l'Italie les Car thaginois, comme il les avoit chassés de l'Es pagne. Dans cette vue on lui destinoit pour province l'Afrique, comme s'il n'y avoit plus d'ennemis dans l'Italie. On procéda ensuite à l'élection des Préteurs.

(An. R. 547. Av. J. C. 205.)

Ce fut la quatorziéme année de la se conde Guerre de Carthage que P. scipion & P. Licinius Crassus prirent possession du Consulat. scipion proposa d'abord au sé nat, & obtint qu'il lui fût permis de célé brer les Jeux auxquels il s'étoit engagé par un vœu, dans le tems que les soldats s'é toient révoltés en Espagne, & de tirer de l'argent qu'il avoit porté dans le Trésor public les sommes nécessaires pour cette dépense. Alors il introduisit les Députés des sa(Députa- tion de ce{??}ux de sa- gonte aux Romains. Liv. XXVIII. 39.) gontins dans le sénat, où le plus âgé d'en tr'eux commença en ces termes. Quoiqu'il ne soit pas possible, Messieurs, de rien a jouter aux maux que nous avons soufferts pour vous conserver une fidélité inviolable, cependant, après les bienfaits que nous a vons reçus de vous & de vos Généraux, nous ne saurions nous plaindre de notre sort. Il fit ensuite un long dénombrement
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) de tout ce qu'avoient fait pour eux, d'a bord les deux scipions, puis celui qui ve noit d'être nommé Consul. C'est pour vous rendre graces de ces bienfaits, si grands que nous n'aurions osé les attendre des Dieux mêmes, que le sénat & le Peuple de sagonte nous ont envoyés vers vous; & en même tems pour vous féliciter de ce que vos armes ont eu depuis quelques an nées des succès si avantageux dans l'Espa gne & dans l'Italie; que dans la prémiére, vous avez poussé vos conquêtes non seulement jusqu'à l'Ebre, qui servoit autrefois de borne à votre Empire, mais jusqu'aux bords de l'Océan, c'est-à-dire jusqu'aux extrémités de la Terre; & que vous n'avez laissé à Annibal dans l'autre que l'espace qu'il occupe avec son camp, où vous le tenez comme assiégé. On nous a ordonné, non seulement de rendre au grand Jupiter les actions de graces que méritent de si grandes faveurs; mais encore de lui offrir, avec votre agrément, cette couron ne d'or, & de la placer dans son Temple, en reconnoissance des victoires qu'il vous a accordées sur vos ennemis. Nous vous sup plions de nous le permettre, & de ratifier par votre autorité les bienfaits que nous avons reçus de vos Généraux. Le sénat répondit aux Députés des sa gontins: „Que la ruïne & le rétablisse ment de sagonte seroient pour toutes les nations une preuve autentique de la fidé lité inviolable que les deux peuples s'é-
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toient gardée l'un à l'autre. Que les Gé(An. R. 547. Av. J. C. 205.) néraux de la République, en rétablissant sagonte, avoient agi conformément aux desirs du sénat. Qu'il confirmoit avec joie tous les avantages qu'ils leur avoient accordés, puisqu'en agissant ainsi, ils n'avoient fait que suivre la volonté, & exécuter les ordres qu'ils avoient reçus de la Compagnie. Qu'il leur permettoit d'offrir à Jupiter le don qu'ils avoient apporté.“ Ensuite on ordonna que les Députés fussent nourris & logés aux dépens de la République tant qu'ils resteroient sur ses terres; & que, par forme de présent, on leur comptât à chacun dix mille (a) As. Aussitôt après, on fit entrer dans le sénat les Ambassadeurs des autres Nations, & on leur donna audience. Ceux de sagonte aiant demandé la permission de visiter les différentes parties de l'Italie autant qu'ils le pourroient faire en sureté, on leur donna des guides pour les conduire, avec des Lettres de recommandation pour tous les Magistrats des villes où ils passeroient, à qui l'on ordonnoit de les recevoir avec distinction. Après qu'on eut terminé ces affaires qui(Dispute au sujet du dessein qu'avoit scipion de) étoient de moindre conséquence, on déli béra sur celles de la République, & prin cipalement sur la levée de nouvelles trou- 57
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(An. R. 547. Av. J. C. 205. porter la guerre en Afrique. Liv. XXVIII. 40. Plut. in Fab. pag. 188.) pes, & sur les départemens qu'il faloit assi gner aux Généraux. Tous les citoyens destinoient assez ouvertement l'Afrique à scipion: & lui-même, pensant que s'atta cher à suivre pas à pas Annibal en Italie, c'étoit une occupation peu brillante, & qui conviendroit mieux à un vieillard accablé d'années, qu'à un jeune & vaillant guerrier comme il étoit, ne dissimuloit pas qu'il croyoit avoir été nommé Consul, non pour continuer la guerre, mais pour la finir: ce qu'il ne pouvoit exécuter à moins qu'il ne passât en Afrique, & n'allât porter la ter reur des armes Romaines jusqu'aux murs de Carthage. Il ne craignoit pas même de faire connoître, que, si le sénat s'opposoit à ce dessein, il agiroit hautement auprès du Peuple pour en obtenir la permission. (Discours de Fabius contre sci- pion. Liv. XXVIII. 40-42.) Les prémiers des sénateurs desaprou voient ce projet; mais la plupart n'osoient pas s'expliquer ouvertement, soit qu'ils craignissent le Consul, ou qu'ils cherchassent à lui faire leur cour. Fabius Maximus, se croyant au-dessus de ces timides ménage mens, ouvrit le prémier l'avis contraire aux desirs de scipion. Voici le discours que Tite-Live lui met dans la bouche. Je sai, Messieurs, qu'il y en a plusieurs entre vous qui croient que ce que nous mettons aujour d'hui en délibération, est une affaire déja décidée, & que c'est perdre le tems que de dire son avis sur le projet de faire passer cette année nos Armées en Afrique. Mais je ne vois pas comment on peut avoir cette
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pensée, puisque ni le sénat, ni le Peuple(An. R. 547. Av. J. C. 205.) n'ont encore autorisé ce dessein: ou, si le Consul compte sur le département de l'A frique comme lui étant assuré, je ne puis m'empêcher de dire que c'est, de sa part, se jouer, non seulement de chaque sénateur en particulier, mais même de tout le sénat, que de feindre de le consulter sur une ma tiére conclue & arrêtée. Je sens bien qu'en m'opposant à cet empressement extraordinaire de passer en Afrique, je m'attirerai infailliblement deux reproches. On dira, en prémier lieu, qu'un tel sentiment est l'effet de cette lenteur que l'on prétend m'être naturelle, & que je permets aux jeunes gens d'appeller timidité & engourdissement, pourvu que les per sonnes sensées avouent, que, si les conseils des autres ont paru d'abord plus spécieux, l'événement a fait voir jusqu'ici que les miens étoient plus solides & plus salutaires. D'un autre côté, l'on m'accusera peut-être de porter envie à un Consul plein de mérite, & d'être jaloux de la gloire qu'il acquiert tous les jours, & dont je ne puis souffrir l'accroissement. Mais s'il ne suffit pas pour me mettre à l'abri d'un soupçon si injurieux de considé rer soit ma vie & ma conduite passée, soit les honneurs de la Dictature & de cinq Consulats que j'ai exercés, soit enfin toute la gloire que je me suis acquise tant en guerre qu'en paix, & qui est au point de m'inspirer plutôt le dégoût & la satiéte,
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) que de laisser place à de nouveaux desirs; mon âge, au moins, devroit bien me justifier de ce reproche. Car enfin s'imaginera-t-on que je puisse être susceptible de jalousie à l'égard d'un jeune homme, qui n'est pas même de l'âge de mon fils? Pendant ma Dictature, lorsque j'étois dans la force de l'âge, & dans la plus importante & la plus brillante carriére, je n'opposai que la patience & la modération aux insultes de mon Général de la Cavalerie; & l'on ne me vit faire de la résistance, ni dans le sénat, ni devant le Peuple, à l'égalité, aussi injurieuse qu'inouïe, que l'on vouloit mettre, & que l'on mit en effet entre lui & moi. J'aimai mieux employer les actions que les paroles, pour obliger celui que tous les citoyens m'avoient égalé, à me mettre lui-même au dessus de lui. Est-il donc vraisemblable qu'aujourd'hui, comblé & rassasié d'honneurs, je cherche à entrer en lice & en dispute avec un jeune homme, qui, tout estimable qu'il est d'ailleurs, ne fait qu'entrer dans la carriére de l'honneur & de la gloire; s'imaginera-t-on que las, comme je le suis, non seulement des affai res, mais de la vie même, je songe à le supplanter, pour obtenir en sa place la commission de porter la guerre en Afrique? Non, non. Il me faut vivre & mourir avec la gloire que j'ai acquise. J'ai arrêté le cours des victoires d'Annibal, pour mettre en état la Jeunesse qui devoit venir après moi, d'aller plus loin, & de le vaincre.
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Mais vous devez me pardonner, scipion,(An. R. 547. Av. J. C. 205.) si, n'aiant jamais fait plus de cas de l'esti me des hommes & de ma propre réputation que de l'utilité publique, je ne préfére pas non plus votre gloire au bien de l'Etat. Quoiqu'après tout, est-il bien vrai que je mette obstacle à votre gloire? sans doute, si nous n'avions point de guerre ici, ou si nous avions affaire à un ennemi qu'il ne fût pas fort glorieux de vaincre, vous rete nir en Italie, même par la vue du bien public, ce seroit vous ôter avec la guerre les moyens d'acquérir de l'honneur. Mais Annibal étant actuellement en Italie à la tête d'une Armée considérable, avec laquelle il la tient comme assiégée depuis quatorze ans, aurez-vous lieu d'être mécontent de vous-même, & sera-ce un exploit peu glo rieux pour vous, si vous venez à bout, pen dant votre Consulat, de chasser de l'Italie un ennemi qui nous y a causé tant de maux & tant de défaites sanglantes; & si vous avez l'honneur de terminer cette seconde guerre de Carthage, comme Lutatius a eu celui de mettre fin à la prémiére? Je m'en rapporte à votre propre jugement. Pouvez-vous penser qu'il soit plus honora ble pour vous d'avoir ôté l'Espagne aux Carthaginois, qu'il ne le sera de délivrer l'Italie de la guerre qui la désole depuis tant d'années? Annibal n'est point encore dans un état à faire croire que celui qui veut aller faire la guerre ailleurs, évite de l'avoir pour ennemi plutôt par mépris
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) que par crainte. Vous dites que vous ne voulez passer en Afrique que pour l'y atti rer & l'y combattre. Pourquoi user de tant de détours? Pourquoi n'aller pas di rectement l'attaquer où il est? L'ordre na turel ne demande-t-il pas que vous mettiez votre pays en sureté, avant que d'attaquer celui des ennemis? que la paix soit établie dans l'Italie, avant que de faire passer la guerre dans l'Afrique? & que nous soyons délivrés nous-mêmes de toute crainte, avant que d'entreprendre de porter la terreur de nos armes chez les ennemis? si vous pouvez rendre ce double service à la patrie, à la bonne heure: après avoir vaincu ici Annibal, allez attaquer Cartha ge. Mais si l'un de ces deux avantages doit être nécessairement réservé à de nou veaux Consuls, faites réflexion que le pré mier, outre qu'il est beaucoup plus considé rable & plus glorieux en lui-même, conduit naturellement au second, & en est la véri table cause, & en a par conséquent tout l'honneur. Je ne parle point de l'impossibilité où nous sommes de trouver des fonds suffisans pour entretenir à-la-fois deux Armées en Italie & en Afrique, pour équiper des Flottes, & pour fournir les vivres & toutes les autres provisions nécessaires aux troupes de terre & de mer. Indépendamment de cet embarras qui n'est pas petit, il n'y a per sonne parmi nous qui ne comprenne à quel péril nous expose une pareille entreprise. Car
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enfin, si Annibal vainqueur faisoit marcher(An. R. 547. Av. J. C. 205.) une seconde fois ses troupes contre Rome, (j'espére que les Dieux détourneront de dessus nos têtes un si grand malheur: mais ce que nous avons déja vu peut encore arri ver:) si donc nous nous trouvions dans un danger si pressant, pourrions-nous alors vous appeller de l'Afrique à notre secours, comme nous avons appellé Q. Fulvius de Capoue? Mais êtes-vous sûr que la fortune vous sera favorable en Afrique? La mort funeste de votre pére & de votre oncle défaits & tués avec leurs Armées dans l'espace de trente jours après de si glorieux succès, vous mon tre ce que vous pouvez & ce que vous devez craindre. Je ne finirois point, si je voulois compter tous les Rois & tous les Généraux, qui, pour être passés témérairement dans le pays de leurs ennemis, ont été entiérement dé faits avec les Armées qu'ils y avoient con duites. Les Athéniens, cette République si sage & si prudente, laissant la guerre qu'ils avoient dans leur pays, passérent en sicile avec une Flotte nombreuse sous la conduite d'un jeune Guerrier, également illustre par sa naissance & par sa valeur. Quelle fut la suite d'une expédition si hardie? Un seul combat naval abattit pour jamais la puis sance de cette République, la plus florissante qui fût alors. J'ai tort de vous rapporter des exemples étrangers & si anciens. Cette même Afri que dont il s'agit maintenant, & le célébre
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Regulus, sont pour nous une triste mais salutaire leçon, qui doit nous apprendre jusqu'où va l'inconstance de la fortune. Croyez-moi, scipion; lorsque du haut de vos vaisseaux vous appercevrez cette puis sante & belliqueuse contrée, vous avouerez que vos Espagnes n'ont été qu'un jeu en comparaison de l'Afrique. Car enfin, qui ne voit pas la différence infinie qu'il y a entre ces deux expéditions? Après avoir traversé sans aucun danger, sans rencon trer un seul vaisseau ennemi, la mer qui baigne les côtes de l'Italie & de la Gaule, vous abordâtes à (a)Empories, ville al liée de notre Empire, vous y débarquâtes tranquillement vos troupes, que vous con duisîtes de-là à Tarragone, autre ville al liée, sans trouver sur la route aucun obsta cle ni aucun péril, passant toujours par des terres d'amis & d'alliés. Au sortir de cette ville, vous fûtes reçu dans des pays gardés & occupés par nos troupes. Vous rencontrâ tes vers les bords de l'Ebre les Armées de votre pére & de votre oncle, que leur mal beur même, & le desir de venger la mort de leurs Généraux, avoient rendu plus formidables que jamais. Elles avoient à leur tête L. Marcius, choisi à-la-vérité tumultuairement & par le suffrage des soldats pour les commander; mais à qui il ne manquoit que la naissance & l'avantage d'avoir passé par les prémiéres charges, pour pouvoir être mis en paralléle avec 58
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les plus grands Capitaines. Vous assiégeâtes(An. R. 547{??}. Av. J. C. 205.) Carthagéne fort à votre aise, sans qu'au cune des trois Armées Carthaginoises se mît en état de la défendre. Toutes ces actions, & celles qui suivi rent, dont je ne prétens point diminuer le mérite, ne sont en nulle sorte comparables pour la difficulté aux obstacles & aux dan gers qui se rencontreront dans la guerre d'Afrique. Nous n'y avons aucun port où notre Flotte puisse aborder, aucun pays dis posé à nous recevoir, aucune ville qui nous soit alliée, aucun Roi qui nous soit ami, aucun endroit enfin où nous puissions ou camper ou marcher, sans avoir aussitôt les ennemis sur les bras. Pouvez-vous compter sur syphax, & sur les Numides? C'est bien assez pour vous de vous y être fié une fois impunément. La témérité n'est pas toujours heureuse: & la fraude cherche ordinaire ment à s'attirer la confiance dans des cho ses de peu de conséquence, pour se dédom mager ensuite en trompant avec plus d'a vantage dans quelque occasion importante & qui en vaille la peine. Votre pére & vo tre oncle ne furent accablés par les armes des ennemis, qu'après avoir été abandonnés par la trahison des Celtibériens leurs alliés: & vous-même n'avez pas eu tant à crain dre de la part d'Asdrubal & de Magon a vec qui vous étiez en guerre, que de celle de Mandonius & d'Indibilis avec qui vous a viez fait amitié. Pouvez-vous compter sur la fidélité des Numides, vous qui avez é-
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) prouvé la révolte de vos propres soldats? Il est vrai que syphax & Masinissa ai ment mieux l'empire de l'Afrique pour eux-mêmes, que pour les Carthaginois: mais ils aiment mieux y voir dominer les Carthaginois, que toute autre nation. La jalousie & différentes vues d'intérêt, les animent maintenant les uns contre les au tres, & les divisent, parce qu'ils n'ont rien à craindre du dehors. Montrez-leur les armes des Romains, & des Armées é trangéres, ils se réuniront dans le moment, & accourront de toutes parts comme pour éteindre un incendie qui les menace tous é galement. Vous savez que les Carthaginois ont défendu l'Espagne avec assez d'opiniâ treté, quoiqu'à la fin ils aient succombé. Ils montreront bien un autre zèle & un autre courage, quand il s'agira de défen dre les murailles de leur patrie, les Tem ples de leurs Dieux, leurs autels & leurs foyers; lorsqu'en allant au combat, ils se ront suivis de leurs femmes éplorées, & de leurs petits enfans, qui imploreront leur se cours. Il y a plus. Ne peut-il pas arriver que les Carthaginois, comptant assez sur la force & la bonté de leurs murailles, sur l'union des peuples d'Afrique, sur la fidé lité des Rois alliés, envoient une nouvelle Armée d'Afrique en Italie, dès qu'ils nous verront privés de votre secours, & de celui de votre Armée. Ne peut-il pas arriver, que sans dégarnir l'Afrique, ils ordonnent
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à Magon, qui, étant sorti des Iles Baléares(An. R. 547. Av. J. C. 205.) avec sa Flotte, côtoie actuellement la Ligu rie, de se joindre à Annibal? Nous nous trouverons alors dans les mêmes allarmes où nous avons été tout récemment, lorsqu'As drubal est passé en Italie; cet Asdrubal, que vous laissâtes échapper de vos mains en Es pagne, vous qui vous faites fort de fermer avec vos troupes toutes les issues, non seu lement de Carthage, mais de l'Afrique en tiére. Vous me direz que vous l'avez vaincu. Et c'est par cette raison-là même que je suis fâché, autant pour votre honneur que pour l'intérêt de la République, que vous ayez laissé le chemin de l'Italie ouvert à un Gé néral que vous veniez de battre. Je ne puis vous faire un parti plus avan tageux, que d'attribuer à votre bonne con duite tous les bons succès que vous avez eu pendant que vous avez commandé nos Ar mées, & de rejetter les disgraces sur l'in constance de la fortune. Plus vous avez de valeur & d'habileté dans la guerre, plus Rome & toute l'Italie ont d'intérêt à se conserver pour elles-mêmes un si bon défen seur. Vous ne sauriez nier vous-même que le fort de la guerre ne soit où est Annibal, puisque vous déclarez que vous ne passez en Afrique que dans le dessein de l'y attirer. Par conséquent c'est contre lui que vous de vez faire la guerre ou dans ce pays-ci, ou dans celui où vous voulez passer. Aurez-vous donc plus d'avantage sur lui en Afrique où vous serez seul avec votre Armée, qu'en
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Italie où vous serez secondé de votre collégue & de ses troupes? La victoire encore toute récente des Consuls Claude & Livius ne nous apprend-elle pas de quelle importance il est que les deux Consuls agissent de con cert? Annibal ne sera-t-il pas plus à crain dre lorsqu'il combattra sous les murailles de Carthage, soutenu des forces de toute l'A frique, que dans un petit coin du Brutiun. où il est aujourd'hui renfermé, & où il at tend depuis si longtems de nouveaux ren forts? Quel dessein, de mieux aimer com battre dans un lieu où vos forces seront moindres de la moitié, & celles de l'ennemi beaucoup plus grandes, qu'ici où vous au rez deux Armées à employer contre une seule, déja affoiblie par tant de combats, & fatiguée d'une guerre si pénible & si longue? Voyez quelle différence il y a entre votre conduite & celle de votre pére. Après avoir été nommé Consul, il partit pour aller com mander en Espagne: mais aiant appris qu'Annibal passoit les Alpes pour se rendre en Italie, il revint sur ses pas pour aller le combattre à la descente des Alpes. Et vous, qui voyez Annibal en Italie, vous songez à vous en éloigner; non que vous trouviez cette entreprise utile à la République, mais par ce que vous vous imaginez qu'elle vous fera plus d'honneur: comme lorsque vous aban donnâtes votre province & votre Armée, sans être autorisé ni par un ordre du Peu ple, ni par un Decret du sénat; & qu'en vous mettant en mer avec deux galéres
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seulement, vous exposâtes avec votre(An. R. 547. Av. J. C. 205.) personne le salut de la République & la majesté du Peuple Romain, qui vous avoit confié le commandement de ses Armées. Pour moi, Messieurs, je pense que P. scipion a été nommé Consul, non pour lui, mais pour nous & pour la République; & que les troupes qu'il commande ont été levées pour défendre Rome & l'Italie, & non afin que nos Consuls, usant d'une au torité despotique comme s'ils étoient des Rois, les transportent par-tout où il leur plaîra, & les fassent servir à leurs desseins ambitieux. Fabius, par ce discours qu'il avoit pré paré avec soin, fit entrer dans son senti ment la plus grande partie des sénateurs. Les anciens sur-tout étoient entraînés par l'autorité de ce grand homme, & préfé roient sans balancer sa sagesse & son expé rience consommée à la valeur impétueuse d'un jeune Consul. scipion étoit trop(Réponse de scipion à Fabius. Liv. XXVIII. 43. 44.) avancé pour reculer; & d'ailleurs persuadé avec raison de la beauté & de l'utilité de son projet, piqué personnellement du peu de ménagement que Fabius avoit gardé avec lui, il n'étoit pas sans doute disposé à lui sacrifier ses lumiéres. Il prit donc la parole à son tour, & s'expliqua en ces ter mes. Fabius lui-même a bien senti, Mes sieurs, & il l'a d'abord reconnu, que son avis pouvoit être soupçonné de jalousie. Pour moi, je n'oserois pas former une telle
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) accusation contre un si grand homme: mais, soit faute de s'être bien expliqué, soit parce qu'en effet il a la vérité contre lui, il me paroit qu'il ne s'est pas tout-à-fait purgé de ce soupçon. Car, pour persuader que ce n'est pas l'envie qui le fait agir, il a relevé en termes magnifiques les honneurs par les quels il a passé, & la réputation que ses exploits lui ont acquise; comme si je ne devois me mesurer qu'avec des gens du commun, & que, si j'ai à appréhender la jalousie de quelqu'un, ce ne fût pas préci sément de la part de celui qui, étant arrivé au comble de la gloire où j'avoue que j'as pire comme lui, seroit fâché que je devinsse un jour son égal. Il a parlé de sa vieillesse, & m'a mis du côté de l'âge au dessous de son fils même; comme si le desir de la gloire se bornoit à cette vie mortelle, & ne portoit pas ses vues jusques dans la postérité la plus reculée. Je suis persuadé que les grandes ames se comparent, non seulement avec les hommes illustres de leur tems, mais encore avec les héros de tous les siécles. Pour moi, je ne vous dissimulerai pas, Fabius, que j'ai conçu le dessein, non seulement de vous égaler, mais même, si je le puis, (per mettez-moi de le dire) de vous surpasser. Aux Dieux ne plaîse, que ni vous à mon égard, ni moi par rapport à ceux qui me suivront, nous craignions que quelque ci toyen ne nous ressemble. Une telle disposition seroit préjudiciable, non seulement à ceux
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à qui nous porterions envie, mais encore à(An. R. 547. Av. J. C. 205.) toute la République, ou, pour mieux dire, à tout le Genre-humain. Fabius a fort exagéré les périls où je m'exposerai si je passe en Afrique; de fa çon même qu'il a semblé craindre pour moi, aussi-bien que pour la République. Mais d'où lui vient tout d'un coup cette inquié tude pour ma vie & pour ma réputation? Après que mon pére & mon oncle eurent été tués, que leurs Armées eurent été pres que absolument défaites, que les Espagnes étoient perdues, que quatre Généraux Car thaginois à la tête de quatre Armées te noient tout le pays sous leur puissance; lors enfin que dans l'Assemblée où il s'agissoit de nommer un Chef pour aller commander dans cette province, personne, excepté moi, ne se présenta, desorte que le Peuple Ro main fut obligé de me confier à l'âge de vingt-quatre ans le soin d'une guerre si de sespérée; pourquoi ne se trouva-t-il alors personne qui représentât la foiblesse de mon âge, les forces des ennemis, les difficultés de la guerre, & la mort encore récente de mon pére & de mon oncle? A-t-on fait au jourd'hui en Afrique quelque perte plus sanglante, que celle que nous avions faite alors en Espagne? Y a-t-il en Afrique des Généraux plus habiles & des Armées plus nombreuses, qu'il n'y en avoit dans ce tems- là en Espagne? Avois-je alors plus d'expé rience & de capacité pour faire la guerre, que je n'en puis avoir à l'heure qu'il est?
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Les Carthaginois sont-ils des ennemis plus redoutables pour nous dans un pays que dans un autre? Il est bien aisé, après que j'ai défait & mis en fuite quatre Armées Carthaginoises; après que j'ai pris un si grand nombre de villes ou par force, ou par composition; a près que j'ai domté tant de Princes, tant de Rois, tant de Nations féroces & barba res, & que j'ai poussé mes conquêtes jus qu'aux bords de l'Océan; en un mot, après que j'ai réduit toute l'Espagne sous notre pouvoir, desorte qu'il n'y reste pas la moin dre étincelle de guerre; il est sans doute bien aisé de rabaisser mes exploits. Il sera aussi facile, lorsque j'aurai vaincu & dom té l'Afrique, de diminuer des objets que l'on grossit aujourd'hui, & que, par des termes pleins d'emphase & d'exagération, on représente comme des monstres affreux; le tout, pour me retenir en Italie. Fabius prétend que nous n'avons aucun moyen d'aborder en Afrique, que nous n'a vons sur les côtes aucun port qui nous soit ouvert: & en même tems il nous parle de la défaite & de la prison de Regulus, comme si ce Général avoit échoué dès son entrée dans cette province. Et il ne veut pas se souvenir que ce Regulus, tout malheureux qu'il a été dans la suite, trouva pourtant le moyen d'entrer dans l'Afrique; que la prémiére année il remporta sur les ennemis des avan tages très considérables; & qu'il fut tou jours invincible, tant qu'il n'eut affaire
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qu'aux Carthaginois. C'est donc en vain,(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Fabius, que vous prétendez m'effrayer par son exemple. Quand ce malbeur nous seroit arrivé tout récemment, & dans la guerre présente, & non pas dans la prémiére guerre il y a plus de quarante ans; pour quoi la défaite & la captivité de Regulus m'empêcheroient-elles en ce cas de passer en Afrique, après que la défaite & la mort des deux scipions ne m'ont point empêché de passer en Espagne? Pourquoi ne me pique rois-je pas de rendre à ma patrie les services que le Lacédémonien Xanthippe a bien pu rendre à Carthage? son exemple ne peut servir qu'à augmenter ma confiance, en me montrant qu'un seul homme peut causer de si étonnantes révolutions. Vous nous citez encore les Athéniens, qui, laissant l'ennemi au milieu de leur pays, passérent témérairement en sicile. Mais puisque vous avez assez de loisir pour nous conter ces fables Grecques, que ne nous parlez-vous plutôt d'Agathocle Roi de sy racuse, qui, pour délivrer la sicile des ravages que les troupes Carthaginoises y exerçoient depuis longtems, passa dans cette même Afrique, & porta la guerre dans le sein du même pays d'où elle étoit venue in fester la sicile? Mais pourquoi chercher dans l'Antiquité & chez les Etrangers des exemples qui prouvent combien il y a d'avantage à se rendre l'assaillant, à éloigner de son pays le danger, & à le porter dans celui de l'en-
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) nemi? Annibal ne nous en fournit-il pas la preuve la plus présente & la plus forte? Il y a bien de la différence entre désoler les terres étrangéres, & voir ravager les sien nes. Celui qui attaque a plus de courage, que celui qui se défend. D'ailleurs, les objets inconnus, & qu'on ne considére que dans l'éloignement, paroissent toujours plus redoutables. Pour bien juger de ce que l'on doit espérer ou craindre de son ennemi, il faut entrer sur ses terres, & le voir de près. Annibal n'avoit jamais espéré de faire sou lever contre les Romains dans l'Italie tous les peuples qui prirent son parti après la bataille de Cannes. Combien les Carthagi nois trouveront-ils moins de zèle & d'atta chement dans les peuples d'Afrique, eux qui ne sont pas moins infidéles à l'égard de leurs Alliés, que durs & cruels à l'égard de leurs sujets? Il y a d'ailleurs une grande différence entre Rome & Carthage. Abandonnés de nos Alliés, nous nous sommes soutenus par nos propres forces, & par la valeur des sol dats Romains; au-lieu que les Carthagi nois n'emploient que des troupes mercenai res, des Africains & des Numides, nations les plus inconstantes & les plus perfides de l'Univers. Pourvu qu'on ne m'arrête point ici, vous apprendrez dans un même tems, & mon arrivée en Afrique, & la désolation de tout le pays, & la retraite précipitée d'Annibal, & le siége de Carthage. Attendez-vous à
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recevoir d'Afrique des nouvelles & plus(An. R. 547. Av. J. C. 205.) agréables & plus fréquentes que vous n'en receviez d'Espagne. Je n'ai pas conçu ces espérances au hazard. Elles sont fondées sur la fortune du Peuple Romain, sur la protection que nous avons lieu d'attendre des Dieux témoins & vengeurs de la rupture du Traité par les Carthaginois, & sur l'alliance des Rois syphax & Masinissa, à l'amitié desquels je me fierai de façon, que je me tiendrai bien en garde contre leur in constance. Les circonstances des tems & des lieux me découvriront bien des avantages, que je ne puis appercevoir de si loin: & il est d'un homme sage & d'un habile Général, de saisir les occasions favorables qui se présen tent, & de tourner les hazards à son profit par sa bonne conduite. J'aurai Annibal pour antagoniste, com me vous le souhaitez, Fabius: mais je l'en traînerai dans sa patrie, plutôt qu'il ne me retienne dans la mienne. Je le forcerai de combattre dans son propre pays; & Car thage sera le prix du vainqueur, plutôt que quelques Forts à demi ruïnés du Brutium. Vous dites que Rome & l'Italie seront en danger, pendant que je ferai ce trajet, que je débarquerai mes troupes en Afrique, & que je m'avancerai vers Carthage. Mais prenez garde, Fabius, que ce ne soit faire affront & injustice à mon illustre collégue, de croire qu'il n'est pas capable de défendre sa patrie contre Annibal affoibli
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) & presque abattu comme il est aujourd'hui, tandis que vous avez bien pu arrêter le cours rapide de ses progrès dans le tems qu'il avoit encore toutes ses forces, & que, fier de trois victoires consécutives, il mar choit la tête levée dans toutes les parties de l'Italie comme dans un pays de conquête. Après tout, quand le dessein que je pro pose ne seroit pas le plus propre à terminer promtement cette guerre, il seroit cependant de notre honneur de faire connoître aux Rois & aux Peuples êtrangers, que nous avons assez de courage, non seulement pour défendre l'Italie, mais encore pour aller attaquer l'Afrique. Il seroit honteux pour le Peuple Romain, qu'on publiât qu'aucun de ses Généraux n'ose former un projet pa reil à celui d'Annibal, & que l'Afrique aiant été tant de fois attaquée & ravagée par nos Flottes & par nos Armées pendant la prémiére guerre, qui n'avoit pour objet que la sicile; aujourd'hui, qu'il s'agit du salut de l'Italie, elle jouit d'une parfaite tranquillité. Il est tems que l'Italie se re pose, après avoir essuyé tant de ravages & d'incendies. Il est tems que l'Afrique éprou ve à son tour les fléaux que la guerre en traîne après elle. Plutôt que Rome, du haut de ses murailles, voie une seconde fois l'Armée ennemie campée à ses portes, faisons voir aux Carthaginois, de dessus leurs remparts, les Légions Romaines menaçant leur patrie d'une ruïne prochaine. Que l'Afrique soit desormais le théatre de la
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guerre. Rendons-lui tous les maux qu'elle(An. R. 547. Av. J. C. 205.) nous a faits: la terreur, la fuite, le ravage des campagnes, la désertion des Alliés, & toutes les autres calamités que nous avons éprouvées pendant quatorze ans. Voilà ce que j'avois à dire des affaires de la République, & du projet de la campagne prochaine. Je craindrois de vous ennuyer par des discours inutiles & déplacés, si, à l'exemple de Fabius qui s'est appliqué à rabaisser les succès que j'ai eus dans l'Es pagne, j'entreprenois d'élever ma réputa tion sur les ruïnes de la sienne. Je n'en ferai rien, Messieurs, & tout jeune que je suis, j'aurai encore l'honneur de l'em porter sur un homme de son âge par ma modération & ma retenue. Vous avez pu remarquer dans toute ma conduite, que, sans chercher à me faire valoir, je me suis toujours contenté de l'estime que je vous aurois donné lieu de concevoir de moi par mes actions, plutôt que par mes paroles. Voilà une dispute bien vive, & une es(Réflexion sur le dis- cours de Fabius.) péce de procès entre deux grands hommes, qui ont plaidé chacun leur cause avec beau coup d'éloquence. J'en laisse aux Lecteurs le jugement définitif. Tite-Live ne s'ex plique point sur le motif secret qui animoit ici Fabius, mais il lui met dans la bouche un discours qui le fait assez connoître. Il ne seroit point étonnant, (& c'est ainsi qu'en juge Plutarque) que du caractére dont étoit ce sage Temporiseur, il eût desaprouvé une entreprise aussi hazardeuse
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) que paroissoit celle de transporter la guerre en Afrique, & qu'il eût mis dans tout leur jour les dangereuses conséquences qu'il croyoit y voir. Mais cette application à rabaisser en tout les heureux succès de sci pion, à diminuer la gloire de ses plus belles actions, à relever avec une malignité af fectée ses prétendues fautes, ressemble beaucoup au langage de la jalousie & de l'envie. L'acharnement que nous verrons bientôt qu'il fera paroître en toute occasion pour traverser l'entreprise de scipion, sem ble manifester les sentimens de son cœur. Fabius étoit un grand homme certainement, mais il étoit homme. Nous avons admiré sa modération & sa patience dans la dispute qu'il eut avec Minucius. Il étoit alors soutenu par le sentiment & la conviction intérieure de sa supériorité de mérite au dessus de son rival. Mais ici, la vue d'un mérite naissant qu'il ne peut se dissimuler, & dont l'éclat, qui ira toujours en croissant, peut obscurcir la réputation qu'une longue suite d'années & de services lui a acquise, lui donne une inquiétude dont il n'est pas le maître, & le tire de cette assiette tran quille où le tenoit la possession d'une gloire que personne ne lui avoit encore disputée. (scipion, après quel- que doute, s'en rappor- té au sénat, qui lui per- met de pas- ser en Afri- que.) Quoi qu'il en soit, le sénat ne fut pas content du discours de scipion, parce que le bruit s'étoit répandu, que s'il n'obtenoit pas de cette Compagnie la permission de passer en Afrique, il la demanderoit au Peuple. C'est pourquoi Q. Fulvius, qui
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avoit été quatre fois Consul, & Censeur,(An. R. 547. Av. J. C. 205. Liv. XXVIII. 45.) somma le Consul de déclarer en présence des sénateurs, s'il s'en rapporteroit à eux de la distribution des départemens, ou s'il porteroit l'affaire devant le Peuple. Et comme il répondit qu'il feroit ce qu'il ju geroit le plus avantageux à la République: si je vous ai interrogé, repliqua sur le champ Fulvius, ce n'est pas que je ne susse déja par avance quelle seroit votre réponse, & ce que vous aviez dessein de faire. Car vous faites assez sentir vous-même que vous ne vous êtes présenté au sénat que pour le sonder, & non pour le consulter; & que si nous ne vous accordons pas sur le champ le département que vous desirez, vous avez une requête toute prête à présenter au Peuple. Ainsi, Tribuns, je vous prie de me seconder dans le refus que je fais de dire mon avis, uniquement par cette raison, que, quand même il seroit suivi de tous, le Consul ne voudroit pas s'y conformer. Il s'éleva là-dessus une dispute, scipion pré tendant que les Tribuns n'étoient pas en droit d'autoriser un sénateur à refuser de dire son avis lorsqu'il est interrogé par le Consul. Mais les Tribuns, sans avoir égard à ses représentations, donnérent leur De cret en ces termes: si le Consul s'en rapporte au sénat pour la distribution des départe mens, nous voulons qu'on s'en tienne à ce qui aura été décidé, & ne permettrons pas que l'affaire soit portée devant le Peuple. s'il ne s'en rapporte pas au sénat, nous
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) sommes prêts à secourir ceux qui refuseront de s'expliquer sur cet article. Le Consul demanda un jour pour en conférer avec son collégue. Le lendemain, scipion déclara qu'il se soumettoit au jugement du sénat. En con séquence, le sénat fit le département des provinces entre les deux Consuls sans les tirer au sort, parce que la dignité de Grand- Pontife ne permettoit pas à Licinius Crassus de sortir de l'Italie. On décerna à scipion la sicile, avec les trente galéres que C. ser vilius avoit commandées l'année précéden te; & on lui permit de passer en Afrique, s'il jugeoit que le bien de la République le demandât. Licinius fut chargé de faire la guerre contre Annibal dans le Brutium, avec l'Armée de l'un des deux Consuls de l'année précédente à son choix. On régla aussi les autres départemens. Ensuite on célébra les Jeux que scipion avoit fait vœu de donner. Le concours du peuple fut grand, & il assista à ces Jeux avec une gran de satisfaction. On envoya à Delphes des présens, pour faire part à Apollon du butin qu'on avoit pris sur Asdrubal. (Fabius traverse, autant qu'il peut, l'en- treprise de scipion. Liv. XXVIII. 45. Plut. in Fab. pag. 188. 189.) Fabius n'aiant pu réussir à empêcher qu'on ne permît à scipion de passer en A frique s'il le jugeoit à propos, employa tout son crédit à le traverser dans l'exécution de ce projet. La permission de faire de nou velles levées aiant été refusée à scipion par les intrigues secrettes de son adversaire, il se réduisit à demander qu'il lui fût permis
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au moins d'emmener avec lui tous les sol(An. R. 547. Av. J. C. 205.) dats volontaires qu'il pourroit attirer dans son Armée. Fabius s'y opposa de tout son pouvoir. Il alloit criant dans les Assemblées soit du sénat soit du Peuple, „qu'il ne suffisoit pas à scipion de fuir Annibal, s'il n'emmenoit aussi toutes les forces qui leur restoient en Italie, repaissant la jeu nesse de vaines espérances, & leur per suadant d'abandonner leurs péres, leurs femmes, leurs enfans, & leur ville, aux portes de laquelle il voyoit un puissant ennemi, jusques-là toujours invincible“. Malgré ses vives clameurs, scipion obtint ce qu'il demandoit, & sept mille volontai res se joignirent à lui. Fabius avoit empêché qu'on ne lui assi gnât les fonds nécessaires pour son arme ment. scipion, pour ne pas rebuter le sénat, n'insista pas beaucoup sur cet arti cle. Il se contenta de demander qu'il lui fût permis de recevoir des Alliés les diffé rens secours qu'ils voudroient bien lui four nir pour construire de nouvelles galéres: ce qu'on ne put lui refuser. On voit ici com bien il est important à un Général de se faire aimer des peuples. Il s'agissoit de mettre sur pié vingt galéres à cinq rangs de rames, & dix à quatre. Le zèle des Alliés fut si(Zèle mer- veilleux des Alliés.) grand, que se piquant à l'envi de secourir le Consul promtement & chacun selon ses facultés, quarante-cinq jours après que le bois eut été tiré des forêts, les vaisseaux fu rent mis en mer tout équipés & tout armés.
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(An. R. 547. Av. J. C. 205. scipion part pour se rendre en sicile, & son collé- gue dans le Brutium. Liv. XXVIII. 46.) Tout étant prêt, scipion partit pour la sicile, & Licinius pour le pays des Bru tiens. Entre les deux Armées qu'il y trou va, il choisit celle qui avoit servi sous les ordres du Consul L. Veturius. Metellus garda le commandement de l'autre. Les Préteurs partirent aussi pour se rendre dans leurs départemens. Comme on manquoit de l'argent néces saire pour la continuation de la guerre, on ordonna aux Questeurs de vendre une par tie du territoire de Capoue, qui avoit été confisqué au profit de la République. Le Préteur de la ville eut ordre de veiller à ce que les Campaniens n'habitassent point ail leurs qu'aux lieux qui leur avoient été assi gnés pour demeures, & de punir les con trevenans. (Magon aborde en Italie, & c'empare de Gènes. Liv. ibid.) Pendant cette même campagne, Magon fils d'Amilcar sortit de Minorque, où il étoit resté pendant l'hiver, & conduisit en Italie douze mille hommes de pié, & envi ron deux mille cavaliers, toute jeunesse choisie, qu'il avoit embarquée sur trente galéres accompagnées d'un grand nombre de vaisseaux de charge. Et comme il n'y avoit point de troupes pour garder les cô tes, il s'empara d'abord de la ville de Gè nes; & de-là, cherchant à exciter quelque soulévement, il profita de l'occasion d'une guerre entre deux peuples de la Ligurie, pour faire alliance avec l'un des deux con tre l'autre, & entrer ainsi en action. Mais il fut obligé de diminuer considérablement
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ses forces de mer; & aiant laissé son(An. R. 547. Av. J. C. 205.) butin à savone avec dix vaisseaux pour le garder, il envoya le reste de sa Flotte à Carthage, pour défendre la côte maritime contre les entreprises de scipion, qu'on di soit devoir incessamment passer en Afrique. L'Armée de Magon croissoit de jour en jour, les Gaulois, que le bruit de son nom avoit attirés, venant se joindre à lui. Ces nouvelles allarmérent fort les séna teurs. Ils ordonnérent sur le champ au Proconsul M. Livius de conduire à Rimini l'Armée qu'il commandoit en Etrurie; & au Préteur Cn. servilius, de faire sortir de Rome, s'il croyoit que le bien de la Répu blique le demandât, les Légions de la ville. Il en donna le commandement à M. Vale rius, qui les mena à Arretium. Dans le même tems, Cn. Octavius prit autour de la sardaigne, dont il étoit Pré teur, environ quatre-vingts barques Car thaginoises, chargées du blé qu'on envoyoit à Annibal. Il ne se passa rien cette année dans le Brutium, qui mérite d'être rapporté. Des maladies contagieuses désolérent également les troupes des Romains, & celles des Car thaginois; &, pour surcroit de malheur, ces derniéres eurent beaucoup à souffrir de la famine. Annibal passa toute la campagne auprès du Temple de Junon Lacinie, où il éleva un autel, dont il fit la dédicace, & sur lequel il fit graver en caractéres Grecs & Puniques, & en termes magnifiques, un
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) ample dénombrement de ses exploits guer riers.

§. III.

scipion arme trois cens Cavaliers Romains aux dépens de pareil nombre de sici liens. Il choisit dans les Légions les plus anciens soldats, & les plus expérimen tés. Il prend toutes les mesures néces saires pour son grand dessein. Il régle quelques affaires de sicile. Indibilis renouvelle la guerre en Espagne. Ba- taille dans laquelle Indibilis est tué, & son Armée défaite. Mandonius & les autres auteurs de la révolte sont livrés aux Romains. Lelius ravage l'Afrique avec sa Flotte. Allarme de Carthage. Mesures que prennent les Carthaginois pour se mettre en état de défense. Ma- sinissa vient trouver Lelius, & se plaint de la lenteur de scipion. Lelius retour- ne en sicile. Magon reçoit les convois de Carthage. Locres reprise sur les Carthaginois. Avarice & cruauté de Pleminius & des Romains dans la ville de Locres. Combat dans cette ville entre les Romains mêmes. Pleminius traité cruellement par deux Tribuns. scipion donne gain de cause à Pleminius. Celui- ci fait mourir les Tribuns avec une cruauté inouïe. Maladie répandue dans l'Armée du Consul Licinius. La Mére des Dieux, appellée la Mére Idée, est
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apportée de Pessinonte à Rome. scipion(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Nasica est déclaré le plus homme de bien de toute la République. Arrêt du sénat contre les douze Colonies qui avoient re fusé de payer leur contingent. On or donne le payement des sommes prêtées à la République par les Particuliers. Dé putés de Locres envoyés à Rome. Plainte douloureuse des Locriens contre Plemi- nius. Fabius parle contre scipion avec beaucoup d'aigreur. Le sénat nomme des Commissaires pour examiner l'affaire de Pleminius, & les plaintes formées contre scipion. Les Commissaires par- tent pour Locres. Pleminius est condan né, & envoyé à Rome. Les Commissaires arrivent à syracuse. scipio est pleine nement justifié. Retour des Commissai- res à Rome. Mort de Pleminius. sci- pion comblé de louanges dans le sénat. Réflexion sur la conduite de Fabius à l'égard de scipion.

(An. R. 547. Av. J. C. 205.)

scipion ne fut pas plutôt arrivé en sici(scipion arme trois cens Cava- liers Ro- mains aux dépens de pareil nom- bre de sici- liens. Liv. XXIX. 1.) le, qu'il forma diverses Compagnies des Volontaires qui l'y avoient suivi; mais il en réserva trois cens des plus beaux hom mes, des plus jeunes, des plus vigoureux, qu'il tenoit auprès de sa personne sans ar mes. Ils ne pouvoient deviner ce que vou loit dire cette distinction, ni à quoi on les
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) destinoit. Cependant il choisit, parmi les siciliens les plus considérables par leur nais sance & par leur fortune, trois cens Cava valiers pour passer avec lui en Afrique, & leur indiqua un jour où ils devoient s'assem bler, & paroître devant lui montés & équi pés comme il le leur avoit ordonné. Cette guerre, qui alloit les arracher du sein de leur patrie, & les exposer, tant par mer que par terre, à des travaux & à des périls auxquels ils n'étoient point accoutumés, leur causoit une inquiétude mortelle, aussi-bien qu'à leurs parens. Au jour marqué ils se présen térent devant scipion avec leurs armes & leurs chevaux. J'apprens, leur dit alors ce Général, qu'il y en a parmi vous qui se font une peine de m'accompagner en Afrique. Ceux qui sont dans ces sentimens me feront plaisir de me le déclarer dès à présent. Ils peuvent compter que je ne leur en saurai point-du-tout mauvais gré, aimant beaucoup mieux qu'ils s'expliquent ici, que d'attendre à se plaindre quand nous serons sur les lieux, où ils ne seroient que des soldats inutiles à la République. Il s'en trouva d'abord un plus hardi que les autres, qui ne fit point de difficulté d'avouer à scipion, qu'il resteroit en sicile si on lui en laissoit la liberté. Jeune homme, dit alors scipion, puisque vous me dites si ingénument votre pensée, je vai vous fournir un soldat qui prendra votre place, & à qui vous livrerez vos ar mes, votre cheval, & tout votre équipage de guerre. Emmenez-le sur le champ dans
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votre maison, & aiez soin qu'on lui fasse(An. R. 547. Av. J. C. 205.) faire l'exercice de façon qu'il apprenne à manier un cheval, & à se servir de ses ar mes. Le jeune sicilien aiant accepté cette condition avec joie, scipion lui mit entre les mains un des trois cens à qui il n'avoit point encore donné d'armes. Tous les au tres, voyant leur camarade dégagé sans a voir déplu au Général, s'excusérent comme avoit fait le prémier, & cédérent leur place à celui qui leur fut présenté. Ainsi trois cens Cavaliers Romains furent équipés aux dépens des trois cens siciliens, sans qu'il en coutât rien à la République. Les siciliens se chargérent de les faire instruire & exer cer; & l'on dit qu'ils devinrent un excellent Corps de Cavalerie, & rendirent de grands services à la République en plusieurs com bats. Faisant ensuite la revue des Légions, il(Il choisit dans les Lé- gions les plus anciens soldats & les plus ex- périmentés.) choisit par préférence les plus anciens sol dats, sur-tout ceux qui avoient servi sous M. Marcellus, parce qu'il les croyoit les mieux disciplinés & les plus propres aux sié ges des villes, par la longue expérience qu'ils en avoient faite à celui de syracuse, qui avoit duré si longtems. Car scipion ne se proposoit rien moins dès-lors, que d'atta quer & de ruïner Carthage. L'hiver approchant, il distribua son Ar(Il prend toutes les mesures né- cessaires pour son grand des- sein.) mée dans les villes, ordonna aux différens peuples de sicile de lui fournir du blé, pour épargner celui qu'il avoit amené d'Italie; fit radouber les anciens navires, & les envoya
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) sous la conduite de C. Lelius piller les côtes d'Afrique, tira les nouveaux à bord auprès de Palerme, parce qu'aiant été fabriqués à la hâte de bois encore verd, il étoit à pro pos qu'ils demeurassent à sec pendant l'hiver. (Il régle quelques affaires de sicile.) Aiant pris toutes les mesures nécessaires pour se mettre en état de bien commencer la campagne prochaine, il vint à syracuse, qui n'étoit pas encore bien remise des rudes secousses qu'elle avoit essuyées pendant la guerre. Les habitans étant venus le prier de leur faire rendre les effets que quelques Italiens leur avoient enlevés pendant la guerre, & qu'ils retenoient avec la même violence depuis même que le sénat en avoit ordonné la restitution, il se crut principa lement obligé à faire observer la foi publi que. C'est pourquoi, prémiérement par un Edit, puis par des jugemens rendus con tre ceux qui s'opiniâtroient à garder leur proie, il remit les syracusains en possession de leurs biens. Cet acte de justice fit un sensible plaisir, non seulement à ceux qui en profitérent, mais encore à tous les autres peuples de sicile, qui, par reconnoissance, firent de plus grands efforts pour aider sci pion dans cette guerre. C'est cette bonté & cette justice des Généraux & des Gou verneurs de province qui faisoient aimer le gouvernement Romain. (Indibilis renouvelle la guerre en Espagne. Liv. XXIX. 2.) Pendant cette même campagne, il s'éle va une guerre dangereuse en Espagne, ex citée par Indibilis Prince des Illergétes, qui n'avoit d'autre raison de remuer que l'esti-
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me unique qu'il avoit pour scipion, qui al(An. R. 547. Av. J. C. 205. App. 276.) loit jusqu'à lui inspirer du mépris pour tous les autres Capitaines de la République. Il se persuadoit „que c'étoit le seul Général qui restoit aux Romains, tous les autres aiant été tués par Annibal. Que c'étoit pour cela même, qu'après la défaite des deux scipions en Espagne, ils n'avoient trouvé que lui qu'ils pussent envoyer en leur place; & qu'ensuite, se voyant ex trêmement pressés dans l'Italie, ils a voient été obligés de le rappeller pour l'opposer à Annibal. Qu'outre que ceux qui commandoient actuellement en Es pagne n'étoient Capitaines que de nom, on en avoit encore retiré toutes les vieil les troupes. Que les soldats que l'on y avoit laissés, n'étoient que des apprentifs qui s'allarmoient à la vue du moindre pé ril. Que jamais on ne trouveroit une oc casion si favorable de délivrer l'Espagne du joug des Romains. Que les Espagnols avoient été jusques-là esclaves, ou des Carthaginois, ou des Romains, & quel quefois des deux nations ensemble. Que les Carthaginois avoient été chassés du pays par les Romains: que si les Espa gnols vouloient s'unir & agir de concert, il leur seroit aisé d'en chasser aussi les Ro mains, & de reprendre les mœurs, les loix, & la façon de vivre de leurs péres, en se délivrant pour jamais de toute do mination étrangére“. Par de pareils discours, il souleva, non seulement ses vassaux, mais encore les Ausetans, & les
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) autres peuples circonvoisins. Il assembla en très peu de jours trente mille hommes de pié, & quatre mille cavaliers dans le pays des sédetans, où il leur avoit ordonné de se rendre. D'un autre côté, L. Lentulus & L. Man lius Acidinus, qui commandoient pour les Romains, ne crurent pas devoir négliger ces prémiers mouvemens, qui pouvoient avoir des suites importantes. Aiant joint leurs forces, ils entrérent dans le pays des Ausetans, & le traversant sans y faire au cun dégat, quoiqu'ils fussent informés de leur révolte, ils arrivérent jusqu'à la vue des ennemis, dont ils n'étoient éloignés que de trois milles. Ils tentérent d'abord les voies de la négociation, pour les engager à ren trer dans le devoir, & à mettre bas les ar mes. Mais les Espagnols, pour toute ré ponse, aiant envoyé leur Cavalerie contre les fourageurs des Romains, celle des Ro mains vint au secours: ce qui occasionna un combat de Cavalerie, où il ne se passa pour tant rien de mémorable de part ni d'autre. (Bataille, dans la- quelle In- dibilis est tué, & son Armée dé- faite. Liv. XXIX. 3.) Le lendemain il se donna une bataille dans toutes les formes. Des deux côtés on combattit avec beaucoup de courage. La victoire fut longtems douteuse, jusqu'à ce que le Roi (Indibilis) aiant été d'abord per cé de plusieurs coups, puis renversé mort d'un coup de javeline, ceux qui combat toient autour de lui prirent la fuite, & en traînérent après eux le reste de l'Armée. Les Romains les poursuivirent vivement, & en firent un grand carnage. Il y eut ce jour-là
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treize mille Espagnols de tués, & huit cens(An. R. 547. Av. J. C. 205.) de pris. Les Romains ne perdirent guéres plus de deux cens hommes, tant citoyens qu'alliés. Les Espagnols qui étoient restés, se dis persérent prémiérement dans les campagnes, puis se retirérent chacun dans leurs villes. Ils furent ensuite convoqués par Mandonius pour tenir une Assemblée, dans laquelle, las de la guerre, ils se plaignirent amére ment de ceux qui les avoient engagés à la renouveller, & furent d'avis qu'on envoyât des Ambassadeurs aux Romains, pour leur livrer leurs armes, & se remettre sous leur puissance. Lorsque ces Députés furent arri vés dans le camp des Romains, après avoir rejetté la révolte sur Indibilis & les autres Grands, dont la plupart avoient été tués dans le combat, ils se soumirent eux & tou te leur nation aux Vainqueurs. Les Géné raux Romains leur répondirent, qu'ils n'ac cepteroient leurs offres qu'à condition qu'on leur livreroit Mandonius & les autres au teurs de la révolte: qu'autrement ils alloient faire entrer leurs Armées dans le pays des Illergétes, des Ausetans, & des autres peu ples rebelles. Les Députés aiant rapporté cette réponse(Mandonius & les autres auteurs de la révolte sont livrés aux Ro- mains.) dans l'Assemblée, Mandonius & les autres Chefs furent arrêtés sur le champ, & livrés aux Romains. On rendit la paix aux Espa gnols, mais on leur doubla les impôts pour cette année; on leur demanda du blé pour six mois, des casaques & des toges pour l'Ar mée; & il y eut trente peuples qui furent
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) obligés de donner des ôtages. Le souléve ment de l'Espagne aiant été ainsi appaisé en très peu de tems & sans beaucoup d'efforts, toutes les forces de la République furent tournées contre l'Afrique. (Lelius ra vage l'Afri- que avec sa Flotte. Liv. XXIX. 4.) C. Lelius s'étant approché d'Hippone pendant la nuit, fit sortir, dès le point du jour, les soldats de la Flotte, & les mena piller la campagne. Comme ils ne trouvé rent aucune résistance de la part des habitans aussi tranquilles que dans un tems de paix, ils y firent un horrible dégat. La nouvelle qui en fut portée à Carthage, remplit la ville d'effroi & de consternation. On publioit que la Flotte des Romains, commandée par scipion, étoit arrivée; car on savoit que ce (Allarme de Carthage.) Général étoit déja passé en sicile. Comme, dans ce prémier abord, ils n'avoient pu re connoître exactement le nombre ni des vaisseaux dont la Flotte ennemie étoit com posée, ni des soldats qui ravageoient le pays, la crainte, toujours ingénieuse à augmenter le mal, leur grossissoit le danger. Ils se li vrérent donc d'abord à la frayeur & à une espéce de desespoir, puis à des réflexions tristes & accablantes, en considérant „que la fortune avoit tellement changé de face à leur égard, qu'après avoir eu leur Ar mée victorieuse campée aux portes de Rome, après avoir défait tant d'Armées des ennemis, & soumis tous les peuples de l'Italie de gré ou de force, ils étoient eux-mêmes à la veille de voir, par un re vers des plus funestes, l'Afrique ravagée, & Carthage assiégée par les Romains; avec
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cette différence, qu'ils avoient beaucoup(An. R. 547{??}. Av. J. C. 205.) moins de ressources que les Romains pour soutenir de pareilles calamités. Que le peuple de Rome & le pays Latin leur fournissoit une Jeunesse qui sembloit re naître de ses propres ruïnes, & se multi plier en quelque sorte après leurs plus grandes défaites. Que pour eux, ni Carthage, ni la Campagne, ne pouvoient leur donner des soldats: qu'ils n'emplo yoient que des troupes mercenaires ti rées d'Afrique, toujours prêtes, sur la moindre lueur d'un gain plus grand, à changer de maîtres, & à manquer de fidélité. Que de deux Rois qu'ils avoient eus pour alliés, syphax n'avoit plus le même attachement pour eux, depuis que scipion s'étoit abouché avec lui; & que Masinissa les avoit ouvertement aban donnés, & étoit devenu leur plus grand ennemi. Qu'il ne leur restoit plus d'es pérance, ni de ressource. Que d'ailleurs Magon n'avoit point réussi à soulever les peuples de la Gaule contre les Ro mains, & n'avoit pu encore se joindre à Annibal. Qu'enfin la réputation d'An nibal lui-même diminuoit de jour à au tre, aussi-bien que ses forces.“ La même terreur qui sur la prémiére(Mesures que pren- nent les Carthagi- nois pour se mettre en état de dé- fense.) nouvelle de l'arrivée de la Flotte Romaine avoit comme assoupi & abattu leur coura ge, les réveilla ensuite, & ils commencé rent à délibérer sur les moyens de se déli vrer du péril qui les menaçoit. Il fut résolu qu'on feroit promtement des levées, tant
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) dans la ville que dans les campagnes; qu'on envoyeroit des Officiers en différens en droits de l'Afrique, pour en tirer des trou pes auxiliaires; qu'on fortifieroit la ville, qu'on y feroit entrer des vivres & des ar mes tant offensives que défensives, & qu'on équiperoit une Flotte pour l'envoyer à Hip pone contre celle des Romains. Dans le tems qu'ils s'occupoient de ces préparatifs, ils apprirent enfin que c'étoit Lelius, & non pas scipion, qui étoit arri vé; & qu'il n'avoit amené de troupes que ce qu'il en faloit pour faire des courses dans la campagne, mais que le fort de la guerre étoit encore dans la sicile. Cette nouvelle leur donna le tems de respirer: ce qui n'empêcha pas qu'ils n'envoyassent sur le champ des Ambassadeurs à syphax & aux autres Rois du pays, pour les faire sou venir de l'alliance qui les unissoit avec les Carthaginois. Ils en dépêchérent aussi vers le Roi Philippe, avec ordre de lui offrir deux cens talens d'argent, (deux cens mille écus) pour l'engager à passer en sicile, ou dans l'Italie. Ils en firent partir aussi pour l'Italie, par lesquels ils recommandoient à leurs Généraux d'employer, pour y retenir scipion, tout ce qui seroit capable de jetter la terreur dans l'esprit des Romains. Pour ce qui est de Magon, avec des Députés on lui envoya encore vingt-cinq Vaisseaux de guerre, six mille hommes de pié, huit cens chevaux, sept éléphans, & des sommes d'argent très considérables, qu'il devoit employer à lever des troupes auxiliaires,
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avec lesquelles il fût en état de s'approcher(An. R. 547. Av. J. C. 205.) de Rome, & de se joindre à Annibal. Tel les étoient les mesures que prenoient les Carthaginois pour se mettre en sureté con tre les desseins des ennemis. Cependant Lelius faisoit un butin im(Masinissa vient trou- ver Lelius, & se pláint de la len- teur de scipion.) mense dans le pays qu'il avoit trouvé sans défense & sans troupes, lorsque Masinissa, qui avoit appris l'arrivée d'une Flotte Ro maine, le vint trouver avec un petit nom bre de Cavaliers. Il se plaignit à lui de la lenteur de scipion, en lui représentant, „Qu'il auroit déja du être passé en Afrique avec son Armée, pendant que les Car thaginois étoient consternés, & que sy phax étoit occupé à faire la guerre contre lui (Masinissa.) Que ce Prince étoit ac tuellement embarrassé & flottant entre l'alliance Romaine, & celle des Cartha ginois. Mais que si on lui donnoit le tems de mettre ordre à ses affaires, il ne tiendroit aux Romains aucune des paro les qu'il leur avoit données. Qu'il fît donc à scipion toutes les instances possi bles pour l'engager à se rendre au plutôt en Afrique. Que pour lui, quoiqu'il eût été obligé d'abandonner ses Etats, il ne laisseroit pas de se joindre aux Romains avec un secours considérable d'Infante rie & de Cavalerie. Au reste il exhortoit Lelius à s'éloigner de l'Afrique, ajoutant qu'il y avoit grande apparence que la Flotte des ennemis étoit partie de Car thage, & qu'il ne lui conseilloit pas de
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(An. R. 547. Av. J. C. 205. Lelius re- tourne en sicile.) la combattre en l'absence de scipion.“ Après cet entretien, Masinissa prit congé de Lelius; & celui-ci, dès le lendemain, partit avec ses vaisseaux chargés de butin, & retourna en sicile, où il fit part à scipion des avis que Masinissa lui avoit donnés. (Magon re- çoit les convois de Carthage. Liv. XXIX. 5.) A peu près dans le même tems, les vais seaux qu'on avoit envoyés de Carthage à Magon, arrivérent en Italie près de Gènes. Magon, en conséquence des ordres qu'il reçut, fit le plus de levées qu'il lui fut pos sible. Les Gaulois n'osoient pas lui fournir ouvertement des troupes, parce que l'Ar mée des Romains étoit actuellement sur leurs terres, ou dans le voisinage. M. Li vius fit passer d'Etrurie en Gaule l'Armée qu'il commandoit, & se joignit à sp. Lu cretius, dans le dessein ou d'aller au devant de Magon, en cas qu'il sortît de la Ligurie pour s'approcher de Rome; ou, si le Car thaginois demeuroit en repos dans un coin des Alpes, de rester dans le pays aux en virons de Rimini, pour couvrir de-là l'I talie. Quand Lelius fut retourné en sicile, sci pion, animé par les remontrances de Masi nissa, n'avoit pas moins d'impatience de passer en Afrique, que les soldats en avoient de l'y suivre, lorsqu'ils voyoient tirer des vaisseaux le butin immense que Lelius y avoit fait. Mais ce grand projet fut encore retardé par une entreprise moins importan te, dont l'occasion se présenta à la traverse.
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Il s'agissoit de reprendre la ville de Locres,(An. R. 547. Av. J. C. 205.) qui, dans le soulévement général de l'Italie, avoit aussi quité les Romains pour suivre le parti des Carthaginois. sur un avis que scipion reçut à syracuse(Locres re- prise sur les Cartha- ginois. Liv. XXIX. 6. 8.) d'une intelligence secrettement ménagée pour remettre Locres sous le pouvoir des Romains, il y fit conduire trois mille sol dats de ceux qui étoient à Rhége, & char gea le Propréteur Q. Pleminius de cette en treprise. Lui-même s'avança à Messine, pour être plus à portée d'apprendre des nouvelles de tout ce qui se passeroit. Les trois mille hommes étant arrivés de nuit à Locres, furent reçus dans la citadelle, d'où ils fondirent sur les sentinelles des Cartha ginois qu'ils trouvérent endormies. Dans le trouble & la confusion d'une attaque si im prévue, les Carthaginois frappés de terreur, & sans songer à se défendre, se réfugiérent dans la seconde citadelle; car il y en avoit deux, assez voisines l'une de l'autre. Les habitans étoient maîtres de la ville, qui, placée au milieu des deux partis, alloit devenir la proie de celui qui resteroit vain queur. Tous les jours il se livroit de petits combats entre ceux qui faisoient des sorties des deux citadelles. Q. Pleminius comman doit les Romains, & Amilcar la garnison Carthaginoise, & l'un & l'autre tirant des secours des lieux voisins, augmentoient peu à peu le nombre de leurs soldats. Enfin Annibal lui-même marcha au secours des siens; & les Romains auroient succombé,
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) si le peuple de Locres, indigné de l'orgueil & de l'avarice des Carthaginois, ne se fût déclaré pour ses anciens Alliés. Dès que scipion eut appris ce qui se passoit à Locres, & qu'il sut qu'Annibal en personne étoit près d'y arriver pour ne pas laisser périr les troupes qu'il y avoit envo yées dans un péril d'où il ne leur étoit pas aisé de se tirer par elles-mêmes, il partit promtement de Messine, où il laissa son frére Lucius à sa place. Annibal étoit déja arrivé sur les bords d'une riviére qui n'étoit pas éloignée de Locres, & de-là avoit en voyé un courier aux siens, pour les avertir d'attirer au combat, dès que le jour paroî troit, les Romains & les Locriens, & de le continuer jusqu'à ce qu'il vînt attaquer la ville d'un côté, tandis que tout le monde seroit attentif à ce qui se passeroit de l'au tre. La Flotte Romaine cependant arriva à Locres quelques heures avant la nuit. scipion débarqua ce qu'il avoit amené de soldats, & avant le coucher du soleil entra avec eux dans la ville. Dès le lendemain, les Carthaginois étant sortis de leur forte resse, commencérent le combat; & Anni bal, résolu d'escalader la ville, s'approchoit déja des murailles, lorsque tout d'un coup les Romains, aiant fait ouvrir les portes, firent sur lui une vigoureuse sortie qui le surprit fort, car il ignoroit que scipion fût entré dans la Place. Ils tuérent deux cens hommes. Annibal fit rentrer les autres dans son camp, aussitôt qu'il sut que le Consul
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étoit à la tête des ennemis; & aiant fait(An. R. 547. Av. J. C. 205.) avertir ceux qui étoient dans la forteresse de songer eux-mêmes à leur sureté, il dé campa la nuit suivante. Les Carthaginois se voyant abandonnés, prirent, le lendemain, le parti de mettre le feu aux maisons qui étoient en leur pouvoir, afin d'arrêter l'ennemi par le tumulte que causeroit cet incendie; & étant sortis de la citadelle, ils rejoignirent Annibal avant la nuit. scipion, voyant que les ennemis avoient abandonné leur citadelle & leur camp, fit assembler les Locriens, & leur aiant fait u ne sévére reprimande au sujet de leur révol te, il punit de mort ceux qui en étoient les auteurs, & donna leurs biens aux Chefs de la faction opposée pour récompense de leur inviolable fidélité. Il ajouta, à l'é gard des Locriens en général, „qu'il ne prendroit point sur lui de leur accorder des graces, ou de leur imposer des pei nes. Qu'ils députassent vers le sénat, à qui seul il appartenoit de décider de leur sort. Qu'en attendant, ce qu'il pouvoit leur assurer, c'est que, malgré leur infi délité envers le Peuple Romain, ils se trouveroient mieux sous les Romains justement irrités, qu'ils n'avoient été sous les Carthaginois qu'ils avoient pour amis & alliés.“ Ensuite, aiant laisse Pleminius comme son Lieutenant pour garder la ville avec les troupes qui l'avoient prise, il retourna à Messine avec celles qu'il avoit amenées avec lui.
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(An. R. 547. Av. J. C. 205. Avarice & cruauté de Pleminius & des Ro- mains dans la ville de Locres. Liv. XXIX.) Pendant que les Locriens avoient été sous la domination des Carthaginois, ils en avoient été traités avec tant de hauteur & de cruauté, qu'ils pouvoient, ce semble, supporter des injustices médiocres, non seulement avec patience, mais presque avec une sorte de joie. Cependant (qui le croi roit?) Pleminius, & les soldats Romains qui gardoient la ville sous ses ordres, sur passérent tellement Amilcar & la garnison Carthaginoise en toutes sortes d'excès d'a varice & d'inhumanité, qu'on eût dit qu'ils se proposoient moins de l'emporter sur leurs ennemis par la force des armes, que par l'audace à commettre les plus grands crimes. Dans les mauvais traitemens que le Commandant & les soldats firent souffrir à ces malheureux habitans, ils n'omirent rien de ce qui peut faire haïr & détester aux petits & aux foibles le pouvoir des grands & des puissans. Il n'est point d'infamies & de cruautés qu'ils n'exerçassent sur eux, sur leurs femmes, sur leurs enfans. Leur ava rice n'épargna pas même les choses sacrées; &, sans parler du pillage des autres Tem ples, elle se porta jusqu'à enlever les trésors de celui de Proserpine, sur lesquels jus ques-là personne n'avoit osé porter les mains, excepté le seul Pyrrhus, qui même eut ensuite horreur de son sacrilége, & se croyant poursuivi par la vengeance divine, reporta dans le Temple tous les trésors qu'il en avoit enlevés. La tempête qu'éprouva Pyrrhus après son
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crime, fut regardée comme une punition(An. R. 547. Av. J. C. 205.) du Ciel: & de-même Tite-Live attribue ici à la colére des Dieux la fureur & la rage qui s'empara de tous ceux qui avoient eu part à ce dernier sacrilége, & qui arma les Chefs contre les Chefs, les soldats contre les sol dats, pour se détruire les uns les autres par une barbarie qui n'a point d'exemple. Pleminius avoit la principale autorité(Combat entre les Romains mêmes. Pleminius traité cruel- lement par deux Tri- buns. Liv. XXIX. 9.) dans la ville, & avoit sous lui les troupes qu'il avoit amenées de Rhége; & scipion y avoit fait venir de sicile deux Tribuns Légionaires, qui commandoient de-même les soldats qu'il leur avoit donnés. Un jour qu'un des soldats de Pleminius s'enfuyoit avec une coupe d'argent, poursuivi par ceux de la maison où il l'avoit prise, il rencontra par hazard en son chemin les Tribuns sergius & Matienus, qui lui arra chérent la coupe dont il étoit saisi. Il com mença à crier & à appeller ses camarades à son secours, qui accoururent dans le mo ment, aussi-bien que les soldats des Tri buns; ensorte que le nombre croissant in sensiblement de part & d'autre avec le tu multe, il se livra enfin un combat dans les formes entre la troupe de Pleminius & cel le des Tribuns. Les soldats de Pleminius aiant été battus, coururent vers leur Chef, lui montrant leurs blessures & le sang dont ils étoient couverts, poussant de grands cris, exagérant la violence de leurs adver saires, & leur imputant même d'avoir char-
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) gé d'injures atroces Pleminius pendant le combat. Alors ce Commandant, outré de colére, sortit brusquement de son logis, & aiant appellé les Tribuns, commanda qu'après les avoir dépouillés on les battît de verges. Il se passa du tems avant qu'on pût exécuter cet ordre, parce que les Tribuns se défen doient, & imploroient le secours de leurs soldats. En effet, ceux-ci aiant appris ce qui se passoit, accoururent de tous les quartiers de la ville, comme si l'on eût donné le signal d'un combat contre l'ennemi. En arrivant, ils virent qu'on commençoit déja à déchirer leurs Officiers à coups de verges. Ce specta cle les transporta d'une rage encore plus violente que la prémiére; ensorte qu'ou bliant dans le moment, non seulement le respect qu'ils devoient à la majesté du com mandement, mais foulant aux piés tout sen timent d'humanité, ils commencérent par traiter avec la derniére cruauté les licteurs de Pleminius. Ensuite aiant écarté tous ceux qui auroient pu le défendre, ils se jettent sur Pleminius lui-même, l'accablent de mille coups, & après lui avoir coupé le nez & les oreilles, le laissent sur la place presque sans vie. (scipion donne gain de cause à Pleminius.) scipion aiant appris ces nouvelles à Mes sine où il étoit encore, repassa à Locres sur une galére, & aiant pris connoissance de l'affaire, il donna gain de cause à Plemi nius, lui conserva l'autorité qu'il avoit dans
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la ville, déclara les Tribuns coupables, &(An. R. 547. Av. J. C. 205.) ordonna qu'on les menât à Rome au sénat chargés de chaînes. Après quoi il retourna à Messine, & de-là à syracuse. Mais Pleminius, transporté de fureur &(Pleminius fait mourir les Tribuns avec une cruauté in- ouïe.) de rage, se plaignit que scipion ne lui a voit pas rendu pleine justice, & se persua dant que personne n'étoit en état de juger sainement de la punition que méritoit une telle injure que celui qui l'avoit soufferte, il ordonna qu'on amenât les Tribuns en sa présence, les fit déchirer de mille coups, & après leur avoir fait souffrir tous les sup plices qu'il est possible d'imaginer, non content de les avoir vu expirer sous ses yeux, il fit jetter leurs corps à la voirie, & défendit qu'on leur donnât la sépulture. Il traita avec la même cruauté les principaux de Locres, qui étoient allés se plaindre de ses violences & de ses injustices: & depuis ce tems-là, la colére & la vengeance lui fi rent redoubler les excès auxquels il ne s'é toit porté auparavant que pour assouvir son avarice & sa brutalité. Par-là, non seule ment il devint lui-même l'objet de l'exécra tion publique, mais il ternit encore la ré putation du Général qui l'avoit mis en place. Le tems des Assemblées pour l'élec(Maladie répandue dans l'Ar- mée du Consul Li- cinius. Liv. XXIX. 10.) tion des Consuls approchoit, lorsqu'on re çut à Rome des Lettres du Consul Lici nius, qui mandoit au sénat „que la mala die étoit dans son Armée, que lui-mê me en étoit attaqué; & qu'il n'auroit
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) pas été possible de résister aux ennemis, si la même contagion ne se fût répandue dans leur camp avec encore plus de vio lence. Que pour cette raison, ne pou vant pas se rendre lui-même à Rome, il nommeroit, si les sénateurs le trou voient bon, Q. Lucinius Metellus Dic tateur, pour tenir les Assemblées en sa place. Qu'il étoit à propos de congé dier l'Armée de Metellus; parce que, d'une part, elle n'étoit d'aucun usage depuis qu'Annibal avoit mis ses troupes en quartier d'hiver; que d'ailleurs la ma ladie y faisoit de si horribles ravages, qu'il n'y resteroit pas un soldat, si on ne la séparoit au plutôt.“ Les sénateurs répondirent au Consul, qu'ils lui laissoient la liberté de faire là-dessus ce qu'il jugeroit le plus convenable au bien de la Répu blique. (La Mére des Dieux, appellée la Mére Idée, est appor- tée de Pes- sinonte à Rome. Liv. XXIX. 10. 11. & 14. App. Bell. Annib. 345.) Les esprits des Romains avoient été tout d'un coup frappés d'une inquiétude scrupu leuse, à l'occasion des pluies de pierres, (c'est-à-dire de grosse grêle) qui étoient tombées assez fréquemment pendant cette année: ce qui les avoit obligés de consulter les Livres de sibylle, ou sibyllins. On y trouva un Oracle qui déclaroit: Que quand un ennemi étranger auroit porté la guerre dans l'Italie, le moyen de le vaincre & de le chasser d'Italie, étoit d'aller chercher la Mére Idée à Pessinonte, & de l'amener à Rome. Cette Déesse étoit aussi appellée Rhéa, Ops, la Mére des Dieux; & le
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nom d'Idée lui venoit du Mont Ida en(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Phrygie, où elle étoit honorée d'un culte particulier. son Temple le plus respecté étoit dans la ville de Pessinonte. Les séna teurs avoient été d'autant plus touchés de cette prédiction trouvée par les Décemvirs, que les Députés qui avoient porté à Del phes l'offrande dont il a été parlé ci-dessus, marquoient qu'Apollon Pythien, après a voir agréé le sacrifice, avoit répondu, Que les Romains étoient sur le point de rempor ter sur leurs ennemis une victoire beaucoup plus grande que celle qui avoit donné lieu aux présens qu'on lui avoit offerts. A ces deux motifs d'espérance, ils ajoutoient la confiance extraordinaire qui avoit porté scipion à demander pour département l'A frique; confiance que l'on pouvoit regarder comme un présage assuré qu'il termineroit cette guerre à l'avantage des Romains. Pour hâter donc l'accomplissement des Des tins, des Présages, des Oracles qui leur promettoient la victoire, ils songérent aux mesures qu'il y avoit à prendre pour trans porter la Déesse à Rome. Pour cet effet, ils envoyérent en Am bassade vers Attale Roi de Pergame, avec lequel ils avoient été unis dans la guerre contre la Macédoine, M. Valerius Levi nus, qui avoit été deux fois Consul; per suadés que ce Prince se porteroit volontiers à faire plaisir au Peuple Romain en ce qu'il pourroit. Levinus avoit avec lui quatre
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(An. R. 547. Av. J. C. 205.) collégues. On leur donna cinq galéres à cinq rangs, afin qu'ils parussent avec dignité parmi des peuples à qui l'on vouloit don ner une grande idée du Peuple Romain. En faisant route pour l'Asie, ils abordérent à Delphes, dont ils consultérent l'Oracle, pour savoir quel succès ils devoient espérer de l'entreprise qui faisoit le sujet de leur voyage. Il leur fut répondu, „Que ce seroit par l'entremise du Roi Attale qu'ils obtiendroient ce qu'ils venoient cher cher de si loin. Que quand ils auroient conduit la Déesse à Rome, ils eussent soin de l'y faire recevoir par les mains du plus honnête homme qui fût en cet te ville.“ Ils arrivérent à Pergame, d'où Attale, après les avoir reçus d'une maniére fort gracieuse & fort honorable, les conduisit à Pessinonte en Phrygie. Là il leur mit entre les mains une pierre que les habitans avoient en grande vénération, l'appellant la Mére des Dieux, & leur dit qu'ils n'avoient qu'à la conduire à Rome. Lorsqu'ils furent près d'arriver, M. Va lerius Falton, l'un des Députés, prit les de vans pour annoncer dans la ville l'arrivée prochaine de la Déesse, & avertir qu'on cherchât le plus digne de recevoir la Dées se, comme l'Oracle de Delphes l'avoit or donné. Ce fut un grand embarras pour le sénat, de se voir obligé de décider quel é toit le plus homme de bien de la Républi-
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que. Il(a)n'y avoit point de citoyen, dit(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Tite-Live, qui n'eût préféré sans hésiter cette victoire remportée à juste titre, à tous les commandemens & à toutes les dignités qu'on pouvoit obtenir par les suffrages du sénat ou du Peuple. Parcourez(b)tous les Fastes, dit un autre Auteur, & tous les triomphes qui y sont rapportés, & vous reconnoîtrez qu'il n'est point de gloire plus éclatante que celle de tenir le prémier rang parmi les gens de bien. Il y a donc dans la Vertu une grandeur bien réelle, puis qu'elle doit être préférée à tout ce qu'il y a de plus brillant & de plus recherché. Mais on sera bien étonné de voir que par mi tant de grands hommes d'une si haute réputation & d'un mérite si généralement reconnu qui étoient alors à Rome, une distinction si honorable tomba sur un jeu ne homme qui n'avoit pas encore vingt-sept ans. C'étoit Publius scipion, surnommé(scipion Nasica est déclaré le plus homme de bien de toute la Républi- que.) Nasica, fils de Cneus qui étoit mort en Es pagne. Il est bien fàcheux que l'Histoire ne nous apprenne point quelles qualités déter minérent le sénat à prononcer ce jugement. Le jeune scipion eut ordre d'aller jusqu'à Ostie au devant de la Déesse avec toutes les Dames Romaines, de la tirer du vaisseau 59 60
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(An. R. 547. Av. J. C. 205. sueton. in Tib. cap. 2.) qui la portoit, & de la mettre entre les mains des Dames. Quand le vaisseau fut entré dans le Tibre, il arriva, s'il en faut croire les Historiens, un accident qui cau sa une grande surprise & une grande dou leur: le vaisseau s'arrêta tout d'un coup, sans qu'il fût possible de le faire avancer. Alors une des Dames Romaines, nommée Claudia Quinta, dont la réputation avoit (App.) été jusques-là équivoque, (c'étoit sa trop grande parure qui avoit donné lieu à ces mauvais bruits) pria les Dieux que si les soupçons contre sa vertu étoient sans fon dement, le vaisseau, auquel elle avoit at taché sa ceinture pour le tirer, la suivît: ce qui arriva dans le moment. scipion y étant entré, prit la Déesse des mains des Prêtres, & la transporta sur le bord, où elle fut re çue par les Dames Romaines. se succédant les unes aux autres pour partager un si glo rieux fardeau, elles entrérent dans la ville, dont tout le peuple étoit sorti pour aller au devant de la Déesse; & par-tout où elle passoit, on avoit mis devant les portes des maisons des vases où fumoit l'encens pour honorer son passage. En même tems tout retentissoit des priéres qu'on lui adressoit, pour lui demander d'entrer dans Rome a vec bonté comme dans son domicile, & d'y établir sa résidence. Enfin elles la dé posérent dans le Temple de la Victoire sur le Mont Palatin, & ce jour devint dans la suite un jour de fête pour les Romains. Il n'y eut point de si petit citoyen qui n'al-
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lâ{??} porter son offrande au Mont Palatin.(An. R. 547. Av. J. C. 205.) Les jours suivans on fit la cérémonie du (a) Lectisterne, & l'on représenta des Jeux qui furent appellés Megalesia, c'est-à-dire, Les grands Jeux, du nom de la Déesse, Grande Mére des Dieux. Au reste, comme nous l'avons déja dit, cette Déesse, recherchée avec tant de soin, apportée de si loin, attendue avec tant d'impatience, reçue avec tant de joie & tant de marques de respect, n'étoit autre chose qu'une pierre sans sculpture & sans forme. Peut-on lire les honneurs divins rendus à cette pierre brute par un peuple si sage d'ailleurs, sans déplorer les funestes effets de l'idolâtrie, & sans remercier avec une vive reconnoissance le Dieu miséricor dieux qui nous en a préservés?

(An. R. 548. Av. J. C. 204.)

C'etoit ici la quinziéme année de la(Arrêt du sénat con- tre les dou- ze Colo- nies qui a- voient re- fusé de fournir leur contingent. Liv. XXIX. 15.) seconde guerre avec les Carthaginois. Pen dant qu'on délibéroit sur les recrues des Légions, quelques sénateurs remontrérent que la République étant enfin, par la bon té des Dieux, délivrée des dangers & des craintes qui l'avoient allarmée pendant tant d'années, il étoit tems de ne plus souffrir ce que de fâcheuses conjonctures avoient 61
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) obligé de tolérer. Cette proposition aiant excité la curiosité & l'attention du sénat, ils ajoutérent que les douze Colonies Lati nes, qui, sous le Consulat de Q. Fabius & de Fulvius, avoient refusé de fournir leur contingent, jouissoient depuis près de six ans d'une exemtion entiére de toutes les charges de la guerre, comme d'un privilé ge honorable qu'on eût accordé à leurs bons services; pendant que les Alliés sou mis & obéissans, pour prix de leur fidé lité, étoient épuisés par les levées que l'on faisoit tous les ans dans leur pays. Ce discours, en rappellant dans l'esprit des sénateurs le souvenir d'une sorte de rebellion qu'ils avoient presque oubliée, renouvella en même tems le courroux & l'indignation qu'elle méritoit. Ainsi le sé nat aiant voulu que cette affaire fût réglée avant toute autre, décerna que les Con suls ordonneroient aux douze Colonies dont il s'agissoit, d'envoyer à Rome leurs Magistrats, avec dix des principaux ci toyens de chacune. Que quand ils y se roient arrivés, ils leur déclareroient „que chaque Colonie eût à donner au Peuple Romain une fois autant d'hommes de pié qu'elle en eût jamais fourni depuis que les ennemis étoient dans l'Italie, en se réglant sur les années où les levées a voient été les plus fortes; & de plus, six- vingts Cavaliers. Que si quelqu'une n'a voit pas assez de Cavaliers, il lui seroit libre de donner trois Fantassins pour un
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Cavalier. Mais qu'on eût soin de choi(An. R. 548. Av. J. C. 204.) sir les hommes de chaque espéce les plus à leur aise, & de les envoyer hors de l'Italie dans tous les lieux où l'on avoit besoin de recrues. Que, si quelques-u nes refusoient d'obéir, on retînt leurs Magistrats & leurs Députés sans leur donner aucune audience quand ils la de manderoient, jusqu'à ce qu'ils eussent satisfait. Qu'outre cela, les mêmes Co lonies sur chaque somme de mille as en payeroient un de tribut annuel, & que l'on y feroit le dénombrement des per sonnes & des biens suivant la forme que les Censeurs Romains le prescriroient, c'est-à-dire suivant l'usage qui se prati quoit à l'égard du Peuple Romain; & que les Censeurs des Colonies, avant que de sortir de charge, apporteroient leur régître à Rome, où il feroient ser ment qu'il auroit été dressé conformé ment à la Loi.“ En vertu de cet Arrêt, les Magistrats & les principaux de ces Colonies furent ap pellés à Rome, où on leur déclara la vo lonté du sénat à l'égard des troupes & du tribut. Ils se recriérent tous, à l'envi les uns des autres, contre une exaction qui leur paroissoit excessive. Ils représentérent „qu'ils ne pouvoient point fournir un si grand nombre de soldats. Qu'à peine étoient-ils en état de donner le contin gent exprimé dans le Traité. Qu'ils de mandoient en grace qu'on leur permît
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) d'entrer dans le sénat pour lui faire des remontrances. Qu'ils n'avoient pas mé rité qu'on les accablât de la sorte: mais que quand il faudroit périr, ni leur faute, ni le courroux du sénat, ne pouvoient pas leur faire donner plus de soldats qu'ils n'en avoient.“ Les Consuls, sans rien rabattre de ce qui avoit été arrêté, retinrent les Députés à Rome, & renvoyé rent les Magistrats dans leurs Colonies pour y faire des levées, leur déclarant „qu'ils n'auroient point d'audience qu'ils n'eus sent amené les troupes qu'on exi geoit d'eux.“ Ainsi n'aiant plus d'espé rance d'entrer dans le sénat, ni d'obtenir aucun adoucissement, ils firent les levées prescrites dans les douze Colonies, & trou vérent aisément le nombre de soldats qu'on leur demandoit, parce que leur Jeunesse a voit eu le tems de se multiplier pendant plusieurs années qu'ils avoient joui d'une totale exemtion. (On ordon- ne le paye- ment des sommes prêtées à la République par les Par- ticuliers. Liv. XXIX. 16.) Une autre affaire, qui avoit été ense velie dans un silence encore plus long que la précédente, fut ensuite proposée par M. Valerius Levinus. Il dit qu'il étoit juste de rendre enfin à plusieurs Particuliers les som mes qu'ils avoient bien voulu avancer à la République sous son Consulat & sous ce lui de M. Claudius, pendant qu'ils étoient ensemble en charge. Que personne ne devoit être étonné qu'il prît un intérêt personnel à faire acquiter la foi publi que, puisque non seulement il avoit été Consul l'année que ces deniers avoient
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été prêtés, mais que de plus c'étoit lui(An. R. 548. Av. J. C. 204.) qui avoit proposé cette contribution volon taire, le trésor public étant épuisé, & le peuple n'étant pas en état de payer les tri buts ordinaires. Cet avis fit plaisir à tout le sénat; & les Consuls aiant été priés de mettre l'affaire en délibération, il fut or donné que ces dettes seroient acquitées en trois payemens, dont le prémier se fe roit sur le champ par les Consuls de cette année, & les deux autres par ceux qui se roient en charge la troisiéme & la cinquié me années suivantes. L'arrivee des Députés de Locres,(Députés de Locres envoyés à Rome. Liv. XXIX. 16.) qui venoient porter leurs plaintes à Rome de tous les maux qu'ils souffroient, & dont on n'avoit point été informé jusqu'à ce jour, suspendit toute autre affaire, & atti ra seule l'attention de toute la ville. L'in dignation publique éclata moins encore contre le crime & l'impiété de Pleminius, que contre la négligence inexcusable de scipion dans une affaire si importante, & contre son indulgence aveugle à l'égard d'un Officier généralement décrié; car c'é toient-là les reproches que l'on faisoit à ce Général. La suite nous montrera s'ils étoient fondés ou non. Les Députés des Locriens, au nom bre de dix, revétus d'habits de deuil, portoient en leurs mains des branches d'o livier, suivant l'usage pratiqué par les Grecs lorsqu'ils demandoient des graces; & les présentant aux Consuls qui étoient assis sur
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) leur Tribunal dans la Place publique, ils se prosternérent à leurs piés, en poussant des cris & des gémissemens lamentables. Les Consuls leur aiant demandé qui ils étoient & ce qu'ils vouloient, ils répon dirent qu'ils étoient Locriens, & qu'ils avoient essuyé de la part de Pleminius & des soldats Romains des outrages, que le Peuple Romain n'auroit jamais fait souffrir même à des Carthaginois. Ils demandérent permission de s'adresser au sénat, pour y exposer leur misére. (Plainte douloureu- se des Lo- criens con- tre Plemi- nius. Liv. XXIX. 17. 18.) Lorsqu'ils eurent obtenu l'audience qu'ils desiroient, le plus âgé d'entre eux prit la pa role, & tint ce discours. Je sai, Mes sieurs, que pour vous mettre en état de bien juger de nos plaintes, il est important que vous sachiez comment Locres a été li vrée à Annibal, & comment nous som mes rentrés sous votre domination après a voir chassé la Garnison Carthaginoise. Car, si nous pouvons vous prouver évidemment que le Conseil public de Locres n'a eu au cune part à la révolte, & que c'est non seulement de notre consentement, mais en core par nos efforts & par notre coura ge que vous êtes rentrés en possession de notre ville, vous serez touchés plus vi vement des injustices atroces & énormes dont votre Lieutenant & vos soldats ont accablé de bons & de fidéles Alliés. Mais je crois devoir remettre à un au tre tems l'exposition des causes qui ont oc casionné cette double révolution; & cela
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pour deux raisons. Prémiérement, afin(An. R. 548. Av. J. C. 204.) que cette matiére soit traitée en présence de scipion, qui a repris notre ville, & qui est un témoin irreprochable de tout ce que nous avons pu faire de bien & de mal. En second lieu, parce que de quelque fa çon que nous nous soyions conduits à vo tre égard, nous n'avons point certaine ment mérité les maux qu'on nous a fait souffrir. Nous ne pouvons nier, Messieurs, que tant qu'Amilcar a été dans notre ville a vec ses Numides & ses Africains, nous n'ayons essuyé de leur part des traitemens indignes & affreux: mais quelle compa raison avec ce que nous éprouvons aujour d'hui? Je vous prie, Messieurs, de pren dre en bonne part ce que je vai prendre la liberté de vous dire, je ne le fais qu'avec une extrême répugnance. On peut dire qu'actuellement tout le Genre-humain at tend en suspens qui du Peuple Romain ou du Peuple Carthaginois deviendra le Maî tre de l'Univers. Or, s'il faloit détermi ner ce choix sur les outrages que nous a vons reçus des Carthaginois, & sur ceux que nous recevons actuellement de votre garnison, il n'y a personne qui ne préférât leur domination à la vôtre. Et cependant voyez quels sont les sentimens des Locriens à votre égard. Lorsque nous recevions des Carthaginois un traitement beaucoup moins dur, nous avons eu recours à votre Géné ral. Et présentement que nous souffrons
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) de la part de votre garnison des injures qui passent les hostilités les plus atroces, c'est à vous seuls que nous adressons nos plaintes. Ou vous aurez compassion de notre misére, Messieurs, ou nous n'avons rien à espérer même des Dieux immortels. Q. Pleminius votre Lieutenant a été en voyé à Locres pour la reprendre sur les Carthaginois, & il y est demeuré avec les mêmes troupes dont il s'étoit servi pour cet te expédition. Cet Officier (car l'excès de nos maux nous donne le courage de parler avec liberté) cet Officier n'a rien ni d'un Homme excepté la figure, ni d'un Romain excepté l'habillement & le langage. C'est un monstre horrible, semblable à ceux que la Fable suppose s'être emparés du Détroit qui nous sépare de sicile, pour le malheur de ceux qui navigeoient le long de ces cô tes. Encore, s'il étoit le seul qui exerçât contre vos Alliés son avarice, sa cruauté, sa brutalité, peut-être pourrions-nous, par notre patience, suffire à ce gouffre, quelque profond & immense qu'il soit. Mais il a tellement lâché la bride à la licence & au desordre, que de tous vos Centurions, de tous vos soldats, il en a fait autant de Ple minius. Il n'y en a pas un qui ne pil le, qui ne dépouille, qui ne frappe, ne blesse & ne tue: pas un qui ne des bonore les femmes mariées, & les jeu nes personnes de l'un & de l'autre se xe, après les avoir arrachées par for-
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ce des bras de leurs parens. Tous les(An. R. 548. Av. J. C. 204.) jours notre ville est prise d'assaut, tous les jours elle est pillée. Jour & nuit on entend de toutes parts les cris douloureux des fem mes & des enfans qu'on enléve & qu'on emporte par violence. Pour tout dire en un mot, il n'y a aucune famille à Locres, aucune personne, qui n'ait souffert sa part des maux dont je parle: il n'y a aucune espéce d'injustice, de violence, d'infamie, qu'on n'y ait exercée. Mais il y a un fait qui nous touche en core plus que tout le reste, parce qu'il re garde les Dieux; & dont il ne vous est pas indifférent d'être instruits, parce qu'il pour roit attirer leur colére sur vous, s'il demeu roit impuni. Nous avons chez nous un Temple de Proserpine, de la sainteté duquel vous avez sans doute entendu parler dans le tems que vous souteniez la guerre en Ita lie contre Pyrrhus. Il en couta cher à ce Prince pour avoir enlevé les trésors de ce Temple, qui jusques-là avoient été inviola bles. sa Flotte fut battue d'une horrible tempête, & tous les vaisseaux qui portoient les trésors de la Déesse vinrent échouer sur nos côtes. Un si affreux desastre ouvrit enfin les yeux à ce Prince, malgré son or gueil & sa fierté; il reconnut qu'il y avoit des Dieux, & aiant fait chercher avec soin tout l'argent qu'il avoit pris, il le fit re porter dans le Temple de Proserpine. Cette satisfaction n'empêcha pas qu'il ne fût mal heureux le reste de sa vie. Aiant été chassé
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) d'Italie, il termina ses jours à Argos par une mort également funeste & indigne de sa gloire passée. Votre Lieutenant & vos Tribuns, quoi que bien informés de ce fait & de beaucoup d'autres pareils, n'ont pas laissé de porter leurs mains sacriléges sur ces trésors, & de se souiller eux, leurs maisons, & vos soldats d'une proie si abominable. Je crain drois, Messieurs, si vous n'aviez soin d'ex pier leur sacrilége par une réparation exem plaire, que la Déesse ne s'en vengeât sur votre République qui en est innocente, com me elle l'a déja fait sur les coupables. Il s'est formé entre eux deux partis. Plemi nius commandoit l'un, & les Tribuns Lé gionaires étoient à la tête de l'autre. Ils en sont venus aux mains plusieurs fois, avec une animosité & un acharnement aussi grand, que s'ils combattoient contre les Carthaginois. Il s'est commis de côté & d'autre des cruautés inouïes. Voilà de quel le maniére la Déesse punit les violateurs de son Temple. Pour ce qui regarde les injures que nous avons reçues, nous n'avons & n'aurons ja mais recours qu'à vous seuls pour en obte nir la vengeance. Nous ne demandons pas que vous ajoutiez foi sur le champ à nos plaintes, & que vous condanniez Plemi nius sans l'entendre. Qu'il se présente en personne, qu'il entende nos accusations, qu'il les réfute. si, dans tout ce que nous avons avancé, il se trouve la moindre exa-
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gération, nous ne refusons pas d'être li-(An. R. 548. Av. J. C. 204.) vrés par vous à toutes ses fureurs, & à sa brutalité. Quand les Députés eurent cessé de par ler, Fabius leur demanda s'ils avoient porté leurs plaintes à scipion. Ils répondirent „qu'ils lui avoient envoyé des Députés, mais qu'il étoit occupé aux préparatifs de la guerre; & qu'actuellement, ou il étoit déja embarqué pour l'Afrique, ou près de s'embarquer. Que d'ailleurs ils avoient éprouvé combien le Lieutenant avoit de crédit sur l'esprit de ce Général, lorsqu'aiant pris connoissance de l'affaire de cet Officier avec les Tribuns, il avoit fait mettre les derniers en prison, au-lieu qu'il avoit laissé dans sa place cet Offi cier, aussi coupable, ou même plus cou pable qu'eux.“ Après cet éclaircissement, on congédia(Fabius parle con- tre scipion avec beau- coup d'ai- greur. Liv. XXIX. 19.) les Locriens, & l'on commença à délibé rer. Plusieurs du sénat attaquérent avec aigreur, non seulement Pleminius, mais scipion lui-même. Q. Fabius fut celui qui parla avec le plus d'emportement, en re prochant à scipion, „qu'il étoit né pour corrompre la discipline militaire. Que c'étoit ainsi qu'en Espagne la sédition de ses soldats avoit fait plus de tort à la République que les armes des Carthagi nois. Que par une licence inconnue jusqu'ici parmi les Romains, & purement tirannique, il usoit à l'égard des troupes, tantôt d'une indulgence excessive, tantôt
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) d'une rigueur qui alloit jusqu'à la cruau té. Il conclut à ce que Pleminius fût amené à Rome, & tenu en prison pen dant qu'on lui feroit son procès; & que si les accusations des Locriens se trou voient bien fondées, il fût étranglé dans la prison, & tous ses biens confisqués. Qu'on rappellât scipion à Rome, pour être sorti de sa province sans la permis sion du sénat; & qu'on engageât les Tribuns du peuple à le faire dépouiller par le peuple de son commandement. Qu'on répondît aux Locriens, après les avoir fait rentrer, que le sénat & le Peu ple Romain n'avoient nulle part aux in justices dont ils se plaignoient, & en é toient fort touchés. Qu'on leur déclarât qu'ils étoient regardés à Rome comme des gens de bien & d'honneur, comme de bons amis & de fidéles Alliés. Qu'on leur restituât leurs enfans, leurs femmes, & leurs biens. Qu'on s'informât exac tement à quelle somme montoient les trésors qu'on avoit enlevés, & qu'on en remît le double dans le Temple. Qu'on fît un sacrifice d'expiation, après avoir préalablement conféré avec le Collége des Pontifes, pour apprendre d'eux quel les cérémonies il convenoit de faire, à quels Dieux il faloit s'adresser, & quelles victimes il faloit immoler pour expier le sacrilége de ceux qui avoient pillé les trésors de Proserpine. Enfin il vouloit que tous les soldats qui étoient en garni-
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son à Locres fussent transportés dans la(An. R. 548. Av. J. C. 204.) sicile, & qu'on envoyât à leur place quatre Cohortes des Alliés du Nom La tin.“ La dispute qui s'alluma entre ceux qui favorisoient scipion, & ceux qui lui étoient contraires, fit qu'on ne put recueillir les voix, ni rien terminer ce jour-là. Outre les attentats de Pleminius & la désolation des Locriens, on reprochoit encore à ce Général une façon de se (a) vétir peu séante pour un homme de guerre, & sur tout pour un Romain. On ajoutoit, „qu'il passoit son tems à entendre les dis cours & les dissertations des Rhéteurs & des Philosophes, & à juger de l'adresse & de la force des Athlétes. Que ses Officiers & toute sa maison vivoient dans la même mollesse au milieu des délices de syracuse. Qu'il sembloit avoir ou blié Carthage & Annibal. Que toute son Armée, plongée dans la même licence qui avoit corrompu les soldats de sucro ne & ceux de Locres, étoit plus redou table aux Alliés du Peuple Romain, qu'à ses ennemis.“ Quoique ces accusations, en partie(Le sénat nomme des Commissai- res pour examiner l'affaire des Locriens, & les plain-) vraies, en partie fausses, fussent appuyées sur quelque vraisemblance, on s'en tint ce pendant à l'avis de Q. Metellus, qui con venoit avec Fabius dans tous les autres 62
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(An. R. 548. Av. J. C. 204. tes formées contre sci- pion. Liv. XXIX. 20.) chefs, mais lui étoit opposé dans ce qui regardoit la personne de scipion. „Que penseroit-on, disoit-il, du sénat & du Peuple Romain, si, après avoir choisi scipion encore jeune pour recouvrer les Espagnes, ce qu'il avoit exécuté avec beaucoup de prudence & de valeur; si, après l'avoir créé Consul pour terminer la guerre de Carthage; si dans le tems même qu'il faisoit espérer à toute la Ré publique qu'il arracheroit Annibal du sein de l'Italie, & soumettroit l'Afri que, ils le rappelloient tout d'un coup de sa province, & le forçoient de reve nir à Rome avec Pleminius, en le con dannant en quelque sorte sans l'entendre; d'autant plus que les Locriens décla roient que c'étoit en son absence qu'on les avoit accablés de tous les maux qu'ils avoient soufferts, & qu'ainsi on ne pou voit lui reprocher tout au plus que d'a voir eu un peu trop d'indulgence & de ménagement pour le Commandant qu'il avoit établi dans leur ville. Que son sentiment étoit que l'on fît partir dans trois jours pour la sicile le Préteur M. Pomponius, à qui cette province étoit échue; que les Consuls envoyassent avec lui dix Commissaires tirés du sénat à leur choix, & deux Tribuns du Peuple, avec un Edile; & que le Préteur, avec ce Conseil, prît connoissance de toute l'af faire. Que s'ils reconnoissoient que ce fût par l'ordre ou du consentement de
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scipion qu'on eût exercé sur les Locriens(An. R. 548. Av. J. C. 204.) les violences dont ils se plaignoient, a lors ils lui ordonneroient de sortir de sa province. Qu'en cas qu'il fût déja passé en Afrique, les deux Tribuns du Peuple & l'Edile, avec deux des Commissaires au choix du Préteur, partissent aussitôt pour l'Afrique; les Tribuns & l'Edile, pour ramener scipion à Rome; les deux Commissaires, pour commander l'Ar mée, jusqu'à ce qu'on eût envoyé un nouveau Général en sa place. Que si au contraire M. Pomponius & les dix Commissaires du sénat trouvoient que scipion n'eût eu aucune part au malheur des Locriens, il restât en ce cas à la tête de ses troupes, & continuât la guerre ainsi qu'il l'avoit projettée.“ L'Arrêt du sénat aiant été dressé sur ce(Les Com- missaires partent pour Lo- cres. Ple- minius est condanné, & envoyé à Rome. Liv. XXIX. 20. 21.) plan, qui étoit fort sage & fort mesuré, on pria les Tribuns du Peuple de choisir parmi eux, ou de tirer au sort, les deux qui de voient partir avec le Préteur & les Commis saires. Le Collége des Pontifes fut con sulté sur ce qu'il faloit faire pour expier les vols & les sacriléges commis à Locres dans le Temple de Proserpine. Les Tribuns qui partirent avec le Préteur & les Commissai res, furent M. Claudius Marcellus, & M. Cincius Alimentus. On leur associa un Edile Plébéïen, qui devoit, par leur ordre, arrêter scipion en cas qu'il refusât d'obéir au Préteur soit en sicile, soit en Afrique s'il y étoit déja passé, & le ramener à Rome
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) en vertu de l'autorité sacrée & inviolable attachée à la personne des Tribuns du Peu ple. Ce Conseil jugea à propos de se ren dre à Locres avant que de passer à Messine. Ils commencérent par faire charger de chaînes & conduire à Rhége Pleminius, & trente-deux de ses complices. Après quoi leur prémier soin fut, selon les ordres dont ils étoient chargés, de s'acquiter de tout ce que la Religion exigeoit pour la réparation du sacrilége. Aiant donc ramassé tout l'ar gent qui se trouva chez Pleminius & ses soldats, ils y joignirent celui qu'ils avoient apporté avec eux; & après avoir remis le tout dans le trésor de la Déesse, ils lui of frirent un sacrifice d'expiation. Le Préteur fit ensuite assembler la garni son, lui ordonna de sortir de la ville, & de camper au milieu de la campagne, dé fendant à tout soldat sous des peines très ri goureuses de rester dans la ville, ou d'em porter avec soi quoi que ce fût qui ne lui appartînt pas. Il permit alors aux Locriens de reprendre leurs biens où ils le trouve roient, & de répéter ce qui auroit disparu. Avant toutes choses, il voulut qu'on leur rendît sur le champ les personnes libres, me naçant des châtimens les plus rudes ceux qui retiendroient qui que ce pût être. En fin, aiant assemblé les Locriens, il leur dé clara, „que le sénat & le Peuple Romain leur rendoient leur liberté & leurs loix. Que si quelqu'un d'entre eux vouloit ac cuser Pleminius, ou quelque autre, il
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n'avoit qu'à le suivre à Rhége. Que s'ils(An. R. 548. Av. J. C. 204.) avoient dessein d'accuser scipion au nom de leur ville d'avoir ordonné ou approu vé les violences dont on avoit usé envers eux, ils envoyassent leurs Députés à Mes sine, & qu'il y examineroit toute cette affaire avec son Conseil.“ Les Locriens firent de grands remerci mens au Préteur & aux Commissaires, au sénat & au Peuple Romain, ajoutant qu'ils iroient accuser Pleminius. „Qu'à l'égard de scipion, quoiqu'il eût paru peu sen sible à leurs maux, c'étoit un personna ge qu'ils aimoient mieux avoir pour ami que pour ennemi. Qu'ils étoient bien persuadés que ce n'étoit ni par son ordre, ni de son consentement, qu'on leur avoit fait des injustices si énormes. Qu'il a voit, ou trop cru Pleminius, ou trop peu écouté les Locriens. Qu'il y avoit des hommes qui naturellement étoient assez ennemis du crime pour souhaiter qu'il ne se commît pas, mais qui n'a voient pas assez de fermeté pour le pu nir quand il avoit été commis.“ Ce discours, qui justifioit scipion, fit grand plaisir au Préteur & aux Commissai res, qui se trouvoient par-là déchargés d'u ne commission fort onéreuse. Ils condan nérent Pleminius, & avec lui environ tren te-deux autres, qu'ils envoyérent à Rome piés & mains liés. Pour eux ils prirent le chemin de la sicile, pour examiner par eux-mêmes si les reproches que l'on faisoit
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) à scipion sur sa conduite particuliére, & sur le peu de discipline de son Armée, a voient quelque fondement, & pour en ren dre compte ensuite au sénat. (Les Com- missaires ar- rivent à sy- racuse. sci- pion est pleinement justifié. Liv. XXIX. 22.) scipion aiant appris qu'ils venoient à sy racuse, se mit en état de se justifier par des effets, & non par des paroles. Il fit assem bler ses troupes, & donna ordre que la Flotte se trouvât toute équipée & toute prête, comme si l'on eût du combattre ce jour-là les Carthaginois par mer & par terre. Le jour qu'ils arrivérent, il les reçut chez lui avec beaucoup d'honnêteté & de poli tesse; & dès le lendemain il leur montra les deux Armées de terre & de mer, non seu lement en état de donner bataille aux enne mis, mais représentant en effet, chacune à sa maniére, une image de combat. Ensui te il conduisit le Préteur & les Commissai res dans les magazins & dans les arsenaux, où ils trouvérent en abondance, & dans le meilleur ordre qui fût possible, toutes les provisions, les armes, & les machines dont on a besoin à la guerre. La vue de ces préparatifs, tant en gros & en général, que dans le détail & le particulier, les remplit d'une si grande admiration, qu'ils demeu rérent pleinement persuadés, que si les Car thaginois pouvoient être vaincus, ce devoit être par ce Général & cette Armée. Ils ex hortérent donc scipion à passer en Afrique sous la protection des Dieux, & à remplir au-plutôt l'espérance que le Peuple Romain avoit conçue de lui, le jour que toutes les
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Centuries l'avoient nommé Consul; & ils(An. R. 548. Av. J. C. 204. Retour des Com- missaires à Rome.) partirent de sicile avec la même joie, que s'ils étoient retournés à Rome pour y ap porter la nouvelle de la victoire, & non des préparatifs magnifiques que scipion a voit faits pour être en état de la rempor ter. Pleminius & ses complices aiant été con(Mort de Pleminius. Liv. XXIX. 22.) duits à Rome, furent aussitôt mis en pri son: & d'abord, aiant été amenés devant le Peuple par les Tribuns, ils trouvérent les esprits si prévenus par le souvenir des in jures qu'ils avoient faites aux Locriens, qu'il ne sembloit pas qu'ils pussent espérer aucune indulgence. Mais, comme on les faisoit paroître souvent dans la Place publi que, la difformité de Pleminius, à force de frapper les yeux des citoyens, fit insen siblement succéder la compassion à la haine & à la colére: outre que la considération de scipion, tout absent qu'il étoit, contri buoit beaucoup à leur rendre la multitude favorable. Il y a de la diversité entre les Auteurs sur la maniére dont ce misérable termina sa vie. selon quelques-uns, il mourut dans la prison avant que le Peuple eût prononcé son jugement. selon d'autres, il resta en prison plusieurs années, au bout desquel les aiant gagné quelques scélérats pour faire mettre le feu en différens endroits de la ville, afin de pouvoir se sauver à la faveur du tumulte, il fut découvert & étranglé dans le cachot.
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(An. R. 548. Av. J. C. 204. scipion comblé de oranges dans le sé- nat.) Pour ce qui regarde scipion, son affaire ne fut jamais traitée que dans le sénat, où tous les Commissaires & les Tribuns, d'une commune voix, parlérent avec tant d'élo ges de sa Flotte, de son Armée, & de son mérite personnel, que tous les sénateurs décernérent unanimement qu'il passât au plutôt en Afrique, lui laissant la liberté de choisir parmi les troupes qui étoient en si cile, celles qu'il méneroit avec lui, & cel les qu'il laisseroit pour la garde de la pro vince. (Réflexion sur la con- duite de Fa- bius à l'é- gard de sci- pion.) C'est ainsi que finit l'importante Com mission donnée à plusieurs des prémiers Magistrats de Rome, & dont le principal objet étoit scipion, à l'avantage duquel elle se termina, mais qui ne fit pas d'hon neur à Fabius. Quelque grande & juste estime qu'ait acquis à ce dernier un mérite supérieur, sa conduite à l'égard de scipion fait naître contre lui de violens soupçons de jalousie & d'envie; vice capable de ter nir seul la plus éclatante réputation. Il s'op pose au dessein que formoit ce jeune Géné ral de passer en Afrique, & il le fait avec une aigreur & une malignité qui ressentent bien la passion, quoique couvertes & dé guisées peut-être à ses propres yeux d'un zèle apparent du Bien public. Le dessein aiant été approuvé dans le sénat contre son avis, il emploie tout son crédit à en traver ser l'exécution, en empêchant qu'on ne lui fournisse les fonds nécessaires, & qu'on ne lui permettre de faire de nouvelles le-
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vées. scipion aiant surmonté tous ces ob(An. R. 548. Av. J. C. 204.) stacles, & étant passé en sicile, Fabius sai sit des bruits vagues répandus contre lui, & sans autre examen conclut à le rappeller, & à lui ôter le commandement. Reconnoit- on dans un tel procédé la sagesse d'un vieil lard d'ailleurs si respectable? Voilà où con duit (a) l'amour-propre nourri par de longs succès, & une trop grande estime de sa propre excellence qui ne souffre point de rival. 63
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LIVRE VINGTIEME.

CE Livre renferme l'histoire de près de cinq années, de puis 548 jusqu'à 552. Les principaux faits contenus dans ce Livre sont, l'arrivée de scipion en Afrique, l'incendie des deux Camps ennemis, la défaite & la prise de syphax, l'histoire de sophonisbe, la sor tie d'Annibal de l'Italie, sa défaite au com bat de Zama en Afrique, la paix accordée aux Carthaginois, qui termine la seconde Guerre Punique.

§. I.

syphax épouse sophonisbe, fille d'Asdru- bal. syphax renonce à l'amitié de sci- pion, & à l'alliance des Romains. sci- pion cache à ses soldats l'infidélité de syphax. scipion se rend à Lilybée, & prépare tout pour le départ de la Flotte. Elle part. La Flotte aborde en Afri- que. La terreur se répand dans les campagnes & dans les villes. scipion ravage les terres, après avoir défait un détachement de Cavalerie Carthaginoise.
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Masinissa vient se joindre à scipion. Action de Cavalerie. Hannon est défait par scipion, & tué. scipion ravage l'Afrique. Il entreprend le siége d'Uti que, & est obligé de l'interrompre. Con- vois envoyés à scipion. Le Consul sem- pronius est battu par Annibal, puis le bat à son tour avec beaucoup d'avanta- ge. Le Consul Cornelius contient l'E trurie dans le devoir. Conduite bizarre & indécente des Censeurs Livius & Né- ron.

(An. R. 548. Av. J. C. 204.)

Pendant que les Romains étoient oc(syphax épouse so- phonisbe, fille d'As- drubal. Liv. XXIX. 23.) cupés des affaires que je viens de rapporter, les Carthaginois de leur côté prenoient des mesures contre les desseins de leurs enne mis. Ils avoient élevé des guérites, & al lumé des feux sur tous les promontoires. Et après avoir passé l'hiver dans des allar mes & des inquiétudes continuelles, s'infor mant de tout, & tremblant à chaque nou velle qu'ils recevoient, ils conclurent enfin avec le Roi syphax une alliance qui n'étoit pas peu importante pour leur défense, & privérent scipion d'un des principaux ap puis sur lesquels il avoit compté pour for mer son plan de passer en Afrique. Asdru bal, fils de Gisgon, n'étoit pas seulement uni avec syphax par les liens de l'hospitali té qu'ils avoient contractée ensemble, lors-
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) que revenant d'Espagne il s'étoit trouvé, comme nous l'avons dit, dans le palais de ce Prince avec scipion; mais il y avoit en tre eux un projet d'une alliance plus étroite, & le Carthaginois négocioit le mariage de sa fille sophonisbe avec le Prince Numide. Il l'avoit autrefois promise à Masinissa; mais les intérêts de sa patrie l'emportérent aisé ment sur cet engagement. Il se hâta de con sommer le Traité avec syphax, & le vo yant transporté pour sophonisbe d'un a mour violent, il la fit venir de Carthage, & la maria sans différer. Au milieu des fêtes & de la réjouissance des nôces, Asdrubal pria syphax de joindre à l'alliance particu liére qu'ils venoient de faire entre eux, une alliance publique entre les Numides & les Carthaginois. Le Roi accepta la proposi tion, & tous deux firent serment que les deux Nations auroient desormais les mêmes amis & les mêmes ennemis. (syphax re- nonce à l'a- mitié de scipion, & à l'alliance des Ro- mains.) Au reste, Asdrubal n'aiant pas oublié l'alliance que syphax avoit aussi jurée à sci pion, & connoissant le peu de fondement qu'il y avoit à faire sur les promesses de ce Prince barbare, il craignit que le mariage de sa fille ne fût un lien trop foible pour l'arrêter quand scipion seroit passé en Afri que. C'est pourquoi, profitant des pré miéres ardeurs du Prince Numide, il l'en gagea par ses instances, auxquelles se joigni rent les caresses de la jeune épouse, à en voyer des Ambassadeurs à scipion en si cile, pour lui déclarer „que les promesses
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qu'il lui avoit faites lorsqu'il l'avoit reçu(An. R. 548. Av. J. C. 204.) à sa Cour, ne devoient plus être un mo tif pour lui de passer en Afrique. Qu'il avoit épousé la fille d'Asdrubal fils de Gisgon, avec qui scipion avoit logé dans son palais; & qu'en conséquence de cette union particuliére, il avoit fait une alliance publique avec le Peuple de Car thage. Que ses prémiers vœux étoient que les Romains fissent la guerre contre les Carthaginois loin de l'Afrique, com me ils avoient fait jusqu'alors, afin qu'il ne se trouvât point dans la nécessité de prendre part à leur démêlé, & de s'atta cher à un parti, en se déclarant contre l'autre. Mais que si les Romains ve noient attaquer l'Afrique, & que leur Armée s'approchât de Carthage, il ne pourroit pas s'empêcher de combattre pour l'Afrique qui lui avoit donné la naissance, & pour la patrie de son épou se & de son beaupére.“ Les Ambassadeurs que syphax avoit chargés de cette commission, trouvérent scipion à syracuse. Quoique l'inconstan ce de syphax fît perdre à ce Général une ressource considérable, & sur laquelle il a voit beaucoup compté pour faire réussir les desseins qu'il avoit formés contre l'Afrique, il ne se rebuta point: mais renvoyant prom tement les Ambassadeurs de ce Prince avant que le sujet de leur voyage fût divulgué dans l'Armée, il les chargea pour leur Maî tre d'une Lettre, par laquelle il l'exhortoit
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) en des termes très forts, „à ne point vio ler les loix de l'hospitalité qui les unissoit l'un & l'autre; à se souvenir de l'alliance qu'il avoit faite avec le Peuple Romain; à ne point trahir sa foi, son honneur, sa conscience; enfin à respecter & à crain dre les Dieux, témoins & vengeurs des (scipion cache à ses soldats l'in- fidélité de syphax. Liv. XXIX 24.) Traités“. Au reste, comme il n'étoit pas possible de cacher l'arrivée des Numi des, qu'on avoit vus en différens endroits de la ville; & qu'il étoit à craindre, d'un côté que le motif de leur voyage ne fût dé couvert par le soin même qu'on prendroit de le celer, & de l'autre que le bruit de cette rupture, quand il viendroit à éclater, ne rebutât les troupes; scipion, pour dé tourner le mauvais effet que cette nouvelle pourroit causer, lui en substitua une fausse, & toute opposée. Aiant donc fait assembler les soldats, il leur dit, „Qu'il n'y avoit plus de tems à perdre. Que les Rois ses alliés le pressoient de venir incessamment à leur secours. Que Masinissa étoit au paravant venu trouver Lelius, pour se plaindre à lui d'un si long retardement. Que maintenant syphax lui faisoit de mander par ses Ambassadeurs quelle rai son pouvoit le retenir si longtems en si cile. Qu'il le prioit, ou de passer au plu tôt en Afrique, ou, si le plan étoit chan gé, de l'en avertir, afin qu'il prît les me sures qu'il jugeroit nécessaires pour sa propre sureté & pour celle de son Royau me. Qu'ainsi, comme tout étoit prêt
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pour le départ, & qu'il n'étoit pas possi(An. R. 548. Av. J. C. 204.) ble de différer davantage, son dessein étoit d'envoyer sa Flotte à Lilybée, d'y assembler toutes ses troupes tant d'Infan terie que de Cavalerie, & de s'embar quer pour l'Afrique, sous la protection des Dieux, au prémier vent favorable.“ Le mensonge net & hardi que scipion emploie ici par rapport à syphax, convien droit mieux à un Carthaginois qu'à un Ro main; & il est bien éloigné de la disposition que l'on a admirée dans Epaminondas, aussi grand homme de guerre que scipion, mais plus délicat que lui sur les droits de la Véri té, pour laquelle il avoit un tel respect, qu'il ne croyoit pas qu'il lui fût permis de mentir même en riant & par maniére de di vertissement (a). scipion, en conséquence, écrivit à M.(scipion se rend à Li- lybée, & prépare tout pour le départ de la Flotte. Liv. XXIX. 24.) Pomponius, pour le prier de venir le trou ver à Lilybée s'il le jugeoit à propos, afin qu'ils examinassent de concert quelles Lé gions & quelle quantité de troupes il con viendroit de conduire en Afrique. En mê me tems il envoya sur toute la côte des or dres pour assembler & amener à Lilybée tous les vaisseaux de charge qui s'y rencon treroient. Tout ce qu'il y avoit de troupes & de vaisseaux en sicile s'étant rendus à Li lybée, la ville ne pouvoit contenir tant de soldats, ni le port tant de bâtimens: & tou- 64
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) te cette multitude avoit une si grande ardeur de mettre à la voile, & de passer la mer, qu'il sembloit qu'on les menoit en Afri que, non pour faire la guerre, mais pour recueillir les fruits d'une victoire déja cer taine. sur-tout les soldats qui étoient restés de l'Armée de Cannes, étoient persuadés qu'il n'y avoit que scipion qui pût leur donner lieu de mériter par d'utiles & d'im portans services la fin de leur honte, & le rétablissement dans tous leurs droits. sci pion, de son côté, ne méprisoit pas ce genre de troupes. Il étoit convaincu que ce n'étoit pas par leur lâcheté que la batail le de Cannes avoit été perdue; & il savoit qu'il n'y avoit point de plus vieux soldats dans toutes les Armées Romaines; & que d'ailleurs ceux-ci étoient expérimentés, non seulement dans les différens genres de com bats, mais encore dans les siéges. Ces trou pes composoient la cinquiéme & la sixiéme Légion. Il en fit la revue, & en forma un corps d'élite, écartant les soldats dont il n'espéroit pas tirer un bon service, & les remplaçant de ceux qu'il avoit amenés d'I talie. Il renforça même ces Légions pour le nombre, & voulut qu'elles eussent cha cune six mille deux cens hommes de pié, & trois cens cavaliers. Parmi les Alliés du Nom Latin, Cavalerie & Infanterie, il préféra aussi ceux qui s'étoient trouvés à la bataille de Cannes. On ne sait pas préci sément à quoi montoit le nombre des trou pes qui s'embarquérent, les Historiens va-
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rient beaucoup sur ce sujet. La Flotte é(An. R. 548. Av. J. C. 204.) toit composée de cinquante gros vaisseaux, & de près de quatre cens barques. scipion eut grand soin qu'elle ne man quât de rien, & pour cela entra par lui- même dans le dernier détail, pour voir si ses ordres avoient été bien exécutés. M. Pomponius, qui avoit été chargé des pro visions de bouche, en fit mettre dans les vaisseaux pour quarante-cinq jours, dont il y en avoit de cuites pour quinze. On y mit aussi de l'eau, tant pour les hommes que pour les bêtes, pour un pareil nombre de jours. Les vaisseaux de charge étoient au centre, couverts à la droite de vingt gros bâtimens commandés par le Général lui-même & par L. scipion son frére, & à la gauche d'autant de vaisseaux de même espéce, sous la conduite de C. Lelius Commandant de la Flotte, & de M. Por cius Caton Questeur. Les gros vaisseaux avoient chacun une lumiére, ceux de char ge deux: l'Amiral en avoit trois par dis tinction, & pour être plus aisément re marqué. Il commanda aux pilotes d'abor der au canton (a) d'Empories, dont les habitans peu belliqueux, & même amollis par les délices & la fertilité du terroir, pa roissoient peu capables de faire résistance. Le départ fut fixé pour le lendemain. 65
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(An. R. 548. Av. J. C. 204. Départ de la Flotte. Liv. XXIX. 26.) On avoit déja vu plusieurs Flottes Ro maines partir de sicile, & du même port de Lilybée. Mais, ni pendant cette guerre, ni dans tout le cours de la prémiére, il n'y en avoit aucune dont le départ eût été cé lébré par un aussi grand concours de spec tateurs. Quoique cependant, si l'on ju geoit d'une Flotte par sa grandeur, on en avoit vu qui avoient transporté au-delà de la mer les deux Consuls avec deux Armées Consulaires, composées de presque autant de vaisseaux de guerre que scipion avoit alors de bâtimens de charge. Mais l'im portance de cette seconde guerre, infini ment supérieure à l'autre; le danger extrê me où l'Italie s'étoit trouvée, & où elle se trouvoit encore après tant de sanglantes défaites; la haute réputation de scipion, fondée sur les glorieux exploits qu'il avoit déja exécutés, & sur ceux que l'on atten doit de son courage & de son bonheur; le dessein hardi de passer en Afrique, qui n'é toit point encore venu dans l'esprit d'aucun des Généraux; le bruit qu'il avoit répandu avec un air & un ton de confiance, qu'il alloit arracher Annibal du sein de l'Italie, & faire repasser la guerre en Afrique, où elle seroit enfin terminée: tout cela avoit excité une curiosité avide dans l'esprit des peuples, & attiré une attention extraordinai re sur le départ de la Flotte. Le port étoit rempli non seulement de tous les habitans de Lilybée, mais encore d'un grand nom bre de Députés de tous les peuples de sicile,
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que le desir de faire leur cour à scipion, ou(An. R. 548,{??} Av. J. C. 204.) leurs affaires auprès du Préteur Pomponius, avoient amenés dans cette ville. De plus, les soldats des Légions qui restoient en si cile s'y étoient rendus pour dire adieu à leurs camarades. Et si la Flotte attiroit les yeux de cette multitude infinie qui cou vroit le port & les parties du rivage d'où elle pouvoit être apperçue, cette multitu de elle-même n'étoit pas un spectacle moins brillant pour la Flotte. Dès qu'il fut jour, scipion parut sur le tillac du Vaisseau-Amiral, & aiant com mandé au Héraut de faire faire silence: Dieux & Déesses de la Terre & de la Mer, dit-il, je vous prie & vous conjure de donner un heureux succès à tous les des seins que j'ai formés & formerai dans la suite, & de les faire tourner à mon utili té & à ma gloire, aussi-bien qu'à celles du Peuple Romain, des Alliés du Nom La tin, & de tous ceux qui portent les armes sous les auspices du Peuple Romain & les miens, tant par terre que par mer; de nous accorder de jour en jour, & de nous continuer sans cesse de plus en plus votre protection; de nous procurer la victoire & le triomphe sur nos ennemis; de nous ra mener dans notre patrie chargés de leurs dépouilles, & pleins de joie & de santé; de nous donner les moyens de nous venger de nos ennemis publics & particuliers; & de faire retomber sur la République des Carthaginois tous les malbeurs dont ils a-
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) voient menacé le Peuple Romain. Après cette priére on égorgea la victime, dont il jetta, selon la coutume, les entrailles crues dans la mer, & avec le son de la trompette fit donner le signal du départ. Etant partis avec un vent favorable, ils perdirent bientôt le rivage de vue. Mais sur le midi il s'éleva un brouillard si épais, qu'à peine les vaisseaux pouvoient-ils évi ter de s'entrechoquer. Quand ils furent a vancés en pleine mer, le vent tomba; & le même brouillard aiant continué pendant toute la nuit suivante, il se dissipa au lever du soleil, & le vent recommença à les pousser avec la même force, ensorte qu'ils apperçurent bientôt la terre. Un moment après le pilote dit à scipion, qu'ils n'é (Une lieue & demie.) toient pas à plus de cinq milles de l'Afri que; qu'il appercevoit le (a) Promontoi re de Mercure; & que, s'il lui ordonnoit de tourner de ce côté-là, toute la Flotte seroit bientôt dans le port. scipion pria aussitôt les Dieux que ce fût pour son bon heur & pour celui de la République qu'il eût vu la terre d'Afrique, & il ordonna au Pilote d'aller aborder un peu plus bas. Ils étoient poussés par le même vent. Mais il s'éleva un brouillard semblable à celui de la veille, & à peu près dans le mê me tems, qui leur déroba la vue de la ter re, & fit tomber le vent. La nuit survint, 66
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qui les mit dans l'impossibilité entiére de(An. R. 548. Av. J. C. 204.) songer à aborder. Ils jettérent l'ancre, pour empêcher que les vaisseaux ne se heurtassent les uns contre les autres, ou n'allassent don ner contre le rivage. Dès que le jour parut(Abord de la Flotte en Afrique. Liv. XXIX. 27.) le vent recommença, & le brouillard s'é tant dissipé on découvrit tous les bords de l'Afrique. scipion demanda ce que c'étoit que le promontoire le plus prochain; & sur ce qu'on lui dit qu'il s'appelloit Le Beau: Ce nom est d'un bon présage, dit-il, abor dez à cet endroit. Aussitôt toutes les proues furent tournées de ce côté-là, & les trou pes furent mises à terre. Après le débarquement, les Romains(La terreur se répand dans les campagnes & dans les villes- Liv. XXIX. 28.) campérent sur les hauteurs les plus voisines. Déja à la vue, prémiérement de la Flotte, puis des soldats qui sortoient en foule de leurs vaisseaux, la terreur & la consterna tion s'étoient répandues, non seulement dans les campagnes voisines, mais dans les villes mêmes. Une multitude confuse d'hommes, de femmes & d'enfans, qui s'enfuyoient en poussant leurs troupeaux devant eux, avoit rempli tous les chemins, desorte qu'on eût dit que l'Afrique étoit a bandonnée de tous ses habitans. Mais les gens de la campagne apportoient encore dans les villes une terreur plus grande que celle dont ils étoient saisis eux-mêmes. sur- tout il se répandit à Carthage une épouvan te & une consternation presque aussi gran de que si la ville eût été prise d'assaut. Car depuis les Consuls Regulus & Manlius,
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) c'est-à-dire depuis plus de cinquante ans, les Carthaginois n'avoient point vu d'Ar mée Romaine dans leur pays. Toutes les hostilités s'étoient bornées à quelques des centes, qui n'avoient point eu de suites. C'est ce qui rendit alors la frayeur plus gran de. En effet, ils n'avoient ni une Armée assez forte, ni un Général assez expérimen té, pour les défendre contre les troupes & le Général des Romains. Asdrubal, fils de Gisgon, avoit beaucoup de réputation & de mérite: mais on se souvenoit encore que ce même scipion l'avoit battu plusieurs fois en Espagne, & l'avoit enfin chassé de la province; & ils ne le croyoient pas plus en état de tenir tête à scipion, que leurs troupes levées à la hâte de résister aux vieil les bandes des ennemis. C'est pourquoi, comme si dans le moment scipion eût du venir attaquer Carthage, ils criérent aux armes, fermérent leurs portes, disposé rent des soldats armés sur les murs, & placérent par-tout des corps-de-garde & des sentinelles, & l'on veilla toute la nuit. (scipion ravage les terres, a- près avoir défait un détache- ment de Cavalerie Carthagi- noise. Liv. XXIX. 28. 29.) Le lendemain, cinq cens cavaliers qu'on avoit envoyés du côté de la mer pour exa miner les démarches des Romains, & les troubler dans leur débarquement, rencon trérent les corps-de-garde des ennemis; car scipion avoit déja envoyé sa Flotte du cô té d'Utique: & pour lui, s'étant un peu éloigné de la mer, il s'étoit emparé des hauteurs voisines, & avoit placé une par-
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tie de sa Cavalerie dans des postes avan(An. R. 548. Av. J. C. 204.) tageux, tandis que le reste étoit allé piller la campagne. Il se livra donc un combat de Cavalerie, qui ne fut pas avantageux aux Carthaginois. Il y en eut quelques-uns de tués dans le combat même, mais beau coup davantage dans la fuite, du nombre desquels fut un jeune Officier Carthaginois, nommé Hannon, qui commandoit ce parti. scipion ne se contenta pas de ravager les campagnes d'alentour: il attaqua & prit une ville du voisinage assez riche, dans la quelle, outre un butin considérable dont il chargea aussitôt ses vaisseaux, & qu'il envoya en sicile, il fit huit mille prison niers, tant libres qu'esclaves. Dans le commencement d'une expé(Masinissa vient se joindre à scipion. Liv. XXIX. 29- 33.) dition, telle qu'étoit celle des Romains contre l'Afrique, les plus légers secours sont quelquefois d'une grande importan ce, & font toujours un sensible plaisir. Ce fut donc avec une grande joie que sci pion vit arriver Masinissa dans son camp. Ce Prince, encore jeune pour-lors, avoit essuyé d'étranges malheurs, s'étant vu dé pouillé de son Royaume, obligé à fuir de province en province, & près souvent de perdre la vie. syphax, animé par Asdrubal, s'étoit déclaré contre lui, & lui avoit fait une cruelle guerre. syphax étoit Roi des Ma sésyliens, Masinissa des Massyliens. Ces deux peuples portoient également le nom de Numides. Masinissa vint donc se join dre à scipion, selon quelques-uns avec
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) deux mille chevaux, selon d'autres avec deux cens seulement. L'état fàcheux de ses affaires rend ce dernier sentiment plus vraisemblable. Les Carthaginois aiant fait des levées, mirent sur pié un nouveau Corps de Ca valerie en la place de celui qui avoit été défait avec son Chef, & en donnérent le commandement à Hannon fils d'Amilcar. Ils envoyérent Lettres sur Lettres, Dépu tés sur Députés à Asdrubal & à syphax, pour les presser d'agir. Ils ordonnoient à l'un de venir défendre sa patrie presque assiégée par les ennemis. Ils conjuroient l'autre d'accourir au secours de Carthage & de toute l'Afrique. scipion étoit alors environ à mille pas de la ville d'Utique, où il étoit venu camper après avoir resté quelques jours au bord de la mer vis-à-vis de sa Flotte. (Action de Cavalerie. Hannon est défait par scipion, & tué. Liv. XXIX. 34.) Comme Hannon, avec la Cavalerie qu'on lui avoit donnée, bien loin de pou voir attaquer les ennemis, n'étoit pas mê me en état de les empêcher de piller la campagne, son prémier soin fut de faire des levées pour augmenter le nombre de ses Cavaliers. sans rejetter ceux des au tres nations, il enrôla le plus qu'il put de Numides, qui étoient les meilleurs hom mes de cheval qu'il y eût en Afrique. Il a voit rassemblé environ quatre mille che vaux, lorsqu'il s'enferma dans la ville de saléra. scipion, après avoir bien instruit Masinissa de la manœuvre qu'il devoit ob-
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server, lui donna ordre d'aller caracoller(An. R. 548. Av. J. C. 204.) jusqu'aux portes de cette ville, pour attirer les ennemis au combat. Ils ne manqué rent pas de sortir, & de fondre sur Masi nissa. Peu à peu le combat s'engagea, & fut longtems douteux. Enfin ce Prince, com me s'il se fût senti plus foible, commença à lâcher pié, non par une fuite précipitée, mais en se battant en retraite, & attira les ennemis jusqu'aux collines qui cachoient la Cavalerie Romaine. Alors les gens de sci pion, qui étoient frais aussi-bien que leurs chevaux, parurent, & entourérent Hannon & ses Africains, qui s'étoient bien fatigués à force de combattre Masinissa, ou de le poursuivre. Masinissa de son côté, en fai sant volte-face, revint au combat. Hannon, avec environ mille Cavaliers qui faisoient son avant-garde, aiant été coupé par les Romains, & mis par-là hors d'état de se sau ver, furent tués sur la place. Tous les au tres, effrayés de la perte de leur Chef, s'enfuirent à bride abattue. Mais les vain queurs les poursuivirent pendant près de dix lieues, & en prirent ou tuérent encore environ deux mille, parmi lesquels il se trouva deux cens Cavaliers Carthaginois des plus illustres par leurs richesses & par leur naissance. Le jour même que ce combat se donna, les vaisseaux, qui avoient porté en sicile le prémier butin dont on a parlé, revinrent a vec de nouvelles provisions.
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(An. R. 548. Av. J. C. 204. scipion ravage l'A- frique. Liv. XXIX. 35.) scipion fit des présens considérables aux Officiers à proportion de leur valeur, mais il traita Masinissa avec plus de distinction qu'aucun autre. Il mit une forte garnison dans saléra, & étant parti avec le reste de ses troupes, non seulement il ravagea tou tes les campagnes par où il passa, mais il prit même chemin faisant un grand nombre de villes ou de bourgs; & aiant porté de tous côtés la terreur de ses armes, il revint dans son camp sept jours après en être sor ti, traînant après lui une grande multitude d'hommes & d'animaux, & un butin infini de toute espéce, qu'il fit porter dans ses vaisseaux, & les renvoya en sicile chargés une seconde fois de riches dépouilles. (Il entre- prend le siége d'Uti- que, & est obligé de l'interrom- pre.) Le Vainqueur, abandonnant le pillage & les autres expéditions de peu de conséquen ce, tourna toutes ses forces contre la ville d'Utique, dans le dessein, après l'avoir pri se, d'en faire une Place d'armes qui lui se roit très avantageuse pour l'exécution de ses projets. Il l'attaqua en même tems par terre & par mer, étant abondamment four ni de toutes les machines nécessaires pour ce siége. Carthage se donna autant de mou vement pour sauver cette Place, que si elle avoit été elle-même attaquée. Asdrubal, par les levées qu'il fit avec toute la diligence possible, mit sur pié jusqu'à trente mille hommes d'Infanterie, & trois mille Che vaux. Mais, avec des forces si considéra bles, il n'osa pas approcher des ennemis que syphax ne fût venu le joindre. Ce
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Prince arriva enfin avec cinquante mille(An. R. 548. Av. J. C. 204.) hommes de pié, & dix mille chevaux. Aussitôt Asdrubal se mit en marche, & vint camper avec lui assez près d'Utique & des retranchemens des Romains. Tout le fruit que tirérent les Carthaginois d'un armement si considérable, fut d'obliger scipion à interrompre le siége d'Utique, a près avoir fait inutilement pendant quaran te jours tous les efforts imaginables pour s'en rendre maître. Ainsi, comme l'hiver approchoit, il alla camper sur un promon toire, qui s'étendoit assez avant dans la mer, & se joignoit à la terre-ferme par une espéce d'isthme assez étroit, enfermant dans les mêmes retranchemens l'Armée de terre & celle de mer. Outre les blés que scipion avoit enlevés(Convois envoyés à scipion. Liv. XXIX. 36.) des campagnes qu'il avoit pillées, & ceux qu'on lui avoit amenés de sicile & d'Ita lie, le Propréteur Cn. Octavius lui en ap porta encore une grande quantité, qui lui étoient envoyés de sardaigne par T. Clau dius Préteur de cette province: desorte que non seulement il en remplit les greniers qu'il avoit déja, mais il fut obligé d'en faire encore bâtir de nouveaux. Comme ses soldats manquoient d'habits, il envoya le même Octavius en sardaigne pour en conférer avec le Préteur de cette province. Il s'acquita encore ponctuellement de cet te commission; & en très peu de tems il en rapporta douze cens robes (togas), & dou ze mille tuniques.
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(An. R. 548. Av J. C. 204. Le Consul sempronius est battu par Annibal, puis le bat à son tour avec beau- coup d'a- vantage.) Dans la même campagne où ces choses se passérent en Afrique, le Consul P. sem pronius, qui avoit pour province le Bru tium, fut attaqué dans sa marche par Anni bal. Les deux partis combattirent par pe lottons, plutôt qu'en bataille rangée. Le Consul fut repoussé, & laissa sur la place douze cens des siens. Il regagna son camp avec assez de desordre. Cependant Anni bal n'osa pas l'y attaquer. Ainsi le Consul partit de ce lieu la nuit suivante, après a voir fait avertir le Proconsul P. Licinius de venir le trouver avec ses Légions. Dès que les deux Généraux se furent joints, ils vin rent avec les deux Armées chercher Anni bal pour lui présenter le combat, qu'il ac cepta sans balancer. Il étoit encouragé par la victoire qu'il venoit de remporter, & sempronius par l'augmentation de ses for ces. Le Consul mit ses Légions aux pré miers rangs, & celles de Licinius au corps de réserve. Il défit, & mit en fuite les Car thaginois, leur tua plus de quatre mille hom mes, en fit prisonniers près de trois cens, & prit quarante chevaux avec onze drape aux. Annibal, abattu par cette défaite, me na son Armée du côté de Crotone. (Le Consul Cornelius contient l'Etrurie dans le de- voir.) Pendant ce tems-là, le Consul M. Cor nelius, dans l'autre partie de l'Italie, em ployoit la rigueur des jugemens, plutôt que la force des armes, pour contenir ou rame ner dans le devoir les Etrusques, qui, aux approches de Magon, s'étoient presque tous
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laissé emporter à l'amour de la nouveauté,(An. R. 548. Av. J. C. 204.) & au desir de changer de maîtres. A Rome, le Censeurs M. Livius & C. Claudius firent la revue du sénat. Q. Fa bius Maximus fut nommé Prince du sénat pour la seconde fois. Ils mirent un nouvel impôt sur le sel, ou plutôt l'augmentérent; j'en ai parlé ailleurs. Le Dénombrement fut achevé plus tard que de coutume, parce que les Censeurs envoyérent dans les pro vinces pour savoir au juste le nombre des soldats dont chaque Armée étoit composée. Celui de tous les citoyens, en comptant les soldats, se trouva monter à deux cens qua torze mille hommes. Ce fut C. Claudius Néron qui ferma le lustre, c'est-à-dire, la cérémonie du Dénombrement. On commença ensuite la revue des Che-(Conduite bisarre & indécente des deux Censeurs Livius & Néron. Liv. XXIX. 37. Val. Max. II. 9.) valiers; & les deux Censeurs, par une cir constance qui paroit singuliére, étoient de ce nombre. Quand on fut venu à la Tribu Pollia, dans laquelle étoit M. Livius, com me le Crieur hésitoit à citer le Censeur lui- même, Citez M. Livius, lui dit Néron: &, soit qu'il conservât contre lui un reste d'inimitié, soit qu'il affectât mal-à-propos de faire paroître une austére sévérité, il o bligea Livius à se (a) défaire de son che val, sous prétexte qu'il avoit été condan né par le Peuple. M. Livius à son tour, dans la revue de la Tribu Narniensis, obli gea Néron qui en étoit, à vendre son che- 67
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) val, pour deux raisons: premiérement, pour avoir porté contre lui un faux témoignage: & en second lieu, parce qu'il ne s'étoit pas réconcilié de bonne foi avec lui. Ainsi tout le Peuple Romain fut témoin d'un démêlé très scandaleux entre deux Censeurs, qui s'acharnoient mutuellement à détruire cha cun la réputation de son collégue aux dé pens de la sienne propre. Lorsqu'il fut question de sortir de charge, C. Claudius jura, selon la coutume, qu'il n'avoit rien fait qui ne fût conforme aux Loix; & é tant monté dans le Trésor public, il mit son collégue parmi le nombre de ceux à qui il laissoit le nom flétrissant de Tributai res, (a)Ærarios. M. Livius poussa en core plus loin la vengeance. Car étant ve nu après son collégue au Trésor public, ex cepté la Tribu Métia qui ne l'avoit ni con danné ni créé Consul & Censeur après sa condannation, il flétrit de la même igno minie tout le reste du Peuple Romain, c'est- à-dire trente-quatre Tribus entiéres: „En punition, ajouta-t-il, de ce qu'elles l'a voient condanné injustement, puis l'a voient nommé Consul & Censeur; ne pouvant nier qu'elles n'eussent péché, ou une fois dans le jugement qu'elles avoient porté contre lui, ou deux fois dans les Assemblées où elles l'avoient élevé aux charges depuis sa condannation. Il dit 68
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que Claudius se trouvoit compris dans(An. R. 548. Av. J. C. 204.) les trente-quatre Tribus; mais que s'il y avoit eu quelque exemple qu'un citoyen eût été en même tems condanné deux fois à une même peine, il n'auroit pas manqué d'imprimer cette note à C. Clau dius nommément.“ Le jugement que porte Tite-Live de cet te conduite des Censeurs est remarquable. Il approuve celle de M. Livius par rapport au Peuple. Le (a) Peuple, dit-il, méritoit bien d'être noté pour son inconstance; & les reproches qu'on lui en fit convenoient parfaitement à la sévérité d'un Censeur, & à la gravité des Magistrats de ce tems-là: mais l'animosité que ces deux Censeurs fi rent paroître l'un contre l'autre, étoit d'un fort mauvais exemple, & partoit d'une bi sarrerie d'esprit qui deshonoroit la sage con duite qu'ils avoient gardée pendant leur Consulat, & jettoit une sorte de flétrissure sur leurs plus belles actions. Aussi cette conduite les rendit-elle odieux, & dès qu'ils furent sortis de charge, Cn. Bebius, un des Tribuns Plébéïens, croyant avoir trouvé occasion de se faire valoir à leurs dépens, les accusa devant le Peuple. Mais les sé nateurs assoupirent cette affaire, pour ne point exposer dans la suite la Censure au caprice de la multitude. Comme le tems des Elections appro- 69
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(An. R. 548. Av. J. C. 204.) choit, on fit revenir à Rome M. Corne lius, qui n'avoit point de guerre dans l'E trurie, plutôt que sempronius, qui avoit Annibal en tête. On créa Consuls Cn. ser vilius Cépion & C. servilius Geminus. On procéda ensuite à l'élection des autres Ma gistrats.

§. II.

Partage des provinces entre les Consuls. Eloge de Licinius. Commandement pro- rogé à scipion. Les Consuls se rendent à leurs départemens. scipion forme un grand dessein, & cependant amuse sy- phax par l'espérance d'un accommode- ment. scipion découvre son dessein, qui é toit de bruler les deux camps des ennemis, & l'exécute heureusement. Consternation générale dans Carthage. Les Cartha- ginois & syphax lévent de nouvelles trou per pour continuer la guerre. On don- ne un comhat. scipion remporte la vic toire. Il soumet toutes les villes qui é toient de la dépendance de Carthage. Consternation des habitans de cette ville. Annibal est rappellé en Afrique. Les Carthaginois attaquent la Flotte Romai ne, & remportent un léger avantage. Masinissa rentre en possession de son Ro- yaume. syphax remet de nouvelles trou- pes sur pié. Il est vaincu par Lelius & Masinissa, & fait prisonnier. Cirta, capitale des Etats de syphax, se rend
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à Masinissa. Discours de sophonisbe à Masinissa. Masinissa épouse sophonisbe. syphax est amené dans le camp des Ro mains. Il tâche de se justifier devant scipion, en accusant sophonisbe. Re- proches de scipion à Masinissa, pleins de douceur & de ménagemens. Masi- nissa envoie du poison à sophonisbe. El- le l'avale avec fermeté. scipion console Masinissa, & le comble de louanges. Lelius conduit à Rome syphax & les prisonniers. Les Carthaginois envoient demander la paix à scipion. Conditions de paix proposées par scipion. Lelius ar rive à Rome. Joie qu'y cause la nou velle des victoires remportées en Afrique. Ambassadeurs de Masinissa bien reçus du sénat. Magon est vaincu. Il reçoit ordre de repasser en Afrique. Il meurt en chemin.

(An. R. 549. Av. J. C. 203.)

Ces deux Consuls entrérent en charge(Partage des provin- ces entreles Consuls. Liv. XXX. 1.) la seiziéme année de la seconde Guerre Pu nique. Ils tirérent les provinces au sort, qui fit échoir le Brutium à Cépion, & l'Etru rie à servilius Geminus. On régla ensuite le département des autres Commandans. P. Licinius, qui avoit commandé l'an(Eloge de Licinius.) née de son Consulat & la suivante, fut rap pellé. Tite-Live nous en fait ici un por trait, qui le représente comme un homme
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) accompli. Il avoit tous les avantages ex térieurs de la Nature & de la Fortune: la naissance, les richesses, la bonne mine, la force du corps. Il étoit homme éloquent dans tous les genres: également capable de plaider dans le Barreau, de soutenir un sen timent dans le sénat, & de haranguer de vant le Peuple. Comme il étoit Grand- Pontife, il avoit fait une étude particuliére des Loix de la Religion, & s'y étoit rendu très habile. Enfin, à tous les autres talens acquis & naturels qu'il possédoit dans un degré aussi éminent qu'aucun autre Romain de son tems, il joignoit les qualités mili taires, & son Consulat lui avoit donné oc casion de les faire paroître. (Comman- dement pro- rogé à sci- pion.) La durée du commandement étoit fixée pour tous les autres. On ordonna que P. scipion conserveroit le sien jusqu'à ce que la guerre fût terminée en Afrique, sans li miter aucun tems; & l'on indiqua des prié res publiques, pour demander aux Dieux leur faveur & leur protection sur l'entrepri se que scipion avoit déja heureusement commencée en passant en Afrique. Les forces de terre & de mer avec lesquelles les Romains firent la guerre cette année, mon toient à vingt Légions & cent soixante gros vaisseaux. (Les Con- sule se ren- dent à leurs départe- mens. Liv. XXX. 3.) Quand les Consule eurent satisfait à tous les devoirs de Religion, ils partirent, aussi- bien que les Préteurs, chacun pour leurs départemens. Mais tous étoient principa lement occupés de l'Afrique, comme si le
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sort la leur eût donnée pour province; soit(An. R. 549. Av. J. C. 203.) qu'ils crussent que le salut & la gloire de la République dépendoient des succès qu'on auroit de ce côté-là; soit qu'ils voulussent faire plaisir à scipion, sur qui tous les ci toyens avoient alors les yeux tournés. C'est pourquoi on y transporta à l'envi, non seulement de la sardaigne comme on l'a déja dit, mais encore de la sicile & de l'Espagne, des vêtemens, des blés, des ar mes, & toutes sortes de provisions. scipion de son côté agissoit en hom me supérieur, embrassant tout à-la-fois, fai sant face à tout. Il avoit dequoi s'occuper. Car, outre le siége d'Utique qu'il conti nuoit, il étoit obligé de se tenir en garde contre Asdrubal, qui étoit campé à sa vue; & les Carthaginois avoient mis en mer une Flotte bien équipée, dans le dessein de lui couper les vivres. Au milieu de tant de soins, il n'avoit(scipion forme un grand des- sein. Ce- pendant il amuse sy- phax par l'espérance d'un accom- modement. Polyb. XIV. 677-679. Liv. XXX. 3. & 4. Appian. de Bello Puni- co, pag. 10-15.) pas tout-à-fait renoncé à l'espérance de re gagner syphax, se flatant que peut-être les prémiers feux de sa passion pour sophonis be, qui l'avoit entraîné du côté des Cartha ginois, seroient rallentis; & sachant d'ail leurs que les Numides ne se faisoient pas un scrupule de violer la foi des Traités. Il profita donc du voisinage des Armées pour lier une négociation avec ce Prince, & pour sonder ce qu'il pensoit, en lui laissant entrevoir quelque espérance d'accommode ment entre les deux peuples; ce qui flata
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) agréablement l'ambition de syphax, & l'en gagea à faire une tréve. Quelques-uns de ceux qu'il avoit en voyés vers ce Prince, lui rapportérent que les Carthaginois étoient logés dans leur camp sous des hutes faites uniquement de bois & de branchages, sans aucun mêlange de terre; & que celles des Numides, de joncs & de feuillages, étoient partie au de dans & partie hors du fossé & des retran chemens. Ce récit fit naître à scipion une pensée qu'il roula beaucoup dans son es prit, mais qu'il tint d'abord fort secrette. Jusques-là il avoit toujours rejetté les propo sitions qu'on lui apportoit de la part de sy phax, qui étoient qu'il faloit que les Car thaginois sortissent de l'Italie, & les Ro mains de l'Afrique, demeurant au reste dans le même état où ils étoient avant la guerre. scipion commença alors à se ren dre moins difficile, faisant paroître qu'il ne croyoit pas que ce qu'on lui proposoit fût impossible. syphax, charmé de cette nouvelle, ne prit plus garde de si près à ceux qui alloient & venoient. scipion ne manqua pas de profiter de cette facilité. Il envoyoit dans le camp du Prince & plus souvent, & plus de monde à la fois: on resta même pendant quelques jours dans le camp les uns des au tres sans défiance & sans précaution. Pen dant cet intervalle scipion fit partir avec ses Députés quelques personnes intelligen tes, & des Officiers déguisés en esclaves,
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pour observer les entrées & les issues des(An. R. 549. Av. J. C. 203.) deux camps, & s'informer de la maniére dont on y faisoit la garde le jour & la nuit. Il y avoit deux camps: celui d'Asdrubal, où l'on comptoit trente mille hommes de pié, & trois mille chevaux; & celui des Numi des, où il y avoit dix mille chevaux, & cin quante mille hommes d'Infanterie. Ils n'é toient éloignés l'un de l'autre que de dix stades (une demie lieue.) On voit par-là quel intérêt avoit scipion de trouver un moyen d'éviter le combat contre des enne mis si supérieurs en nombre. La maniére dont l'affaire se traitoit dans les entrevues, donnoit de jour en jour plus d'espérance à syphax, & par lui aux Car thaginois avec qui il agissoit de concert, que la paix pourroit enfin se conclure. Quand scipion eut pris toutes les mesures nécessai res pour faire réussir son dessein, ses Dépu tés déclarérent à syphax que scipion leur avoit défendu de revenir sans lui rapporter une réponse positive, trouvant que l'affaire traînoit trop en longueur. Cette sorte d'em pressement fit croire au Prince que les Ro mains souhaitoient la paix avec ardeur, & le porta à ajouter au projet d'accommode ment quelques nouvelles conditions plus dures que les prémiéres. Elles fournirent à scipion un prétexte plausible de rompre la tréve. Il dit donc au courier qui les lui ap porta de la part du Roi, qu'il en délibére roit avec le Conseil de guerre; & dès le lendemain il répondit, „Que quelque de-
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) sir qu'il eût de conclure un Traité, les conditions proposées par le Roi n'avoient pas paru supportables. Qu'il allât donc déclarer à son Maître, que l'unique moyen qui lui restoit de vivre en paix avec les Romains, étoit de renoncer à l'alliance des Carthaginois“. Aussitôt il rompit la tréve, afin de pouvoir exécuter son projet sans qu'on pût l'accuser de mau vaise foi. Pendant les conférences, scipion aiant mis sa Flotte en mer, y avoit embarqué ses machines de guerre. Il avoit en même tems envoyé deux mille hommes pour s'emparer d'une éminence qui commandoit la ville, & dont il avoit déja été maître. Ces mouvemens avoient deux motifs: le prémier, de détourner l'attention des enne mis du véritable dessein qu'il avoit: le se cond, d'empêcher que les habitans d'Uti que, pendant qu'il agiroit contre syphax & Asdrubal, ne fissent quelque sortie sur son camp où il laissoit peu de monde. Il vint à bout de tromper, non seulement les ennemis, mais ses troupes mêmes, qui jus ques-là, sur les préparatifs qu'il faisoit, a voient cru qu'il songeoit uniquement à sur prendre Utique. (scipion découvre son dessein, qui étoit de bruler les deux camps des enne- mis, & l'ex-) Après avoir pris des mesures si justes, scipion tint Conseil; & aiant ordonné à ceux qu'il avoit employés pour reconnoî tre l'état du camp des ennemis de rendre compte de ce qu'ils y avoient remarqué, & prié Masinissa qui en avoit une connoissan-
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ce particuliére de dire ce qu'il pensoit, il(An. R. 549. Av. J. C. 203. écute heu- reusement. Polyb. XIV. 679-682. Liv. XXX. 5-7. Appian. de Bello Pun, 10-12.) déclara enfin lui-même l'entreprise qu'il vouloit exécuter la nuit suivante, qui étoit de bruler les deux camps des ennemis. Il ordonna aux Tribuns de faire sortir les Lé gions du camp, au prémier signal qu'on leur donneroit après que l'on seroit sorti du Con seil. Les troupes prirent de la nourriture, & partirent, selon l'ordre qu'elles en avoient reçu, immédiatement après le coucher du soleil. Quelque tems après elles se mirent en ordre de bataille, & marchant au petit pas, elles arrivérent sur le minuit au camp des ennemis, distant du leur d'environ deux lieues. Là scipion, donnant une partie de ses troupes à Lelius, le chargea d'aller, ac compagné de Masinissa & de ses Numides, attaquer le camp de syphax, & d'y mettre le feu. Et en même tems prenant Lelius & Masinissa à part, il les conjura de remé dier par un redoublement de vigilance & d'attention au trouble que la nuit pouvoit apporter dans l'exécution d'une telle entre prise. Que pour lui il attaqueroit Asdrubal & les Carthaginois, mais qu'il ne commen ceroit que quand il auroit vu le feu au camp de syphax. Il n'attendit pas longtems; car dès que la flamme eut pris aux prémiéres cabanes, elle se communiqua de proche en proche avec tant de promtitude, qu'en très peu de tems toutes les parties du camp furent embrasées. On peut juger de la consternation que jetta parmi les ennemis un incendie nocturne, si promtement & si universellement répandu.
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) Mais les Barbares, qui l'attribuoient au ha zard, sans penser en aucune façon aux Ro mains, étant accourus sans armes & presque nuds pour l'éteindre, tombérent entre les mains des ennemis bien armés, sur-tout des Numides, que Masinissa, par la connoissan ce qu'il avoit des lieux, avoit disposés dans tous les endroits par où l'on pouvoit échap per. Le feu en étoufa plusieurs à moitié en dormis dans leurs lits: plusieurs, se pressant les uns les autres, furent écrasés dans les por tes mêmes, trop étroites pour recevoir tous ceux qui s'y précipitoient pour se sauver. L'éclat que jettoit un si grand embrase ment, frappa d'abord les sentinelles des Carthaginois. Ensuite d'autres, que le bruit & le fracas avoient réveillés, s'en étant aussi apperçus, tombérent dans la même erreur que les troupes du Roi. Ils crurent que ce feu n'étoit qu'un accident fortuit. Les cris que poussoient les soldats blessés & égorgés par les Romains, pouvant être attribués à l'effroi que leur causoit un incendie noctur ne, les empêchoit d'en devenir la véritable cause. Ainsi tous s'empressant de courir au secours des Numides, sans porter avec eux autre chose que ce qui pouvoit servir à é teindre le feu, parce qu'ils ne croyoient pas avoir rien à craindre de la part des en nemis, ils tomboient entre leurs mains sans armes & sans défense. Tous furent tués, non seulement par un effet de la haine ordinaire aux ennemis, mais encore plus parce qu'on ne vouloit pas qu'il en restât un seul qui
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pût porter aux autres la nouvelle de ce(An. R. 549. Av. J. C. 203.) qui se passoit. scipion ensuite alla attaquer les portes du camp d'Asdrubal, qui étoient toutes abandonnées, comme il est naturel dans un pareil tumulte. Aussitôt il fit met tre le feu aux prémiéres tentes. La flamme parut d'abord en plusieurs endroits séparés: puis, venant à se réunir, elle embrasa le camp tout entier, & dévora en un moment tout ce qui étoit combustible. Les hom mes & les animaux à demi brulés, gagnoient les portes pour se sauver; mais elles furent bientôt fermées par la foule même de ceux qui s'y jettant en confusion tomboient tous ensemble, & demeuroient entassés les uns sur les autres. Ceux que la flamme avoit épargnés, périrent par le fer. Presque en une seule heure les deux camps de syphax & d'Asdrubal furent détruits. Cependant les deux Chefs échappérent, avec environ deux mille hommes de pié & cinq cens chevaux, la plupart sans armes, blessés, ou endommagés par les flammes, reste déplo rable de deux Armées si nombreuses. Le fer ou le feu firent périr environ quarante mille hommes, & huit éléphans. Plus de cinq mille hommes restérent prisonniers, parmi lesquels il y avoit un grand nombre de Carthaginois des plus qualifiés, & onze sénateurs; on prit aussi cent soixante & quatorze drapeaux, plus de deux mille sept cens chevaux Numides, six éléphans, & une quantité prodigieuse d'armes, que le Général brula pour en faire un sacrifice à
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) Vulcain, qui venoit de lui rendre un si bon service. Asdrubal, fort mal accompagné, s'étoit sauvé dans la ville la plus prochaine; & tous ceux qui avoient évité la mort s'y ré fugiérent, en suivant leur Général à la piste. Mais bientôt après il en sortit, craignant que les habitans ne le livrassent à scipion. Il ne se trompoit pas. Les Romains ne se présentérent pas plutôt devant leurs portes, qu'elles leur furent ouvertes. Comme ils s'étoient rendus volontairement, on ne leur fit aucun mal. scipion prit de suite deux autres villes, dont il accorda le butin aux soldats, avec tout ce que l'on avoit pu sau ver de l'incendie des deux camps. syphax alla camper à huit milles de-là, dans un lieu bien fortifié; & Asdrubal se rendit à Carthage, pour rassurer les citoyens, & empêcher qu'ils ne prissent quelque parti foible & timide. Tout ce qu'on a vu jusqu'à présent, dit Polybe, d'événemens surprenans, n'appro che pas de celui-ci, & nous ne connois sons rien qui puisse nous en former l'ima ge. Aussi, ajoute-t-il, c'est le plus beau & le plus hardi de tous les exploits de sci pion, quoique sa vie n'ait été qu'une suite d'un grand nombre d'actions éclatantes. En effet, rien ne manque ici de ce qui est propre à faire réussir d'importans projets: une sagacité & une attention merveilleuse à profiter des plus légéres ouvertures que le hazard présente, une vive & active pré-
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voyance qui prépare sans trouble & sans(An. R. 549. Av. J. C. 203.) empressement toutes les mesures nécessai res, une exactitude scrupuleuse qui descend dans les moindres détails, mais sur-tout un secret impénétrable qui est l'ame des gran des entreprises. La prémiére nouvelle de la ruïne des(Consterna- tion géné- rale dans Carthage. Polyb. XIV. 682. Liv. XXX. 7.) deux Armées jetta dans les esprits des Car thaginois tant de terreur & de consterna tion, qu'ils ne doutérent point que scipion n'abandonnât sur le champ le siége d'Uti que, pour venir attaquer Carthage. C'est pourquoi les suffétes, qui étoient à Car thage ce que les Consuls étoient à Rome, assemblérent le sénat, qui se trouva partagé entre trois avis différens. Les uns vou loient que l'on envoyât des Ambassadeurs à scipion, pour traiter avec lui de la paix: les autres, que l'on rappellât Annibal pour défendre sa patrie contre des ennemis qui la menaçoient d'une ruïne prochaine: d'au tres enfin, imitant dans l'adversité la con stance des Romains, soutenoient qu'il fa loit mettre sur pié de nouvelles troupes, & prier syphax de ne point abandonner ses Alliés, ni se décourager pour une prémié re défaite. Ce sentiment, soutenu de la présence d'Asdrubal, & du crédit de la faction Barcine opposée à la paix, prévalut sur les deux autres. On commença donc à faire des levées(Les Car- thaginois & syphax lé- vent de nouvelles troupes) dans la ville & dans les campagnes; & l'on envoya des Ambassadeurs à syphax, qui, de son côté, se préparoit à recommencer
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(An. R. 549. Av. J. C. 203. pour conti- nuer la guerre. Polyb. & Liv. ibid.) la guerre de toutes ses forces. Car sa fem me ne s'étoit pas contentée d'employer, comme auparavant, les caresses, déja assez puissantes sur l'esprit d'un mari aussi passion né que syphax; mais elle y avoit ajouté les priéres les plus tendres & les plus pres santes, le conjurant, toute baignée de lar mes, de ne point abandonner son pére & sa patrie, & de ne point souffrir que Car thage fût dévorée par les mêmes flammes qui avoient consumé les deux camps. Les Ambassadeurs ajoutoient pour l'encoura ger, qu'ils avoient rencontré dans leur chemin quatre mille Celtibériens tous jeu nes & braves, que les Officiers de Car thage avoient enrôlés en Espagne, & qu'As drubal viendroit bientôt le joindre avec des troupes considérables. syphax, après avoir fait aux Ambassadeurs une réponse très o bligeante & très favorable, leur montra une grande multitude de Numides qu'il a voit levés dans la campagne, & à qui il avoit donné depuis peu de jours des che vaux & des armes; & les assura „que son dessein étoit de mettre sur pié toute la Jeunesse de son Royaume. Qu'il savoit bien que c'étoit par une surprise, & non dans un combat, qu'ils avoient fait la derniére perte; & qu'il faloit avoir été vaincu par la force des armes, pour s'avouer inférieur à son ennemi dans la guerre“. Il congédia les Ambassadeurs de Carthage avec cette réponse; & peu de jours après, Asdrubal & syphax joi-
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gnirent tout de nouveau leurs forces, qui(An. R. 549. Av. J. C. 203.) montoient environ à trente mille combat tans. scipion regardant syphax & les Cartha(On donne un combat. scipion remporte la victoire. Polyb. XIV. 683-685. Liv. XXX. 8.) ginois comme des ennemis hors de combat, ne songeoit plus qu'à presser le siége d'Uti que; & déja il faisoit approcher ses machi nes des murailles de cette ville, lorsqu'il apprit que les ennemis s'étoient remis en campagne avec de nouvelles Armées. Il fut donc obligé d'interrompre ses attaques; & laissant, pour conserver au moins les apparences d'un siége, la partie la moins considérable de l'Armée dans ses lignes & sur ses vaisseaux, il partit lui-même avec l'élite & le plus grand nombre de ses trou pes, pour aller chercher les ennemis. Il se posta d'abord sur une éminence éloignée de quatre milles du camp de syphax. Le lendemain il descendit avec sa Cavalerie dans une large plaine qui est au dessous de cette hauteur, & passa tout le jour à har celler les ennemis & à les défier, en pous sant les escarmouches jusqu'aux portes de leur camp. Pendant les deux jours sui vans, les Armées firent réciproquement des courses l'une sur l'autre, & se livrérent de légers combats, dans lesquels il ne se passa rien de mémorable. Le quatriéme jour, les deux partis se rangérent véritablement en bataille. sci pion, selon l'usage des Romains, plaça les Princes à la seconde ligne, derriére les Hastaires qui formoient l'avant-garde, &
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) les Triaires au corps de réserve. Il mit la Cavalerie Italienne à l'aile droite, Masi nissa & les Numides à la gauche. syphax & Asdrubal opposérent leurs Numides à la Cavalerie Italienne, & les Carthaginois à Masinissa. Les Celtibériens étoient au corps de bataille, & devoient combattre contre les Légions Romaines rangées vis- à-vis d'eux. Ce fut en cet ordre qu'ils en vinrent aux mains. Dès la prémiére charge, les deux ailes des ennemis plié rent. Les Numides de syphax, qui n'é toient la plupart que des paysans, ne pu rent résister à la Cavalerie Romaine; ni les Carthaginois, qui n'étoient non plus que de nouvelles milices, à Masinissa, qui joi gnoit à sa valeur & à son expérience la fierté que donne une victoire toute récen te. Les Celtibériens, quoiqu'abandonnés & à découvert par la fuite des deux ailes, restérent cependant dans leur poste, parce que ne connoissant pas le pays, ils ne pou voient espérer de trouver leur salut dans la fuite; & la perfidie qui leur avoit fait prendre les armes contre les Romains bien faiteurs de leur nation, quoique pendant la guerre d'Espagne on n'eût commis con tre eux aucun acte d'hostilité, leur ôtoit toute espérance d'en obtenir quartier. Ce pendant, les ailes étant rompues, ils fu rent bientôt enveloppés par les Princes & les Triaires. On en fit un carnage horri ble, dont fort peu échappérent. Les Cel tibériens ne laissérent pas d'être fort utiles
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aux Carthaginois. Car, non seulement ils(An. R. 549. Av. J. C. 203.) se battirent avec courage, mais ils favori sérent encore beaucoup leur retraite. si les Romains ne les eussent pas eu en tê te, & qu'ils se fussent mis d'abord à la poursuite des fuyards, à peine en seroit- il resté quelqu'un. Leur longue résistan ce donna moyen à syphax de se retirer chez lui avec sa Cavalerie, & à Asdrubal de regagner Carthage avec ce qui s'étoit sauvé de la bataille. Le lendemain, scipion envoya à la pour-(scipion soumet tou- tes les vil- les qui é- toient de la dépendance de Cartha- ge. Polyb. XIV. 685. Liv. XXX. 9.) suite des vaincus Lelius & Masinissa avec toute la Cavalerie Romaine & Numide, & un détachement d'Infanterie. Pour lui, avec le gros de l'Armée, il réduisit sous la puissance des Romains toutes les villes voisines qui étoient de la dépendance des Carthaginois, employant la crainte & la force contre celles qui refusoient de se rendre volontairement. Tout le pays, fa tigué de la longueur de la guerre, & des impôts qu'il avoit falu paier pour la soute nir, étoit depuis longtems préparé à un soulévement général. A Carthage, quoique l'incendie des deux(Conster- nation de Carthage.) camps eût beaucoup ébranlé les esprits, la confusion devint bien plus grande par la perte de la bataille. Ce second coup les conster na, & leur fit perdre toute espérance, ne doutant point que pour cette fois scipion, après avoir soumis le pays d'alentour, ne tournât ses armes contre la capitale même. Cependant il se trouva de sages & géné-
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) reux sénateurs, qui s'appliquérent, dans un desastre si accablant, à relever le cou rage de leurs concitoyens, & à leur faire prendre un parti vigoureux. Ils étoient d'avis qu'on allât par mer attaquer les Ro mains qui étoient devant Utique, qu'on tâchât de leur faire lever le siége, & qu'on leur présentât un combat naval pendant qu'ils ne s'attendoient à rien moins, & qu'ils n'avoient rien de prêt pour soutenir une pareille attaque. D'autres ajoutoient, qu'il faloit, sans perdre de tems, envoyer des Députés à Annibal en Italie, pour le rappeller en Afrique; parce que le succès que l'on pouvoit avoir contre la Flotte en nemie, soulageroit à-la-vérité la ville d'U tique, mais ne délivreroit pas de crainte celle de Carthage, qui ne pouvoit être dé fendue que par Annibal & son Armée. D'autres enfin représentoient que ce qu'il y avoit de plus pressant, étoit de fortifier Carthage, de la mettre hors d'insulte, & de se tenir prêts à en soutenir le siége. Ces trois avis furent réunis, & mis sur le champ à exécution. Dès le lendemain la (Annibal est rappellé on Afrique.) Flotte se mit en mer, les Députés partirent pour l'Italie, & l'on travailla aux fortifica tions de la ville avec une ardeur incroyable. scipion n'aiant point trouvé de résistan ce en quelque lieu qu'il se présentât avec son Armée victorieuse, avoit fait un butin considérable. Il jugea à propos de le faire porter dans son prémier camp de vant Utique, d'aller avec ses troupes atta-
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quer Tunis, & de camper à la vue des Car(An. R. 549. Av. J. C. 203.) thaginois, dans la pensée que son appro che jetteroit l'épouvante parmi eux. Ceux- ci aiant mis en peu de jours sur leurs vais seaux l'équipage & les vivres nécessaires, se disposoient à mettre à la voile pour exé cuter leur projet, lorsque scipion arriva à Tunis. Ceux qui gardoient cette Place, dans la crainte d'être attaqués & forcés se retirérent. Tunis étoit environ à (a) cinq ou six lieues de Carthage. Les Romains travailloient déja à se re(Les Car- thaginois attaquent la Flotte Romaine. Liv. XXX. 10. App. de Bel. Pun. 13. Polyb. XIV. 686.) trancher en cet endroit, lorsqu'ils apper çurent la Flotte des ennemis qui voguoit de Carthage à Utique. C'est pourquoi sci pion leur ordonna aussitôt d'abandonner leur ouvrage, & de se mettre en marche, craignant que les vaisseaux qu'il avoit lais sés au siége d'Utique, ne fussent surpris & mis en desordre par ceux des Carthaginois, auxquels ils n'étoient pas en état de résis ter, parce que ceux-ci étoient agiles, & munis de tout ce qui est nécessaire pour bien manœuvrer dans un combat; au-lieu que ceux des Romains, chargés de tout l'attirail d'un siége, n'étoient point-du-tout propres à livrer une bataille. Il ne se régla point ici sur l'usage que l'on a coutume de suivre dans ces sortes de combats. Aiant placé à l'arriére-garde & près de la terre les vaisseaux de guerre, qui sont destinés or- 70
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) dinairement à défendre les autres, il oppo sa aux ennemis du côté de la mer, en for me de murailles, tous ses vaisseaux de charge, dont il avoit fait quatre rangs. Et pour empêcher que dans le tumulte du combat ils ne se déplaçassent, il les atta cha tous ensemble, en traversant les mâts & les antennes d'un bâtiment dans un au tre, & liant le tout avec de gros cables, ce qui formoit un corps dont les parties étoient inséparables, afin que les soldats pussent passer de l'un à l'autre; &, sous ces espéces de ponts formés par ces plan ches, il laissa des intervalles, par où les esquifs devoient passer entre les barques pour aller reconnoître les ennemis, & se retirer en sureté. Tout ceci aiant été exé cuté à la hâte, il mit sur les vaisseaux de charge environ mille hommes choisis, & y fit porter toutes sortes de traits, sur-tout de ceux qui se lancent de loin, en assez grande quantité pour n'en point manquer, quelque long que fût le combat. Avec ces préparatifs & dans cet ordre, ils attendoient l'arrivée de l'ennemi dans l'intention de le bien recevoir. si les Carthaginois n'avoient point per du de tems, ils auroient surpris les Ro mains dans le trouble & dans l'embarras, & les auroient accablés dès la prémiére at taque. Mais étant encore effrayés des per tes qu'ils avoient faites sur terre, & ne se siant pas trop à la mer quoiqu'ils y fussent de beaucoup les plus forts, ils employérent
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un jour entier à naviger avec beaucoup de(An. R. 549. Av. J. C. 203.) lenteur, & n'abordérent qu'après le cou cher du soleil au port que les Africains nommoient Ruscinon. Le lendemain, quand le soleil fut levé, ils mirent leurs vaisseaux en état dans la haute mer, com me pour donner une bataille dans les for mes, & supposant que les Romains vien droient les attaquer. Ils demeurérent assez longtems dans cette situation; mais voyant que les Romains ne faisoient aucun mou vement, ils vinrent fondre enfin sur leurs vaisseaux de charge. Cette action n'avoit point l'air d'un combat naval, mais res sembloit beaucoup à une attaque que des vaisseaux livroient à une muraille. Com me les vaisseaux de charge des Romains surpassoient de beaucoup en hauteur les ga léres ennemies, les traits des Carthaginois jettés de bas en haut devenoient la plupart inutiles; au-lieu que ceux des Romains, lancés de haut en bas, avoient toute leur force. Les Carthaginois, après avoir es(Les Car- thaginois remportent un léger a- vantage.) suyé longtems cette grêle de traits qui les incommodoit beaucoup, commencérent enfin à jetter de dessus leurs vaisseaux dans les barques de charge des crochets de fer, qu'ils appelloient harpagons; & comme les Romains ne pouvoient les couper, non plus que les chaînes auxquelles ils étoient suspendus, la galére à proue, qui avoit ac croché un vaisseau de charge, l'entraînoit en se retirant en arriére, & avec lui toute la ligne dont il faisoit partie, jusqu'à ce
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) que les cordages qui le lioient avec les au tres vinssent à se rompre par la violence dont il étoit emporté. Cette rude secousse mit en piéces les planches dont les ponts étoient faits, ensorte que les soldats Ro mains eurent à peine le tems de passer sur le second rang des barques. six de ces bâ timens de charge aiant été traînés par la poupe à Carthage, y causérent (a) beau coup plus de réjouissance, que le succès ne le méritoit en lui-même. Mais, après tant de sanglantes défaites reçues coup sur coup, après tant de larmes répandues sur les mal heurs publics, le plus léger avantage étoit l'occasion d'une joie infinie, sur-tout parce qu'il arrivoit contre toute espérance. D'ail leurs, c'étoit une consolation pour eux, & une idée qui les flatoit, de penser que la Flotte Romaine auroit été entiérement dé truite, si leurs Capitaines avoient fait plus de diligence, & que scipion ne fût pas ve nu à propos pour la secourir. (Masinissa rentre en possession de son Ro- yaume. Liv. XXX. 11. Appian. 13. 14. syphax re- met de nou-) Pendant le même tems Lelius & Masi nissa arrivérent en Numidie après quinze jours de marche. Les Massyliens, sujets de Masinissa, se rendirent aussitôt avec beau coup de joie & d'empressement auprès de leur Roi, dont ils souhaitoient depuis long tems le retour & le rétablissement. Quoi que syphax, dont on avoit chassé de tout 71
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le pays les Lieutenans & les garnisons, se(An. R. 549. Av. J. C. 203. velles trou- pes sur pié.) tînt enfermé dans les bornes de son ancien Royaume, son dessein n'étoit pas d'y de meurer longtems. sa femme qu'il aimoit éperdument, & Asdrubal son beau-pére, le sollicitoient sans relâche à continuer la guerre; & les forces d'un Etat aussi puis sant que le sien, qui abondoit en hommes & en chevaux, auroient pu donner du cou rage à un Prince encore moins féroce & moins présomtueux que lui. Aiant donc ramassé tout ce qu'il avoit de gens capables de servir, il leur distribua des chevaux & des armes, & rangea la Cavalerie par Esca drons, & l'Infanterie par Cohortes, com me il l'avoit autrefois appris des Centurions Romains que les* scipion lui avoient en-(*Voyez To- me V.) voyés d'Espagne. A la tête d'une Armée aussi nombreuse que celle qu'il avoit eue quelque tems auparavant, mais au reste composée de soldats enrôlés tout récem ment, & sans aucune connoissance de la discipline militaire, il se crut en état d'aller chercher les Romains. Dès que syphax se fut campé à la vue(Il est vain- cu par Le- lius & Ma- sinissa, & fait prison- nier.) de l'ennemi, il y eut de fréquentes escar mouches, qui engagérent bientôt un com bat de Cavalerie dans les formes. Tant qu'elle agit seule, les Romains eurent de la peine à résister aux Masésyliens que sy phax envoyoit par gros détachemens. Mais dès que les gens de pié, en passant par les intervalles que les Escadrons laissoient en tre eux, eurent rassuré les Cavaliers, les
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) Barbares demeurérent étonnés de se voir sur les bras un ennemi auquel ils ne s'atten doient pas. Bientôt après ils s'arrêtérent, étant peu faits à ce genre de combat ex traordinaire pour eux; & ils pliérent enfin tout-à-fait, la Cavalerie Romaine prenant sur eux, par le secours de ses Fantassins, une supériorité qu'elle n'avoit pas par elle- même. Déja les Légions approchoient. Les Masésyliens, loin d'être en état de leur ré sister, n'en purent pas même soutenir la vue, tant ils furent abattus, ou par le sou venir de leurs défaites passées, ou par la crainte qui les saisit dans ce moment. Là, pendant que syphax se jette à travers les Escadrons Romains, pour voir si la honte de l'abandonner seul au pouvoir des ennemis pourroit arrêter la fuite des siens, il tomba de son cheval qui avoit reçu une grande blessure, & aiant été fait prisonnier, fut mené à Lelius: spectacle bien doux pour Masinissa, détrôné autrefois par ce Prince! La plus grande partie des vaincus se réfugia à Cirta, capitale du Royaume de syphax. Le carnage fut moins grand dans ce com bat, où la Cavalerie seule avoit donné. Il y eut environ cinq mille des ennemis tués sur la place, & plus de deux mille faits pri sonniers à l'attaque du camp, où les vain cus s'étoient jettés en foule après avoir per du leur Roi. Masinissa sut bien profiter de la victoire. Il représenta à Lelius „que s'il ne considé roit que ce qui lui seroit le plus agréa-
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ble, rien ne pouvoit lui être plus doux(An. R. 549. Av. J. C. 203.) que d'aller se faire reconnoître dans son Royaume, où il venoit d'être rétabli. Mais il ajoutoit, que dans la bonne for tune comme dans la mauvaise, on ne de voit jamais perdre un moment. Que si Lelius lui permettoit de prendre les de vans avec la Cavalerie, il marcheroit droit à Cirta, & qu'infailliblement il s'en rendroit maître en montrant aux habitans effrayés leur Roi prisonnier. Que Lelius le pouvoit suivre à petites journées avec l'Infanterie.“ Ce plan fut suivi. Masinissa se rendit(Cirta, ca- pitale des Etats de syphax, se rend à Ma- sinissa. Liv. XXX. 12. Appian. 14. 15.) auprès de Cirta, & aussitôt demanda une entrevue aux principaux de cette ville. Comme ils ignoroient le malheur de sy phax, ni le récit de ce qui s'étoit passé dans la bataille, ni ses promesses, ni ses mena ces, ne purent rien gagner sur eux, qu'il ne leur eût montré leur Roi prisonnier & char gé de chaînes. A un si triste spectacle, ce ne fut qu'un cri de douleur & de gémisse ment, qui passa bientôt dans toute la ville. Les uns, par crainte, abandonnérent les murailles: les autres, pour gagner les bon nes graces du vainqueur, ouvrirent les por tes de la ville, & se rendirent à lui. Masi- nissa, aiant mis des corps-de-garde aux portes & autour des murailles pour em pêcher que personne ne s'enfuît, courut au palais du Roi, afin de s'en rendre maître. sophonisbe, femme de syphax, & fille(Discours)
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(An. R. 549. Av. J. C. 203. de sopho- nisbe à Ma- sinissa.) d'Asdrubal, vint le recevoir dans le vesti bule; & l'aiant reconnu, au milieu de la foule dont il étoit accompagné, à l'éclat de ses armes & de ses habits, elle se jetta à ses piés; &, après qu'il l'eut relevée, elle lui parla de la sorte. Les Dieux, votre coura ge, & votre fortune vous ont rendu maî tre de mon sort. Mais, s'il est permis à une captive d'adresser une priére timide à celui qui est l'arbitre de sa vie & de sa mort, si vous daignez souffrir que j'embras se vos genoux & cette main victorieuse, je vous conjure par la majesté Royale dont nous partagions naguéres avec vous le ca ractére sacré, par le nom de Numide qui vous est commun avec syphax, par les Dieux de ce palais que je prie de regarder votre arrivée d'un œil plus favorable qu'ils n'ont vu son triste départ; je vous conjure de m'accorder cette seule grace, de décider par vous-même du sort de votre prisonnié re, & de ne point souffrir que je tombe sous la superbe & cruelle domination d'au cun Romain. Quand je n'aurois été que la femme de syphax, c'en seroit assez pour me faire préférer la foi d'un Prince Numide, & né dans l'Afrique comme moi, à celle d'un étranger. Mais vous sentez ce qu'u ne Carthaginoise, ce que la fille d'Asdru bal doit craindre de la part des Romains. si vous ne pouvez me soustraire à leur puis sance que par la mort, je vous la demande comme la plus grande grace que vous puis siez m'accorder.
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sophonisbe étoit à la fleur de son âge,(An. R. 549. Av. J. C. 203. Masinissa épouse so- phonisbe.) & d'une rare beauté. ses priéres, qui res sembloient plutôt à des caresses, réveillé rent aisément dans le cœur de Masinissa un feu mal éteint. Il ne put la voir, sans être attendri, tantôt embrasser ses genoux, tan tôt lui baiser la main; & ce Prince victo rieux, vaincu à son tour par les charmes de sa prisonniére, lui promit sans balancer ce qu'elle lui demandoit, & s'engagea à ne la point livrer au pouvoir des Romains. Il commença par promettre. La réflexion vint après. Plus il examina la promesse qu'il ve noit de faire, plus il trouva de difficulté à l'accomplir. Dans cet embarras, il suivit aveuglément le conseil imprudent & témé raire que lui suggéra sa passion. Il prend le parti de l'épouser le jour même, afin que ni Lelius qui devoit arriver dans peu, ni sci pion lui-même, ne prétendissent plus avoir droit de traiter comme leur prisonniére u ne Princesse devenue femme de Masinissa. Dès que la cérémonie fut achevée, & le mariage consommé, Lelius arriva; & loin d'approuver ce qui s'étoit passé, il fut sur le point de faire enlever sophonisbe du lit nuptial, pour l'envoyer à scipion avec sy phax & les autres prisonniers. Mais il se laissa vaincre aux priéres de Masinissa, & voulut bien remettre la chose au jugement du Général. Il se contenta donc d'envoyer au camp syphax & les autres prisonniers, & il partit avec Masinissa pour achever la conquête de la Numidie.
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(An. R. 549. Av. J. C. 203. syphax est amené dans le camp des Romains. Liv. XXX. 13.) Dès qu'on eut appris dans le camp des Romains qu'on y amenoit syphax, tous les soldats en sortirent avec le même empresse ment qu'ils auroient eu pour aller voir la pompe d'un triomphe. Ce malheureux Prin ce marchoit le prémier chargé de chaînes, & étoit suivi d'une troupe de Numides les plus qualifiés. Les Romains, pour relever leur victoire, exagérant à l'envi la grandeur & la puissance de syphax & de sa nation, se disoient les uns aux autres, „Que c'é toit-là ce Roi, pour qui les Romains & les Carthaginois, les deux plus puissans peuples de la Terre, avoient eu tant de considération & de déférence; que sci pion leur Général n'avoit pas fait diffi culté, en abandonnant sa province & son Armée, de passer en Afrique avec deux galéres pour lui venir demander son amitié; & qu'Asdrubal, Général des Carthaginois, ne s'étoit pas contenté de le venir trouver en personne dans son palais, mais lui avoit donné sa fille en mariage. Que ce qui montroit encore plus jusqu'où avoient été son pouvoir & ses forces, c'est qu'après avoir chassé Masinissa de son Royaume, il l'avoit ré duit à la triste nécessité de se cacher dans les forêts, & à ne pouvoir mettre sa vie en sureté qu'en répandant le bruit de sa mort.“ (Il tâche de se justi- fier devant scipion en) syphax, arrivé dans le camp, fut con duit à la tente de scipion. Le souvenir de l'ancienne grandeur de ce Prince compa-
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rée avec le triste état où il le voyoit, les(An. R. 549. Av. J. C. 203. accusant sophonis{??} be.) droits sacrés de l'hospitalité, l'amitié parti culiére & l'alliance publique qu'ils avoient contractées ensemble, touchérent vivement ce Général, & il lui fit ôter ses chaînes. Ces mêmes motifs donnérent de la confian ce & du courage à syphax, lorsqu'il fut question de répondre au vainqueur. Car scipion lui aiant demandé à quoi il avoit pensé, lorsque non seulement il avoit re noncé à l'alliance des Romains, mais leur avoit même déclaré la guerre, il rejetta d'a bord uniquement sur sophonisbe la cause de sa rupture avec les Romains, reconnois sant „Que (a) la prémiére source de son malheur étoit d'avoir reçu dans sa mai son & dans son lit une femme Carthagi noise. Que les mêmes flambeaux qui avoient allumé ces nôces fatales, avoient embrasé son palais. Que c'étoit cette peste & cette furie, qui par ses charmes empoisonnés lui avoit ôté l'usage de sa raison; & qu'elle n'avoit point cessé de le tourmenter, qu'elle ne lui eût mis el le-même entre les mains des armes cri minelles contre son ami & son hôte. Il ajouta, qu'au milieu de tant de maux il 72
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) lui restoit néanmoins une consolation, puisqu'il voyoit passer dans la maison de son plus cruel ennemi la même furie qui avoit causé sa ruïne. Que Masinissa n'é toit ni plus sage, ni plus constant que lui; que la jeunesse le rendoit même plus téméraire; qu'au moins avoit-il fait pa roître dans son mariage précipité plus de folie & de passion, qu'on n'en pouvoit reprocher à syphax.“ Ce discours, dicté encore plus par la ja lousie que par la haine, fit naître de gran des inquiétudes dans l'esprit de scipion. La précipitation avec laquelle Masinissa avoit brusqué son mariage sans attendre & con sulter Lelius, en faisant passer en un mo ment sophonisbe de la qualité de prisonnié re à celle d'épouse, justifioit les reproches de syphax. Une conduite si peu mesurée choquoit d'autant plus scipion, que lui-mê me avoit toujours été insensible à la beauté des prisonniéres qu'il avoit faites en Espa gne, quoiqu'il fût alors dans le plus grand feu de la jeunesse. son inquiétude étoit comment il pourroit ramener Masinissa à la raison, car il ne vouloit pas l'aliéner. (Reproches de scipion à Masinissa, pleins de douceur & de ménage- mens. Liv. XXX. 14.) Il étoit occupé de ces pensées, lorsque Lelius & Masinissa arrivérent. Il leur fit à tous deux un accueil également gracieux: il leur donna à l'un & à l'autre, en présen ce des principaux Officiers de l'Armée, tou tes les louanges qui étoient dues à leurs ex ploits. Puis, tirant Masinissa en particu-
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lier, il lui parla en ces termes. Je(a)(An. R. 549. Av. J. C. 203.) crois, Prince, que c'est la vue de quelques bonnes qualités que vous avez cru remar quer en moi, qui vous a engagé, & à fai re d'abord alliance avec moi en Espagne, & depuis mon arrivée en Afrique à me confier votre personne & toutes vos espéran ces. Or de toutes les vertus qui vous ont fait croire que je méritois d'être recherché de vous, celle dont je me fais le plus d'hon neur, est la force à repousser les traits des passions trop ordinaires à notre âge. Je voudrois bien, Masinissa, qu'à toutes les grandes qualités qui vous rendent si estima ble, vous ajoutassiez encore celle dont je parle. Non, Prince, croyez-moi, non cer tainement, nos ennemis les plus redouta bles ne sont pas ceux qui nous attaquent les armes à la main: ce sont les plaisirs qui 73
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) nous tendent des piéges de toutes parts. Ce lui qui par sa vertu a su les domter & leur mettre un frein, peut se vanter d'avoir remporté une victoire bien plus illustre que n'est celle qui nous a rendu maîtres des E tats & de la personne de syphax. Je me suis fait un vrai plaisir de rendre témoi gnage en public aux grandes actions que vous avez faites en mon absence, & j'en conserve avec joie le souvenir. Al'égard du reste, j'aime mieux l'abandonner à vos ré flexions, que de vous en faire rougir en vous le représentant. C'est par les forces & sous le commandement des Généraux du Peuple Romain que syphax a été vaincu & fait prisonnier. De-là il s'ensuit que lui, sa femme, son Royaume, ses sujets, ses villes, ses campagnes, en un mot tout ce qu'il a eu en son pouvoir, appartient au Peuple Romain. Et quand même sopho nisbe ne seroit pas Carthaginoise, & que nous ne verrions pas son pére à la tête des Armées Carthaginoises, il faudroit néan moins l'envoyer à Rome pour y subir le ju gement du sénat & du Peuple Romain sur le crime dont elle est chargée, c'est-à- dire d'avoir fait prendre contre nous les ar mes à un Roi allié de l'Empire. Tâchez donc, Prince, de vous vaincre vous-mê me. Prenez garde de deshonorer tant de vertus par un seul vice, & de perdre tout le mérite des services que vous nous avez ren dus, par une faute plus grande que n'est l'intérêt qui vous l'a fait commettre.
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Ce discours dut jetter Masinissa dans un(An. R. 549. Av. J. C. 203. Masinissa envoie du poison à sophonis- be. Liv. XXX. 15.) étrange embarras. Comment tenir à sopho nisbe la parole qu'il lui avoit donnée? Comment refuser scipion, de qui il dé pendoit? Comment se vaincre lui-même? car sans doute sa passion, quoique confon due par les sages avis de scipion, ne put pas s'éteindre en un moment. La rougeur sur le front, & les larmes aux yeux, il lui promit d'obéir, en le priant néanmoins d'a voir quelque égard à la parole par laquelle il s'étoit témérairement engagé envers so phonisbe à ne la remettre au pouvoir de qui que ce fût. Mais, lorsqu'il fut seul dans sa tente, il se livra un terrible combat dans son cœur entre sa passion & son de voir. On l'entendit, pendant longtems, pousser des gémissemens, qui marquoient l'agitation violente où il étoit. Enfin, a près un dernier soupir, il se détermina à une résolution bien étrange, mais par la quelle il crut s'acquiter en même tems de ce qu'il devoit & à sophonisbe, & à sa gloire. Il appella un Officier fidéle, qui, selon l'usage pratiqué alors par les Rois, gardoit le poison dont ils faisoient leur der niére ressource dans les extrémités impré vues. Il lui ordonna de le préparer, de le porter à sophonisbe, & de lui dire de sa part, „Que Masinissa n'auroit rien souhai té davantage, que de pouvoir observer le prémier engagement qu'il avoit contrac té avec elle en l'épousant. Mais que
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) ceux de qui il dépendoit lui en ôtant la liberté, il lui tenoit du moins l'autre promesse qu'il lui avoit faite, d'empê cher qu'elle ne tombât sous la puissance des Romains. Qu'elle prît donc son parti avec tout le courage d'une Car thaginoise, d'une fille d'Asdrubal, & de l'épouse de deux Rois.“ (Elle avale le poison avec serme- té.) L'Officier alla trouver sophonisbe, & après qu'il lui eut présenté le poison: J'ac cepte, dit-elle, ce présent nuptial, & même avec reconnoissance, s'il est vrai que Masinissa n'ait pu faire davantage pour sa femme. Dis-lui pourtant que je quiterois la vie avec plus de gloire & de joie, si je ne l'eusse point épousé la veille de ma mort. Elle prit ensui te le poison avec autant de constance, qu'il paroissoit de fierté dans sa réponse. (scipion console Masinissa, & le com- ble de louanges & de pré- sens.) scipion, aiant été informé de tout, entra dans de nouvelles craintes. Il crut avoir tout à appréhender des transports d'un jeune Prince, que la passion venoit de porter à de telles extrémités. Il le man de sur le champ; & tantôt il le conso le, en lui parlant avec douceur & ten dresse; tantôt il lui fait quelques repro ches sur la nouvelle faute qu'il venoit de commettre, mais accompagnés d'un air de bonté & d'amitié qui en tempéroit l'a mertume. Le lendemain, pour faire diversion à la tristesse de ce Prince, il assembla l'Ar-
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mée, & là en présence de toutes les trou(An. R. 549. Av. J. C. 203.) pes, après l'avoir appellé & reconnu Roi au nom du Peuple Romain, après l'avoir comblé des louanges les plus flateuses, il lui fit présent d'une couronne & d'une cou pe d'or, d'une Chaire Curule, d'un scep tre d'ivoire, d'une robe de pourpre brodée, & d'une tunique ornée de palmes aussi en broderie, ajoutant que c'étoient-là les plus superbes ornemens des Triomphateurs, & que Masinissa étoit le seul entre tous les Etrangers que le Peuple Romain jugeât digne de pareilles marques d'honneur. Il combla aussi de louanges Lelius, & lui don na une couronne d'or. Il récompensa en suite tous les autres Officiers, chacun à pro portion des services qu'il avoit rendus. Ces honneurs accordés à Masinissa adoucirent beaucoup sa douleur, & lui firent espérer qu'après la mort de syphax il pourroit bien devenir maître de toute la Numidie. scipion aiant chargé Lelius de condui-(Lelius con- duit à Ro. me syphax & les pri- sonniers. Liv. XXX. 16.) re à Rome syphax & les autres prisonniers, & fait partir avec lui les Ambassadeurs de Masinissa, alla une seconde fois camper au près de Tunis, & acheva les fortifications qu'il y avoit commencées. La joie qu'avoit causé aux Carthaginois(Les Cartha- ginois en- voient de- mander la paix à sci- pion.) le médiocre avantage remporté sur la Flot te Romaine, fut d'une courte durée, & se changea bientôt en une consternation géné rale, lorsqu'ils apprirent la défaite & la prise de syphax, sur qui ils avoient comp té presque plus que sur Asdrubal & son Ar-
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) mée. Personne n'osant plus parler pour la continuation de la guerre, car il n'au roit pas été écouté, ils envoyérent deman der la paix à scipion par trente Députés, qui étoient les principaux du sénat, for mant un Conseil étroit, dont les avis in fluoient beaucoup sur les décisions du sé nat en corps. Dès qu'ils furent arrivés dans le camp des Romains, & de-là à la tente de scipion, ils se prosternérent aux piés de ce Général, apparemment selon l'usage des Orientaux d'où les Carthaginois tiroient leur origine. Leur discours fut aussi ram pant, que l'avoit été cette prémiére démar che. sans entreprendre de justifier leur con duite, ils rejettérent la faute de tout ce qui s'étoit passé sur Annibal, & sur la cabale violente de ceux qui favorisoient son ambi tion. Ils demandoient grace pour leur Ré publique, qui avoit mérité (a) deux fois de périr par la témérité de ses citoyens, & qui devroit une seconde fois son salut à la clémence de ses ennemis; ajoutant qu'ils savoient, „Que le Peuple Romain ne cherchoit pas la perte de ses adversaires, mais seulement la gloire de les vaincre & de les soumettre. Que pour eux, ils é toient disposés à recevoir comme d'hum bles esclaves telles conditions qu'il plaî roit à scipion de leur imposer.“ (Conditions de paix pro-) Ce Général leur répondit, „Qu'il é toit venu en Afrique dans l'espérance 74
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de terminer la guerre par une victoire(An. R. 549. Av. J. C. 203. posées par scipion. Liv. XXX. 16. Appian. 17.) complette, & non par une paix; & que cette espérance s'étoit accrue par les heu reux succès que les Dieux avoient accor dés jusqu'ici à ses armes. Que cepen dant, quoiqu'il eût la victoire presque entre les mains, il ne leur refusoit pas la paix, pour faire connoître à tout l'Uni vers que le Peuple Romain se piquoit d'entreprendre & de terminer les guerres avec justice; qu'il leur accorderoit donc la paix aux conditions suivantes. Que les Carthaginois rendroient tous les pri sonniers, les déserteurs, les esclaves. Qu'ils retireroient leurs troupes de l'Ita lie & de la Gaule. Qu'ils renonceroient absolument à l'Espagne, & à toutes les Iles qui étoient entre l'Afrique & l'Italie. Qu'ils livreroient aux Romains tous leurs vaisseaux de guerre à l'exception de vingt, & leur fourniroient cinq cens mille boisseaux de froment, & trois cens mille boisseaux d'orge“. Les Auteurs ne conviennent pas de la somme d'argent qu'il exigea d'eux. selon Tite-Live, quel ques-uns assuroient qu'il leur demanda cinq mille talens (quinze millions): d'autres cinq mille livres d'argent pesant (qui, en esti mant le marc trente livres Tournois, font seulement deux cens trente-quatre mille trois cens soixante & quinze livres): d'au tres enfin disoient, qu'il les obligea de four nir double paie à ses soldats. Il leur don na trois jours pour délibérer sur ces propo-
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) sitions; &, en cas que Carthage les accep tât, il convint d'accorder une tréve, pen dant laquelle ils enverroient des Ambassa deurs à Rome. Les conditions furent ac ceptées, parce que les Carthaginois ne son geoient qu'à gagner du tems, jusqu'à ce qu'Annibal fût revenu en Afrique. Ainsi ils ordonnérent deux Ambassades; l'une vers scipion, pour conclure la tréve; & l'autre à Rome, pour demander la paix. Ils firent partir avec cette derniére un petit nombre de prisonniers & de transfuges, seu lement pour la forme, & pour faire croire qu'ils desiroient véritablement la paix. (Lelius ar- rive à Ro- me. La nou- velle des victoires remportées en Afrique, y cause une grande joie. Liv. XXX. 17.) Cependant Lelius étoit arrivé à Rome il y avoit déja plusieurs jours, avec syphax & les plus considérables des prisonniers Numides. Il exposa au sénat tout ce qui s'étoit passé en Afrique; ce qui causa une grande joie pour le présent, & donna de grandes espérances pour l'avenir. Les sé nateurs aiant délibéré sur ce rapport, fu rent d'avis que l'on gardât syphax à Albe, & que l'on retînt Lelius à Rome jusqu'à l'arrivée des Ambassadeurs de Carthage. De plus, on ordonna des actions de graces aux Dieux, dont la solennité dureroit quatre jours; & le Préteur P. Elius, aiant congé dié le sénat, & convoqué l'Assemblée du Peuple, monta sur la Tribune aux Haran gues avec Lelius. Dès que les citoyens eu rent appris de la bouche même du Lieute nant de scipion que les Armées des Car thaginois avoient été défaites & mises en
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déroute, qu'un Roi célébre & puissant a(An. R. 549. An. J. C. 203.) voit été fait prisonnier, & que toute la Nu midie avoit été soumise, ils s'abandonné rent à une joie démesurée, qu'ils témoi gnoient par des cris & autres mouvemens impétueux, qui sont ordinaires à la multi tude en de pareilles occasions. C'est pour quoi le Préteur ordonna sur le champ que les Temples fussent ouverts par toute la vil le, & qu'on laissàt au peuple la liberté de les visiter pendant tout le jour, & de ren dre aux Dieux les actions de graces qu'ils méritoient pour de si grands bienfaits. Cet te vive reconnoissance parmi un peuple ido lâtre, est pour nous une grande leçon, & souvent un grand reproche. Le lendemain, le même Préteur intro duisit dans le sénat les Ambassadeurs de Masinissa, „qui commencérent par félici ter les Romains des victoires que scipion avoit remportées en Afrique. Puis ils té moignérent leur reconnoissance au nom de leur Maître, prémiérement de ce que scipion l'avoit non seulement reconnu mais fait Roi, en le rétablissant dans les Etats de son pére, dans lesquels, après la ruïne de syphax, il régneroit do rénavant, si le senat le trouvoit bon, sans rival & sans compétiteur: ensuite, de ce qu'après lui avoir donné de grands éloges en pleine Assemblée, il lui avoit encore fait des présens magni fiques, dont ce Prince avoit déja tâché de se rendre digne, & qu'il s'efforceroit de
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) mériter encore davantage dans la suite. Qu'il conjuroit les sénateurs de ratifier par un Decret tout ce que scipion avoit fait en sa faveur, tant par rapport au titre de Roi, que pour tous les autres dons & bienfaits dont il l'avoit honoré. Qu'il les prioit aussi de vouloir bien, s'ils n'y trouvoient point d'inconvénient, relâ cher tous les prisonniers Numides qui étoient dans les prisons de Rome: que cette grace feroit honneur à Masinissa parmi ses sujets“. On répondit aux Am bassadeurs, „Que le Roi devoit partager avec les Romains les complimens que méritoient les heureux succès de l'Afri que. Que scipion, en le traitant de Roi, & en lui donnant tous les autres témoignages d'estime & de bienveillan ce, avoit parfaitement répondu aux in tentions du sénat, qui approuvoit & ratifioit le tout avec beaucoup de plai sir“. Ils réglérent ensuite les présens que les Ambassadeurs devoient porter à leur Roi: savoir, deux casaques de pour pre avec des agrafes d'or; deux tuniques de sénateur, appellées laticlaves; deux chevaux richement harnachés; deux cui rasses avec le reste de l'armure d'un Ca valier; deux tentes accompagnées de tout l'attirail militaire que l'on a coutume de fournir aux Consuls. Le Préteur eut or dre de faire porter ces dons à Masinis sa. Les Ambassadeurs reçurent, par for me de présent, chacun cinq mille piéces
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de monnoie, avec deux habits; & ceux(An. R. 549. Av. J. C. 203.) de leur suite, chacun mille piéces & un habit: on donna aussi un habit à chacun des Numides qu'on avoit tirés des prisons, & que l'on rendoit au Roi. Les Ambas sadeurs furent logés & régalés aux dépens du Peuple Romain. Dans la même campagne où ces cho(Magon est vaincu. Il reçoit or- dre de re- passer en Afrique. Il meurt en chemin.) ses furent décernées à Rome, & exécu tées en Afrique, le Préteur P. Quinti lius Varus, & le Proconsul M. Corne lius, combattirent en bataille rangée, dans le pays des Gaulois Insubriens, contre Magon Général des Carthaginois & frére d'Annibal. La victoire fut longtems dis putée, & tourna enfin du côté des Ro mains, mais elle leur couta cher. Ce fut la derniére bataille qui se livra entre les Carthaginois & les Romains en Italie. Ma gon, qui avoit été blessé dans le combat, se retira la nuit suivante vers les bords de la mer, où il trouva des Députés de Car thage, qui étoient entrés peu de jours au paravant dans le golfe de Génes avec leurs vaisseaux, & qui lui ordonnérent de repas ser incessamment en Afrique, où son frére Annibal avoit pareillement reçu ordre de se rendre au plutôt. Il s'embarqua sur le champ avec ses troupes: mais il ne fut pas plutôt au-delà de l'Ile de sardaigne, qu'il mourut de sa blessure.
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(An. R. 549. Av. J. C. 208{??}.)

§. III.

Annibal quite l'Italie avec douleur, & a vec une espéce de rage. Inquiétude des Romains au sujet de scipion. Ambassade des sagontins à Rome. sur la remon trance de quelques sénateurs on ordonne des priéres publiques en action de graces du départ d'Annibal. Les Ambassadeurs de Carthage demandent la paix au sénat. Ils sont renvoyés à scipion. Le Consul ser- vilius est rappellé de sicile en Italie. Les Carthaginois violent la tréve par la prise de quelques vaisseaux. Les Ambassadeurs de scipion sont insultés à Carthage. An- nibal arrive en Afrique. Plaintes des Alliés de Gréce contre Philippe. Mort du grand Fabius. Département des provinces sous les nouveaux Consuls. Inquiétude des Romains sur le départ d'Annibal. scipion renvoie à Anni- bal ses espions. Entrevue de scipion & d'Annibal. Discours d'Annibal tiré de Polybe. Réponse de scipion tirée du même Polybe. Discours d'Annibal tiré de Tite-Live. Réponse de scipion tirée du même Tite-Live. Préparation au combat décisif. scipion range son Armée en ba- taille. Annibal en fait autant. Les deux Généraux exhortent leurs Armées. Ba- taille de Zama entre Annibal & scipion. Victoire des Romains. Eloge d'Annibal.
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Nous avons marqué auparavant qu'on(An. R. 549. Av. J. C. 203. Annibal quite l'Ita- lie avec douleur, & avec une espéce de rage. Liv. XXX. 20. App. de Bell. Annib. 346- 348.) avoit envoyé des Députés à Annibal, pour lui donner ordre de repasser en Afrique a vec ses troupes sans perdre de tems. Il ne les écouta qu'en frémissant de colére & de rage, & eut bien de la peine à retenir ses larmes. Quand ils eurent cessé de parler: Ce n'est plus, dit-il, par des voies indirec tes, comme on a fait jusqu'à présent, en empêchant qu'on ne m'envoyât des troupes & de l'argent, mais par des ordres bien clairs & bien positifs, que mes ennemis me forcent de revenir en Afrique. Voilà donc enfin Annibal vaincu, non par les Romains qu'il a tant de fois mis en fuite & taillés en piéces, mais par la jalousie & la mau vaise volonté des sénateurs de Carthage! La honte de mon retour causera bien moins de joie à scipion mon ennemi, qu'à Han non mon concitoyen, qui ne pouvant acca bler ma famille par d'autres moyens, veut enfin l'ensevelir sous les ruïnes de Carthage. Prévoyant depuis longtems que les choses en viendroient-là, il avoit eu soin de tenir des vaisseaux tout prêts. C'est pourquoi, après avoir distribué dans un petit nombre de villes du Brutium, qui tenoient encore pour lui plus par crainte que par affection, tout ce qu'il avoit de soldats incapables de servir, pour ne pas paroître abandonner to talement la partie, il emmena avec lui l'é lite de ses troupes, aiant eu la cruauté de faire égorger dans le Temple même de Ju non Lacinie, qui jusques-là avoit été un
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) asile inviolable pour les malheureux, un grand nombre de soldats Italiens, qui s'y étoient réfugiés pour éviter de le suivre en Afrique. (Cic. de Di- vin. I. 48.) Il y avoit dans ce Temple une colonne d'or massif. L'HistorienCelius rapporte qu'Annibal prit la résolution de l'emporter avec lui, mais que la Déesse Junon lui aiant apparu de nuit en songe, & l'aiant menacé de lui faire perdre l'œil unique qui lui res toit s'il osoit commettre un tel sacrilége, il avoit laissé la colonne dans le Temple. Je doute fort qu'Annibal, sur la foi d'un son ge, eût ainsi renoncé à une si belle proie. Jamais exilé ne témoigna plus de regret en quitant son pays natal, qu'Annibal en sortant d'une terre étrangére & ennemie. Il tourna souvent les yeux vers les côtes de l'Italie, „accusant les Dieux & les Hom mes de son malheur, & prononçant con tre lui-même, dit Tite-Live, mille im précations, de ce qu'au sortir de la (a) ba taille de Cannes il n'avoit pas conduit à Rome ses soldats encore tout fumans du sang des Romains. Que scipion, qui pendant son Consulat n'avoit pas seule ment vu les Carthaginois dans l'Italie, avoit eu le courage & la hardiesse d'aller attaquer Carthage; au-lieu que lui, qui avoit tué plus de cent mille hommes à Trasyméne & à Cannes, avoit malheu- 75
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reusement perdu son tems autour de Ca(An. R. 549. Av. J. C. 203.) silin, de Cumes & de Nole“. C'est avec de semblables plaintes, mêlées de re proches amers contre lui-même, qu'il s'ar racha du sein de cette Italie, dont il étoit en possession depuis si longtems. Les Romains apprirent en même tems la(Inquiétude des Ro- mains au sujet de scipion. Liv. XXX. 21.) retraite d'Annibal, & celle de Magon. La joie que leur devoit causer une si heureuse délivrance, fut diminuée par l'inquiétude où ils entrérent au sujet de scipion, sur qui seul tomboit tout le poids de la guerre. En effet, ils avoient ordonné à leurs Gé néraux d'Italie d'y retenir Annibal & Ma gon; & ils furent très mécontens de ce que leurs ordres avoient été si mal exécutés. Dans ces jours-là même, il arriva à Ro(Ambassade des sagon- tins à Ro- me.) me des Ambassadeurs des sagontins, qui amenoient avec eux les Officiers Carthagi nois qu'on avoit envoyés en Espagne pour y lever des troupes, & qu'ils avoient fait prisonniers. Ils exposérent dans le vesti bule du sénat l'argent dont ces Officiers s'étoient trouvés chargés, qui montoit à deux cens cinquante livres d'or pesant, & huit cens livres d'argent. On accepta les prisonniers qu'ils amenoient, & qui furent sur le champ enfermés sous bonne garde; mais on les obligea à reprendre l'argent, & on les remercia de leur attention & de leur zèle. On leur fit outre cela des présens, & on leur donna des vaisseaux pour s'en retourner en Espagne. Quoique l'on eût souhaité à Rome(sur la re- montrance)
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(An. R. 549. Av. J. C. 203. de quel- ques séna- teurs on ordonne des priéres publiques en action de graces du départ d'Annibal.) qu'Annibal n'eût pas eu la liberté dé pasi{??}er en Afrique, c'étoit néanmoins un grand bien pour l'Italie d'être délivrée d'un si re doutable ennemi; & quelques sénateurs des plus anciens & des plus considérables, touchés de l'espéce d'indifférence avec la quelle on avoit regardé à Rome cet événe ment, firent une réflexion bien sensée, & qui peut être d'un grand usage pour tous les tems. Ils firent observer, „(a) que les hommes étoient moins sensibles aux biens qu'ils recevoient, qu'aux maux dont ils étoient affligés. Combien le passage d'Annibal en Italie avoit-il ré pandu de terreur & de consternation par mi les Romains! Quels malheurs, quel les pertes, quelles défaites n'avoient-ils pas essuyées depuis ce tems-là! Qu'ils avoient vu les ennemis campés aux por tes de Rome. Quels vœux n'avoient- ils point faits pour être délivrés de ces calamités! Combien de fois s'étoient-ils écriés dans leurs Assemblées: Ne ver- rons-nous jamais cet heureux jour, où l'Italie, délivrée de ses cruels ennemis, jouira d'une paix heureuse & tranquil- le? Que les Dieux les avoient exaucés, & leur avoient enfin accordé cette grace après seize années de miséres & d'allar mes; & que personne ne proposoit de leur rendre, pour un si grand bienfait, les actions de graces qui leur étoient 76
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dues. (a) Tant il étoit vrai que les(An. R. 549. Av. J. C. 203.) hommes, loin d'être reconnoissans des anciennes faveurs, marquoient peu de sensibilité pour les graces mêmes qu'ils recevoient actuellement“! Après ce discours on demanda avec empressement, que le Préteur Elius mît la chose en délibé ration: & sur le champ il fut ordonné, d'un commun consentement, que pendant cinq jours on visiteroit avec une piété reconnois sante tous les Temples de la ville, & qu'on immoleroit aux Dieux six-vingts grandes victimes. On avoit déja congédié Lelius & les(Les Am- bastadeurs de Carthage de mandent la paix aux Romains. Ils sont ren- voyés à sci- pion. Liv. XXX. 22.) Ambassadeurs de Masinissa, lorsqu'on ap prit que ceux de Carthage, qu'on avoit en voyés pour demander la paix, étoient a bordés à Pouzzoles, d'où ils devoient ve nir par terre à Rome. On crut devoir rap peller Lelius, pour traiter de la paix en sa présence. On ne reçut point les Ambassa deurs dans la ville. Ils furent logés dans une maison de campagne qui appartenoit à la République, & ils eurent audience dans le Temple de Bellone. Ils y tinrent à peu près le même langage dont ils avoient usé en parlant à scipion, imputant au seul An nibal toute la cause de cette guerre. „Que c'étoit sans l'ordre du sénat qu'il avoit passé l'Ebre, puis les Alpes; & que c'é toit de sa propre autorité qu'il avoit dé- 77
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) claré la guerre, d'abord aux sagontins, & depuis aux Romains eux-mêmes. Mais, qu'à juger sainement des choses, le Trai té d'alliance, qui avoit été fait du tems & par l'entremise du Consul Lutatius, n'avoit encore souffert aucune atteinte de la part du sénat & du Peuple de Car thage. Que pour ces raisons, toutes leurs instructions se bornoient à deman der l'observation de la paix qui avoit été conclue pour-lors entre les Romains & les Carthaginois.“ Alors le Préteur, suivant l'ancien usage, aiant permis aux sénateurs de faire aux Dé putés telles questions qu'ils jugeroient à propos, plusieurs des Anciens qui avoient eu part aux Traités les interrogérent sur dif férens articles. Mais les Députés, qui é toient jeunes pour la plupart, aiant répon du qu'ils n'avoient aucune connoissance de ces choses qui s'étoient passées dans leur enfance, on se recria de toutes parts contre la mauvaise foi ordinaire des Carthaginois, qui à dessein avoient choisi de jeunes Am bassadeurs pour demander une ancienne paix, dont ils ne se souvenoient en aucune sorte, & dont ils n'avoient même aucune connoissance. Alors on les fit sortir du sénat, & l'on recueillit les voix. M. Livius vouloit qu'on fît venir le Consul C. servilius, qui étoit le moins éloigné, pour délibérer de la paix en sa présence. Il représenta „que l'af faire étant des plus importantes, il ne
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paroissoit pas qu'il fût de la dignité du(An. R. 549. Av. J. C. 203.) Peuple Romain qu'on la décidât sans la participation des deux Consuls, ou au moins de l'un d'entre eux“. Q. Me tellus, toujours favorable à scipion, dit: „Que, comme c'étoit P. scipion qui, en taillant en piéces les Armées des Cartha ginois, & en ravageant leurs campagnes, les avoit réduits à la nécessité de deman der humblement la paix, personne ne pouvoit mieux juger de l'intention avec laquelle ils faisoient cette démarche, que celui qui menaçoit actuellement les mu railles de Carthage. Qu'il croyoit donc que c'étoit uniquement sur ses conseils qu'il faloit se régler pour leur accorder la paix, ou pour la leur refuser“. M. Va lerius Levinus, qui avoit été Consul avec Marcellus, soutenoit „que c'étoient des Espions & non des Ambassadeurs, qui étoient venus de Carthage; & il conclut qu'il faloit leur ordonner de sortir inces samment de l'Italie, & leur donner des gardes pour les conduire jusqu'à leurs vaisseaux, & cependant écrire à scipion qu'il continuât la guerre sans relâche“. Lelius & Fulvius ajoutoient, „Que sci pion n'avoit compté sur la paix, qu'au tant que Magon & Annibal ne seroient point rappellés d'Italie. Que les Cartha ginois ne refuseroient aucune condition, tant qu'ils attendroient ces deux Géné raux & leurs Armées: mais qu'ils ne les verroient pas plutôt de retour, que, sans
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) se soucier des Traités ni des Dieux mê mes, ils reprendroient aussitôt les armes“. Tout bien examiné, on s'en tint à l'avis de Levinus, & les Ambassadeurs furent ren voyés sans avoir rien obtenu, & presque sans réponse. (Le Consul servilius est rappellé de sicile en Italie. Liv. XXX. 24.) Cependant le Consul Cn. servilius s'at tribuant la gloire d'avoir rendu la paix à l'Italie, passa en sicile dans le dessein de poursuivre Annibal jusqu'en Afrique. Il s'imaginoit, par une vanité ridicule, que c'étoit lui qui avoit chassé d'Italie le Géné ral Carthaginois, & par conséquent qu'il lui convenoit de le poursuivre. Quand on eut appris cette nouvelle à Rome, les sé nateurs furent d'abord d'avis que le Préteur écrivît au Consul, que le sentiment du sé nat étoit qu'il revînt en Italie. Mais le Pré teur aiant remontré que le Consul n'auroit aucun égard à ses Lettres, on créa Dicta teur P. sulpicius, qui, en vertu d'une au torité supérieure à celle du Consul, aiant obligé servilius de revenir en Italie, passa le reste de l'année avec M. servilius son Général de Cavalerie à parcourir les villes d'Italie que la guerre avoit détachées du ser vice des Romains, & à examiner les diffé rentes circonstances de leur défection, qui pouvoient rendre chacune d'elles plus ou moins coupable. (Les Car- thaginois violent la tréve par la prise de) Pendant la tréve, un grand convoi en voyé par Lentulus Préteur de sardaigne, & composé de cent vaisseaux de charge, es cortés de vingt vaisseaux de guerre, arriva
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en Afrique, sans avoir couru aucun risque(An. R. 549. Av. J. C. 203. quelques vaisseaux Romains. Liv. XXX. 24. App. de Bell. Pun. 18. 19. Polyb. XV. 689.) de la part des ennemis ni de la mer. Cn. Octavius ne fut pas si heureux. Car, étant sorti de sicile avec deux cens vaisseaux de charge & trente vaisseaux de guerre, lors qu'il étoit presque arrivé à la vue de l'Afri que sans aucun péril, le vent commença à l'abandonner; puis, lui devenant tout-à- fait contraire, dispersa ses vaisseaux de charge. Pour lui, avec les gros bâtimens, après avoir luté un tems considérable con tre les flots qui le repoussoient, il arriva à force de rames au promontoire d'Apollon. Mais les barques furent poussées la plupart contre l'Ile d'Egimure, qui ferme, du côté de la haute mer, le golfe dans lequel Car thage est bâtie, environ à trente milles de la ville. Le reste fut porté vis-à-vis la vil le même, à l'endroit appellé pour-lors les bains chauds. Tout ceci se passoit à la vue de Carthage. Le peuple donc courut à la Place publique. Les Magistrats assemblé rent aussitôt le sénat. La multitude, qui étoit dans le vestibule, pressoit les séna teurs de donner les ordres nécessaires pour ne point laisser échapper une proie si con sidérable, qui venoit d'elle-même se livrer entre leurs mains. Les plus modérés eu rent beau représenter qu'on avoit envoyé demander la paix, & que le tems de la tré ve n'étoit pas encore expiré: le Peuple, confondu avec les sénateurs, fit de si gran des instances, qu'enfin il obligea le sénat de permettre à Asdrubal de passer avec une
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) Flotte de cinquante vaisseaux dans l'Ile d'E gimure, de parcourir les rivages & les ports voisins, de ramasser les bâtimens des Ro mains que la tempête avoit écartés, & de les conduire à Carthage. On reconnoit ici le caractére des Carthaginois, avides du gain jusqu'à la fureur, & peu délicats sur la bonne-foi. (Les Am- bassadeurs de scipion sont insul- sultés à Carthage. Liv. XXX. 25. Polyb. XV. 689-692.) scipion fut d'autant plus indigné de cet te insolence des Carthaginois, que la tréve, qu'il avoit accordée à leurs instantes prié res, duroit encore, & qu'ils n'avoient pas même attendu le retour des Ambassadeurs qui étoient allés à Rome. Il envoya trois Députés à Carthage, pour se plaindre de cette infraction, qui ôtoit toute espérance de conclure la paix. Ils furent insultés à leur arrivée par la multitude qui s'assembla autour d'eux, & l'auroient peut-être enco re été davantage à leur retour, si les Ma gistrats, à leur priére, ne leur avoient don né une escorte qui les conduisit à peu de distance du camp des Romains. Mais, dans ce court intervalle, quatre galéres détachées de la Flotte Carthaginoise, qui étoit à la rade d'Utique, vinrent attaquer la galére qui portoit les Ambassadeurs. Elle se dé fendit longtems avec vigueur: mais enfin, pour échapper aux ennemis, il falut qu'el le se fît échouer contre le rivage. Il n'y eut que le vaisseau de perdu. (Liv. ibid. Polyb. XV. 693.) C'est après cette double rupture de la tréve que Lelius & Fulvius arrivérent de Rome dans le camp de scipion avec les
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Députés de Carthage. Ce Général pouvoit(An. R. 549. Av. J. C. 203.) user de represailles. Mais, ne songeant pour toute vengeance qu'à surpasser en ver tu les Carthaginois, & à opposer sa géné reuse probité à leur mauvaise foi, il les renvoya après leur avoir dit: „Qu'encore que les Carthaginois eussent non seule ment rompu la tréve en attaquant ses vais seaux, mais même violé le Droit des Gens en insultant ses Ambassadeurs; ce pendant il ne se conduiroit point à leur égard d'une maniére qui pût démentir ou la gravité Romaine, ou sa propre géné rosité“. Dès qu'ils furent partis, il se mit en état de continuer la guerre comme il l'avoit commencée. Annibal étoit près d'aborder, lorsqu'un(Annibal arrive en Afrique.) des matelots, à qui il avoit ordonné de mon ter au haut du mât pour reconnoître la ter re, lui dit que la proue du Vaisseau-Amiral étoit tournée vers un tombeau ruïné. Ce présage lui aiant déplu, il ordonna au pilo te de passer outre. Ainsi il alla débarquer un peu plus loin, auprès de Leptis. sur la fin de l'année dont nous parlons,(Plaintes des Alliés de Gréce contre Phi- lippe. Liv. XXX. 26.) les villes de Gréce alliées du Peuple Ro main envoyérent des Députés à Rome, pour se plaindre que leurs terres avoient été ra vagées par les troupes de Philippe, & que ce Prince n'avoit point voulu recevoir les Ambassadeurs qu'on avoit envoyés pour lui demander justice. Ils annoncérent en mê me tems qu'il avoit fait partir quatre mille hommes sous la conduite de sopater avec
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(An. R. 549. Av. J. C. 203.) de grosses sommes d'argent, pour aller au secours d'Annibal en Afrique. sur ces nou velles, le sénat fut d'avis qu'on lui envoyât des Ambassadeurs, pour lui déclarer de la part des Romains, qu'une semblable con duite leur paroissoit une infraction au Trai té de paix qui avoit été fait entre eux & lui. C. Terentius Varron, C. Mamilius, & M. Aurelius, que l'on chargea de cette Am bassade, partirent sur trois galéres à cinq rangs, qu'on leur donna pour ce voyage. (Mort du grand Fa- bius. Liv. XXX. 26.) Cette même année fut remarquable par la mort du grand Fabius. Il fut générale ment regretté par tous les bons citoyens. Les particuliers, dans le dessein d'honorer sa mémoire, & de témoigner leur recon noissance pour les services considérables qu'il avoit rendus à la patrie, contribuérent chacun à ses funerailles, comme à celles d'un Pére commun. Le peuple avoit ac cordé le même honneur à son aieul Fabius Rullus. Celui dont nous parlons ici, mourut dans un âge fort avancé, s'il en faut croire (Val. Max. VIII. 13. 3.) Valére Maxime. Car, selon cet Auteur, il fut Augure durant soixante-deux ans, & étoit déja sans doute homme formé quand il entra dans cette place: d'où il conclut qu'il vécut presque un siécle entier. Mais cette opinion souffre quelque difficulté. si sa vie fut fort longue, elle fut aussi fort il lustrée par ses rares qualités & ses belles ac tions, qui lui auroient mérité le surnom de Grand, Maximus, quand il ne l'auroit pas
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trouvé déja établi dans sa famille. Il (a)(An. R. 549. Av. J. C. 203.) surpassa par rapport aux charges la gloire de son (b)pére, & égala celle de son aieul Rullus, qui fut comme lui cinq fois Con sul, & fut surnommé aussi Maximus. Il est vrai que Rullus livra plus de batailles que lui, & remporta plus de victoires: mais a voir su tenir tête à un ennemi tel qu'Anni bal, c'est un mérite & un titre d'honneur qui peut entrer en comparaison avec les plus grands exploits. Il montra plus de prudence & de circonspection, que d'ar deur & de vivacité. On ne peut pas dire précisément si cette conduite lente & mesu rée venoit de son propre fond & de son ca ractére, ou si c'étoit la conjoncture du tems & la nature de la guerre dont il fut chargé, qui lui inspira cet esprit de précaution & de retenue. Mais ce qui est certain, c'est que par-là ce sage temporiseur sauva la Républi que, comme Ennius le remarque dans un vers connu de tout le monde: Unus homo nobis cunctando restituit rem. 78 79
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.)

(Départe- ment des provinces. Liv. XXX. 27.) Les nouveaux Consuls desiroient avec une égale ardeur d'avoir l'Afrique pour dé partement. L'affaire fut renvoyée au Peu ple, qui continua le commandement à sci pion. Le sénat fut néanmoins obligé, sans doute par leurs instances importunes, d'or donner que l'un des deux Consuls passeroit en Afrique avec une Flotte de cinquante galéres toutes à cinq rangs de rames, & au roit une autorité égale à celle de scipion. Le sort fit échoir cet emploi à T. Claudius. L'autre Consul eut pour département l'E trurie. Pour s'attirer la protection du Ciel, on ordonna aux Consuls, avant qu'ils par tissent pour la guerre, de faire célébrer les Jeux, & d'immoler les grandes victimes que le Dictateur T. Manlius avoit (a) promises aux Dieux sous le Consulat de M. Claudius Marcellus & de T. Quintius [], en cas qu'au bout de cinq ans la République se trouvât dans le même état où elle étoit alors: ce qui fut exécuté. (Inquiétude des Ro- mains sur le départ d'Annibal. Liv. XXX. 28.) Cependant les esprits étoient partagés en tre l'espérance & la crainte, & ces deux sen timens croissoient ensemble de jour en jour. „On ne savoit si l'on devoit se réjouir de ce qu'Annibal, après avoir été pendant 80
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seize ans comme en possession de l'Italie,(An. R. 550. Av. J. C. 202.) l'avoit enfin abandonnée; ou s'affliger de ce qu'il étoit repassé en Afrique avec ses troupes. On disoit que la guerre, pour avoir changé de théatre, n'en étoit pas moins dangereuse. Que Q. Fabius, qui venoit de mourir, leur avoit souvent prédit qu'Annibal seroit beaucoup plus redoutable lorsqu'il combattroit pour la défense de sa patrie, qu'il ne l'avoit été en attaquant une terre étrangére. Que scipion n'auroit pas affaire à un Roi barbare comme syphax sans ex périence de la guerre, ni à son beau- pére Asdrubal plus disposé à fuir qu'à combattre, ni à une multitude de pay sans ramassés à la hâte & à demi armés; mais à Annibal ce fameux Capitaine, qui étoit né, pour ainsi dire, dans la tente de son pére, & avoit été élevé au milieu des armes; qui avoit servi dès son enfance, & commandé dès sa jeunesse; qui, toujours suivi de la victoire, avoit rempli du bruit de son nom ples Espa gnes, les Gaules & l'Italie, & laissé dans toutes ces provinces de glorieux monumens de ses exploits. Que ce Gé néral marchoit à la tête de soldats aussi anciens que lui dans le service, endur cis dans des périls & des travaux qui paroissoient au-dessus des forces humai nes, qui s'étoient couverts mille fois du sang Romain, & portoient avec eux les dépouilles gagnées, non seulement
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) sur des soldats, mais même sur des Gé néraux. Que scipion rencontreroit dans la bataille plusieurs Carthaginois qui avoient tué de leur main des Préteurs, des Généraux, & des Consuls; qui se faisoient remarquer par des couronnes & d'autres récompenses militaires, té moins assurés de leur bravoure; qui a voient pris des villes, forcé des camps. Que tous les Magistrats Romains en semble ne faisoient pas porter devant eux autant de faisceaux, qu'Annibal en avoit conquis sur les Généraux tués en diver ses batailles.“ Par ces sortes de réflexions ils augmen toient eux-mêmes leurs frayeurs & leurs in quiétudes. D'ailleurs, étant accoutumés de puis un bon nombre d'années à voir la guer re se faire, pour ainsi dire, sous leurs yeux en différentes parties de l'Italie, d'une ma niére assez lente, & sans espérance d'une fin prochaine, ils sentoient redoubler leur at tention & leurs allarmes lorsqu'ils voyoient scipion & Annibal prêts à en venir aux mains pour terminer une si fameuse querel le. Ceux même qui avoient le plus de con fiance en scipion, & qui comptoient le plus sur la victoire, sentoient redoubler leur inquiétude & leur crainte à mesure que l'heure fatale & décisive approchoit. Les Carthaginois étoient à peu près dans les mêmes dispositions. Tantôt, voyant de près Annibal, & considérant la gran deur de ses exploits militaires, ils se repen-
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toient d'avoir demandé la paix avec tant(An. R. 550. Av. J. C. 202.) d'empressement: tantôt, faisant réflexion qu'ils avoient perdu deux batailles; que sy phax, leur ami & leur allié, étoit prison nier; qu'ils avoient été chassés de l'Espa gne & de l'Italie, & que toutes ces disgra ces étoient l'ouvrage de la prudence & de la valeur du seul scipion, ils ne pouvoient s'empêcher de trembler, & de craindre que les destins n'eussent fait naître ce Géné ral pour la ruïne & la destruction de Car thage. Annibal étant arrivé à (a) Adrumette,(scipion renvoie à Annibal ses espions. Polyb. XV. 693. Liv. XXX. 29. Appian. 21.) donna quelques jours à ses soldats pour se remettre des fatigues de la navigation. Mais étant pressé par les couriers qu'on lui envo yoit coup sur coup, pour l'avertir que tous les environs de Carthage étoient pleins d'en nemis, il se rendit à Zama, en marchant avec beaucoup de diligence. Ce lieu n'est éloigné de Carthage que de cinq journées. Il envoya de-là trois espions, pour exami ner les mouvemens de l'Armée ennemie. Mais ces espions furent arrêtés par les gar des avancées des Romains, & conduits de vant scipion. Ce Général, toujours plein de confiance & de générosité, leur dit qu'ils n'avoient rien à craindre de sa part. Il les mit même entre les mains d'un Tribun des soldats, à qui il ordonna de les conduire dans toutes les parties du camp, & de leur laisser tout voir & tout examiner à leur ai- 81
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) se. Ensuite, leur aiant demandé s'ils a voient satisfait leur curiosité, il leur don na une escorte, & les renvoya à leur Gé néral. (Entrevue de scipion & d'Anni- bal.) Annibal n'apprit de ses espions que des nouvelles fâcheuses: entre autres, que Ma finissa étoit arrivé ce jour-là même avec un Corps de six mille hommes de pié, & qua tre mille chevaux. Mais ce qui le frappa davantage, fut l'air de confiance & d'assu rance que faisoit paroître scipion, & qu'An nibal regardoit comme une preuve trop bien fondée des forces de son ennemi. Ainsi, quoiqu'il fût l'auteur de la guerre, & que son retour eût occasionné la rupture de la tréve & des négociations, il se flata que s'il traitoit de la paix avec toutes ses forces, il obtiendroit des conditions plus favorables (Annibal s'adresse à Masinissa, pour obte- nir de sci- pion une entrevue. Appian. de Bell. Pun. 20.) que s'il étoit vaincu. Il envoya donc d'a bord vers Masinissa, le faisant ressouvenir du séjour qu'il avoit fait à Carthage pen dant son bas-âge pour y recevoir une édu cation qui répondît à sa naissance, & qu'il devoit par cette raison regarder comme une seconde patrie. Il lui demandoit pour tou te grace, de lui obtenir une entrevue avec scipion. Masinissa, qui conservoit une vi ve reconnoissance pour les instructions qu'il avoit reçues à Carthage, & qui avoit en core beaucoup d'amis dans cette ville, s'employa avec joie auprès de scipion, & lui exposa la demande d'Annibal, que scipion n'eut pas de peine à lui ac corder.
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Ces deux Généraux, de concert, rapro-(An. R. 550. Av. J. C. 202. Entrevue de scipion & d'Anni- bal. Polyb. XV. 694. Liv. XXX. 29.) chérent leur camp l'un de l'autre, afin de pouvoir négocier de plus près. scipion se campa assez près de Nadagare, dans un lieu qui, outre les avantages, n'étoit éloigné de l'eau que d'un jet de trait. Annibal se posta à quatre milles de-là, sur une éminen ce assez avantageuse, si ce n'est qu'il lui fa loit aller chercher de l'eau bien loin. Ils choisirent pour leur conférence un lieu pla cé entre les deux camps, & assez découvert pour ne faire craindre aucune surprise. Le jour d'après ils sortirent chacun de leur camp avec quelques cavaliers, qu'ils firent ensuite retirer. Alors ces deux Généraux, non seulement les plus illustres de leur tems, mais comparables aux plus fameux Capitai nes & aux plus grands Rois des siécles pré cédens, s'abouchérent aiant chacun un in terpréte. Ils demeurérent quelque tems sans rien dire, se regardant l'un l'autre attenti vement, & saisis d'une admiration récipro que. Annibal parla le prémier. Nous avons dans Polybe & dans Tite- Live les discours que ces deux Généraux se tinrent. J'ai cru qu'on ne me sauroit point mauvais gré, si je les insérois ici. Je ne prendrai parti ni pour l'un ni pour l'autre, & ne préviendrai point le jugement du Lec teur. Je me contente de le faire souvenir que Polybe a écrit le prémier, & que c'é toit un Militaire.
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.)

I. Discours d'Annibal tiré de Polybe, XV. 694.

Je souhaitterois de tout mon cœur que les Romains & les Carthaginois n'eussent ja mais pensé à étendre leurs conquêtes, ceux- là au-delà de l'Italie, ceux-ci au-delà de l'Afrique, & qu'ils se fussent renfermés les uns & les autres dans ces deux beaux Em pires, dont il semble que la Nature avoit elle-même fixé les bornes & les limites. Il s'en faut bien que de part ni d'autre nous nous soyions conduits de la sorte. Nous a vons d'abord pris les armes pour la sicile. Nous nous sommes ensuite disputé la domi nation de l'Espagne. Enfin, aveuglés par la fortune, nous avons été jusqu'à vouloir nous détruire réciproquement. Vous avez été réduits à défendre les murs de votre pa trie contre moi; & nous, à notre tour, nous sommes dans le même danger. Il se roit bien tems qu'après avoir appaisé la co lére des Dieux, nous songeassions par nous- mêmes à bannir enfin de nos cœurs cette ja lousie opiniâtre, qui nous a jusqu'à présent armé les uns contre les autres. Pour moi, instruit par l'expérience jus qu'où va l'inconstance de la fortune, com bien il lui faut peu de choses pour causer les plus terribles révolutions, enfin comment el le semble prendre plaisir à se jouer des hom mes, je suis très disposé à la paix. Mais je crains fort, scipion, que vous ne soyez pas
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dans les mêmes dispositions. Vous êtes à(An. R. 550. Av. J. C. 202.) la fleur de votre âge: tout vous a réussi se lon vos souhaits en Espagne & en Afrique: rien, jusqu'à présent, n'a traversé le cours de vos prospérités. Tout cela me fait ap préhender, que quelque fortes que soient mes raisons pour vous porter à la paix, vous ne vous laissiez pas persuader. Cependant considérez, je vous prie, com bien peu l'on doit compter sur la fortune. Vous n'avez pas besoin pour cela de cher cher des exemples éloignés, jettez les yeux sur moi. Je suis cet Annibal, qui, devenu par la bataille de Cannes maître de presque toute l'Italie, allai quelque tems après à Rome même, &, campé à quarante stades de cette ville, me regardois déja comme l'ar bitre absolu du sort des Romains & de leur patrie. Et, aujourd'hui, de retour en A frique, me voilà obligé de venir traiter avec un Romain des conditions auxquelles il vou dra bien m'accorder mon salut, & celui de Carthage. Que cet exemple vous apprenne à ne vous pas élever d'orgueil, & à faire réflexion que vous êtes homme. Quand on délibére sur quelque affaire, la sagesse demande qu'entre les biens on choisisse le plus grand, & qu'entre les maux on prenne le moindre. Or qui est l'homme sensé qui voulût s'exposer de sang froid à un aussi grand péril que celui qui vous me nace? Quand vous remporteriez la victoire, vous n'ajouteriez pas beaucoup ni à votre gloire, ni à celle de votre patrie: au-lieu
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) que si vous êtes vaincu, vous perdrez en un moment tout ce que vous avez acquis jus qu'à présent de gloire & d'honneur. A quoi donc se réduit tout ce discours? A vous faire convenir de ces articles: Que la sicile, la sardaigne & l'Espagne, qui ont fait ci-devant le sujet de nos guerres, demeureront pour toujours aux Romains, & que jamais les Carthaginois ne pren dront contre eux les armes pour leur dispu ter la possession de tous ces pays-là; & que pareillement toutes les autres Iles entre l'I talie & l'Afrique appartiendront aux Ro mains. Ces conditions me paroissent devoir convenir aux deux Peuples. D'un côté, el les mettent les Carthaginois en sureté pour l'avenir, & de l'autre vous sont très glo rieuses, à vous en particulier, & à toute votre République. Ainsi parla Annibal.

Réponse de scipion, tirée du même Polybe, XV. 696. 697.

scipion répondit, Que ce n'étoient pas les Romains, mais les Carthaginois, qui avoient été la cause de la guerre de sicile, & de celle d'Espagne: qu'il en prenoit à témoin Annibal lui-même, qui certainement ne pouvoit en disconvenir: mais que les Dieux avoient même décidé la question, en se déclarant par le succès, non pour les Carthaginois auteurs d'une guerre injuste, mais pour les Romains qui n'avoient fait que se défendre. Que cependant ces heu-
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reux succès ne lui faisoient pas perdre de(An. R. 550. Av. J. C. 202.) vue l'inconstance de la fortune, ni l'incer titude des choses humaines. Il ajouta: si avant que les Romains passassent en Afri que, vous fussiez sorti de l'Italie, & que vous eussiez proposé les conditions que vous venez de nous offrir, je ne crois pas qu'on eût refusé de les écouter. Mais aujour d'hui que vous avez été obligé de quiter l'Italie malgré vous, & que nous sommes en Afri que les maîtres de la campagne, l'état des affaires est bien changé. Nous avons bien voulu, à la priére de vos concitoyens qui avoient été vaincus, commencer avec eux un Traité, dont les articles ont été mis par écrit. Outre ceux que vous proposez, ce Traité portoit, que les Carthaginois nous rendroient nos prisonniers sans rançon, qu'ils nous livreroient leurs vaisseaux de guerre, qu'ils nous payeroient cinq mille talens, & qu'ils nous fourniroient pour tout cela des ôtages. Telles sont les condi tions dont nous sommes convenus. Nous a vons envoyé à Rome les uns & les autres pour les faire ratifier par le sénat & par le Peuple; nous, de notre côté, témoignant que nous les approuvions; & les Carthagi nois demandant avec instance qu'elles leur fussent accordées. Et après que le sénat & le Peuple Romain ont donné leur con sentement, les Carthaginois manquent à leur parole, & nous trompent. Que fai re après cela? Prenez ma place, je vous prie, & répondez-moi. Faut-il les dé-
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) charger de ce qu'il y a de plus fort dans le Traité? Certes, l'expédient seroit merveil leux pour leur apprendre à tromper dans la suite ceux qui les auroient obligés. Mais, direz-vous, s'ils obtiennent ce qu'ils de mandent, ils n'oublieront jamais un si grand bienfait. On en peut juger par leur conduite encore toute récente. Ce qu'ils nous ont demandé avec d'humbles supplications, ils l'ont obtenu; & cepen dant, sur la foible espérance que votre retour leur a fait concevoir, ils ont com mencé par nous traiter en ennemis. si aux conditions qui vous ont été propo sées, on en ajoutoit quelque autre enco re plus rigoureuse, en ce cas on pourroit porter une seconde fois notre Traité de vant le Peuple Romain: mais puisqu'au contraire vous retranchez de celles dont ont étoit tombé d'accord, il n'y a plus de rapport à lui en faire. si vous me de mandez donc à mon tour à quoi je con clus, c'est en un mot qu'il faut que vous vous rendiez vous & votre patrie à dis crétion, ou qu'une bataille décide en vo tre faveur.

II. Discours d'Annibal tiré de Tite- Live, XXX. 30.

Puisqu'il étoit dans l'ordre des Destins, qu'après avoir été la prémiére cause de la guerre présente, & aiant eu tant de fois
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la victoire entre les mains, je fusse réduit à(An. R. 550. Av. J. C. 202.) faire les prémiéres démarches pour deman der la paix, je suis ravi qu'ils m'aient a dressé à un Général tel que vous pour la lui demander. Vous vous êtes signalé par plu sieurs exploits célébres: mais ce ne sera pas le trait de votre vie le moins glorieux, qu'Annibal, à qui les Dieux ont accordé tant de fois la victoire sur les Capitaines Ro mains, ait été obligé de vous céder, & que vous ayez terminé une guerre qui a été mé morable par vos défaites, avant que de l'ê tre par les nôtres. Et ce qu'on peut encore regarder comme un caprice & comme un jeu de la fortune, c'est que votre pére ait été le prémier des Généraux Romains à qui je me suis présenté les armes à la main pour le combattre, & qu'aujourd'bui je viens sans armes trouver son fils pour lui deman der la paix. Il auroit été à souhaitter que les Dieux eussent inspiré à nos péres un esprit de mo dération & de paix, & que nous nous fus sions renfermés, vous dans les bornes de l'I talie, & nous dans celles de l'Afrique. Car enfin la sicile & la sardaigne, dont l'évé nement vous a rendu maîtres, ne sont que de foibles dédommagemens pour tant de Flottes considérables, tant d'Armées nom breuses, & tant de grands Capitaines que ces deux provinces vous ont couté. Mais laissons-là le passé, que l'on peut bien blâ mer, mais que l'on ne peut pas changer. Nos succès ont été balancés jusqu'ici, &
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) en attaquant les autres dans leur pays, nous nous sommes exposés à périr dans le nôtre. Rome a vu les armes Carthaginoises cam pées à ses portes & au pié de ses murailles, & nous entendons aujourd'hui de Cartha ge le bruit des armes & du camp des Ro mains. Maintenant nous traitons de la paix dans le tems où tout vous réussit, c'est-à-dire, dans une conjoncture qui nous est aussi con traire qu'elle vous est favorable. Vous & moi qui en traitons, nous sommes assuré ment ceux qui avons & le plus d'intérêt qu'elle soit bientôt terminée, & le plus d'autorité pour n'être pas desavoués par nos Républiques. Nous n'avons besoin pour la conclure, que d'une disposition d'esprit qui ne cherche pas à l'éloigner. Pour moi, qui reviens à un âge déja avancé dans ma patrie, après en être sorti presque dans mon enfance, pendant un si long intervalle j'ai appris par la variété des succès que j'ai é prouvés à compter plus sur la raison & la prudence, que sur le hazard & la for tune. Je crains qu'il n'en soit pas ainsi de vous, & que votre jeunesse, & le bonheur qui vous a toujours accompagné jusqu'ici, ne vous inspirent certains sentimens de hau teur, ennemis de l'esprit de paix & de mo dération. On ne s'occupe guéres de l'ad versité, quand on n'a jamais été malheu reux. Vous êtes aujourd'hui, ce que je fus autrefois à Trasiméne & à Cannes. Vous aviez à peine appris à obéir, qu'on vous a
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confié le commandement des Armées, &(An. R. 550. Av. J. C. 202.) depuis ce tems-là vous avez réussi au-delà de vos espérances dans toutes les entrepri ses que vous avez formées, quelque hardies qu'elles aient été. Faisant servir à votre gloire les calamités mêmes de votre famille, vous avez vengé la mort de votre pére & de votre oncle, & donné à tout l'Univers un témoignage éclatant de votre courage & de votre piété. Après avoir chassé des Espagnes quatre Armées Carthaginoises, vous avez recouvré ces provinces que les Ro mains venoient de perdre. On vous a fait Consul; & dans des conjonctures où tous les autres Capitaines ne se sentoient pas as sez de courage pour défendre l'Italie, vous avez été assez hardi pour passer en Afri que, où vous n'êtes pas plutôt arrivé, qu'a près avoir défait deux Armées coup sur coup, après avoir brulé & pris deux camps dans une même heure, après avoir défait & pris syphax le plus puissant Roi de tout le pays, & réduit sous votre puissance un grand nombre de villes tant de son Empire que du nôtre, vous m'avez enfin arraché de cette Italie dont j'étois en possession de puis seize ans. Il(a)se peut donc faire que vous soyez plus charmé de l'éclat de la victoire, que 82
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) des douceurs de la paix. Je connois le ca ractére des Romains, vous donnez dans le brillant plus que dans le solide. Et moi- même, dans un tems plus heureux, j'ai été flatté d'une pareille illusion. si les Dieux, avec la bonne fortune, nous donnoient aussi le bon esprit, nous penserions à ce qui peut arriver dans la suite, autant qu'à ce qui est arrivé par le passé. sans vous propo ser l'exemple de tant d'autres Capitaines, le mien seul peut vous instruire des diffé rentes révolutions de la fortune. Moi, que vous avez vu, il n'y a pas longtems, campé entre Rome & le Téveron, prêt à escalader les murailles de cette ville, vous me voyez aujourd'hui, après avoir perdu deux fréres illustres, tremblant pour Car thage déja presque assiégée, & contraint de vous demander par grace d'épargner à ma patrie les allarmes que j'ai fait sentir à la vôtre. Plus la fortune nous flatte, moins nous devons nous y fier. Aujourd'hui que tout vous réussit, & que notre état est dou teux, la paix vous sera glorieuse à vous qui la donnez, au-lieu qu'à nous qui la de mandons, elle sera plus nécessaire qu'ho norable. Une paix certaine vaut mieux qu'une victoire en espérance. La prémiére dépend de vous, l'autre est au pouvoir des Dieux. Ne vous exposez pas à perdre en un moment, ce que vous avez gagné en tant d'années. En faisant attention à vos forces, considérez aussi l'inconstance de la
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fortune, & l'incertitude des combats. Il(An. R. 550. Av. J. C. 202.) y aura de côté & d'autre des armes & des bras. C'est sur-tout dans la guerre que l'événement répond le moins aux espéran ces dont on est flatté. La victoire, sup posé qu'elle se déclare pour vous, n'ajoute ra pas tant aux avantages que la paix vous assure, qu'un mauvais succès en diminue ra. Un moment peut vous ôter, & tout ce que vous avez acquis par le passé, & tout ce que vous pouvez espérer pour l'a venir. En faisant la paix, scipion, c'est vous qui décidez de votre sort: en combat tant, ce sont les Dieux qui en disposeront. Regulus eût été, dans ce pays même où nous sommes actuellement, un exemple des plus éclatans de bonheur & de courage, si, après avoir vaincu nos péres, il leur eût accordé la paix. Mais, pour s'être laissé aveugler par la prospérité, & n'a voir pas usé modérément de son bonheur, il fit une chute d'autant plus déplorable, que la fortune l'avoit élevé plus haut. Je sai que c'est à celui qui donne la paix d'en prescrire les conditions: mais peut- être ne sommes-nous pas indignes de dé terminer nous-mêmes la peine que nous de vons subir. Nous consentons que vous de meuriez les maîtres de tous les pays qui ont donné occasion à la guerre; de la sicilie, de la sardaigne, de l'Espagne, & de tou tes les Iles qui sont entre l'Afrique & l'I talie. Renfermés dans les bornes étroites de l'Afrique, nous verrons, puisque les
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) Dieux le veulent ainsi, les Romains éten dre leur domination, tant par terre que par mer, sur plusieurs nations étrangéres. Je conviens qu'à cause du peu de sincé rité que l'on a fait paroître pendant la tré ve, & dans les démarches qui ont été fai tes pour obtenir la paix, la bonne-foi des Carthaginois peut vous être suspecte. Mais l'observation de la paix dépend beaucoup de l'autorité de ceux qui l'ont conclue. J'apprens que ce qui a principalement en gagé vos sénateurs à nous la refuser, est le défaut de dignité dans les Ambassadeurs qu'on leur avoit envoyés pour en traiter avec vous. Aujourd'hui, c'est Annibal qui la demande, parce qu'il la croit avanta geuse: & les mêmes avantages qui le por tent à la demander, le porteront aussi à la maintenir. Et comme j'ai fait ensorte que l'on ne pût se plaindre des suites d'une guerre dont j'étois l'auteur, jusqu'à ce que les Dieux mêmes aient paru porter envie à ma gloire, j'employerai aussi tous mes soins pour empêcher que l'on ne puisse me faire des reproches sur une paix que j'aurai procureé.

Réponse de scipion, tirée du même Tite-Live, XXX. 31.

Je savois bien, Annibal, que c'étoit l'espérance de votre retour qui avoit enga gé les Carthaginois à rompre la tréve qu'on venoit de faire, & à renoncer à la paix qui sembloit être sur le point de se conclu-
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re. Et vous n'en disconvenez pas vous-(An. R. 550. Av. J. C. 202.) mêmes, quand vous retranchez des condi tions proposées tout ce qu'on nous accordoit d'abord, ne nous abandonnant que ce qui est depuis longtems en notre possession. Au reste, comme vous avez soin de faire sentir à vos citoyens de quel fardeau votre retour les délivre, c'est à moi aussi d'empêcher que les avantages qu'ils nous cédoient par le Traité qu'on avoit projetté, étant au jourd'hui supprimés, ne deviennent la ré compense de leur perfidie. Vos Carthagi nois ne méritent pas qu'on leur accorde les prémiéres conditions, & ils prétendroient que leur fraude leur tournât à profit? Ce n'est point le desir de s'emparer de la sicile qui a engagé nos péres à y porter la guer re, ni l'envie de conquérir l'Espagne qui nous y a fait passer. C'est, d'un côté, le danger pressant des Mamertins nos Alliés, de l'autre la ruïne cruelle de sagonte, qui nous ont mis en main des armes justes & légitimes. Vous avouez vous-même que vous avez été les aggresseurs, & les Dieux l'ont attesté bien clairement, en accordant dans la prémiére guerre l'avantage au parti qui avoit pour lui le bon droit, comme ils le font & le feront encore dans celle-ci. Pour ce qui me regarde, je ne perds point de vue, ni la foiblesse humaine, ni l'inconstance de la Fortune; & je sai que tous nos projets sont exposés à mille revers. Au surplus, si vous aviez volontairement abandonné l'Italie avant que je fusse passé
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) en Afrique, & que vous fussiez venu me trouver pour m'inviter à faire la paix, j'avoue que dans de telles circonstances je n'eusse pu rejetter vos propositions sans vous donner lieu de m'accuser de hauteur & de violence. Mais comme c'est malgré vous, & après une longue résistance, que je vous ai forcé de quiter votre proie & de revenir en Afrique, permettez-moi de le dire, il n'y a point de raison de bienséance qui m'oblige à me rendre à vos desirs. Ainsi, en cas que l'on ajoute aux prémiéres condi tions (vous les connoissez) quelque nouvel article en réparation de nos vaisseaux pris avec leur charge, & de l'outrage fait à nos Ambassadeurs pendant la tréve, je pour rai en conférer avec mon Conseil de guer re. Mais, si même ces prémiéres conditions vous paroissent trop dures, préparez-vous à la guerre, puisque vous n'avez pu souffrir la paix.
Après ces discours, les deux Généraux retournérent chacun vers le détachement qu'ils avoient laissé à l'écart, & déclarérent que l'entrevue aiant été inutile, il faloit né cessairement en venir aux mains. (Préparation au combat décisif. Liv. XXX. 32. Polyb. XV. 697.) Dès qu'ils furent arrivés dans leur camp, „ils ordonnérent aux soldats de préparer leurs armes & leurs courages pour une bataille qui alloit décider du sort des deux nations par une victoire qui n'au roit point de retour. Qu'avant la fin du jour suivant on sauroit si ce seroit Rome ou Carthage qui donneroit la loi, non à
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l'Afrique ou à l'Italie, mais à tout l'U(An. R. 550. Av. J. C. 202.) nivers, qui seroit le prix de ce combat. Que le péril qui menaçoit les vaincus é toit égal à la récompense qui attendoit les vainqueurs“. En effet, les Romains, s'ils étoient malheureux, n'avoient aucun moyen de se sauver d'une terre inconnue & ennemie: & les Carthaginois, après avoir employé envain leur unique & derniére ressource, ne pouvoient manquer de périr s'ils étoient vaincus. Le lendemain les deux plus grands Géné raux des deux peuples les plus puissans du Monde, & les deux Armées les plus aguer ries que l'on vit jamais, s'avancérent en pleine campagne pour une action qui alloit mettre le comble, de part ou d'autre, à la gloire acquise par tant d'exploits, ou l'ef facer & la détruite pour toujours. Voici de quelle maniére scipion rangea(scipion range son Armée en bataille. Polyb. XV. 697. Liv. XXX. 33. Appian. 22.) ses troupes en bataille. Il mit à la prémiére ligne les Hastaires, laissant des intervalles entre les Cohortes: à la seconde les Prin ces, plaçant leurs Cohortes, non derriére les intervalles de la prémiére ligne comme c'étoit la coutume des Romains, mais der riére les Cohortes de cette prémiére ligne, afin de laisser des ouvertures aux éléphans de l'Armée ennemie qui étoient en très grand nombre. Les Triaires étoient à la troisiéme ligne dans le même ordre, & for moient le corps de réserve. Il plaça Lelius à l'aile gauche avec la Cavalerie Italienne, & Masinissa à la droite avec ses Numides.
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) Il mit dans les intervalles de la prémiére li gne des soldats armés à la légére, & leur donna ordre de commencer le combat; de maniére que s'ils ne pouvoient soutenir le choc des éléphans, il se retirassent, ceux qui seroient les plus légers à la course, der riére toute l'Armée, par les intervalles qui la traversoient en droite ligne; & ceux qui se verroient trop pressés, par les espaces d'entre les lignes à droit & à gauche, afin de laisser à ces animaux un passage dans le quel ils fussent exposés aux traits qu'on leur lanceroit de tous côtés. (Annibal en fait autant. Polyb. XV. 699. Liv. XXX. 33.) Pour Annibal, afin d'imprimer plus de terreur aux ennemis, il posta à la tête de l'Armée ses quatre-vingts éléphans, nom bre qu'il n'avoit point encore eu dans aucu ne bataille. Il mit à la prémiére ligne les troupes auxiliaires des Liguriens & des Gau lois, avec les Baléares & les Maures, qui mon toient en tout à près de douze mille hom mes. La seconde ligne, qui faisoit la prin cipale force de l'Armée, étoit composée d'Africains & de Carthaginois. Il plaça à la troisiéme ligne les troupes qui étoient venues avec lui d'Italie; & les éloigna de la seconde ligne de plus d'un (a) stade. 83
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Il mit sur l'aile gauche la Cavalerie des(An. R. 550. Av. J. C. 202.) Numides, & sur la droite celle des Cartha ginois. Tel fut l'ordre de bataille des deux Ar mées. J'aurois souhaitté que Polybe ou Tite-Live eussent marqué précisément où montoit le nombre des troupes de chaque côté. Appien donne en tout cinquante mille hommes à Annibal, & quatre-vingts éléphans; à scipion, environ vingt-trois mille hommes de pié, quinze cens hom mes de cheval tant Romains qu'Italiens, sans compter la Cavalerie de Masinissa fort nombreuse, & quinze cens chevaux d'un autre Prince Numide. Avant que de commencer le combat, les(Les deux Généraux exhortent leurs Ar- mées. Polyb. XV. 698. 699. Liv. XXX. 32. & 33. App. 23.) Généraux, de part & d'autre, eurent soin d'animer leurs troupes. Annibal, outre le dénombrement qu'il faisoit des victoires qu'il avoit remportées sur les Romains, des Chefs qu'il avoit tués, des Armées qu'il a voit taillées en piéces, employoit divers motifs pour exhorter à bien combattre une Armée composée de nations différentes en tre elles par leur langage, leurs coutumes, leurs loix, leurs habillemens, leurs armes, & qui n'avoient pas le même intérêt de fai re la guerre. „Il promettoit aux troupes auxiliaires, outre leur paie ordinaire, de grandes récompenses à prendre sur les dépouilles des ennemis. Il réveilloit la haine que les Gaulois portoient naturel lement au Nom Romain. Il offroit aux Liguriens les fertiles campagnes de l'Ita-
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) lie, à la place des montagnes stériles qu'ils habitoient. Il faisoit craindre aux Maures & aux Numides la domination tirannique de Masinissa. Pour ce qui regarde les Carthaginois, il leur repré sentoit qu'il s'agissoit de défendre les murailles de leur patrie, leurs Dieux Pé nates, les tombeaux de leurs ancêtres, leurs péres & leurs méres, leurs femmes & leurs enfans. Qu'il n'y avoit pas de milieu: qu'ils alloient ce jour-là, ou perdre la liberté & la vie par leur défaite, ou acquérir l'empire de l'Univers par leur victoire“. Il se servoit de truche mens pour se faire entendre par les diffé rentes nations. scipion, de son côté, „faisoit ressou venir ses Romains des victoires qu'ils a voient remportées en Espagne, & tout récemment en Afrique. Il leur faisoit va loir l'aveu qu'Annibal lui-même avoit fait malgré lui de sa foiblesse, en de mandant la paix. Il les avertissoit qu'ils touchoient à la fin de la guerre & de leurs travaux: qu'ils avoient dans leurs mains la ruïne & les dépouilles de Car thage, & le retour dans leur patrie“: (a) & il disoit tout cela d'un air & d'un ton de vainqueur. (Bataille de Zama entre Annibal & scipion.) Tout étant prêt pour le combat, & les Cavaliers Numides aiant longtems escar mouché de part & d'autre, Annibal donna 84
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ordre de mener les éléphans contre les en(An. R. 550. Av. J. C. 202. Polyb. XV. 700-702. Liv. XXX. 33- 35. App. 23-26.) nemis. Les Romains firent sonner aussitôt les trompettes, & poussérent en même tems de si grands cris, que les éléphans qui mar choient contre la droite des Romains re tournérent en arriére, & mirent le desordre parmi les Maures & parmi les Numides qui formoient la gauche. Masinissa les voyant ébranlés, acheva aisément de les mettre en déroute. Le reste des éléphans s'avança entre les deux Armées dans la plaine, & fondit sur les armés à la légére des Ro mains, dont ils écrasérent un grand nom bre, malgré la grêle des traits dont ils é toient eux-mêmes accablés de toutes parts. Enfin épouvantés, les uns enfilérent les in tervalles que scipion avoit prudemment ménagés, les autres en fuyant revinrent sur l'aile droite, toujours poursuivis par la Ca valerie Romaine, qui à coups de traits les chassa jusques hors du champ de bataille. Le lius prit ce moment pour charger la Cavale rie Carthaginoise, qui tourna le dos, & s'enfuit à toute bride. Lelius la poursuivit avec ardeur, pendant que Masinissa faisoit la même chose de son côté. L'Armée des Carthaginois étoit dénuée à droit & à gauche du secours de sa Cavale rie. Alors l'Infanterie de part & d'autre s'a vança à pas lents & en bon ordre, à l'ex ception de celle qu'Annibal avoit amenée d'Italie qui formoit la troisiéme ligne, la quelle demeura dans le poste qui lui avoit d'abord été donné. Quand on fut proche,
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) les Romains jettant de grands cris selon leur coutume, & frappant de leurs épées sur leurs boucliers, se lancent sur les ennemis. Du côté des Carthaginois, le Corps des troupes étrangéres, qui formoit la prémiére ligne, jette aussi de grands cris, mais con fus & mal d'accord ensemble, parce que c'étoient toutes différentes nations. Com me on ne pouvoit se servir ni des javelines, ni même des épées, & que l'on combattoit main à main, les Etrangers eurent d'abord quelque avantage sur les Romains par leur agilité & par leur hardiesse, & en blessérent un grand nombre. Cependant ceux-ci l'em portant par leur ordre & par la nature de leurs armes, gagnent du terrain, encouragés par la seconde ligne qui les suivoit, & ne cessoit de les animer à bien combattre; au- lieu que les Etrangers n'étant ni suivis ni secourus des Carthaginois, dont l'inaction au contraire les intimidoit, perdent coura ge, lâchent pié, & se croyant abandonnés ouvertement par leurs propres troupes, tom bent en se retirant sur leur seconde ligne, & l'attaquent pour se faire jour. Ceux-ci se trouvent contraints de défendre courageu sement leur vie, desorte que les Carthagi nois, attaqués par les Etrangers, se virent, contre leur attente, deux ennemis à com battre, leurs propres troupes & les Romains. Tout hors d'eux-mêmes, & comme trans portés de fureur, ils firent un grand carnage des uns & des autres, & mirent le desordre parmi les Hastaires. Ceux qui comman-
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doient les Princes, c'est-à-dire la seconde(An. R. 550. Av. J. C. 202.) ligne, aiant fait avancer leurs troupes, n'eu rent pas de peine à les rallier. La plus grande partie des Etrangers & des Carthagi nois périrent en cet endroit, taillés en pié ces partie les uns par les autres, partie par les Romains. Annibal ne voulut pas souf frir que les fuyards se mêlassent parmi ceux qui restoient, dans la crainte que remplis d'effroi comme ils étoient, & couverts de blessures, ils ne portassent leur desordre par mi ceux qui n'avoient reçu encore aucun échec. Il ordonna même au prémier rang de leur présenter la pique, ce qui les obligea à se retirer le long des ailes dans la plaine. L'espace entre les deux Armées étant a lors tout couvert de sang, de morts, & de blessés, scipion se trouva dans un assez grand embarras. Car comment faire mar cher ses troupes en bon ordre par dessus cet amas confus d'armes & de cadavres encore sanglans, & entassés les uns sur les autres? Il ordonne que l'on porte les blessés derrié re l'Armée: il fait sonner la retraite pour les Hastaires qui poursuivoient les postes vis-à-vis le centre des ennemis en attendant une nouvelle charge, & fait serrer les rangs aux Princes & aux Triaires sur l'une & l'au tre aile. Quand ils furent sur le même front que les Hastaires, alors il se commença entre les deux partis un nouveau combat. L'In fanterie de part & d'autre s'ébranle, & charge avec beaucoup de courage & de vi-
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) gueur. Comme, des deux côtés, le nom bre, la résolution, les armes étoient éga les, & que l'opiniâtreté étoit si grande que l'on mouroit sur la place, où l'on combat toit plutôt que de lâcher pié, le sort du combat demeura longtems douteux, sans qu'on pût conjecturer qui demeureroit maî tre du champ de bataille. Les choses étant dans cet état, Lelius & Masinissa, après avoir poursuivi assez longtems la Cavalerie ennemie, revinrent fort à propos pour atta quer leur Infanterie par les derriéres. Ce fut cette derniére charge qui décida de la victoire. Un grand nombre des Carthagi nois furent tués sur le champ de bataille, où ils se trouvérent investis presque de tou tes parts. Plusieurs s'étant dispersés dans les plaines d'alentour, y furent accablés par la Cavalerie des Romains qui tenoient tout le pays. Les Carthaginois laissérent sur la place plus de vingt mille morts, tant de leurs citoyens que de leurs alliés. Il y en eut à peu près autant de pris, avec cent trente-trois drapeaux ou étendarts, & onze éléphans. Les vainqueurs ne perdirent que quinze cens hommes. Ainsi finit cette grande action, qui contribua beaucoup à rendre les Romains les Maîtres du Monde. Après la bataille scipion fit poursuivre ce qui s'étoit échappé de Carthaginois, fit piller leur camp, & rentra ensuite dans le (Eloge d'Annibal. Liv. XXX. 35.) sien. Quant à Annibal, il se retira, sans perdre de tems, avec un petit nombre de
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Cavaliers, & se sauva à Adrumette, (a)(An. R. 550. Av. J. C. 202.) après avoir tenté avant le combat, & dans le combat même, tous les moyens qui pou voient lui procurer la victoire. sur-tout il fit paroître une adresse singuliére & une pru dence consommée dans l'ordonnance de sa bataille & dans la disposition de ses trou pes. C'est un éloge qu'il reçut de la bou che de scipion même, & de tous les con noisseurs. Polybe lui rend le même témoignage, &(Polyb. XV. 702.) il s'exprime en ces termes. On peut dire qu'Annibal fit dans cette occasion tout ce qu'il étoit possible de faire, & tout ce que l'on devoit attendre d'un Général qui avoit une si longue expérience dans le métier de la Guerre, & qui s'étoit acquis une si gran de & si juste réputation de prudence & de bravoure. Prémiérement il entra en con férence avec scipion, pour tâcher de finir la guerre par lui-même. Ce n'étoit pas des honorer ses prémiers exploits: c'étoit se défier de la fortune, & se mettre en garde contre l'incertitude & la bizarrerie du sort des armes. Dans le combat, il se condui sit de façon, qu'aiant à se servir des mêmes armes que les Romains, il ne pouvoit mieux s'y prendre. L'ordonnance des Ro- 85
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) mains est très difficile à rompre. Chez eux, l'Armée en général, & chaque Corps en particulier, combat de quelque côté que l'ennemi se présente; parce que leur ordre de bataille est tel, que les Cohortes les plus proche du péril se tournent toujours toutes ensemble du côté qu'il faut. D'ailleurs leur armure leur donne beaucoup d'assurance & de hardiesse, la grandeur de leurs boucliers & la force de leurs épées contribuant beau coup à les rendre fermes dans le combat, & difficiles à être vaincus. Cependant An nibal employa tout ce qui se pouvoit hu mainement trouver de moyens pour vain cre tous ces obstacles. Il avoit amassé grand nombre d'éléphans, & les avoit mis à la tête de son Armée, pour troubler & rom pre l'ordonnance des Romains. En pos tant à la prémiére ligne les Etrangers sou doyés, & après eux les Carthaginois, il a voit en vue de lasser d'abord les ennemis, & d'émousser leurs épées à force de tuer. De plus, mettant les Carthaginois entre deux lignes, il les réduisoit à la nécessité de (*Iliad. Lib. IV. v. 297.) combattre, suivant la maxime* d'Homé ré. Enfin, il avoit placé à une certaine distance les plus braves & les plus fermes, afin que voyant de loin l'événement, & aiant toutes leurs forces, ils pussent, quand le moment favorable seroit venu, tomber avec valeur sur les ennemis. si ce Héros, jusqu'alors invincible, après avoir fait pour vaincre tout ce qui se pouvoit faire, n'a pas laissé d'être vaincu, on ne doit pas le
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lui reprocher. La fortune quelquefois s'op(An. R. 550. Av. J. C. 202.) pose aux desseins des grands Hommes; & d'ailleurs il arrive assez souvent qu'un habi le Général est vaincu par un plus habile. J'ai cru devoir rapporter cette réflexion de Polybe sur l'intelligence que fit paroître Annibal dans la disposition de son Armée à la bataille de Zama. J'en laisse le juge ment aux connoisseurs, & aux gens du mé tier; car la chose n'est pas sans difficulté. Je rapporte le sentiment des Auteurs, sans m'en rendre garant.

§. IV.

Annibal retourne à Carthage. scipion se prépare à assiéger Carthage. Les Am bassadeurs de Carthage viennent lui de mander la paix. Numides défaits. Con- ditions de paix proposées par scipion aux Carthaginois. Gisgon s'y oppose. An- nibal lui impose silence. La Flotte de Claude Néron est battue d'une rude tem- pête. La victoire de scipion annoncée à Rome y cause une grande joie. Dispute au sujet du département des provinces. Le sénat donne audience d'abord aux Ambassadeurs de Philippe, puis à ceux de Carthage. Paix accordée aux Car thaginois. Prisonniers rendus aux Car thaginois sans rançon. Les Ambassa deurs retournent à Carthage. Cinq cens vaisseaux brulés en pleine mer. Déser- teurs punis. Annibal rit dans le sénat,
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) pendant que les autres pleurent. scipion donne à Masinissa le Royaume de sy- phax. Réflexion de Polybe sur le gou vernement de Carthage & de Rome au tems de la seconde Guerre Punique. scipion retourne à Rome, & y reçoit l'honneur du Triomphe. Il est honoré du surnom d'Africain. (Annibal retourne à Carthage. Liv. XXX. 35.) Annibal, après la perte de la bataille, s'étoit retiré, comme je l'ai dit, à Adru mette. Le sénat l'aiant mandé, il se ren dit à Carthage, où il n'avoit pas mis le pié depuis trente-six ans qu'il en étoit sorti en core fort jeune. Il avoua en plein sénat qu'il avoit été entiérement vaincu, que la bataille qui venoit de se donner terminoit absolument la guerre, & que Carthage ne pouvoit plus maintenant espérer de salut qu'en obtenant la paix des Romains. (scipion se prépare à assiéger Carthage. Liv. XXX. 36.) Pour scipion, il fit porter dans ses vais seaux le butin qui étoit fort considérable; & étant retourné lui-même au bord de la mer, il y apprit que P. Lentulus avoit a bordé au camp des Romains près d'Utique avec cinquante gros vaisseaux, & cent bar ques chargées de toutes sortes de provi sions. Croyant qu'il ne faloit pas donner aux Carthaginois le tems de se remettre de leur consternation, mais jetter de tous cô tés en même tems la terreur dans le sein de la capitale, après avoir envoyé Lelius à Rome pour y porter la nouvelle de sa vic toire, il ordonna à Cn. Octavius de con-
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duire par terre les Légions jusqu'aux por(An. R. 550. Av. J. C. 202.) tes de Carthage; & lui-même, avec son an cienne Flotte & celle que venoit d'amener Lentulus, il partit de son camp devant Uti que, & s'avança vers le port de Carthage. Il n'en étoit pas fort éloigné, lorsqu'il(Les Am- bassadeurs de Carthage viennent lui demander la paix.) apperçut une galére Carthaginoise parée de bandelettes & de branches d'olivier, qui venoit à sa rencontre. Elle portoit dix Am bassadeurs, tous des prémiers de la ville, qui, en conséquence de l'avis qu'avoit don né Annibal dans le sénat, avoient été en voyés pour demander la paix. Ils s'ap prochérent de la poupe du vaisseau que montoit scipion, & lui présentant les ra meaux d'olivier comme supplians, ils im plorérent sa miséricorde & sa clémence. Il ne leur donna point d'autre réponse, sinon qu'ils vinssent le trouver à Tunis, où il alloit camper. Pour lui, après avoir cu rieusement examiné la situation de Cartha ge, moins pour en faire usage dans la cir constance présente, que pour humilier ses ennemis, il retourna à Utique, où il fit revenir aussi Octavius. Etant parti de-là pour aller à Tunis, il(Numides défaits.) apprit en chemin que Vermina, fils de sy phax, venoit au secours des Carthaginois avec une Armée où il y avoit plus de Ca valerie que d'Infanterie. Aussitôt il envoya contre ces Numides une partie des Légions, avec toute sa Cavalerie. Ce détachement les attaqua le prémier jour des saturnales, & les défit entiérement. Les Cavaliers Ro-
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) mains les aiant investis de toutes parts, leur fermérent même le chemin de la fuite, leur tuérent quinze mille hommes sur la place, en prirent douze cens, avec quinze cens chevaux Numides, & soixante-deux dra peaux. Vermina s'échappa au milieu du tu multe avec un petit nombre des siens. (Conditions de paix pro- posées par scipion aux Carthagi- nois. Liv. XXX. 37. Polyb. XV. 705.) Cependant scipion étoit arrivé à Tunis, & s'étoit campé dans le même poste qu'il avoit déja occupé. Ce fut-là que les Dé putés de Carthage le vinrent trouver au nombre de trente. Quoiqu'ils parussent de vant lui dans un état plus humilié & plus lugubre qu'auparavant, tel que l'exigeoit leur misére présente, il leur témoigna ce pendant moins de compassion, n'aiant pas encore oublié leur perfidie. Il assembla son Conseil. D'abord, tous ceux qui le com posoient, animés d'une juste indignation, opinoient à la ruïne de Carthage. Mais en suite, faisant réflexion à l'importance d'une telle entreprise, à la longueur du tems qu'entraîneroit le siége d'une ville si grande & si bien fortifiée, & scipion lui-même craignant qu'un successeur ne lui vînt enle ver à peu de frais l'honneur de terminer une guerre qui lui avoit couté tant de travaux & de périls, tous les avis inclinérent à la paix. Le lendemain il fit rappeller les Ambas sadeurs, & après leur avoir reproché en termes fort vifs leur mauvaise foi & leur perfidie, & les avoir exhortés à reconnoître enfin, après tant de défaites qui devoient être pour eux d'utiles leçons, qu'il y avoit
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des Dieux qui vengeoient les Traités rom(An. R. 550. Av. J. C. 202.) pus & les sermens violés, il leur déclara les conditions auxquelles on vouloit bien leur donner la paix. „Qu'ils garderoient leurs loix & leur liberté. Qu'ils posséde roient dans l'Afrique les villes & les cam pagnes, telles & dans la même étendue qu'ils les avoient tenues avant la guerre. Qu'à compter dès ce jour-là, il ne seroit fait contre eux aucun acte d'hostilité. Qu'ils rendroient aux Romains tous les prisonniers & tous les transfuges. Qu'ils leur livreroient tous leurs gros vaisseaux excepté dix galéres, & tout ce qu'ils a voient d'éléphans domtés, & n'en dom teroient plus dans la suite. Qu'il ne leur seroit pas permis de faire la guerre ni dans l'Afrique, ni hors de l'Afrique, sans le consentement du Peuple Ro main. Qu'ils rendroient à Masinissa les maisons, terres, villes, & autres biens qui lui avoient appartenu, ou à ses an cêtres, dans toute l'étendue du pays qu'on leur détermineroit. Qu'ils fourni roient de vivres l'Armée Romaine pen dant trois mois; qu'ils en payeroient la solde jusqu'à ce que leurs Députés fus sent revenus de Rome. Qu'ils paye roient aux Romains en cinquante années dix (a) mille talens d'argent, partagés 86
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) en portions égales, c'est-à-dire deux cens talens chaque année. Que pour assuran ce de leur fidélité, ils donneroient cent ôtages, que le Consul choisiroit dans leur Jeunesse depuis quatorze ans jusqu'à trente. Qu'il leur accorderoit la tréve qu'ils demandoient, à condition que les barques qu'ils avoient surprises pendant la prémiére, seroient rendues aux Romains, avec tout ce qui y étoit lors de leur prise. Que sans cette resti tution, ils ne devoient espérer ni tréve, ni paix.“ (Gisgon s'oppose à ces condi- tions. An- nibal lui impose si- lence. Polyb. XV. 706. Liv. XXX. 37.) Les Ambassadeurs aiant reçu cette répon se, partirent au-plutôt pour Carthage, & en firent part au sénat & au Peuple. Pen dant qu'ils parloient dans l'Assemblée du Peuple, Gisgon, sénateur Carthaginois, aiant commencé un discours pour détour ner ses concitoyens d'accepter ces condi tions qui lui paroissoient trop onéreuses, & se faisant écouter d'une multitude égale ment incapable de faire la guerre & de souffrir la paix, Annibal, indigné qu'en de pareilles conjonctures on tînt de tels pro pos, & qu'on y donnât attention, prit Gis gon par le bras, & le fit descendre assez brusquement de la Tribune. Une démar che si violente, & bien éloignée du goût d'une ville libre comme étoit Carthage, ex cita un murmure universel. Annibal en fut troublé, & sur le champ s'excusa. sorti de cette ville à l'âge de neuf ans, leur dit-il, & n'y étant revenu qu'après trente-six ans
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d'absence, j'ai eu tout le tems de m'instrui-(An. R. 550. Av. J. C. 202.) re dans le métier de la Guerre, & je me flate d'y avoir assez bien réussi. Pour vos loix & vos coutumes, on ne doit pas être surpris que je les ignore; & c'est de vous que je veux les apprendre. Cette espéce de satisfaction aiant adouci les esprits & appai sé le murmure, il continua de-la-sorte. C'est mon zèle pour le Bien public qui m'a fait tomber dans la faute qui vous choque. Car je ne puis revenir de mon étonnement, de voir qu'un Carthaginois, instruit de tout ce qui s'est passé de notre part à l'égard du Peuple Romain, & le voyant devenu par la victoire maître absolu de notre sort, ne rende pas graces aux Dieux de ce qu'il nous traite si favorablement. Il s'appliqua sur-tout à montrer de quelle importance il étoit de se réunir dans le sénat, & de ne point donner lieu, par le(a)partage des sentimens, à porter devant le Peuple une affaire de cette nature. Cet avis parut très sage, & tout-à-fait convenable aux intérêts de la République, & à l'extrémité de maux & de dangers où elle se trouvoit. On résolut unanimement d'accepter la paix aux conditions propo sées, & sur le champ le sénat nomma des Ambassadeurs pour la conclure. Ce qui embarrassoit le plus, c'étoit la 87
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(An. R. 550. Av. J. C. 202.) restitution que les Romains demandoient préalablement. Car on n'avoit sous la main que les bâtimens mêmes qui leur avoient été pris, & il n'étoit pas aisé de retrouver les effets, ceux qui se les étoient appro priés les tenant bien couverts & cachés. On conclut que l'on commenceroit par rendre les vaisseaux, qu'on chercheroit ceux qui les avoient montés, & qu'on leur rendroit la liberté. Qu'à l'égard des autres effets, on en payeroit le prix que scipion jugeroit à propos d'y mettre. Quand les Députés furent revenus trou ver scipion, les Questeurs eurent ordre de fixer par l'examen de leurs régistres la va leur de tout ce qui avoit appartenu à la République sur ces vaisseaux; & les parti culiers de déclarer le prix de leurs effets: & pour le tout on fit payer comptant aux Car thaginois vingt-cinq mille livres pesant d'ar gent. Quand cela fut fait, on leur accorda une tréve de trois mois, à condition que tant qu'elle dureroit, ils n'enverroient point d'Ambassadeurs autre part qu'à Rome; & que, s'il leur en venoit à eux-mêmes de quelque nation que ce fût, ils ne les con gédieroient point qu'auparavant ils n'eus sent informé le Général Romain, & des Puissances qui les avoient envoyés, & des demandes qu'ils étoient venus faire. sci pion fit partir pour Rome, avec les Dépu tés Carthaginois, L. Veturius Philon, M. Marcius Ralla, & L. scipion son frére.
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Les convois, qui vinrent ces jours-là de(An. R. 550. Av. J. C. 202.) sicile & de sardaigne, mirent les vivres à si bas prix, que les Marchands laissoient leurs blés aux Capitaines des galéres pour le prix de la voiture. On avoit été allarmé à Rome au prémier(La Flotte de C. Né- ron est bat- tue d'une rude tem- pête. Liv. XXX. 38. 39.) bruit de la rupture des négociations avec les Carthaginois, & du renouvellement de la guerre; & l'on avoit ordonné à T. Claude Néron, l'un des Consuls, de passer prom tement en sicile avec sa Flotte, & de-là en Afrique; & à son collégue M. servilius de rester près de Rome, jusqu'à ce qu'on fût au juste en quel état se trouvoient les affaires d'Afrique. Le Consul Claude agit avec beaucoup de lenteur dans les prépara tifs & dans le départ de la Flotte, piqué de ce que les sénateurs avoient rendu sci pion, plutôt que lui, maître des conditions auxquelles on devoit conclure la paix. E tant enfin parti avec sa Flotte, il fut atta qué d'une furieuse tempête, qui brisa plu sieurs de ses vaisseaux, & maltraita fort les autres. L'hiver l'aiant surpris à Caralis (aujourd'hui Cagliari) en sardaigne où il étoit occupé à les radouber, & le tems de sa Magistrature étant écoulé, réduit à l'é tat de simple particulier il ramena sans gloire sa Flotte dans le Tibre. Les Députés que scipion envoyoit(La victoi- re de sci- pion an- noncée à Rome, y cause une grande joie.) d'Afrique à Rome y étant arrivés avec ceux des Carthaginois, le sénat s'assembla dans le Temple de Bellone. Alors L. Veturius Philon raconta, avec une extrême satisfac-
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(An. R. 550. Av. J. C. 202. Liv. XXX. 40.) tion de toute l'Assemblée, comment les Carthaginois avoient perdu près de leur ca pitale une bataille qui ne leur laissoit plus de ressource, & qui terminoit enfin en fa veur des Romains une guerre qui avoit cau sé tant de maux. Quoique l'avantage rem porté sur Vermina, fils de syphax, ne fût qu'un léger surcroît de bonne fortune, il n'omit pas d'en faire mention. Alors on lui ordonna de monter sur la Tribune aux Ha rangues, & de faire part au Peuple d'une nouvelle si agréable. Aussitôt les citoyens s'abandonnérent à la joie, & après s'être félicités d'un si grand succès, se répandi rent dans tous les Temples pour en remer cier les Dieux, conformément au Decret qui ordonnoit des actions de graces publi ques pendant trois jours. Les Députés des Carthaginois & ceux du Roi Philippe, car il en étoit aussi venu à Rome de la part de ce Prince, aiant de mandé audience au sénat, on leur répondit que ce seroient les nouveaux Consuls qui la leur donneroient.
(An. R. 551. Av. J. C. 201.)

(Dispute au sujet du départe- ment des provinces. Liv. XXX. 40.) On attendoit, pour régler le départe ment des Consuls, que les Ambassadeurs de Macédoine & ceux de Carthage eus sent eu audience, & l'on prévoyoit que la guerre étant finie d'un côté, elle alloit com mencer d'un autre. Le Consul Lentulus
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bruloit du desir d'avoir l'Afrique pour son(An. R. 551. Av J. C. 201.) département. Il voyoit bien que si la guer re continuoit encore, la victoire ne lui couteroit pas bien cher; & que si l'on fai soit la paix, il lui seroit fort glorieux d'a voir mis fin pendant son Consulat à une guerre si importante. Ainsi il déclara qu'il ne mettroit rien en délibération, que préa lablement on ne lui eût donné le comman dement en Afrique: car son collégue n'y prétendoit rien, étant d'un naturel sage & modéré: outre qu'il lui sembloit qu'il ne se roit pas moins inutile qu'injuste de vouloir disputer cet honneur à scipion. Les Tribuns du Peuple Q. Minucius Thermus & Manius Acilius Glabrion re présentoient, „Que Cn. Cornelius faisoit une tentative où le Consul Tib. Clau dius avoit déja échoué l'année d'aupara vant; puisque le sénat aiant fait propo ser au Peuple de statuer sur la demande de ce Consul, toutes les trente-cinq Tribus lui avoient préféré scipion.“ L'affaire aiant été débattue avec beaucoup de chaleur & dans le sénat & devant le Peuple, enfin la décision en fut remise au sénat. Les sénateurs donc, après avoir prêté serment comme on en étoit convenu, ordonnérent que l'un des deux Consuls, se lon l'arrangement qu'ils prendroient ensem ble, resteroit en Italie, pendant que l'autre commanderoit une Flotte de cinquante vaisseaux. Que celui à qui la Flotte seroit échue, passeroit en sicile, & de-là en A-
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) frique, si la paix ne se faisoit pas avec les Carthaginois. Qu'en ce cas le Consul agi roit par mer, & scipion par terre avec la même autorité que devant. Que si les Carthaginois acceptoient les conditions de paix qu'on leur proposoit, les Tribuns fe roient décider par le Peuple, si ce seroit le Consul, ou scipion qui leur donneroit la paix, & raméneroit l'Armée victorieuse en Italie, supposé qu'il fût à propos de la ramener. Que si cet honneur étoit déféré à scipion, le Consul ne passeroit point de sicile en Afrique. On continua à P. sci pion le commandement des Armées à la tête desquelles il se trouvoit en Afrique. Toutes ces résolutions du sénat, pleines de sagesse & d'équité, étoient pour le Con sul Lentulus une forte leçon & une tacite reprimande, que sa jalousie lui avoit juste ment attirée. Transporté d'un aveugle de sir de gloire, il vouloit enlever à scipion un honneur qu'il étoit évident que le Peu ple lui destinoit à titre de justice & de re connoissance, pour tous les travaux & les dangers qu'il avoit essuyés dans cette guer re. Le collégue de Lentulus avoit agi bien plus sagement, en reconnoissant (a) qu'u ne telle entreprise étoit contraire, en mê me tems, & à l'équité & à la pruden ce, puisqu'elle ne pouvoit réussir. La ja lousie, vice bas & indigne d'un homme 88
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d'honneur, mérite d'être couverte de hon(An. R. 551. Av. J. C. 201.) te, & exposée à un mépris général. Apre's que le sénat eut réglé tout ce qui regardoit les divers départemens tant des Consuls que des autres Commandans, on songea à donner audience aux Ambassa deurs de Philippe, & à ceux des Cartha ginois. Ceux de Philippe furent introduits les(Le sénat donne au- dience, d'abord aux Ambassa- deurs de Philippe. Liv. XXX. 42.) prémiers dans le sénat. Leur discours con tenoit trois chefs. Ils commencérent par justifier leur Maître des hostilités que les Ambassadeurs, envoyés de Rome à ce Prince, l'avoient accusé d'avoir exercées contre les Alliés de la République. En second lieu, ils se plaignirent eux-mêmes des Alliés du Peuple Romain; mais beau coup plus aigrement de M. Aurelius, l'un des trois Ambassadeurs qu'on lui avoit en voyés. Car ils lui reprochoient que mal gré son caractére il étoit resté en Gréce pour y faire des levées de soldats, qu'il lui avoit fait la guerre contre le Traité, & qu'il en étoit souvent venu aux mains avec ses Lieutenans. Enfin ils demandoient qu'on rendît à Philippe sopater, avec les soldats Macédoniens qu'il avoit commandés, & qui étant dans l'Armée & à la solde d'An nibal, avoient été faits prisonniers par les Romains. M. Furius, qu'Aurelius avoit envoyé de Macédoine exprès pour le défendre, répondit à ces accusations: „Qu'Aurelius avoit été laissé dans le pays pour empê-
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) cher que les Alliés de la République, las des injures & des ravages que Philippe exerçoit continuellement sur eux, ne prissent enfin son parti. Qu'au reste il n'étoit point sorti des terres des Alliés, & qu'il s'étoit borné à empêcher que les soldats du Roi ne fissent impunément des courses sur leurs terres. Que sopater, l'un des principaux de la Cour du Roi de Macédolne, & même son parent, avoit été envoyé en Afrique avec quatre mille hommes & de l'argent, pour secourir Annibal & les Carthagi nois.“ Après que Furius eut cessé de parler, on demanda aux Macédoniens ce qu'ils a voient à repliquer; & comme leurs répon ses parurent embarrassées, sans leur permet tre d'en dire davantage, on leur déclara, „Qu'il étoit aisé de voir que le Roi cher choit la guerre; & que, s'il ne chan geoit de conduite, il la trouveroit bien tôt. Qu'il avoit doublement violé le Traité; d'abord, en maltraitant les Al liés du Peuple Romain, & faisant piller leurs campagnes par ses soldats; puis, en donnant des secours d'hommes & d'ar gent aux ennemis de la République. Que scipion n'avoit rien fait dont on pût se plaindre raisonnablement, lorsqu'il avoit mis dans les fers, & traité en ennemis, des soldats qu'il avoit fait prisonniers dans le tems qu'ils combattoient contre le Peuple Romain. Que pour ce qui
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regardoit Aurelius, le sénat & le Peuple(An. R. 551. Av. J. C. 201.) l'approuvoient fort d'avoir secouru par les armes les Alliés de la République, puisque la foi d'un Traité n'avoit pu les mettre à couvert de la violence de Phi lippe.“ Les Macédoniens aiant été renvoyés a(Audience accordée aux Ambas- sadeurs de Carthage.) vec une réponse si menaçante, les Cartha ginois furent appellés. Dès qu'on eut re marqué leur âge avancé, & que l'on sut qu'ils étoient les plus distingués de Carthage par leur naissance & par leurs emplois, on commença à croire que c'étoit sérieusement que les Carthaginois songeoient à la paix. Le plus considérable d'entre eux étoit As drubal, surnommé Hœdus, grave sénateur qui avoit toujours conseillé la paix à ses concitoyens, & qui s'étoit en toute occa sion déclaré fortement contre la Faction Barcine. C'est ce qui l'autorisa davantage à imputer la faute de cette guerre à la cupi dité d'un petit nombre de Particuliers, & à en décharger le Conseil public de Cartha ge. Il fit un discours fort sensé, excusant les Carthaginois sur quelques articles, pas sant condannation sur d'autres pour ne point aigrir & aliéner les esprits, en niant sans pudeur des choses évidemment vraies, enfin exhortant les sénateurs à user modé rément de leurs avantages. Il leur fit en tendre, „Que si les Carthaginois avoient voulu suivre ses conseils & ceux d'Han non, ils auroient eux-mêmes dicté les conditions de la paix, au-lieu que main-
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) tenant ils étoient réduits à recevoir cel les qu'on leur imposoit. (a) Qu'il étoit rare que les Dieux donnassent aux hom mes en même tems la bonne fortune & le bon esprit. Que ce qui rendoit le Peuple Romain invincible, étoit que dans la prospérité il savoit faire usage de la prudence, & écouter les conseils de la raison. Qu'au reste il seroit étonnant qu'il en usât autrement. Que ceux pour qui les heureux succès étoient nouve aux, n'étant plus maîtres alors d'eux- mêmes, s'abandonnoient à une joie im modérée & insolente, parce qu'ils n'y sont point accoutumés. Mais que les Ro mains avoient contracté une telle habitu de de vaincre, qu'ils étoient devenus presque insensibles au plaisir que cause la victoire; & qu'ils devoient l'accroisse ment de leur Empire, beaucoup plus à la clémence dont ils usoient envers les vaincus, qu'à leurs victoires mêmes.“ Les autres Ambassadeurs parlérent d'un ton plus humilié, & plus propre à exciter la compassion. „Ils déplorérent le sort de leur patrie, en faisant sentir de quel de- 89
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gré de grandeur & de puissance elle étoit(An. R. 551. Av. J. C. 201.) tombée dans un abîme de misére. Qu'il ne restoit aux Carthaginois, après avoir porté si loin leurs conquêtes, que les murailles de Carthage même. Qu'enfer més dans leur enceinte, ils ne voyoient plus rien, ni sur mer ni sur terre, qui leur obéît. Et que la possession de leur ville même, & de leurs Dieux Pénates, ne leur resteroit, qu'autant que le Peu ple Romain voudroit bien ne pas pous ser la rigueur jusqu'aux derniéres extrémi tés.“ Il paroissoit que les sénateurs étoient touchés de compassion, lorsque l'un d'entre eux, irrité de la perfidie dont les Carthaginois venoient de donner une preuve encore toute récente, demanda „{??}aux Ambassadeurs „par quels Dieux ils jureroient l'observation du Traité de paix, après avoir trompé ceux qui a voient été témoins de leur prémier ser ment: Ce sera, lui répondit Asdrubal, par ces mêmes Dieux qui punissent si sé- vérement les parjures.Appien met dans la bouche de ce même(Appian. Bello Pun. 27-29. Ibid. 33- 35.) Asdrubal Hœdus une fort belle harangue, mais adressée à scipion. Il rapporte aussi celle du Consul Cn. Lentulus dans le sénat. Tous les sénateurs Romains étoient por-(Paix ac- cordée aux Carthagi- nois. Liv. XXX. 43.) tés à la paix. Mais le Consul Cn. Lentu lus, qui avoit le commandement de la Flotte, s'opposa au Decret qu'ils étoient près de rendre dans cet esprit. Alors les
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) Tribuns Man. Acilius & Q. Minucius de mandérent au Peuple assemblé, „si sa volonté étoit qu'on fît la paix avec les Carthaginois, & par qui il souhaitoit qu'elle se fît, & que l'Armée fût rame née d'Afrique.“ Toutes les Tribus se déclarérent pour la paix, & chargérent sci pion du soin de la conclure, & de ramener les troupes en Italie. En conséquence de l'ordonnance du Peuple, le sénat dé cerna que scipion, de l'avis de dix Com missaires, feroit la paix avec les Cartha ginois à telles conditions qu'il jugeroit à propos. (Prison- niers ren- dus aux Carthagi- nois sans rançon.) Les Ambassadeurs de Carthage, après a voir remercié le sénat, demandérent qu'il leur fût permis d'entrer dans la ville, & de s'entretenir avec leurs concitoyens qui é toient retenus dans les prisons de la Répu blique. Ils représentérent „qu'il y en a voit parmi eux des plus considérables de Carthage, avec qui ils étoient liés par le sang & l'amitié: qu'il y en avoit d'au tres que leurs parens les avoient chargés de voir.“ Quand ils les eurent visités, ils demandérent une nouvelle grace: c'étoit de pouvoir racheter ceux d'entre ces pri sonniers qu'ils voudroient. On leur en de manda les noms. Ils en désignérent envi ron deux cens, que le sénat fit conduire en Afrique par les Commissaires Romains, à qui il ordonna de les remettre entre les mains de scipion, en chargeant ce Géné ral de les rendre aux Carthaginois sans ran-
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çon, dès que la paix seroit conclue.(An. R. 551. Av. J. C. 201. Les Am- bassadeurs retournent à Carthage.) Les Ambassadeurs de Carthage partirent de Rome, & s'étant rendus auprès de sci pion, firent la paix aux conditions mar quées ci-devant. Ils lui livrérent leurs vais seaux de guerre, & leurs éléphans; lui ren dirent les esclaves & les transfuges Ro mains, & quatre mille prisonniers, parmi lesquels se trouva un sénateur, nommé Q. Terentius Culléon. scipion fit conduire les(Cinq cens vaisseaux brules en pleine mer.) vaisseaux en pleine mer, où ils furent bru lés. Ils montoient, selon quelques Au teurs, à cinq cens. La vue de cet embra sement, allumé si près de Carthage, causa autant de douleur à ses citoyens, qu'auroit pu faire l'incendie de Carthage même. Les(Déserteurs punis.) déserteurs furent punis plus sévérement que les esclaves: car on trancha la tête à tous ceux qui étoient du pays Latin, & ceux qui étoient Romains furent mis en croix. Il y avoit quarante ans que la derniére(Liv. XXX. 44.) paix avoit été faite avec les mêmes Cartha ginois, sous le Consulat de Q. Lutatius & d'Aulus Manlius. La guerre avoit recom mencé vingt-trois ans après, sous celui de P. Cornelius & de Tib. sempronius. Elle fut terminée la (a) dix-septiéme année, pendant le Consulat de Cn. Cornelius & de P. Ælius Pætus. On entendit souvent di re depuis à scipion, que s'il n'avoit pas 90
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) fini cette guerre par la destruction entiére de Carthage, on devoit s'en prendre à la cupidité & à l'ambition, prémiérement de Tib. Claudius, puis de Cn. Cornelius, qui avoient tous deux cabalé pour le supplan ter, & pour avoir l'honneur de terminer cette guerre. (Annibal rit, pen- dant que les autres pleurent. Liv. ibid.) Quand on procéda au prémier payement de la taxe imposée en conséquence du Trai té, comme les fonds de l'Etat étoient épui sés par les dépenses d'une si longue guerre, la difficulté de ramasser cette somme causa une grande tristesse dans le sénat, & plu sieurs ne purent retenir leurs larmes. On dit qu'Annibal se mit alors à rire. Asdru bal Hœdus lui faisant de vifs reproches de ce qu'il insultoit ainsi à l'affliction publi que, lui qui en étoit la cause: si l'on pou voit, dit-il alors, pénétrer dans le fond de mon cœur, & en démêler les dispositions, comme on voit ce qui se passe sur mon visa ge, on reconnoîtroit bientôt que ce ris que l'on me reproche, n'est pas un ris de joie, mais l'effet du trouble & du transport que me causent les maux publics. Et ce ris après tout est-il plus hors de saison, que ces larmes que je vous vois répandre? C'étoit lorsqu'on nous a ôté nos armes, qu'on a brulé nos vaisseaux, qu'on nous a inter dit toute guerre contre les étrangers, c'étoit alors qu'il faloit pleurer: car c'est-là le coup & la plaie mortelle qui nous a abattus. Mais nous ne sentons les maux publics, qu'autant qu'ils neus intéressent personnel-
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lement; & ce qu'ils ont pour nous de plus(An. R. 551. Av. J. C. 201.) affligeant & de plus douloureux, est la perte de notre argent. C'est pourquoi, lors qu'on enlevoit à Carthage vaincue ses dé pouilles, lorsqu'on la laissoit sans armes & sans défense au milieu de tant de peuples d'Afrique puissans & armés, personne de vous n'a versé une larme ni poussé un sou pir. Et maintenant, parce qu'il faut con tribuer par tête à la taxe publique, vous vous désolez comme si tout étoit perdu. Ah! que j'ai lieu de craindre, que ce qui vous arrache aujourd'hui tant de larmes, ne vous paroisse bientôt le moindre de vos mal heurs! Cependant scipion se préparoit à partir.(scipion donne à Masinissa le Royaume de syphax.) Il assembla ses troupes, & déclara publique ment qu'il ajoutoit aux Etats que Masinissa tenoit de ses péres, Cirta, & les autres vil les & terres de syphax dont les Romains s'étoient rendu maîtres, & qu'il lui en fai soit présent en leur nom. Il ordonna à Cn. Octavius de conduire la Flotte en sicile, & d'en laisser le commandement au Con sul Cn. Cornelius. Enfin il envoya ordre aux Carthaginois de députer de nouveau à Rome, pour y faire ratifier par le sénat & le Peuple le Traité qu'il venoit de con clure avec eux de l'avis des dix Commis saires. Je finirai ce qui regarde la seconde(Réflexion sur le gou- vernement de Cartha- ge & de) Guerre Punique par une réflexion de Poly be, qui caractérise bien la différente situa tion des deux Républiques rivales dont nous parlons.
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(An. R. 551. Av. J. C. 201. Rome au tems de la seconde Guerre Pu- nique. Polyb. VI. 493. 494.) Au commencement de la seconde Guer re Punique & du tems d'Annibal, on peut dire en quelque sorte que Carthage étoit sur le retour. sa jeunesse, sa fleur, sa vigueur étoient déja flétries. Elle avoit commencé à déchoir de sa prémiére élevation, & elle panchoit vers sa ruïne: au-lieu que Rome étoit alors, pour ainsi dire, dans la force & la vigueur de l'âge, & s'avançoit à grands pas vers la conquête de l'Univers. La raison que Polybe rend de la déca dence de l'une & de l'accroissement de l'autre, est tirée de la différente maniére dont étoient gouvernées alors ces deux Ré publiques. Chez les Carthaginois, le Peuple s'étoit emparé de la principale autorité dans les af faires publiques. On n'écoutoit plus les avis des Vieillards & des Magistrats, tout se conduisoit par cabales & par intrigues. sans parler de ce que la faction contraire à Annibal fit contre lui pendant tout le tems de son commandement, le seul fait des vaisseaux Romains pillés pendant un tems de tréve, perfidie à laquelle le Peuple for ça le sénat de prendre part & de prêter son nom, est une preuve bien claire de ce que dit ici Polybe. Au contraire, c'étoit à Rome le tems où le sénat, cette Compagnie d'hommes si sa ges, avoit plus de crédit que jamais, & où les Anciens étoient écoutés & respectés comme des oracles. On sait combien le Peuple Romain étoit jaloux de son autori-
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té. Nous avons vu néanmoins qu'une(An. R. 551. Av. J. C. 201.) Centurie composée des Jeunes, à qui il é toit échu par le sort de donner la prémiére son suffrage qui entraînoit ordinairement celui de toutes les autres, aiant nommé deux Consuls, elle se désista, sur la simple remontrance de Fabius, du choix qu'elle avoit fait, & en nomma d'autres. De cette différence de gouvernement Polybe conclut qu'il étoit nécessaire qu'un Peuple conduit par la prudence des An ciens l'emportât sur un Etat gouverné par les avis téméraires de la Multitude. Rome en effet, guidée par les sages conseils du sénat, eut enfin le dessus dans le gros de la guerre, quoiqu'en détail elle eût eu du desavantage dans plusieurs combats; & elle établit sa puissance & sa grandeur sur les ruï nes de sa rivale. C'est par ces moyens, & d'autres pa reils, qu'on a pu remarquer dans le cours de l'Histoire, que la Providence, qui pré side aux Etats & aux Royaumes, qui en régle les événemens, qui en fixe la durée, & qui inspire à ceux qui les conduisent la prudence, le courage, & toutes les autres qualités nécessaires pour le gouvernement; c'est ainsi, dis-je, que de loin, & par des accroissemens suivis & continuels, elle pré paroit Rome à cette grandeur & à cette puissance qu'elle lui avoit destinée de toute éternité. Rome (a) sentoit bien qu'elle de- 91
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(An. R. 551. Av. J. C. 201.) voit tous ses heureux succès à une Cause supérieure qui la protégoit d'une maniére particuliére, & elle le témoigne en mille occasions: mais elle avoit le malheur de ne la point connoître, & de prodiguer les marques de sa reconnoissance à des Divini tés sourdes & impuissantes. (scipion re- tourne à Rome, & y reçoit l'honneur du triom- phe. Liv. XXX. 45.) La presence de scipion n'étoit plus nécessaire dans l'Afrique. Après avoir pro curé à sa patrie une paix si glorieuse, il em barqua ses troupes, & passa à Lilybée en sicile. De-là il fit partir la plus grande par tie de ses soldats sur les galéres pour aller droit à Rome par mer. Pour lui, Tite-Live nous donne lieu de penser qu'il vint abor der à Rhége: car cet Historien rapporte que scipion traversa l'Italie entre deux haies de peuples qui accouroient de toutes parts, pour avoir la satisfaction de voir leur Li bérateur, au courage & au bonheur duquel ils se croyoient redevables du repos, de la tranquillité, & de tous les biens dont la paix alloit les faire jouir. Arrivé à Rome au milieu de cette joie publique, il y entra en triomphe avec plus de pompe & de ma gnificence que l'on n'en avoit jamais vu. Le Roi syphax, & plusieurs seigneurs de
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sa Cour, précédoient son char. Le séna-(An. R. 551. Av. J. C. 201.) teur Q. Terentius Culléon, qui avoit été tiré des fers, suivoit le même char, la tête couverte d'une espéce de chapeau, qui é toit la marque de la liberté qu'il avoit re couvrée. syphax ne survécut pas longtems à sa honte, & mourut dans la prison. sci pion mit dans le Trésor public plus de cinq millions en argent. Il fit donner à chacun des soldats vingt-cinq sols du butin fait sur les ennemis. Il fut honoré du glorieux sur-(Il est ho- noré du surnom d'Africain.) nom d' Africain, qui lui resta pour tou jours, & qui sembloit renouveller à chaque moment le souvenir de son triomphe. sci pion est le prémier qui ait pris le nom de la Nation qu'il avoit vaincue. Dans la suite d'autres Romains, à son exemple, ont il lustré leurs familles par des titres pareils, mais qu'ils n'avoient pas mérités par des victoires aussi éclatantes.
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LIVRE

VINGT ET UNIEME.

CE Livre renferme l'histoire de quatre années, 552, 553, 554, 555. Il contient prin cipalement la seconde guerre contre Philippe, qui est ter minée par la victoire que Quintius Flami ninus remporte à Cynoscéphales, & quel ques expéditions en Espagne & dans la Gaule Cisalpine.

§. I.

Guerre de Macédoine. Epoques de la guer- re des Romains contre Philippe. Com mencemens de cette guerre. Diverses plaintes portées aux Romains contre Phi- lippe. Le Peuple s'oppose d'abord à cet te guerre. Le Consul fait revenir le Peuple à l'avis du sénat, & la guerre est déclarée à Philippe. Ambassadeurs de Ptolémée. soulévement de la Gaule excité par Amilcar. Ambassadeurs envoyés à Carthage & à Masinissa. Ambassadeurs
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de Vermina fils de syphax vers les Ro mains. succès des Ambassades des Ro mains. Argent enlevé du Temple de Pro serpine. Remontrances de plusieurs Parti culiers au sénat, sur ce qui leur étoit du par la République. Le Consul sulpicius arrive en Macédoine. Centho ravage la ville de Chalcis. Philippe assiége la ville d'Athénes inutilement. Il l'assiége une se conde fois avec aussi peu de succès, & désole toute l'Attique. Les Romains ra vagent les frontiéres de la Macédoine. Des Rois voisins de la Macédoine se joi- gnent au Consul. Préparatifs de Phi- lippe. Assemblée des Etoliens, où Phi- lippe, les Athéniens & les Romains en voient leurs Ambassadeurs. L'Assem blée se sépare sans rien conclure. Le Consul entre en Macédoine. Rencontre de deux Partis. Diverses actions peu importantes entre les deux Armées. Phi lippe remporte quelque avantage sur les Fourageurs Romains. Puis il est battu lui-même, & obligé de fuir. sulpicius retourne à Apollonie Les Etoliens se déclarent pour les Romains. Decrets des Athéniens contre Philippe. La Flotte se retire. On accorde l'Ovation à Len- tulus pour les succès remportés en Espa- gne. L. Furius défait l'Armée des Gau lois qui assiégeoit Crémone. Jalousie du Consul Aurelius contre L. Furius. Celui- ci revient à Rome, & demande le Triom phe. Il lui est accordé après de longues
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contestations. P. scipion fait célébrer des Jeux. ses soldats sont récompensés. Armée des Espagnols défaite. Retour du Consul Aurelius à Rome. On nom me de nouveaux Consuls. Combats de Gladiateurs. (Guerre de Macédoi- ne. Liv. XXXI. 1.) La secondeGuerre Punique, qui ve noit de se terminer d'une maniére si glo rieuse pour les Romains, fut suivie presque immédiatement de celle qu'ils eurent à sou tenir contre les Macédoniens. Celle-ci n'étoit en aucune sorte comparable à la prémiére, ni par le mérite du Chef, ni par le courage des troupes, ni par l'importance des événemens & la grandeur des dangers: mais elle étoit en quelque sorte plus illus tre par la gloire des anciens Rois de Macé doine, par l'éclat de la famille du Prince qui étoit actuellement sur le trône, & par les conquêtes de cette Nation, qui avoit occupé autrefois & soumis par les armes une grande partie de l'Europe, & une plus grande partie encore de l'Asie. (Epoque de la guer- re des Ro- mains con- tre Philip- pe) Au reste la guerre contre Philippe avoit commencé à peu près dix ans auparavant, l'an de Rome 541, lorsque Rome fit al liance avec les Etoliens. On pourroit mê me en faire remonter le commencement trois ans plus haut. Et cette même guerre avoit été terminée trois ans avant la fin de la seconde Guerre Punique. Les Romains avoient eu depuis plusieurs sujets de mé contentement de la part de Philippe Roi de
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Macédoine, tant parce qu'il avoit mal ob servé les conditions de la paix conclue avec les Etoliens & les autres Alliés, que parce qu'il avoit envoyé tout récemment à An nibal en Afrique des secours d'hommes & d'argent. Lors donc qu'ils se virent libres & tranquilles après la paix qu'ils avoient faite avec les Carthaginois, diverses plain tes qu'on apporta à Rome de différens cô tés contre Philippe, les disposérent à re commencer la guerre contre ce Prince.

(An. R. 552. Av. J. C. 200.)

C'est sous ces Consuls que commença la(Commen- cement de la guerre de Macé- doine. Diverses plaintes portées aux Romains contre Phi- lippe. Polyb. XVI. 6. & Legat. 4. Justin. XXX. 2 & 3. Val. Max. VI. 6.) guerre contre la Macédoine. Plusieurs é vénemens y avoient préparé de loin. Ptolemee Philopator, Roi d'Egypte, avoit laissé en mourant un fils âgé seule ment de cinq ans, qui fut appellé Ptolé mée Epiphane. Philippe & Antiochus Roi de syrie firent entre eux une ligue criminelle pour envahir ses Etats. La Cour d'Egypte, dans le danger où la mettoit l'u nion de ces deux Princes contre son Roi pupille, avoit eu recours aux Romains pour implorer leur protection, & leur of frir la tutéle du Roi, & la régence de ses Etats pendant sa minorité, assurant que le feu Roi l'avoit ainsi ordonné à sa mort. Les troupes de Philippe ravageoient ac-(Liv. XXXI 1. 2{??}) tuellement l'Attique, & y faisoient un bu tin considérable: ce qui donna lieu aux ha-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) bitans d'avoir recours aux Romains. Les Ambassadeurs des Rhodiens & du Roi At tale se joignirent à ceux d'Athénes, pour faire aussi leurs plaintes contre les entrepri ses des deux Rois, & pour donner avis aux Romains que Philippe, soit par lui- même, soit par ses Députés, sollicitoit plu sieurs villes d'Asie à prendre les armes, & qu'il avoit sans doute quelque grand dessein en tête. Les Romains, sur la demande des Am bassadeurs d'Egypte, n'hésitérent point à accepter la tutéle du jeune Prince; & en conséquence ils avoient nommé trois Dé putés, qui furent chargés de le notifier aux deux Rois, & de leur faire savoir qu'ils eussent à cesser d'inquiéter les Etats de leur Pupille; qu'autrement ils seroient obligés de leur déclarer la guerre. Les autres plain tes que j'ai marqué qu'ils reçurent presque en même tems, hâtérent le départ des trois Ambassadeurs. Il n'y a personne qui ne sente que c'est faire un digne usage de sa puissance, que de se déclarer si genéreuse ment pour un Roi & pour un Pupille op primé. (a) Voilà ce qui faisoit la gloire du Peuple & du sénat de Rome, qui étoit le réfuge des Rois & des Peuples. L'am- 92
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bition des Magistrats & des Généraux d'Ar(An. R. 552. Av. J. C. 200.) mée étoit de se rendre par leur équité & leur bonne-foi les Défenseurs des Provin ces & des Alliés. Aussi, dans ces heureux tems, l'Empire Romain étoit-il regardé comme le port & l'asile de tout l'Univers, où les Nations opprimées étoient sures de trouver une promte & puissante protection contre l'injustice & la violence. Les cho ses changérent bien dans la suite. Le sénat, après avoir répondu favora(Liv. XXXI. 3.) blement à tous les Ambassadeurs, sit partir M. Valerius Levinus qui avoit déja fait la guerre contre Philippe, & le chargea, en lui donnant la qualité de Propréteur, de s'approcher de la Macédoine avec une Flot te, pour examiner les choses de plus près, & être en état de secourir promtement les Alliés. Cependant on délibéroit sérieusement à(Liv. XXXI. 5.) Rome sur le parti qu'il faloit prendre. Dans le tems même que le sénat étoit assemblé pour examiner cette importante affaire, ar riva une seconde Ambassade de la part des Athéniens, qui marqua que Philippe étoit près d'entrer en personne dans l'Attique, & qu'infailliblement il se rendroit maître d'Athénes, si l'on ne leur envoyoit un promt secours. On reçut aussi des Lettres de Levinus Propréteur & d'Aurelius son Lieutenant, par lesquelles on apprit qu'on avoit tout à craindre de la part de Philippe, que le danger étoit très pressant, & qu'il n'y avoit point de tems à perdre.
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(An. R. 552. Av. J. C. 200. Le Peuple s'oppose d'abord à la déclaration de la guer- re contre Philippe. Liv. XXXI. 6.) sur ces nouvelles, le sénat crut que l'on ne pouvoit se dispenser d'entreprendre la guerre contre Philippe. Le Consul sulpi cius, à qui le département de la Macédoi ne étoit échu par le sort, en porta la pro position devant le Peuple. Elle fut d'abord rejettée par presque toutes les Centuries. Les citoyens, à peine sortis d'une guerre qui leur avoit couté tant de peines & de dangers, en avoient par eux-mêmes un ex trême éloignement, qui étoit encore beau coup augmenté par les discours séditieux de Q. Bebius. C'étoit un des Tribuns du Peuple, qui, rappellant l'ancien usage où étoient autrefois ses prédécesseurs de se fai re valoir auprès de la multitude en se décla rant contre les sénateurs, les accusoit de faire naître exprès guerre sur guerre, pour tenir toujours le peuple dans l'oppression, & ne lui point laisser de repos. Les séna teurs souffrirent avec beaucoup de peine un reproche si calomnieux & si injuste: ils chargérent d'opprobres dans le sénat même le Tribun qui en étoit l'auteur, & exhorté rent fortement le Consul de retourner une seconde fois devant le peuple, de lui re procher avec force son indolence pour le Bien public, & de lui faire sentir de quelle honte il alloit se couvrir, & quel tort il fe roit à l'Etat, si dans les circonstances pré sentes il différoit de déclarer la guerre à Philippe. (Le Consul fait revenir le Peuple à) Le Consul, aiant convoqu{!D}é l'Assemblée dans le Champ de Mars, avant que d'en-
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voyer les Centuries aux suffrages, leur par-(An. R. 552. Av. J. C. 200. l'avis du sénat, & la guerre est déclarée à Philippe. Liv. XXXI. 7. 8.) la de la sorte. Il paroit, Messieurs, que vous ignorez qu'il ne s'agit point ici de dé libérer s'il faut faire la guerre ou la paix; car Philippe, en se préparant à vous faire une rude guerre, ne vous en laisse pas le choix libre; mais de voir s'il faut transpor ter vos Légions en Macédoine, ou attendre que l'ennemi fasse passer ses troupes en Ita lie. Quelle différence il y a entre ces deux partis, vous avez du certainement le con noître par votre expérience dans la dernié re guerre contre les Carthaginois. Car qui doute que si, dès que les sagontins assiégés eurent recours à nous, nous avions été promts à leur porter du secours, comme l'a voient fait nos péres à l'égard des Mamer tins, nous n'eussions fait tourner contre l'Espagne tout le poids de la guerre, que notre négligence a attiré dans l'Italie, où peu s'en faut qu'elle ne nous ait accablés? Nous avons agi plus sagement à l'égard de ce même Philippe, lorsqu'il s'engagea par un Traité fait avec Annibal de passer en Italie; & il est clair que ce fut en faisant partir sur le champ Levinus avec une Flot te pour l'aller attaquer dans son propre pays, que nous le retinmes dans la Macé doine. Ce que nous fîmes pour-lors, pen dant que nous avions Annibal dans le cœur de l'Italie, nous hésitons à le faire mainte nant que ce redoutable ennemi est chassé de l'Italie, & que les Carthaginois sont vain cus sans retour? souffrons que Philippe, en
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) se rendant maître d'Athénes, fasse essai de notre lenteur, comme Annibal le fit en pre nant sagonte de force: nous le verrons ar river en Italie, non au bout de cinq mois, comme Annibal après la prise de sagonte, mais au bout de cinq jours depuis qu'il au ra fait partir sa Flotte de Corinthe. sou venez-vous de l'allarme que jetta autrefois dans toute l'Italie Pyrrhus Roi d'Epire, lorsque fier de sa victoire il vint presque jusqu'aux portes de Rome, & cela dans un tems où la République, plus florissante qn'elle n'avoit jamais été, ne manquoit ni de troupes ni de Généraux, & n'étoit point épuisée par de longues & de sanglantes guerres. Peut-on comparer, pour la puis sance, Pyrrhus à Philippe, l'Epire à la Macédoine? Mais pour ne vous point rap peller à d'anciens tems, faites réflexion à ce qui vient d'arriver tout récemment. si vous aviez refusé de passer en Afrique, vous auriez encore ici Annibal & les Car thaginois. Que la Macédoine, plutôt que l'Italie, sente toutes les horreurs de la guerre par le ravage de ses villes & de ses campagnes. Nous avons éprouvé plus d'u ne fois que nos armes sont plus heureuses au dehors, que dans notre propre pays. Retournez donc Messieurs aux suffrages, & rendez-vous à l'avis des sénateurs, au quel les Dieux immortels, que j'ai consul tés par les auspices & les sacrifices, pro mettent toutes sortes de propérités. Quand le Consul eut cessé de parler, l'af-
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faire fut mise de nouveau en délibération,(An. R. 552. Av. J. C. 200.) & la guerre fut ordonnée. On indiqua des priéres publiques qui devoient être conti nuées pendant trois jours, pour demander aux Dieux qu'ils accordassent un heureux succès à la guerre contre Philippe, qui ve noit d'être ordonnée par le Peuple. sul picius consulta les Féciaux, pour savoir s'il faloit que la déclaration de la guerre fût faite en personne au Roi Philippe, ou sim plement dans une place de son Royaume la plus prochaine. Ils répondirent que la chose étoit indifférente, & que de maniére ou d'autre elle seroit légitime. Le sénat laissa au Consul le choix de celui qui seroit chargé d'aller déclarer la guerre au Roi. On régla ensuite le département des provinces, le nombre des troupes qui devoient servir cette année, & des Généraux qui devoient les commander. On avoit déja satisfait aux priéres publi ques qui avoient été ordonnées, & l'on a voit visité, avec les cérémonies ordinai res, tous les Temples des Dieux. Le Peu ple, qui étoit fort religieux, & fort atten tif à se rendre les Dieux favorables, sur- tout dans le commencement d'une nouvel le guerre, ordonna encore que le Consul, à qui la province de Macédoine étoit é chue, promettroit aux Dieux des Jeux & des sacrifices. Pendant qu'on travailloit aux préparatifs(Ambassa- deurs de Ptolémée. Liv. XXXI. 9.) de la guerre, il arriva des Ambassadeurs de la part de Ptolémée Roi d'Egypte, qui dé-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) clarérent „que les Athéniens avoient en voyé demander à leur Maître du secours contre Philippe. Mais que, quoiqu'ils fussent ses Alliés aussi-bien que du Peu ple Romain, le Roi ne croyoit pas de voir envoyer en Gréce ni Armée ni Flotte pour attaquer ou défendre qui que ce fût, sans le consentement du Peuple Romain“. Le sénat, après avoir re mercié le Roi de son attention obligeante, répondit: „Que le dessein du Peuple Ro main étoit de défendre ses Alliés: que si dans la suite il se trouvoit avoir besoin de quelque secours pour cette guerre, il le feroit savoir au Roi, parce qu'il comp toit entiérement sur sa bonne volonté“. On renvoya les Ambassadeurs, après leur avoir fait des présens, & rendu tous les honneurs possibles. (souléve- ment de la Gaule, ex- cité par A- milcar. Liv. XXXI. 10.) Tous les esprits étant uniquement atten tifs à la guerre de Macédoine, on reçut d'un autre côté des nouvelles auxquelles on n'avoit pas lieu de s'attendre: c'est qu'A milcar Général des Carthaginois, qui étoit resté de l'Armée d'Asdrubal dans la Ligu rie, avoit soulevé les Insubriens, les Cé nomans, les Boyens, & d'autres peuples de la Gaule Cisalpine. Le Préteur L. Fu rius qui commandoit dans cette province, écrivoit au sénat que les ennemis, après avoir ravagé & brulé en partie Plaisance, marchoient actuellement contre Crémone. Qu'il étoit hors d'état de secourir ces deux Colonies, n'aiant pour toutes troupes que
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cinq mille hommes, & que ce seroit les(An. R. 552. Av. J. C. 200.) exposer à la boucherie que de les envoyer contre une Armée qui montoit au moins à quarante mille hommes. Après la lecture de ces Lettres, le sé nat commanda au Consul C. Aurelius de donner ordre sur le champ à son Armée, à qui il avoit marqué un jour pour le rendez- vous en Etrurie, de se rendre le même jour à Rimini; & pour lui, ou d'aller en per sonne au secours de la Colonie si les affai res de la République lui permettoient de quiter Rome, ou de charger de cette com mission le Préteur L. Furius. Il prit ce der nier parti. En même tems le sénat ordonna qu'on(Ambassa- deurs en- voyés à Car- thage & vers Masi- nissa. Liv. XXXI. 11.) enverroit trois Ambassadeurs, d'abord à Carthage, puis en Numidie vers le Roi Masinissa. C. Terentius Varron, P. Lu cretius, & Cn. Octavius furent nommés pour cette commission. Ils avoient ordre „de se plaindre au sé nat de Carthage de ce que leur Général Amilcar avoit fait prendre les armes aux Gaulois & aux Liguriens contre le Trai té, & de leur déclarer que s'ils vouloient conserver la paix qu'on leur avoit accor dée, ils eussent à rappeller leur citoyen, & à le remettre entre les mains des Ro mains. Ils devoient aussi leur marquer, qu'on n'avoit pas rendu aux Romains tous les transfuges: qu'on apprenoit à Rome qu'il en étoit resté un grand nom bre à Carthage, où ils alloient & ve-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) noient publiquement: qu'ils eussent soin d'en faire une recherche exacte, pour les leur rendre conformément au Traité. Les mêmes Ambassadeurs étoient chargés de congratuler Masinissa de la part du Peuple Romain, de ce que non seulement il avoit recouvré le Royaume de ses péres, mais qu'il l'avoit augmenté de la partie la plus florissante des Etats de syphax. Ils devoient aussi lui ap prendre qu'on avoit déclaré la guerre au Roi Philippe, parce qu'il avoit secouru les Carthaginois contre les Romains; & en conséquence le prier d'envoyer aux Romains un secours de Cavaliers Numi des pour être employés dans cette guer re“. Ils étoient chargés de présens pour le Roi, & avoient ordre de lui dire, „qu'il trouveroit dans la reconnoissance du Peu ple Romain tous les secours dont il pour roit avoir besoin, soit pour affermir son autorité, soit pour augmenter ses Etats.“ (Ambassa- deurs du fils de sy- phax vers les Ro- mains. Liv. ibid.) Dans le même tems les Ambassadeurs de Vermina fils de syphax s'adressérent au sé nat, „excusant la démarche imprudente de leur Maître lorsqu'il avoit pris les ar mes contre les Romains, sur la jeunesse de ce Prince, & en rejettant toute la faute sur les conseils trompeurs des Car thaginois. Ils représentérent que Masi nissa, d'ennemi des Romains étoit deve nu leur ami & leur allié. Que Vermina s'efforceroit par ses bons services de ne le céder ni à Masinissa, ni à aucun autre
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Prince, en zèle & en attachement pour(An. R. 552{??}. Av. J. C. 200.) le Peuple Romain“. Le sénat répon dit aux Ambassadeurs, „Que c'étoit sans aucune juste raison que syphax, d'allié & d'ami du Peuple Romain, en étoit de venu tout d'un coup ennemi; & que ce n'étoit pas avec moins d'injustice que Vermina son fils avoit voulu comme si gnaler son avénement au trône en atta quant les Romains. Qu'ainsi il devoit demander la paix au Peuple Romain, a vant que de songer à demander à en être reconnu Roi allié & ami. Que c'étoit un honneur que le Peuple Romain n'a voit coutume d'accorder qu'à ceux qui lui avoient rendu de grands services. Que les Députés de Rome seroient in cessamment en Afrique, & qu'ils mar queroient à Vermina les conditions aux quelles le Peuple Romain consentoit de lui donner la paix. Que s'il souhaitoit qu'on y ajoutât ou qu'on en retranchât quelque article, ou qu'on y fît quelque changement, il auroit recours de nou veau au sénat“. Les Députés Romains partirent avec les instructions dont nous venons de parler. Ils avoient chacun une galére à cinq rangs. Quand ils furent arrivés en Afrique, les(succès de l'Ambassa- de des Ro- mains en Afrique. Liv. XXXI. 19.) Carthaginois leur répondirent que tout ce qu'ils pouvoient faire par rapport à Amil car, étoit de prononcer contre lui la peine de l'exil, & de confisquer ses biens. Quant aux déserteurs & aux esclaves Romains,
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) qu'ils avoient rendu tous ceux qu'ils a voient pu découvrir. Qu'au reste ils enver roient des Ambassadeurs à Rome, pour donner satisfaction au sénat sur ces deux articles. En même tems ils firent porter à Rome deux cens mille boisseaux de fro ment, & autant en Macédoine, pour la subsistance des Armées. De Carthage les Ambassadeurs Romains se rendirent auprès de Masinissa, qui les reçut parfaitement bien. Il offrit à la Ré publique deux mille Numides, les Ambas sadeurs n'en acceptérent que mille. Ce Prince les fit embarquer lui-même, & les envoya en Macédoine, avec deux cens mille boisseaux de froment, & autant d'orge. Quand Vermina sut que les Ambassa deurs Romains étoient en chemin pour ve nir dans ses Etats, il alla au devant d'eux jusques sur les frontiéres de son Royaume. Il se soumit par avance à toutes les condi tions qu'il leur plaîroit de lui prescrire, a joutant que toute paix avec les Romains lui paroîtroit juste & avantageuse. Elle lui fut accordée. Les articles lui en furent marqués d'autorité, & il eut ordre d'envo yer des Députés à Rome pour en recevoir la ratification. (Argenten- levé du Temple de Proserpine. Liv. XXXI. 12.) Cependant le sénat Romain avoit reçu avis d'un nouveau sacrilége commis à Lo cres dans le Temple de Proserpine. C'é toit le Préteur Q. Minucius, à qui le Bru tium étoit échu pour département, qui a voit donné cet avis, marquant en même
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tems qu'on n'avoit pu découvrir les auteurs(An. R. 552. Av. J. C. 200.) du crime. Le sénat vit avec indignation que les sacriléges se multiplioient, & que l'exemple encore tout récent du crime & de la punition de Pleminius, ne fût pas ca pable d'intimider & d'arrêter les impies. Le Consul Aurelius fut chargé d'écrire au Pré teur, „Que le sénat ordonnoit qu'on fît des informations sur ce vol, comme on en avoit fait quelques années auparavant en pareil cas. Qu'on remît dans le Tré sor l'argent qui se retrouveroit. Qu'on suppléât à ce qui pourroit y manquer; & qu'on fît, si on le jugeoit à propos, des sacrifices expiatoires, tels que les Pontifes en avoient ordonnés aupara vant, en réparation d'un sacrilége si cri minel.“ Après qu'on eut satisfait à tous les de-(Remon- trances de plusieurs particuliers au sénat sur ce qui leur étoit du par la Républi- que. Liv. XXXI. 13.) voirs de Religion au sujet de différens pro diges, des particuliers en fort grand nom bre, à qui des trois payemens des sommes qu'ils avoient prêtées à la République il y avoit dix ans sous le Consulat de M. Vale rius & de M. Claudius, il en étoit du en core les deux derniers, s'adressérent au sé nat. Les Consuls leur avoient répondu, que le Trésor n'étoit point en état d'acqui ter actuellement cette dette, à cause des grandes dépenses auxquelles la nouvelle guerre obligeoit indispensablement pour entretenir de nombreuses Troupes, & pour équiper des Flottes considérables. „Ils représentoient que si la République vou-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) loit employer pour la guerre de Macé doine les sommes qui lui avoient été prêtées pour celle de Carthage, de nou velles guerres se succédant toujours les unes aux autres, la récompense de leur zèle pour la République seroit de se voir privés pour toujours de leur bien.“ Le sénat trouvoit ces remontrances fort justes, & elles l'étoient en effet: mais la République étoit absolument hors d'état d'acquiter ces dettes. Une telle situation devoit causer beaucoup de peine à des sé nateurs qui respectoient la justice, & ai moient véritablement le peuple. Ils trou vérent un sage tempérament, que les inté ressés mêmes leur fournirent: ce fut de cé der à ces particuliers les fonds de terre ap (Quinze ou seize lieues environ.) partenans au Public dans l'espace de cin quante milles depuis Rome, lesquels se trouvoient actuellement à vendre. Les Consuls furent chargés de faire l'estimation de ces fonds de terre, & imposérent sur chaque arpent un As de redevance par an née, pour servir de témoignage que ces fonds étoient de la Censive du Public. Et quand l'Etat pourroit acquiter ces dettes, on laissoit aux particuliers, qui aimeroient mieux avoir de l'argent comptant que de conserver ces fonds, la liberté de les ren dre à l'Etat. Ils acceptérent ces conditions avec joie. Il y a, dans toute cette con duite, un esprit d'équité & d'amour du Bien public, qui fait beaucoup d'honneur aux Romains, & qui devroit servir de mo-
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déle à tous ceux qui sont chargés du Gou(An. R. 552. Av. J. C. 200.) vernement; dont un des plus essentiels de voirs, est de regarder la bonne-foi dans les engagemens publics comme une chose sacrée & inviolable, a laquelle on ne doit jamais donner atteinte. Cette (a) persua sion établie fortement dans les esprits, est la plus grande ressource des Etats. Enfin le Consul sulpicius, après avoir(Le Consul sulpicius arrive en Macédoine, & envoie Centho au secours d'Athénes. Liv. XXXI. 14.) fait dans le Capitole les priéres & les vœux accoutumés, partit de Rome revétu de sa (b) cotte-d'armes, & précédé de ses lic teurs. Il passa de Bronduse en Macédoine en deux jours. A son arrivée, il y trou va les Députés d'Athénes, qui le conjuré rent de les délivrer du siége que les trou pes de Philippe avoient mis devant leur ville. Il envoya sur le champ C. Claudius Centho au secours d'Athénes, avec vingt galéres & quelques troupes. Centho étant entré dans le Pirée avec(Centho ra- vage la ville de Chalcis. Liv. XXXI. 25{??}.) ses galéres, rendit aux habitans le courage & la confiance. Il ne se contenta pas de mettre la ville & tout le pays voisin en su reté: mais aiant appris que la garnison de Chalcis ne gardoit aucune régle ni aucune discipline comme éloignée de tout dan ger, il partit avec sa Flotte, arriva près de 93 94
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) la ville avant le jour, & aiant trouvé les sentinelles endormies y entra sans peine, mit le feu aux greniers publics remplis de blé, & à l'arsenal qui étoit plein de ma chines de guerre, & tailla en piéces tout ce qui se trouva de soldats dans la ville. s'il avoit eu assez de troupes pour laisser une garnison dans Chalcis sans abandonner la défense d'Athénes, ç'auroit été, au commencement de cette guerre, un coup de la derniére importance, que d'enlever à Philippe la ville de Chalcis & l'Euripe. Car le détroit de l'Euripe ferme l'entrée dans la Gréce par mer, comme le défilé des Thermopyles par terre. Mais il n'étoit pas en état de partager le peu de troupes qu'il avoit. Ainsi, après avoir fait porter dans ses vaisseaux le butin qu'il avoit fait, il re tourna au Pirée d'où il étoit parti. (Philippe assiége A- thénes inu- tilement. Liv. XXXI. 24.) Philippe, qui étoit pour-lors à Démé triade, à la prémiére nouvelle qu'il reçut du desastre de cette ville alliée, accourut dans l'espérance de surprendre les Ro mains. Mais ils n'y étoient plus, & il sembla n'être venu que pour être témoin du triste spectacle de cette ville encore fu mante & demi-ruïnée. substituant à la joie qu'il auroit eue de secourir ses Alliés, le plaisir de se venger de ses ennemis, il songea à rendre la pareille à Athénes, & à la surprendre comme les Romains avoient surpris Chalcis. Il en seroit venu à bout, si un de ces coureurs, qu'on appelloit
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(a)Hémérodromes, aiant apperçu de la(An. R. 552. Av. J. C. 200.) hauteur où il étoit placé les troupes du Roi, n'en avoit porté promtement la nouvelle à Athénes, où il arriva vers le minuit, & où tout étoit endormi. Philippe y arriva aussi peu d'heures après, mais avant le jour. Le Prince appercevant les lumiéres qu'on avoit allumées en différens endroits, & enten dant le tumulte & les cris des citoyens qui couroient par-tout où le péril & la nécessi té les appelloient, se détermina à attaquer la ville de vive force, puisque la ruse lui avoit mal réussi. Les Athéniens avoient rangé leurs trou pes en bataille hors de l'enceinte des murs à la porte Dipyle. Philippe marcha à la tête de son Armée, se jetta lui-même dans la mêlée, & en aiant tué ou blessé plusieurs de sa main les repoussa dans la ville, où il ne jugea pas à propos de les suivre. Il dé chargea sa colére sur les maisons de plaisan ce, & sur les lieux publics d'exercice com me le Lycée, mettant le feu par-tout, & ruïnant tout ce qui se rencontroit sous ses pas, sans épargner ni les tombeaux, ni ce qu'il y avoit de plus sacré. Il partit de-là pour surprendre Eleusis, où il manqua aussi son coup. Il revint peu de tems après devant Athé(Il assiége une secon- de fois A- thénes avec aussi peu de) nes, & en forma une seconde fois le siége avec aussi peu de succès qu'à la prémiére. 95
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(An. R. 552. Av. J. C. 200. succès, & désole tou- te l'Atti- que. Liv. XXXI. 26.) Repoussé honteusement par les assiégés, il alla de nouveau ravager les campagnes. A près le prémier siége il n'avoit détruit que les tombeaux qu'il avoit trouvés hors de la ville: maintenant, pour ne rien épar gner de tout ce que la Religion devoit ren dre inviolable, il fit bruler & démolir tous les Temples des bourgs & villages de la contrée. Le marbre qui se trouvoit en a bondance dans l'Attique, travaillé par les excellens Ouvriers qui savoient mettre cet te matiére en œuvre, avoit orné tout le pays de ces édifices sacrés, que ce Prince sacrifia pour-lors à sa fureur & à sa vengean ce. Non content de raser les Temples, & de renverser les statues des Dieux, il fit encore mettre en piéces toutes les pierres qui étoient restées entiéres, afin qu'il ne restât aucun vestige de tant de beaux mo numens, & qu'on n'en pût pas montrer mê me les ruïnes. Après une si glorieuse ex pédition, il se retira en Béotie. Un Roi, si peu maître de sa colére, & qui se livre à de tels excès, n'en mérite guéres le nom. (Les Ro- mains rava- gent les frontiéres de la Macé- doine. Liv. XXXI. 27. Des Rois voisins de la Macédoine se joignent au Consul.) Le Consul, qui campoit entre Apollonie & Dyrrachium, envoya en Macédoine un détachement assez considérable sous la con duite du Lieutenant Apustius qui ravagea le plat-pays, & se rendit maître de plusieurs petites villes. Les Romains aiant commencé la guerre par ces expéditions assez heureuses, virent arriver dans leur camp plusieurs Rois ou Princes voisins de la Macédoine; en-
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tre autres Pleurate fils de scerdiléde Roi d'u(An. R. 552. Av. J. C. 200. Liv. XXXI. 28.) ne partie de l'Illyrie, Aminandre Roi des Athamanes, & Bato fils de Longare Prince des Dardaniens. Longare avoit été assez puis sant pour faire la guerre en son nom contre Demetrius pére de Philippe. Le Consul ré pondit à ces Princes qui lui offroient leurs services contre le Roi de Macédoine, que quand il entreroit dans le pays ennemi avec son Armée, il employeroit les troupes que les Dardaniens & Pleurate lui fourniroient. Pour Aminandre, il le chargea d'engager les Etoliens à entrer dans la ligue contre Philippe. Il fit dire à Attale, dont les Am bassadeurs étoient aussi venus le trouver, qu'il attendît la Flotte des Romains à Egi ne, où il étoit en quartier d'hiver; & que quand elle s'y seroit rendue, & jointe à lui, il continuât à faire la guerre aux Ma cédoniens par mer, comme il avoit com mencé. Il envoya aussi des Ambassadeurs aux Rhodiens, pour les exhorter à agir de concert avec les Alliés contre Phi lippe. Ce Prince, de son côté, étant arrivé(Préparatifs de Philippe.) en Macédoine, se préparoit aussi fortement à la guerre. Il fit partir son fils Persée, qui étoit encore fort jeune, avec des Lieute nans capables de le conduire, & une partie de ses troupes, pour s'emparer des défilés qui sont à l'entrée de la (a) Pélagonie. 96
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) Il rasa sciathe & Péparéthe, villes assez considérables situées dans les Iles de la Mer Egée de même nom, pour empê cher qu'elles ne devinssent la proie de la Flotte ennemie. Il envoya des Ambassa deurs aux Etoliens, dont il connoissoit l'in quiétude & l'inconstance, pour les exhor ter à demeurer unis avec lui contre les Ro mains. (Assemblée des Eto- liens, où Philippe, les Athé- niens & les Romains envoient leurs Am- bassadeurs. Liv. XXXI. 29- 32.) Les Etoliens devoient tenir à un certain jour marqué leur Assemblée générale. Phi lippe, les Romains & les Athéniens y envoyérent leurs Ambassadeurs. Celui de Philippe prit le prémier la parole. „Il se borna à demander que les Etoliens s'en tinssent aux conditions de la paix qu'ils avoient conclue quelques années aupara vant avec Philippe, aiant éprouvé alors combien l'alliance avec les Romains é toit contraire à leurs intérêts. Il leur cita l'exemple de Messine & de toute la sici le, dont les Romains s'étoient rendu maîtres sous prétexte d'y porter du se cours. Il leur exagéra la rigueur avec la quelle les Romains traitoient les villes conquises, syracuse, Tarente, Capoue: (a) cette derniére sur-tout, qui n'étoit plus Capoue, mais le tombeau des Cam paniens, un cadavre de ville, sans sé nat, sans Peuple, sans Magistrats, plus 97
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cruellement traitée par ceux qui l'a(An. R. 552. Av. J. C. 200.) voient laissé subsister en cet état, que s'ils l'eussent entiérement détruite.“ si des Etrangers, dit-il, plus éloignés de nous par leur langage, leurs mœurs, leurs cou tumes & leurs Loix, que par les espaces de terre & de mer qui nous en séparent, viennent à s'emparer de ce pays, il y au roit de la folie d'espérer qu'ils voulussent nous traiter plus humainement qu'ils n'ont fait leurs voisins. Entre nous autres peuples du même pays, & qui parlons la même langue, Etoliens, Acarnaniens, Ma cédoniens, il peut s'élever de légers diffé rends, qui n'ont point de suites ni de du rée: mais avec des Etrangers, avec des Barbares, tous tant que nous sommes de Grecs, nous sommes & serons continuelle ment en guerre. Car c'est la nature, tou jours invariable, & non quelque cause pas sagére, qui les arme contre nous, & nous contre eux. Il n'y a que peu d'années, que dans ce même lieu vous fîtes la paix avec Philippe. Les mêmes causes subsistent en core, & nous espérons que vous garderez aussi la même conduite. Les Députés d'Athénes, du consente ment des Romains, parlérent ensuite. „Ils commencérent par exposer d'une manié re touchante l'acharnement impie & sa crilége de Philippe contre les monumens les plus sacrés de l'Attique, contre les Temples les plus augustes, contre les Tombeaux les plus respectés, comme s'il
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) eût déclaré la guerre non seulement aux hommes & aux vivans, mais encore plus aux manes des morts, & à la majesté mê me des Dieux. Que l'Etolie & toute la Gréce devoient s'attendre à un pareil trai tement, si Philippe en trouvoit l'occa sion. Ils finirent en priant & en conju rant les Etoliens d'avoir compassion d'A thénes, & d'entreprendre sous la condui te des Dieux, & sous celle des Romains dont la puissance ne le cédoit qu'à celle des Dieux, une guerre aussi juste que celle qu'on leur proposoit. Le Député Romain, après avoir réfu té fort au long les reproches du Macé donien sur le traitement que Rome avoit fait souffrir aux villes conquises, & avoir opposé l'exemple de Carthage, à qui tout récemment on venoit d'accorder la paix & la liberté, soutint que bien loin qu'on pût accuser les Romains de cruau té, ce qu'ils avoient à craindre, c'étoit plutôt que par l'excès de leur bonté & de leur douceur ils n'invitassent les peu ples à se déclarer plus facilement contre eux, parce que les vaincus avoient tou jours une ressource assurée dans leur clé mence. Il représenta d'une maniére courte, mais vive, les actions crimi nelles de Philippe, ses horribles cruau tés, & ses débauches encore plus détes tées que ses cruautés: tous faits d'autant plus connus de ceux devant qui il par loit, qu'ils étoient plus voisins de la Ma-
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cédoine, & en relation perpétuelle avec(An. R. 552. Av. J. C. 200.) Philippe.“ Mais, pour me renfermer dans ce qui vous regarde, dit ce Député en s'a dressant aux Etoliens, nous avons entrepris la guerre contre Philippe pour votre défen se; vous avez fait la paix avec lui sans no tre participation. Peut-être direz-vous pour vous justifier, que nous voyant occupés à la guerre contre les Carthaginois, forcés par la crainte vous avez accepté les loix que vous imposoit le plus fort: & nous, de no tre côté, appellés ailleurs pour des soins plus importans, nous avons négligé une guerre à laquelle vous aviez renoncé. Maintenant délivrés, graces aux Dieux, de la guerre de Carthage, nous tournons toutes nos for ces contre la Macédoine. C'est une occasion pour vous de rentrer dans notre amitié & dans notre alliance, que vous ne devez pas négliger, à moins que vous n'aimiez mieux périr avec Philippe, que vaincre avec les Romains. Damocrite, Préteur des Etoliens, sentit(L'Assem- blée se sé- pare sans rien con- clure. Liv. ibid. 32.) bien que ce dernier discours entraîneroit tous les suffrages: on prétend que Philippe l'avoit gagné par argent. sans paroître em brasser aucun parti, il représenta que l'affai re étoit trop importante pour être décidée sur le champ, & qu'il faloit prendre du tems pour y songer murement. Par-là il éluda les projets & les espérances des Romains; & il se vantoit d'avoir rendu un service considé rable à sa Nation, qui attendroit l'événement pour se déterminer, & qui alors se déclareroit pour le plus fort.
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(An. R. 552. Av. J. C. 200. Le Consul entre en Macédoine. Rencontre de deux partis. Liv. XXXI. 33. Ibid. 34.) Philippe cependant préparoit vigoureu sement la guerre par terre & par mer; mais le Consul la faisoit actuellement. Il étoit entré en Macédoine, & s'étoit avancé vers les Dassarétes. Philippe se mit aussi en cam pagne. Ils ignoroient encore tous deux quelle route l'ennemi avoit prise. On fit de part & d'autre un détachement de Cavale rie pour aller à la découverte. Ces deux troupes se rencontrérent. Comme elles n'é toient composées que de gens d'élite, le combat fut rude, & la victoire demeura douteuse: il resta sur la place du côté des Macédoniens quarante Maîtres, & trente- cinq du côté des Romains. Le Roi, persuadé que le soin qu'il pren droit d'ensevelir ceux qui étoient morts dans cette rencontre, contribueroit beau coup à lui gagner l'affection des troupes, & les animeroit à combattre vaillamment pour lui, fit amener leurs corps dans le camp, afin que toute l'Armée fût témoin des hon neurs qu'il leur rendroit. Il (a) n'y a rien sur quoi l'on doive moins compter que sur les sentimens & les dispositions de la multi tude. Ce spectacle, qu'on croyoit devoir animer les soldats, ne servit qu'à rallentir leur courage. Ils n'avoient eu affaire jus ques-là qu'avec les Grecs, qui n'emplo yoient guéres que des fléches, des demi-pi- 98
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ques & des lances, & par cette raison fai(An. R. 552. Av. J. C. 200.) soient de moins grandes blessures. Mais quand ils virent les corps de leurs compa gnons couverts de larges plaies faites par les sabres Espagnols, des bras coupés, des épaules entiéres enlevées, des têtes sépa rées du tronc, cette vue les saisit de fra yeur, & leur fit comprendre contre quels ennemis on les menoit. Le Roi lui-même, qui n'avoit point en core vu de près les Romains dans un com bat en forme, en fut effrayé. Aiant su par des transfuges l'endroit où les ennemis s'étoient arrêtés, il s'y fit conduire par les guides avec son Armée, qui étoit de vingt mille hommes de pié, & de quatre mille chevaux; & il se posta à une distance d'un peu plus de deux cens pas de leur camp, près de la petite ville d'Athaque, sur une hauteur qu'il fit fortifier de bons fossés & de bons retranchemens. Quand, du haut de sa colline, il considéra la disposition du camp Romain, il s'écria Que(a)ce n'é toit pas-là un camp de Barbares. Le Consul & le Roi demeurérent deux(Diverses actions peu importantes entre les deux Ar- mées. Liv. XXXI. 35.) jours sans faire de mouvement, s'attendant l'un l'autre. Au troisiéme, sulpicius sortit de son camp, & rangea ses troupes en ba taille. Philippe, qui craignoit de hazarder une action générale, envoya contre les en nemis un détachement de quatorze cens hommes, moitié Infanterie & moitié Ca- 99
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) valerie; auquel les Romains en opposérent un de pareil nombre, qui eut l'avantage, & mit l'autre en fuite. Ils évitérent aussi heu reusement l'embuscade que le Roi leur a voit préparée. Ces deux avantages, l'un de force ouverte, & l'autre de ruse, rempli rent les troupes de confiance & de hardies se. Ainsi le soldat Romain, supérieur par la force, & inutilement attaqué par la ru se, se retira plein de joie & de confiance. Le Consul les remena dans le camp, & le lendemain il les en fit sortir, & alla présen ter la bataille au Roi, aiant placé au pré mier rang les éléphans que les Romains a voient pris sur les Carthaginois, & dont ils firent alors usage pour la prémiére fois. Philippe ne jugea pas à propos d'accepter le défi, & demeura renfermé dans son camp, malgré les reproches insultans de sulpicius, qui l'accusoit de crainte & de lâcheté. (Philippe remporte quelque a- vantage sur les foura- geurs Ro- mains. Puis il est battu lui- même, & obligé de fuir. Liv. XXXI. 36- 40.) Comme, dans un tel voisinage des deux Armées, les fourages étoient fort dange reux, le Consul s'éloigna d'environ huit milles, (plus de deux lieues & demie), & s'avança vers un bourg nommé Octolophe, d'où les fourageurs se répandirent dans tous les environs par pelotons séparés. Le Roi se tint d'abord enfermé dans ses retranche mens, comme si la peur l'y eût retenu; a fin que l'ennemi, en devenant plus hardi, devînt aussi moins précautionné. Cela ne manqua pas d'arriver. Quand [Phi-]
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Philippe les vit répandus en grand nombre(An. R. 552. An. J. C. 200.) dans la campagne, il sortit brusquement de son camp avec toute sa Cavalerie, que les Crétois suivirent autant que le pouvoient faire des gens à pié, & alla à toute bride se poster entre le camp des Romains & les fourageurs. Là, divisant ses troupes, il en envoya une partie contre les fourageurs, a vec ordre de faire main-basse sur tout ce qui se présenteroit; & lui, avec l'autre partie, il se saisit de tous les passages par où ils pourroient revenir. La fuite & le carnage remplissoient la plaine, sans qu'on sût rien encore dans le camp Romain de ce qui se passoit dehors, parce que les fuyards tom boient dans les troupes du Roi, & ceux qui gardoient les chemins en tuoient un bien plus grand nombre, que ceux qui étoient envoyés à la poursuite des ennemis. Enfin cette triste nouvelle arriva dans le camp. Le Consul donna ordre aux Cava liers d'aller, chacun par où il pourroit, au secours des fourageurs. Pour lui, il fit sor tir les Légions du camp, & les mena en Bataillon quarré contre les ennemis. Les Cavaliers, dispersés de côté & d'autre, s'é garérent d'abord, trompés par les cris qui venoient de divers endroits. Plusieurs ren contrérent les ennemis. Le combat s'en gagea en même tems de différens côtés. La plus rude mêlée fut dans le corps de trou pes que le Roi commandoit en personne, lesquelles étoient fort nombreuses tant en Infanterie qu'en Cavalerie: outre que ces
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) troupes étoient infiniment animées par la présence du Roi, & que les Crétois, qui combattoient serrés & de pié ferme contre des ennemis dispersés & en desordre, en tuoient un grand nombre. Il est certain que s'ils avoient su se mo dérer dans la poursuite des Romains, cette journée auroit décidé, non seulement de la bataille présente, mais peut-être encore du succès de toute la guerre. Mais, pour s'ê tre livrés témérairement à une ardeur in considérée, ils tombérent au milieu des Co hortes Romaines qui s'étoient avancées a vec leurs Officiers. Et pour-lors les fuyards, aiant apperçu les Enseignes Romaines, fi rent volte-face, & poussérent leurs chevaux contre les ennemis qui étoient tout en de sordre. En un moment la face du combat changea, ceux qui poursuivoient auparavant prenant la fuite. Beaucoup furent tués en combattant de près, beaucoup en s'enfuyant: & ils ne périssoient pas seulement par le fer, mais plusieurs se précipitant dans des ma rais s'enfoncérent tellement dans la boue qu'ils y restoient avec leurs chevaux. Le Roi lui-même courut un grand risque. Car aiant été jetté à bas de son cheval qui avoit reçu une rude blessure, il alloit être percé de coups, si un Cavalier, mettant promtement pié à terre, ne lui eût donné le sien. Mais ce Cavalier lui-même, ne pou vant plus fuir assez promtement, fut tué par les ennemis après avoir sauvé la vie à son Roi. Philippe fit de longs circuits au-
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tour des marais, & arriva enfin dans le(An. R. 552. Av. J. C. 200.) camp, où l'on n'espéroit plus de le revoir. Nous avons déja vu plusieurs fois, & l'on ne sauroit trop le faire remarquer aux gens du métier pour les mettre en état d'éviter une pareille faute, que la perte des batail les vient souvent du trop d'ardeur des Offi ciers, qui n'étant occupés que de la pour suite des ennemis, oublient & négligent ce qui se passe dans le reste de l'Armée, & se laissent enlever, par un desir de gloire mal entendu, une victoire qu'ils avoient entre les mains, & qui leur étoit assurée. Philippe n'avoit pas perdu beaucoup de monde dans cette action, mais il en crai gnoit une seconde; &, pour l'éviter, il se proposa de se retirer, & de dérober sa re traite à l'ennemi. Dans ce dessein, il en voya sur le soir un héraut au Consul, lui de mander une suspension d'armes pour enter rer ses morts. Le Consul, qui s'étoit mis à table, fit dire à ce héraut que le lende main matin il lui rendroit réponse, Philip pe, pendant ce tems-là, aiant laissé dans son camp beaucoup de feux allumés pour tromper les Romains, en partit sans bruit dès que la nuit fut venue. Comme il avoit d'avance sur le Consul la nuit entiére, & une partie du jour suivant, il lui fit perdre l'espérance de pouvoir l'atteindre. sulpicius ne se mit en marche que quel ques jours après. Le Roi avoit espéré l'ar rêter dans des défilés, dont il fortifia l'en trée par des fossés, des retranchemens, &
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) de gros amas de pierres & d'arbres: mais la patience & le courage des Romains sur montérent & écartérent toutes ces difficul- (sulpicius retourne à Apollonie.) tés. Le Consul, après avoir fait le dégat dans le pays, & s'être rendu maître de plu sieurs places importantes, ramena son Ar mée à Apollonie, d'où il étoit parti au com mencement de la campagne. (Les Eto- liens se dé- clarent pour les Ro- mains. Liv. XXXI. 40. 43.) Les Etoliens, qui n'attendoient que l'é vénement pour prendre leur parti, ne tar dérent pas alors à se déclarer en faveur des Romains qui prenoient le dessus. s'étant joints avec Amynandre Roi des Athama nes, ils firent quelques courses dans la Thes salie, qui leur réussirent assez mal, Philip pe les aiant battus en plusieurs occasions, & réduits à se retirer avec grande peine en E tolie. Un de ses Lieutenans vainquit aussi les Dardaniens, qui étoient entrés en Ma cédoine pendant l'absence du Roi, qui se consola par ces petits avantages du mauvais succès qu'il avoit eu contre les Romains. (Decrets des Athé- niens con- tre Philip- pe. Liv. XXXI. 44- 45.) Dans cette même campagne, la Flotte Romaine, jointe à celle d'Attale, s'appro cha d'Athénes. La haine des Athéniens contre Philippe, dont la crainte les avoit forcés de modérer les effets, éclata alors sans mesure à la vue d'un secours si puis sant. Dans une ville libre comme Athénes, où le talent de la parole avoit un pouvoir souverain, les Orateurs avoient pris un tel ascendant sur le peuple, qu'ils lui faisoient prendre telle résolution qu'ils vouloient. Ici le Peuple, sur leur requisition, ordonna
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„que toutes les statues & représentations(An. R. 552. Av. J. C. 200.) du Roi Philippe, & de tous ses ancêtres de l'un & de l'autre sexe, seroient abso lument détruites; que leurs noms se roient effacés, avec tous les titres & tou tes les inscriptions dont on auroit pu les honorer par le passé. Que les fêtes, les sacrifices, les sacerdoces établis en leur honneur, seroient pareillement abolis. Que tous les lieux où on leur auroit éri gé quelque monument, seroient décla rés impurs, profanes, & détestables. Que les Prêtres, toutes les fois qu'ils offri roient aux Dieux des priéres pour le Peu ple d'Athénes, pour leurs Alliés, pour leurs Armées & pour leurs Flottes, char geroient en même tems de toutes sortes d'anathêmes & d'exécrations Philippe, ses enfans, son royaume, ses troupes de terre & de mer, en un mot tous les Ma cédoniens en général, & tout ce qui leur appartenoit“. On ajouta à ce Decret, Que tout ce qui seroit proposé dans la suite propre à décrier & à deshonorer Philippe, seroit agréé par le peuple; & que quiconque oseroit dire ou faire quel que chose en faveur de Philippe, ou con tre ces Decrets infamans, pourroit être tué sur le champ sans autre formalité“. Enfin, pour ne rien oublier, & renfermer tout dans une expression générale, le De cret finissoit par ordonner, „Que tout ce qui avoit été autrefois décerné contre les enfans du Tiran Pisistrate, auroit lieu
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) contre Philippe“. Les Athéniens fai soient ainsi la guerre à Philippe par des De crets & des Ordonnances, qui étoient pour lors leur unique force. Excessifs en tout, ils prodiguérent à proportion les louanges, les honneurs, & toutes sortes d'hommages à l'égard d'Attale & des Romains. (Liv. XXXI. 14 & 15.) Quelque tems auparavant, lorsque ce même Attale entra dans le Pirée avec sa Flotte, dans le dessein de renouveller son Traité d'alliance avec les Athéniens, tous les habitans de la ville avec leurs femmes & leurs enfans, tous les Prêtres revétus de leurs habits sacerdotaux, & l'on pourroit presque dire les Dieux mêmes sortis en quelque sorte de leurs demeures, allérent au devant de lui, & le reçurent comme en triomphe. On convoqua l'Assemblée, pour entendre les propositions que ce Prince a voit à leur faire. Mais (a) il jugea sage ment qu'il convenoit mieux à sa dignité de leur déclarer ses intentions par un Ecrit qui seroit lu lui absent, que de s'exposer à rou gir en rapportant lui-même de vive voix les services qu'il avoit rendus à leur Républi que, & recevant de leur part des éloges ou trés, qui feroient infiniment souffrir sa mo destie. Ce fut pour-lors que l'on proposa d'ajouter une onziéme Tribu aux dix an- 100
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ciennes qui formoient le Corps de l'Etat,(An. R. 552. Av. J. C. 200.) laquelle porteroit le nom d'Attale. On ne reconnoit point ici cette noblesse de sentimens, ce zèle vif & ardent pour la Liberté, cet éloignement ou plutôt cette haine comme naturelle de toute flaterie & de toute basse soumission, qui étoit le ca ractére le plus marqué de ces anciens Ré publicains, & qui avoit fait autrefois leur gloire. La Flotte des Romains & d'Attale, à(La Flotte se retire. Liv. XXXI. 45 47.) laquelle s'étoient joints vingt Vaisseaux Rhodiens, courut les côtes, & fit quelques expéditions, dont le détail n'a rien de fort intéressant: après quoi elle se sépara, & chacun alla prendre dans son pays des quar tiers d'hiver. Pour moins interrompre ce qui regarde la guerre contre Philippe, j'ai omis quel ques faits, que je rendrai ici. J'en userai quelquefois ainsi, sans en avertir. Le Proconsul L. Cornelius Lentulus é-(On accorde l'Ovation à Lentulus pour les succès rem- portés en Espagne. Liv. XXXI. 20.) tant revenu d'Espagne, après avoir exposé au sénat les services qu'il avoit rendus à la République pendant plusieurs années dans cette province, demanda que pour récom pense on lui permît d'entrer en triomphe dans la ville. Les sénateurs ne disconve noient pas qu'il n'eût mérité cet honneur. Mais il n'y avoit point d'exemple qu'un Général eût triomphé, à moins qu'il n'eût commandé en qualité de Dictateur, de Con sul, ou de Préteur; & Lentulus n'avoit eu en Espagne que le titre de Proconsul. C'é-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) toit sur ce fondement qu'on avoit refusé le Triomphe à scipion même après son re tour d'Espagne. Cependant on prit ici un tempérament, & l'on accorda à Lentulus l'Ovation, c'est-à-dire le petit Triomphe. (L. Furius défait l'Ar- mée des Gaulois qui assiégeoit Crémone. Liv. XXXI. 3{??}1. 22.) J'ai marqué auparavant que le Préteur L. Furius, en l'absence du Consul, en avoit reçu ordre de marcher promtement au se cours de Crémone assiégée par les Gaulois. Il ne perdit point de tems, s'approcha des ennemis, & leur présenta la bataille. Fu rius donna de si bons ordres, & anima tel lement ses troupes, que les Gaulois, après une médiocre résistance, prirent la fuite, & se retirérent en desordre dans leur camp. La Cavalerie des Romains les y poursuivit; & les Légions y étant arrivées peu de tems après, l'attaquérent, & le prirent. Il s'en sauva à peine six mille. Il en fut tué ou pris plus de trente-cinq mille, avec quatre- vingts drapeaux, & plus de deux cens cha riots remplis d'un riche butin. Amilcar, Capitaine des Carthaginois, y fut tué, avec trois Généraux Gaulois des plus distingués. Le vainqueur tira de leurs mains deux mil le citoyens libres de Plaisance, qu'ils avoient fait prisonniers, & qu'il rétablit dans leur Colonie. Une victoire si considérable cau sa une extrême joie aux Romains. Dès qu'on en eut appris la nouvelle par les Let tres du Préteur, le sénat ordonna des ac tions de graces aux Dieux, dont la solen nité dureroit trois jours. (Jalousie du Consul) Quoique le Préteur eût presque terminé
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cette guerre, le Consul Aurelius aiant fini(An. R. 552. Av. J. C. 200. Aurelius contre le Préteur. Liv. XXXI. 47.) les affaires qui le retenoient à Rome, ne laissa pas de se rendre dans la Gaule, & de prendre le commandement de l'Armée victorieuse, que lui remit le Préteur. A son arrivée, il ne put dissimuler le dépit & le ressentiment dont il étoit pénétré, de ce que le Préteur avoit agi pendant son absen ce. Il y a dans la jalousie un travers d'esprit, & une bassesse de sentimens, qui devroit faire haïr & détester ce vice à tout le monde. C'étoit le Consul lui-même qui avoit ordonné à Furius de la part du sénat d'agir sans délai. Vouloit-il que pour l'at tendre il demeurât les bras croisés, & qu'il laissât prendre Crémone sous ses yeux? Au-lieu d'entrer en part de la victoire, & de s'en faire honneur en rendant justice au vainqueur, il lui ordonna de passer dans l'Etrurie, pendant que lui-même mena ses Légions sur les terres des ennemis, & par les ravages qu'il exerça, y fit une guerre dont il remporta plus de butin que de gloire. Le Préteur Furius, voyant qu'il n'y a-(Furius re- vient à Ro- me, & de- mande le Triomphe. Liv. XXXI. 47.) voit rien à faire dans l'Etrurie, & persuadé d'ailleurs qu'en l'absence d'un Consul irrité & jaloux il obtiendroit plus facilement le Triomphe auquel il aspiroit, & qu'il cro yoit avoir justement mérité par la défaite des Gaulois, revint en diligence à Rome où l'on ne l'attendoit point. Le sénat lui donna audience dans le Temple de Bello ne. Après avoir rendu compte de sa con-
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) duite, & exposé les circonstances de sa victoire, il demanda qu'il lui fût permis d'entrer triomphant dans la ville. (Après de longues contesta- tions, le Triomphe lui est ac- cordé. Ibid. 48. 49.) Cette démarche avoit quelque chose de peu régulier. Aussi les Anciens du sénat opinoient-ils à lui refuser le Triomphe; „& parce que ce n'étoit point avec sa propre Armée, mais avec celle du Con sul qu'il avoit vaincu les Gaulois; & sur-tout parce qu'il avoit quité sa provin ce, ce qui étoit sans exemple, par l'a vidité d'emporter le Triomphe à la fa veur de l'absence du Consul“. Les Consulaires alloient plus loin; &, comme ils étoient intéressés à soutenir la splendeur & la majesté du Consulat, qui sembloit a voir été peu ménagée par Furius, ils pré tendoient, „Qu'il avoit été de son de voir d'attendre le Consul, avant que de rien tenter. Qu'il auroit pu, en de meurant campé près de la ville, défen dre la Colonie, & tirer les choses en longueur sans donner bataille, jusqu'à ce qu'Aurelius fût arrivé. Que le sénat ne devoit pas imiter sa témérité, mais at tendre le retour du Consul. Qu'alors, aiant entendu les raisons de part & d'au tre, il seroit plus en état de décider la question.“ Le plus grand nombre, frappés de la grandeur de la victoire remportée par Fu rius, & sollicités vivement par ses amis & ses proches, soutenoient „Que l'unique point de la difficulté étoit de savoir si ce
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Préteur avoit agi comme Général en(An. R. 552. Av. J. C. 200.) chef, & sous la direction de ses propres auspices, & si ses actions en elles-mêmes étoient dignes du Triomphe, ou non. Que l'ordre du sénat au Consul, ou de partir lui-même pour aller défendre en personne une ville alliée, ou d'en don ner la commission au Préteur, étoit pour ce dernier une apologie sans replique. Que (a) d'ailleurs, en fait de guerre, les moindres délais faisoient perdre les occasions les plus avantageuses, & que souvent un Général donne une bataille, non qu'il y soit porté d'inclination, mais parce qu'il y est forcé par l'ennemi. Qu'il ne faloit envisager que le combat en lui-même, & les suites qu'il avoit eues. Que la victoire étoit complette; que les ennemis avoient été défaits & taillés en piéces; que leur camp avoit été pris & pillé; que des deux Colonies, l'une avoit été délivrée du péril qui la menaçoit, & l'autre avoit recouvré ceux de ses citoyens que les ennemis avoient fait prisonniers; qu'enfin une seule ba taille avoit terminé la guerre avec autant de gloire que de bonheur. Que non seu lement cette victoire avoit réjoui les hommes, mais que les Dieux mêmes en avoient été remerciés par de solen- 101
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(An. R. 552. Av. J. C. 200.) nelles actions de graces pendant trois jours: ce qui étoit une approbation au tentique de la conduite de Furius, à la (a) famille & au nom duquel les Dieux sembloient même avoir attaché le glo rieux privilége de vaincre les Gaulois, & de triompher d'eux.“ Ces discours de Furius & de ses amis, aidés de la présence de ce Préteur, l'em portérent sur les égards que plusieurs cro yoient dus au rang suprême du Consul ab sent, & firent décerner au Préteur l'hon neur du Triomphe. Il fit porter dans le Trésor public 320000 as, qui reviennent à seize mille livres de notre monnoie, & 17000 livres pesant d'argent (quatre-vingts- cinq mille livres Tournois.) Mais il ne fit conduire devant son char ni prisonniers, ni dépouilles, & ne fut point accompagné des soldats. On voyoit que tout étoit au pou voir du Consul, excepté la victoire. (P. scipion fait célé- brer des Jeux. ses soldats sont récompen- sés. Liv. XXXI. 49.) Après ce Triomphe, scipion fit célébrer avec beaucoup de magnificence les Jeux auxquels il s'étoit engagé par un vœu, tan dis qu'il commandoit en Afrique en qualité de Proconsul; & l'on accorda aux soldats qui avoient servi sous lui, deux arpens de terre pour chaque année qu'ils avoient por té les armes en Espagne ou en Afrique. (Armée des Espagnols défaite.) Cette même année C. Cornelius Cethe gus, qui commandoit en Espagne comme 102
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Proconsul, défit une Armée considérable(An. R. 552. Av. J. C. 200.) dans le pays des sédetans. Les Espagnols laissérent dans ce combat quinze mille hom mes sur la place, & soixante & dix-huit drapeaux entre les mains des vainqueurs. Le Consul C. Aurelius étant venu à(Retour du Consul Au- relius à Rome.) Rome pour présider aux Assemblées où l'on devoit nommer des Consuls, ne se plaignit point, comme on avoit cru qu'il le feroit, „de ce que le sénat n'avoit pas attendu qu'il fût de retour pour faire va loir lui-même ses droits & son autorité contre le Préteur; mais de ce qu'il avoit décerné le Triomphe à Furius sur la sim ple exposition qu'il avoit faite de ses ex ploits, sans entendre aucun de ceux qui avoient eu part à cette guerre comme lui. Il représenta que la raison qui avoit porté leurs ancêtres à ordonner que le Triomphateur seroit accompagné des Lieutenans-Généraux, des Tribuns, des Centurions, & des soldats, c'étoit afin que la vérité des faits fût attestée d'une maniére autentique“. Après cette plain te assez modérée, & qui faisoit voir que le Consul étoit au moins en partie revenu de ses prémiers transports de jalousie contre Furius, il marqua le jour des Assemblées, dans lesquels furent créés Consuls L. Cor-(On nomme de nou- veaux Con- suls. Liv. XXXI. 50.) nelius Lentulus, & P. Villius Tappulus. Cette année les vivres se donnérent à très vil prix. Comme on avoit apporté d'Afrique des quantités prodigieuses de
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(An. R. 552. Av. J. C. 200. Combats de Gladia- teurs.) blé, les Ediles Curules le distribuérent au peuple à quinze deniers le boisseau. Publius Valerius & Marcus son frére fi rent célébrer pendant quatre jours, en l'honneur de M. Valerius Levinus leur pé re, des Jeux funébres qui furent suivis d'un spectacle de vingt-cinq couples de Gladiateurs. Ce Levinus est celui que nous avons vu Consul avec Marcellus, & qui, après avoir bien servi la République dans la guerre, se distingua aussi par la sa gesse de ses avis dans le sénat en différen tes occasions dont nous avons parlé.

§. II.

Départemens des Consuls. Prémier paye ment du tribut imposé aux Carthagi nois. sédition excitée en Macédoine par des soldats des Légions. Philippe re tourne en Macédoine. Il devient inquiet sur les suites de la guerre. Il travaille à s'attacher les Alliés en leur relâchant quelques villes, & à gagner l'affection de ses sujets en disgraciant un Ministre qui en étoit généralement haï. scipion & Elius créés Censeurs. Cn. Bebius est défait dans les Gaules. Contestation sur la demande que fait Quintius du Consu lat. Caractére de ce jeune Romain. Dé partement des Provinces. Les Ambas- sadeurs du Roi Attale demandent du se cours au sénat contre les invasions d'An tiochus Roi de syrie. sage réflexion de
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Plutarque sur la guerre présente. Quin tius part de Rome, & arrive à l'Armée près de l'Epire. Il prend le parti d'aller chercher Philippe dans les défilés où il s'étoit retranché. Conférence entre Quin- tius & Philippe. Le Consul attaque Philippe dans ses défilés, le défait, & l'oblige de fuir. Le Roi parcourt la Thessalie, & se retire en Macédoine. L'Epire & la Thessalie se soumettent à Quintius. Prise d'Erétrie & de Ca- ryste. Quintius assiége Elatie. Assem blée des Achéens à sicyone. Les Am bassadeurs des Romains & de leurs Al- liés, & celui de Philippe y sont écoutés. Après de longues contestations, l'Assem blée se déclare pour les Romains. Lu cius, frére du Consul, forme le siége de Corinthe, & est obligé de le lever. Le Consul prend Elatie. Philoclès se rend maître d'Argos. Affaires de Gaule. Con juration d'esclaves découverte & étoufée. Couronne d'or envoyée à Rome par At tale.

(An. R. 553. Av. J. C. 199.)

L'Italie échut par sort à L. Corne-(Départe- mens des Consuls. Liv. XXXII. 1. Prémier payement du tribut imposé aux) lius Lentulus, & la Macédoine à P. Vil lius. Cette année les Carthaginois apporté rent à Rome l'argent qu'ils devoient pour le prémier payement du tribut qui leur a-
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(An. R. 553. Av. J. C. 199. Carthagi- nois. Liv. XXXII. 2.) voit été imposé. Les Questeurs s'étant plaints qu'il n'étoit pas de bon alloi, & que l'aiant mis dans le creuset ils y avoient trouvé le quart d'alliage, ils furent obligés d'emprunter à Rome de quoi suppléer à ce déchet. La foi Punique ne se dément point. Après avoir satisfait à ce devoir, ils priérent le sénat de vouloir bien leur rendre leurs ôtages. On leur en remit une partie entre les mains, avec promesse de leur délivrer le reste, supposé qu'ils per sistassent à demeurer fidéles. (sédition excitée en Macédoine par des sol- dats des Légions. Liv. XXXII. 3.) P. Villius, en arrivant en Macédoine, vit renaître une violente sédition, qu'on n'avoit pas assez pris soin d'éteindre dans sa naissance. Elle avoit été excitée par deux mille soldats de ceux qui, après avoir vain cu Annibal en Afrique, avoient été rame nés en sicile, & de-là transportés sur le pié de Volontaires en Macédoine. Ils sou tenoient „que ce transport n'avoit point été volontaire de leur part, & que les Tribuns des soldats les avoient forcés de s'embarquer malgré toute leur résistance. Mais que, de quelque maniére que la chose se fût passée, soit qu'ils eussent accepté le service, soit qu'on leur eût fait violence, le tems de leurs campa gnes étoit fini. Qu'il y avoit un grand nombre d'années qu'ils n'avoient vu l'I talie. Qu'ils avoient vieilli sous les ar mes en sicile, en Afrique, en Macé doine. Qu'ils étoient usés par les fati gues, & épuisés de sang & de force par
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les blessures qu'ils avoient reçues“. Le(An. R. 553. Av. J. C. 199.) Consul répondoit à ces plaintes, „Que la demande qu'ils faisoient du congé étoit raisonnable, si pour l'obtenir ils avoient employé des voies justes & des priéres modestes. Mais que, ni la raison qu'ils alléguoient, ni quelque autre que ce fût, ne pouvoit jamais justifier une sédition. Qu'ainsi, s'ils vouloient rester sous leurs drapeaux, & obéir à leurs Officiers, il écriroit au sénat, & seroit le prémier à solliciter leur congé. Qu'ils l'obtien droient plutôt par leur soumission, que par leur opiniâtreté“. Cette réponse les calma. Philippe attaquoit alors de toutes ses for-(Philippe retourne en Macédoine Liv. XXXII. 4.) ces Thaumaques, ville de Thessalie située fort avantageusement. L'arrivée des Eto liens, qui sous la conduite d'Archidame é toient entrés dans la Place, obligea le Roi à abandonner le siége. Il remena ses trou pes en Macédoine, pour y passer l'hiver qui approchoit. Le repos dont il jouissoit alors lui laissant(Il devient inquiet sur les suites de la guerre. Liv. XXXII. 5.) le tems de faire des réflexions sur l'avenir, lui causoit de cruelles inquiétudes sur les suites d'une guerre où il voyoit réunis con tre lui tant d'ennemis qui le pressoient par terre & par mer. D'ailleurs il craignoit que l'espérance de la protection Romaine ne lui fît perdre ses Alliés; & que les Macédo niens, mécontens du gouvernement pré sent, ne songeassent à remuer, & ne se laissassent aller à lui manquer de fidélité.
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(An. R. 553. Av. J. C. 199. Il travaille à s'attacher les Alliés, en leur re- lâchant quelques villes.) Il mit toute son application à écarter ces dangers. Par rapport aux Alliés, il relâcha, ou plutôt il promit de relâcher quelques villes aux Achéens pour se les attacher plus for tement par cette libéralité, à laquelle ils ne s'attendoient pas; & en même tems il en voya des Ambassadeurs en Achaïe, pour fai re prêter aux Alliés le serment qui devoit se renouveller tous les ans: foible lien à l'é gard d'un Prince, qui lui-même n'étoit pas scrupuleux sur l'observation des sermens! (Et à gagner l'affection de ses su- jets, en dis- graciant un Ministre qui en étoit générale- ment haï. Liv. ibid. Polyb. XIII. 672. 673.) Pour ce qui regarde les Macédoniens, il travailla à gagner leur affection aux dépens d'Héraclide, l'un de ses Ministres & de ses Confidens, qui étoit haï & détesté des peu ples à cause de ses rapines & de ses concus sions, & qui leur avoit rendu le gouverne ment fort odieux. Il étoit d'une fort basse naissance, originaire de Tarente où il avoit exercé les plus bas ministéres, & d'où il a voit été chassé pour avoir voulu livrer la ville aux Romains. Il alla se jetter entre leurs bras. Mais bientôt il trama une nou velle trahison contre ceux qui lui don noient un asile, entretenant des intelligen ces avec les principaux de Tarente & avec Annibal. son intrigue fut découverte, & il se réfugia chez Philippe; qui aiant trouvé en lui de l'esprit, de la vivacité, de la har diesse, & avec cela une ambition démesu rée que les plus grands crimes n'effrayoient point, se l'étoit attaché particuliérement, & lui avoit donné toute sa confiance: digne
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instrument d'un Prince, qui étoit lui-mê-(An. R. 553. Av. J. C. 199.) me sans probité & sans honneur! Héracli de, dit Polybe, avoit apporté en naissant toutes les dispositions imaginables pour de venir un grand scélérat. Dès sa plus ten dre jeunesse il s'étoit livré aux plus infa mes prostitutions. Fier & terrible à l'égard de ses inférieurs, il se montroit bas & ram pant adulateur à l'égard de ceux qui étoient au-dessus de lui. Il avoit un si grand cré dit auprès de Philippe, que, selon le mê me Auteur, il fut presque la cause de la ruïne entiére d'un si puissant Royaume, par le mécontentement général que ses injusti ces & ses violences y excitérent. Le Roi le fit arrêter & mettre en prison, ce qui causa une joie universelle parmi les peuples. Comme il ne nous reste que quelques Frag mens de Polybe sur ce sujet, l'Histoire ne nous apprend point ce que devint Héracli de, ni s'il eut une fin digne de tous ses cri mes. Mais ce morceau seul nous instruit parfaitement au sujet de Philippe dont nous aurons beaucoup à parler dans la suite, & nous montre ce que nous devons penser d'un Prince capable de choisir un tel hom me pour Ministre. Il ne se passa rien de considérable dans(Liv. XXXII. 5- 6.) cette campagne entre les Romains & Phi lippe, encore moins que dans la précéden te. Les Consuls n'entroient dans la Ma cédoine que sur l'arriére-saison, & tout le reste du tems se consumoit en de légéres
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(An. R. 553. Av. J. C. 199. scipion & Elius créés Censeurs. Liv. XXXII. 7.) escarmouches, pour forcer quelques passa ges, ou pour enlever des convois. Cependant à Rome, le Consul Lentulus qui y étoit resté, tint les Assemblées pour la création des Censeurs. Parmi plusieurs personnages illustres qui demandoient cette charge, on choisit P. Cornelius scipion l'Africain, & P. Elius Petus. Ces Ma gistrats gardérent ensemble une grande u nion; & dans la lecture qu'ils firent, selon la coutume, du Rôle des sénateurs, ils n'en notérent aucun. Dans le même tems L. Manlius Acidi nus revint d'Espagne. Quoique le sénat lui eût accordé le petit Triomphe, l'oppo sition du Tribun M. Porcius Læca l'empê cha de jouir de cet honneur. Il fut o bligé d'entrer dans la ville en simple par ticulier. (Cn. Bebius est défait dans les Gaules.) Le Préteur Cn. Bebius Tamphilus, à qui C. Aurelius Consul de l'année précé dente avoit remis la province de Gaule, é tant entré témérairement sur les terres des Gaulois Insubriens, fut investi avec tou tes ses troupes, & perdit plus de six mille six cens hommes. Une perte si considéra ble, reçue d'un ennemi que l'on ne crai gnoit plus, obligea le Consul à partir de Rome, & à se rendre sur les lieux. En ar rivant, il trouva la province remplie de trouble & d'allarme. Après avoir fait au Préteur tous les reproches que méritoit son imprudence, il lui ordonna de sortir de la
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province, & de s'en retourner à Rome.(An. R. 553. Av. J. C. 199.) Mais lui-même il ne fit rien de mémorable dans la Gaule, aiant été rappellé presque aussitôt à Rome au sujet des Assemblées pour l'élection des Consuls. Il y eut quelque trouble dans ces Assem-(Contesta- tion sur la demande que fait T. Quintius du Consu- lat. Carac- tére de ce jeune Ro- main. Plut. in Flamin. pag. 369. Liv. XXXII. 7.) blées par rapport à T. Quintius(a)Flami ninus, qui demandoit le Consulat. Comme c'est ici la prémiére fois que nous avons oc casion de parler de ce Romain qui se ren dit dans la suite fort illustre, nous commen cerons par tracer son caractére d'après Plu tarque. Il étoit fort promt, soit à se met tre en colére, soit à rendre service: avec cette différence pourtant, qu'il ne gardoit pas longtems sa colére, & ne se portoit point aux derniéres rigueurs; au-lieu qu'il ne faisoit jamais plaisir à demi, & se pi quoit de fermeté & de constance dans les graces qu'il avoit accordées. Il conservoit toujours pour ceux à qui il avoit accordé quelque bienfait, la même amitié & la mê me bonne volonté que s'ils eussent été ses bienfaiteurs, regardant comme un grand avantage pour lui-même de pouvoir conser ver les bonnes graces de ceux qu'il avoit une fois obligés. Naturellement avide d'honneur & de gloire, il vouloit ne de voir qu'à lui-même ses plus belles & ses plus grandes actions. C'est pourquoi il 103
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(an. R. 553. Av. J. C. 199.) recherchoit plus volontiers ceux qui a voient besoin de son aide, que ceux qui pouvoient lui en donner; regardant les uns comme une ample matiére à sa ver tu, & les autres comme des rivaux prêts à lui enlever une partie de sa gloire. Il acquit, dans les différens postes qu'il occupa, une grande réputation, non seu lement de valeur, mais de probité & de justice: ce qui le fit choisir pour Commis saire & pour Chef des Colonies que les Romains envoyérent dans les deux villes de Narnia & de Cosse. Cette distinction lui éleva si fort le courage, que passant par dessus les autres charges qui étoient les pré miers grades par lesquels les jeunes gens é toient obligés de passer, il osa aspirer tout d'un coup au Consulat, quoiqu'il n'eût en core été que Questeur, & se présenta pour le demander, appuyé de la faveur de ces deux Colonies. M. Fulvius & Manius Curius Tribuns du Peuple s'opposérent à sa demande, di sant que c'étoit une chose étrange & inouïe, qu'un jeune homme, encore novice & sans expérience, entreprît d'emporter tout d'un coup comme de vive force la prémiére di gnité de la République. Ils reprochoient aux Nobles que depuis quelque tems ils mé prisoient l'Edilité & la Préture; & qu'avant de donner au Peuple aucune preuve de leur habileté & de leur mérite par l'exercice des Magistratures inférieures, ils aspiroient de plein vol au Consulat. La contestation fut
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portée du Champ de Mars dans le sénat.(An. R. 553. Av. J. C. 199.) Quand chacun eut exposé ses raisons, les sénateurs décidérent que le Peuple devoit être le maître d'élever aux charges ceux des citoyens qu'il lui plaîroit, pourvu qu'ils eussent les qualités requises par les Loix. Il (a) n'y en avoit point encore qui impo sassent la nécessité de passer par ces diffé rens degrés. Les Tribuns n'insistérent pas davantage, & se soumirent à la décision du sénat. Ainsi le Peuple nomma pour Con suls s. Ælius Petus, & T. Quintius Flami ninus. Celui-ci n'avoit pas encore trente ans: ce qui est encore une singularité re marquable, mais non pas une contravention aux Loix. Car les Loix qui fixérent l'âge compétent pour posséder chacune des Char ges Curules, sont postérieures à ce tems-ci. M. Porcius Caton fut un des Préteurs, & il eut la sardaigne pour département.

(An. R. 554. Av. J. C. 198.)

Les nouveaux Consuls étant entrés en(Départe- ment des Provinces. Liv. XXXII. 8.) charge, tirérent les provinces au sort. L'I talie échut à Ælius, & la Macédoine à Quintius. Au commencement de cette année, An(Les Am- bassadeurs) tiochus Roi d'Asie attaqua vivement Atta- 104
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(An. R. 554. Av. J. C. 198. du Roi At- tale deman- dent du se- cours au sénat con- tre les in- cursions d'Antio- chus Roi de syrie. Liv. ibid.) le par terre & par mer. Celui-ci envoya à Rome des Ambassadeurs, „qui représen térent au sénat le danger extrême où se trouvoit leur Maître. Ils demandérent en son nom, ou qu'il plût aux Romains de le défendre par eux-mêmes, ou qu'ils lui permissent de rappeller sa Flotte & ses troupes. Le sénat répondit que rien n'étoit plus r{??}isonnable que la demande d'Attale. Qu'ils ne pouvoient lui don ner du secours contre Antiochus, qui étoit leur ami & leur allié; mais que le Roi étoit le maître de rappeller sa Flotte & ses troupes. Que l'intention du Peu ple Romain n'étoit point d'être en au cune sorte à charge à ses Alliés, & qu'il ne manqueroit pas de reconnoître les services & l'attachement zèlé d'Attale. Qu'au reste il employeroit ses bons offi ces auprès d'Antiochus, pour le porter à ne point inquiéter le Roi Attale.“ En effet les Romains envoyérent des Ambassa deurs à Antiochus, pour lui remontrer „qu'Attale leur avoit prêté ses troupes & ses vaisseaux, dont ils se servoient con tre Philippe leur ennemi commun. Qu'il leur feroit plaisir, s'il vouloit bien le laisser en repos. Qu'il paroissoit raison nable que les Rois amis & alliés du Peu ple Romain gardassent la paix entre eux.“ Antiochus, sur leur remontrance, retira aussitôt ses troupes des terres du Roi Attale. (sage réfle-) J'ai dit que la Macédoine étoit échue par
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sort à Quintius. Ce fut, selon Plutarque,(An. R. 554. Av. J. C. 198. xion de Plutarque sur la guer- re présente. Plut. in Flamin. 369.) un grand bonheur pour les Romains. Car les affaires & les ennemis qu'ils avoient sur les bras ne demandoient pas un Général qui voulût tout emporter par les armes & par la force, mais plutôt qui sût employer, selon les conjonctures, la douceur & la persuasion. En effet le Roi Philippe tiroit à-la-vérité de son seul Royaume de Macé doine assez d'hommes pour fournir à quel ques combats: mais c'étoit la Gréce prin cipalement qui le mettoit en état de soute nir longtems une guerre, en lui fournissant l'argent, les vivres, les munitions, les re traites: en un mot c'étoit l'arsenal & le ma gazin de son Armée. Ainsi, pendant qu'on n'auroit point détaché les Grecs de l'allian ce de Philippe, cette guerre ne pouvoit ê tre terminée par un seul combat. Alors la Gréce n'étoit pas encore accoutumée aux Romains, & elle ne faisoit que commen cer à avoir quelque liaison avec eux. C'est pourquoi, si le Général des Romains n'avoit été homme doux & traitable, plus porté à terminer les différends par des con férences que par la force, assez insinuant pour persuader ceux à qui il parloit, & as sez affable pour écouter leurs raisons avec bonté & douceur, & toujours prêt à relâ cher même de ses droits les plus justes pour trouver des accommodemens, la Gréce n'auroit pas si facilement renoncé à un an cien engagement auquel elle étoit accoutu mée, pour embrasser une alliance étrangé-
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) re. La suite des actions de Quintius fe ra mieux sentir la solidité de cette réfle xion. (Quintius part de Ro- me, & ar- rive à l'Ar- mée près de l'Epire. Liv. XXXII. 9. Plut. ibid. 370.) Quintius aiant remarqué que les Géné raux qui avoient été envoyés devant lui contre Philippe, comme sulpicius & Vil lius, n'étoient entrés dans la Macédoine que sur l'arriére-saison, & qu'ils n'y avoient fait la guerre qu'avec beaucoup de lenteur, consumant le tems en de légéres escarmou ches pour forcer quelques passages, ou pour enlever quelques convois; il songea tout au contraire à mettre le tems à profit, & à hâ ter son départ. Aiant donc obtenu du sé nat qu'on lui donnât son frére Lucius pour commander son Armée de mer, il choisit parmi les soldats, qui sous la conduite de scipion avoient vaincu les Carthaginois en Espagne & en Afrique, environ trois mille hommes qui étoient encore en état de ser vir, & pleins de bonne volonté pour sui vre. Il y en joignit encore cinq mille, & avec un corps de huit mille hommes de pié & huit cens chevaux il passa en Epire, & se rendit à grandes journées au camp des Romains. Il trouva Villius campé devant l'Armée de Philippe, qui depuis longtems gardoit les passages & les défilés, & tenoit l'Armée Romaine en échec. (Il prend le parti d'aller chercher Philippe dans les dé- filés où il) Le Consul, après avoir pris le comman dement des troupes, & renvoyé Villius, commença par considérer avec soin l'assiet te du pays. L'unique passage pour arriver aux ennemis étoit un petit chemin entre de
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hautes montagnes & le fleuve (a) Aoüs(An. R. 554. Av. J. C. 198. s'étoit re- tranché.) qui coule au pié de ces montagnes. Ce chemin, taillé dans le roc, étoit si étroit & si escarpé, qu'une Armée ne pourroit y passer que très difficilement quand il ne se roit pas défendu, & pour peu qu'on le dé fendît il paroissoit impraticable. Quintius assembla le Conseil de guerre, pour savoir s'il marcheroit aux ennemis par le chemin le plus droit & le plus court, pour les aller forcer dans leur camp; ou si, abandonnant un dessein aussi pénible que dangereux, il feroit un long circuit, mais sans danger, pour entrer dans la Macédoine par la Das sarétie. Les avis se trouvérent partagés. Quintius auroit pris volontiers le dernier parti. Mais outre que ce détour traînoit les affaires en longueur, & laissoit au Roi le tems de lui échapper en s'enfonçant dans les déserts & les forêts comme il avoit déja fait, il craignoit de s'éloigner de la mer, d'où il tiroit ses vivres. Ainsi il résolut de forcer les passages, quoi qu'il dût lui en couter. Il se prépara donc à cette hardie entreprise. Cependant, Philippe aiant demandé une(Conféren- ce entre Quintius & Philippe. Liv. XXXII. 10.) entrevue par l'entremise des Epirotes, pour tâcher de trouver des moyens de concilia tion & de paix, Quintius y consentit sans peine. Les conférences se tinrent sur les 105
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) bords du fleuve Aoüs. Elles durérent trois jours. Le Consul offrit au Roi la paix & l'amitié des Romains, à condi tion qu'il laisseroit les Grecs en liberté & soumis à leurs propres loix, & qu'il retireroit ses garnisons de leurs places. C'é toit-là le principal article. On y en ajouta plusieurs autres, dont la discussion deman da quelque tems. Quand on examina quels étoient les peuples à qui on devoit rendre la liberté, le Consul nomma les Thessaliens les prémiers. La Thessalie, depuis Philippe pére d'Alexandre, avoit toujours été soumise aux Macédoniens. Ainsi le Roi fut si indigné de la propo sition que lui faisoit le Consul, que trans porté de colére il s'écria: Quelles loix plus dures m'imposeriez-vous donc, Quin tius, si vous m'aviez vaincu? & sur le champ il rompit les conférences. On vit pour-lors clairement, & les plus affec tionnés au parti de Philippe furent for cés de le reconnoître, que les Romains é toient venus pour faire la guerre, non aux Grecs, mais aux Macédoniens en faveur des Grecs: ce qui leur gagna le cœur des peuples. (Le Consul attaque Philippe dans ses défilés. Liv. XXXII. 11.) La conférence n'aiant point réussi, il fa lut en venir à la force ouverte. Dès le len demain il y eut une escarmouche fort vive engagée par les corps de garde avancés. Et comme les Macédoniens se retiroient sur leurs montagnes par des sentiers rudes & escarpés, les Romains, animés par l'ardeur
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du combat, aiant voulu les poursuivre, eu(An. R. 554. Av. J. C. 198.) rent beaucoup à souffrir, parce que les Ma cédoniens avoient disposé sur ces rochers des catapultes & des balistes, & les acca bloient à coups de pierres & de traits. Il y eut beaucoup de blessés de part & d'autre, & la nuit sépara les combattans. Les affaires étoient dans cette situation,(Un Berger découvre à Quintiue un sentier pour arri- ver à l'en- nemi. Liv. ibid. Plutar. in Flam. 370.) lorsqu'un Berger envoyé par Charopus, l'un des principaux de la nation des Epiro tes qui favorisoit secrettement les Romains, vint trouver le Consul. Il lui dit qu'il fai soit paître son troupeau dans le défilé où le Roi étoit campé avec ses troupes; qu'il connoissoit tous les détours & les sentiers écartés de ces montagnes; que si le Consul vouloit envoyer avec lui quelque détache ment de soldats, il les conduiroit par des chemins surs & faciles au-dessus de la tête des ennemis. Quoique Quintius ne fût pas absolument sans défiance, & que sa joie fût mêlée de quelque crainte, cependant, frap pé du nom & de l'autorité de Charopus, il résolut de tenter l'entreprise. Il fait donc partir un Tribun des soldats(Quintius défait Phi- lippe, & l'oblige de fuir. Liv. ibid. 12. Plut. ibid. 371.) avec quatre mille hommes de pié & trois cens chevaux. Le jour, ils demeuroient cachés dans des fonds couverts de bois; & dès que la nuit étoit venue, ils se re mettoient en marche à la clarté de la Lu ne, laquelle heureusement étoit alors dans son plein. Le Berger, dont on s'étoit assu ré en l'enchaînant, marquoit la route qu'il faloit tenir. On étoit convenu que lors-
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) que les troupes du détachement seroient ar rivées au-dessus de la tête des ennemis, on le feroit connoître au Consul par le moyen d'une fumée élevée en l'air; mais qu'elles ne pousseroient aucun cri, qu'il n'eût fait connoître, par un signal qu'il donneroit de son côté, que le combat contre Philippe é toit commencé. Pour ôter tout soupçon aux ennemis, il continua de les harceler vivement, comme s'il eût prétendu les forcer dans leurs postes. Au troisiéme jour, dès le matin, Quintius apperçut sur le haut des montagnes une fumée, d'abord assez médiocre, mais qui grossissant de plus en plus obscurcit bientôt l'air, & s'éleva par grands tourbillons. Alors aiant donné au détachement le signal dont il étoit con venu, il marche droit contre la hauteur, toujours exposé aux traits des Macédo niens, & toujours combattant à coups de main contre ceux qui défendoient les pas sages. Les Romains jettoient de grands cris pour se faire entendre de leurs compagnons qui étoient sur la hauteur. Ceux-ci répon dent du haut de la montagne à ces cris par un bruit épouvantable, & tombent en mê me tems sur les Macédoniens, qui se vo yant attaqués en tête & en queue, perdent courage, & prennent tous la fuite. L'Ar mée de Philippe auroit été entiérement dé faite, si les vainqueurs eussent pu la pour suivre; mais la Cavalerie fut arrêtée par la difficulté des lieux, & l'Infanterie par la
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pesanteur de ses armes. Philippe s'enfuit(An. R. 554. Av. J. C. 198.) d'abord avec précipitation, & sans regarder derriére lui. Mais, après avoir fait plus d'une lieue & demie, jugeant, comme il étoit vrai, que la difficulté des chemins a voit arrêté les ennemis, il s'arrêta sur une éminence, & envoya des Officiers dans tous les vallons & sur toutes les monta gnes voisines, pour ramasser ceux des siens que la fuite avoit dispersés. Les vainqueurs trouvant le camp des Macédoniens aban donné, le pillérent tout à leur aise, & ren trérent dans le leur, où ils prirent du repos pendant la nuit. Philippe prit d'abord la route de Thes(Le Roi parcourt la Thessalie, & se retire en Macé- doine. Liv. XXXII. 12. 13. Plut. 371.) salie; & parcourant rapidement les villes de cette province, il entraînoit avec lui ceux des habitans qui étoient en état de le sui vre, mettoit le feu dans les maisons, & après avoir permis aux maîtres d'emporter avec eux les effets qu'ils pourroient, il li vroit tout le reste à ses soldats, faisant é prouver à ses Alliés des traitemens qu'ils au roient à peine appréhendés de la part de leurs ennemis. Quintius Flamininus n'en usa pas de la(L'Epire & la Thessalie se soumet- tentà Quin- tius. Liv. XXXII. 14. 15.) sorte. Il passa par l'Epire sans ravager le pays, quoiqu'il sût que les principaux, à l'exception de Charopus, avoient été con traires aux Romains. Mais, comme ils obéissoient de bonne grace, il eut plus d'é gard à leur disposition présente, qu'au res sentiment qu'il pouvoit avoir du passé; ce qui lui gagna le cœur des Epirotes, & les
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) lui attacha d'inclination. Il sentit bientôt combien cette conduite de douceur & de modération lui fut avantageuse; car il ne fut pas plutôt arrivé sur les frontiéres de la Thessalie, que la plupart des villes s'em (Liv. XXXII. 17.) pressérent pour lui ouvrir leurs portes. A trax fut presque la seule qui ne se rendit point. Elle étoit très bien fortifiée, & a voit une nombreuse garnison, toute com posée de Macédoniens. Elle fit une si lon gue & si vigoureuse résistance, que le Consul se trouva enfin obligé de lever le siége. (Prise d'E- rétrie & de Caryste. Liv. XXXII. 16. 17.) La Flotte Romaine cependant, soutenue de celles d'Attale & des Rhodiens, agissoit de son côté. Elle prit deux des principales villes de l'Eubée, Erétrie & Caryste, qui étoient tenues aussi par des garnisons Ma cédoniennes: après quoi les trois Flottes s'avancérent vers Cenchrée, port de Co rinthe. (Quintius assiége Ela- tie. Ibid. 18.) Le Consul étant passé dans la Phocide, emporta plusieurs petites Places, qui ne lui firent pas grande résistance. Elatie l'arrêta, & il fut obligé de l'assiéger dans les formes. (Assemblée des A- chéens à si- cyone. Les Ambassa- deurs des Romains & de leurs Alliés, & celui de) Pendant qu'il étoit occupé à ce siége, il forma un dessein important, qui étoit de détacher les Achéens du parti de Philippe, & de leur faire embrasser celui des Ro mains. Les trois Flottes unies étoient prê tes à former le siége de Corinthe, dont Phi lippe étoit actuellement le maître. Rien ne pouvoit faire plus de plaisir aux Achéens,
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que de leur rendre cette grande & impor-(An. R. 554. Av. J. C. 198. Philippe y sont écou- tés. Après de longues contesta- tions l'As- semblée se déclare pour les Romains. Liv. XXXII. 19-23.) tante ville. Le Consul crut devoir les ten ter par cette offre, & leur en fit porter la parole par des Ambassadeurs de Lucius son frére, d'Attale, des Rhodiens, & des A théniens. Les Achéens donnérent audien ce à tous ces Ambassadeurs dans une As semblée de la Nation qui se tint à si cyone. Les Achéens se trouvérent fort embar rassés sur le parti qu'ils devoient prendre. Nabis, Tiran de Lacédémone, étoit un fâcheux voisin qui les incommodoit extrê mement. Ils redoutoient encore plus les armes Romaines. Ils avoient de tout tems, & tout récemment encore, de grandes obli gations aux Macédoniens: mais Philippe leur étoit suspect à tous à cause de sa perfi die & de sa cruauté, & ils appréhendoient que la douceur qu'il affectoit actuellement, ne dégénérât en tirannie, lorsqu'il seroit une fois au-dessus de ses affaires. Telle étoit la disposition des Achéens, flottans entre tous les partis, trouvant par-tout des inconvéniens, & ne voyant rien à quoi ils pussent se déterminer avec sureté. L. Calpurnius, qui venoit de la part des Romains, eut audience le prémier. Après lui on écouta les Députés d'Attale & ceux des Rhodiens, ensuite ceux de Philippe; car ce Prince avoit aussi envoyé une Am bassade à cette Assemblée, dont le succès l'inquiétoit. On réserva la derniére place aux Athéniens, afin qu'ils fussent en état
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) de réfuter ce qu'auroit avancé l'Ambassa deur de Philippe. Ils parlérent avec plus de force & de liberté que tous les autres contre le Roi, parce que nul n'en avoit été si maltraité qu'eux, & ils déduisirent fort au long toutes ses injustices & toutes ses cruautés. La conclusion de la harangue des Athéniens, aussi-bien que des trois prémié res qui avoient été faites dans cette Assem blée, fut d'exhorter les Achéens à se join dre aux Romains contre Philippe. Les Am bassadeurs de ce Prince, au contraire, som moient les Achéens de respecter la sainteté du serment qu'ils avoient prêté en faisant alliance avec leur Maître; ou, s'ils ne vou loient pas se déclarer ouvertement pour lui, ils se réduisoient à leur demander qu'ils gar dassent une exacte neutralité. Ces harangues remplirent tout le tems de l'Assemblée, qui fut remise au lendemain. Quand tout le monde fut assemblé, le héraut, selon la coutume, exhorta, au nom des Magistrats, ceux qui voudroient parler, à le faire. Personne ne se leva. Tous, se regardant les uns les autres, gar dérent un profond silence. Alors Aristé ne, prémier Magistrat des Achéens, pour ne pas renvoyer l'Assemblée sans qu'on eût délibéré, prit la parole. Qu'est donc deve nue, leur dit-il, cette vivacité & cette cha leur avec laquelle vous disputiez entre vous dans les repas & dans vos entretiens parti culiers au sujet des Romains & de Philip pe, presque jusqu'à en venir aux mains?
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Pourquoi donc maintenant, dans une As-(An. R. 554. Av. J. C. 198.) semblée indiquée uniquement pour ce su jet, après que vous avez entendu les haran gues & les raisons de part & d'autre, de meurez-vous muets? sera-t-il tems de par ler, quand une fois la résolution aura été prise & arrêtée? Des reproches si sensés & si raisonnables, faits par le prémier Magistrat, non seule ment ne purent porter aucun des assistans à dire son avis, mais n'excitérent pas même le moindre bruit, le moindre murmure dans une Assemblée si nombreuse, & composée des Députés de tant de Peuples. Tout de meura muet & immobile, personne n'osant s'exposer en parlant librement sur un sujet si délicat. Alors Aristéne, obligé enfin à s'ouvrir, se déclara nettement pour les Romains. La maniére, dit-il, dont les Députés des deux partis opposés nous parlent, suffit seule pour nous dicter l'avis que nous devons suivre. Les Romains, les Rhodiens, & Attale nous pressent de nous joindre à eux pour faire la guerre à Philippe, & appuyent leur de mande de fortes raisons, tirées de la jus tice de leur cause, & de notre propre in térêt. L'Ambassadeur de Philippe deman de aussi, mais foiblement, que nous demeu rions attachés à son Maître; & il se con tente que nous gardions une exacte neutra lité. D'où pensez-vous, Messieurs, que vienne une maniére d'agir si différente? Ce n'est point certainement modestie du côté de
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) Philippe, ni hardiesse téméraire de la part des Romains. C'est la connoissance de leurs forces ou de leur foiblesse qui les fait parler diversement. Nous ne voyons rien ici de la part de Philippe que son Ambassadeur, ce qui n'est pas fort propre à nous rassurer. Au-lieu que la Flotte des Romains mouille près de Cenchrée, & le Consul avec ses Lé gions n'est pas fort loin. Quel secours pouvons-nous attendre de Philippe? Ne voyons-nous pas comment il défend ses Alliés? Pourquoi a-t-il laissé prendre Erétrie & Caryste? Pourquoi a- t-il abandonné tant de villes de Thessalie, aussi-bien que la Phocide & la Locride en tiéres? Pourquoi actuellement souffre-t-il qu'on assiége Elatie? Est-ce par force, ou par crainte, ou volontairement, qu'il a a bandonné les défilés de l'Epire, & qu'il a livré à l'ennemi ces barriéres impénétra bles, pour aller se cacher dans le fond de son Royaume? si c'est volontairement qu'il a livré tant d'Alliés à la merci des enne mis, doit-il les empêcher de pourvoir eux- mêmes à leur propre sureté? si c'est par crainte, il doit nous pardonner la même foi blesse. s'il y a été forcé, croyez-vous, Cléo médon, (c'étoit le nom de l'Ambassadeur de Philippe) que les forces de la Républi que Achéenne puissent soutenir les armes Romaines, auxquelles les Macédoniens ont été obligés de céder? Quintius aiant trou vé Philippe dans un poste inaccessible, l'en a arraché, lui a pris son camp, l'a pour-
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suivi en Thessalie, & lui a enlevé presque(An. R. 554. Av. J. C. 198.) sous ses yeux les plus fortes Places de ses Alliés. si nous sommes attaqués, le Roi sera-t-il en état de nous soutenir contre de si formidables ennemis? ou serons-nous en état de nous défendre nous-mêmes? Le tempérament que l'on nous propose, qui est de demeurer neutres, est un mo yen sûr de nous rendre la proie du vain queur, qui ne manquera pas de tomber sur nous, comme sur de rusés politiques, qui attendoient l'événement pour se déclarer. Croyez-moi, Messieurs, il n'y a point de milieu. Il faut que nous ayons les Romains pour amis, ou pour ennemis. Ils viennent eux-mêmes avec une Flotte nombreuse nous offrir leur amitié & leur secours. Nous re fuser à un tel avantage, & ne pas saisir avidement une occasion si favorable qui ne reviendra plus, c'est le dernier des aveugle mens, c'est vouloir se perdre de gayeté de cœur & sans ressource. Ce discours fut suivi d'un grand bruit & d'un grand murmure dans toute l'Assem blée, les uns y applaudissant avec joie, les autres s'y opposant avec violence. Le mê me partage se trouva entre les Magistrats: on les appelloit Démiurges. De dix qu'ils étoient, cinq déclarérent qu'ils mettroient l'affaire en délibération: cinq protestérent contre, prétendant qu'il étoit défendu par une Loi aux Magistrats de rien proposer, & à l'Assemblée générale de rien statuer qui fût contraire à l'alliance faite avec Phi lippe.
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) Ce jour se passa encore tout entier en dispute & en cris tumultueux. Il n'en res toit plus qu'un; car la Loi ordonnoit de finir l'Assemblée, quand le troisiéme jour seroit expiré. Les disputes s'allumérent si violemment sur ce qui devoit se décider le lendemain, qu'à peine les péres purent-ils s'empêcher de porter leurs mains sur leurs enfans. Memnon de Pelléne étoit un des cinq Magistrats qui refusoient de faire le rapport. son pére le pria longtems, & le conjura de laisser aux Achéens la liberté de pourvoir à leur sureté, & de ne pas les ex poser par son opiniâtreté à une perte certai ne. Voyant que ses priéres étoient inuti les, il jura qu'il le tueroit de sa propre main s'il ne se rendoit à son avis, le regardant, non comme son fils, mais comme l'enne mi de sa patrie. Memnon ne put résister à de si terribles menaces, & se laissa vaincre enfin à l'autorité paternelle. Le lendemain, la pluralité étant pour mettre l'affaire en délibération, & les peu ples témoignant assez ouvertement ce qu'ils pensoient, les Dyméens, les Mégalopoli tains, & quelques-uns des Argiens se reti rérent de l'Assemblée avant qu'on fît le Decret. Personne n'en fut surpris, & ne leur en sut mauvais gré; parce qu'ils a voient des obligations particuliéres à Phi lippe, qui, tout récemment encore, leur avoit rendu des services considérables. La reconnoissance est une vertu de tous les tems & de tous les pays, & l'ingratitude
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est abhorrée part-tout. Tous les autres Peu(An. R. 554. Av. J. C. 198.) ples, quand on en vint aux suffrages, con firmérent sur le champ, par un Decret, un Traité d'alliance avec Attale & les Rho diens: & quant à ce qui regardoit l'alliance avec les Romains, comme elle ne pouvoit pas se conclure sans l'autorité du sénat & du Peuple Romain, il fut résolu qu'on en verroit une Ambassade à Rome pour termi ner cette affaire. En attendant on fit partir trois Députés(Lucius, frére du Consul, forme le siége de Corinthe, & est obligé de le lever. Liv. XXXII. 23.) pour se rendre auprès de L. Quintius, qui actuellement assiégeoit Corinthe, après s'ê tre emparé de Cenchrée; & en même tems on envoya l'Armée des Achéens se joindre à la sienne pour presser le siége. D'abord l'attaque fut assez foible, parce qu'on espé roit que la division se mettroit dans la ville entre la garnison & les habitans. Quand on vit que rien ne remuoit, on fit approcher les machines de tous côtés, & l'on forma diverses attaques, que les assiégés soutinrent avec beaucoup de vigueur, & où les Ro mains furent toujours repoussés. Il y avoit dans Corinthe un grand nombre de déser teurs Italiens, qui n'attendant aucun quar tier de la part des Romains s'ils tomboient sous leur pouvoir, se battoient en desespé rés. Philoclès, Capitaine de Philippe, aiant fait entrer un nouveau renfort dans la ville, & par-là aiant ôté l'espérance aux assiégeans de la pouvoir forcer, il falut bien que L. Quintius se rendît enfin à l'avis d'Attale. On leva le siége. Les Achéens aiant été
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) renvoyés, Attale & les Romains remon térent sur leurs Flottes. Le prémier se rendit au Pirée, & les autres à Cor cyre. (Le Consul prend Ela- tie. Liv. XXXII. 24.) Pendant que les Flottes attaquoient Co rinthe, le Consul T. Quintius étoit occupé au siége d'Elatie, où il eut un succès plus heureux. Car, après une longue & vigou reuse résistance de la part des assiégés, il se rendit maître, d'abord de la ville, puis de la citadelle. (Philoclès se rend maî- tre d'Ar- gos. Liv. XXXII. 25.) Dans le même tems, ceux d'Argos, qui étoient toujours attachés à Philippe, trou vérent le moyen de livrer leur ville à Phi loclès, cet Officier dont nous venons de par ler. Ainsi, malgré l'alliance que les Achéens venoient de faire avec les Romains, Philippe se trouvoit maître de deux de leurs plus for tes Places, de Corinthe & d'Argos. (Affaires de Gaule. Liv. XXXII. 26.) Le Consul sex. Elius ne fit rien de considérable dans la Gaule. Il passa presque toute l'année à ramasser les habitans de Cré mone & de Plaisance, que les malheurs de la guerre avoient dispersés, & à les rétablir dans leurs Colonies. (Conjura- tion d'Es- claves dé- couverte, & étouffée.) Une conjuration, formée d'abord à (a) setia par les Esclaves des jeunes seigneurs Carthaginois qui y étoient gardés comme ô tages, auxquels un assez grand nombre d'au tres Esclaves s'étoit joint, donna quelque allarme à Rome. Mais la conjuration fut découverte, & étouffée dans le moment même. 106
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Cette même année, les Ambassadeurs du(An. R. 554. Av. J. C. 198. Couronne d'or envo- yée à Rome par Attale. Ibid. 27.) Roi Attale apportérent à Rome une cou ronne d'or pesant deux cens quarante-six li vres, (c'étoit plus de 348 de nos marcs) qu'ils mirent dans le Capitole, & remercié rent le sénat, de ce qu'il avoit bien voulu envoyer à Antiochus des Ambassadeurs, à la priére desquels ce Prince étoit sorti des Etats d'Attale. Caton étoit pour-lors un des Préteurs, &(Caton Pré- teur en sar- daigne. sa sévérité. son carac- tére. Plut. in Cat. 339. Liv. XXXII. 27.) il avoit eu la sardaigne pour département. Il s'y conduisit d'une maniére qui fit admi rer son desintéressement, sa sobriété, sa pa tience dans les travaux les plus rudes, son éloignement incroyable de toute ombre de luxe & de faste, & son amour pour la jus tice. Les Préteurs qui l'avoient précédé, ruïnoient le pays en se faisant fournir des pavillons, des lits, des habits, & fou loient le peuple par une suite nombreuse de domestiques, par une foule d'amis, & par des dépenses excessives en jeux, en festins, & autres pareilles somtuosités. Caton, au contraire, ne se distingua que par une sim plicité sans exemple dans ses habits, sa ta ble, & ses équipages. Il ne prit jamais un seul denier du Public. Quand il alloit visiter les villes de son Gouvernement, il mar choit à pié sans aucune voiture, suivi seule ment d'un Officier public, qui lui portoit une robe & un vase pour faire ses libations dans les sacrifices. Cet homme si simple, si modeste, & d'un extérieur si négligé, re prenoit l'air grave & majestueux d'un Ma-
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(An. R. 554. Av. J. C. 198.) gistrat Romain, & se montroit d'une fer meté inexorable & d'une rigueur inflexi ble, quand il s'agissoit d'arrêter les desor dres, & de faire observer les réglemens é tablis pour maintenir la bonne discipline & les loix. Il réunissoit en lui deux caracté res qui paroissent inalliables, la sévérité & la douceur: desorte que jamais la puis sance Romaine n'avoit paru à ces peuples ni si terrible, ni si aimable. La sardaigne étoit remplie d'Usuriers, qui en paroissant aider les particuliers par les sommes d'argent qu'ils leur prêtoient dans leurs besoins, les ruïnoient de fond en comble. Caton leur fit une guerre ou verte, & les chassa tous de l'Ile. Je ne vois pas pourquoi Tite-Live semble trou ver qu'en cela Caton se montra trop sévé re. M. Porcius Cato, sanctus & inno cens, asperior tamen in fænore coercendo habitus; fugatique ex Insula fœneratores. Peut-on traiter avec trop de rigueur des gens qui sont la peste & la ruïne des E tats? Plût à Dieu que l'on écartât ainsi pour toujours de nos villes & du Ro yaume cette foule criminelle d'Usuriers, qui entretiennent les jeunes gens de famil le déréglés dans leurs desordres & leurs dé bauches! Qu'il me soit permis, avant que de rap porter les événemens de l'année suivante, d'insérer ici quelques traits fort propres à nous faire connoître le caractére de Ca ton. Ces traits ne sont pas imitables en
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eux-mêmes, & pourront paroître avoir(An. R. 554. Av. J. C. 198.) quelque chose d'excessif; mais ils sont di gnes d'admiration dans le principe qui les produisoit, c'est-à-dire l'amour de la sim plicité, de la sobriété, & d'une vie dure & laborieuse. Il avoit écrit lui-même dans quelqu'un(Plut. in Cat. 338.) de ses Ouvrages, qu'il ne porta jamais de robe qui eût couté plus de cent dragmes (cinquante livres): que lors même qu'il commandoit les Armées, ou qu'il étoit Consul, il buvoit du même vin que ses es claves: que pour son repas, (les Romains n'en faisoient qu'un): il ne faisoit jamais rien acheter au marché qui passât la som me de trente as, c'est-à-dire environ vingt sols de notre monnoie. Et sa vue étoit, en menant une vie dure & sobre, de for tifier sa santé, & de se mettre en état de mieux servir sa patrie, & de supporter plus facilement les fatigues de la guerre. Dans ses marches il alloit toujours à pié,(Ibid. 336.) portant ses armes, & suivi d'un seul escla ve qui portoit ses provisions. Et l'on dit qu'il ne lui arriva jamais de se mettre en colére, ou de se fâcher contre cet esclave, quelque chose qu'il lui servît pour ses re pas; mais que souvent, quand il avoit du loisir, après avoir rempli ses fonctions mi litaires, il le soulageoit, & lui aidoit lui- même à préparer son souper. A l'Armée il ne buvoit jamais que de l'eau, excepté quelquefois, que brulé d'une soif ardente il
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(An. R. 554. Av. J. C. 198. Ibid. 340.) demandoit un peu (a) de vinaigre; ou que se sentant affoibli par la fatigue, il prenoit un peu de vin. Un jour qu'il blâmoit l'excessive dépen se que dès-lors quelques particuliers com mençoient à faire pour la table, il dit: Qu'il étoit bien difficile de sauver une ville où un poisson se vendoit plus cher qu'un bœuf. On sait quelle étoit la fureur du lu xe & de la dépense des Romains par rap port au poisson en particulier. Pendant qu'il commandoit l'Armée, il ne prit jamais du Public plus de trois mé dimnes de froment par mois pour lui & pour toute sa maison, c'est-à-dire moins de treize de nos boisseaux de froment, & un peu moins de trois demi-médimnes d'or ge ou d'avoine par jour pour ses chevaux & bêtes de voitures.

§. III.

six Préteurs créés pour la prémiére fois. Le Commandement dans la Macédoine est continué à Quintius. Entrevues entre le Roi Philippe & le Consul Quintius avec ses Alliés, toutes inutiles. Phi- lippe abandonne Argos à Nabis Tiran de sparte. Alliance de Nabis avec les 107
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Romains. Les Béotiens se joignent aussi à eux. Mort d'Attale. Eloge de ce Prince. Bataille de Cynoscéphales, où Philippe est vaincu par Quintius. Vani- té insolente des Etoliens. Quintius ac- corde à Philippe une tréve & une entre vue. Délibération des Alliés au sujet de la paix. Entrevue de Philippe & de Quintius. La paix y est conclue. La victoire remportée contre Philippe cause à Rome une grande joie. Le projet de paix envoyé par Quintius à Rome, y est approuvé. On députe dix Commissaires pour régler les affaires de la Gréce. Con ditions du Traité de paix. Les Etoliens décrient sourdement ce Traité. Les Ar ticles en sont publiés aux Jeux Isthmi ques. Les Grecs apprennent la nouvelle de leur liberté avec des transports de joie incroyables. Réflexions sur ce grand é- vénement. Quintius parcourt les villes de Gréce. Cornelius, l'un des dix Com missaires, passe de Tempé, où il avoit entretenu le Roi, à la ville de Thermes, où se tenoit l'Assemblée des Etoliens.

(An. R. 555. Av. J. C. 197.)

On nomma cette année pour la prémié(six Pré- teurs créés pour la pré- miére fois. Liv. XXXII. 27.) re fois six Préteurs, à cause de l'augmenta tion des Provinces & de l'accroissement de l'Empire. De ces six départemens, deux avoient pour objet l'administration de la
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) Justice dans la ville: l'un entre citoyens & citoyens, l'autre entre citoyens & étran gers. Les quatre autres étoient des Gou vernemens de provinces, la sicile, la sar daigne, & l'Espagne citérieure & ulté rieure. (Le Com- mandement dans la Ma- cédoine est continué à Quintius. Liv. Ibid. 28.) Après que le sort eut réglé les départe mens des Préteurs, les Consuls se dispo soient aussi à tirer au sort l'Italie & la Ma cédoine, lorsque les Tribuns du Peuple, L. Oppius & Q. Fulvius s'y opposérent. Ils remontroient, „Que la Macédoine é tant une province éloignée de Rome, rien n'avoit été jusqu'à ce jour plus con traire au succès de la guerre qu'on y fai soit, que la révocation faite à contre tems du Consul qui en étoit chargé, à qui l'on envoyoit un successeur, lors qu'il avoit à peine acquis sur les lieux les connoissances dont il avoit besoin pour réussir. Que l'on étoit dans la qua triéme année depuis le commencement de cette guerre. Que sulpicius avoit passé la plus grande partie de son Consu lat à chercher Philippe & son Armée. Que Villius avoit été contraint de par tir, lorsqu'il commençoit à joindre l'en nemi de près. Que Quintius, après a voir été retenu à Rome la plus grande partie de l'année pour les affaires de la Religion, s'étoit pourtant conduit de façon qu'il étoit aisé de juger, que s'il fût arrivé plutôt dans la province, ou que l'hiver lui eût permis d'en sortir plus
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tard, il auroit pu terminer entiérement(An. R. 555. Av. J. C. 197.) la guerre; & qu'actuellement il se dispo soit à la recommencer au printems d'une maniére à faire espérer, que, si on ne lui envoyoit point de successeur, il la fi niroit heureusement dans la campagne prochaine“. Les nouveaux Consuls, aiant entendu ces remontrances des Tri buns, promirent qu'ils se soumettroient à la décision du sénat, pourvu que les Tri buns en fissent autant. Ils y consentirent; & en conséquence les sénateurs donné rent aux deux Consuls l'Italie pour départe ment, & prorogérent à Quintius celui de Macédoine jusqu'à ce qu'on l'envoyât rele ver. Voilà une dispute commencée & fi nie avec bien de la sagesse & de la modéra tion. Apre's la prise d'Elatie, le Consul Quin-(Entrevues entre le Roi Philippe & le Consul Quintius avec ses Alliés, tou- tes inutiles. Liv. XXXII. 32-37. Polyb. XVII. 742- 752.) tius avoit déja distribué ses troupes dans la Phocide & dans la Locride pour y passer l'hiver, lorsque Philippe lui envoya un hé raut-d'armes pour lui demander une entre vue. Il ne se rendit pas difficile, & la lui accorda; parce qu'il ne savoit pas encore ce qu'on avoit résolu à Rome à son sujet, & qu'une conférence lui laissoit la liberté, ou de continuer la guerre si on lui proro geoit le commandement, ou de porter les choses à la paix si on lui envoyoit un suc cesseur. La conférence se tint sur le bord de la mer, près de Nicée ville de Locride, très voisine des Thermopyles. Philippe, qui s'y étoit rendu de Démétriade par mer,
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) ne quita point son vaisseau. Il avoit avec lui plusieurs seigneurs de Macédoine, & Cycliade exilé Achéen. Le Général Ro main étoit sur le rivage, accompagné d'A mynandre Roi des Athamanes, & des Dé putés de tous les Alliés. Après quelques disputes sur le cérémonial, Quintius fit ses propositions; chacun des Alliés fit aussi ses demandes. Philippe y répondit; & com me il commençoit à s'emporter contre les Etoliens, Phénéas leur Magistrat l'inter rompant, lui dit: Il ne s'agit pas ici de pa roles. Il faut, ou vaincre les armes à la main, ou céder au plus fort. La chose est claire, même pour un aveugle, reprit Phi lippe, cherchant à piquer Phénéas qui étoit incommodé de la vue. Philippe(a) étoit naturellement railleur, & ne pouvoit se contenir même en traitant des affaires les plus sérieuses: ce qui est un grand défaut dans un Prince. Cette prémiére entrevue s'étant passée en altercation, on se rassembla le lendemain. Philippe se rendit fort tard au lieu dont on étoit convenu. Toute la raison qu'il don na de son retardement, c'est „qu'il avoit passé la plus grande partie du jour à déli bérer sur la dureté des loix qu'on lui im posoit, sans savoir à quoi se déterminer“. Mais on conjectura assez vraisemblablement, que par-là il avoit voulu ôter aux Etoliens 108
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& aux Achéens le tems de lui répondre.(An. R. 555. Av. J. C. 197.) Et il confirma cette pensée, en demandant que, pour ne point perdre le tems en de vaines disputes, la conférence se passât en tre le Général Romain & lui. Ce ne fut point sans peine qu'on le lui accorda. Ils s'abouchérent donc en particulier. Quin tius aiant rapporté aux Alliés les proposi tions que le Roi lui faisoit, nul d'eux ne les agréa; & on étoit près de rompre toute conférence, lorsque Philippe demanda qu'on remît la décision au lendemain, pro mettant qu'il céderoit à leurs raisons, s'il ne venoit pas à bout de leur faire goûter les siennes. Quand on se fut rassemblé, il pria instamment Quintius & les Alliés de ne pas s'opposer à la paix, & il se réduisit à demander du tems pour envoyer à Rome des Ambassadeurs, s'engageant à accepter telles propositions qu'il plaîroit au sénat de lui imposer, si les siennes n'étoient pas ju gées suffisantes. On ne put lui refuser une demande si raisonnable, & l'on convint d'une tréve de deux mois, à condition néanmoins que sur le champ il feroit sortir les garnisons qu'il avoit dans les Places de la Locride & de la Phocide. On envoya de part & d'autre des Ambassadeurs à Rome. Quand ils y furent arrivés, on commen ça par entendre ceux des Alliés. Ils s'em portérent en invectives contre Philippe. Mais ce qui frappa le sénat, c'est qu'ils fi rent observer, & prouvérent évidemment par la situation des lieux, que si le Roi de
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(An. R 555. Av. J. C. 197.) Macédoine retenoit Démétriade dans la Thessalie, Chalcis dans l'Eubée, & Corin the dans l'Achaïe, villes qu'il appelloit lui- même, en termes non moins véritables qu'injurieux, les entraves de la Gréce, la Gréce ne pourroit jamais jouir de la liberté. On fit ensuite entrer les Ambassadeurs du Roi. Comme ils commençoient un grand discours, on leur coupa la parole, en leur demandant s'ils céderoient ces trois villes ou non. Aiant répondu qu'ils n'avoient point reçu d'ordre ni d'instruction sur cet article, ils furent congédiés sans avoir rien obtenu. On laissa Quintius, à qui l'on a voit prorogé le commandement dans la Ma cédoine comme nous l'avons dit, maître de faire la paix, ou de continuer la guerre. Il comprit bien par-là que le sénat n'étoit pas fâché qu'on la continuât; & de son côté il aimoit bien mieux terminer la guerre par une victoire, que par un Traité de paix. Ainsi il n'accorda plus d'entrevue à Philippe, & lui fit dire qu'il n'écouteroit plus aucune proposition de sa part, s'il ne convenoit d'abord d'abandonner toute la Gréce. (Philippe abandonne Argos à Nabis Ti- ran de spar- te. Liv. XXXII. 38.) Philippe tourna donc toutes ses pensées du côté de la guerre. Comme il ne pouvoit pas aisément conserver les villes de l'Achaïe à cause de leur grand éloignement, il jugea à propos de livrer Argos à Nabis Tiran de sparte, mais comme un simple dépôt, qui lui seroit rendu en cas qu'il remportât l'a vantage dans cette guerre, & qui resteroit
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à Nabis si les choses tournoient autrement.(An. R. 555. Av. J. C. 197.) Nabis fut introduit de nuit dans la ville, & en traita les habitans en véritable Tiran, exerçant contre eux toutes sortes de vio lences & de cruautés. Le Tiran oublia bientôt de qui & à quel(Alliance de Nabis avec les Ro- mains. Liv. XXXII. 39.) le condition il tenoit la ville. Il envoya des Députés à Quintius & à Attale, pour leur faire savoir qu'il étoit maître d'Argos, & pour les inviter à une entrevue, où il espé roit qu'ils conviendroient aisément des con ditions du Traité d'alliance qu'il souhaitoit faire avec eux. sa proposition fut accep tée. En conséquence le Proconsul & le Roi de Pergame se rendirent près d'Argos: démarche peu convenable à l'un & à l'au tre. L'entrevue se fit. Les Romains vou loient que Nabis leur fournît des troupes, & cessât de faire la guerre aux Achéens. Le Tiran accorda le prémier article, mais il ne voulut avec les Achéens qu'une tréve de quatre mois. Le Traité fut conclu à ces conditions. Cette alliance avec un Tiran aussi décrié pour sa perfidie & ses cruautés que l'étoit Nabis, n'est pas fort glorieuse aux Romains. Mais dans un tems de guer re on croit devoir prendre tous ses avanta ges, aux dépens même de l'équité & de l'honneur. Quand le printems fut venu, Quintius(Les Béo- tiens font alliance a- vec les Ro- mains. Liv. XXXIII. 1. 2.) & Attale songérent à s'assurer de l'alliance des Béotiens, qui jusques-là avoient été in certains & flottans. Ils allérent ensemble avec quelques Députés des Alliés à Thébes,
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) qui étoit la capitale du pays, & le lieu de l'Assemblée commune. Antiphile, le pré mier Magistrat, leur étoit favorable & les soutenoit sous main. Les Béotiens avoient cru d'abord qu'ils venoient sans troupes & sans escorte, parce qu'ils les avoient laissées à quelque espace derriére eux. Ils furent bien surpris, quand ils virent que Quintius s'étoit fait suivre d'un détachement assez considérable, & ils jugérent dès-lors qu'il n'y auroit point de liberté dans l'Assem blée. Elle fut indiquée pour le lendemain. Ils dissimulérent leur surprise & leur dou leur, qu'il auroit été inutile, & même dan gereux de faire paroître. Attale parla le prémier, & fit valoir les services que ses ancêtres & lui-même a voient rendus à toute la Gréce, & en par ticulier à la République des Béotiens. se laissant emporter à son zèle pour les Ro mains, & s'expliquant avec plus de véhé mence que son âge ne le comportoit, il tomba foible & comme à demi-mort au milieu de sa harangue, (c'étoit une attaque de paralysie) & il falut le transporter hors de l'Assemblée; ce qui interrompit pour quelque tems la délibération. Aristéne, Préteur des Achéens, reprit la parole, & son discours fut d'autant plus capable de faire impression, qu'il ne donnoit point d'autre conseil aux Béotiens, que celui qu'il avoit donné aux Achéens mêmes. A près lui, Quintius dit peu de choses, & fit plus valoir la justice & la bonne-foi des
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Romains, que leurs armes ou leur puissan(An. R. 555. Av. J. C. 197.) ce. On alla ensuite aux suffrages, & l'al liance avec les Romains fut conclue tout d'une voix, personne n'osant s'y opposer, ni tenter une résistance inutile. Quintius resta encore quelque tems à Thébes, pour voir quel cours prendroit la maladie d'Attale. Quand il vit que c'étoit une paralysie formée, qui ne menaçoit pas la vie de ce Prince d'un danger présent, il s'en retourna à Elatie. Bien content de la double alliance qu'il avoit conclue avec les Achéens & les Béotiens, par laquelle il a voit mis ses derriéres en sureté, il tourna tous ses soins & tous ses efforts du côté de la Macédoine. Dès que l'état & les forces d'Attale le(Mort d'At- tale. Eloge de ce Prin- ce. Polyb. in Excerpt. pag. 101. & 102. Liv. XXXIII. 21.) permirent, on le transporta à Pergame, où il mourut peu de tems après, âgé de soi xante & douze ans, dont il en avoit régné quarante-quatre. Polybe remarque qu'At tale n'imita pas la plupart des hommes, pour qui les grands biens sont pour l'ordi naire une occasion de vices & de dérégle mens. L'usage généreux & magnifique qu'il fit de ses richesses, mais conduit & tempé ré par la prudence, lui donna le moyen d'augmenter ses Etats, & de se décorer lui- même du titre de Roi. Il comptoit n'être riche que pour les autres, & il étoit persua dé que c'étoit placer son argent à une gros se & légitime usure, que de l'employer en bienfaits, & d'en acheter des amis. Il gou verna ses sujets avec une grande justice, &
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) montra toujours une fidélité inviolable à l'é gard de ses Alliés. Ami généreux, mari tendre, pére affectionné, il remplit tous (strab. XIII. 623- 625.) les devoirs & de Prince & de Particulier. Il laissa quatre fils, Euméne, Attale, Philé tére & Athénée. Il avoit pris un grand soin de leur éducation, & s'étoit appliqué sur tout à établir entre eux une union tendre & sincére, qui est le plus ferme appui des (Polyb. in Excerpt. 169.) maisons puissantes. Polybe remarque com me un bonheur fort rare dans les familles des Princes, que les fréres d'Euméne qui succéda à Attale, loin d'exciter aucun trou ble pendant son régne, contribuérent beau coup à en assurer la paix & la tranquillité. Le goût des Lettres & des sciences régnoit (Diog. Laert. in Lacyde.) à la Cour de Pergame. Attale avoit fait or ner & embellir dans l'Académie d'Athénes (lieu célébre, comme l'on sait, par les Philosophes qui y ont enseigné avec éclat) le jardin où Lacyde, disciple & successeur d'Arcésilas, faisoit ses leçons. Il invita ce Philosophe à venir à sa Cour. Mais Lacy de lui répondit avec une franchise vraiment philosophique, qu'il en étoit des Princes comme des Tableaux, qui souvent, pour être estimés, demandent de n'être vus que de loin. J'ai parlé de la fameuse Bibliothé que de Pergame, dans l'Histoire Ancienne, Tome IX. (Bataille de Cynoscé- phales, où Philippe est vaincu par Quintius.) Les Armées, des deux côtés, s'étoient mis en marche pour en venir aux mains, & pour terminer la guerre par une bataille. El les étoient à peu près égales en nombre, &
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composées chacune de vingt-cinq ou vingt-(An. R. 555. Av. J. C. 197. Polyb. XVII. 754- 762. Liv. XXXIII. 3-11. Plut. in Flamin. 372. 373. Justin. XXX. 4.) six mille hommes. Les Officiers & les sol dats, de part & d'autre, souhaitoient avec une égale ardeur d'en venir aux mains. Plus le tems du combat approchoit, plus ils sen toient augmenter leur courage, & croître leur ambition. Les Romains pensoient que s'ils étoient vainqueurs des Macédoniens, dont les victoires d'Alexandre avoient ren du le nom si fameux, il ne se pourroit rien ajouter à leur gloire; & les Macédoniens se flatoient, que s'ils battoient les Romains si supérieurs aux Perses, ils rendroient le nom de Philippe plus célébre & plus écla tant que celui d'Alexandre même. Quin tius s'avança en Thessalie, où il apprit que les ennemis étoient aussi arrivés. Mais ne sachant point encore au juste où ils étoient campés, il ordonna à ses troupes de couper des troncs & des branches d'arbres pour en faire des palissades, & pouvoir fortifier un camp par-tout où il en seroit besoin. C'est ici que Polybe, & après lui Tite-Live, comparent les palissades des Romains avec celles des Grecs. On trouve cette digres sion dans l'Histoire Ancienne, Tome VIII. Quintius arriva bientôt près de l'Armée Macédonienne, & marcha à sa rencontre à la tête de toutes ses troupes. Après quel ques légéres escarmouches, où la Cavalerie Etolienne se distingua, & eut toujours l'a vantage, les deux Armées s'arrêtérent près de (a) scotusse. La nuit qui précéda 109
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) le combat, il tomba une grosse pluie ac compagnée de tonnerres, desorte que le lendemain matin le tems étoit si couvert & si sombre, qu'à peine voyoit-on à deux pas de l'endroit où l'on étoit. Philippe dé tacha un Corps de troupes avec ordre de s'emparer des hauteurs appellées Cynoscé phales, qui séparoient son camp de celui des Romains. Quintius détacha aussi dix Escadrons de Cavalerie, & environ mille soldats armés à la légére, pour aller recon noître l'ennemi, en leur recommandant fort de prendre garde aux embuscades à cau se de l'obscurité du tems. Ce détachement rencontra celui des Macédoniens, qui s'é toit emparé des hauteurs. D'abord cette rencontre surprit, ensuite on se tâta les uns les autres. Des deux côtés on envoya a vertir les Généraux de ce qui se passoit. Les Romains mal-menés dépêchérent à leur camp pour demander du secours. Quintius y envoya aussitôt Archédame & Eupolé me, tous deux Etoliens, & les fit accom pagner de deux Tribuns qui commandoient chacun mille hommes, & de cinq cens che vaux, qui joints aux prémiers firent bien tôt changer de face au combat. De la part des Macédoniens, on ne manquoit pas de valeur: mais accablés sous le poids de leurs armes, qui n'étoient propres que pour com battre de pié ferme, ils se sauvérent par la fuite sur les hauteurs, & de-là envoyérent demander du secours au Roi. Philippe, qui avoit détaché pour un fou-
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rage une partie de son Armée, instruit du(An. R. 555. Av. J. C. 197.) danger où étoient ses prémiéres troupes, & voyant que l'obscurité commençoit à se dissiper, fit partir Héraclide qui comman doit la Cavalerie Thessalienne, Léon sous les ordres duquel étoit celle de Macédoi ne, & Athénagore qui avoit sous lui tous les soldats étrangers & mercénaires, à l'ex ception des Thraces. Quand ce renfort eut été ajouté au prémier détachement, les Ma cédoniens reprirent courage, retournérent à la charge, & à leur tour chassérent les Ro mains des hauteurs. La victoire même eût été complette, sans la résistance qu'ils ren contrérent dans la Cavalerie Etolienne, qui combattit avec un courage & une hardiesse étonnante. C'étoit ce qu'il y avoit de meil leur chez les Grecs que cette Cavalerie, sur-tout dans les rencontres & les combats particuliers. Elle soutint le choc & l'impé tuosité des Macédoniens de façon qu'elle empêcha que les Romains ne fussent mis en déroute. Ils abandonnérent les hauteurs, mais firent leur retraite sans desordre & sans confusion. Il venoit à Philippe courier sur courier, qui crioient que les Romains épouvantés prenoient la fuite, & que le moment étoit venu de les défaire entiérement. Ni le tems ni le terrain ne plaîsoient à Philippe. Les collines sur lesquelles on combattoit, é toient rudes, rompues en différens endroits, & fort élevées. Cependant il ne put se re fuser à ces cris redoublés, ni aux instances
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) de l'Armée qui demandoit à combattre, & il la fit sortir de ses retranchemens. Le Pro consul en fit autant de son côté, & mit son Armée en ordre de bataille. Chacun des Généraux, dans ce moment décisif, anima ses troupes par les motifs les plus intéressans. „Philippe représentoit aux siennes les Perses, les Bactriens, les In diens, toute l'Asie & tout l'Orient dom tés par leurs armes victorieuses, ajoutant qu'il faloit maintenant combattre avec d'autant plus de courage, qu'il s'agissoit ici, non de la souveraineté, mais de la Liberté, plus chére & plus précieuse à des gens de cœur que l'Empire du Mon de entier. Le Proconsul mettoit devant les yeux de ses soldats leurs propres vic toires encore toutes récentes. D'un côté la sicile & Carthage, de l'autre l'Italie & l'Espagne assujetties aux Romains; &, pour tout dire en un mot, Annibal, le grand Annibal, comparable certainement & peut-être supérieur à Alexandre, chas sé de l'Italie par leurs mains triomphan tes; &, ce qui devoit les encourager en core davantage, ce même Philippe, con tre lequel ils alloient combattre, vaincu plus d'une fois par eux-mêmes, & obligé de prendre la fuite devant eux.“ Animés (a) par de tels discours, ces sol- 110
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dats qui se disoient, les uns vainqueurs de(An. R. 555. Av. J. C. 197.) l'Orient, les autres vainqueurs de l'Occi cident, tout fiers, ceux-là de l'ancienne gloire de leurs ancêtres, ceux-ci de leurs propres tro phées & des victoires nouvellement rempor tées, se préparérent de part & d'autre au combat. Flamininus, aiant commandé à son aile droite de ne pas branler de son pos te, place les éléphans devant cette aile, & marchant d'un pas fier & assuré, méne lui- même l'aile gauche aux ennemis. Dès que ceux des Romains qui avoient été obligés de quiter les hauteurs apperçurent leur Gé néral & son Armée, ils recommencérent à combattre, & fondant sur les ennemis, les forcérent une seconde fois à lâcher pié. Alors Philippe s'avança en diligence sur les hauteurs avec les soldats armés de ron dache, & l'aile droite de sa Phalange, & donna ordre à Nicanor, l'un des prémiers de sa Cour, de le suivre incessamment avec le reste de ses troupes. Quand il fut arrivé au haut de l'éminence, il y apperçut quel ques corps morts, & quelques armes que les Romains y avoient laissées; ce qui lui fit juger qu'on y avoit combattu, que les Romains y avoient été défaits, & qu'on en étoit aux mains près de leur camp. Cet objet le transporta d'une joie extraordi naire. Mais, un moment après, voyant les siens en fuite par le changement qu'avoit occasionné l'arrivée du Proconsul, il douta un moment s'il ne devoit pas faire rentrer
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) les troupes dans le camp. Néanmoins, comme les Romains approchoient toujours, & que ceux des siens qui avoient les pré miers combattu, obligés de prendre la fui te, & présentant le dos à l'ennemi qui les poursuivoit, ne pouvoient manquer d'être taillés en piéces s'il n'alloit à leur secours; & qu'enfin il ne lui étoit pas aisé à lui-mê me de faire retraite sans s'exposer, il se trouva forcé d'en venir aux mains avant que le reste de son Armée l'eût joint. Le Roi aiant ramassé ceux qui fuyoient, forma sa droite de ceux qui portoient des rondaches, & d'une partie des soldats qui composoient la Phalange; & pour empê cher qu'on ne les pût enfoncer, il diminua de la moitié le front de la bataille pour doubler les rangs en dedans, lui donnant beaucoup plus de profondeur que de lar geur; & en même tems il leur commanda de se serrer de façon que les hommes & les armes se touchassent, & de marcher contre l'ennemi piques baissées. Quintius avoit aussi en même tems reçu dans ses interval les ceux qui avoient chargé d'abord les Ma cédoniens. Le combat étant engagé, on poussa de côté & d'autre des cris épouvantables. L'ai le droite de Philippe avoit visiblement tout l'avantage. Le poste élevé d'où elle com battoit en tombant impétueusement sur les Romains, le poids de son ordonnance, l'excellence de ses armes, tout cela lui don noit une grande supériorité. Les Romains
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ne purent soutenir le choc de ces troupes(An. R. 555. Av. J. C. 197.) serrées & couvertes de leurs boucliers, dont le front présentoit une haie de piques. Ils furent donc obligés de plier. Il n'en fut pas de-même de l'aile gauche de Philippe, qui ne faisoit que d'arriver. Elle ne put presque pas se former en Pha lange, ses rangs étant rompus & séparés par les hauteurs & les inégalités qui rem plissoient le terrain. Quintius, ne voyant point d'autre reméde au desavantage que les siens avoient à l'aile gauche, passa brusque ment à son aile droite, poussa d'abord ses éléphans contre cette Phalange mal assurée & qui faisoit une fort mauvaise contenan ce, puis fondit lui-même sur elle avec ses troupes toutes fraîches, persuadé que s'il pouvoit l'enfoncer & la mettre en desor dre, elle entraîneroit avec elle l'autre aile quoique victorieuse. La chose arriva ainsi. Cette aile n'aiant pu se maintenir en Pha lange, ni doubler ses rangs pour se donner de la profondeur, ce qui fait toute la force de l'ordonnance Macédonienne, elle fut entiérement renversée. Dans cette occasion, un Tribun, qui n'avoit pas avec lui plus de vingt Compa gnies, fit un mouvement qui contribua beaucoup à la victoire. Voyant que Phi lippe, fort éloigné du reste de l'Armée, poussoit vivement l'aile gauche des Ro mains, il quite l'aile droite qui déja étoit pleinement victorieuse, & sans prendre conseil que de lui-même & de la disposi-
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) tion présente des Armées, il marche vers la Phalange de l'aile droite des ennemis, arrive sur leurs derriéres, & les charge de toutes ses forces. Or tel est l'état de la Phalange par la longueur excessive de ses piques, & par le serrement de ses rangs, qu'on ne peut ni se tourner en arriére, ni combattre d'homme à homme. Le Tribun enfonce donc toujours en tuant à mesure qu'il avançoit, & les Macédoniens ne pou vant se défendre, jettent bas leurs armes, & prennent la fuite. Le desordre fut d'au tant plus grand, que ceux des Romains qui avoient plié s'étant ralliés, étoient venus en même tems attaquer la Phalange en front. Philippe, jugeant d'abord du reste de la bataille par l'avantage qu'il remportoit de son côté, avoit compté sur une pleine vic toire. Lorsqu'il vit ses soldats jetter leurs armes, & les Romains fondre sur eux par les derriéres, il s'éloigna un peu du champ de bataille avec un corps de troupes, & de là il considéra en quel état étoient toutes choses. Quand il vit que les Romains qui poursuivoient son aile gauche touchoient presque au sommet des montagnes, il ras sembla ce qu'il put de Thraces & de Ma cédoniens, & chercha son salut dans la fuite. Après le combat, où de tous côtés la victoire s'étoit déclarée en faveur des Ro mains, Philippe se retira à Tempé, où il s'arrêta pour y attendre ceux qui s'étoient
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sauvés de la défaite. Il avoit pris la sage(An. R. 555. Av. J. C. 197.) précaution d'envoyer à Larisse bruler tous ses papiers, afin que les Romains ne fus sent point en état d'inquiéter aucun de ses amis. Les Romains poursuivirent les fu yards pendant quelque tems. On accusa les Etoliens d'avoir été cause que Philippe se sauva. Car, au-lieu de le poursuivre, ils s'amusérent à piller son camp: desorte que les Romains, quand ils revinrent de la poursuite, ne trouvérent presque plus rien. Les reproches furent vifs de part & d'autre, & à cette occasion commença à éclater l'ai greur entre les deux nations. Le lendemain, après avoir ramassé les prisonniers & le reste des dépouilles, on prit le chemin de Larisse. La perte des Ro mains, dans cette bataille, ne fut que d'en viron sept cens hommes. Les Macédoniens y perdirent treize mille hommes, dont huit mille restérent sur le champ de bataille, & cinq mille furent faits prisonniers. Ainsi se termina la Journée de Cynoscéphales. A l'occasion de ce combat, Polybe fait une digression sur la Phalange Macédonien ne, dont il expose les avantages & les in convéniens. On la trouve dans l'Histoire Ancienne, Tome VI. Les Etoliens s'étoient certainement dis(Vanité in- solente des Etoliens. Polyb. in Excerpt. Legat. 788. Liv. XXXIII. 11.) tingués dans cette bataille, & n'avoient pas peu contribué à la victoire. Mais ils eurent la vanité, ou plutôt l'insolence, de s'attri buer à eux seuls cet heureux succès au pré judice de Quintius & des Romains. Une
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(An. R. 555. Av. J. C. 197. Plut. in Flamin. 373.) Inscription en vers, composée dans ce sens par un Poëte du tems qui se nommoit Al cée, répandit ce bruit dans toute la Gréce. Quintius, déja mécontent de l'impatiente avidité avec laquelle les Etoliens s'étoient jettés sur le butin sans attendre les Romains, fut encore plus choqué de tous ces discours injurieux pour lui personnellement. De puis ce tems-là il agit fort froidement à leur égard, & ne leur communiqua plus rien des affaires publiques, affectant en toute occasion d'humilier leur orgueil. (Quintius accorde à Philippe une tréve & une en- trevue. Polyb. ib. 789. Liv. XXXIII. 12.) Quelques jours après le combat, il vint des Ambassadeurs de Philippe à Quintius qui étoit à Larisse, sous prétexte de deman der une tréve pour enterrer les morts, mais en effet pour obtenir de lui une entrevue. Le Proconsul accorda l'une & l'autre, & ajouta des honnêtetés pour le Roi, en di sant qu'il devoit avoir bonne espérance. Ces paroles choquérent extrêmement les Eto liens. Comme ils connoissoient mal les Romains, & qu'ils en jugeoient par leurs propres dispositions, ils s'imaginérent que Flamininus n'étoit devenu favorable à Phi lippe, que parce que celui-ci l'avoit cor rompu à force de présens; & que ce Gé néral, le plus desintéressé qui fut jamais, & le moins capable de se laisser gagner par les attraits d'un gain sordide, avoit des sein de s'enrichir par les libéralités du Roi. (Délibéra- tion des Alliés au) Le Proconsul avoit accordé au Roi une tréve de quinze jours, & étoit convenu
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avec lui du tems où ils devoient conférer(An. R. 555. Av. J. C. 197. sujet de la paix. Polyb. ibid. Liv. XXXIII. 12.) ensemble. Mais en attendant il convoqua l'Assemblée des Alliés, pour leur commu niquer les conditions auxquelles il croyoit que l'on pouvoit lui accorder la paix. Ami nandre Roi des Athamanes, qui parla le prémier, sans s'amuser à faire de longs rai sonnemens, dit „qu'il faloit terminer la guerre de façon, qu'en l'absence même des Romains, la Gréce fût en état de conserver la paix, & de défendre sa li berté par elle-même.“ Alexandre Etolien prit ensuite la paro le, & dit: „Que si le Proconsul pensoit qu'en faisant un Traité avec Philippe, il procureroit ou une paix solide aux Ro mains, ou une liberté durable aux Grecs, il se trompoit. Que l'unique moyen de finir la guerre avec les Macédoniens, c'é toit de détrôner Philippe. Que la cho se étoit alors très aisée, pourvu qu'on profitât de l'occasion que l'on avoit en tre les mains.“ Quintius, adressant la parole à Alexan dre: Vous ne connoissez, lui dit-il, ni le caractére des Romains, ni mes vues, ni les intérêts des Grecs. Ce n'est pas l'usa ge des Romains, quand ils ont fait la guerre à une Puissance, & qu'ils l'ont vaincue, de la détruire entiérement: An nibal & les Carthaginois en sont une bon ne preuve. Pour moi, mon dessein n'a ja mais été de faire à Philippe une guerre ir réconciliable. J'ai toujours été disposé à lui
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) accorder la paix, dès qu'il se soumettroit aux conditions qui lui seroient imposées. Vous-mêmes, Etoliens, dans les Assem blées qui se sont tenues à ce sujet, vous n'avez jamais parlé d'ôter à Philippe son Royaume. seroit-ce la victoire qui nous in spireroit un tel dessein? Quel indigne sen timent! Quand un ennemi nous attaque les armes à la main, il convient de le repous ser avec fierté & avec hauteur. Mais quand il est terrassé, le devoir du vainqueur est de faire paroître de la modération, de la dou ceur, de l'humanité. Quant aux Grecs, j'avoue qu'il est de conséquence pour eux que le Royaume de Macédoine soit moins puis sant qu'autrefois; mais il leur importe éga lement qu'il ne soit pas tout-à-fait détruit. C'est pour eux une barriére contre les Thra ces, les Illyriens, & les(a)Gaulois, sans laquelle, comme il est déja souvent arrivé, tous ces Barbares ne manqueroient pas de fondre contre la Gréce. Flamininus conclut en disant que son a vis, & celui de l'Assemblée, étoit, si Phi lippe promettoit d'observer fidélement tout ce qui lui avoit été prescrit auparavant par les Alliés, de lui accorder la paix, après qu'on auroit consulté le sénat; & que les Etoliens pouvoient prendre là-dessus telle résolution qu'ils jugeroient à propos. Phé néas, Préteur des Etoliens, aiant représen té avec vivacité, „que Philippe, s'il é- 111
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chappoit au danger, ne tarderoit pas à(An. R. 555. Av. J. C. 197.) former de nouveaux projets, & à don ner occasion à une nouvelle guerre:“{??} C'est mon affaire, reprit le Proconsul: Je don nerai bon ordre qu'il ne puisse rien entre prendre contre nous. Le lendemain Philippe arriva au lieu de(Entrevue de Philippe & de Quin- tius. La paix y est conclue. Polyb. ib. 791. Liv. XXXIII. 13. Plut. 374.) de la conférence; & trois jours après, Quintius avec tous les Députés des Alliés donna audience au Roi, qui parla avec tant de sagesse & de prudence, qu'il adou cit tous les esprits. Il dit, „qu'il accep toit & exécuteroit tout ce que les Ro mains & les Alliés lui avoient prescrit dans la derniére entrevue; & que pour le reste, il s'en remettoit entiérement à la discrétion du sénat.“ A ces mots, il se fit un grand silence d'approbation dans le Conseil. Il n'y eut que l'Etolien Phénéas, qui fit encore de mauvaises difficultés, aux quelles on n'eut aucun égard. Au reste ce qui engageoit Flamininus à presser la conclusion de la paix, c'est que la nouvelle lui étoit venue qu'Antiochus son geoit sérieusement à passer en Europe avec une Armée. Il craignoit que Philippe, dans l'espérance de recevoir un secours considé rable de ce Prince, ne prît le parti de se borner à la défense de ses Places, & par ce moyen ne traînât la guerre en longueur. Il sentoit d'ailleurs que si un autre Général ve noit prendre sa place, on ne manqueroit pas d'attribuer à ce nouveau-venu tout l'honneur de cette guerre. C'est pour-
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(An. R. 555. Av. J. C. 197.) quoi il accorda au Roi quatre mois de tréve, lui ordonna de paier sur le champ quatre cens talens (quatre cens mille écus): prit pour ôtages Demetrius son fils, & quel ques-uns des Grands de sa Cour, & lui per mit d'envoyer à Rome, pour recevoir du sénat la décision de son sort. Quintius donna sa parole au Roi, que si la paix ne se faisoit point, il lui rendroit les ta lens & les ôtages. Après cela tous les in téressés envoyérent des Ambassadeurs à Rome, les uns pour solliciter la paix, les autres pour y mettre obstacle.
(An. R. 556. Av. J. C. 196.)

(La victoi- re rempor- tée contre Philippe cause à Ro- me une grande joie. Liv. XXXIII. 24.) Ce fut sous ces nouveaux Consuls qu'on reçut à Rome des Lettres de Quintius, qui apprenoient le détail de la victoire remportée sur Philippe. On en fit la lectu re, d'abord dans le sénat, puis devant le Peuple; & l'on ordonna des actions de graces publiques pendant cinq jours, pour remercier les Dieux de la protection qu'ils avoient accordée aux Romains dans la guerre de Macédoine. (Le projet de paix en- voyé par Quintius, est approu- vé à Rome. On députe dix Com- missaires) Quelques jours après arrivérent les Am bassadeurs au sujet de la paix que l'on se proposoit de faire avec le Roi de Macé doine. L'affaire fut agitée dans le sénat. Les Ambassadeurs y firent de longs dis cours, chacun selon ses intérêts & ses vues: mais enfin l'avis de la paix l'em-
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porta. La même affaire étant rapportée(An. R. 556. Av. J. C. 196. pour régler les affaires de la Gré- ce. Liv. ibid. Polyb. ib. 793.) au Peuple, le Consul Marcellus, qui sou haitoit avec passion d'aller commander les Armées dans la Gréce, fit tous ses ef forts pour que le projet de paix fût re jetté; mais il ne put réussir. Le Peuple approuva le plan de Flamininus, & rati fia les conditions. Le sénat nomma en fuite dix des plus illustres de son corps, pour aller régler les affaires de la Gré ce avec le Proconsul, & assurer la liber té aux Grecs. Les Achéens demandérent dans la mê me Assemblée à être reçus au nombre des Alliés du Peuple Romain. Cette af faire, qui souffroit quelques difficultés, fut renvoyée aux dix Commissaires. Il s'étoit élevé parmi les Béotiens une émeute entre les partisans de Philippe & ceux des Romains, laquelle fut portée de part & d'autre à de violens excès. Mais elle n'eut pas de suite, aiant été appaisée par le Proconsul, qui y apporta un promt reméde. Les dix Commissaires, partis de Rome(Condi- tions du Traité de paix. Polyb. ib. Liv. XXXIII. 30.) pour régler les affaires de la Gréce, ne fu rent pas longtems sans y arriver. Voici quelles furent les principales conditions du Traité de paix qu'ils réglérent de concert avec Quintius. „Que toutes les (a) autres 112
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(An. R. 556. Av. J. C. 196.) „Villes Grecques, tant en Asie qu'en Euro pe, seroient libres, & se gouverneroient se lon leurs Loix. Que Philippe, avant la célébration des Jeux Isthmiques, évacue roit celles où il avoit garnison. Qu'il rendroit aux Romains les prisonniers & les transfuges, & leur livreroit tous ses vaisseaux pontés, à l'exception de cinq félouques, & de la galére à seize rangs de rames. Qu'il donneroit mille talens, moitié incessamment, & l'autre moitié en dix ans, cinquante chaque année en forme de tribut. Parmi les ôtages qu'on exigea de lui, étoit Demetrius le plus jeune de ses deux fils, qui fut envoyé à Rome.“ Ce fut ainsi que Quintius termina la guerre de Macédoine, au grand contente ment des Grecs, & fort heureusement pour Rome. Car, sans parler d'Annibal, qui, tout vaincu qu'il étoit, pouvoit encore sus citer bien des affaires aux Romains, An tiochus, voyant sa puissance considérable ment accrue par ses glorieux emploits, qui lui avoient fait donner le surnom de Grand, songeoit actuellement à porter ses armes en Europe. si donc Quintius n'avoit pas pré vu, par sa grande prudence, ce qui pou voit arriver; que la guerre contre Antio chus se fût jointe, au milieu de la Gréce, à la guerre que l'on avoit contre Philippe; & que les deux plus grands & les deux plus puissans Rois qu'il y eût alors, unis de vues & d'intérêts se fussent élevés en mê-
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me tems contre Rome, il est certain qu'el(An. R. 556. Av. J. C. 196.) le se seroit trouvée encore engagée dans des combats & des dangers aussi grands que ceux qu'elle avoit eus à soutenir dans la guerre contre Annibal. Mais une Provi dence particuliére veilloit sur Rome, & arrangeoit les événemens d'une maniére conforme aux desseins qu'elle avoit sur cet te future Capitale du Monde. Ce Traité de paix, dès qu'on en eut(Les Eto- liens décri- ent sourde- ment le Traité de paix. Liv. XXXIII. 31. Polyb. ib. 796.) quelque connoissance, satisfit beaucoup tous les esprits raisonnables. Les Etoliens seuls en parurent mécontens. Ils le dé crioient sourdement parmi les Alliés, di sant „qu'il ne contenoit que des paroles, & rien davantage: qu'on amusoit les Grecs par un vain titre de liberté, & que sous ce beau nom les Romains cou vroient leurs vues intéressées. Qu'à-la- vérité ils laissoient libres les villes situées dans l'Asie, mais qu'ils paroissoient se réserver celles de l'Europe, comme O rée, Erétrie, Chalcis, Démétriade, Co rinthe. Qu'ainsi, à proprement parler, la Gréce n'étoit point délivrée de ses chaînes, & que tout au plus elle avoit changé de Maître.“ Ces plaintes chagrinoient d'autant plus le Proconsul, qu'elles ne paroissoient pas tout-à-fait sans fondement. Les Commis saires, selon les instructions qu'ils avoient reçues à Rome, conseilloient à Quintius de rendre la liberté à tous les Grecs, mais de retenir les villes de Corinthe, de Chal-
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(An. R. 556. Av. J. C. 196.) cis & de Démétriade qui étoient les clés de la Gréce, & d'y mettre de bonnes gar nisons pour s'en assurer contre Antiochus. Il obtint, dans le Conseil, que Corinthe seroit mise en liberté; mais il fut résolu qu'on tiendroit garnison dans la citadelle, aussi-bien que dans les deux villes de Chal cis & de Démétriade; & cela pour un tems seulement, & jusqu'à ce que l'on n'eût plus rien à craindre de la part du Roi de syrie. (Les arti- cles du Traité de paix sont publiés aux Jeux Isth- miques. Liv. XXXIII. 32. Plut. in Flamin. 374. Polyb. ib. 797.) Les Jeux (a) Isthmiques qu'on alloit cé lébrer, attiroient toujours une grande mul titude de monde, tant à cause de l'inclina tion que les Grecs avoient naturellement pour ces spectacles, où l'on disputoit le prix de la force du corps, de la légéreté à la course, & même de l'habileté en toutes sortes d'Arts, qu'à cause de la facilité qu'ils avoient de se rendre dans un lieu où l'on aborde également par les deux mers. Mais ils y accoururent alors en plus grand nom bre que jamais, pour être instruits par eux- mêmes de la nouvelle forme de Gouverne ment qu'on alloit donner à la Gréce, & apprendre au vrai quelle seroit leur desti née & leur fortune. Les conditions du Traité de paix, qui n'étoient pas encore entiérement connues, faisoient le sujet de toutes les conversations; & l'on en parloit différemment, la plupart ne pouvant se per suader que les Romains voulussent se reti- 113
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rer de toutes les Places qu'ils avoient pri(An. R. 556. Av. J. C. 196.) ses. Tout le monde étoit dans cette incerti tude, lorsque les Romains aiant pris leurs places, le héraut s'avance au milieu de l'a réne. Un coup de trompette aiant fait si lence, il prononce à haute voix ce qui suit. Le senat de le Peuple Romain, et Quintius Flamininus General de leurs armees, apre's avoir vaincu Philippe et les Macedoniens, delivrent de toutes garnisons et de tous impots les Corinthiens, les Locriens, les Phociens, les habitans de l'Ile d'Eu bee, les Acheens(a)Phthiotes, les Magnesiens, les Thessaliens, et les Perrhebes, les declarent libres, leur conservent tous leurs privileges, et veulent qu'ils se gouvernent par leurs Loix, et selon leurs Usages. A ces (b) paroles, que plusieurs n'avoient(Les Grecs) 114 115
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(An. R. 556. Av. J. C. 196. apprennent la nouvelle de leur li- berté avec des trans- ports de joie incro- yables. Ibid.) ouïes qu'à demi à cause du bruit qui les interrompit, tous les spectateurs, trans portés hors d'eux-mêmes, ne furent plus maîtres de leur joie. se regardant les uns les autres avec surprise, & s'interrogeant mutuellement sur les articles qui intéres soient chacun en particulier, ils n'en pou voient croire ni leurs yeux ni leurs oreil les, tant ce qu'ils voyoient & entendoient leur paroissoit semblable à un songe. Il fa lut que le héraut recommençât encore la même proclamation, qui fut écoutée avec un profond silence, & l'on ne perdit pas un mot du Decret. Alors, pleinement as surés de leur bonheur, ils se livrérent de nouveau sans mesure aux transports de leur joie avec des cris & des applaudissemens si souvent & si fortement répétés, que la mer en retentit au loin, & que des corbeaux, qui dans ce moment voloient par hazard sur l'Assemblée, tombérent dans le stade; & on reconnut pour-lors, que de tous les biens humains il n'en est point de plus a gréable à la multitude que la liberté. La célébration des Jeux s'acheva à la hâte & fort rapidement, sans que ni les esprits ni les yeux fussent attentifs au spectacle, per sonne ne s'y intéressant plus, & un seul objet
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remplissant l'ame, & n'y laissant point de(An. R. 556. Av. J. C. 196.) place à tous les autres plaisirs. Quand les Jeux furent finis, tous pres que coururent en foule vers le Général Ro main, ensorte que chacun s'empressant d'ap procher de son Libérateur, de le saluer, de lui baiser la main, & de jetter à ses piés des couronnes & des festons de fleurs, il auroit couru quelque risque de sa personne, si la vigueur de l'âge, (car il n'avoit guéres que trente-trois ans) & la joie d'une jour née si glorieuse, ne l'avoient soutenu, & mis en état de résister à toutes ces fatigues. Je demande, en effet, s'il y eut jamais(Réflexions sur ce grand événement.) pour un mortel journée plus agréable ou plus glorieuse que celle-ci le fut pour Fla mininus, & pour tout le Peuple Romain. Que sont tous les triomphes du monde, en comparaison de ces cris de joie d'une multi tude innombrable, & de ces applaudissemens qui partent du cœur, & qui sont l'effet na turel d'une vive reconnoissance? Qu'on en tasse ensemble tous les trophées, toutes les victoires, toutes les conquêtes d'Alexan dre, que deviennent-elles, rapprochées de cette unique action de bonté, d'humanité, de justice? C'est un grand malheur que les Princes ne soient pas sensibles comme ils devroient l'être à une joie aussi pure, & à une gloire aussi touchante, que celle de faire du bien aux hommes. Le (a) souvenir d'une si belle journée,(Liv. XXXIII. 33.) 116
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(An. R. 556. Av. J. C. 196.) & d'un bienfait si touchant, se renouvel loit de jour en jour; & pendant un fort longtems il n'étoit parlé d'autre chose dans les repas & dans les entretiens. On disoit, avec des transports d'admiration, & dans une sorte d'enthousiasine, „Qu'il y avoit donc au monde une nation, qui, à ses frais & risques, entreprenoit des guerres pour procurer aux autres le repos & la liberté; & cela, non pour des peu ples voisins, ou à portée d'être secourus par les terres; mais qui passoit les mers, pour empêcher qu'il n'y eût quelque part que ce fût une domination injuste, & pour faire régner par-tout les loix, l'é quité, la justice! Qu'à la seule voix d'un héraut, la liberté avoit été rendue à tou tes les villes de la Gréce & de l'Asie! Qu'il étoit d'une grande ame de former seulement un tel dessein: mais que de le mettre à exécution, c'étoit l'effet d'un rare bonheur, & d'une vertu consom mée!“ (Plut. in Fla- min. 375.) Ils rappelloient tous les grands combats
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que la Gréce avoit entrepris pour la Liber(An. R. 556. Av. J. C. 196.) té. „Après avoir soutenu tant de guer res, disoient-ils, jamais sa valeur n'a re çu une si douce récompense, que lors que des étrangers sont venus combattre pour elle. C'est alors que, sans avoir presque versé une goute de sang, ni ré pandu de larmes, elle a remporté le plus beau de tous les prix, & le plus digne d'être recherché. La valeur & la pru dence sont rares à-la-vérité dans tous les tems: mais, de toutes les vertus, la plus rare c'est la justice. Les Agésilas, les Lysandres, les Nicias, les Alcibiades, ont bien su conduire des guerres, & ga gner des batailles par terre & par mer: mais c'étoit pour eux & pour leur pa trie, non pour des inconnus & des étran gers. Cette gloire étoit réservée aux Romains.“ Voilà les réflexions que les Grecs fai soient sur un événement si heureux; & les effets répondirent promtement à la glorieu se proclamation faite aux Jeux Isthmiques. Car les Commissaires se partagérent pour aller faire exécuter leur Decret dans toutes les villes. Quelque tems après Flamininus étant(Quintius parcourt les villes de Gréce. Plut. ibid.) allé à Argos, fut fait Président des Jeux Néméens. Il s'acquita parfaitement de cet emploi, & n'oublia rien de tout ce qui pou voit augmenter la célébrité & la magnifi cence de la Fête; & il fit publier encore dans ces Jeux, comme il avoit fait dans les
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(An. R. 556. Av. J. C. 196.) Isthmiques, la liberté des Grecs par la voix du héraut. En visitant toutes les villes, il y faisoit de bonnes ordonnances, y réformoit la Jus tice, rétablissoit l'amitié & la concorde en tre les citoyens, appaisoit les séditions & les querelles, & faisoit revenir les Bannis: mil le fois plus content de pouvoir, par les voies de la persuasion, porter les Grecs à se réconcilier les uns avec les autres, & à vivre bien ensemble, qu'il ne l'avoit été d'avoir vaincu les Macédoniens; desorte que la liberté même leur parut le moindre des bienfaits qu'ils avoient reçus de lui. A quoi en effet leur auroit-elle servi, si la jus tice & la concorde n'eussent été rappellées au milieu d'eux? Quel modéle pour un Gouverneur, pour un Intendant de pro vince! & quel bonheur pour les Peuples qui en trouvent de tels! On rapporte que le Philosophe Xéno crate aiant été délivré un jour à Athénes par l'Orateur Lycurgue des mains des Fer miers qui le traînoient en prison pour lui faire paier une somme que les Etrangers de voient au Trésor public, & aiant rencontré bientôt après les fils de son Libérateur, il leur dit: Je paie avec usure à votre pére le plaisir qu'il m'a fait, car je suis cause qu'il est loué de tout le monde. Mais la re connoissance que les Grecs témoignérent à Flamininus & aux Romains, n'aboutit pas seulement à les faire louer; elle servit en core infiniment à augmenter leur puissance,
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en portant tout le monde à prendre con(An. R. 556. Av. J. C. 196.) fiance en eux, & à s'abandonner à leur bon ne-foi. Car on ne se contentoit pas de re cevoir les Magistrats & les Généraux qu'ils envoyoient dans les provinces; on les de mandoit encore avec empressement, on les appelloit, & l'on se remettoit avec joie en tre leurs mains pour tous ses intérêts. Et non seulement les Peuples & les Villes, mais les Princes & les Rois mêmes, quand ils avoient quelque sujet de plainte contre les Rois voisins, avoient recours à eux, & se mettoient comme sous leur sauvegarde: desorte qu'en peu de tems, par un effet de la protection Divine, (c'est l'expression de(θεοῦ συνε-{??}- Φαττομέ- νου.) Plutarque) toute la Terre fut soumise à leur domination. Cornelius, l'un des Commissaires, s'é-(Cornelius, l'un des dix Commissai- res, passe de Tempé où il avoit entretenu le Roi, à la ville de Thermes, où se tenoit l'Assemblée des Eto- liens. Liv. XXXIII. 35.) toit rendu auprès de Philippe, & après a voir terminé les autres affaires avec ce Prin ce, avant que de le quiter il lui demanda s'il étoit d'humeur à écouter un conseil uti le & salutaire. Le Roi lui aiant répondu, que bien loin de le trouver mauvais, il lui seroit même obligé de lui faire connoître ce qui convenoit le plus à ses intérêts; Cornelius l'exhorta fortement, puisqu'il a voit conclu la paix avec le Peuple Romain, à envoyer des Ambassadeurs à Rome, pour convertir le Traité de paix en un Traité d'alliance & d'amitié. Il lui fit entendre, que comme Antiochus paroissoit avoir des desseins, on pourroit le soupçonner, s'il ne faisoit pas cette démarche, d'avoir at-
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(An. R. 556. Av. J. C. 196.) tendu l'arrivée de ce Prince pour se joindre à lui, & recommencer la guerre. Philippe trouva l'avis fort sage, & promit de faire partir incessamment ses Ambassadeurs pour Rome. Alors Cornelius, de Tempé où il avoit trouvé le Roi, se rendit à (a) Thermes, où les Etoliens tenoient réguliérement en certain tems une Assemblée générale. Il y fit un long discours pour les exhorter à de meurer fermes dans le parti qu'ils avoient pris, & à ne s'écarter jamais de l'amitié & de l'alliance qu'ils avoient faite avec les Romains. Quelques-uns des principaux d'Etolie se plaignirent, mais d'un ton mo deste, que les Romains, depuis la victoi re, ne paroissoient pas aussi bien disposés pour leur nation qu'ils l'avoient été aupara vant. D'autres lui reprochérent en termes durs & injurieux, que sans les Etoliens, non seulement les Romains n'auroient point vaincu Philippe, mais que même ils n'au roient pas pu mettre le pié dans la Gréce. Cornelius, pour ne point donner lieu à des altercations, qui ont toujours un mauvais ef fet, se contenta sagement de les renvoyer au sénat, en leur promettant qu'on leur rendroit bonne justice. C'est le parti qu'ils prirent. Ainsi finit la guerre contre Phi lippe. 117
Fin du Tome VI.
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1 (a) Ou Erdonnèe, dans l'Apouille.
2 (a) Cinquante-cinq, depuis l'année de Rome 488.
3 (a) Il y avoit trente Curies à Rome, comme il a été expliqué ailleurs. Chaque Curie avoit son Chef, nommé Curion, qui étoit chargé de tout ce qui re gardoit les Cérémonies de Religion. Le prémier d'entr'eux s'appelloit Le grand Curion.
4 (a) Adhibenda est moderatio, quæ sanabilia in genia distinguere à deploratis sciat. senec. de Clem. I. 2.
5 (a) Il y en avoit jusqu'à ce tems-ci, selon sigo- nius, cinquante-trois.
6 (a) Ad id sibi neque opes deesse, animum etiam superesse. Liv.
7 (a) Ne nunc quidem post tot secula sileantur, fraudenturve laude sua, signini fuere, & Norba ni, &c. Harum coloniarum subsidio tum imperium populi Romani stetit. Liv.
8 (a) Ea tacita castigatio maximè ex dignitate po puli Romani visa est. Liv.
9 (b) Cet or étoit appellé vicesimarium, parce qu'il provenoit d'un vingtiéme du prix que valoit un escla ve, que l'on paioit à la République lorsque cet es clave étoit affranchi. Cet impôt fut établi l'an de Rome 398.
10 (a) Castel vetere, dans la Calabre ultérieure.
11 (a) Cum eo nimirum, inquit, hoste res est, qui nec bonam nec malam ferre fortunam potest. seu vicit, ferociter instat victis: seu victus est, instau rat cum victoribus certamen. Liv.
12 (a) Dans la Terre d'Otrante.
13 a Ville du Latium, Frascati.
14 (a Ce Valerius Flaccus ne devoit pas être, ce sem ble, beaucoup plus âgé que Caton, puisqu'il fut Con sul & Censeur avec lui. Plutarque néanmoins en parle ici comme d'un homme déja assez important.
15 (a) Ego Q. Maximum... adolescens ita dilexi senem, ut æqualem. Erat enim in illo viro comi tate condîta gravitas: nec senectus mores mutave rat. Cic. de senect. n. 10.
16 (a) Facillimè & in optimam partem cognoscuntur adolescentes, qui se ad claros & sapientes viros. bene consulentes reipublicæ, contulerunt, quibus cum si frequentes sint, opinionem afferunt populo, eorum fore se similes, quos sibi ipsi delegerint ad imitandum. De Offic. II. 46.
17 (b) Venit mihi in mentem M. Catonis, hominis sapientissimi: qui cùm se virtute, non genere, po pulo Romano commendari putaret, cùm ipse sui ge neris initium ac nominis ab se gigni & propagari vel let, hominum potentissimorum suscepit inimicitias. Verr. ult. n. 180. Hoc magis ab omnibus ejusmodi civis laudandus ac diligendus est, qui non solùm à republica civem improbum removet, verum etiam se ipsum ejusmodi fore profitetur ac præstat, ut sibi non modò commu ni voluntate virtutis atque officii, sed etiam ut qua dam magis necessaria ratione rectè sit honestèque vi vendum... Nam qui sibi hoc sumpsit, ut corrigat mores aliorum ac peccata reprehendat, quis huic ignoscat, si qua in re ipse ab religione officii de clinarit. Verr. III. 1. 2.
18 (a) On en verra bientôt une preuve.
19 (a) Metus & terror infirma vincula caritatis: quæ ubi removeris, qui timere desierint, odisse inci pient. Tacit. in Agric. cap. 32.
20 (a) Populo Romano jam à principio inopi, melius visum amicos, quàm servos, quærere; tutiusque rati volentibus, quàm coactis, imperitare. sallust. in Bel. Jug. In pace, beneficiis magis, quàm metu, imperium agitare. Id. in Bel. Catil.
21 (a) Les Géographes varient beaucoup sur la si tuation de Castulon & de Bétule ou Bécule.
22 (b) Cellarius & La Martiniére placent ces deux villes près de la source du Bætis ou Guadalquivir{??} Castulon au nord du fleuve.
23 (a) Regium nomen, alibi magnum, Romæ into lerabile esse. Regalem animum in se esse, si id in hominis ingenio amplissimum ducerent, tacitè judi carent, vocis usurpatione abstinerent. sensere etiam barbari magnitudinem animi, cujus miraculo nomi nis alii mortales stuperent, id ex tam alto fastigio aspernantis. Liv.
24 (a) Ce sont des Carthaginois qui parlent ici. Il paroit naturel d'entendre par l'Espagne citérieure ce que les Romains appelloient l'Espagne ultérieure,{??} c'est-à-dire depuis l'Ebre jusqu'à l'Océan.
25 (a) Mors Marcelli, cùm alioqui miserabilis fuit, tum quòd nec pro ætate, (major jam enim sexagin ta annis erat) neque pro veteris prudentia ducis, tam improvidè se, collegamque, & propè totam rempublicam in præceps dederat. Liv.
26 (a) Ut parentum sævitiam, sic patriæ, patiendo ac ferendo leniendam esse. Liv.
27 (a) Dodwel prétend & prouve que ces Jeux avoiens été célébrés l'été précédent.
28 (a) Quæ fuerunt inimicitiæ graviores in civitate? quas in viris fortissimis non solùm extinxit reipubli cæ dignitas & ipsorum, sed etiam ad amicitiam consuetudinemque traduxit. Cic. de Provinc. Con sul. 22.
29 (a) Minor aliquanto numerus. On voit ici qu'a liquantus signifie quelquefois multus; comme aussi dans ce passage de Cicéron. Auri navem evertat gu bernator, an paleæ; in re aliquantum, in guber natoris inscitia nihil interest. Parad. III. 1.
30 (a) Basilicata, & partie de la Principauté cité rieure.
31 (a) Additis quinque manipulis. Le Manipule for moit deux Compagnies. La Cohorte contenoit trois Manipules. Chaque Manipule étoit de six-vingts hommes pour les Hastaires & les Princes, & de soixante seulement pour les Triaires.
32 (a) Omnia majora etiam vero præsidia hostium, minora sua, metu interprete semper in deteriora in clinato, ducebant. Liv.
33 (a) Famam bellum conficere, & parva momenta in spem metumque impellere animos. Liv.
34 (a) Primus quisque auribus oculisque haurire tantum gaudium cupientes. Liv.
35 (a) Aujourd'hui Ponte mole, à la distance de près d'une lieue de Rome.
36
(a) Carthagini jam non ego nuncios
Mittam superbos. Occidit, occidit
spes omnis & fortuna nostri
Nominis, Asdrubale interempto. Horat. Od. 4. l. 4.
37 (a) Maintenant Palestrine, ville de l'Etat de l'E glise.
38 (a) Ita unum Consulem pro utraque parte Italiæ adversus duos duces, duos imperatores, hinc con silium suum, hinc corpus opposuisse. Nomen Ne ronis satis fuisse ad continendum castris Annibalem: Asdrubalem verò, qua alia re, quàm adventu ejus, obrutum atque extinctum esse? Itaque iret alter Consul sublimis curru multijugis, si vellet, equis. Uno equo per urbem verum triumphum vehi: Ne ronemque, etiamsi pedes incedat, vel partâ eo bel lo, vel spretâ eo triumpho gloriâ, memorabilem fore. Liv.
39 (a) Ville de Thessalie.
40 (a) Au bord du Golfe de Corinthe, maintenant Lépante.
41 (b) Ville de l'Elide dans le Péloponnése.
42 (a) Petite Ile dans le Golfe saronique. Engia.
43 (b) staliméne. Ile de l'Archipel.
44 (c) Ville de Thessalie dans la Magnésie.
45 (a) Petite Ile de la Mer Egée vers la Thessalie.
46 (a) Ville de l'Achaïe proprement dite.
47 (a) Philippus mœrebat & angebatur, cùm ad om nia ipse raptim isset, nulli tamen se rei in tempore occurrisse & rapientem omnia ex oculis elusisse cele ritatem suam fortunam. Liv.
48 (b) Vix rationem iniri posse, utrum ab se auda ciùs an fugaciùs ab hostibus geratur bellum. Liv.
49 (a) Dans la Macédoine près de l'Epire.
50 (a) On appelloit Espagne citérieure, celle qui é toit en-decà de l'Ebre par rapport aux Romains; & ultérieure, celle qui étoit au-delà. Celle-ci compre noit la Lusitanie (le Portugal) & les pays voisins au midi.
51 (b) Polybe fait monter cette Armée à soixante-dix mille hommes d'Infanterie.
52 (c) Quelques Auteurs croient que c'est une ville de l'Espagne Tarragonoise, appellée dans Polybe He lingos.
53 (d) Ces deux villes (Castulon & Bécula qui suit) étoient près de la source du Bætis, ou Guadalquivir; Castulon au nord du fleuve.
54 (a) Nam, ut Plato ait, nemo prudens punit, quia peccatum est, sed ne peccetur. Revocari enim præterita non possunt: futura prohibentur; & quos volet nequitiæ malè cedentis exempla fieri, palam occidet, non tantùm ut pereant ipsi, sed ut alios pereundo deterreant. senec. de Irâ, I. 16.
55 (a) Ces peuples habitoient dans la partie méridie nale de l'Arragon, en-deçà de l'Ebre.
56 (a) Præterquam quòd suâpte naturâ multa ma jestas inerat, adornabat promissa cæsaries, habitus que corporis, non cultus munditiis, sed virilis ve rè ac militaris; & ætas in medio virium robore, quod plenius nitidiusque ex morbo velut renovatus flos juventæ faciebat. Liv.
57 (a) Dix mille As valent à peu près cinq cens francs.
58 (a) Empourias, ville d'Espagne en Catalogne.
59 (a) Veram certè victoriam ejus rei sibi quisque mallet, quàm ulla imperia honoresve suffragio seu Patrum seu Plebis delatos.
60 (b) Explica totos fastos, constitue omnes currus triumphales, nihil tamen morum principatu specio sius reperies. Val. Max. VIII. 15.
61 (a) Il a été parlé ailleurs de cette cérémonie.
62 (a) C'étoit d'user d'un manteau & de chaussures qui étoient propres aux Grecs. Cum pallio crepidis que inambulare in gymnasio
63 (a) Nimius sui suspectus, & insitum mortalitati vitium se suaque mirandi. senec. de Benef. II. 26.
64 (a) Adeo veritatis diligens, ut ne joco quidem mentiretur. Corned. Nep. in Epamin. cap. 3.
65 (a) Empories étoit dans la petite syrte, appellée maintenant le golfe de Capes, sur la côte du Royau me de Tunis.
66 (a) Le Cap Bon, au Royaume de Tunis, près de la ville appellée anciennement Clypea.
67 (a) C'étoit le dégrader de sa qualité de Chevalier.
68 (a) On appelloit ainsi ceux à qui les Censeurs ô toient tout droit, toute marque de citoyen, excepté l'obligation de paier le tribut.
69 (a) Pravum certamen notatum inter Censores: castigatio inconstantiæ populi censoria, & gravitate temporum illorum digna. Liv.
70 (a) A six vingts stades selon Polybe, à quinze milles selon Tite-Live.
71 (a) Major, quàm pro re, lætitia, sed eo gratior, quòd inter assiduas clades ac Iacrymas unum quan tumcumque ex insperato gaudium affulserat. Liv.
72 (a) Tum se insanisse ... cum Carthaginiensem matronam domum acceperit. Illis nuptialibus faci bus regiam conflagrasse suam: illam furiam pes temque omnibus delinimentis animum suum avertis se atque alienasse; nec conquiesse, donec ipsa ma nibus suis nefaria sibi arma adversùs hospitem atque amicum induerit.
73 (a) Aliqua te existimo, Masinissa, intuentem in me bona, & principio in Hispania ad jungendam mecum amicitiam venisse, & postea in Africa te ip sum, spesque omnes tuas, in fidem meam commi sisse. Atqui nulla earum virtus est, propter quas appetendus tibi visus sum, qua ego æquè atque temperantia & continentia libidinum gloriatus fue rim. Hanc te quoque ad ceteras tuas eximias vir tutes adjecisse velim. Non est, non (mihi crede) tantum ab hostibus armatis ætati nostræ pericu lum, quantum ab circumfusis undique voluptati bus. Qui eas suâ temperantiâ frenavit ac domuit, multo majus decus majoremque victoriam sibi pe perit, quàm nos syphace victo habemus. Quæ me absente strenuè ac fortiter fecisti, libenter & commemoravi, & memini. Cetera te ipsum re putare tacum, quàm, me dicente, erubescere malo.
74 (a) Ils entendent les deux Guerres Puniques.
75 (a) Tite-Live suppose toujours que ce délai étoit une faute essentielle pour Annibal, dont lui-même se repentit dans la suite.
76 (a) segnius homines bona, quàm mala, sentire.
77 (a) Adeo, ne advenientem quidem gratiam ho mines benignè accipere, nedum ut præteritæ satis memores sint!
78 (a) superavit paternos honores, avítos æquavit. Pluribus victoriis & majoribus prœliis avus insignis Rullus: sed omnia æquare unus hostis Annibal po test. Cautior tamen, quàm promptior, hic habitus fuit: &, sicut dubites, utrum ingenio cunctator fuerit, an quia ita bello propriè quod tum gereba tur aptum erat; sic nihil certius est, quàm unum hominem nobis cunctando rem restituisse, sicut En nius ait. Liv.
79 (b) Fabius Gurges n'a été que trois fois Consul, & Fabius Cunctator son fils le fut cinq fois.
80 (a) Ce vœu auroit du être accompli l'année précé dente, & l'ordre en avoit été donné. Il survint ap paremment quelque obstacle.
81 (a) Ville de Barbarie.
82 (a) Potest victoriam malle, quàm pacem, ani mus. Novi vobis spiritus magis magnos, quàm uti les. Et mihi talis aliquando fortuna affulsit. Quòd si in secundis rebus bonam quoque mentem darent dii, non ea solùm quæ evenissent, sed etiam ea quæ evenire possent, reputaremus.
83 (a) Tite-Live dit seulement qu'Annibal laissa une petite distance entre ces deux lignes, modico inde intervallo relicto. Il ajoute que ces soldats d'Italie avoient la plupart suivi Annibal par nécessité plutôt que par inclination: & dans la suite il dit qu'il les plaça à l'arriére-garde & dans quelque éloignement, parce qu'il ne savoit s'il les devoit regarder comme amis, ou comme ennemis. Italicos intervallo quoque diremptos, incertos socii an hostes essent. Polybe ne dit rien de tout cela.
84 (a) Celsus hæc corpore, vultuque ita læto, ut vicisse jam crederes, dicebat.
85 (a) Omnia & in prælio, & ante aciem, prius quam excederet pugna, expertus; & confessione etiam scipionis, omniumque peritorum militiæ, il lam laudem adeptus, singulari arte aciem illa die instruxisse. Liv.
86 (a) Dix mille talens Attiques feroient trente mil lions. Ceux-ci, qui étoient des talens Euboïques, faisoient un peu moins.
87 (a) Quand les avis étoient partagés dans le sé nat, la décision des affaires étoit dévolue au Peu ple, mais dans ce cas seulement.
88 (a) Qui gloriæ ejus certamen cum scipione, præ- terquam quòd iniquum esset, etiam impar futurum cernebat. Liv.
89 (a) Rarò simul hominibus bonam fortunam bo namque mentem dari. Populum Romanum eo in victum esse, quòd in secundis rebus sapere & con sulere meminerit. Et hercle mirandum fuisse, si aliter facerent. Ex insolentia, quibus nova bona fortuna sit, impotentes lætitiæ insanire. Populo Romano usitata, ac prope jam obsoleta ex victo ria gaudia esse, ac plus penè parcendo victis, quàm vincendo, imperium auxisse. Liv.
90 (a) La diæ-septiéme année accomplie, & la dix- huitiéme commencée.
91 (a) Hujus beneficii gratiam, Judices, fortuna populi Romani, & vestra felicitas, & dii immorta les sibi deberi putant. Nec verò quisquam alter ar bitrari potest, nisi qui nullam majestatem esse ducit numenve divinum. ... Ea vis (divina) sæpe incre dibiles huic urbi felicitates atque opes attulit. Non est humano consilio, ne mediocri quidem, Judices, deorum immortalium curâ, res illa perfecta. Cic. pro Mil. 83. & 85.
92 (a) Regum, populorum, nationum portus erat & refugium senatus. Nostri autem magistratus im peratoresque ex hac una re maximam laudem capere studebant, si provincias, si socios æquitate & fide defenderent. Itaque illud patrocinium orbis terræ verius, quàm imperium, poterat nominari. Cic. de Off. I. 26. 2-7.
93 (a) Nulla res vehementiùs remp. commendat [on continet] quàm fides: quæ nulla esse potest, nisi erit necessaria solutio rerum creditarum. Cic. Offi. II. 84.
94 (b) Paludatus.
95 (a) On les appelloit ainsi, parce qu'en un jour ils faisoient beaucoup de chemin à la course.
96 (a) Province de Macédoine.
97 (a) Capua quidem sepulcrum ac monumentum Campani populi, elato & extorri ejecto ipso popu lo, superest; urbs trunca, sine senatu, sine ple be, sine magistratibus, prodigium; relicta crude liùs habitanda, quàm si deleta foret. Liv.
98 (a) Nihil tam incertum nec tam inæstimabile est, quàm animi multitudinis. Quod promptiores ad su beundam omnem dimicationem videbatur facturum, id metum pigritiamque incussit. Liv.
99 (a) Le même mot est attribué à Pyrrhus.
100 (a) Ex dignitate magis visum, scribere eum de quibus videretur, quàm præsentem aut referendis suis in civitatem beneficiis erubescere: aut signifi cationibus acclamationibusque multitudinis assenta tione immodica pudorem onerantis. Liv.
101 (a) Non expectare belli tempora, moras & dila tiones Imperatorum; & pugnandum esse interdum, non quia velis, sed quia hostis cogat. Liv.
102 (a) Ils font allusion au grand Camille, (M. Furius Camillus) qui avoit reconquis Rome sur les Gaulois.
103 (a) Plutarque le nomme Flaminius, mais il se trompe, c'étoient deux familles différentes.
104 (a) sylla Dictateur porta une Loi qui défendoit de demander la Préture avant la Questure, & le Consulat avant la Préture. Appian. lib. 1. Bell. Civil.
105 (a) Plutarque nomme l'Apsus, riviére plus septen trionale que l'Aoüs. Mais toute la suite des faits nous détermine à préférer Tite-Live.
106 (a) Ville chez les Volsques.
107 (a) Le vinaigre est rafraîchissant. Tous les soldats Romains en portoient avec eux, pour tempérer la crudité de l'eau qu'ils étoient obligés de boire, quel quefois assez mauvaise.
108 (a) Erat dicacior naturâ quàm regem decet, &, ne inter seria quidem risu satis temperans. Liv.
109 (a) Ville de Pélasgie province de Thessalie, près de Larisse.
110 (a) His adhortationibus utrique concitati mili tes, prælio concurrunt, alteri Orientis, alteri Oc cidentis imperio gloriantes, ferentesque in bellum, alii majorum suorum antiquam & obsoletam gloriam, alii virentem recentibus experimentis virtutis flo rem. Justin. XXX. 4.
111 (a) Plusieurs Gaulois s'étoient établis dans les con trées voisines de la Thrace.
112 (a) Ce mot, autres, est mis ici, parce que les Ro mains prétendoient tenir garnison dans Chalcis, Dé métriade, & Corinthe.
113 (a) Il en est parlé dans le Tome V. de l'Histoire Ancienne.
114 (a) Peuple totalement distingué de la Ligue Aché enne. Ceux qui la composoient n'avoient pas besoin d'être déclarés libres. Ils l'étoient.
115 (b) Audita voce præconis, majus gaudium fuit, quàm quod universum homines caperent. Vix satis credere se quisque audisse. Alii alios intueri mi rabundi velut somnii vanam speciem. Quod ad quemque pertineret, suarum aurium fidei minimùm credentes, proximos interrogabant. Revocatus præco, cùm unusquisque non audire, sed vi dere libertatis suæ nuntium averet, iterum pro nunciat eadem. Tum ab certo jam gaudio tantus cum clamore plausus est ortus, totiesque repetitus, ut facilè appareret, uibil omnium bonorum multi tudini gratius, quàm libertatem, esse. Ludicrum deinde ita raptim peractum est, ut nullius nec ani mi, nec oculi, spectaculo intenti essent. Adeo u num gaudium præoccupaverat omnium aliarum sen sum voluptatum.
116 (a) Nec præsens omnium modò effusa lætitia est, sed per multos dies gratis & cogitationibus & ser monibus refocata: esse aliquam in terris gentem, quæ suâ impensâ, suo labore ac periculo bella ge reret pro libertate aliorum: nec hoc finitimis, aut propinquæ civitatis hominibus, aut terris continenti junctis præstet: maria trajiciat, ne quod toto orbe terrarum injustum imperium sit, & ubique jus, fas, lex potentissima sint. Una voce præconis liberatas omnes Græciæ atque Asiæ urbes. Hoc spe conci pere, audacis animi fuisse: ad effectum adducere, virtutis & fortunæ ingentís.
117 (a) Tite-Live dit que ce fut aux Thermopyles. Il se trompe.

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