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HISTOIRE ROMAINE DEPUIS LA FONDATION DE ROME JUSQU'A LA BATAILLE D'ACTIUM:

C'est-à-dire jusqu'à la fin de la République.

Par M. Rollin, ancien Recteur de l'Université de Paris, Professeur d'Eloquence au Collége Royal, & Associé à l'Académie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres.

TOME CINQUIEME.

A AMSTERDAM, Chez J. WETSTEIN.

M. DCC. XLII.

Avec Privilège.

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Fin de la Table.
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APPROBATION.

J' Ai lu, par l'ordre de Monseigneur le Chancelier, le cinquiéme Tome de l'Histoire Romaine par Mr. Rollin, & je n'y ai rien trouvé qui en puisse em pêcher l'impression. A Paris ce 16 Juin 1740.
SECOUSSE.
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SUITE DE L'HISTOIRE ROMAINE.

LIVRE QUATORZIEME.

CE Livre, dans l'espace de deux ans seulement, renferme les plus grands événemens; la Dictature de Fabius Maximus, qui a pour Général de la Ca valerie Minucius; & la fameuse Bataille de Cannes sous les Consuls Paul-Emile & Varron.

§. I.

Fabius Maximus est nommé Prodictateur, & Minucius son Général de la Cavalerie. Idée générale de la Dictature. Annibal ravage le pays, & assiége inutilement Spolette. Au retour du Consul, Fabius est nommé de nou veau Dictateur. Il commence par tourner les esprits du côté de la Religion. Départ du Dictateur. Autorité de la Dictature.
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Servilius est chargé de garder les côtes a vec une Flotte. Fabius forme le dessein de ne point hazarder de combat, & le suit constamment, malgré les efforts d'An nibal, & les railleries des siens. Caractére de Minucius. Annibal trompé par l'erreur de son guide. Fidélité admirable des Alliés du Peuple Romain. Discours séditieux de Minucius contre le Dictateur. Combat té méraire & défaite de Mancinus. Escarmou ches entre les deux partis. Annibal se tire d'un pas très dangereux par un stratagême tout neuf. Fabius est obligé d'aller à Ro me. Heureuses expéditions de Cn. Scipion en Espagne. P. Scipion va y joindre son frére. Otages Espagnols livrés aux Ro mains par la ruse d'Abélox. Les sages délais de Fabius le décrient. Deux au tres raisons le rendent suspect. Léger a vantage de Minucius sur Annibal. Le Peuple égale l'autorité de Minucius à cel le du Dictateur. Fierté insolente de Minu cius. Combat entre Annibal & Minucius. Celui-ci est battu. Fabius le sauve. Minu cius reconnoit sa faute, & rentre sous l'o béissance du Dictateur. Rares qualités de Fabius. Sagesse de sa conduite à l'égard d'Annibal. Digression sur le changement des Monnoies à Rome. (Idée gé nérale de la Dicta ture.) Il y avoit trente-trois ans qu'il n'y avoit eu à Rome de* Dictateur créé pour 1
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le commandement des Armées, lorsque Fabius fut revétu de cette dignité. Il faut se souvenir que le Dictateur étoit une es péce de Roi, mais pour six mois seule ment. Toute autre autorité, pendant la durée de son gouvernement, ou cessoit, ou lui étoit subordonnée, si l'on en excep te les Tribuns du Peuple, qui exerçoient indépendamment de lui les fonctions de leur charge. Les Consuls n'étoient plus que ses Lieutenans, & ne paroissoient de vant lui que comme personnes privées. En signe de cette plénitude de puissance, il a voit vingt-quatre Licteurs, au-lieu que les Consuls n'en avoient chacun que douze. Il présidoit au Sénat lorsqu'il étoit à la ville, & en faisoit exécuter les délibérations. Le commandement des Armées lui appartenoit. Le Général de la Cavalerie qu'il se don noit ne partageoit point avec lui l'autorité, & n'étoit qu'un prémier Officier, qui re cevoit les ordres du Dictateur, & tenoit sa place en son absence. Au reste la Dic tature, comme on le voit par les faits dont nous rendons compte actuellement, n'étoit point une charge qui subsistât tou jours dans la République. On y avoit re cours quand les besoins de l'Etat le deman doient. Si jamais la République avoit été dans(An. R. 535. Av. J. C. 217.)
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. Fabius nommé Prodicta teur, & Minucius Rufus Gé néral de la Cavalerie. Liv. XXII. 2.) le cas d'employer cette ressource extraor dinaire, c'étoit sans doute dans la conjonc ture présente de la funeste Bataille de Tra siméne, qui étoit la troisiéme défaite des Romains depuis moins d'un an qu'Annibal étoit entré en Italie. Les Romains étoient alors dans un grand effroi, & craignoient pour la ville même. Mais parce que le Consul, à qui seul il appartenoit de nom mer un Dictateur, étoit absent, & qu'il n'étoit pas aisé de lui envoyer un Cour rier, ou de lui faire tenir des Lettres, par ce que les Carthaginois étoient maîtres de tous les passages, & que d'ailleurs il n'y a voit point d'exemple qu'un Dictateur eût été créé par le Peuple, Q. Fabius Maxi (Plut. in Fab. pag. 175.) mus fut élu Prodictateur. On convenoit qu'il étoit le seul en qui la grandeur d'a me & la gravité de mœurs répondissent à la dignité & à la majesté de cette charge; d'autant plus qu'il étoit encore dans l'âge où l'esprit trouve dans le corps assez de force pour exécuter les desseins qu'il a for més, & où la hardiesse est tempérée par la prudence. Il choisit pour Général de la Cavalerie Q. Minucius Rufus, homme de courage qui avoit été Consul, mais trop hardi, & incapable d'un prémier comman dement. Fabius demanda au Peuple qu'il lui fût permis de monter à cheval à l'Ar mée: car il y avoit une loi ancienne qui le défendoit expressément au Dictateur; soit que l'on fît consister la plus grande force des Romains dans l'Infanterie, &
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que l'on crût par cette raison que le(An. R. 535. Av. J. C. 217.) Dictateur qui la commandoit devoit tou jours demeurer à la tête des Bataillons sans jamais les quiter; soit que cette charge é tant en toutes choses d'une autorité souve raine, on voulût que le Dictateur parût au moins par cet endroit dépendre du Peuple. Les prémiers soins du Dictateur, car je l'appellerai toujours ainsi, furent de forti fier Rome, de placer des corps de troupes qui en défendissent les avenues, de rompre les ponts sur les riviéres. On se croyoit réduit à pourvoir à la sureté de la ville, puisqu'on n'avoit pu défendre l'Italie con tre Annibal. Quoiqu'Annibal eût lieu de concevoir(Annibal ravage le pays, & assiége in utilement Spolette. Polyb. III. 237. Liv. XXII. 9.) les plus grandes espérances, cependant il ne jugea pas à propos d'approcher encore de Rome. Il se contenta de battre la cam pagne, & de ravager le pays en s'avançant vers (a) Adria. Il traversa (b) l'Ombrie, & vint droit à (c) Spolette, qu'il essaya d'emporter d'assaut, mais inutilement: il fut repoussé avec perte. Il jugea par le peu de succès qu'il avoit eu à l'attaque d'une simple Colonie, combien il lui en couteroit pour se rendre maître de Rome même. Il alla de-là vers le (d) Picéne, où ses troupes, affamées & avides, trou 2 3 4 5
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. Annibal dépêche des Cour riers à Carthage. Polyb. III. 238.) vérent dans la fertilité & dans les richesses du pays de quoi se remettre de leurs fati gues, & s'enrichir en même tems. Ce fut vers ce tems là qu'Annibal dépê cha des Courriers à Carthage, pour y ap prendre l'heureux succès de ses entreprises sur l'Italie; car jusques-là il n'avoit point encore approché de la mer. Ces nouvel les firent un plaisir extrême aux Carthagi nois. On s'appliqua plus que jamais aux affaires d'Espagne & d'Italie, & l'on n'o mit rien de ce qui pouvoit en accélérer le succès. Annibal changeoit de tems en tems de quartiers, sans s'écarter de la Mer Adria tique. Il fit laver les chevaux de vin vieux, qui se trouvoit-là en abondance, & les remit en état de servir. Il fit aussi panser & guérir ses blessés: il donna aux autres le tems & le moyen de réparer leurs for ces: & quand il les vit tous sains & vigou reux, il se mit en route, & traversa les terres des (a) Prétutiens & d'Adria, les pays des Marrucins & des Frentans, tous les environs de Lucérie & d'Arpi. Par- tout où il passoit, il pilloit, massacroit, réduisoit tout en cendres. (Au retour du Con sul, Fa bius est) Pendant ce tems-là, le Consul Cn. Ser vilius avoit poussé les Gaulois en diverses rencontres, où il avoit remporté sur eux 6
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quelques légers avantages, & leur avoit(An. R. 535. Av. J. C. 217. nommé Dictateur. Liv. XXII. 9.) pris une ville peu considérable. Mais il n'eut pas plutôt appris la défaite de son Collégue, qu'il marcha à grandes journées du côté de Rome, pour ne point man quer à sa patrie dans le besoin. On pour roit croire que sa présence donna lieu de suppléer & de réparer ce qui avoit man qué à la prémiére nomination de Fabius, & qu'il fut créé Dictateur une seconde fois dans toutes les formes. Il ne fut pas plutôt entré en charge,(Il com mence par tourner les esprits du côté de la Reli gion. Liv. XXII. 9. Plut. in Fab. 176.) qu'il assembla le Sénat. Croyant devoir commencer sa Magistrature par des actes de Religion, il fit entendre aux Sénateurs que Flaminius avoit péché beaucoup moins par témérité & par ignorance de l'Art Mi litaire, que par le mépris qu'il avoit fait des Auspices & du Culte des Dieux. On ordonna un grand nombre de cérémonies. On fit des vœux de plusieurs espéces, en tr'autres celui du Printems sacré. Par ce(Ver sa crum.) vœu le Peuple Romain s'engageoit à im moler à Jupiter, dans le tems que l'on fixe roit, tout ce qui seroit né pendant le prin tems parmi les troupeaux de brebis, de chévres, & de bœufs. On ordonna, pour la même fin, qu'on employeroit à la célé bration des grands Jeux la somme de trois(16667. li vres, à peu de chose près.) cens mille trois cens trente-trois piéces de monnoie, & le tiers d'une de ces piéces. Cette somme marque que le nombre ter naire étoit regardé, même chez les Payens, comme religieux & sacré. Tous les vœux
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) différens aiant été faits avec les cérémo nies ordinaires, on indiqua le jour de la procession publique, à laquelle se trouva un monde infini tant de la ville que de la campagne. Par toutes ces pratiques, dit Plutarque, il ne travailloit pas à remplir leur esprit de superstition, mais à affermir leur courage par la piété, & à dissiper leurs craintes par une ferme confiance dans la protection du Ciel. (Départ du Dicta teur. Liv. XXII. 1{??}1.) Des affaires de la Religion, le Dicta teur passa à celles de la Guerre. Aiant fait lever deux Légions, pour les joindre à celles qu'il recevroit de la main du Con sul Servilius, il leur marqua le jour où elles se rendroient à Tivoli. Il publia en même tems une Ordonnance, par laquel le il enjoignoit à tous ceux qui habi toient dans des villes ou des châteaux peu fortifiés, de se retirer en lieu de sure té; aussi-bien qu'à ceux de la campagne qui se trouvoient sur le chemin par où devoit passer Annibal. Et pour lui ôter les moyens de subsister, il fit mettre le feu aux maisons, & détruire les moissons des lieux qu'on avoit abandonnés. (Autorité de la Dic tature. Liv. Plut.) Après avoir donné tous ces ordres, Fabius partit par la Voie Flaminia, pour aller au devant du Consul & de son Ar mée. Lorsqu'il fut près d'Ocricule, il ap perçut le Consul qui venoit à sa rencontre à cheval, accompagné de quelques Offi ciers à cheval comme lui. Sur le champ il lui fit dire de mettre pié à terre avec
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ses gens, & de le venir trouver sans Lic(An. R. 535. Av. J. C. 217.) teurs & sans suite. La promte obéissance du Consul, & le respect avec lequel il aborda Fabius, rendit aux Citoyens & aux Alliés cette haute idée de la Dictature que le tems avoit presque effacée. Etoit-ce orgueil au Dictateur d'exiger d'un Consul cette marque de soumission & de res pect? Non certainement: c'étoit devoir & justice. La divine Providence, qui fait tout avec poids & mesure, en commu niquant une partie de son pouvoir aux Rois, aux Princes, & à ceux qui sont à la tête de quelque Etat que ce soit, pour rendre leur autorité plus respectable, & en même tems plus utile aux inférieurs, a voulu qu'elle fût accompagnée d'une pompe & d'un éclat qui frappât les sens, que des Licteurs avec les faisceaux & les haches, ou des gardes armés marchassent devant eux pour inspirer de la terreur, & qu'en approchant de leur trône & de leur personne on leur rendît certains homma ges extérieurs, qui marquassent la soumis sion & l'obéissance qui conviennent à des sujets. Les hommes ne sont point assez spirituels pour reconnoître & pour hono rer dans des hommes comme eux l'auto rité de Dieu, s'ils la voient dans un é tat qui n'ait rien de grand & d'éclatant, rien que de vil & méprisable. Dans le tems que le Dictateur & le(Servilius est chargé de garder les côtes) Consul s'entretenoient encore ensemble, le Dictateur reçut des Lettres de Rome,
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. avec une Flotte. Liv. ibid.) par lesquelles il apprit que des barques qui étoient parties du port d'Ostie, chargées de provisions pour l'Armée d'Espagne, a voient été prises par la Flotte des Cartha ginois auprès du port de* Cossa C'est pourquoi Servilius eut ordre de se rendre au plutôt à Ostie, de prendre tout ce qui se trouveroit de vaisseaux dans cette ville ou près de Rome, de les remplir de sol dats & de matelots, de poursuivre la Flot te ennemie, & de défendre les côtes d'I talie. (Fabius forme le dessein de no point hazarder de com bat, & le suit cons tamment, malgré les efforts d'Anni bal, & les raille ries des siens. Polyb III. 239. 240. Liv. XXII. 12. Plut. in Fab. 176.) Le Dictateur aiant reçu l'Armée des mains de Fulvius Flaccus, l'un des Lieu tenans du Consul, se rendit à Tivoli le jour qu'il avoit marqué pour le rendez- vous général. De-là il s'avança à Prénes te, & gagna la Voie Latine par des che mins de traverse. Et après avoir fait re connoître les lieux avec beaucoup de soin, il alla chercher l'ennemi dans le dessein qu'il forma dès lors, & dont il ne s'écar ta jamais depuis, de ne point hazarder de bataille qu'autant que la nécessité l'y obli geroit. Il s'appliqua à observer les mouve mens d'Annibal, à resserrer ses quartiers, à lui couper les vivres, à éviter les plai nes à cause de la Cavalerie Numide, à suivre les ennemis quand ils décampoient, à les fatiguer dans leurs marches, & en fin à se tenir lui-même à une distance qui 7
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lui laissât la liberté de n'en venir aux(An. R. 535. Av. J. C. 217.) mains que quand il verroit un avantage évident. Annibal étoit alors à peu de distance de la ville d'Arpi dans l'Apulie ou l'Apouil le: & dès le prémier jour qu'il vit l'enne mi près de lui, il ne manqua pas de lui présenter la bataille. Mais quand il vit que tout demeuroit calme & tranquille dans le camp du Dictateur, & que toutes ses dé marches n'y excitoient pas le moindre mouvement, il se retira dans le sien, blâ- mant en apparence la lâcheté des Ro mains, à qui il reprochoit d'être insensi bles à la gloire, d'avoir perdu cette valeur martiale si naturelle à leurs péres, & de lui céder ouvertement une victoire aisée. Mais, au fond du cœur, il étoit outré de voir qu'il eût affaire à un Général si différent de Flaminius & de Sempronius, & que les Romains, instruits par leurs malheurs, eussent enfin choisi un Général capable de tenir tête à Annibal. Dès ce moment il comprit qu'il n'au roit point à craindre d'attaques vives & hardies de la part du Dictateur, mais une conduite prudente & mesurée, qui pour roit le jetter dans de grands embarras. Restoit à savoir si le nouveau Général, dont il n'avoit pas encore éprouvé la con stance, auroit assez de fermeté pour sui vre uniformement le plan qu'il paroissoit s'être tracé. Il essaya donc de l'ébranler par les divers mouvemens qu'il faisoit, par
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) le ravage des terres, par le pillage des vil les, par l'incendie des bourgs & des villa ges. Tantôt il décampoit avec précipita tion, tantôt il s'arrêtoit tout d'un coup dans quelque vallon détourné, pour voir s'il ne pourroit pas le surprendre en rase campagne. Mais Fabius conduisoit ses troupes par des hauteurs sans perdre de vue Annibal, ne s'approchant jamais assez de l'ennemi pour en venir aux mains, mais ne s'en éloignant pas non plus tellement qu'il pût lui échapper. Il tenoir exactement les soldats dans le camp, ne les laissant sortir que pour les fourages, où il ne les envoyoit qu'avec de fortes escortes. Il n'engageoit que de légéres escarmouches, & avec tant de précaution, que ses trou pes y avoient toujours l'avantage. Par ce moyen il rendoit insensiblement au sol dat la confiance que la perte de trois ba tailles lui avoit ôtée, & il le mettoit en état de compter, comme autrefois, sur son courage & sur son bonheur. (Caractére) (a)Fabius ne trouvoit pas moins d'ob 8
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stacle à ses sages desseins en Minucius son( An. R. 535. Av. J. C. 217. de Minu cius. Liv. XXII. 12.) Général de la Cavalerie, que dans Anni bal. C'étoit un homme que rien n'empê choit de perdre la République, que l'état de subordination & de dépendance où il se trouvoit: un caractére bouillant & im pétueux dans les conseils, arrogant & pré somtueux dans ses discours. Il attaquoit Fabius sans aucun ménagement, d'abord devant un petit nombre de personnes, bientôt tout publiquement. Il le traitoit de lâche & de timide, au-lieu de prudent & de circonspect qu'il étoit; donnant à ses vertus le nom des vices qui en appro choient le plus. Ainsi par un bas & noir artifice, qui ne réussit que trop souvent, & qui consiste à rabaisser ceux qui sont au-dessus de nous par leur place & par leur mérite, il établissoit sa réputation sur la ruïne de celle de son Général. Les Carthaginois, après avoir saccagé la (a) Daunie, & passé l'Apennin, s'a vancérent jusques dans le Samnium, pays gras & fertile, qui depuis longtems jouis soit d'une paix profonde, & où les Car thaginois trouvérent une si grande abon dance de vivres, que malgré la consom mation & le dégât qu'ils en firent, ils ne purent les épuiser. De-là ils firent des in cursions sur Bénévent Colonie des Ro 9
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) mains, & prirent Télésie ville bien forti fiée, & où ils firent un butin prodi gieux. Annibal se détermina à passer du côté de Capoue, dans l'espérance qu'on lui donnoit que cette ville étoit disposée à embrasser son parti. Les Romains le suivoient toujours à une ou deux jour nées de distance, sans vouloir ni le join (Annibal trompé par l'er reur de son guide. Liv. XXII. 13.) dre, ni le combattre. Le Général Car thaginois commanda à son guide de le conduire dans le territoire de Casin, aiant su de ceux qui connoissoient le pays, que s'il s'emparoit du défilé qui se trouvoit dans ces quartiers-là, les Romains n'au roient plus de passage pour venir au se cours de leurs Alliés. Mais la maniére barbare dont il prononça ce nom, fit que le guide entendit Casilin au-lieu de Casin. Ainsi, en prenant une route toute diffé rente, il traversa les terres d'Allifa, de Calatia, & de Calès, & se trouva, con tre son intention, dans les plaines de Stel la. Il reconnut enfin son erreur, & que Casin étoit bien loin de là. Pour intimi der les autres guides par le châtiment de ce malheureux, & empêcher qu'on ne le fît tomber dans un pareil inconvénient, après l'avoir fait battre de verges, il le fit mettre en croix. Ce guide étoit-il crimi nel pour s'être trompé dans de pareilles circonstances? (Fidélité admirable des Alliés de Rome.) Annibal, mettant à profit cette erreur, commença à ravager les plaines de Capoue, & sur-tout le beau & riche pays de Faler
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ne, comptant que les villes épouvantées(An. R. 535. Av. J. C. 217. Polyb. III. 241. Liv. XXII. 13.) renonceroient à l'alliance des Romains. Car jusqu'alors, quoiqu'ils eussent été vain cus dans trois combats, aucune ville d'I talie ne s'étoit rangée du côté des Cartha ginois. Toutes étoient demeurées fidéles, même celles qui avoient le plus souffert: tant les Alliés avoient de respect & de vé nération pour la République Romaine. Rien ne fait plus d'honneur au Peuple Ro main, & ne fait mieux connoître son ca ractére, que ce que dit ici Polybe. C'est par de pareils traits qu'il en faut juger. Ti te-Live lui rend le même témoignage, & semble encore enchérir sur l' Historien Grec. Pendant, (a) dit-il, que tout étoit en feu dans l'Italie, les horribles ravages qu'exer çoit Annibal ne furent point capables d'é branler la foi des Alliés. C'est, ajoute-t- il, & ce qui suit ne peut être trop pesé; c'est que se trouvant sous un gouvernement plein d'équité & de modération, ils n'a voient point de peine à se soumettre à un peuple en qui ils reconnoissoient une supé riorité de mérite qui le rendoit plus digne de commander, ce qui est en ceux qui obéissent le plus ferme lien & le gage le plus assuré de leur fidélité. Les murmures & les discours séditieux(Discours séditieux) 10
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. de Minu cius con tre le Dic tateur. Liv. XXII. 14. Plut. in Fab. 177.) du Général de la Cavalerie avoient cessé depuis quelques jours, parce que Fabius qui suivoit Annibal aiant fait marcher son Armée plus vite que de coutume, Minu cius & ses partisans crurent qu'il se hâtoit de marcher au secours de la Campanie. Mais lorsqu'ils furent campés auprès du Vulturne, & que de-là ils virent le plus beau pays de l'Italie en proie à l'ennemi, sur-tout lorsqu'ils apperçurent de dessus le sommet du Mont Massique tout le pays de Falerne & de Sinuesse ravagé, & toutes les maisons de campagne brulées par les Carthaginois, sans que Fabius, obstiné à garder les hauteurs, parlât en aucune fa çon de combattre, alors la sédition re commença plus violente que jamais. Som mes-nous donc venus, disoit Minucius en core plus furieux qu'auparavant, chercher comme un agréable spectacle la vue des ra vages affreux que souffrent nos Alliés? Si le motif de la gloire & de l'intérêt ne peut ex citer notre courage, n'avons-nous pas au moins compassion de nos concitoyens envoyés par nos péres en colonie à Sinuesse? Quoi! nous demeurons insensibles en voyant au pou voir des Numides & des Maures ces mêmes côtes, le long desquelles nos ancêtres auroient regardé comme un deshonneur pour eux que les Flottes Carthaginoises navigeassent im punément? Il n'y a que quelques mois qu'ap prenant le siége & le danger de Sagonte, nous étions transportés d'indignation: & nous voyons aujourd'hui tranquillement An
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nibal tout prêt à escalader une ville habi(An. R. 535. Av. J. C. 217.) tée par une Colonie Romaine? Si ce grand Général, qui a mérité d'être appellé le se cond Fondateur de Rome, s'étoit conduit comme fait maintenant ce nouveau Camille, qu'on a jugé seul digne de la Dictature dans des conjonctures si fâcheuses, Rome seroit en core au pouvoir des Gaulois. Ne nous y trompons point. C'est folie de croire pou voir remporter la victoire en se tenant les bras croisés, ou par des vœux adressés au Ciel. Il faut faire prendre les armes aux troupes, les mener dans la plaine, & se me surer avec l'ennemi. C'est en agissant, en cherchant le péril, que l'Empire Romain s'est accru, & non par cette conduite timide, à laquelle les lâches donnent le nom de pruden ce & de circonspection. Ces discours se répandoient dans l'Ar mée, & il n'y avoit personne qui ne mît Minucius de beaucoup au dessus du Dicta teur. Les amis même de Fabius, & ceux(Plut. in Fab. pag. 177.) qui paroissoient le plus attachés à ses inté rêts, lui conseilloient de mettre fin à tous ces bruits qui faisoient tort à sa réputation, en marquant quelque condescendance pour les Officiers & les soldats, qui tous géné ralement demandoient avec ardeur qu'on les menât contre l'ennemi. Mais le Dic tateur, sans s'émouvoir, leur dit: Ce se roit alors que je me montrerois réellement plus timide qu'ils ne m'accusent de l'ê tre, si la crainte de leurs railleries & de leurs injures me faisoit changer une résolu
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) tion que je n'ai prise qu'après en avoir pesé murement toutes les suites, & en avoir re connu l'absolue nécessité. Quand on craint pour sa patrie, on craint sans honte: mais craindre les discours des hommes, & se lais ser effrayer par leurs railleries, c'est se mon trer indigne du commandement, & se ren dre l'esclave de ceux dont on doit être le maître, & qu'on doit retenir & corriger quand ils pensent mal. Fabius donc, tou jours en garde autant contre ses propres soldats que contre les ennemis, & regar dant même les Romains comme les pré miers adversaires par rapport auxquels il de voit se montrer invincible, tint constam ment la même conduite pendant tout le reste de la campagne, malgré les bruits in jurieux qu'il savoit qu'on avoit fait passer du camp jusques dans la ville contre sa ti midité & sa nonchalance prétendues. An nibal, desespérant de l'attirer au combat, songea à se retirer dans quelque lieu où il pût passer l'hiver commodément. Il ne vouloit point consumer les provisions qu'il avoit amassées, mais les mettre quelque part dans un dépôt assuré. Car ce n'étoit point assez que son Armée ne manquât de rien pour le présent, il travailloit à la te nir toujours dans l'abondance. Fabius fut averti par ses Coureurs du dessein d'Annibal. Et comme il étoit per suadé que pour sortir de la Campanie il prendroit nécessairement le même chemin par où il étoit entré, il envoya une partie
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de ses gens s'emparer de la Montagne de(An. R. 535. Av. J. C. 217.) Callicule & du Fort de Casilin. Pour lui, il ramena son Armée par les mêmes colli nes, & envoya cependant L. Mancinus à la découverte avec quatre cens chevaux. Ce jeune Officier avoit ordre d'examiner(Combat téméraire, & défaite de Man cinus. Liv. XXII. 15.) les démarches des ennemis, sans se mon trer s'il étoit possible, au moins sans s'ex poser, & d'en venir rendre compte. Mais étant du nombre de ceux que les discours séditieux & emportés de Minucius avoient séduits, il n'eut pas plutôt apperçu quel ques Cavaliers Numides répandus dans les villages, qu'il courut sur eux, & en tua même quelques-uns. Il n'en falut pas da vantage pour lui faire oublier sa commis sion. Le vif desir de combattre l'emporta sur l'obéissance qu'il devoit au Dictateur. Les Numides, partagés en plusieurs pelo tons, le vinrent charger les uns après les autres; puis fuyant à dessein devant lui, l'attirérent insensiblement jusqu'auprès de leur camp, fort fatigué, aussi-bien que tous ses gens & leurs chevaux. Cartha lon, qui commandoit toute la Cavalerie, en sortit aussitôt, & les aiant mis en fuite avant même de les joindre, il les poursui vit pendant près de deux lieues sans leur donner de relâche. Mancinus voyant qu'il ne pouvoit échapper à ses ennemis obsti nés à le suivre, exhorta les siens à se dé fendre de leur mieux, & retourna contre les Numides, à qui il étoit bien inférieur
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) tant en nombre, qu'en force & en con fiance. Aussi fut-il tué lui-même avec les plus braves des siens. Les autres se sauvé rent à toute bride, prémiérement à Ca lès, & de-là, en prenant les sentiers les plus détournés, jusques dans le camp du Dictateur. (Escar mouches entre les deux par-tis. Liv. XXII. 16.) Par hazard ce jour-là Minucius étoit venu rejoindre Fabius, qui quelques jours auparavant l'avoit détaché pour aller se sai sir, au-dessus de Terracine, d'un passage fort étroit qui domine sur la mer, afin d'empêcher Annibal d'aller du côté de Rome, comme il auroit pu le faire, si on ne lui avoit pas fermé la Voie Appia. Le Dictateur & le Général de la Cavale rie aiant réuni leurs troupes, vinrent se camper sur le chemin par où Annibal de voit passer, environ à deux milles de l'ennemi. Le lendemain les Carthaginois occupérent tout le terrain qui étoit entre les deux camps. Les Romains se postérent sous leurs retranchemens, où ils avoient surement l'avantage du lieu: cependant les ennemis ne laissérent pas d'avancer, aiant à leur tête leur Cavalerie; ce qui occa sionna diverses escarmouches entre les deux partis. Mais les Romains ne quité rent point leur poste, retenus par Fabius; en sorte que l'action se passa conformé ment au goût du Dictateur, plutôt qu'aux intentions d'Annibal. Huit cens Cartha ginois demeurérent sur la place: les Ro
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mains ne perdirent que deux cens hom(An. R. 535. Av. J. C. 217. Annibal se tire d'un pas fort dan gereux par un stratagê me tout neuf. Polyb. III. 243-245. Liv. XXII. 15-18. Plut. in Fab. 177. Appian. 322.) mes. Annibal étoit fort embarrassé. Il lui falloit de toute nécessité reprendre le che min par lequel il étoit venu; chemin fort étroit, & où il étoit très aisé de l'inquié ter. Fabius, résolu à profiter de l'embar ras de l'ennemi, envoie devant quatre mille hommes pour occuper le passage même, après les avoir exhortés à bien faire leur devoir, & à tirer avantage de l'heureuse situation du poste qu'ils alloient saisir. Il alla lui-même ensuite, avec la plus grande partie de son Armée, se placer sur la colline qui commandoit les défilés. Les Carthaginois arrivent, & campent dans la plaine au pié même des montagnes. Anni bal se trouvoit enfermé de toutes parts, & dans la triste nécessité de passer l'hiver entre les rochers de Formies d'un côté, & de l'autre dans les sables & les marais af freux de Linterne: au-lieu que les Ro mains avoient derriére eux Capoue & le Samnium, & un grand nombre de riches Alliés, qui pouvoient leur envoyer des vi vres en abondance. Les Romains crurent qu'il n'étoit pas possible à Annibal de se tirer du mauvais pas où il s'étoit engagé, & ils se flattoient de la douce espérance d'enlever tout le ri che butin que les Carthaginois empor toient avec eux, & de terminer bientôt une guerre qui leur avoit déja couté tant de sang, & qui leur causoit de si justes
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) allarmes pour l'avenir. Fabius lui-même pensoit de la sorte, & ne songeoit plus qu'à voir quels postes il occuperoit, par qui & par où il feroit commencer l'atta que; & ces projets devoient être exécutés le lendemain. Annibal jugeant de ce que les ennemis pouvoient faire en cette occasion, ne leur en donna pas le tems. Il s'apperçut bien qu'on employoit contre lui ses ruses & ses artifices ordinaires; mais il n'en avoit pas épuisé le fond. C'est dans de pareilles con jonctures qu'un Commandant a besoin d'une présence d'esprit & d'une fermeté d'ame non communes, pour envisager le péril dans toute son étendue sans s'ef frayer, & pour trouver de sures & prom tes ressources sans délibérer. Il (a) imagi na donc un stratagême tout neuf, & qui n'avoit point encore été mis en usage, moins capable de nuire en effet, que d'é blouir & d'effrayer par le spectacle. Il assembla environ deux mille bœufs, tant sauvages que domestiques, qui se trou voient parmi le butin qu'il avoit fait dans le pays ennemi. Il donna ordre qu'on ra massât dans la campagne du sarment & autre bois sec & menu, dont on fit de petits fagots, qu'on attacha adroitement aux cornes de ces animaux. Il chargea 11
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Asdrubal d'y faire mettre le feu vers le(An R. 535. Av. J. C. 217.) milieu de la nuit, & de chasser les bœufs vers les hauteurs, sur-tout du côté des défilés dont les Romains s'étoient em parés. Les mesures ainsi prises, il commença lui-même à marcher en silence, & à s'a vancer vers les défilés, aiant à son avant garde l'Infanterie pesamment armée, au centre la Cavalerie suivie du butin, & à l'arriére-garde les Espagnols & les Gau lois. Les bœufs précédoient de beaucoup l'avant-garde de son Armée. Et d'abord la crainte seule des flammes qui brilloient sur leurs têtes, & encore plus la douleur qui se fit sentir dès que le feu eut pénétré jusqu'au vif, mit ces animaux en fureur, ensorte qu'ils se dispersérent de tous côtés sur les collines & dans les forêts. Les ef forts qu'ils faisoient pour se délivrer en s'a gitant & secouant la tête, ne faisoient qu'augmenter la flamme & la répandre, ce qui mettoit le feu à tous les arbrisseaux d'alentour. Les Romains effrayés s'imagi noient d'abord que c'étoient des hommes qui couroient de tous côtés armés de flambeaux. Ceux qu'on avoit placés à l'entrée même du défilé pour le garder, prirent la fuite sitôt qu'ils apperçurent des feux au-dessus de leurs têtes, & gagnérent le haut de la montagne comme l'endroit le plus sûr, parce qu'ils y voyoient moins de feux. Ils y rencontrérent cependant quelques bœufs qui s'étoient séparés des
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) autres. Et d'abord les prenant de loin pour des animaux qui jettoient le feu par la gueule, ils s'arrêtérent surpris d'une tel le vue. Mais aiant reconnu ce que c'é toit en approchant davantage, & voyant que ce qu'ils avoient pris pour un prodi ge, étoit un artifice tout humain, au- lieu de se rassurer, ils n'en eurent que plus de frayeur. Ils crurent qu'ils alloient être investis par les ennemis, & s'enfuirent en core plus en desordre qu'auparavant. Ils vinrent donner dans les armés à la légére d'Annibal. Mais les deux partis craignant également de s'engager mal à propos pen dant les ténébres de la nuit, attendirent le jour sans commencer le combat. Cepen dant Annibal eut le tems de faire sortir toutes ses troupes du défilé. Fabius s'apperçut bien de ce mouvement. Mais ne doutant point que ce ne fût un stratagême d'Annibal, il retint ses soldats dans leurs retranchemens, n'étant pas d'hu meur à risquer une bataille pendant la nuit. Au point du jour il y eut sur le haut de la colline un combat, dans lequel les Romains, supérieurs en nombre, au roient aisément défait les armés à la légére d'Annibal séparés du reste de l'Armée, s'il ne les eût soutenus d'un gros d'Espagnols qu'il envoya à leur secours. Les soldats de cette nation étant dans l'habitude de grim per & de courir légérement à travers les forêts & les rochers les plus escarpés, é ludérent aisément, par l'agilité de leurs corps
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& leur façon d'attaquer & de se défendre,(An. R. 535. Av. J. C. 217.) les efforts d'un ennemi pesamment armé, & accoutumé à combattre en plaine sans quiter son poste. Les uns & les autres se retirérent dans leur camp, les Romains aiant perdu quelques-uns de leurs gens dans cette mêlée, au-lieu qu'il n'y resta presque aucun des Espagnols. Annibal, s'étant tiré avec autant de gloire que de bonheur d'un très grand danger, alla camper dans le territoire d'Al lifes, où Fabius le suivit. Celui-ci, se lon le plan qu'il s'étoit prescrit, condui soit toujours ses troupes par des lieux éle vés, en se tenant entre l'Armée ennemie & la Ville de Rome, sans perdre de vue l'ennemi, & sans se mettre à portée d'ê tre forcé de combattre. Annidal <Annibal>, après quelques mouvemens, revint une seconde fois dans l'Apouille, & s'avança jusqu'à Géraunium, dont les habitans s'étoient retirés, parce que la place n'étoit pas te nable. Fabius s'en étant approché, cam pa sur le territoire de Larinum dans un poste avantageux. Obligé quelque tems après de partir(Fabius est obligé d'aller à Rome. Polyb III. 245. Liv. XXII. 18. Plat. 179.) pour Rome, où les affaires de la Reli gion le rappelloient, il employa non seu lement l'autorité, mais encore les con seils, & presque les priéres, pour obtenir du Général de la Cavalerie,“ que pen dant son absence il ne tentât point la fortune; qu'il comptât davantage sur la prudence, que sur le hazard; & qu'il
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) imitât sa conduite, plutôt que celle de Sempronius & de Flaminius. Qu'il ne s'imaginât pas que ce fût un médiocre avantage, que d'avoir arrêté les progrès d'Annibal, & éludé ses artifices pendant toute la campagne. Que suivant la maxime des plus habiles & des plus sa ges Médecins, le repos faisoit souvent plus de bien aux malades, que les remé des violens. Que c'étoit avoir beau coup gagné, d'avoir cessé d'être vaincu par un ennemi toujours victorieux jus ques-là, & d'avoir enfin repris haleine après tant de défaites consécutives.“ La suite fera voir combien ces avis furent in utiles. Cependant Fabius partit pour Ro me. (Heureu ses expé ditions de Cn. Sci pion en Espagne. Polyb. III. 245. Liv. XXII. 19.) L'Italie n'étoit pas le seul théatre de la guerre. On la faisoit en Espagne par mer & par terre avec non moins de vivacité. Asdrubal aiant équipé les trente vaisseaux que son frère lui avoit laissés, & y en aiant ajouté dix autres, fit partir de Carthage la neuve, ou Carthagéne, quarante voiles dont il avoit donné le com mandement à Amilcar; puis, aiant fait sortir les troupes de terre des quartiers d'hiver, il se mit à leur tête; & faisant ranger la terre aux vaisseaux, il les suivit de dessus le rivage, dans le dessein de join dre les deux Armées lorsqu'on seroit pro che de l'Ebre. Cn. Scipion, averti de ce projet des Carthaginois, pensa d'abord à aller par terre à leur rencontre: mais quand
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il sut combien l'Armée des ennemis étoit(An. R. 535. Av. J. C. 217.) nombreuse, & quels préparatifs ils a voient faits, il embarqua sur ses vaisseaux l'élite de ses soldats; puis aiant mis à la voile avec une Flotte de trente-cinq galé res, après deux jours de navigation de puis Tarragone, il aborda aux environs des embouchures de l'Ebre. Lorsqu'il fut environ à dix milles de l'ennemi, (trois lieues) il envoya deux fregates de Mar seille à la découverte. Car les Marseillois étoient toujours les prémiers à s'exposer, & leur intrépidité lui fut d'un grand se cours. Personne n'étoit plus attaché aux intérêts des Romains que ce Peuple, qui dans la suite leur a souvent donné des preuves de son affection, mais qui se signa la sur-tout dans la guerre contre Annibal. Ces deux fregates rapportérent que la Flot te ennemie étoit à l'embouchure de l'Ebre. Sur le champ Cnéus fit forces de voiles pour la surprendre. Mais Asdrubal, in formé depuis longtems par les sentinelles que les Romains approchoient, rangeoit ses troupes en bataille sur le rivage, & donnoit ses ordres pour que l'équipage montât sur les vaisseaux. Quand les Ro mains furent à portée, on sonna la char ge, & aussitôt on en vint aux mains. Les Carthaginois soutinrent le choc avec vi gueur pendant quelque tems, mais ils plié rent bientôt. Après avoir vu deux de leurs vaisseaux pris par les Romains, & quatre coulés à fond, ils se retirérent vers
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) la terre. Mais poursuivis avec chaleur par les Romains, ils approchérent le plus qu'ils purent du rivage: puis, sautant de leurs vaisseaux, ils se sauvérent vers leur Armée de terre Les Romains les pour suivirent si vivement, qu'ils prirent toutes les galéres qui avoient évité de se briser contre la côte, ou qui n'avoient pas été engravées, & les emmenérent avec eux attachées à la poupe de leurs vaisseaux au nombre de vingt-cinq. Cette victoire, qui couta peu aux Romains, les rendit maîtres de toute cette mer, & des côtes voisines. Ils s'avancérent jusqu'aux portes de Carthagéne, mirent le feu aux maisons les plus voisines des murailles, & désolé rent tout le pays d'alentour. La Flotte chargée de butin poussa de-là jusqu'à* Longantique, où Asdrubal avoit fait, pour l'usage de ses vaisseaux, une grande provi sion d'une espéce de genêt, (Spartum) dont on se servoit pour faire des cables. Ils y mirent le feu, après en avoir enlevé la quantité dont ils avoient besoin. La Flotte revint sur ses pas vers les con trées de l'Espagne qui sont en-deçà de l'E bre. Ce fut-là que Scipion trouva les Dé putés de toutes les nations qui habitent le long de ce fleuve, & même de plusieurs de celles qui sont aux extrémités de la province. Il y eut plus de six-vingts peu 12
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ples qui se soumirent sincérement & de(An. R. 535 Av. J. C. 217.) bonne foi à la puissance des Romains, & leur donnérent des ôtages. Les* Celtibériens, qui faisoient partie des peuples dont on vient de parler, pri rent les armes par l'ordre du Général Ro main, & entrérent avec une puissante Ar mée dans la province des Carthaginois, où ils prirent trois villes d'assaut. Ils dé firent ensuite Asdrubal lui-même en deux combats différens, où ils lui tuérent quin ze mille hommes, firent quatre mille pri sonniers, & lui enlevérent un grand nom bre de drapeaux. Quand on reçut à Carthage la nouvelle de ces défaites, on équipa soixante-dix vaisseaux; car on ne croyoit pas pouvoir rien entreprendre qu'on ne fût maître de la mer. Cette Flotte cingla d'abord en Sardaigne, & de la Sardaigne elle vint a border à Pise en Italie, où les Comman dans espéroient s'aboucher avec Annibal. Les Romains vinrent au-devant avec six- vingts vaisseaux longs à cinq rangs. Les Carthaginois informés qu'ils étoient en mer, retournérent à Carthage par la mê me route. Servilius, Amiral de la Flotte Romaine, les poursuivit pendant quelque tems; mais il ne put les atteindre. Sur ces entrefaites arriva P. Scipion en(P. Scipion va joindre son frere en Espa gne.) Espagne avec un nouveau renfort de vais 13
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. Polyb. III. 247. Liv. XXII. 22.) seaux & de soldats. Le Sénat, persuadé que les affaires d'Espagne méritoient une attention particuliére, & qu'il étoit non seu lement utile, mais nécessaire de presser les Carthaginois dans ce pays-là, & d'y allu mer la guerre de plus en plus pour faire une puissante diversion, mit en mer vingt vaisseaux, ou, selon Tite Live, trente, a vec huit mille hommes de débarquement, & toutes sortes de munitions. Ce renfort étoit commandé par P. Scipion, que l'on envoyoit en Espagne, selon le prémier projet formé dès le commencement de la campagne, avec ordre de joindre au plu tôt Cnéus son frére, pour agir de concert avec lui. On craignoit à Rome, non sans raison, que les Carthaginois dominant dans ces contrées, & y ramassant des munitions & de l'argent en abondance, ne se rendis sent maîtres de la mer, & qu'en fournis sant de l'argent & des troupes à Annibal, ils ne l'aidassent à subjuguer l'Italie. P. Scipion arrivé en Espagne, & joint à son frére, rendit de très grands services à la République. Jusqu'alors les Romains n'a voient osé passer l'Ebre. Ils croyoient a voir assez fait de s'être gagné l'amitié des peuples d'en-deçà, & de se les être atta chés par des alliances: mais les deux fré res réunis traversérent ce fleuve, & s'a vancérent jusqu'à Sagonte. (Otages Espagnols livrés aux Romains) Ils savoient qu'on gardoit avec assez peu de troupes dans la Citadelle de cette ville les ôt ages qu'Annibal avoit pris de tous
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les peuples d'Espagne, pour s'assurer de(An. R. 535. Av. J. C. 217. par la ruse d'Abelox. Polyb. III. 248-250. Liv. XXII. 22.) leur fidélité. La crainte d'expier leur ré volte par le sang de leurs enfans, étoit le seul lien qui attachât encore les Espagnols au parti des Carthaginois, qu'ils avoient grande envie de quiter pour prendre ce lui des Romains. Ce lien, qui retenoit une grande partie de la province, fut rom pu par un Espagnol, qui montra plus d'a dresse & de ruse que de bonne foi. Il s'appelloit Abelox, homme de qualité, & fort considéré dans le pays. Il avoit été jusques-là fort attaché aux Carthaginois: mais, par une inconstance assez ordinaire à ces Barbares, il avoit changé de parti, au moins dans le cœur, avec la fortune. Au reste, étant bien persuadé qu'on n'a que du mépris pour un transfuge & un traître qui ne porte que sa personne dans le parti qu'il embrasse, il songeoit à pro curer aux Romains quelque grand avanta ge, afin de se rendre considérable parmi eux. Il crut que le plus grand service qu'il pût leur rendre dans la conjoncture présente, étoit de leur livrer les ôtages qu'Annibal faisoit garder dans Sagonte. Il s'agissoit de gagner, ou plutôt de tromper Bostar, à qui la garde en avoit été con fiée. “Il alla le trouver, & aiant fait tomber la conversation sur les ôtages, il lui fit entendre que la crainte avoit retenu les Espagnols dans le devoir, tant que les Romains avoient été éloignés: mais que depuis qu'ils étoient arrivés
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) dans la province, leur camp étoit de venu l'asile de tous ceux qui aimoient le changement. Qu'ainsi il faloit ga gner par des graces & des bienfaits, des gens que l'autorité ne pouvoit plus con tenir. Que le moyen le plus sûr de s'assurer des peuples, étoit de leur re mettre en main leurs ôtages. Qu'ila n'y avoit personne qui ne fût bien-aise qu'on se fiât à lui; & que pour rendre les hommes fidéles, il suffit souvent de leur témoigner de la confiance.“ Il s'offrit à remener les ôtages chacun dans leur pays. Bostar n'étoit pas si rusé à beaucoup près que l'étoient communément les Carthagi nois, & jugeant des autres par lui-même, il étoit bien éloigné de soupçonner un homme de qualité d'une si noire trahison. Il se laissa persuader, & fit remettre de nuit à Abelox tous les ôtages, que celui- ci livra aussitôt aux Scipions, comme il en étoit convenu auparavant avec eux. Les Généraux Romains, sans perdre de tems, les firent conduire chez leurs pa rens. Il est aisé de concevoir quelle sur prise, & en même tems quelle joie, cau sa dans le pays un tel acte de clémence & de générosité. Tous les Espagnols, d'un commun consentement, se déclarérent pour les Romains; & ils auroient sur le champ pris les armes contre les Carthagi 14
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nois, si l'hiver, qui survint alors, n'eût(An. R. 535. Av. J. C. 217.) obligé les uns & les autres à se retirer dans leurs quartiers. Voila ce qui se passa en Espagne la(Les sages délais de Fabius le décrient. Liv. XXII. 23.) seconde année de la guerre d'Annibal, pendant qu'en Italie la salutaire lenteur de Fabius avoit donné lieu aux Romains de respirer après tant de pertes. Ce qu'il y a de surprenant, c'est que dans le même tems qu'une conduite si sage donnoit de cruelles inquiétudes à Annibal, qui voyoit que les Romains avoient enfin choisi un Général qui faisoit la guerre par principe & non au hazard, elle étoit méprisée par ceux-mêmes qui en tiroient le fruit, par les Romains & de la Ville & de l'Armée, sur-tout depuis un avantage assez léger dont nous parlerons bientôt. Deux choses contribuérent encore à(Deux au tres rai sons le ren dent sus pect. Liv. XXII. 23. Plut in Fab. 178.) rendre ce Général odieux aux Romains. Prémiérement la ruse d'Annibal, qui s'é tant fait montrer par les déserteurs une ter re appartenante au Dictateur, défendit qu'on y fît aucun dégât, tandis qu'il mit à feu & à sang toutes celles d'alentour, pour le rendre suspect de quelque intelli gence avec les Carthaginois. La seconde chose qui contribua encore à aliéner les esprits, fut qu'il avoit fait, fans consulter le Sénat, un Traité avec Annibal au su jet du cartel des prisonniers, par lequel on étoit convenu, comme il s'étoit pratiqué dans la prémiére guerre, qu'on rendroit homme pour homme, & que pour la ran-
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) çon de ceux qui resteroient après l'échan ge, il seroit payé mille sesterces par tête, c'est-à-dire cent vingt-cinq livres. Le nombre des prisonniers que les Romains avoient à racheter, faisoient une somme de plus de trente mille livres. Cet article de la rançon aiant été proposé plusieurs fois au Sénat, & le Sénat différant toujours de faire compter l'argent, parce que Fabius avoit fait ce Traité sans sa participation, enfin il prit le parti d'envoyer son fils à Rome, avec ordre de vendre cette mê me terre que l'ennemi avoit épargnée, & racheta les prisonniers de ses propres de niers. La plupart voulurent le rembour ser dans la suite, mais il ne fut pas possi ble de l'y faire consentir. (Léger a vantage de Minucins sur Anni bal. Polyb. III. 251. Liv. XXII. 24.) Nous avons déja dit qu'Annibal s'étoit emparé de Géraunium dans l'Apulie, & qu'il comptoit faire ses magasins dans cet te place, & y établir ses quartiers d'hiver. Il étoit actuellement campé devant les murs de cette ville, d'où il envoyoit les deux tiers de son Armée au fourrage, avec ordre à chacun d'apporter certaine mesu re de blé à ceux qui étoient chargés de le serrer: la troisiéme partie de ses troupes lui servoit pour la garde du camp, & pour foutenir les fourrageurs en cas qu'ils fus sent attaqués. Minucius s'étoit approché d'Annibal, & avoit campé dans le territoire de Larine, avec l'Armée qu'il commandoit seul de puis que le Dictateur étoit allé à Rome.
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Se voyant en liberté par l'absence de son(An. R. 535. Av. J. C. 217.) Supérieur, il méditoit des projets confor mes à son génie, tantôt de fondre sur les fourrageurs d'Annibal répandus çà & là dans la campagne, tantôt d'attaquer son camp, où il ne restoit que le tiers de l'Armée. Annibal s'apperçut bientôt que la méthode de faire la guerre avoit chan gé avec le Général dans le camp des enne mis. Pour lui, voyant que les Romains s'étoient approchés, il se contenta d'envo yer le tiers de ses soldats au fourrage, & retint le reste dans son camp. Il étoit tou jours attentif à son prémier projet, qui é toit de ne point consumer son butin, & de faire de grands amas de vivres, afin que pendant le quartier d'hiver les hommes, les bêtes de charge, les chevaux sur-tout ne manquassent de rien: car c'étoit sur sa Cavalerie qu'il fondoit principalement ses espérances. Annibal avoit envoyé pendant la nuit quelques Numides, qui s'emparérent d'u ne hauteur voisine des Romains, & qui commandoit leur camp. Ceux-ci, mé prisant le petit nombre de ces Numides, les en délogérent dès le lendemain, & s'y campérent eux mêmes. Par ce moyen, il ne restoit plus entre les deux camps qu'un espace fort médiocre. Minucius, s'étant apperçu un jour que la plus grande partie de l'Armée Carthaginoise étoit ré pandue dans la campagne, détacha sa Ca valerie & son Infanterie légére contre les
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(An. 535. Av. J C. 237.) fourrageurs, & alla lui-même avec les Légions attaquer le camp des Carthagi nois. Tout ce que put faire Annibal, fut de se défendre. Le carnage de ses fourra geurs fut grand. Ce succès inspira à Mi nucius un orgueil & une arrogance sans bornes, & remplit son ame plus que ja mais d'une audace pleine de témérité, qui ne connoissoit plus de péril, & ne lui laissoit voir dans les entreprises les plus ha zardeuses qu'une victoire assurée. (Le Peu ple égale l'autorité de Minu cius à cel le du Dic tateur. Polyb. III. 253. Liv. XXII. 25. 26. Plut. pag. 125.) La renommée, qui grossit toujours les objets, publia dans Rome le petit avanta ge que Minucius avoit remporté, sur le pié d'une grande victoire. Les Lettres qu'écrivoit le Général de la Cavalerie en chérissoient encore sur la renommée. Pen dant plusieurs jours on ne parla que de cette affaire dans les Assemblées du Sénat & du Peuple: ce fut une joie qui ne peut s'exprimer. Comme jusqu'alors on n'a voit presque rien espéré de cette guerre, on crut que les affaires alloient changer de face. Et d'ailleurs cet avantage fit penser, que si jusqu'à présent les troupes n'avoient rien fait, ce n'étoit pas qu'elles manquas sent de courage, mais qu'il ne faloit s'en prendre qu'à la timide circonspection & à la prudence excessive du Dictateur, sur le compte duquel on ne ménagea plus les ter mes. Fabius seul, au milieu de la joie uni verselle du Peuple, n'ajoutoit foi ni à la renommée, ni aux Lettres de Minucius
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& quand même tout eût été exactement(An. R. 535. Av. J. C. 217.) vrai, il ne craignoit point de dire qu'il apréhendoit plus pour Minucius les bons succès, qu'un peu d'adversité. On ne l'é coutoit point, & le Sénat même n'aimoit point à l'entendre relever les forces de l'en nemi, rapporter les défaites que la téméri té & l'ignorance des Généraux précédens avoient causées. Il déclara cependant“ que s'il demeuroit le maître, il obligeroit Minucius à lui rendre raison de sa con duite pour avoir combattu contre son ordre. Qu'il feroit bientôt avouer aux Romains qu'un bon Général comptoit pour rien la fortune, & ne faisoit cas que de la prudence & de la raison. Qu'il croyoit mériter plus de gloire pour avoir, dans les circonstances pré sentes, préservé ses troupes de toute honte & de toute disgrace, que si, en d'autres tems, il avoit tué plusieurs milliers d'ennemis.“ Tous ces discours n'eurent aucun effet. Il se trouva un Tribun assez insolent pour se déchaîner contre Fabius sans garder au cune mesure. Il dit,“ qu'il n'étoit plus possible de supporter sa mauvaise hu meur. Que non content d'avoir em pêché en personne & sur les lieux les avantages qu'on auroit pu remporter sur les ennemis, il détruisoit, autant qu'il étoit en lui, ceux qu'on avoit effecti vement remportés en son absence. Qu'il ne tiroit la guerre en longueur
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) qu'afin de rester plus longtems en char ge, & d'être seul le maître à Rome & dans l'Armée. Que pour empêcher Minucius de voir l'ennemi, & de ten ter quelque expédition militaire, il lui avoit presque lié les bras, & avoit te nu les soldats enfermés dans leurs re tranchemens comme dans une prison. Qu'enfin, dès que le départ du Dicta teur les avoit mis en liberté, ils avoient marché contre les ennemis, les avoient défaits, & les avoient mis en fuite. Que pour toutes ces raisons, il auroit hardiment proposé d'ôter la Dictature à Fabius, si les Romains avoient eu le courage de leurs ancêtres. Mais qu'at tendu le goût du tems, peu capable d'u ne action de vigueur, il se contentoit d'une demande bien modérée, qui étoit que l'on partageât également l'autorité entre le Dictateur & le Général de la Cavalerie; sans permettre cependant à Q Fabius de retourner à l'Armée, a vant que d'avoir nommé un nouveau Consul en la place de Flaminius.“ Le Dictateur ne daigna pas se justifier des accusations du Tribun, mais haussant la voix, il dit:“ Qu'il prétendoit que, sans perdre inutilement le tems, on pensât à achever les sacrifices, & les saintes cérémonies pour lesquelles on l'avoit fait venir à Rome, afin qu'il s'en re tournât promtement à l'Armée, pour châtier la témérité de Minucius, qui
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avoit, contre ses ordres, attaqué l'en(An. R. 535. Av. J. C. 217.) nemi.“ Il créa Consul M. Atilius Ré gulus: & la veille du jour que le Peuple devoit donner son suffrage sur la proposi tion du Tribun, pour n'être pas témoin des coups qu'on alloit porter à son auto rité en la communiquant au Général de la Cavalerie, il partit de nuit pour aller rejoindre son Armée. Le lendemain le Peuple se trouva de bonne heure à l'As semblée. La proposition fut faite au Peu ple par le Tribun. Mais il faloit, selon l'usage, qu'il se trouvât quelqu'un qui par lât sur ce sujet, qui l'expliquât, qui le dé veloppât à la multitude, avant qu'on al lât aux voix. Seul, entre tous les Ro mains, Varron se chargea de l'odieuse com mission d'appuyer l'entreprise du Tribun: nous verrons bientôt ce que c'étoit que ce Varron. La proposition passa, & Fabius en reçut la nouvelle en chemin. Tout le monde, tant à la Ville qu'à l'Armée, amis & ennemis, regardérent ce Decret com me un affront sanglant & une flétrissure ignominieuse pour le Dictateur. Lui seul en jugea tout différemment. Et comme autrefois un Sage répondit à quelqu'un qui lui disoit, ces gens-là se moquent de vous: & moi, dit le Philosophe, je ne me tiens point moqué: jugeant fort bien que ceux- là seuls sont véritablement moqués qui donnent lieu à la moquerie, & qui en sont émus & troublés. Fabius de-même de meura insensible à cette prétendue injure.
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) Il supporta l'injustice du Peuple avec la même fermeté d'ame, avec laquelle il a voit souffert les invectives de ses ennemis; &, bien persuadé qu'en partageant le com mandement entre Minucius & lui on n'a voit pas partagé l'habileté dans l'art de commander, il revint dans son camp tou jours victorieux des insultes de ses citoyens, comme des artifices de l'ennemi. (Fierté in folente de Minucius. Liv. XXII. 27. Plut in Fab. pag. 179.) Minucius pensoit bien différemment. Il étoit déja auparavant insupportable par l'orgueil que lui inspiroit le succès, & la faveur de la multitude: mais alors, ne gardant plus aucune mesure, il se vantoit de n'être pas moins le vainqueur de Fa bius, que celui d'Annibal. Il disoit avec “complaisance, Que ce fameux Général unique ressource dans les disgraces pu bliques, ce Dictateur seul jugé capa ble de tenir tête à Annibal, avoit vu son inférieur, son Général de la Cava lerie, devenir son égal par un Decret dont il n'y avoit point d'exemple dans toute la suite de l'histoire du Peuple Ro main; & cela dans cette même ville, où les Généraux de la Cavalerie avoient coutume de trembler à la vue des ha ches & des faisceaux du Dictateur: tant son mérite, & le bonheur attaché à sa personne, avoient paru avec éclat! Qu'il suivroit donc sa bonne fortune, si le Dictateur s'opiniâtroit à ne point abandonner une conduite lente & timi de, condannée des Dieux & des Hom mes.“
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Les actions de Minucius répondoient à(An. R. 535. Av. J. C. 217.) ses discours. Dès le prémier jour qu'il vit Fabius, il lui dit qu'il faloit déterminer comment ils useroient de l'autorité qu'on venoit de partager également entr'eux: & sans attendre la réponse du Dictateur, il donna le prémier son avis, & déclara que selon lui le meilleur parti étoit de conve nir que chacun à son tour auroit le com mandement général de toutes les troupes pendant un jour, ou un plus long espace de tems si l'on vouloit. Fabius ne fut point de ce sentiment. Il pensa“ que tout ce qui seroit abandonné à la témérité de son Collégue, seroit en même tems li vré à la merci de la Fortune. Il aima mieux partager les troupes par moitié. Il avoua qu'il étoit dans l'obligation de lui faire part du commandement, mais non pas de le lui céder tout entier; pro testant qu'il ne renonceroit jamais vo lontairement & par son propre fait à gouverner par la prudence les affaires publiques, au moins selon la portion d'autorité qu'il lui étoit permis de rete nir; & que puisqu'on l'empêchoit de sauver le tout, au moins il sauveroit ce qu'il pourroit.“ Dès que le partage des troupes fut fait, Minucius voulut avoir son camp à part, & alla se poster dans la plaine. Lesa deux qualités qui forment un 15
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) grand Capitaine, sont le courage & la pru dence: mais elles sont toutes voisines de deux grands défauts, qui peuvent avoir de terribles suites. Car, pour l'ordinaire, la prudence par trop de précaution dégé nére en crainte, & le courage par trop de hardiesse en témérité. Nous allons voir Minucius tomber dans ce dernier défaut: mais Fabius sut toujours garder un sage tempérament, ce qui est fort rare & fort difficile; également brave dans l'action, & circonspect pour les entreprises, com me Salluste le dit de Jugurtha. (Combat entre An nibal & Minucius. Celui-ci est battu. Fabius le sauve. Polyb. III. 254. Liv. XXII. 28. >Plut. in Fab. 180.) Annibal, qui savoit tout ce qui se pas soit chez les ennemis, par le moyen des déserteurs & de ses espions, ressentit une double joie du changement qui y étoit ar rivé. Car la témérité de Minucius deve nue libre, étoit une proie assurée pour lui; & la prudence de Fabius avoit perdu la moitié de ses forces. Il y avoit entre le camp de Minucius & celui d'Annibal une éminence, dont la situation étoit tel le, que celui qui s'en empareroit le pré mier devoit avoir un grand avantage sur son ennemi. Annibal connoissoit toute l'importance de ce poste, mais il ne se hâ- ta pas de s'en saisir, parce qu'il prétendoit en tirer plus de service, en le laissant de-
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venir une occasion de combat. La plai(An. R. 535. Av. J. C. 217.) ne d'alentour, à la voir de loin, parois soit toute unie, sans aucun buisson, & entiérement découverte, & au prémier coup d'œil on la jugeoit inutile pour des embuches. Mais Annibal y avoit observé des ravins, des coupures, & des cavités assez profondes pour contenir & cacher chacune jusqu'à deux cens hommes. Il y jetta la nuit cinq cens chevaux & cinq mille fantassins. Et de peur que cette em buscade ne fût éventée le matin par les fourrageurs ennemis, dès la petite pointe du jour il fit occuper la colline par les ar més à la légére. Minucius croit l'occasion belle: il en voie son Infanterie légére, & lui donne ordre de disputer ce poste avec vigueur. Il la fait suivre de sa Cavalerie, & la suit lui-même avec ses Légionaires. Annibal, de son côté, y envoie aussi continuellement de nouvelles troupes: il les suivit incon tinent avec la Cavalerie & le reste de son Armée, & insensiblement ils en vinrent à une action générale. Les armés à la légé re des Romains qui s'avançoient de bas en haut, furent renversés les prémiers sur la Cavalerie qui les suivoit. Celle-ci fut bientôt enfoncée par la Cavalerie Cartha ginoise beaucoup supérieure en nombre, & se retira vers le gros des Légions. L'In fanterie, quoiqu'entourée de gens effrayés, restoit seule intrépide: & si elle avoit com-
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(An R. 535. Av. J. C. 217.) battu dans un poste moins desavantageux, & que la ruse, du côté des ennemis, ne se fût pas jointe à la force, le succès des jours précédens lui avoit tellement enflé le courage, qu'elle étoit en état de bien disputer la victoire. Mais, dans ce mo ment, Annibal donna le signal à ses trou pes embusquées, qui étant venues tout d'un coup attaquer les Légions par derrié re & par les flancs, y causérent tant de desordre & d'effroi, qu'il ne resta à per sonne, ni assez de courage pour combat tre, ni aucune espérance de se sauver par la fuite. Fabius, que son zèle pour le bien de l'Etat rendoit attentif à toutes les démar ches de son Collégue, vit de son camp le péril où étoit exposée l'Armée de Mi nucius. Je l'avois bien prévu, dit-il: la témérité trouve bientôt le malheur qu elle cherche. Mais remettons les reproches à un autre tems. Courons à leur secours. Al lons arracher des mains des ennemis la vic toire, & de la bouche de nos citoyens l'a veu de leur faute. Les fuyards, à la vue des secours qu'ils reçurent comme s'il leur fût venu du Ciel, reprennent courage, & viennent se rejoindre à l'Armée de Fabius qui s'avançoit en bon ordre. Les troupes vaincues, & celles qui étoient encore toutes fraîches, ne faisant plus qu'un corps, alloient fondre sur les Carthaginois, lors qu'Annibal fit sonner la retraite, ne dissi mulant pas que s'il avoit vaincu Minucius,
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Fabius à son tour l'avoit vaincu lui-mê(An. R. 535. Av J. C. 217.) me; témoignage bien glorieux de la part d'un tel ennemi! Il ajouta, en plaisan tant,aque ce nuage, qui avoit coutume de paroître sur les hauteurs, étoit enfin tombé avec beaucoup de fracas & d'orage. Après le combat, Fabius aiant ramassé les dépouilles des ennemis qui étoient res tés sur le champ de bataille, rentra dans son camp, sans laisser échapper une seule parole outrageante ou fâcheuse contre son Collégue. Il auroit manqué quelque chose à la(Minucius reconnoit sa faute, & rentre sous l'obéissan ce du Dic tateur. Liv. XXII. 29. 30. Plut. 181.) gloire du Dictateur, si Minucius lui-mê me ne lui eût pas rendu hommage. Il le fit, & de la maniére du monde la plus so lennelle. Dès qu'il fut rentré dans son camp après la bataille, il assembla ses sol dats, & leur tint ce discours. J'ai sou vent ouï dire que le prémier & le plus haut degré de mérite, est de savoir prendre le bon parti par soi même, sans avoir besoin de conseil: le second, d'être capable de sui vre & d'exécuter les bons avis que l'on re çoit des autres; mais que celui qui ne sait ni commander ni obéir, doit être regardé comme un esprit du dernier rang. Puisque la nature ne nous permet point daspirer à la prémiere gloire, tâchons de mériter au moins la seconde, & en attendant que nous sachions commander, ayons le courage d'o béir à un plus prudent que nous Allons 16
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) nous rejoindre à Fabius, & porter nos dra peaux devant sa tente. La seule occasion où je veux encore vous commander, c'est pour aller nous soumettre à ses ordres, & lui rendre tous ensemble le respect & l'obéissan ce que nous lui devons. Lorsque je l'aurai salué du nom de pére, qualité qu'il mérite par son rang, & par le bienfait que nous venons de recevoir de lui; vous aussi, sol dats, vous saluerez comme vos patrons ceux dont les armes & la valeur vous ont sau vés aujourd'hui. Si ce jour ne nous apporte aucune autre gloire, au moins nous verra- t-il mériter celle de la reconnoissance. Aussitôt il se mit à leur tête, & mar cha droit au camp du Dictateur. Fabius, & tous ceux qui étoient autour de lui, fu rent bien surpris de le voir arriver. Tout fut exécuté suivant le projet réglé par Mi nucius. Après qu'il eut fait poser ses dra peaux auprès du tribunal de Fabius, il commença le prémier par le saluer comme son pére, & tous ses soldats saluérent ceux du Dictateur comme leurs patrons. Alors prenant la parole:*Grand Dictateur, 17
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dit-il, je viens de vous égaler à mon pére,(An. R. 535. Av. J. C. 217.) en vous donnant le même nom; mais je vous dois plus qu'à lui. Je ne lui suis redevable que de ma vie: je vous la dois, & de plus celle de tous ces soldats qui m'environnent. Je casse donc & j'annulle le prémier ce Decret du Peuple, qui étoit pour moi un fardeau plutôt qu'un honneur. Je rentre a vec joie sous votre autorité & sous vos aus pices, & cela pour le plus grand avantage, comme je l'espére & le souhaite, tant de vous & de moi, que de vos deux Armées, dont l'une doit son salut à l'autre. Je vous prie seulement d'oublier tout ce qui s'est pas sé, & de me permettre d'exercer sous vos ordres la charge de Général de la Cavale rie, & de conserver à ceux-ci le rang qu'ils tiennent dans les troupes. Après ce discours, les soldats des deux Armées s'embrassérent. Les gens de Fa bius reçurent dans leurs tentes ceux de Minucius, connus ou non, avec les mar ques les plus sensibles de bienveillance & de tendresse. Tous devinrent amis en ce moment; & ce jour, qui avoit commen-
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) cé d'une maniére si funeste, se termina par une joie universelle. Dès que la nouvelle de cette réconcilia tion eut été portée à Rome, & confir mée par les Lettres des Généraux & des soldats, il n'y eut personne qui n'élevât jusqu'au Ciel la générosité & la sagesse du Dictateur. On sentit combien la vraie science de commander, & une conduite toujours judicieuse & constante, l'empor toient sur une bravoure téméraire, & sur une folle demangeaison de se signaler. An nibal & les Carthaginois estimérent Fa bius encore plus qu'auparavant; & ils commencérent alors à s'appercevoir qu'ils faisoient la guerre en Italie, & contre les Romains. Car, dans tout le tems qui a voit précédé, ils avoient conçu un tel mépris pour ceux qui commandoient les troupes de la République, aussi-bien que pour les troupes mêmes, qu'à peine pou voient-ils s'imaginer qu'ils fussent en guer re contre la même nation, dont leurs pé res leur avoient laissé une idée si terrible. (Rares qualités de Fabius.) Nous voyons ici dans Fabius d'excel lentes qualités, & d'autant plus admira bles qu'elles sont plus rares. Affronter dans les combats les plus grands dangers & la mort même, c'est un grand effort de vertu, ordinaire néanmoins. Mais souffrir patiemment les reproches les plus injurieux & les moins mérités, voir sa réputation déchirée avec autant d'insolen ce que d'injustice par un Officier subalter-
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ne & dépendant, s'exposer à un décri gé(An. R. 535. Av. J. C. 217.) néral pour garder une conduite seule ca pable de sauver l'Etat, voir enfin les ser vices les plus importans payés de la plus dure ingratitude par un Peuple entier, & ne point s'écarter néanmoins ni de son plan ni de son devoir au milieu de tant & de si sensibles sujets de mécontentement; il faut avouer que c'est l'effet d'une force, d'une constance, & d'une noblesse de sen timens beaucoup au dessus du commun. L'amour de la vertu est, dans la plupart des hommes, si languissant & si foible, qu'elle ne sauroit presque se soutenir, si el le n'est portée par l'aprobation & l'estime des hommes. Combiena ce généreux mépris de la gloire est-il devenu glorieux pour Fabius, & avec quelle usure ne lui a-t-il pas rendu ce qu'il paroissoit avoir perdu & sacrifié pour le Bien public? C'estb cet amour du Bien public qui étoit l'ame de toutes ses actions, & qui lui inspira toujours cette fermeté & cette constance inébranlable pour le service de la patrie, contre laquelle il ne se permit 18 19
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) jamais le moindre ressentiment, quelque injure qu'il en reçût. A ces excellentes qualités, Fabius en a joute une autre, non moins estimable, ni moins rare, qui est de résister aux doux & puissans attraits de la vengeance, deve nus si naturels à l'homme depuis sa cor ruption. Non seulement il ne lui échap pe aucun mot d'indignation & d'insulte contre un ennemi qui l'a si cruellement outragé; mais pouvant peu de tems a près le laisser périr dans une action où il s'est engagé par sa témérité, il vole à son secours, le tire du péril, reçoit sa soumis sion, & lui rend son amitié, sans lui faire sentir par le plus léger reproche son tort & son injustice. (Sagesse de la con duite de Fabius à l'égard d'Annibal.) La conduite que garde ici Fabius à l'é gard d'Annibal, ne songeant qu'à rendre insensiblement la confiance aux Armées Romaines découragées par les défaites pré cédentes; qu'à amortir l'ardeur impétueu se du jeune Vainqueur qu'il avoit en tête par des délais affectés; à miner peu à peu & à consumer ses forces, en ne cessant de harceler ses troupes; à le mettre hors d'état & de ravager les terres des Alliés, & de le forcer malgré lui à une action dé cisive: cette conduite, dis-je, a toujours été regardée comme l'effet d'une prudence consommée, & d'une connoissance par faite des régles de l'Art Militaire. Ellea va 20
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lut à Fabius le glorieux titre de sage(An. R. 535. Av. J. C. 217.) Temporiseur, qui par ses délais avoit sauvé l'Etat: titre qui lui a fait plus d'honneur, que toutes les victoires qu'il auroit pu rem porter. Quel courage en effet, & quelle grandeur d'ame ne faloit-il point, pour se mettre au dessus des rumeurs & des re proches de toute une Armée & de pres que tout le Peuple, & pour n'avoir en vue que le salut de la patrie? C'est ce qu'Ennius, Poëte presque contemporain, a si bien exprimé par des vers connus de tout le monde. Comme c'est sous la Dictature de Fa bius, laquelle va bientôt finir, qu'arriva un changement de monnoie assez considé rable, j'ai cru devoir traiter ici cette ma tiére en peu de mots.

Digression sur les changemens de Monnoie arrivés à Rome.

Rome d'abord, comme nous l'avons(Plin. XXXIII. 3.) marqué ailleurs, n'employoit pour mon noie que des masses d'airain plus ou moins pesantes, qui n'étoient point d'une figure
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) arrêtée & fixe, & qui n'avoient aucune empreinte. Le Roi Servius Tullius fit des As d'une livre, & c'est ce qu'on appelloit æs grave, dont il est parlé si souvent dans les Auteurs. Ces As se pesoient, & ne se comptoient point. Il les fit marquer de la figure de quelque bête, (pecudum) com me d'un bœuf, d'une brebis, d'un porc, ce qui leur donna le nom de pecunia. On partagea ces As en plusieurs piéces qui pe soient moins: semisses, la moitié; trien tes, le tiers; quadrantes, le quart. On n'employa que de la monnoie d'airain jus qu'au Consulat de C. Fabius & de Q. Ogulnius, c'est-à-dire jusqu'à l'An de Ro me 483. cinq ans avant la prémiére Guer re Punique. Rome pour lors, devenue plus puissan te, & maîtresse de presque toute l'Italie par la défaite de Pyrrhus & des Taren tins, commença à battre de la monnoie d'argent: savoir des deniers, des quinai res qui furent depuis appellés victoriati, des sesterces. Les deniers valoient dix As, ou dix livres d'airain; les quinaires, cinq; les sesterces, deux & demi. On voit par- là combien, dans ces prémiers tems, l'ar gent étoit rare, & jusqu'où montoit son prix. Selon Budé & Gronovius, cent de niers constituoient, à peu de chose près, la livre d'argent. Le denier équivaloit à dis As ou dix livres d'airain. Par consé quent chaque livre d'argent équivaloit à mille As ou mille livres d'airain.
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Peu de tems après, c'est-à-dire pendant(An R. 535. Av. J. C. 217. Plin. ibid..) la prémiére Guerre Punique, la disette où la République se trouva, fit que les As furent réduits du poids d'une livre ou de douze onces, à celui de deux onces, sex tantarium pondus, en conservant toujours la même valeur. Cette nouvelle monnoie d'airain eut aussi une nouvelle empreinte, savoir d'une part Janus à deux visages, & de l'autre une Proue de navire. Dans la seconde Guerre Punique, sous la Dictature de Fabius, l'An de Rome 535, le poids de l'As diminua encore de la moitié, & fut réduit à une seule once. Sa proportion avec l'argent fut alors chan gée, & le denier valut seize As. Plinea mar que que le denier ne fut compté dans la paie des gens de Guerre, que sur le pié de dix As; c'est-à-dire qu'en employant tou jours le nom de denier pour exprimer la paie du soldat, on ne lui donnoit pourtant que dixb As, & non pas seize. Aussi les séditieux demandent-ils le denier pour leur paie. Enfin le poids de l'As fut encore dimi nué de la moitié, & réduit à une demie once. La Loi qui ordonna ce changement, appellée dans Pline Lex Papiria, nous a prend le nom de l'Auteur, mais on ne sait 21 22
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) pas en quel tems précisément il vivoit. Quoique le poids de l'As fût alors moin dre de la moitié que du tems de la secon de Guerre Punique, il conserva pourtant toujours la même proportion avec l'ar gent.

§ II.

Le Consul Servilius, après une courte ex pédition dans l'Afrique, revient en Ita lie pour prendre le commandement des troupes de terre. Les deux Consuls sui vent le plan de Fabius. Les Députés de Naples offrent un présent aux Romains. Espion & esclaves punis. Ambassades envoyées en différens lieux. On se pré pare à l'élection des Consuls. Naissance & caractére de Varron. Discours d'un Tribun en sa faveur. Il est nommé Con- sul. On lui donne pour Collégue Paul Emile. Nomination des Préteurs. Nom bre des troupes. Il arrive à Rome des Ambassadeurs du Roi Hiéron avec des présens. Discours présomtueux du Consul Varron. Discours sensé de Paul Emile. Le Sénat l'exhorte à donner un combat décisif. Beau discours de Fabius à Paul Emile. Réponse de celui-ci. Harangue de Paul Emile aux troupes. Ruse d'Annibal découverte. Extrême embarras où la di- sette le réduit. Allarme de Rome sur le combat qui est près de se livrer. Divi- sion & dispute entre les deux Consuls.
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Varron se détermine à donner le combat,(An. R. 535, Av. J. C. 217.) contre l'avis de son Collégue. Harangue d'Annibal à ses troupes. Fameuse Ba taille de Cannes. Défaite des Romains. Mort de Paul Emile. Réflexion sur le refus que fait Annibal d'aller attaquer Rome. Les Carthaginois dépouillent les morts sur le champ de bataille. An nibal se rend maître des deux camps. Générosité d'une Dame de Canouse à l'é gard des Romains. Le jeune Scipion étou fe une dangereuse conspiration. Quatre mille Romains se retirent à Venouse. Le Consul Varron s'y rend. Pendant que les choses que nous(Le Con sul Servi lius, après une cour te expédi tion en A frique, ré prend le comman dement des troupes de terre. Liv. XXII. 31.) venons de rapporter se passoient en Italie, le Consul Cn. Servilius, après avoir cô toyé avec une Flotte de fix-vingts galéres les Iles de Sardaigne & de Corse, & reçu des ôtages de l'une & de l'autre, passa en Afrique, où il remporta d'abord quelques avantages. Mais un échec, qui suivit de près, l'obligea de repasser en Sicile. Lors qu'il fut arrivé à Lilybée, il laissa sa Flot te au Préteur T. Otacilius, qui chargea P. Sura son Lieutenant de la ramener à Rome. Pour lui, il traversa toute la Si cile par terre, & passa ensuite en Italie par le détroit de Messine. Ce fut-là qu'il re çut de Fabius des Lettres, par lesquelles, après avoir passé près de six mois dans la Dictature, il le rappelloit, pour venir
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. Les deux Consuls suivent le plan de Fabius. Liv. XXII. 32.) prendre avec son Collégue M. Atilius le commandement des troupes. Les deux Consuls s'étant mis à la tête, l'un de l'Armée de Fabius, l'autre de cel le de Minucius, se fortifiérent de bonne heure dans les quartiers où ils devoient passer l'hiver, (car on étoit alors sur la fin de l'autonne,) & firent depuis la guer re avec beaucoup de concert & d'union, suivant en tout la méthode & le plan de Fabius. Lorsqu'Annibal sortoit pour al ler chercher des vivres & du fourrage, ils l'attaquoient toujours à leur avantage, tom bant sur ceux des ennemis qui s'écartoient, mais évitant avec soin les actions généra les, qu'Annibal recherchoit avec tout l'empressement possible. Par cette con duite le Général Carthaginois fut réduit à une telle disette, que s'il n'avoit craint qu'on ne lui reprochât d'avoir pris la fui te, il seroit sur le champ passé dans la Gaule, aiant absolument perdu l'espérance de faire subsister ses troupes dans le pays où il étoit, si les Consuls de l'année sui vante imitoient la conduite de ceux-ci. (Les Dé putés de Naples of frent un présent aux Romains. Liv. XXII. 32.) L'hiver aiant fait cesser les hostilités de part & d'autre, les deux Armées se te noient en repos aux environs de Gérau nium dans l'Apouille, lorsque les Députés de Naples arrivérent à Rome. Aiant eu permission d'entrer dans le Sénat, ils y portérent quarante coupes d'or d'un poids considérable. Le Chef de l'Ambassade dit“ Qu'il comprenoit aisément que le
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trésor de la République pouvoit s'épui(An. R. 535. Av J. C. 217.) ser par les dépenses que la guerre en traînoit après élle. Que les Napolitains n'ignoroient pas que le Peuple Romain combattoit pour la conservation des vil les & des campagnes de l'Italie, autant que pour Rome qui en étoit la capitale. Que pour cette raison ils avoient cru qu'il étoit juste & raisonnable de l'aider des trésors que leurs ancêtres leur a voient laissés pour être l'ornement de leurs Temples dans la prospérité, & u ne ressource pour eux-mêmes dans la mauvaise fortune. Qu'ils étoient dans la disposition de lui accorder tous les autres secours dont on les croiroit ca pables. Que le plus grand plaisir que le Peuple Romain pût leur faire, c'é toit de regarder tout ce qui appartenoit aux Napolitains comme son bien pro pre, & de les honorer au point de vou loir bien recevoir d'eux un présent beaucoup moins considérable par sa pro pre valeur, que par la bonne volonté de ceux qui l'offroient.“ On remer cia les Ambassadeurs de leur générosité & de leur attention, mais on se contenta d'ac cepter la plus légére des quarante coupes. Dans ce même tems, on découvrit à(Espion & Esclaves punis. Liv. XXII. 33.) Rome un Espion Carthaginois qui y étoit demeuré caché depuis deux ans. On le renvoya après lui avoir coupé les mains. On y pendit aussi vingt-cinq Esclaves, qui avoient formé une conspiration dans le
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(An. R. 535. Av. J. C. 217. Ambassa des envo yées en différens lieux. Ibid.) Champ de Mars. On donna la liberté au dénonciateur, & une somme en monnoie de cuivre qui se montoit à mille livres. On envoya des Ambassadeurs à Philip pe Roi de Macédoine, pour lui deman der qu'il livrât au Peuple Romain Démé trius de Pharos, qui s'étoit retiré dans ses Etats après avoir été vaincu. Une autre Ambassade fut chargée de passer chez les Liguriens, pour se plaindre de ce qu'ils a voient fourni aux Carthaginois des vivres & des troupes; & en même tems pour examiner de plus près ce qui se passoit par mi les Boyens & les Insubriens. Enfin on en envoya une troisiéme à Pinée Roi d'Il lyrie, pour lui demander le payement du tribut qu'il devoit, ou des ôtages, s'il n'é toit pas en état de payer à l'échéance. Tous ces soins particuliers marquent com ment le Sénat, pour tout ce qui regardoit les intérêts de la République, portoit son attention jusqu'aux pays les plus éloignés, malgré l'ennemi qui les pressoit si vive ment dans le cœur même de l'Etat. (On pro céde à l'é lection de nouveaux Consuls. Polyb. III. 255. Liv. XXII. 34.) L'important étoit de faire choix de Con suls capables de tenir tête à Annibal. Nous avons vu que la sage lenteur de Fa bius avoit donné aux Romains le tems de respirer, & de se remettre un peu de tant de disgraces arrivées coup sur coup. L'ef fet en fut si sensible, qu'Annibal, à la fin de la seconde année de la guerre, tout vainqueur qu'il étoit, n'aiant néanmoins ni ville, ni poste, ni pays ami, se trou-
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voit extrêmement embarrassé. Il ne s'a(An. R. 535. Av. J. C. 217.) gissoit que de continuer la guerre sur le même plan, pour achever de le desespé rer, & même de le détruire. La chose étoit visible, & devoit frapper les moins clairvoyans. Mais quand il plaît à Dieu d'aveugler un Peuple, il ne fait plus d'usa ge de ses lumiéres & de sa prudence. Il faloit aux Romains un coup encore plus violent que tous ceux qu'ils avoient é prouvés jusqu'alors, pour les rendre tout- à-fait sages. Le principal instrument de cette disgra(Naissan ce & ca ractére de Varron. Liv. XXII. 26.) ce complette, qui, en les réduisant aux abois, les obligea malgré eux à suivre u ne conduite plus prudente, fut C. Téren tius Varron. Cet homme, d'une naissan ce tout-à-fait basse, fils d'un boucher, & qui lui-même avoit exercé sous son pére les ministéres les plus vils de cette profes sion, se trouvant un bien assez considéra ble, osa aspirer à une plus haute fortune. Il s'attacha au Barreau, & aux Assem blées du Peuple; & à force de prendre le parti & de plaider les causes des plus vils Citoyens contre les prémiers de la Répu blique, dont il attaquoit en même tems la fortune & la réputation, il vint à bout de se faire connoître, & se fraya un chemin aux charges de la République. Il obtint successivement la Questure, les deux Edi lités, la Préture. Restoit le Consulat. Il se présenta une occasion favorable pour un homme comme lui de s'en aplanir les
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(An. R. 535. Av. J. C. 217.) voies. Ce fut lorsqu'il s'agit d'égaler Mi nucius Général de la Cavalerie à Fabius son Dictateur. Nous avons vu que Var ron seul eut l'impudence d'appuyer une si injuste & si pernicieuse proposition. Par-là il sut profiter habilement de la haine qu'on portoit au Dictateur pour gagner la faveur du Peuple, auprès duquel il eut tout le mérite du Decret qui fut rendu alors. Il ne manqua pas l'année suivante, qui est celle dont nous parlons, de demander le Consulat, comme la juste récompense d'un si grand service. C'est la marque d'un Gouvernement peu fage, & la cause la plus ordinaire des mau vais succès qui arrivent dans un Etat, a lorsque dans le choix des Généraux & des Commandans, on ne met aucune dif férence entre les bons & les mauvais su jets, & que la faveur & la brigue enlé vent les récompenses qui sont dues au mé rite. Cette vérité paroîtra ici dans tout son jour à l'égard de Varron. (Discours d'un Tri bun en fa veur de Varron. Liv XXII. 34. 35.) Le Peuple lui étoit très favorable. Les Sénateurs s'opposérent à sa demande de tout leur pouvoir, ne voulant point que des gens de la lie du Peuple s'accoutumassent à devenir leurs égaux, en se déclarant leurs ennemis. Varron avoit parmi les Tribuns du Peuple un parent. Celui-ci, 23
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pour rendre la personne de son Candidat(An. R. 535. Av. J. C. 217.) plus agréable, travailloit, par ses discours séditieux, à rendre toute la Noblesse o dieuse au Peuple. Il disoit“ que c'étoient les Nobles qui, desirant la guerre de puis plusieurs années, avoient fait venir Annibal en Italie: & que non contens de cela, ils la traînoient exprès & par fraude en longueur, quoiqu'il fût aisé de la terminer tout d'un coup. Que c'étoit un complot fait entr'eux tous; & qu'on ne verroit jamais la fin de la guerre, jusqu'à ce qu'on eût fait un Consul vraiment Plébéyen, c'est-à-dire un homme*nouveau. Car, ajoutoit-il, les Plébéyens devenus nobles, sont ini tiés aux mêmes mistéres; & ils ont com mencé à mépriser le Peuple, depuis qu'ils ont cessé d'être méprisés par les Patri ciens.“ Ces discours firent tant d'impression,(Varron est nom mé Con sul.) que quoique Varron eût cinq compéti teurs, dont trois étoient Patriciens, deux de familles Plébéyennes, mais illustrées depuis longtems par des charges, on le créa seul Consul, afin qu'il présidât aux Assemblées dans lesquelles on lui donne roit un Collégue. La Noblesse jetta alors les yeux sur Paul(On lui) 24
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(An. R. 335. Av. J. C. 217. donne pour Col légue Paul Emile.) Emile, qui avoit été Consul avec M. Li vius l'année qui précéda la seconde Guer re Punique. Nous avons déja rapporté qu'au sortir du Consulat, ils avoient été tous deux accusés devant le Peuple, comme aiant détourné une partie du butin qu'ils avoient fait à la guerre. Livius avoit été condanné, Paul Emile n'avoit échappé qu'à grande peine. Encore extrêmement aigri contre le Peuple, à qui il ne pouvoit pardonner un si grand affront, il avoit u ne grande répugnance à entrer de nouveau dans les charges. On le força néanmoins à se vaincre; & tous les autres Candidats s'étant désisté, il fut donné pour Antago niste à Varron, plutôt que pour Collé gue.
(An. R. 536. Av. J. C. 216. Nomina tion des Préteurs. Liv. XXII. 35. Polyb. III. 256.)

Les Consuls étant choisis, on nomma quatre Préteurs selon l'usage de ces tems- là, Manius Pomponius Mathon, P. Fu rius Philus, M. Claudius Marcellus, & L. Postumius Albinus: les deux prémiers restérent dans la ville pour y rendre la justice. Marcellus eut pour département la Sicile, & Postumius la Gaule. Il est remarquable que ces quatre Préteurs a voient déja géré cette charge, & les deux derniers même avoient été Consuls. De tous les Magistrats de cette année, il n'y avoit que Varron qui exerçât pour la pré-
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miére fois la charge dont il étoit revétu.(An. R. 536. Av. J. C. 216.) On eut soin de faire passer des ravitaille mens à la Flotte qui hivernoit à Lilybée, & l'on embarqua pour l'Espagne toutes les munitions nécessaires aux Armées que les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) y commandoient. Enfin l'on donna tous ses soins aux préparatifs de la campagne où l'on alloit entrer. Les Armées furent beaucoup plus nom(Nombre des trou pes. Polyb. III. 257. Liv. XXII. 36.) breuses qu'elles n'avoient jamais été. Les Romains ne levoient ordinairement que quatre Légions, dont chacune étoit de quatre mille hommes d'Infanterie, & de trois cens Chevaux. Les Latins fournis soient pareil nombre d'Infanterie, & le double de Cavalerie. On donnoit à cha que Consul la moitié de ces Troupes Al liées, & deux Légions. Pour l'ordinaire, ils faisoient la guerre séparément. Ici on leva huit Légions Romaines, composées chacune de cinq mille hommes de pié & de trois cens chevaux, avec pareil nom bre de Fantassins des Alliés, & le double de Cavaliers; ce qui faisoit en tout quatre- vingts sept mille deux cens hommes. Il vint des Ambassadeurs de Pæstum, qui apportoient à Rome plusieurs coupes d'or. On en usa à leur égard, comme on avoit fait à l'égard des Napolitains. On les remercia de leur bonne volonté, mais on n'accepta pas leur présent. Vers le même tems, il entra dans le(Il arrive à Rome des Am bassadeurs) port d'Ostie une Flotte chargée de provi sions, que le Roi Hiéron envoyoit aux
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. du Roi Hiéron a vec des présens. Liv. XXII. 37.) Romains ses Alliés. Les Ambassadeurs de ce Prince aiant été introduits dans le Sé nat, assurérent“ que le Roi leur Maître n'auroit pas été plus affligé d'aucune perte qu'il eût pu faire lui-même, qu'il l'avoit été de la mort du Consul Fla minius, & de la défaite de son Armée. Qu'ainsi, quoiqu'il fût bien persuadé que la grandeur d'ame du Peuple Ro main étoit encore plus admirable dans la mauvaise fortune que dans la bonne, il avoit cru devoir lui envoyer tous les secours que de bons & de fidéles Alliés ont coutume de donner à leurs amis pendant la guerre, & qu'il prioit le Sénat de vouloir bien les accepter. Que prémiérement il donnoit à la Républi que, comme un présage heureux de l'avenir, une Victoire d'or, pesant trois cens vingt livres: qu'il les prioit de la recevoir, & souhaitoit qu'ils la conser vassent éternellement. Qu'ils avoient apporté dans leurs galéres cent mille * boisseaux de froment, & deux cens mille d'orge, afin que les Romains ne manquassent point de vivres; & que leur Maître en feroit encore voiturer la quantité qu'ils voudroient, & où ils l'ordonneroient. Qu'Hiéron savoit que la République n'employoit point dans ses Armées d'autres soldats que les Ro 25
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mains, & des Alliés du nom Latin.(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Mais que, comme il avoit vu dans leur camp des troupes auxiliaires de soldats étrangers légérement armés, il leur a voit envoyé mille armés à la légére tant Archers que Frondeurs, que les Ro mains pourroient opposer aux Baléares, aux Maures, & aux autres Nations qui lancent des traits. Ils ajoutoient à ces présens un conseil salutaire, qui étoit d'ordonner au Préteur de Sicile de pas ser en Afrique avec sa Flotte, afin que les ennemis aiant aussi la guerre dans leur pays, fussent moins en état d'en voyer de nouvelles troupes à Anni bal.“ Le Sénat répondit à ces Ambassadeurs, “Que le Roi Hiéron étoit considéré à Rome comme un bon Ami & un fidé le Allié. Que depuis qu'il s'étoit uni avec les Romains, il leur avoit donné en toute occasion des preuves d'une a mitié sincére, & d'une générosité vrai ment Royale, auxquelles ils étoient sen sibles comme ils le devoient. Que le Peuple Romain avoit refusé l'or qui lui avoit été offert par quelques villes, & s'étoit contenté de leur bonne volonté. Qu'ils acceptoient la Victoire envoyée par Hiéron comme un bon augure; qu'ils lui destinoient pour demeure le Capitole, c'est-à-dire le Temple de Ju piter; & qu'ils espéroient qu'elle y de meureroit toujours, pour leur être favo-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) rable dans toutes leurs entreprises.“ On donna aux Consuls les provisions arrivées de Sicile, avec les Archers & Frondeurs qui étoient venus par la même voie. On ajouta vingt-cinq galéres à la Flotte que T. Otacilius commandoit en Sicile, & on lui permit de passer en Afrique, s'il ju geoit que le bien de la République le de mandât. (Discours présom tueux du Consul Varron. Liv. XXII. 38.) Les Consuls, après avoir fait à Rome les levées dont nous avons parlé, restérent encore quelques jours dans la ville, en at tendant le secours des Latins. Pendant cet intervalle Varron tint plusieurs Assem blées du Peuple, où il parla toujours avec le même esprit de témérité & d'arrogance, “accusant les Nobles d'avoir attiré la guerre dans l'Italie, & assurant qu'elle y dureroit toujours tant que des Géné raux de la trempe & du caractére de Fa bius auroient le commandement. Que pour lui, il la termineroit dès le pré mier jour qu'il verroit l'ennemi.“ Paul (Discours sensé de Paul Emi le.) Emile, son Collégue, ne harangua le Peu ple qu'une seule fois, qui fut la veille de son départ, & n'en fut pas écouté favora blement, parce qu'il aima mieux lui dire la vérité, que de le flater. Il parla de Var ron avec beaucoup de ménagement & de retenue, si ce n'est qu'il avoua,“ Qu'il avoit peine à concevoir comment un Général, avant que de connoître ses troupes, celles des ennemis, la situation des lieux, & la nature du pays, étant
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encore au milieu de Rome, pouvoit sa(An. R. 536. Av. J. C. 216.) voir de si loin ce qu'il lui conviendroit de faire quand il seroit à la tête de son Armée, & marquer même par avance le jour auquel il livreroit bataille. Que a pour lui il savoit que c'étoit aux cir constances des tems & des lieux à dé terminer les résolutions des hommes, & non pas aux hommes de prétendre arranger par leurs résolutions ces cir constances qui n'en dépendent point. Qu'ainsi il ne se hâteroit point de pren pre avant le tems des délibérations pré maturées. Qu'il souhaitoit que les en treprises qui seroient conduites & or données par la prudence, eussent un heureux succès. Que la témérité, ou tre qu'elle ne convenoit point à des per sonnes raisonnables, avoit même été malheureuse jusqu'ici.“ Le Sénat fit observer à Paul Emile de(Le Sénat exhorte Paul Emi le à don ner un combat décisif.) quelle importance pouvoit être pour la République le bon ou le mauvais succès de cette campagne. On l'exhorta à pren dre bien son tems pour une action décisi ve, & à s'y conduire avec cette valeur & cette prudence qu'on admiroit en lui, en un mot d'une maniére digne du Nom Ro main. Ce discours du Sénat, & encore plus les préparatifs extraordinaires qu'on 26
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) avoit faits pour cette campagne, marquent clairement que le Sénat même desiroit qu'elle mît fin à la guerre. On ne met point sur pié quatre-vingts mille hommes & plus pour la traîner en longueur, & pour demeurer sans action. (Beau dis cours de Fabius à Paul Emi le. Liv. XXII. 39. Plut. in Fab. 182.) Il étoit aisé de juger que Paul Emile é toit disposé par lui-même à préférer le parti le plus sûr au plus spécieux. Cepen dant Fabius, plein de zèle pour le salut de la patrie, & mécontent peut-être du desir trop marqué que témoignoit le Sénat qu'on en vînt à une bataille, voulut avoir avec Paul Emile un entretien particulier pour l'affermir encore dans ses bonnes ré solutions, & il lui parla en ces termes, lorsqu'il étoit sur le point de partir. Si vous aviez un Collégue qui vous ressemblât, ce qui seroit le plus à souhaiter, ou que vous ressemblassiez vous-même à votre Collégue, il seroit bien inutile que je vous parlasse. Car deux bons Consuls n'auroient pas be soin de mes avis pour prendre en tout le parti le plus avantageux à la République; & deux mauvais Généraux, loin de suivre mes conseils, ne prendroient pas même la pei ne de les écouter. Mais connoissant la dif férence qu'il y a entre vous & Varron, c'est à vous seul que je m'adresse; & je crains bien même, quelque bon Citoyen & quelque habile Capitaine que vous soyez, que ce ne soit en vain que vous travaillerez à soute nir la République, pendant qu'elle est si mal appuyée de l'autre part. Les bons partis,
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comme les mauvais, auront le soutien de(An. R. 536. Av. J. C. 216.) l'Autorité Consulaire. Car ne vous y trompez pas, Paul Emile. Vous devez vous attendre à ne pas trouver moins d'obstacle dans la personne de Varron votre Collégue, que dans celle d'Annibal votre ennemi: & je ne sai si le prémier ne sera pas plus redouta ble pour vous que le second. Vous n'aurez affaire à l'un que sur le champ de ba taille, à l'autre en tout tems & en tout lieu. Contre Annibal, vous trouverez du secours dans vos Légions, Varron vous at taquera par vos soldats même. Nous sa vons ce que l'imprudence de Flaminius a cou té à la République. Si Varron exécute son plan, & qu'il combatte dès qu'il verra l'ennemi, ou je suis un ignorant dans l'Art Militaire, & ne connois ni Annibal ni les Carthaginois, ou il y aura bientôt dans l'I talie un lieu plus célébre par notre défaite que le Lac de Trasiméne. Je puis assurer, sans craindre qu'on ait lieu de me soupçon ner de vaine gloire, que le seul moyen de réussir contre Annibal, c'est de suivre la méthode que j'ai observée en faisant la guerre contre lui. Etaje ne prétens pas qu'on en juge par l'événement, (c'est le Maî- tre des personnes peu sensées) mais par la Raison, qui est toujours la même tant que les choses ne changent point. Nous faisons 27
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) la guerre au milieu de l'Italie, dans le sein même de notre patrie. De toutes parts nous sommes environnés de nos Citoyens & de nos Alliés. Ils nous aident d'hommes & de chevaux, d'armes & de vivres, & ils continueront certainement de le faire: nous avons trop de témoignages de leur zèle & de leur fidélité, pour en pouvoir douter. Nous devenons de jour à autre plus forts, plus prudens, plus constans, plus habiles. Annibal, au contraire, se trouve dans un pays étranger & ennemi, séparé du sien par un long espace de terres & de mers. Il est en guerre avec tout ce qui l'environne: éloigné de sa patrie, il ne trouve la paix ni sur terre, ni sur mer. Il n'a point de ville qui le reçoive dans ses murs, point de fond sur lequel il puisse compter. Il vit au jour la journée de ce qu'il pille dans les campagnes. A peine a-t-il conservé le tiers des troupes avec lesquelles il a passé l'Ebre. La faim en a plus fait périr que le fer, & il ne sait plus comment faire subsister le peu qui lui reste. Peut-on donc douter qu'en temporisant nous ne ruïnions un ennemi qui s'affoiblit de jour en jour, & à qui l'on n'en voie ni troupes, ni vivres, ni argent. Com bien y a-t-il qu'il tourne autour des murs de Géraunium, & qu'il défend ce misérable château de l'Apulie, comme si c'étoient les murailles de Carthage? Mais, pour ne pas vous proposer mon exemple seul, voyez com me les derniers Consuls, Atilius & Servi lius, ont éludé tous ses efforts en se tenant
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sur la défensive. C'est le seul moyen, Paul (An. R. 536. Av. J. C. 216.) Emile, que vous ayez de sauver la Républi que. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que, pour le mettre en usage, vous trouverez plus de difficultés de la part de vos citoyens, que de celle de vos ennemis. Les Romains vou dront la même chose que les Carthaginois, & Varron sera dans les mêmes sentimens qu'Annibal. Il fautaque vous résistiez seul à deux Généraux; & vous en vien drez à bout, si vous savez mépriser les dis cours & les opinions des hommes; si vous ne vous laissez, ni éblouir par la vaine gloire de votre Collégue, ni effrayer par l'in famie prétendue dont on tâchera de vous noircir. On dit ordinairement que la véri té peut bien souffrir quelques éclipses, mais que jamais elle ne s'éteint totalement. Sa voir mépriser à propos la gloire, c'est le moyen d'en acquérir une solide. Souffrez sans impatience de voir qualifier votre pru dence de timidité, votre sage circonspection de lenteur & de paresse, votre habileté dans la guerre d'incapacité & de poltronne 28
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) rie. J'aime mieux que vous soyez redouté d'un sage ennemi, que loué par des citoyens insensés. Annibal vous méprisera, s'il vous voit tout oser: si vous ne faites rien témé rairement, il vous craindra. Après tout, mon sentiment n'est pas que vous restiez tou jours dans l'inaction; mais que toutes vos entreprises soient dirigées par la raison, & non abandonnées au hazard. Soyez toujours le maître des événemens. Soyez toujours armé, & sur vos gardes. Ne manquez ja mais aucune occasion qui vous soit favora ble, mais n'en donnez jamais à l'ennemi de vous surprendre. Quand vous ne marche rez point avec précipitation, vous verrez clair, & tous vos pas seront assurés L'em pressement nous aveugle & nous trouble. (Réponse de Paul E mile. Liv. XXII. 40.) Le Consul lui répondit d'un air triste, “que ces avis lui paroissoient très sages & très salutaires, mais qu'il n'étoit pas aisé de les mettre en pratique. Toujours frappé de l'injustice qu'on lui avoit fai te au sortir de son prémier Consulat, il ajouta,“{??} qu'il souhaitoit que le succès de la campagne fût heureux: mais que, s'il arrivoit quelque disgrace, il aimoit mieux périr par l'épée des ennemis, que par les suffrages de ses citoyens.“ Après cet entretien, Paul Emile partit pour l'Armée, accompagné jusqu'aux por tes de la ville par les prémiers du Sénat; pendant qu'un cortége, plus remarquable par son grand nombre que par sa dignité, suivoit le Consul Plébéyen son idole.
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Lorsqu'ils furent arrivés l'un & l'autre(An R. 536. Av. J. C. 216. Haran gue de Paul Emi le aux troupes.) au camp, ils firent assembler les troupes, pour leur déclarer les intentions du Sénat, & pour les animer à bien faire leur de voir. Paul Emile porta la parole, & ju geant nécessaire de rassurer les troupes con tre les revers qu'elles avoient éprouvés, & dissiper l'épouvante qu'elles en avoient conçue, leur représenta,“ Que si, dans les combats précédens, elles avoient eu du dessous, elles pouvoient, par bien des raisons, faire voir qu'elles n'en é toient pas responsables: mais que si maintenant on jugeoit à propos de don ner une bataille, rien ne pourroit met tre obstacle à la victoire. Qu'aupara vant deux Consuls ne commandoient point la même Armée; & qu'on ne s'étoit servi que de troupes levées depuis peu, sans exercice, sans expérience, & qui étoient venues aux mains avec l'en nemi, sans presque l'avoir vu ni le con noître.“ Mais aujourd'hui, ajouta-t-il, vous voyez toutes choses dans une situation bien différente. Les deux Consuls marchent à votre tête, & partagent avec vous tous les périls. Vous connoissez les armes des en nemis, leur maniére de se former, leur nom bre. Depuis plus d'un an il ne s'est presque point passé de jour que vous n'ayez mesuré vos épées avec les leurs. Des circonstances différentes doivent pr oduire unsuccès diffé rent. Après que dans des rencontres parti culiéres, combattant à forces egales, vous
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) avez été souvent victorieux, il seroit bien étrange, que, supérieurs en nombre de plus de la moitié, vous fussiez défaits. Romains, il ne vous manque plus pour la victoire, que de vouloir vaincre. Mais ce seroit vous faire injure, que de vous exhorter à le vou loir. Songez seulement que la patrie, in quiéte & tremblante, a les yeux tournés sur vous. Ses soins, ses forces, ses espéran ces, tout est réuni dans votre Armée. Le sort de Rome, celui de vos péres, de vos eufans, est entre vos mains. Faites ensor te que le succès réponde à leur attente. A près cette harangue, Paul Emile congédia l'Assemblée. Quoiqu'Annibal vît les troupes des Romains augmentées de moitié, il ne laissa pas de ressentir une extrême joie de l'arrivée des nouveaux Consuls, parce qu'il ne cherchoit que l'occasion de combat tre. Les Romains remportérent d'abord un (Ruses d'Annibal découver te. Liv. XXII. 41-43.) léger avantage sur les fourrageurs d'Anni bal dans un combat tumultuaire, où il de meura sur la place dix-sept cens hommes du côté des Carthaginois, & du côté des Romains cent tout au plus, tant Citoyens qu'Alliés. Annibal ne fut pas fâché de ce petit succès des ennemis. Il le regarda comme une amorce propre à les faire tomber dans ses filets, & songea à en pro fiter sur le champ. Comme si cet échec l'eût intimidé, il quite son camp pendant la nuit, y laissant presque tout le bagage. Il y avoit fait allumer grand nombre de
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feux, pour faire croire aux Consuls que(An. R. 536. Av. J. C. 216.) son intention étoit de leur dérober sa fui te. Pour lui il se cache avec ses troupes derriére les montagnes. Dès que le jour parut, les soldats s'apperçurent que le camp d'Annibal étoit abandonné, & dé mandérent avec de grandes clameurs qu'on leur donnât le signal pour aller poursuivre les ennemis, & piller leur camp. Varron appuyoit fortement leur demande. Paul Emile ne se lassoit point de répéter qu'il faloit se tenir sur ses gardes, & se défier des ruses d'Annibal. Voyant qu'on ne l'é coutoit point, il fit avertir son Collégue que les auspices n'étoient pas favorables. Varron n'osa passer outre, mais l'Armée refusoit d'obéir. Heureusement deux es claves, qui l'année précédente avoient été faits prisonniers par les Carthaginois, aiant trouvé moyen de s'enfuir, arrivérent dans ce moment au camp des Romains, & aiant été menés sur le champ aux Con suls, leur firent connoître que l'Armée d'Annibal étoit postée en embuscade der riére les montagnes. a Cet éclaircissement vint fort à propos pour donner moyen aux Consuls de faire respecter leur autori té, que la mollesse & la complaisance mal entendue de Varron avoit apris aux trou pes à mépriser. 29
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Extrême embarras où la di sette de vi vres réduit Annibal. Il va cam per près de Can nes. Liv. XXII. 43.) Annibal, voyant sa ruse découverte, revint dans son camp. Les embarras où il se trouva alors, prouvent bien la sages se de la conduite que Fabius avoit tenue le prémier, & que Paul Emile suivoit à son exemple. Il manquoit de vivres & d'argent. Déja ses troupes commen çoient à murmurer, & à se plaindre ouvertement de ce qu'on ne leur payoit point leur solde, & de ce qu'on les faisoit mourir de faim. Déja les soldars Espa gnols songeoient à passer du côté des Ro mains. Enfin l'on dit qu'Annibal lui-mê me délibéra plus d'une fois, s'il ne s'en fuiroit point en Gaule avec sa Cavalerie, laissant toute son Infanterie qu'il ne pou voit plus entretenir. La disette l'obligea à décamper, & à passer dans un endroit de l'Apulie où les chaleurs étoient plus grandes, & où, par cette raison, les blés mûrissoient plus promtement. Il vint se poster près de Cannes, petite bourgade, mais qui devint bientôt après très célébre par le combat qui s'y donna. Elle étoit située sur la riviére d'Aufide, appellée maintenant l'Ofanto. C'étoit un pays de plaine, qu'Annibal avoit choisi exprès, a fin de pouvoir faire usage de sa Cavalerie, qui faisoit la principale partie de ses forces & de sa confiance. Les Romains le sui virent de près, & allérent camper dans son voisinage. Quand le bruit se répandit à Rome que (Allarme de Rome sur le com) les deux Armées étoient en présence, & que l'on se préparoit à livrer la bataille,
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quoiqu'on s'y fût attendu, & que même(An. R. 536. Av. J. C. 216. bat qui est près de sa livrer. Polyb. III. 262.) on le souhaitât, cependant dans ce mo ment critique, qui alloit décider du sort de l'Empire, l'inquiétude & la crainte saisirent tous les esprits. Les défaites pas sées faisoient trembler pour l'avenir; & comme l'imagination s'arrête sur-tout au mal que l'on craint, on se représentoit vi vement tous les malheurs où l'on seroit exposé si l'on étoit vaincu. On faisoit dans tous les Temples des priéres & des sacrifi ces pour détourner l'effet des prodiges effrayans dont toute la ville retentissoit. Car, dit Polybe, dans les dangers pressans les Romains apportent un soin extrême à calmer la colére des Dieux & des Hom mes; & de toutes les cérémonies prescri tes pour ces sortes d'occasions, il n'y en a aucune qu'ils n'observent, sans crainte de se deshonorer, quelque bassesse appa rente qu'elles puissent avoir. Les Consuls avoient partagé leurs trou pes en deux camps. Le moindre étoit au- delà de l'Aufide sur la rive Orientale: le grand camp, qui renfermoit la meilleure partie de l'Armée, étoit au-deçà de la ri viére, du même côté où étoit le camp des Carthaginois. Ces deux camps des Romains communiquoient ensemble par un pont. Ce voisinage donnoit lieu à de fréquentes escarmouches. Annibal faisoit sans cesse harceler les ennemis, envoyant des partis de Numides qui les fatiguoient extrêmement, & qui tomboient brusque-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) ment tantôt sur une partie du camp, tan tôt sur une autre. Tout étoit en combustion dans l'Armée (Division & dispute entre les deux Con suls. Liv. XXII. 44. Plut. in Fab. 182.) Romaine. Les Conseils de guerre se pas soient plus en disputes, qu'en délibéra tions. Comme on étoit campé dans une plaine fort unie & toute découverte, & que la Cavalerie d'Annibal étoit supérieure en tout à celle des Romains, Paul Emile ne jugeoit pas à propos d'engager le com bat dans cet endroit, mais vouloit qu'on artirât l'ennemi dans un terrain où l'Infan terie pût avoir la plus grande part à l'ac tion. Son Collégue, Général sans expé rience, mais plein de présomtion & d'esti me de lui-même, étoit d'un avis tout con traire. C'est le grand inconvénient d'un commandement partagé entre deux Géné raux, parmi lesquels la jalousie, ou l'anti pathie d'humeur, ou la diversité de vues, ne manquent guéres de mettre la division. Paul Emile opposoit à Varron l'exemple de la témérité de Sempronius & de Fla minius. Varron lui reprochoit à son tour que la conduite de Fabius qu'il vouloit imiter, étoit un prétexte bien commode, pour couvrir sous le nom spécieux de pru dence une véritable lâcheté. Il prenoit les Dieux & les Hommes à témoin, que ce n'étoit point sa faute, si Annibal, par u ne longue & tranquille possession, s'ac quéroit comme une espéce de droit sur l'I talie. Qu'il étoit retenu comme enchaîné par son Collégue, & que l'on ôtoit les ar-
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mes des mains des soldats, qui étoient(An R. 536. Av. J. C. 216.) pleins d'ardeur, & ne demandoient qu'à combattre. Enfin Varron, irrité d'une nouvelle in(Varron se determine à donner le combat. Liv. XXII. 45.) sulte des Numides, qui avoient poursuivi un corps de Romains presque jusqu'aux portes du camp, prit résolument son parti de donner la bataille le lendemain où il de voit commander; car le commandement rouloit entre les deux Consuls d'un jour à un autre. En effet, dès le matin du jour suivant, il fit avancer ses troupes pour don ner le combat, sans consulter son. Collé gue. Paul Emile le suivit, ne pouvant se dispenser de le seconder, quoiqu'il n'a prouvât nullement son entreprise. Annibal, après avoir fait convenir ses(Harangue d'Annibal à ses trou pes. Polyb. III. 261.) troupes, que quand on leur auroit donné le choix d'un terrain pour combattre, el les ne pouvoient, supérieures comme elles étoient en Cavalerie, en choisir de plus favorable. Rendez donc graces aux Dieux, leur dit-il, d'avoir amené ici les ennemis, pour vous en faire triompher; & sachez-moi gré aussi d'avoir réduit les Romains à la né cessité de combattre. Après trois grandes victoires consécutives, que faut-il, pour vous inspirer de la confiance, que le souvenir de vos propres exploits? Les combats précédens vous ont rendu maîtres du plat-pays: par celui-ci, vous le deviendrez de toutes les villes, de toutes les richesses, & de toute la puissance des Romains. Mais il n'est point question de parler, il faut agir. J'espé
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Fameuse bataille de Cannes. Polyb. III. 262 267. Liv. XXII. 45-50. Plut. in Fab. 182. 183. Appian. de Bell. Annib. 323-328.) re, de la protection des Dieux, que vous verrez dans peu l'effet de mes promesses. Les deux Armées étoient bien inégales pour le nombre. Il y avoit dans celle des Romains, en comptant les Alliés, quatre- vingts mille hommes de pié & un peu plus de six mille chevaux; & dans celle des Carthaginois, quarante mille hommes de pié tous fort aguerris, & dix mille che vaux. Varron, dès la petite pointe du jour, aiant fait passer l'Aufide aux troupes du plus grand camp, les rangea aussi-tôt en bataille, après y avoir joint celles du petit camp. Toute l'Infanterie étoit sur une ligne, plus serrée, & avec plus de pro fondeur qu'à l'ordinaire. La Cavalerie é toit sur les deux ailes; celle des Romains à la droite, appuyée à l'Aufide; celle des Alliés à l'aile gauche. Les troupes armées à la légére étoient avancées sur le front de la bataille à quelque distance. Paul Emile commandoit la droite des Romains, Va ron la gauche, & Servilius Geminus, Consul de l'année précédente, étoit au centre. Annibal rangea aussi son Armée sur une même ligne. Il mit à la gauche la Cava lerie Espagnole & Gauloise appuyée à l'Aufide, pour l'opposer à la Cavalerie Romaine; & tout de suite une moitié de l'Infanterie Africaine pesamment armée, l'Infanterie Espagnole & Gauloise qui fai soit proprement le centre, l'autre moitié de l'Infanterie Africaine, & enfin la Ca-
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valerie Numide qui composoit l'aile droi(An. R. 536. Av. J. C. 216.) te. Les gens de trait étoient à la tête vis- à-vis ceux des Romains. Asdrubal avoit la gauche, Hannon la droite, Annibal, aiant avec lui Magon son frére, s'étoit ré servé le commandement du centre. On auroit pris les troupes Africaines pour un corps de Romains, tant elles leur ressembloient par les armes qu'elles avoient gagnées aux batailles de la Trébie & de Trasiméne, & dont elles se ser voient alors contre ceux qui se les étoient laissé enlever. Les Espagnols & les Gau lois portoient des boucliers de même for me; mais leurs épées étoient fort differen tes. Celle des prémiers n'étoit pas moins propre à frapper d'estoc que de taille; au- lieu que celle des Gaulois ne frappe que de taille, & à certaine distance. Les sol dats de ces deux nations, sur-tout les Gau lois, avoient l'air redoutable par la gran deur extraordinaire de leur taille. Ces der niers étoient nuds depuis la ceinture en haut. Les Espagnols portoient des habits de lin, dont l'extrême blancheur, relevée d'un bord de couleur de pourpre, jettoit un éclat surprenant. Annibal, qui savoit prendre ses avanta(Liv. XXII. 43. Plut in Fab. 183.) ges en grand Capitaine, n'oublia rien de tout ce qui pouvoit contribuer à la victoi re. Un vent régionaire, appellé dans le pays Vulturne, régnoit dans toute cette contrée en un certain tems réglé. Il eut soin de s'arranger de maniére que son Ar-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) mée tournée vers le Septentrion l'eût au dos, & que les ennemis tournés vers le Midi l'eussent au visage, ensorte qu'il n'en étoit point du tout incommodé; au-lieu que les Romains, dont il remplissoit les yeux de poussiére, ne voyoient presque pas devant eux. On peut juger par-là jusqu'où Annibal portoit l'attention, & comment rien ne lui échappoit. Les deux Armées marchérent l'une con tre l'autre, & en vinrent aux mains. Après l'attaque des soldats armés à la légére de part & d'autre qui ne fut qu'une espéce de prélude, l'action commença par les deux ailes de la Cavalerie du côté de l'Aufide. L'aile gauche d'Annibal, qui étoit un vieux corps au courage duquel il devoit princi palement ses succès, attaque celle des Romains avec tant de force & de vio lence, qu'ils n'avoient rien éprouvé de semblable. Ce combat ne se fit point à la maniére ordinaire des combats de Ca valerie, tantôt en reculant, tantôt en re venant à la charge, mais en combattant homme à homme & de fort près, parce qu'ils n'avoient point assez d'espace pour s'étendre, & qu'ils étoient pressés d'un côté par le fleuve, & de l'autre par l'In fanterie. Le choc fut furieux, & égale ment soutenu de part & d'autre, sans qu'on pût voir encore de quel côté tour neroit la victoire, lorsque les Cavaliers Romains, selon une coutume assez ordi naire dans leurs troupes, & qui réussit
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quelquefois, mais qui fut ici fort mal(An. R. 536. Av. J. C. 216. Plut in Fab. 183.) placée, sautérent de cheval, mirent pié à terre, & combattirent en fantassins. Quand Annibal l'eut apris, il s'écria: Je les aime mieux de cette maniére, que si on me les eût livré piés & mains liés. En effet, a près s'être défendu avec la derniére va leur, la plupart demeurérent sur la place. Asdrubal poursuivit les fuyards, & en fit un grand carnage. Pendant que la Cavalerie en étoit ainsi aux mains, l'Infanterie des deux Armées marcha aussi l'une contre l'autre. Le com bat s'engagea d'abord au centre. Dès qu'Annibal s'apperçut que les Romains alloient s'ébranler, il fit marcher les Es pagnols & les Gaulois qui étoient au mi lieu de sa bataille, & qu'il commandoit en personne. A mesure qu'ils avancent aux ennemis, il fait courber la droite & la gauche pour former un demi-cercle, en maniére d'un C renversé. D'abord le cen tre des Romains qui leur étoit opposé, tombe sur eux. Après quelque résistan ce, les Espagnols & les Gaulois commen cent à s'ébranler, & à perdre du terrain. Le reste de l'Infanterie Romaine se met aussi en mouvement pour les prendre en flanc. Ils reculent selon l'ordre qu'ils en avoient reçu, toujours en combattant, & passent dans le terrain où ils avoient été mis d'abord en bataille. Les Romains, voyant que les Espagnols & les Gaulois continuoient à plier, continuent aussi à
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) les poursuivre. Alors Annibal, bien con tent de voir que tout réussissoit selon son projet, & sentant que le moment étoit venu d'agir avec toutes ses forces, ordon ne à ses Africains de se replier à droite & à gauche sur les Romains. Ces deux corps qui étoient frais, bien armés, & en bon ordre, s'étant tournés tout d'un coup par une demi-conversion vers ce vui de & cet enfoncement dans lequel les Ro mains déja fatigués s'étoient jettés en de sordre & en confusion, les chargent des deux côtés avec vigueur, sans leur donner le tems de se reconnoître, ni leur laisser de terrain pour se former. Cependant la Cavalerie Numide de l'ai le droite combattoit aussi de son côté con tre les ennemis qui lui étoient opposés, c'est-à-dire contre la Cavalerie des Alliés des Romains. Quoiqu'elle ne se fût pas beaucoup distinguée dans ce combat, & que l'avantage fût égal de part & d'autre, elle ne laissa pas néanmoins d'être fort uti le dans cette occasion. Car elle donna assez d'affaires aux ennemis qu'elle avoit en tête, pour qu'ils n'eussent pas le tems de penser à secourir leurs gens. Mais lorsque l'aile gauche, où commandoit Asdrubal, eut mis en déroute, comme nous l'avons dit, toute la Cavalerie de l'aile droite des Romains, & qu'elle se fut jointe aux Nu mides, la Cavalerie alliée des Romains n'attendit pas qu'on tombât sur elle, & lâcha pié.
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On dit qu'alors Asdrubal fit une chose(An. R. 536. Av. J. C. 216.) qui prouve autant sa prudence, qu'elle contribua au succès de la bataille. Com me les Numides étoient en grand nom bre, & que ces troupes ne font jamais mieux que lorsqu'on fuit devant elles, il leur donna les fuyards à poursuivre pour empêcher leur ralliement, & mena la Ca valerie Espagnole & Gauloise à la charge pour secourir l'Infanterie Africaine. Il vint donc fondre par derriére sur l'Infan terie Romaine, qui étant attaquée en mê me tems par les flancs & en queue, & en veloppée de tous côtés, fut toute taillée en piéces après avoir fait des prodiges de valeur. Paul Emile avoit été blessé considérable(Mort de Paul Emi le. Liv. XXII. 49. Plut. in Fab. 183.) ment, dès le commencement du combat. Cependant il ne laissa pas d'y remplir tous les devoirs d'un grand Capitaine, jusqu'à ce qu'enfin la victoire s'etant entiérement déclarée pour les Carthaginois, ceux qui avoient combattu autour de lui l'abandon nérent, & prirent la fuite. Un Tribun Légionaire, qui se nommoit Cn. Lentu lus, passa à cheval près du lieu où étoit le Consul, assis sur une pierre, & tout cou vert de son sang. Lorsqu'il l'eut apperçu dans ce triste état, il le pressa vivement de monter sur son cheval, & de se sauver, pendant qu'il lui restoit encore quelque force. Le Consul, prodigue de sa gran(Animæ- que mag næ pro digum.) de ame, comme s'exprime Horace, refusa ce secours. Mon parti est pris, dit-il. J'ex
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Paulum, superante Pœno.) pirerai sur ces monceaux des corps morts de mes soldats. Prenez garde seulement de per dre, par une compassion inutile, le peu de tems que vous avez pour échapper à l'enne mi. Allez, avertissez le Sénat de ma part de fortifier Rome, & d'y faire entrer des troupes pour la défendre, avant que le vain queur vienne pour l'attaquer. Dites en par ticulier à Fabius, que j'ai vécu & que je meurs bien pénétré & bien convaincu de la sagesse de ses conseils. En ce moment ar riva une troupe de fuyards, puis un gros d'ennemis qui les poursuivoient, & qui tuérent le Consul sans le connoître. Le cheval de Lentulus le sauva à la faveur du tumulte. Le Consul Varron se retira à Venouse, accompagné seulement de soi xante & dix Cavaliers. Quatre mille hom mes environ, échappés du carnage, se sau vérent dans les villes voisines. Plusieurs des Romains étoient restés pen dant le combat dans les deux camps pour les garder, ou s'y étoient retirés après le combat. Ceux du grand camp envoyérent aux autres, qui étoient au nombre de sept ou huit mille hommes, les avertir de les venir trouver, & leur firent dire qu'ils s'en iroient tous ensemble à Canouse, pendant que les ennemis, fatigués des travaux du combat, & remplis de vin, étoient ense velis dans le sommeil. Cette proposition fut très mal reçue, &, malgré les vives ex hortations de Sempronius Tribun des sol dats, la plupart la rejettérent. Quelques-
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uns seulement, pleins de courage, suivirent(An. R. 536. Av. J. C. 216.) le Tribun malgré l'opposition de leurs com pagnons, & aiant passé au travers des en nemis, arrivérent dans le grand camp au nombre de six cens. De-là, s'étant joints à un plus grand nombre, ils se rendirent tous sans danger à Canouse. Il périt dans le combat, outre le Con sul Paul Emile, deux Questeurs, vingt & un Tribuns Légionaires, plusieurs illustres personnages qui avoient été Consuls ou Préteurs, Servilius Consul de l'année pré cédente, Minucius qui avoit été Général de la Cavalerie sous Fabius, quatre-vingts Sénateurs qui avoient servi volontairement par zèle pour la patrie, & une si étonnan te quantité de Chevaliers, qu'Annibal en voya à Carthage trois boisseaux de ces bagues ou anneaux qui distinguoient les Chevaliers du reste du peuple. La perte générale monta au moins à cinquante mil le hommes, &, selon Polybe, a plus de soixante & dix mille. Les Carthaginois, acharnés contre l'ennemi, ne cessérent de tuer, jusqu'à ce qu'Annibal, dans la plus grande ardeur du carnage, se fût écrié plu sieurs fois: Arrête, soldat, épargne le vaincu. Du côté d'Annibal, la victoire fut com plette, & il la dut principalement, aussi- bien que les précédentes, à la supériorité de sa Cavalerie. Il y perdit quatre mille Gaulois, quinze cens tant Espagnols qu'A fricains, & deux cens chevaux.
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Liv. XXII. 51. Plut. in Fab. 184.) Comme tous les Officiers d'Annibal le félicitoient de sa victoire, & regardant la guerre comme terminée, lui conseilloient de prendre quelques jours de repos pour lui & pour ses soldats: Donnez-vous en bien de garde, lui dit Maharbal Comman dant de la Cavalerie, qui étoit bien persua dé qu'il n'y avoit pas un moment à perdre. Car, afin que vous sachiez, ajouta-t-il, de quelle conséquence est pour vous le gain de cette bataille, dans cinq jours je vous fais préparer à dîner dans le Capitole. Suivez- moi seulement avec l'Infanterie: je prendrai les devans à la tête de ma Cavalerie, afin qu'ils me voient arriver avant qu'ils puis sent savoir que je me sois mis en marche. aL'idée d'un pareil succès étonna Anni bal par sa grandeur, il ne put y entrer tout d'un coup. Il répondit donc à Ma harbal, qu'il louoit sonzèle, mais qu'il faloit du tems pour délibérer sur sa proposition. Je le vois bien, reprit Maharbal. Les Dieux n'ont pas donné à un même homme tous les talens à la fois. Vous savez vaincre, Annibal, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. On con vient assez généralement, que ce jour passé 30
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dans l'inaction de la part d'Annibal, sauva(An. R. 536. Av. J. C. 216. Réflexion sur le refus que fit An nibal d'as siéger Ro me.) Rome & l'Empire. Plusieurs, & Tite-Live entr'autres, re prochent ce délai à Annibal comme une faute capitale. Quelques-uns sont plus ré servés, & ne peuvent se résoudre à con danner, sans des preuves bien convain cantes, un si grand Capitaine, qui dans tout le reste ne paroit avoir jamais manqué ni de prudence pour prendre le bon parti, ni de vivacité & de promtitude pour l'exé cuter. Ils sont encore retenus par l'auto rité, ou du moins par le silence de Poly(Polyb. III. 268.) be, qui, en parlant des grandes suites qu'eut cette mémorable journée, convient que parmi les Carthaginois on conçut de grandes espérances d'emporter Rome d'em blée: mais pour lui, il ne s'explique point sur ce qu'il eût falu faire à l'égard d'une ville fort peuplée, extrêmement aguerrie, bien fortifiée, & défendue par une garni son de deux Légions; & il ne laisse nulle part entrevoir qu'un tel projet fût pratica ble, ni qu'Annibal eût eu tort de ne l'{??} voir point tenté. En effet, en examinant les choses de plus près, on ne voit pas que les régles communes de la guerre permissent de l'en treprendre. Il est constant que toute l'In fanterie d'Annibal, avant la bataille, ne montoit qu'à quarante mille hommes; qu'é tant diminuée de six mille hommes qui a voient été tués dans l'action, & d'un plus grand nombre sans doute qui avoit été
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) blessé & mis hors de combat, il ne lui restoit que vingt-six ou vingt-sept mille hommes de pié en état d'agir; & que ce nombre ne pouvoit suffire pour faire la circonvallation d'une ville aussi étendue que Rome, & coupée par une riviére, ni pour l'attaquer dans les formes, n'ayant ni machines, ni munitions, ni aucune des (Liv. XXII. 9.) choses nécessaires pour un siége. Par la même raison Annibal après le succès de Trasiméne, tout victorieux qu'il étoit, a (Idem XXIII. 18.) voit attaqué inutilement Spolette: & un peu après la Bataille de Cannes, il fut contraint de lever le siége d'une petite ville sans nom & sans force. On ne peut dis convenir que si, dans l'occasion dont il s'agit, il avoit échoué comme il devoit s'y attendre, il auroit ruïné sans ressource toutes ses affaires. Mais il faudroit être du métier, & peut-être du tems même de l'action, pour juger sainement de ce fait. C'est un ancien procès, sur lequel il ne sied bien qu'aux connoisseurs de pronon cer. Pour moi, après avoir proposé mes doutes, je ne laisserai pas d'employer sur ce sujet le langage de Tite-Live (Les Car thaginois dépouil lent les morts dans le champ de batail le. Idem XXII. 51.) Le lendemain de la bataille, dès que le jour fut venu, les Carthaginois se mirent à ramasser les dépouilles des vaincus. Quel que haine qu'ils eussent pour les Romains, ils ne purent considérer sans horreur le car nage qu'ils avoient fait. Le champ de ba taille, & tous les environs, étoient jonchés de corps morts épars çà & là, selon qu'ils
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avoient été tués pendant le combat, ou(An. R. 536. Av. J. C. 216.) dans la fuite. Mais ce qui attira davanta ge leur attention, ce fut un Numide enco re vivant, couché sous un Romain mort. Le prémier avoit le nez & les oreilles tou tes en sang. Car le Romain, ne pouvant se servir de ses mains pour prendre ses ar mes & en faire usage, parce qu'elles é toient toutes coupées de blessures, étoit passé de la colére à la rage, & étoit mort en déchirant l'ennemi avec ses dents. Après qu'ils eurent passé une partie du(Annibal se rend maître des deux camps. Liv. XXII. 52.) jour à dépouiller les vaincus, Annibal les mena à l'attaque du petit camp. Avant toutes choses, il posta un corps de troupes sur les bords de l'Aufide, pour ôter aux ennemis la liberté d'y faire eau. Mais, comme ils étoient tous accablés de travail & de veilles, & la plupart couverts de bles sures, ils se rendirent plutôt même qu'il ne l'avoit espéré. La convention fut qu'ils livreroient au vainqueur leurs armes & leurs chevaux, ne gardant qu'un seul ha bit. Que quand il s'agiroit du rachat des prisonniers, on payeroit de rançon cent cinquante livres pour chaque Citoyen Ro main, cent livres pour chaque Allié, & cinquante pour chaque Esclave. Les Car thaginois se rendirent maîtres de leurs per sonnes, & les tinrent sous bonne garde, après avoir séparé les Citoyens d'avec les Alliés. Pendant qu'Annibal perd beaucoup de tems de ce côté-là, ceux du grand camp,
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) qui eurent assez de force ou de courage, au nombre de quatre mille hommes de pié & de deux cens Cavaliers, se retirérent à Canouse, les uns en corps de troupes, & les autres dispersés par les campagnes, ce qui n'étoit pas le moins sûr. Il n'y resta que les lâches ou les blessés, qui se rendi rent au vainqueur, aux mêmes conditions que ceux du petit camp. Annibal fit un butin très considérable. Mais, excepté les hommes, les chevaux, & le peu d'argent qui se trouva principa lement sur les housses & les harnois, (car les Romains n'avoient que fort peu de vais selle d'argent à la guerre) il abandonna tout le reste aux soldats. Ensuite il fit mettre en un monceau les corps des siens pour les bruler, & leur rendre les derniers devoirs. Quelques Au teurs ont écrit, qu'il fit aussi chercher le corps du Consul, & que l'ayant trouvé, il lui donna une sépulture très honora ble. (Généro sité d'une Dame de Canouse. Liv. ibid.) A l'égard de ceux qui s'étoient retirés à Canouse, comme les habitans ne leur don noient que le couvert, une Femme de l'A pulie, considérable par sa naissance & ses richesses, nommée Busa, leur fournit des habits, des vivres, & même de l'argent. Le Sénat ne manqua pas, après la guerre, de lui témoigner la reconnoissance qu'elle méritoit pour une si grande générosité, & de lui accorder des honneurs extraordinai res.
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Au reste, comme il y avoit parmi ces(An. R. 536. Av. J. C. 216.) troupes quatre Tribuns Légionaires, il fut question de savoir qui d'entr'eux comman deroit jusqu'à nouvel ordre. Du consente ment de tous, cet honneur fut déféré à P. Scipion, encore fort jeune, & à Appius Claudius. Dans le tems qu'ils délibéroient entr'eux(Le jeune Scipion é toufe une dangereuse conspira tion. Liv. XXII. 53.) sur ce qu'ils devoient faire dans la conjonc ture présente, P. Furius Philus, fils d'un Consulaire, vint leur dire qu'ils entrete noient de vaines espérances, que c'en étoit fait de la République. Qu'un nombre con sidérable des jeunes gens les plus qualifiés, qui avoient à leur tête L. Cecilius Metel lus, cherchoient des vaisseaux, dans le dessein de quiter l'Italie, & de s'embar quer pour se retirer chez quelque Roi ami des Romains. Parmi tous les malheurs qui avoient affligé la République, on n'avoit point encore d'exemple d'une résolution si desespérée & si funeste. Tous ceux qui étoient dans le Conseil, demeurérent inter dits à cette nouvelle. La plupart gardoient un morne silence. Quelques-uns propo soient de mettre la chose en délibération, lorsque le jeune Scipion, à qui la gloire de terminer heureusement cette guerre étoit réservée, soutint “qu'il n'y avoit pas à ba lancer dans une affaire de cette nature. Qu'il étoit question d'agir, & non de délibérer. Que ceux qui aimoient la Ré publique n'avoient qu'à le suivre. Qu'il n'y avoit point de plus mortels ennemis
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) de l'Etat, que des hommes capables de former un tel dessein.“ Après ces paro les il marcha droit à la maison où logeoit Metellus, suivi d'un petit nombre des plus zèlés. Et aiant trouvé assemblés les jeu nes gens dont on leur avoit parlé, il tira son épée, & leur en présentant la pointe: Je jure le prémier, dit-il, que je n'abandon nerai point la République, & que je ne souf frirai pas qu'aucun autre l'abandonne. Grand Jupiter, je vous prens à témoin de mon ser ment, & je consens, si je manque à l'exé cuter, que vous me fassiez périr moi & les miens de la mort la plus cruelle. Faites le même serment que moi, Cecilius, & vous tous qui êtes ici assemblés. Quiconque refu sera d'obéir, perdra sur le champ la vie. Ils jurérent tous, aussi effrayés que s'ils eussent vu & entendu Annibal vainqueur, & per mirent à Scipion de les faire garder à vue. (Quatre mille Ro mains se retirent à Venouse. Liv. XXII. 54.) Dans le tems que ceci se passoit à Ca nouse, environ quatre mille hommes, Pié tons ou Cavaliers, que la fuite avoit disper sés dans la campagne, se rendirent à Ve nouse auprès du Consul. Les habitans de cette ville les reçurent dans leurs maisons, où ils prirent un grand soin d'eux. Ils fournirent des armes & des vêtemens à tous ceux qui en manquoient, & donné rent à chaque Cavalier douze livres dix sols, & cent sols à chaque Homme de pié. Enfin, tant en public qu'en particulier, on leur donna toutes les marques possibles d'u-
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ne extrême bienveillance. On ne voulut(An. R. 536. Av. J. C. 216.) pas qu'il fût dit que le peuple de cette vil le eût eu moins de générosité qu'une seule femme de Canouse: tant le bon exemple a de force. Mais Busa, malgré ses grands biens &(Le Con sul Varron se rend à Canouse. Liv. ibid.) son bon cœur, se trouvoit accablée par le grand nombre de ceux qui avoient besoin de son secours. Déja plus de dix mille hommes s'étoient rendus dans cette ville. Appius & Scipion aiant apris que l'un des Consuls avoit survécu à la perte de la ba taille, lui envoyérent un courier, pour lui aprendre ce qu'ils avoient de troupes avec eux, & lui demander s'il vouloit qu'ils les lui menassent à Venouse, ou s'ils l'attendroient à Canouse Varron aima mieux aller les joindre où ils étoient. Quand il y fut arrivé, il se vit à la tête d'un corps de troupes qui pouvoit passer pour une Ar mée Consulaire; & avec ces forces, s'il n'étoit pas encore en état de tenir la cam pagne, au moins il pouvoit arrêter l'enne mi, en lui opposant les murailles de Ca nouse.

§ III.

Désolation que cause à Rome le bruit confus de la perte de l'Armée. Le Sénat s'as- semble. Sage conseil que donne Fabius pour mettre de l'ordre dans la ville. Le Sénat reçoit des Lettres de Varron, qui lui aprennent l'état présent des affaires.
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Nouvelles sur la Sicile. M. Marcellus est chargé du commandement des troupes à la place de Varron. Crime de deux Vestales. Q Fabius Pictor est envoyé à Delphes. Victimes humaines immolées aux Dieux. Marcellus prend le commandement des troupes. M. Junius est créé Dicta teur. Esclaves enrôlés. Annibal permet aux prisonniers d'envoyer quelques Dépu tés à Rome pour traiter de leur rançon. Ordre à Carthalon, Officier Carthagi nois, de sortir des terres de la Républi que. Discours d'un des Députés en fa veur des prisonniers. Discours de Man lius Torquatus contre ces mêmes prison niers. Le Sénat refuse de les racheter. Réflexion sur ce refus. Basse supercherie de l'un des Députés. Plusieurs Alliés qui tent le parti des Romains. Varron re tourne à Rome, & y est très bien reçu. Réflexion sur cette conduite du Peuple Ro main. ( An. R. 536. Av. J. C. 216. Désola tion que cause à Rome le bruit con fus de la défaite de l'Armée. Liv. XXII. 54.) On n'avoit point encore reçu à Rome aucune nouvelle précise & certaine de ce qui s'étoit passé à la Bataille de Can nes, & l'on ne savoit pas qu'il en restât même les tristes débris dont nous venons de parler. On y avoit annoncé la défaite entiére des deux Armées, & la mort des deux Consuls. Jamais Rome, depuis la prise de la ville par les Gaulois, n'avoit été dans de si vives allarmes, & dans une consternation si grande & si universelle.
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On publioit que les Romains n'avoient plus(An. R. 536. Av. J. C. 216.) de camp, plus de Généraux, plus de sol dats. Qu'Annibal étoit le maître de l'A pulie, du Samnium, & bientôt de toute l'Italie. On n'entendoit que cris & gémis semens dans les rues, on n'y voyoit que des femmes en pleurs, qui s'arrachoient les cheveux, qui se meurtrissoient le sein dans l'affreux desespoir où elles se trouvoient ré duites; des hommes tristes & abattus, qui, dévorés intérieurement d'une douleur qu'ils vouloient cacher, l'exprimoient malgré eux par leur silence. Quelle autre nation n'auroit pas succom bé sous le poids de tant de calamités? Mettra-t-on en paralléle avec la Bataille de Cannes celle que les Carthaginois perdi rent aux Iles Egates, & qui les obligea de céder au Vainqueur la Sicile & la Sardai gne, & de lui payer ensuite tribut? ou cel le qu'Annibal lui-même perdit depuis aux portes de Carthage? Elles ne lui sont en rien comparables, si ce n'est que la perte en fut soutenue avec moins de constance & de courage. Les affaires étoient en cet état, lorsque(Le Sénat s'assem blé. Sage conseil que donne Fabius pour met tre de l'or dre dans la ville. Liv. XXII. 55. Plut in Fab. 184.) les Préteurs P. Furius Philus & M. Pom ponius assemblérent le Sénat, afin de pren dre des mesures pour la conservation de Rome. Car ils ne doutoient point qu'An nibal, après avoir défait leurs Armées, ne vînt aussitôt pour attaquer la Capitale, dont la prise terminoit la guerre, & achevoit la ruïne de la République. Mais comme les
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( An. R. 536. Av. J. C. 216.) femmes répandues autour du Sénat faisoient retentir l'air de leurs cris, & qu'avant mê me qu'on sût ceux qui étoient morts, ou qui vivoient encore, toutes les familles é toient également plongées dans l'affliction, Q. FabiusMaximus fut d'avis “qu'on envoyât promtement des couriers sur la Voie Appia & sur la Voie Latine, avec ordre d'interroger ceux que la fui te avoit sauvés, & qu'ils rencontreroient dans leur chemin, pour savoir d'eux quel étoit le sort des Consuls & de l'Ar mée; où étoient les restes des troupes, supposé qu'il en fût resté; de quel côté Annibal avoit dirigé sa marche après la bataille; ce qu'il faisoit actuellement, & ce qu'on pouvoit conjecturer de ses des seins pour l'avenir. Il représenta aussi, qu'au défaut des Magistrats qui se trou voient en trop petit nombre dans la vil le, les Sénateurs devoient prendre soin de calmer le trouble & l'épouvante qui y régnoient, & leur marqua dans un grand détail tout ce qu'ils devoient faire pour y réussir. Que quand le tumulte seroit appaisé, & que les esprits seroient devenus plus calmes, on rassembleroit les Sénateurs, pour délibérer plus tran quillement sur les moyens de conserver la République.“ (Le Sénat reçoit des Lettres de Varron, qui lui ap) Tout le monde fut de cet avis, & il fut exécuté sur le champ. On commença par défendre aux femmes de paroître en public, parce que leur desespoir & leurs
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clameurs ne faisoient qu'attrister le peuple(An. R. 536. Av. J. C. 216. prennent l'état pré sent des af faires. Liv. XXII. 56.) déja trop touché. En second lieu, les Sénateurs allérent de maison en maison pour y rassurer les Chefs de familles, & leur représenter qu'il y avoit dans l'Etat des ressources aux maux présens. Fabius lui-même, au-lieu que dans le tems qu'il sembloit qu'on n'avoit rien à craindre, il avoit paru timide & sans espérance, main tenant que tout le monde étoit plongé dans une extrême consternation & dans un trou ble horrible, Fabius marchoit dans la vil le d'un pas modéré & avec un visage as suré & tranquille, qui, joint à ses discours graves & consolans, rassuroit & tranquilli soit tous les citoyens. Enfin, de peur que la crainte ne prévalût sur tout autre senti ment, & que les citoyens, en se retirant ailleurs, ne laissassent la ville sans défense, on établit des corps de garde aux portes, afin que personne n'en sortît sans permis sion. Lorsque les Sénateurs eurent écarté la foule qui s'étoit amassée autour du Sé nat & dans la Place publique, & qu'ils eu rent appaisé le tumulte dans tous les quar tiers de la ville, on reçut de Varron des Lettres, par lesquelles “il apprenoit au Sé nat la mort du Consul Paul Emile, & la défaite de l'Armée: Que pour lui il étoit actuellement à Canouse, où il re cueilloit les débris de ce naufrage: Qu'il avoit avec lui environ dix mille hom mes, en assez mauvais état: Qu'Anni
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(An. R. 536. Av. J C. 216.) bala étoit encore à Cannes, où il s'a musoit à ramasser les dépouilles sur le champ de bataille, & à marchander la rançon des prisonniers d'une maniére qui n'étoit digne ni d'un grand Général, ni d'un Vainqueur.“ Bientôt après, tous les citoyens furent aussi informés des per tes qu'ils avoient faites en leur particulier. Et comme il n'y avoit point de famille qui ne fût obligée de prendre le deuil, un Ar rêt du Sénat en borna la durée à trente jours, afin que les fêtes, & les autres cé rémonies de Religion, soit publiques soit particuliéres, ne fussent pas trop longtems interrompues. (Nouvelles sur la Si cile. Liv ibid.) A peine les Sénateurs furent-ils rentrés dans le Sénat, qu'on reçut de Sicile d'au tres Lettres, par lesquelles le Préteur T. Otacilius mandoit que la Flotte des Cartha ginois ravageoit le Royaume d'Hiéron. Qu'il s'étoit mis en devoir de l'aller secou rir; mais que dans le même tems il avoit apris qu'il y avoit auprès des Iles Egates une autre Flotte, qui se disposoit à passer à Lilybée, & à ravager la province du Peu ple Romain, dès qu'il seroit parti pour al ler mettre en sureté les côtes de Syracuse. Qu'ainsi il paroissoit nécessaire d'envoyer une nouvelle Flotte, si l'on avoit dessein 31
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de défendre Hiéron, & la province de Si(An. R. 536. Av. J. C. 216. M. Mar cellus est charge du comman dement des trou pes à la place de Varron. Liv. XXII. 57. Crime de deux Ves tales. Ibid.) cile. Les Sénateurs furent d'avis qu'on en voyât à Canouse M. Claudius Marcellus qui commandoit la Flotte d'Ostie, & qu'on mandât au Consul de laisser à ce Préteur le commandement de l'Armée, & de ve nir lui-même à Rome le plus promtement qu'il pourroit, & aussitôt que le bien de la République le lui permettroit. La crainte que donnoient aux Romains tant de fâcheuses nouvelles, fut encore augmentée par un grand nombre de prodi ges, dont le plus effrayant fut le crime des Vestales Opimia & Floronia, qui, cette même année, se laissérent corrompre toutes deux. L'une fut, selon la coutu me, enterrée toute vive auprès de la Porte Colline: l'autre se donna elle-même la mort, pour éviter le suplice. On ordon na aux Décemvirs de consulter les Livres de la Sibylle; & Q. Fabius Pictor fut en(Q. Fabius Pictor est envoyé à Delphes. Ibid.) voyé à Delphes, pour savoir de l'Oracle par quelles priéres & par quels sacrifices on pouvoit appaiser la colére des Dieux. Ce Fabius Pictor est celui-là même qui avoit écrit l'Histoire Romaine depuis Ro mulus jusqu'à son tems. Il sembleroit que l'Ouvrage d'un Sénateur, employé dans les Affaires publiques, devroit être d'une gran de autorité. Mais Polybe lui reproche un(Polyb. I. 13. III. 164. &c.) amour aveugle de la patrie, qui l'a souvent écarté du vrai; & Tite-Live même ne paroit pas en avoir fait grand cas.
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) En attendant le retour de Fabius Pictor, on fit quelques sacrifices extraordinaires, tels qu'ils étoient marqués dans les Livres qui contenoient la destinée des Romains. (Victimes humaines immolées aux Dieux. Liv. XXII. 57.) Entr'autres on immola un Gaulois & une Gauloise, un Grec & une Grecque, qui furent enterrés tout vifs dans un caveau du Marché aux bœufs, qu'on avoit enfer mé d'une enceinte de pierres. Ce lieu a voit déja été arrosé de sang humain, selon un rit que les Romains avoient emprunté des Nations étrangéres. Quel aveuglement! Quelle idée ces Nations avoient-elles de leurs Dieux, pour croire que le sang hu main fût capable de fléchir leur colére? Mais comment un Peuple, qui se piquoit d'une grande douceur & politesse de mœurs comme les Romains, pouvoit-il donner dans une superstition si cruelle & si barba re? Voilà le culte que le Démon, homici de dès le commencement, & qui avoit usur pé la place du vrai Dieu, exigeoit des hommes, & que nous lui rendrions enco re, si la grace toute-puissante du Libéra teur ne nous avoit délivrés de son escla vage. (Marcellus prend le comman dement des trou pes. Liv. XXII. 57.) Cependant M. Marcellus envoya à Rome, pour garder la ville, quinze cens hommes qu'il avoit levés pour servir sur la Flotte. Pour lui, aiant envoyé la troisième Lé gion à Téane de Campanie avec des Tri buns Légionaires, il laissa la Flotte avec ce qui pouvoit y rester de soldats sous la conduite de P. Furius Philus; & peu de
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jours après se rendit à Canouse à grandes(An. R. 536. Av. J. C. 216. M. Junius est créé Dictateur. Il léve des troupes. Lib. ibid.) journées. Ensuite M. Junius aiant été créé Dicta teur par l'autorité du Sénat, il se nomma pour Général de la Cavalerie T. Sempro nius; & parmi les nouvelles troupes qu'il mit sur pié, il enrôla tous les jeunes gens qui avoient atteint l'âge de dix-sept ans, (c'étoit le tems où les Romains commen çoient à entrer dans la Milice, & à servir dans les Armées) & il en enrôla même quel ques-uns qui avoient encore la robe*pré texte, & qui par conséquent étoient au dessous de cet âge. On en composa qua tre Légions, & un Corps de mille Cava liers. Il envoya en même tems demander aux Alliés du Nom Latin, le contingent qu'ils devoient fournir en vertu du Traité. Il fit aussi préparer des armes de toutes sor tes, sans compter celles qu'on avoit autre fois prises sur les ennemis, & qu'on tira des Temples & des Portiques pour armer les nouveaux soldats. Les Romains firent, outre cela, des le(Esclaves enrôlés, Liv. ibid.) vées d'une nouvelle forme. Car la Répu blique ne pouvant pas fournir assez de gens libres, ils enrôlérent huit mille escla ves des plus robustes, en leur demandant auparavant s'ils prenoient les armes de bon 32
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) gré & de leur pleine volonté: circonstance très remarquable. Ils ne croyoient pas qu'on pût compter sur des soldats enrôlés par force. On préféra les soldats de cette espéce à ceux qui étoient prisonniers d'An nibal, & que ce Général offroit de ren dre pour une rançon moins considérable que n'étoit le prix que l'on paya pour ces esclaves. (Annibal permet aux prison niers Ro mains d'envoyer quelques Députés à Rome pour trai ter de leur rançon. Liv. XXII. 58.) Annibal, après la victoire de Cannes, agissant en Vainqueur, plutôt qu'en Géné ral qui se souvient qu'il a encore des en nemis à vaincre, s'étoit fait représenter tous les prisonniers. Il sépara les Alliés d'avec les Citoyens, parla aux prémiers avec les mêmes témoignages de bienveil lance & d'amitié dont il avoit déja usé a près la Bataille de Trasiméne, & les ren voya tous sans rançon. Ensuite, aiant aussi fait appeller les Romains, ce qu'il n'avoit point encore fait, il leur parla avec assez de douceur. Il leur dit “que son inten tion n'étoit point de détruire leur na tion, qu'il ne combattoit contr'eux que pour la gloire & pour l'empire. Que comme ses péres avoient cédé à la va leur des Romains, il faisoit tous ses ef forts pour obliger les Romains de céder à leur tour à sa bonne fortune & à son courage. Qu'ainsi il permettoit aux pri sonniers de se racheter. Qu'il deman doit pour chaque Cavalier deux cens cinquante livres, cent cinquante pour
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chaque Piéton, & cinquante pour cha(An. R. 536. Av. J C. 216.) que Esclave.“ Quoiqu'Annibal eût augmenté considé rablement la rançon dont il étoit convenu auparavant, cependant les prisonniers ac ceptérent avec joie les conditions, quoi qu'injustes, auxquelles on leur permettoit de se retirer des mains des ennemis. Ils choisirent donc dix des plus considérables d'entr'eux, qu'ils envoyérent à Rome au Sénat. Annibal ne voulut point d'autre garant de leur foi, que le serment qu'ils lui firent de revenir. Il envoya avec eux Carthalon, l'un des plus distingués des Carthaginois, pour proposer aux Romains des conditions, en cas qu'il les trouvât disposés à la paix. Lorsque ces Députés furent sortis du camp des Carthaginois, un d'entr'eux, feignant d'avoir oublié quel que chose, y retourna, & rejoignit ses com pagnons avant la nuit. Quand on aprit à Rome qu'ils étoient(Ordre à Carthalon Officier Carthagi nois de sor tir des ter res de la Républi que. Liv. ibid.) sur le point d'arriver dans la ville, le Dic tateur envoya un de ses Licteurs à Cartha lon, pour lui ordonner de sa part qu'il eût à sortir avant la nuit des terres de la République. Est-ce donc le Chef d'un peuple vaincu & réduit aux abois, qui prend ce ton de fierté & d'empire avec ses vainqueurs? Pour ce qui est des Députés des prison(Discours d'un des Députes en faveur des prison) niers, il les admit à l'audience du Sénat. Alors M. Junius, le plus distingué d'entre eux, parla ainsi au nom de tous. Il n'y a
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. niers de vant le Sé nat. Liv. XXII. 59.) personne parmi nous, Messieurs, qui ne sa che que le Peuple Romain est celui de tous les peuples qui fait le moins de cas des pri sonniers. Mais, sans avoir trop bonne opi nion de notre cause, nous pouvons assurer qu'il ne fut jamais de prisonniers qui méri tassent moins que nous votre indifférence ou votre mépris. Car ce n'est point sur le champ de bataille, ni par crainte, que nous avons rendu nos armes à l'ennemi: mais après a voir combattu jusqu'à la nuit, en marchant sur des monceaux de corps morts, nous nous sommes enfin retirés dans notre camp. Pen dant le reste du jour, & la nuit suivante toute entiére, malgré la fatigue que nous avions essuyée, & les blessures dont nous étions couverts, nous avons défendu nos re tranchemens. Le lendemain, nous voyant investis par une Armée victorieuse, sans a voir la liberté de faire eau, ni aucune espé rance de nous ouvrir un passage à travers une multitude innombrable d'ennemis; per suadés d'ailleurs que ce n'étoit pas un crime de conserver la vie à quelques restes d'une Armée qui avoit laissé cinquante mille hom mes sur le champ de bataille; nous sommes enfin convenus de notre rançon, & nous a vons rendu à l'ennemi des armes qui ne pou voient plus nous être d'aucun secours. Nous savions que nos ancêtres avoient donné de l'or aux Gaulois pour se racheter; & que nos pères, ces hommes si sévéres sur les conditions de paix, avoient néanmoins
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envoyé des Ambassadeurs à Tarente, pour(An. R. 536. Av. J. C. 216.) traiter de la rançon des prisonniers. Et ce pendant la bataille que nous perdîmes à Al lia contre les Gaulois, & celle que Pyrrhus gagna contre nous auprès d'Héraclée, furent moins pernicieuses à la République par le carnage de nos soldats, que par leur épou vante & leur fuite; au-lieu que les champs de Cannes sont jonchés de corps morts des Romains: & si nous sommes échappés à la fureur des ennemis, c'est que leurs armes é toient émoussées, & leurs forces épuisées à force de tuer. Il y en a même quelques-uns de nous, à qui on ne peut pas reprocher d'avoir aban donné le champ de bataille; mais qui aiant été chargés de la garde du camp, sont tom bés avec le camp même sous la puissance des ennemis. Je n'envie point le sort ou la condition d'aucun de mes concitoyens & de mes com pagnons de guerre, & je ne cherche point à me justifier aux dépens d'autrui. Mais, à moins qu'on ne croie qu'il y a du mérite à mieux courir, & à fuir plus promtement que les autres, je ne pense pas qu'on nous doive préférer ceux qui ont abandonné le champ de bataille la plupart sans armes, & qui ne se sont point arrêtés qu'ils n'ayent gagné Venouse ou Canouse; ni qu'eux-mêmes se van tent de pouvoir être plus utiles à la Répu blique que nous. Vous trouverez en eux de bons & de courageux soldats: mais le sou venir que nous serons redevables à votre
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) bonté a'avoir été rachetés & rétablis dans notre patrie, nous portera à enchérir encore sur eux, s'il se peut, par notre valeur & notre zèle. Vous levez des soldats de tout âge & de toute condition. J'aprens que vous armez huit mille esclaves. Nous sommes à peu près un pareil nombre de citoyens; & notre ran çon n'excédera pas le prix qu'il vous en cou te pour les acheter. Car je ferois injure au Nom Romain, si je les comparois avec nous d'une autre façon. Si vous aviez peine à prendre à notre é gard le parti de la douceur & de l'humanité, traitement auquel nous ne croyons pas avoir donné lieu, songez à quel ennemi vous allez nous abandonner. Est-ce à un Pyrrhus, qui traita nos prisonniers comme ses amis & ses hôtes? ou à un Barbare & à un Carthagi nois, également avare & cruel? Si vous voyiez les chaînes dont vos citoyens sont char gés, si vous étiez témoins de la misére dans laquelle on les fait languir, vous ne seriez assurément pas moins touchés de leur état, que si, d'un autre côté, vous jettiez les yeux sur les campagnes de Cannes couvertes des monceaux de vos soldats. Vous entendez les gémissemens, & pouvez voir les larmes de nos proches, qui attendent votre réponse dans une cruelle inquiétude. Quelles croyez-vous que soient les allarmes de nos compagnons absens sur l'arrêt que vous allez prononcer, qui décidera de leur vie & de leur liberté?
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Quand Annibal, contre son naturel, vou(An. R. 536. Av. J. C. 216.) droit nous traiter avec douceur & avec bon té, pourrions-nous souffrir la vie, après que vous nous auriez jugé indignes d'être rache tés? Les prisonniers que Pyrrhus renvoya autrefois sans rançon, retournérent à Rome: mais ils y retournérent accompagnés des pré miers de la ville, qu'on avoit envoyés vers lui pour traiter de leur rachat. Moi, je re viendrois dans ma patrie, citoyen estimé au dessous de la valeur d'une modique somme d'argent! Chacun a ses maximes & sa façon de penser. Je sai que je suis exposé à per dre la vie: mais je crains beaucoup moins de mourir, que de vivre sans honneur; & je me croirois deshonoré pour toujours, s'il pa roissoit que vous nous eussiez condannés com me des misérables, indignes de votre compas sion. Car on ne s'imaginera jamais que ce soit l'argent que vous ayez voulu ména ger. Dès qu'il eut cessé de parler, la foule de leurs parens, qui se tenoient assez près de l'Assemblée, commença à pousser des cris douloureux. Ils tendoient les mains vers les Sénateurs, & les suplioient de leur rendre leurs enfans, leurs fréres, leurs pé res, ou leurs maris: car la nécessité avoit aussi engagé les femmes à venir dans la pla ce publique joindre leurs priéres à celles des hommes. Après qu'on eut écarté le peuple, on commença à recueillir les voix. Les sentimens furent fort partagés. Les plus compatissans vouloient qu'on les ra-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) chetât des deniers du Trésor public. D'au tres soutenoient, que la République n'étoit pas en état de fournir à cette dépense; qu'il suffisoit de leur permettre de se racheter de leurs deniers: ils ajoutoient que l'Etat pou voit aider ceux qui n'avoient pas d'argent comptant, à condition qu'ils engageroient leurs terres ou leurs maisons pour la su reté de la somme qu'on leur auroit prê tée. (Discours de Man lius Tor quatus contre les prison niers. Liv. XXII. 60.) Alors T. Manlius Torquatus, l'un des plus illustres Sénateurs, qui avoit été deux fois Consul, mais qui se faisoit remarquer encore davantage par une sévérité antique, qu'il poussoit même, au jugement de plu sieurs, jusqu'a la dureté, lorsque son tour fut venu de parler, s'expliqua en ces ter mes. Si les Députés s'étoient contentés de demander qu'on les rachetât, sans décrier la réputation des autres, je vous aurois dit mon sentiment en un mot. Je vous aurois simplement exhortés à imiter l'exemple que vous ont donné vos pères, & dont nous ne saurions nous écarter, sans ruïner la dis cipline militaire. Mais, comme ils ont pres que fait gloire de s'être rendus aux ennemis, & qu'ils n'ont pas fait difficulté de se préfé rer non seulement à ceux qui ont été pris sur le champ de bataille, mais même à ceux qui se sont retirés à Venouse ou à Canouse, & au Consul Varron lui-même, je crois devoir vous instruire de tout ce qui s'est passé après la Journée de Cannes. Que n'ai-je pour auditeurs les soldats de Canouse, témoins ir
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reprochables de la valeur & de la lâcheté de(An. R. 536. Av. J. C. 216.) chacun; ou au moins P. Sempronius, au conseil & à l'exemple duquel s'ils avoient déféré, ils seroient aujourd'hui soldats dans notre camp, & non prisonniers entre les mains des ennemis! Mais quelle a été leur condui te? Depuis que la plupart des ennemis fu rent rentrés dans leur camp, ou pour se re poser des fatigues du combat, ou pour se livrer à la joie qui suit toujours la victoi re, il se passa une nuit toute entiere, pen dant laquelle ils pouvoient forcer le peu de Carthaginois qui se seroient opposés à une re traite, que sept mille hommes étoient capa bles de s'ouvrir l'épée à la main, fut-ce au milieu d'une Armée entiére. Mais ils n'ont eu ni assez de cœur pour l'entrepren dre d'eux-mêmes, ni assez de docilité pour suivre celui qui leur en donnoit l'exemple, & qui les exhortoit à l'imiter. Pendant la plus grande partie de la nuit, Sempronius ne cessa de les avertir & de les presser de marcher sur ses traces, pendant que les en nemis étoient encore en petit nombre autour de leur camp, pendant que le silence régnoit par-tout, pendant que la nuit pouvoit cou vrir leur retraite. Il eut beau leur remon trer qu'avant que le jour parût, ils seroient arrivés dans des villes alliées où ils n'au roient plus rien à craindre, leur citant, pour les animer, plusieurs exemples semblables. Rien ne fut capable de les toucher. Il vous montroit un chemin qui vous conduisoit à votre alut & à la gloire: & le courage
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(An. R. 536. Av. J. G. 216.) vous manque, lors même qu'il s'agit de sau ver votre vie. Vous aviez devant les yeux cinquante mille de vos Citoyens & de vos Alliés étendus morts sur le champ de batail le: & tant d'exemples de courage ne peu vent vous en inspirer? Encore, si vous vous étiez contentés d'être lâches. Mais non seulement vous avez refusé de suivre celui qui vous donnoit un bon conseil, vous vous êtes mis en état de le retenir lui-mê me & de l'arrêter, si, à la tête d'une troupe de soldats plus courageux que vous, il n'eût mis l'épée à la main pour écarter des lâches & des traîtres. Il a falu que Sem pronius ait forcé ses propres citoyens, avant que de forcer les ennemis. Et Rome regret teroit de tels soldats? Parmi sept mille hommes, il s'en est trouvé six cens qui ont eu assez de valeur pour revenir libres & les armes à la main dans leur patrie, sans que quarante mille ennemis ayent pu les ef frayer, ni les retenir. Combien deux Lé gions, presque entiéres, auroient-elles trouvé plus de facilité à exécuter la même entre prise? Pour finir, voici à quoi je réduis mon sentiment. Je crois que vous ne de vez non plus racheter ceux-ci, que livrer à Annibal ceux qui ont passé au travers des ennemis avec une extrême valeur, & qui se sont eux-mêmes rendus à leur patrie. (Le Sénat refuse de racheter les prison niers.) Ce discours fit une grande impression. Les Sénateurs, touchés des raisons de Man lius, eurent moins d'égard aux intérêts du sang qui les lioit à la plupart des prison-
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niers, qu'aux conséquences fâcheuses que(An. R. 536, Av. J. C. 216. Liv. XXII. 61.) pourroit avoir une indulgence si peu con forme à la sévérité de leurs ancêtres. Ils ne croyoient pas non plus qu'il fût à pro pos de faire une dépense, qui en même tems épuiseroit le Trésor de la Républi que, & fourniroit à Annibal une ressource dont on savoit qu'il avoit un extrême be soin. On prit donc la résolution de ne point racheter les prisonniers. Cette triste réponse, & la perte de tant de citoyens joints à ceux qui avoient été tués dans la bataille, excita dans tous les cœurs une nouvelle affliction; & toute cette multitu de qui étoit restée à l'entrée du Sénat, sui vit les Députés jusqu'aux portes de la ville les larmes aux yeux, & poussant des cris lamentables. On a de la peine à ne pas taxer d'une(Réflexions sur ce re fus.) dureté excessive & inhumaine l'inflexible rigueur avec laquelle le Sénat rejette les priéres de sept mille prisonniers, dont la cause paroit bien gracieuse & bien favora ble. Si la maxime de vaincre ou de mou rir, & de ne jamais livrer ses armes aux ennemis, eût été une maxime inviolable ment observée parmi les Romains, on se roit moins étonné. Mais il n'en étoit point ainsi, & nous avons vu, en plus d'une oc casion, les prisonniers de guerre rachetés par les Romains. A moins qu'on ne dise que c'étoit peut-être cette raison-là même qui les portoit ici à se montrer si fermes & si inexorables pour redonner, par un exem-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) ple éclatant, une nouvelle vigueur à cette maxime, qu'ils regardoient avec raison comme le plus ferme appui de l'Etat, & qui seule pouvoit les rendre invincibles, en les rendant formidables & supérieurs à tous (Polyb. VI. 500.) leurs ennemis. Aussi Polybe observe-t-il, & cette remarque confirme bien ce que nous disons ici, qu'une des raisons qui a voient porté Annibal à proposer le rachat des prisonniers, étoit d'ôter, s'il se pou voit, aux soldats Romains cette vivacité de courage qui les rendoit si terribles, & cette résolution déterminée de mourir plu tôt que de livrer leurs armes, en leur mon trant dans ce rachat une ressource assurée, quand même ils se seroient rendus à l'en nemi. Et il ajoute que ce fut la connois sance qu'eurent les Sénateurs de ce dessein d'Annibal, qui les rendit inexorables. (Basse su percherie de l'un des Deputés. Liv. XXII. 61.) Un des Députés s'en retourna dans sa maison, croyant s'être acquité de son ser ment en retournant frauduleusement dans le camp d'Annibal, sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose. Mais on n'eut pas plutôt connoissance d'une si basse superche rie qui deshonoroit le Nom Romain, qu'on en fit le rapport en plein Sénat. Tous les avis furent qu'il le faloit arrêter, lui don ner des gardes, & le remener dans le camp d'Annibal. (Plusieurs Alliés qui tent le par ti des Ro mains.) Après la Bataille de Cannes, suivit la Défection de l'Italie. Les Alliés des Ro mains, dont la fidélité avoit été inébranla ble jusqu'à ce jour, commencérent pour la
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plupart à chanceller, sans autre raison que(An. R. 536 Av. J. C. 216. Liv. XXII. 61.) la crainte de voir la République détruite. Voici les noms des peuples qui quitérent le parti des Romains, mais en différens tems, les uns plutôt, les autres plus tard. Les Campaniens, les Atellans, les Calatins, les Hirpiniens, une partie de l'Apulie, tous les Samnites excepté les Peutres, les Bru tiens, & les Lucaniens; auxquels on peut ajouter les Sallentins, toute la côte habitée par les Grecs; ceux de Métapont, de Ta rente, de Crotone; ceux de Locres; & tous les habitans de la Gaule Cisalpine. Voilà ce que produit une bataille don(Plut. in Fab. 184.) née mal-à-propos, & ce que Fabius avoit prévu. Au-lieu qu'avant le combat An nibal n'avoit en son pouvoir ni ville, ni magasin, ni port en Italie, & qu'il ne fournissoit qu'avec de grandes difficultés à la subsistance de ses troupes, qu'il nourris soit au jour la journée de ce qu'il pouvoit ravir & enlever, n'aiant aucuns convois surs, ni aucunes provisions pour cette guerre, mais courant çà & là avec son Armée, on pourroit presque dire comme avec une grosse troupe de Brigands: au- lieu de ce triste état, il se trouva tout d'un coup maître d'une grande partie de l'Ita lie, & dans une riche abondance de vi vres & de fourrages. On connut pour lors le prix d'un Général de tête & expé rimenté. Ce qu'avant le combat on ap pelloit dans Fabius lenteur & timidité, pa rut bientôt après, non l'effort d'une Rai-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) son humaine, mais, dit Plutarque, l'effet d'un Génie divin, qui avoit prévu de si loin les choses qui devoient arriver, & qui paroissoient à peine croyables à ceux qui en faisoient une si triste expérience. Mais ce qu'il y a d'étonnant, c'est que tant de disgraces & tant de pertes arrivées coup sur coup, ne purent obliger les Ro (Varron retourne à Rome. & y est très bien reçu. Plut. in Fab. 184. Liv. XXII. 61.) mains à entendre parler de paix. Enfin, ce qui passe tout ce qu'on peut imaginer en ce genre, c'est la glorieuse reception que l'on fit à Varron, à son retour après une défaite dont il avoit été la principale & presque l'unique cause. Lorsqu'on sut qu'il étoit près d'entrer à Rome, tous les ordres de l'Etat allérent au devant de lui, & lui rendirent de solennelles actions de (Paulum puduit, Varro non desperavit. Fler.) graces, de ce qu'il n'avoit point desespéré du salut de l'Empire, & de ce que, dans un si grand malheur, il n'avoit pas aban donné la République, mais étoit venu en reprendre le timon, & se mettre à la tête des Loix & de ses Citoyens, comme ne les jugeant point encore sans ressource. Il n'y a point de suplice dont à Carthage un Général qui auroit fait une pareille per te, & moindre même à beaucoup près, n'eût été jugé digne. Ce trait singulier donne bien lieu d'ad mirer la sagesse du Sénat Romain. Quel le différence entre Rome & Carthage pour l'esprit & pour les principes du Gou vernement! Est-ce donc une bonne po litique de rendre les Généraux responsables
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du succès? Ne peut-il pas arriver qu'il(An. R. 536. Av. J. C. 216.) soit malheureux, sans qu'ils y ayent donné lieu? Mais quand ce seroit par leur faute qu'un combat, qu'une guerre auroit mal réussi, cette faute (j'excepte la trahison) mérite-t-elle d'être punie de mort? Si c'est ignorance dans le métier de la guerre, ou même lâcheté, l'Etat ou le Prince qui les ont choisis ne doivent-ils pas s'imputer à eux-mêmes cette faute? Et d'ailleurs, n'est- il pas des punitions plus conformes à l'hu manité, & en même tems plus utiles à l'Etat? Chez les Romains une amende, une légére disgrace, une espéce d'exil vo lontaire, paroissoient des peines suffisantes contre les Généraux, & elles n'étoient même employées que fort rarement. On aimoit mieux leur laisser le tems & l'occa sion de réparer leurs fautes par des exploits généreux, qui en effaçoient entiérement la honte & le souvenir, & conservoient à la République des Généraux qui pouvoient devenir capables de lui rendre service. La coutume barbare, observée encore actuel lement chez les Turcs, où l'on voit, dans un fort court espace de tems, des trois & quatre Grands-Visirs laisser la tête sur l'échaffaut, périr par le funeste cordon, est-elle bien propre à donner du courage & à inspirer du zèle à ceux que l'on char ge du commandement? Mais, pour reve nir aux Romains, & à la conduite qu'ils gardent par rapport à Varron, combien, s'ils l'avoient condanné à la mort comme
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(An. R. 536. Av. J. C 216.) il sembloit le mériter, après avoir fait pé rir plus de cinquante mille citoyens, com bien un tel Arrêt auroit-il été capable d'aug menter la consternation & le desespoir, qui n'alloient déja que trop loin? au-lieu que le favorable accueil qu'ils firent au Consul laissa entrevoir au peuple, que le mal n'étoit point sans reméde, & lui fit croire que le Sénat avoit des ressources assurées & présentes. La conduite du Sénat à l'égard de Var ron se soutint toujours également. Pen dant plusieurs années on lui prorogea le commandement, mais avec la précaution de ne lui donner que des commissions peu importantes: ensorte que l'on honoroit toujours sa personne, mais sans s'exposer aux suites de son incapacité.

LIVRE QUINZIEME.

§ I.

Annibal, après la Bataille de Cannes, pas- se en Campanie. Il tourne vers Capoue, ville perdue de délices. Pacuvius Cala vius assujettit le Sénat de cette ville au Peuple, & par-là à lui-même. Causes du luxe & du déréglement des Campaniens. Ils envoient des Ambassadeurs à Varron, qui leur découvre trop la perte faite à Cannes. Les mêmes Ambassadeurs sont
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envoyés vers Annibal. Conditions de(An. R. 536. Av. J. C. 216.) l'alliance des Campaniens avec Annibal. Il est reçu dans Capoue. Pérolla offre à son pére de tuer Annibal. Calavius le détourne d'un dessein si affreux. Promes- ses magnifiques d'Annibal aux Campa niens. Il demande qu'on lui livre Decius Magius: ce qui est exécuté sur le champ. Magius reproche aux Campaniens leur lâ- cheté. Il est porté par la tempête en Egypte. Fabius Pictor rapporte à Rome la réponse de l'Oracle de Delphes. Annibal, après avoir vaincu les(Annibal après la Bataille de Can nes passe en Cam panie. Liv. XXIII. 1.) Romains à Cannes, & avoir pris & pillé leur camp, étoit aussitôt passé de l'Apulie dans le Samnium, & étoit entré dans le pays des Hirpiniens, où on lui li vra la ville de (a) Compsa. Après y a voir laissé tout son butin & ses bagages, il partagea son Armée en deux corps. Ma gon, avec l'un, eut ordre de recevoir dans l'alliance des Carthaginois les villes de ces quartiers qui se rendroient d'elles- mêmes, ou de forcer celles qui feroient résistance. Annibal, avec l'autre, traver sant toute la Campanie, tira du côté de la Mer (b) Inférieure, dans le dessein de se rendre maître de Naples (Neapolis), afin d'avoir à sa disposition une ville maritime, 33 34
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) qui le mît en état de recevoir les secours que Carthage lui envoyeroit. Mais aiant considéré de près la hauteur & la solidité des murailles de cette ville, il vit bien qu'il ne gagneroit rien à l'attaquer, & il se dé sista de cette entreprise. (Il tourne vers Ca poue, ville perdue de luxe. Liv. XXIII. 2.) De-là il tourna ses pas du côté de Ca poue. Les habitans de cette ville étoient plongés dans le luxe & dans les délices. C'étoit le fruit d'une longue paix & d'u ne prospérité continuelle depuis un grand nombre d'années. Mais, dans cette cor ruption générale, le plus grand des maux de Capoue étoit l'abus que le Peuple y fai (Pacuvius Calavius assujettit le Sénat de Capoue au Peuple, & par-là à lui même. Ibid. 2-4.) soit de sa liberté. Pacuvius Calavius a voit trouvé le secret de rendre le Sénat dé pendant du Peuple, & par-là de se le sou mettre à lui-même. Ce Citoyen populai re, quoique noble, avoit acquis par de mauvaises voies un crédit infini dans Ca poue. L'année que les Romains furent vaincus à Trasiméne, il étoit le prémier Magistrat de cette ville. Il se persuada que le Peuple qui haïssoit le Sénat depuis long tems, & qui est toujours avide de nou veauté, prendroit occasion de cette défai te pour se porter à quelque grande extré mité, comme d'égorger le Sénat, & de livrer Capoue à Annibal, si ce Général s'en aprochoit avec son Armée victorieu se. Pacuvius étoit un méchant homme; mais il n'étoit pas du nombre de ces scé lérats du prémier ordre, à qui les crimes les plus énormes ne coutent rien. Il étoit
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bien-aise de dominer dans sa patrie, mais(An. R. 536. Av. J. C. 216.) il ne vouloit pas qu'elle fût tout-à-fait ruï- née; & il savoit qu'un Etat est absolument perdu, quand il n'a plus de Conseil pu blic. Il imagina donc un stratagême, dont il espéroit tirer deux avantages tout à la fois; savoir, de sauver le Sénat, & de l'assujettir entiérement aux volontés du Peu ple, & aux siennes. Pour cet effet, il assembla les Sénateurs, & leur représenta“ qu'ils étoient menacés d'un péril extrême. Que la populace ne se proposoit pas de se révolter pour détruire ensuite le Sénat; mais qu'el le vouloit commencer par se défaire du Sénat, en égorgeant tous ceux dont il étoit composé, afin de se donner ensuite à Annibal. Qu'il savoit un moyen de les préserver de ce péril: mais qu'il faloit, avant toutes choses, qu'oubliant tous les démêlés qu'ils a voient eus dans le gouvernement de la République, ils s'abandonnassent entié rement à sa bonne foi.“ Et dès que tous les Sénateurs, saisis de crainte, lui curent assuré qu'ils suivroient aveuglément ses conseils:“ Je vous enfermerai dans le Sénat, leur dit-il, & feignant d'aprou ver un dessein auquel je m'opposerois inutilement, & d'entrer moi-même dans la conspiration, je saurai bien trouver le moyen de vous sauver la vie. Vous pouvez compter sur ma parole. Je suis prêt à vous en donner toutes les assu rances & tous les garans que vous me
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(An. R. 536. Av. J. C 216.) demanderez.“ Quand ils parurent comp ter sur ses promesses, il fit fermer la salle où ils étoient assemblés, & mit des gardes dans le vestibule, pour empêcher que per sonne ne pût ni entrer, ni sortir. Alors aiant assemblé le Peuple: Il y a longtems, dit-il, que vous souhaitez punir de leurs crimes des Sénateurs méchans & détestables. Vous pouvez aujourd'hui satis faire votre vengeance. Je les tiens enfer més dans le Sénat, & je vai les livrer à vos coups, seuls & sans armes. Suivez donc les mouvemens d'une juste indignation. Mais souvenez-vous néanmoins que vous devez préférer votre propre utilité au plaisir de satisfaire votre haine. Car enfin, si je ne me trompe, ce n'est qu'à ces Sénateurs- ci que vous en voulez, & votre dessein n'est pas que Capoue demeure absolument sans aucun Conseil public. Il faut, ou que vous vous donniez un Roi, ce que vous a vez en horreur; ou que vous ayez un Sé nat, qui est le seul Conseil d'un Etat libre. C'est pourquoi vous devez, par le même acte, exécuter deux choses également im portantes: détruire l'ancien Sénat, & en choisir un nouveau. Les Sénateurs vont pa roître devant vous les uns après les autres. Je vous demanderai ce que vous ordonnez de chacun d'eux. La sentence que vous aurez prononcée, sera suivie de l'exécution. Mais, avant qu'on punisse le coupable, vous aurez soin de nommer, pour remplir sa place, un honnête homme & un bon citoyen. Après ce discours, il s'assit, fit jetter
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dans une urne tous les noms des Sénateurs,(An. R. 536. Av. J. C. 216.) & donna ordre qu'on allât faire sortir du Sénat celui dont le nom avoit été tiré le prémier. Dès qu'on l'eut entendu nom mer, tous s'écriérent que c'étoit un mé chant & un misérable, qui n'étoit digne que du suplice. Je vois bien, dit Pacu vius, que vous condannez celui-ci. Avant qu'on le punisse, substituez-en un autre en sa place, qui soit un homme de probité, & capable d'être un bon Sénateur. Tous les citoyens demeurérent d'abord dans le silen ce, faute de trouver un plus homme de bien. Ensuite, quelqu'un des plus effron tés de la multitude s'étant hazardé d'en nommer un, on se mit à crier de tous côtés, les uns disant qu'ils ne le connois soient point, d'autres lui reprochant, ou la bassesse de sa naissance, ou l'indignité du métier qu'il exerçoit, ou le déréglement de ses mœurs. Il se trouva encore de plus grandes difficultés à l'égard du deuziéme & du troisiéme que l'on s'avisa de propo ser; ensorte que, dans l'impossibilité de mieux trouver que celui qu'ils avoient d'a bord condanné, tous les citoyens se reti rérent chacun chez eux, avouant qu'entre tous les maux, celui auquel on est accou tumé, est encore le plus supportable; & ils laissérent les Sénateurs en paix. Pacuvius aiant ainsi sauvé la vie aux Sé nateurs, il les soumit, par ce prétendu bienfait, à sa puissance, beaucoup plus qu'à celle du Peuple. Depuis ce tems-là il exerça dans la ville une domination ab-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) solue, sans être obligé d'employer la vio lence, tout le monde lui cédant volontai rement. Les Sénateurs, oubliant leur rang & même leur liberté, flatoient le Peuple, & lui faisoient bassement la cour. Ils invitoient les plus vils citoyens à man ger chez eux; & lorsqu'il y avoit quelque procès à juger, pour gagner la faveur de la multitude, ils se déclaroient hautement pour celui auquel elle s'intéressoit. Enfin, dans toutes les délibérations du Sénat la décision étoit toujours telle, que le Peuple lui-même l'auroit donnée. (Causes du luxe & du dérégle ment des Campa niens. Liv. XXIII. 4.) Les habitans de Capoue étoient de tout tems livrés au luxe & à la volupté. Ce panchant, qui leur étoit comme naturel, étoit entretenu & fortifié par la fertilité de leurs campagnes, & le voisinage de la mer, deux sources qui leur fournissoient non seulement ce qui étoit nécessaire à la vie, mais encore tout ce qui pouvoit flater les sens, & amollir le cœur & le courage. Mais depuis ce dernier événement, la bas se complaisance des Grands, & la licence outrée de la multitude, firent que person ne ne mit plus de bornes à sa dépense, ni de frein à ses passions. On se moquoit impunément des Loix, des Magistrats, du Sénat. Et pour comble de maux, après la Bataille de Cannes, le respect pour le Peuple Romain, qui seul eût été capable de les retenir encore dans quelque modé ration, se changea en mépris. L'unique considération qui les empêcha de quiter
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sur le champ leurs anciens Alliés pour(An. R. 536. Av. J. C. 216.) s'attacher aux Carthaginois, c'est qu'il y avoit à Capoue plusieurs familles des plus puissantes de la ville, qui s'étoient unies par des mariages avec celles de Rome; & que les Romains avoient choisi parmi les troupes que les Campaniens leur fournis soient pour la guerre, trois cens Cavaliers des prémiéres maisons de Capoue, & les a voient envoyés en Sicile, & distribués dans les garnisons des places de cette province. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine(Les Cam paniens envoient des Am bassadeurs à Varron, qui leurdé couvre trop la perte faite à Cannes.) que les péres & les plus proches parens de ces Cavaliers obtinrent qu'on envoyât des Ambassadeurs au Consul Romain au sujet de la défaite de Cannes. Ils le trouvérent encore à Venouse avec un petit nombre de soldats à demi armés, dans un état très propre à donner de la compassion à de bons & de fidéles Alliés, mais qui ne pou voit qu'inspirer du mépris à un Peuple aussi fier & aussi peu sensible à la bonne foi & à l'honneur qu'étoit celui de Ca poue. Le discours du Consul ne servit qu'à augmenter ces dispositions. Car, a près que les Députés lui eurent témoigné que le Sénat & le Peuple de Capoue pre noient toute la part possible au malheur qui étoit arrivé aux Romains, & qu'ils lui eurent offert de la part de leur Républi que tous les secours dont ils pouvoient a voir besoin: Varron, comme s'il eût pris à tâche de rendre le Peuple Romain mé prisable à des Alliés dont il devoit con-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) noître le caractére,“ parla aux Députés de la Journée de Cannes commea d'un échec qui laissoit Rome sans forces, sans ressource, sans espérance, sans au cun moyen de se relever par elle-même d'un si déplorable état. Que Légions & Cavalerie, armes & drapeaux, hom mes & chevaux, argent & vivres, tout lui manquoit. Que si les Campaniens vouloient se montrer bons & fidéles Al liés, ils devoient songer, non à aider les Romains dans la guerre, mais à la sou tenir presque entiérement en leur place. Qu'au reste il étoit autant de leur inté rêt que de celui des Romains, de ne point laisser prévaloir sur eux Annibal, à moins qu'ils ne consentissent à se don ner pour maître un Peuple également perfide & cruel, à devenir la conquête des Numides & des Maures, & à rece voir la loi de l'Afrique & de Cartha ge.“ (Les mê mes Am bassadeurs sont envo yés vers Annibal.) Les Députés, après ce discours, se re tirérent, marquant quelque tristesse au de hors, mais ravis dans le fond du cœur de voir Rome réduite à un si déplorable état. Vibius Virius, l'un d'entre eux, dit à ses 35
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Collégues, à leur retour,“ Que le(An. R. 536. Av. J. C. 216.) tems étoit venu où les Campaniens pou voient non seulement recouvrer les ter res que les Romains leur avoient injus tement enlevées, mais encore acquérir l'empire de toute l'Italie. Qu'ils feroient alliance avec Annibal à telles conditions qu'ils voudroient; & que quand ce Gé néral, après avoir terminé la guerre, s'en retourneroit vainqueur en Afrique avec son Armée, il ne faloit pas douter qu'il ne les laissât maîtres de l'Italie“. Tous furent du sentiment de Virius. Quand ils furent de retour à Capoue, & qu'ils eurent rendu compte de leur Ambas sade, il n'y eut personne qui ne regardât la République Romaine comme absolument ruïnée. Le Peuple & la plus grande par tie des Sénateurs auroient sur le champ a bandonné les Romains, si les plus anciens, par l'autorité qu'ils conservoient encore, n'eussent fait différer ce changement de quelques jours. Mais enfin le grand nom bre l'emporta sur la plus saine partie, & l'on conclut que les mêmes Députés qui étoient allés trouver Varron, seroient en voyes vers Annibal. Les Ambassadeurs firent alliance avec(Condi tions de l'alliance des Cam paniens a vec Anni bal. Liv. XXIII. 7.) lui aux conditions suivantes.“ Que les Généraux ni les Magistrats de Carthage n'auroient aucun droit sur les citoyens de Capoue. Qu'on ne pourroit les o bliger malgré eux à porter les armes, ou à soutenir aucune charge, ou à
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) payer aucun tribut. Que Capoue seroit gouvernée selon ses Loix & par ses Ma gistrats, comme avant le Traité. Qu'An nibal fourniroit aux Campaniens, à leur choix, trois cens prisonniers Romains, dont ils feroient l'échange avec les trois cens Campaniens qui servoient en Sicile (Horrible cruauté des Cam paniens.) pour les Romains.“ Outre ces condi tions qui étoient exprimées dans le Trai té, le Peuple de Capoue se porta à une cruauté contre les Romains, qu'Annibal n'avoit point exigée. Il arrêta tous les Officiers & autres Citoyens Romains qui se trouvoient à sa disposition, soit qu'ils fussent à Capoue pour les affaires de la guerre, ou pour celles qui les regardoient en particulier; & les aiant enfermés dans des bains, sous prétexte de s'assurer de leurs personnes, ils les y firent mourir avec une cruauté inouie, étouffés par la vapeur du lieu qui leur ôta la respiration. (Décius Magius s'oppose à la recep tion d'An nibal. Liv. XXIII. 7-9.) Decius Magius s'étoit opposé de toutes ses forces à cet acte d'inhumanité, aussi- bien qu'à l'Ambassade qu'on avoit envo yée à Annibal. C'étoita un homme à qui il ne manquoit, pour être souverainement considéré dans sa patrie, que d'avoir affai re à des citoyenssensés. Lorsqu'il vit qu'Annibal envoyoit une garnison dans Capoue, il leur représenta avec les cou 36
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leurs les plus vives, l'état déplorable où(An. R. 536. Av. J. C. 216.) les Tarentins s'étoient réduits autrefois, & les maux qu'ils avoient soufferts, pour s'ê tre donné un maître impérieux & violent dans la personne de Pyrrhus, & pour a voir reçu dans leur ville la garnison qu'il y envoya. Celle d'Annibal aiant été reçue malgré ses remontrances, il ne se rebuta point encore. Il les exhorta fortement ou à la chasser de leur ville, ou, s'ils vou loient par une action glorieuse & mémo rable expier le crime qu'ils avoient com mis en trahissant si indignement leurs an ciens Alliés, à égorger les soldats d'Anni bal, & à racheter à ce prix l'amitié du Peuple Romain. Comme Magius ne s'é toit point caché en parlant ainsi, Annibal en fut bientôt informé. Il lui envoya sur le champ ordre de le venir trouver. Ma gius répondit fiérement qu'il n'iroit pas, & qu'Annibal n'avoit aucun droit sur les ha bitans de Capoue. Alors ce Général, trans porté de colére, ordonna qu'on le char geât de chaînes, & qu'on le traînât de force jusques dans son camp. Mais, après quelques momens de réflexion, craignant qu'un traitement si violent n'aigrît l'esprit des Campaniens, & n'excitât quelque tu multe dans la ville, il envoya un courier à Marius Blasius Préteur des Campaniens, pour l'avertir que le lendemain il se ren droit lui-même à Capoue: & en effet il partit, comme il l'avoit dit, avec un pe tit nombre de soldats.
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Annibal est reçu dans Ca poue.) Le Préteur aiant assemblé les citoyens, leur ordonna d'aller au devant d'Annibal en grand nombre, avec leurs femmes & leurs enfans. Tout le monde y courut, non seulement par obéissance, mais par curiosité & avec empressement, pour voir un Général qui s'étoit rendu célébre par tant de victoires. Magius ne sortit point de la ville. Mais afin qu'on ne pût pas dire que la crainte l'empêchoit de paroître, comme s'il eût eu quelque chose à se re procher, il ne se tint pas renfermé dans sa maison. Il se promena dans la place pu blique avec son fils & un petit nombre d'amis, pendant que toute la ville étoit en mouvement pour recevoir Annibal, & pour se donner la satisfaction de considé rer de près un si grand homme. Qui se seroit attendu que dans une ville perdue de luxe & de débauches comme Capoue, & livrée à la servitude, il se trou veroit un citoyen d'un zèle si généreux pour le salut & la liberté de sa patrie, & d'un courage si intrépide & tellement su périeur à toute crainte? Peut-être le pous soit-il trop loin. Cette tranquillité d'un homme menacé d'un péril certain, qui af fecte de se promener dans la place publi que avec ses amis, ressent bien la bravade & l'insulte. Magius, par un desir immo déré de gloire, sembloit provoquer la (Tacit.) mort. Famam fatumque provocabat. Annibal ne fut pas plutôt entré dans la ville, qu'il demanda qu'on assemblât le
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Sénat. On le pria de ne parler d'aucune(An. R. 536. Av. J. C. 216.) affaire sérieuse, & de souffrir qu'on passât dans la joie le prémier jour qu'il les hono roit de sa présence, & que la ville de Ca poue regardoit comme un jour de fête pour elle. Quelque ardent qu'il fût natu rellement, il se fit violence; & pour ne point refuser aux Campaniens la prémiére grace qu'ils lui demandoient, il passa la plus grande partie de la journée à visiter ce qu'il y avoit de curieux & de remar quable dans la ville. Il logea dans la maison de Stenius & de Pacuvius, deux fréres qui étoient des plus distingués de Capoue par leur naissance & leurs grandes richesses. Pacuvius Cala vius, chef de la faction qui avoit engagé Capoue dans les intérêts d'Annibal, y a mena son fils Pérolla, après l'avoir arra ché avec peine de la compagnie de De cius Magius, avec qui il avoit toujours for tement soutenu le parti des Romains con tre les Carthaginois, sans que l'exemple de la plus grande partie de ses compatrio tes, ni l'autorité paternelle, eussent pu le faire changer de sentiment. Annibal étoit informé de la conduite & des dispositions de ce jeune homme. Aussi son pére n'en treprit-il point de le justifier, mais par ses priéres il lui obtint le pardon. Annibal l'accorda de si bonne grace, qu'il l'invita même à se trouver avec son pére au repas que lui donnoient les Minius, & auquel il n'admit avec eux que le seul Jubellius
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(An. R. 536 Av. J. C 216.) Taurea, homme illustre par sa bravoure dans la guerre. On (a) prévint le tems marqué par l'u sage (b) pour se mettre à table; &, ce qui sentoit alors une sorte de débauche, on commença à manger lorsqu'il restoit en core une grande partie du jour. L'appa reil du festin fut magnifique, & ne se res sentit ni des mœurs & de la frugalité de Carthage, ni de l'austérité de la Discipli ne militaire. Le repas fut tel qu'on peut s'imaginer qu'il devoit être dans la maison la plus opulente & la plus voluptueuse d'une ville toute livrée au luxe & au plai sir. Tous les convives y firent paroître une grande gayeté. Il n'y eut que Pérolla qui garda toujours une assez triste conte nance, sans que les invitations ni des Maî- tres du logis, ni d'Annibal même, pus sent l'engager à prendre part à la joie com mune. Il s'excusoit sur sa santé; & son pére ajouta qu'il n'étoit pas étonnant qu'il parût embarrassé & interdit en présence d'Annibal. (Pérolla offre à son pére de tuer Anni bal.) Vers le soir, son pére étant sorti de la salle du festin, il le suivit jusques dans un jardin qui étoit derriére la maison. Et là, le tirant à l'écart: Mon pére, dit-il, je 37 38
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vai vous proposer un dessein, qui non seule(An. R. 536. Av. J. C. 216.) ment nous obtiendra des Romains le pardon de notre révolte, mais qui nous mettra en plus grand crédit & en plus grande considé ration aupres d'eux que nous n'avons jamais été. Pacuvius tout surpris lui demande ce que c'est. Alors le jeune homme ou vrant sa robe, lui montre un poignard qu'il avoit pendu à sa ceinture. Je vai, dit-il, sceller par le sang d'Annibal notre alliance avec les Romains. J'ai voulu vous en avertir auparavant, afin que, si vous ne voulez pas être témoin de l'action, vous puissiez vous absenter. Calavius, aussi ef(Calavius détourne son fils d'un des sein si af freux.) frayé que s'il avoit déja vu couler le sang d'Annibal: (a)Mon fils, s'écria-t-il, je 39
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) vous prie & vous conjure par tous les droits les plus sacrés de la nature & du sang qui lient les péres aux enfans, de ne point com mettre sous les yeux de votre pére le plus énorme de tous les crimes, & de ne point vous exposer à souffrir les suplices les plus affreux. Il n'y a que peu de momens que nous nous sommes liés par les sermens les plus solennels, que nous avons donné à An nibal les marques les plus saintes d'une a mitié inviolable, prenant tout ce qu'il y a de Dieux à témoin de notre bonne foi: &, sortis à peine de cet entretien, nous arme rions contre lui cette même main que nous lui avons offert comme un gage de notre fi délité? Cette table, où président les Dieux vengeurs des droits de l'hospitalité, où vous avez été admis par une faveur que deux seuls Campaniens partagent avec vous, vous ne la quitez cette table sacrée, que pour la souiller un moment après du sang de votre hôte? Hélas! après avoir obtenu d'Anni bal la grace de mon fils, seroit-il bien possi ble que je ne pusse obtenir de mon fils celle d'Annibal? Mais ne respectons rien, j'y consens, de tout ce qu'il y a de plus sacré entre les hommes: violons tout ensemble la Foi, la Religion, la Piété: rendons-nous coupables de l'action du monde la plus noire, si notre perte ne se trouve pas ici infaillible ment jointe avec le crime. Seul vous pré tendez attaquer Annibal? Mais cependant que deviendra cette foule d'hommes libres & d'esclaves qui l'environnent? Tous ces yeux attachés sur lui sans cesse pour veiller à sa
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conservation, se fermeroni-ils tout d'un coup?(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Tant de bras armés pour sa défense, espé rez-vous qu'ils demeureront immobiles & glacés au moment que vous vous porterez à cet excès de fureur? Soutiendrez-vous le regard d'Annibal, ce regard redoutable, que ne peuvent soutenir les Armées entié res, qui fait trembler le Peuple Romain? Et quand même tout autre secours lui man queroit, aurez-vous le courage de me frap per lorsque je le couvrirai de mon corps, & que je me mettrai entre lui & vous? Car, je vous le déclare, ce n'est qu'en me perçant le flanc que vous pourrez porter vos coups jusqu'à lui. Laissez-vous flechir en ce mo ment, plutôt que de vouloir périr dans une entreprise si mal concertée. Souffrez que mes priéres ayent sur vous quelque pouvoir, après qu'elles ont été aujourd'hui si puissan tes en votre faveur. Un discours si touchant attendrit Pérol la jusqu'aux larmes. Le pêre le voyant é branlé, l“'{!D}embrasse tendrement, & redou ble ses priéres & ses instances, jusqu'à ce qu'il eût tiré de lui une promesse de qui ter son poignard & de renoncer à son des sein. Me voilà donc forcé; dit Pérolla, à substituer mon pére à ma patrie, en m'ac quitant vers l'un de la piété que je dois à l'autre. Mais je ne puis, mon pére, m'em pêcher de vous plaindre, lorsque je pense que vous aurez à soutenir le reproche d'avoir trois fois trahi votre patrie. La prémiére, lorsque vous avez fait conclure le Traité a vec Annibal: la seconde, lorsque vous avez
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) rompu l'alliance avec les Romains: la troi siéme enfin aujourd'hui, que vous m'empê chez de réconcilier Capoue avec Rome Ché re & infortunée patrie, reçois ce fer dont je m'étois armé pour ta défense, puisqu'un pére me l'arrache des mains. En disant ces mots, il jette son poignard par dessus la muraille du jardin, & revient dans la salle du festin pour ne donner lieu à aucun soupçon. On peut d'abord être frappé de quelque sentiment d'admiration pour le dessein har di de Pérolla: mais, si l'on fait réflexion que la Guerre a ses loix ainsi que la Paix, on condannera sans doute un projet d'as sassinat, qui devient même encore plus criminel par les circonstances de perfidie & de trahison qui l'accompagnent. Si Dé cius Magius en est l'auteur, comme cela paroit assez probable, on ne peut plus le regarder comme innocent, ni croire qu'il n'ait point mérité le traitement qu'il va souffrir. (Promes ses magni fiques d'Annibal aux Cam paniens.) En effet, le lendemain de l'entrée d'An nibal, le Sénat de Capoue s'étant assem blé, le Général Carthaginois y fit un dis cours très gracieux, rempli de témoigna ges d'amitié & de bienveillance. Il les re mercia d'avoir préféré l'alliance des Car thaginois à celle des Romains. Et parmi les promesses magnifiques qu'il leur fit, il les assura “que dans peu Capoue seroit la ca pitale de toute l'Italie, & que les Ro mains eux-mêmes y viendroient rece-
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voir la loi avec les autres peuples. Qu'il(An. R. 536. Av. J. C. 216. Il deman de qu'on delivre Decius Magius: ce qui est exécuté sur le champ.) y avoit cependant parmi eux un homme qui ne devoit avoir aucune part à l'ami tié des Carthaginois, ni être compris dans le Traité que l'on venoit de faire avec eux; qu'il ne méritoit pas même le nom de Campanien, puisqu'il étoit seul opposé au sentiment de ses compa triotes: c'étoit Decius Magius. Qu'il demandoit qn'on le lui livrât, & qu'en sa présence le Sénat, après avoir pris connoissance de son crime, prononçât sur son sujet.“ Il ne se trouva pas un seul Sénateur qui osât repliquer, quoique la plupart pensassent que Magius ne méri toit pas un traitement si rigoureux, & qu'Annibal, dès le commencement, don noit une mortelle atteinte à leur liberté. Le prémier Magistrat sortit aussi-tôt de la salle, & s'étant placé sur son tribunal, il fit amener Magius devant lui, & lui or donna de se défendre. Celui-ci, sans rien rabattre de sa fierté, refusa de répondre, alléguant que la prémiére condition du Traité même fait avec Annibal l'en dis pensoit. Ses raisons ne pouvoient man quer d'être trouvées mauvaises. On le(Magius reproche aux Cam paniens leur lâ- cheté.) chargea de chaînes, & l'on commença à le traîner par les rues de la ville, pour le conduire au camp des Carthaginois. Tant qu'il eut la liberté de parler, il ne cessa de tenir à la multitude qui l'environnoit des discours pleins de force & de hardiesse. Voilà, leur disoit-il, cette liberté que vous
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) avez prétendu vous procurer. Dans la pla ce publique, en plein jour, sous vos yeux, on charge de chaînes, on conduit à la mort un homme qui tient un des prémiers rangs dans votre ville. Quelle plus grande violence exerceroit-on dans Capoue, si elle avoit été prise de force? Allez au-devant d'Anni bal, ornez la ville. Faites du jour de son entrée un jour de fête, pour le voir triom pher de l'un de vos citoyens. On apréhen da que ces reproches ne fissent impression sur le Peuple. Ainsi on lui couvrit la tê te, afin qu'il ne lui fût plus possible de se faire entendre. Annibal n'osa le faire mou rir dans son camp, de peur que sa mort n'excitât quelque tumulte dans la ville. Il le fit embarquer sur un vaisseau qui devoit le mener à Carthage. Mais une tempête le jetta sur les côtes de Cyréne, qui étoit soumise au Roi d'Egypte: c'étoit pour lors Ptolémée Philopator. Magius trouva un asile dans les Etats de ce Prince, & y demeura en sureté sous sa protection. (Fabius Pictor ra porte à Rome la réponse de l'Oracle. Liv. XXIII. 11.) Cependant Q. Fabius Pictor revint à Rome de Delphes, où il avoit été envoyé en Ambassade; & rapporta la réponse de l'Oracle, qui ordonnoit aux Romains de certains sacrifices, leur promettoit d'heu reux succès à l'avenir, & leur recomman doit de garder beaucoup de modération dans leur prospérité.
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§ II.

(An. R, 536. Av. J. C. 216.) Magon porte à Carthage la nouvelle de la victoire de Cannes. Himilcon, de la faction d'Annibal, insulte Hannon. Ce lui-ci lui répond. Le Sénat ordonne des secours pour Annibal. Le Dictateur, a près avoir pourvu à tout, part de Rome. Annibal fait de vaines tentatives sur Na ples & sur Nole. Marcellus gagne par ses maniéres prévenantes L. Bantius de Nole. Annibal est battu par Marcellus devant les murailles de cette ville. Ci toyens de Nole punis de leur trahison. An nibal attaque Casilin. Quartier d'hiver à Capoue funeste à l'Armée d'Annibal. Réflexion sur le séjour d'Annibal à Capoue. Casilin, forcé par l'extrémité de la diset te, se rend à Annibal. Fidélité de Pé télie pour les Romains. Etat des affaires en Sicile & en Sardaigne. Dictateur créé pour nommer de nouveaux Sénateurs à la place des morts. On crée de nouveaux Consuls & de nouveaux Préteurs. L. Postumius, désigné Consul, périt dans la Gaule avec toute son Armée. Cette nou velle cause un deuil extrême à Rome. Le Sénat régle la disposition des troupes qui doivent servir cette année. Affaires d'Es- pagne peu favorables pour les Carthagi nois. Asdrubal reçoit ordre de passer en Italie. Himilcon arrive en Espagne pour prendre sa place. Les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) ,
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) pour empêcher le départ d'Asdrubal, lui donnent bataille. Il est défait avec son Armée. (Magon porte à Carthage la nouvel le de la vic toire de Cannes. Liv. XXIII. 12. 13.) Pendant que ce que nous venons de dire se passoit à Rome & dans l'Italie, Magon fils d'Amilcar étoit allé annoncer à Carthage la bataille & la victoire de Cannes. Il n'étoit pas parti immédiate ment après cette action. Avant que de s'embarquer, il s'étoit arrêté pendant quel ques jours dans le* Brutium par l'ordre de (*L Abruz ze.) son frére, pour recevoir dans l'alliance des Carthaginois les villes qui abandon noient le parti des Romains. Lorsqu'on l'eut admis à l'audience dans le Sénat de Carthage, il y rendit compte de tout ce que son frére avoit exécuté dans l'Italie. Il dit“ qu'Annibal avoit combattu contre sept Généraux, dont cinq étoient Con suls, & des deux autres, l'un Dicta teur, & l'autre Général de la Cavale rie. Que dans les différentes batailles qu'il avoit livrées à six Armées Con sulaires, il avoit tué plus de deux cens mille ennemis, & en avoit fait prison niers plus de cinquante mille. Que des cinq Consuls avec qui il avoit eu affai re, il en avoit tué deux sur le champ de bataille; qu'un troisiéme avoit été dangereusement blessé; que des deux autres qui s'étoient retirés sans blessure, le dernier, après la perte de son Armée entiére, s'étoit à peine sauvé avec cin-
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quante hommes. Que le Général de la(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Cavalerie avoit été défait & mis en fui te. Que le Dictateur étoit regardé a vec admiration, & passoit pour un Gé néral unique, par cette raison seule qu'il avoit toujours évité le combat. Que les peuples du Brutium & de l'Apulie, avec une partie des Samnites & des Lu caniens, s'étoient rangés du côté des Carthaginois. Que Capoue, la capita le non seulement de la Campanie, mais de toute l'Italie depuis la défaite des Romains à Cannes, s'étoit d'elle-même livrée à Annibal. Qu'il étoit juste de rendre aux Dieux des actions de graces proportionnées aux victoires rempor tées sur les ennemis par leur protec tion.“ Ensuite, pour prouver par des effets les succès heureux qu'il avoit étalés dans son discours, il fit répandre dans le vestibule du Sénat un boisseau d'anneaux d'or, qu'on avoit arrachés des doigts de ceux qui étoient restés sur le champ de bataille à Cannes. Il ajouta, pour donner une plus grande idée de la perte que les Romains avoient faite dans cette journée, qu'il n'y avoit que les Chevaliers, & les gens distingués qui fussent en droit d'en porter. Le résultat de sa harangue fut, Que plus ils avoient d'espérance de ter miner bientôt la guerre à leur avantage, plus on devoit faire d'efforts pour envo yer toutes sortes de secours à Annibal. Qu'il faisoit la guerre loin de Carthage
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) au milieu du pays ennemi; que la con sommation des vivres & de l'argent al loit très loin; & que tant de batailles n'avoient pu détruire les Armées enne mies, sans affoiblir celle du Vainqueur. Qu'il faloit donc envoyer des recrues, des vivres, & de l'argent à des soldats qui avoient rendu de si grands services à la République de Carthage.“ (Himil con, de la faction d'Annibal insulte Hannon.) Comme ce discours de Magon avoit ré pandu la joie dans toute l'Assemblée, Hi milcon, de la faction Barcine, crut avoir trouvé une belle occasion d'insulter Han non, qui étoit de la faction opposée. Ain si, s'adressant à lui d'un air moqueur: Hé bien, Hannon, dit-il, que pensez-vous de tout ceci? Etes-vous encore fâché qu'on ait entrepris la guerre contre les Romains? Vou lez-vous encore qu'on leur livre Annibal? Parlez, opposez-vous aux actions de graces qu'on propose de rendre aux Dieux. Ecou tons, au milieu du Sénat de Carthage, un Sénateur Romain. (Hannon lui répond.) Hannon, d'un air & d'un ton graves, répondit au discours d'Himilcon en ces termes. Je me serois tu aujourd'hui, pour ne point troubler, par un discours qui ne se ra peut-être pas de votre goût, une joie à laquelle je vois que tout le monde s'abandon ne. Mais, en ne répondant rien à un Sé nateur qui m'interroge, je donnerois lieu de me soupçonner, ou d'une fierté mal entendue, ou d'une bassesse servile: ce qui marqueroit que j'aurois oublié, ou que je parle à un
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homme libre, ou que moi-même je le suis.(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Je répons donc à Himilcon, que je n'ai point cessé d'être mécontent de cette guerre, & que je ne cesserai point de me déclarer con tre votre invincible Général, que je ne voie la guerre terminée par un Traité dont les conditions soient supportables; & je re gretterai toujours l'ancienne paix, jusqu'à ce qu'on en ait fait une nouvelle. Les a vantages que Magon vient de nous étaler, font dès ce moment grand plaisir à Himil con, & aux autres partisans d'Annibal : ils m'en peuvent faire aussi, & je suis très disposé à m'en réjouir comme eux; parce que ces heureux succès, si nous voulons en pro fiter, peuvent nous procurer des conditions de paix plus favorables. Mais si nous lais sons passer une si heureuse conjoncture, où nous pouvons paroître donner la paix plu tôt que la recevoir, je crains fort que cette joie, qui maintenant nous transporte, ne nous échappe bientôt, & ne se réduise à rien. Car enfin, que sont après tout ces succès si vantés, & à quoi se terminent-ils? J'ai taillé en piéces les Armées des ennemis; envoyez-moi des soldats: que demanderiez- vous donc, si vous aviez été vaincu? Je me suis emparé de deux camps des ennemis, remplis apparemment de butin & de toute sorte de provisions; envoyez-moi des vivres & de l'argent: que demanderiez-vous autre chose, si vous aviez vous-même perdu vo tre camp? Mais afin que je ne sois pas ici le seul qu'on mette sur la sellette, (car il
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) me semble que j'ai autant de droit d'inter roger Himilcon, qu'il en a de me faire des questions) que lui on Magon me répondent. La défaite de Cannes a détruit l'Empire Romain, dites-vous, & toute l'Italie est soulevée contr'eux. Dites-nous donc, si de tous les peuples du Nom Latin il y en a quelqu'un qui ait pris votre parti; & si, de tous les citoyens qui composent les trente- cinq Tribus de Rome, il s'en est trouvé un seul qui ait déserté? Magon aiant répondu qui ni l'un ni l'autre n'étoit arrivé. Nous avons donc encore, repliqua-t-il, un très grand nombre d'ennemis sur les bras. Di tes-nous au moins, quelle est la disposition des ennemis qui nous restent, & s'ils conser vent encore quelque espérance? Magon aiant répondu qu'il n'en savoit rien. Il n'y a cependant rien de si aisé à savoir, re prit Hannon. Avez-vous apris que l'on ait parlé dans le Sénat de Rome de deman der la paix? Les Romains ont-ils envoyé des Ambassadeurs à Annibal pour en traiter? Magon aiant répondu que non. Nous a vons donc encore la guerre aussi entiére que le jour qu'Annibal passa en Italie, repliqua l'autre. Il y en a plusieurs parmi nous qui se souviennent des vicissitudes de la prémiére guerre. Nos affaires ne furent jamais en un meilleur état ni par terre ni par mer, qu'elles l'étoient avant le Consulat de C. Lutatius & d'Aulus Postumius. C'est sous ce Consulat même que nous fumes vaincus aux Iles Egates. Si la fortune vient au
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jourd'hui à changer, (plaîse aux Dieux d'en(An. R. 536. Av. J. C. 216.) détourner le présage) avons-nous lieu d'es pérer que nous aurons la paix quand nous serons vaincus, pendant que personne ne nous l'offre à présent que nous sommes vic torieux? Pour moi, s'il s'agissoit, ou de donner la paix aux Romains, ou de la re cevoir d'eux, je sai ce que j'aurois à dire. Mais si vous me consultez sur les proposi tions de Magon, voici quel est mon senti ment: ou Annibal est victorieux, & en ce cas il n'a pas besoin de secours: ou il nous trompe par de vaines espérances, & pour lors il mérite encore moins d'être écouté. Le discours d'Hannon ne fit pas beau(Le Sénat ordonne des se cours pour Annibal.) coup d'impression sur les esprits. Ils é toient trop préoccupés de la joie qu'inspi re la victoire, pour rien écouter de ce qui pouvoit l'altérer. D'ailleurs la haine qui avoit toujours divisé la famille d'An nibal & la sienne, le rendoit suspect: ou tre qu'ils étoient persuadés, que, pour peu qu'ils fissent d'efforts, ils verroient inces samment la guerre terminée à leur avanta ge. C'est pourquoi, d'un consentement unanime, il fut résolu que l'on envoye roit à Annibal un renfort de quatre mille Numides, quarante éléphans, & une gran de somme d'argent. On fit partir en mê me tems un Officier-Général avec Ma gon, pour aller lever dans l'Espagne vingt mille hommes d'Infanterie, & quatre mil le de Cavalerie, dont on devoit recruter l'Armée de cette province, & celles d'I-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) talie. Mais ces ordres furent exécutés a vec beaucoup de lenteur & de nonchalan ce, comme il arrive assez souvent dans la bonne fortune, sur-tout lorsqu'il y a de la division & de la jalousie entre ceux qui gouvernent. L'esprit de faction & de par ti est la ruïne des affaires. Hannon étoit d'un bon conseil, & avoit des vues très justes: mais il gâtoit toutes ses excellentes qualités par une antipathie marquée contre la famille & la personne d'Annibal. Pour se rendre utile dans les délibérations, & y faire prévaloir ses avis, il faut être im partial, & ne chercher que le Bien public. (Le Dicta teur, après avoir pourvu à tout, part de Rome. Liv. XXIII. 14.) Les Romains, de leur côté, étoient fort attentifs à réparer leurs pertes. Ou tre leur aplication & leur vivacité natu relle, l'adversité les rendoit actifs & vigi lans. Le Consul ne manquoit à rien de ce qui regardoit son ministére. Le Dic tateur M. Junius Péra, après avoir satis fait aux devoirs de la Religion, demanda au Peuple, selon la coutume, qu'il lui fût permis, en commandant l'Armée, de mon ter à cheval. Aussitôt il fit prendre les armes aux deux Légions que les Consuls avoient levées dès le commencement de l'année, aux huit mille Esclaves dont on a parlé ci-dessus, & aux Cohortes qu'on a voit tirées du territoire de Picéne, & d'un canton voisin qu'ils appelloient*Ager 40
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Gallicus. Comme ces forces ne lui pa(An. R. 536. Av. J. C. 216.) roissoient pas suffisantes, il eut recours à un reméde que l'on n'emploie que dans les conjonctures les plus extrêmes & les plus desespérées, & lorsque l'honnête est obligé de céder à l'utile. Il publia une Ordonnance, par laquelle il mettoit en li berté tous ceux qui étoient retenus dans les prisons, ou pour crimes, ou pour det tes: le nombre s'en trouva monter à six mille hommes. Comme l'Etat manquoit de tout, il falut leur donner pour armes celles qui avoient été conquises sur les Gaulois, & portées en triomphe par Fla minius. Après ces dispositions, il partit de la ville avec vingt-cinq mille hommes en état de combattre. Pour Annibal, après s'être assuré de(Annibal fait de vai nes tenta tives sur Naples, & sur Nole. Ibid.) Capoue, il fit une seconde tentative sur la ville de Naples, mais aussi inutile que la prémiére. Il fit passer ensuite ses troupes dans le territoire de Nole, & tourna tou tes ses vues du côté de cette place. Les Sénateurs donnérent avis à Claudius Mar cellus, qui pour lors étoit à Canouse, de l'extrême danger où étoit la ville, parce que le peuple étoit prêt à se rendre à An nibal. Il accourut sans perdre de tems. Dès qu'Annibal aprit qu'il aprochoit, il se retira, & descendit vers la mer du côté
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) de Naples, desirant avec passion de s'em parer de cette ville, afin d'avoir un port où il pût recevoir en sureté les vaisseaux qui lui viendroient d'Afrique. N'aiant pu ébranler la fidélité des habitans de cette ville, il alla mettre le siége devant Nucé rie, & l'aiant tenu longtems bloquée, en fin il la réduisit par famine, laissant aux habitans la liberté de se retirer où ils vou droient. Il leur promit de grandes récom penses, s'ils vouloient servir dans ses trou pes. Il ne s'en trouva pas un seul qui ac ceptât ses offres. (Marcellus gagne par ses manié res préve nantes L. Bantius de Nole. Liv. XXIII. 15. Plut. in Marc. 303.) Il s'en faloit bien que le peuple de No le fût dans les mêmes dispositions. Il y avoit dans la ville un jeune Officier, nom mé L. Bantius. Les Romains n'avoient point alors parmi leurs Alliés un Cavalier plus distingué par sa bravoure. Annibal l'aiant trouvé, après la Bataille de Cannes, presque sans vie au milieu d'un tas de corps morts, avoit fait panser ses blessures avec beaucoup d'attention & de bonté, & après sa guérison l'avoit renvoyé chez lui, non seulement sans rançon, mais comblé de présens. En reconnoissance d'un tel ser vice, Bantius avoit déja fait tous ses ef forts pour mettre Nole entre les mains d'Annibal, & Marcellus le voyoit encore inquiet & remuant. Il faloit ou s'en dé faire par le suplice, ou l'attirer par des bienfaits. Marcellus préféra ce dernier parti, auquel son inclination naturelle le portoit. Il étoit d'un caractére doux, af-
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fable, insinuant, & propre à se faire ai(An. R. 536. Av. J. C. 216.) mer. Un jour donc Bantius étant allé lui fai re sa cour, Marcellus lui demanda qui il étoit. Ce n'étoit pas qu'il ne le connût de longue main, mais il cherchoit un pré texte & une entrée à la conversation qu'il vouloit avoir avec lui. Bantius lui aiant dit son nom, Marcellus, comme surpris & plein d'admiration: Quoi! lui dit-il, vous êtes ce Bantius dont on parle tant à Rome, comme d'un Officier qui a combattu si vaillamment à la Bataille de Cannes, & qui seul n'a pas abandonné le Consul Paul Emile, mais s'est présenté lui-même aux coups que l'on portoit à ce Général? Ban tius lui aiant répondu que c'étoit lui-mê me, & lui aiant montré les cicatrices de ses blessures: Eh, lui dit Marcellus, comment, après nous avoir donné de si grandes marques de votre amitié, n'êtes- vous pas venu dès le commencement cher cher auprès de nous les honneurs qui vous sont dus? Pensez-vous donc que nous ne sachions pas récompenser le mérite dans des amis qui s'attirent l'estime de nos ennemis mêmes? A des paroles si gracieuses, ac compagnées d'un air de bonté & de fami liarité, il ajouta un présent qui y mit le comble. Outre une somme d'argent qu'il lui fit compter par son Trésorier, il le(Questeur.) gratifia d'un beau cheval de bataille, & en sa présence ordonna à ses Licteurs de
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) le faire entrer toutes les fois qu'il se pré senteroit pour le voir. On voit ici dans la personne de Marcel lus, combien l'art de manier les esprits & de gagner les cœurs est nécessaire à ceux qui sont dans les prémiéres places, & char gés du Gouvernement: que ce n'est point par la hauteur & la fierté, par les mena ces, par les châtimens qu'on doit condui re les hommes; mais que les marques de bonté & d'amitié, les louanges, les ré compenses, dispensées à propos & avec a dresse, sont le moyen le plus sûr de les a mener à ses fins, & de se les attacher pour toujours. Par ces façons généreuses Marcellus a doucit tellement le courage altier de Ban tius ce jeune Cavalier, qu'il fut, tout le reste de sa vie, l'allié de Rome le plus brave & le plus fidéle. Personne ne fut plus attentif & plus vif que lui à décou vrir & à dénoncer ceux de Nole qui te noient le parti d'Annibal, & ils étoient en fort grand nombre. Annibal étant reve nu devant Nole, ils avoient résolu, dès que les Romains seroient sortis pour mar cher aux ennemis, de fermer les portes, de piller le bagage, & de se rendre aux Car thaginois; & ils avoient eu avec les enne mis plusieurs entrevues pendant la nuit. (Annibal est battu par Mar cellus de vant les) Marcellus, averti de cette conspiration, prit toutes les mesures nécessaires pour en empêcher l'effet. Il s'étoit tenu quelques jours exprès renfermé dans la ville, non
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par crainte, mais pour inspirer à l'ennemi(An. R. 536. Av. J. C. 216. murailles de Nole. Liv. XXIII. 16. Plut. iu Marc. 303.) une confiance téméraire. Annibal, en effet, aprocha des murailles avec moins d'ordre & de précaution qu'il n'avoit cou tume. Marcellus, qui tenoit ses troupes rangées en bataille dans la ville, les fit sor tir dans ce moment par trois portes, & tomba sur les assiégeans avec tant de for ce & d'impétuosité, qu'ils ne purent sou tenir ce choc. Après s'être défendus pen dant quelque tems avec assez de vigueur & de courage, ils furent enfin enfoncés, & obligés à se retirer dans leur camp. Annibal perdit dans cette action deux mil le trois cens hommes, & du côté de Mar cellus il n'en fut tué que cinq cens. Ce fut là le prémier avantage que les Romains remportérent sur Annibal depuis la Bataille de Cannes, & il fut pour eux d'une extrême conséquence. Car, dans l'état où étoient alors les affaires de la Ré publique, il étoit plus difficile d'arrêter le cours des victoires d'Annibal, qu'il ne le fut dans la suite de le vaincre. Cet avantage commença à rassurer les Romains, & à leur inspirer de la confiance, en leur mon trant qu'ils combattoient contre un enne mi qui n'étoit point invincible, & qui pouvoit être entamé & battu. Alors Marcellus aiant fait fermer la vil(Citoyens de Nole punis de leur tra hison.) le, & mis des gardes aux portes pour em pêcher qui que ce fût d'en sortir, fit une recherche exacte de ceux qui avoient eu des entretiens secrets pendant la nuit avec
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) les ennemis. Soixante-dix des plus cou pables aiant été convaincus du crime de trahison, le Préteur les condanna à per dre la tête, confisqua leurs biens au profit du Peuple Romain, & rendit au Sénat de Nole toute l'autorité que la cabale lui a voit ôtée. (Annibal attaque Casilin. Liv. XXIII. 18.) Annibal aiant manqué Nole, vint assié ger Casilin. Mais quoique la place fût pe tite, & la garnison seulement de mille hommes, les Carthaginois furent souvent repoussés avec perte: de sorte qu'Anni bal, honteux de demeurer longtems devant une bicoque sans rien faire, prit le parti de fortifier son camp, & d'y laisser quel ques troupes pour ne pas abandonner en tiérement l'entreprise, & se retira à Ca poue. (Quartier d'hiver à Capoue, funeste à l'Armée d'Annibal.) Ce a fut-là que cette Armée, qui avoit résisté si longtems aux travaux les plus pé nibles, & que les périls les plus affreux n'avoient jamais pu abattre, fut entiérement vaincue par l'abondance & les délices, dans lesquelles elle se plongea avec d'au tant plus d'avidité, qu'elle n'y étoit point accoutumée. Le sommeil, le vin & la bonne chére, les débauches avec les fem mes, l'oisiveté qui devenoit de jour en jour plus douce pour eux à mesure qu'ils s'y familiarisoient, tout cela amollit telle 41
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ment leurs corps & leurs courages, que(An. R. 536. Av. J. C. 216.) s'ils se soutinrent encore quelque tems, ce fut plutôt par l'éclat de leurs victoires passées, que par leurs forces présentes. Les gens habiles dans l'Art militaire regardé rent la faute qu'avoit fait Annibal en me nant ses troupes en quartier d'hiver à Ca poue, comme plus grande que celle de n'avoir pas marché vers Rome aussitôt a près la Bataille de Cannes. Car ce délai & cette négligence, dit Tite-Live, pou voit paroître avoir seulement différé sa victoire; au-lieu que le séjour de Capoue lui ôta les forces nécessaires pour vaincre. Quand Annibal tira ses soldats de cette ville, on eût dit que c'étoient d'autres hommes, tout différens de ce qu'ils avoient été jusques-là. Accoutumés à demeurer dans des maisons commodes, à vivre dans l'abondance & dans l'oisiveté, ils ne pou voient plus souffrir la faim, la soif, les longues marches, ni les autres travaux de la guerre. La plupart emmenérent avec eux des femmes débauchées. Pendant tout l'Eté il y eut un grand nombre de déser teurs, qui n'avoient point d'autre asile que Capoue contre la sage sévérité de leurs Généraux. Dans ce que je viens de dire de Capoue,(Réflexion sur le sé jour d'An nibal à Ca poue.) je n'ai fait que copier Tite-Live; mais je ne sai si tout ce qu'il dit des suites funes tes qu'eurent les quartiers d'hiver passés dans cette ville délicieuse, est bien juste & bien fondé, Quand on examine avec soin
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) toutes les circonstances de cette histoire, on a de la peine à se persuader qu'il faille attribuer le peu de progrès qu'eurent les ar mes d'Annibal dans la suite au séjour de Capoue. C'en est bien une cause, mais la moins considérable; & la bravoure avec laquelle les Carthaginois battirent depuis ce tems-là des Consuls & des Préteurs, prirent des villes à la vue des Romains, maintinrent leurs conquêtes, & restérent encore quatorze ans en Italie sans en pou voir être chassés: tout cela porte assez à croire que Tite-Live exagére les pernicieux effets des délices de Capoue. La véritable cause de la chute des affai res d'Annibal, c'est le défaut de secours (Liv. XXIII. 13.) & de recrues de la part de sa patrie. A près l'exposé de Magon, le Sénat de Car thage avoit jugé nécessaire, pour pousser les conquêtes d'Italie, d'y envoyer d'Afri que un renfort considérable de Cavalerie Numide, quarante éléphans, mille talens qui font trois millions; & d'acheter en Espagne vingt mille hommes de pié, & quatre mille chevaux, pour en renfoncer (Ibid. 32.) leurs Armées d'Espagne & d'Italie. Néan moins Magon n'en put obtenir que douze mille hommes de pié, avec deux mille cinq cens chevaux: & même quand il fut prêt à partir pour l'Italie avec cette troupe si fort au-dessous de celle qu'on lui avoit promise, il fut contremandé & en voyé en Espagne. Annibal, après de si grandes promesses, ne reçut donc ni In-
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fanterie, ni Cavalerie, ni Eléphans, ni(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Argent, & il fut absolument abandonné à ses ressources personnelles. Son Armée se trouvoit réduite à vingt-six mille hom mes de pié & à neuf mille chevaux. Com ment, avec une Armée si affoiblie, pou voir occuper dans un pays étranger tous les postes nécessaires, contenir les nou veaux Alliés, maintenir les conquêtes, en faire de nouvelles, & tenir la campagne avec avantage contre deux Armées des Romains qui se renouvelloient tous les ans? Voilà la véritable cause de la déca dence des affaires d'Annibal. Si nous a vions l'endroit où Polybe avoit parlé sur cette matiére, nous verrions sans doute qu'il avoit plus insisté sur cette cause, que sur les délices de Capoue. Dès que la rigueur du froid commença(Casilin, forcé par l'extrémi té de la di sette, se rend à Annibal. Liv. XXIII. 19.) à s'adoucir, Annibal tira ses troupes des quartiers d'hiver, & revint à Casilin, dont les habitans, aussi-bien que les soldats de la garnison, étoient réduits à une extrême disette. Car quoique les attaques eussent cessé pendant l'hiver, néanmoins, com me la ville avoit toujours été bloquée, on n'avoit pas pu y faire entrer des vivres. Tib. Sempronius commandoit les Romains en l'absence du Dictateur, que les affaires de la Religion avoient rappellé à Rome. Marcellus avoit grande envie d'aller secou rir les assiégés: mais il étoit retenu, d'un côté par les eaux du Vulturne qui s'étoient extrêmement grossies, de l'autre par les
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) priéres de ceux de Nole, qui craignoient d'être attaqués par les Campaniens dès que les Romains se seroient éloignés. Sem pronius étoit à portée d'agir: mais, com me le Dictateur lui avoit défendu de rien entreprendre jusqu'à son retour, il n'osoit faire aucun mouvement en faveur de Ca silin, quoiqu'il aprît qu'ils souffroient des maux capables de vaincre la constance la plus héroïque. Tout ce qu'il put faire, ce fut de remplir un grand nombre de tonneaux des blés qu'il enleva des campa gnes voisines, & de les mettre sur le Vul turne, dont le courant les porteroit dans la ville, en prenant la précaution d'avertir le Magistrat de retirer ces tonneaux à me sure qu'ils passeroient. Cela dura trois nuits de suite, & fit un peu respirer les assiégés. Mais les Carthaginois s'en étant enfin apperçus, cette ressource leur man qua absolument. Rien ne passa depuis qui ne fût arrêté en chemin, excepté des noix que les Romains y jettérent, & qui étant arrivées à Casilin, étoient enlevées avec des claies. Mais qu'est-ce que c'étoit qu'un si foible secours dans une telle disette? Ré duits à la derniére extrémité, ils se virent obligés à manger les cuirs de leurs bou cliers, après les avoir fait bouillir pour les rendre plus moux; d'ajouter à une nourri ture si misérable les rats & les autres ani maux les plus sales; & d'arracher les her bes & les racines qui croissoient au bas des murailles. Annibal aiant apperçu
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qu'ils semoient des raves: Quoi! s'écria-(An. R. 536. Av. J. C. 216.) t-il tout étonné: les assiégés s'imaginent- ils que je resterai autour de cette place, jusqu'à ce que ces plantes soient en matu rité? Cette vue le détermina à souffrir qu'ils traitassent avec lui de la rançon des personnes libres, ce qu'il leur avoit tou jours refusé jusques-là. Ils convinrent de donner par tête quatre cens vingt livres.(Septunces auri.) Quand la somme fut payée, Annibal les renvoya à Cumes, comme il leur en avoit donné sa parole, & mit dans la place une garnison de six cens soldats. Les habitans de Pétélie, ville des Bru(Fidélité de Pétélie pour les Romains. Liv. XXIII. 20.) tiens, témoignérent aussi une grande fidé lité. Le Sénat aiant répondu avec dou leur à leurs Députés, que le Peuple Romain étoit hors d'état d'envoyer du secours dans une place si éloignée, ils persévérérent dans leur attachement aux Romains, jusqu'à ce qu'enfin la nécessité les obligeât dans la sui te à se rendre. A peu près dans ce même tems, on re(Etat des affaires en Sicile & en Sardai gne. Liv. XXIII. 21.) çut à Rome des Lettres de Sicile & de Sardaigne, dont on fit lecture dans le Sé nat. Le Propréteur T. Otacilius mandoit de la prémiére de ces provinces, que le Préteur Furius étoit arrivé d'Afrique à Li lybée avec sa Flotte, dangereusement mala de des blessures qu'il avoit reçues, & à la veille d'en mourir. Qu'ils n'avoient ni ar gent ni blé pour payer & pour nourrir les soldats & les matelots, & ne savoient où en prendre. Il exhortoit fortement les Sé-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) nateurs à leur envoyer au plutôt l'un & l'autre, & à faire partir, s'ils le jugeoient à propos, quelqu'un des nouveaux Pré teurs pour lui succéder à lui-même Aulus Cornelius Mammula, Propréteur de Sar daigne, demandoit aussi des vivres & de l'argent dont il manquoit. Le Sénat ré pondit à l'un & à l'autre, qu'on étoit hors d'état de leur rien fournir: qu'ils pourvus sent, comme ils pourroient, aux besoins de leurs Flottes & de leurs Armées. T. Otacilius envoya des Ambassadeurs au Roi Hiéron, l'unique ressource du Peuple Ro main, & reçut de lui autant d'argent qu'il en avoit besoin, & des vivres pour six mois. Les villes de Sardaigne en fourni rent à Cornelius avec beaucoup de zèle & d'affection. Comme on manquoit aussi d'argent à Rome, le Peuple nomma trois des pré miers citoyens pour recevoir les sommes que les particuliers voudroient bien prêter (Dictateur créé pour choisir de nouveaux Sénateurs à la place des morts. Liv. XXIII. 22. 23.) à la République. Après avoir nommé trois Pontifes à la place de ceux qui étoient morts, on songea à remplir les places de Sénateurs vacantes, & elles étoient en grand nombre: tant de batailles perdues a voient fait un grand vuide dans le Sénat. L'affaire fut mise en délibération par le Préteur Pomponius. Sp. Carvilius, qui parla le prémier, fut d'avis que pour rem placer ceux qui manquoient, & en même tems pour s'unir plus étroitement les La tins, on donnât le droit de Bourgeoisie à
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deux Sénateurs de chaque peuple du Nom(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Latin, & qu'on les substituât à ceux de Rome qui étoient morts. Cette proposi tion excita un murmure & une indignation générale. Q. Fabius Maximus dit qu'on n'avoit jamais rien avancé plus à contre tems, qu'une proposition si capable d'exci ter de nouveaux mouvemens parmi les Al liés, dont la fidélité n'étoit déja que trop ébranlée; & que si les delibérations du Sénat avoient jamais demandé un secret inviolable, il faloit oublier, étouffer, en sevelir dans le silence, & regarder comme non avenu ce discours, échappé à la té mérité d'un seul homme. En effet il n'en fut jamais parlé depuis. Le Sénat jugea à propos de créer un Dictateur, pour faire le choix dont il s'agis soit. Cette nomination se faisoit ordinai rement par les Censeurs: mais il n'y en a voit point alors dans la République, & les conjonctures présentes demandoient u ne voie plus abrégée. Le Consul Varron, qu'on fit revenir exprès de l'Apulie, nom ma pour Dictateur M. Fabius Buteo, sans Général de la Cavalerie, avec pouvoir d'exercer la Dictature pendant six mois. Il étoit le plus ancien de ceux qui avoient été Censeurs. Dès qu'il fut monté sur la Tri bune aux harangues accompagné de ses Licteurs, il fit observer lui-même toutes les irrégularités qui se trouvoient dans sa nomination. Il déclara “qu'il n'aprou voit point, ni qu'il y eût deux Dicta-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) teurs en même tems dans la Républi que, ce qui n'étoit jamais arrivé; ni qu'on l'eût élevé lui-même à cette di gnité, sans lui donner un Général de la Cavalerie; ni qu'on eût donné une se conde fois l'autorité de Censeur à la même personne; ni enfin qu'on eût per mis à un Dictateur de rester six mois en charge, à moins que ce ne fût pour faire la guerre. Il ajouta, que si la nécessité avoit obligé de s'élever au dessus des Loix, pour lui il étoit obligé de s'en raprocher le plus qu'il lui seroit possible. Qu'il n'effaceroit du tableau des Séna teurs aucun de ceux qui y étoient, afin qu'il ne fût pas dit qu'un seul homme eût été arbitre souverain de l'honneur & de la dignité d'un Sénateur. Et quant aux places vacantes, qu'en les remplis sant il se régleroit sur des distinctions re connues & indépendantes de son choix, & non pas sur le mérite personnel des sujets, dont il ne lui convenoit pas de se rendre seul juge.“ Il tint parole, & après avoir fait lire la liste des anciens Sénateurs, à laquelle il ne toucha point, il nomma pour remplacer les morts, prémiérement ceux qui avoient exercé quelque Magistrature Curule, en fuivant l'ordre des tems où chacun d'eux y avoit été reçu. Ensuite il nomma ceux qui avoient été Ediles Plébéyens, Tribuns du Peuple, Préteurs, ou Questeurs: puis ceux qui avoient remporté des dépouilles
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sur les ennemis, ou mérité la Couronne(An. R. 536. Av. J. C. 216.) Civique. Après avoir créé de cette maniére cent soixante & dix-sept Sénateurs avec l'apro bation générale de tous les citoyens, il ab diqua la Dictature, & descendit de la Tri bune comme particulier. Et aiant ordon né à ses Licteurs de se retirer, il se mêla dans la foule, & y demeura à dessein as sez longtems, pour éviter que le peuple le reconduisît en pompe à son logis. Mais sa modestie ne refroidit point l'ardeur des ci toyens. Quand il se retira, ils lui formé rent un cortége fort nombreux, & l'ac compagnérent jusques chez lui avec beau coup de zèle & de respect. Il y a dans le discours & dans la conduite de Buteo une modération & une sagesse, auxquelles on ne peut refuser son estime & son admiration. C'étoit un petit nombre de pareils Séna teurs, qui dans les affaires importantes for moient toujours l'avis de la Compagnie, & qui étoient comme l'ame des délibéra tions & du gouvernement. Heureuses les Compagnies où il se trouve de pareils hom mes, & où l'on sait en faire le cas qu'ils méritent! Le Consul partit la nuit suivante pour(On crée de nou veaux Consuls & de nou veaux Pré teurs. Liv. XXIII. 24.) aller rejoindre son Armée, sans en avertir le Sénat, craignant qu'on ne le retînt dans la ville, pour présider à l'élection des Con suls de l'année suivante. Le lendemain, le Sénat fut d'avis qu'on écrivît au Dictateur, & qu'on le priât, en cas que les affaires de
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) la République le permissent, de venir à Rome pour la nomination des Consuls, & d'amener avec lui le Général de la Cava lerie, & le Préteur M. Marcellus, afin que les Sénateurs pussent les consulter en personne sur l'état présent de la Républi que, & prendre de concert avec eux les mesures les plus sages qu'il se pourroit. Tous ceux qu'on avoit mandés se rendi rent à Rome, après avoir laissé à leurs Lieutenans le commandement des Légions. Le Dictateur aiant parlé de lui-même en peu de mots & avec beaucoup de modes tie, & comblé d'éloges la sage conduite de T. Sempronius son Général de Cavale rie, il indiqua une Assemblée, dans la quelle on créa Consuls L. Postumius pour la troisiéme fois, avec T. Sempronius Gracchus. Le prémier étoit absent, & commandoit dans la Gaule: le second é toit à Rome, actuellement Général de la Cavalerie, & Edile Curule. Ensuite on créa Préteurs M. Valerius Lévinus, Ap. Claudius Pulcher, Q. Fulvius Flaccus, & Q. Mucius Scevola. Le Dictateur, après avoir fait nommer ces Magistrats, s'en re tourna joindre son Armée à Théane, lais sant à Rome le Général de la Cavalerie, qui devoit quelques jours après prendre possession du Consulat, & à qui, par cet te raison, il convenoit de consulter les Sé nateurs sur les troupes qu'on devoit lever & employer l'année suivante pour le servi ce de la République.
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Dans le tems qu'on étoit le plus occupé(An. R. 536. Av. J. C. 216. L. Postu mius dé signé Con sul, est tué dans la Gaule avec tous ses soldats. Liv. XXIII. 24.) de ces soins, on aprit que L. Postumius, Consul désigné, étoit péri dans la Gaule Cisalpine avec tous les soldats qu'il com mandoit. Il devoit faire passer son Armée par une vaste forêt, que les Gaulois appel loient*Litane. A droite & à gauche du chemin qu'il devoit suivre, ces peuples a voient scié les arbres par le pié, de façon qu'ils demeuroient debout, mais que le moindre effort suffisoit pour les renverser. (Ce fait ne paroit guéres vraisemblable, & encore moins ce qui suit.) Postumius avoit avec lui deux Légions Romaines, qui jointes aux Alliés qu'il avoit levés le long de la Mer Supérieure ou Adriatique, composoient un corps de quinze mille hom mes, avec lesquels il étoit entré sur les ter res des ennemis. Les Gaulois, qui s'é toient postés aux extrémités de la forêt, ne virent pas plutôt les Romains engagés dans le milieu, qu'ils poussérent les arbres sciés les plus éloignés du chemin. Ceux- là tombant de proche en proche sur les autres, à qui le moindre choc suffisoit pour être renversés, écrasérent les Ro mains, hommes, armes, & chevaux, d'une maniéte si effroyable, qu'à peine y en eut-il dix qui échappérent. Car la plu part aiant été tués, ou étouffés par les troncs & les branches des arbres sous les- 42
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( An. R. 536. Av. J. C. 216.) quelles ils demeurérent accablés, ceux qui par hazard échappérent à un si affeux de sastre, furent aussitôt assommés par les en nemis, qui s'étoient répandus tout armés aux environs & dans le milieu de la forêt. Un très petit nombre, qui avoient espéré se sauver par le pont du fleuve, furent pris par les Gaulois, qui s'en étoient emparés quelque tems auparavant. Ce fut-là que Postumius perdit la vie, après avoir fait tous ses efforts pour ne point rester prison nier. Les Boyens lui coupérent la tête, & la portérent en triomphe, avec ses ar mes & le reste de ses dépouilles, dans le Temple le plus respecté de leur nation. Ensuite, en aiant tiré la cervelle, ils garni rent d'or le crane; &, suivant leur cou tume, les Prêtres & les Ministres de leurs Dieux le firent servir de coupe pour les li bations qu'ils faisoient dans leurs sacrifices, & de tasse pour eux-mêmes dans leurs re pas. Le butin qu'ils firent fut proportion né à leur victoire. Car, à l'exception des animaux qui avoient été écrasés par la chu te des arbres, il ne se perdit rien de tout le reste des dépouilles: tout se trouva ra massé à l'endroit où l'Armée avoit péri, la suite n'en aiant rien dispersé. (Cette nouvelle cause un deuil ex trême à Rome.) Lorsqu'on aprit à Rome un si grand malheur, les citoyens furent tellement ac cablés de tristesse, que les boutiques aiant été sur le champ fermées, toute la ville, pendant plusieurs jours, parut une solitu de, chacun demeurant renfermé chez soi
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comme en pleine nuit. Pour ôter à Ro(An R. 536. Av. J. C. 216.) me cette image d'affliction & de deuil u niversel, le Sénat ordonna aux Ediles de se promener par les rues, & de faire ou vrir les boutiques. Alors T. Sempronius aiant convoqué les Sénateurs, les consola; “& les aiant fait souvenir de la fermeté & de la constance avec laquelle ils a voient soutenu la défaite de Cannes, il les exhorta à s'armer de courage, & à ne se point laisser abattre par de moin dres calamités. Il leur fit entendre que pourvu que les affaires réussissent du cô té d'Annibal & des Carthaginois, com me il y avoit lieu de l'espérer, on pou voit sans risque différer à un autre tems la guerre des Gaulois. Qu'avec le secours des Dieux le Peuple Romain trouveroit bien l'occasion de se venger de la fraude & de l'artifice de ces Bar bares. Mais que l'objet dont il faloit s'occuper maintenant, c'étoit la guerre des Carthaginois, & les forces que l'on seroit en état de leur opposer.“ Il commença lui-même à faire le dé(Le Sénat dispose des troupes qui doi vent servir cette an née. Liv. XXIII. 25.) nombrement des troupes de Cavalerie & d'Infanterie, tant de Citoyens que d'Alliés, qui servoient actuellement dans l'Armée du Dictateur. Alors Marcellus fit aussi le dé tail des siennes. On demanda à ceux qui en avoient connoissance, ce que le Con sul Varron avoit avec lui dans l'Apulie. Et de cette espéce de revue il résultoit qu'on auroit bien de la peine à former des Ar-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) mées Consulaires, qui pussent soutenir une guerre si importante. C'est pourquoi, quelques raisons qu'on eût d'être indigné contre les Gaulois, on résolut d'abandon ner cette entreprise pour le présent. On donna au Consul l'Armée du Dictateur. Les soldats de l'Armée de Marcellus, qui avoient pris la fuite à Cannes, eurent or dre de passer en Sicile, & d'y servir tant que la guerre dureroit en Italie. On jugea à propos d'y transporter aussi ceux des Lé gions du Dictateur, sur la valeur desquels on comptoit le moins, sans leur fixer au cun tems, que celui qui étoit marqué par les Loix, pour le nombre des campagnes que chaque citoyen étoit obligé de faire. On assigna au Consul qui seroit nommé en la place de L. Postumius aussitôt que les auspices le permettroient, les deux Lé gions qui étoient demeurées cette année dans la ville pour la garder. On ordonna encore qu'incessamment on feroit revenir de Sicile deux Légions, desquelles le Con sul à qui celles de la ville seroient échues, tireroit le nombre de soldats dont il auroit besoin. On prorogea au Consul Varron le commandement pour un an, sans rien retrancher des troupes qu'il commandoit dans l'Apulie pour défendre ce pays. (Affaires d'Espagne peu favo rables pour les Carthagi nois.) Pendant que ces choses se passoient en Italie, la guerre ne se faisoit pas en Espagne avec moins de chaleur. Les Romains a voient toujours eu l'avantage jusqu'à ce tems-là. Les deux Scipions avoient partagé
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leurs forces, de façon que Cneus com(An. R. 536. Av. J. C. 216. Liv. XXIII. 26. 27.) mandoit l'Armée de terre, tandis que Pu blius tenoit la mer avec sa Flotte. Asdru bal, qui commandoit les Carthaginois, ne se voyant pas en état de résister aux Ro mains ni sur l'un ni sur l'autre élément, ne trouvoit sa sureté que dans la distance qu'il mettoit entre lui & les ennemis. Ce ne fut qu'après qu'il eut employé beau coup de priéres, & fait bien des instan ces, qu'on lui envoya d'Afrique quatre mille hommes de pié & cinq cens chevaux pour recruter son Armée. Avec ces se cours, il alla camper près des Romains, se croyant en état de leur résister par terre; & en même tems il ordonna à sa Flotte, après l'avoir fournie de tout ce qui lui manquoit, de défendre les Iles & les Cô tes maritimes qui dépendoient des Cartha ginois. Dans le tems même qu'il travailloit de toutes ses forces à rétablir les affaires des Carthaginois dans l'Espagne, il eut la dou leur d'aprendre la désertion des Capitaines qui commandoient sur ses vaisseaux. De puis les violens reproches qu'il leur avoit faits pour avoir lâchement abandonné la Flotte auprès de l'Ebre, ils n'avoient été que foiblement attachés à Asdrubal, & aux intérêts des Carthaginois. Après s'être eux-mêmes déclarés pour les Romains, ils avoient soulevé plusieurs villes du pays des *Tartésiens, & en avoient même pris u 43
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) ne par force. Ce mouvement obligea Asdru bal à s'éloigner des Romains, pour porter la guerre de ce côté-là Les rebelles rem portérent d'abord d'assez grands avantages sur les Carthaginois, ensorte qu'Asdrubal n'osoit tenir la campagne. Ces bons suc cès leur devinrent funestes. Ne gardant plus ni ordre ni discipline, ils se répan doient de côté & d'autre, sans prendre au cune précaution. Asdrubal sut bien profi ter de leur négligence. Etant tombé sur eux lorsqu'ils s'y attendoient le moins, il les mit en déroute, & les défit pleinement. Cette victoire obligea dès le lendemain toute la nation à se soumettre à lui. (Asdrubal reçoit or dre de pas ser en Ita lie. Liv. XXIII. 27.) Les choses étoient en cet état, lorsqu'As drubal reçut ordre de Carthage de passer incessamment en Italie. Le bruit s'en étant répandu dans l'Espagne, y changea entié rement la face des affaires. Asdrubal le sentit bien. Il écrivit au Sénat de Cartha ge, pour lui aprendre le mauvais effet qu'a voit déja produit dans tout le pays le bruit de son départ. Il marquoit “que s'il qui toit la province, il n'auroit pas plutôt passé l'Ebre, qu'elle se déclareroit en tiérement pour les Romains. Qu'ou tre qu'il n'avoit ni Général ni troupes à laisser en sa place, ceux qui comman doient les Armées Romaines étoient des Capitaines d'une expérience si consom mée dans la guerre, qu'il seroit très dif ficile de leur résister, quand on auroit des forces égales à leur opposer. Qu'ainsi,
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s'ils songeoient à conserver l'Espagne,(An. R. 536. Av. J. C. 216.) ils lui envoyassent un successeur à la tê te d'une Armée considérable: que quelque heureux succès que pût avoir ce nouveau Général, ce ne seroit pas sans peine, & qu'il trouveroit bien de l'occupation dans son emploi.“ Ces Lettres firent d'abord quelque im pression sur l'esprit des Sénateurs de Car thage: mais comme, préférablement à tout, ils songeoient à se maintenir dans l'Italie, ils ne changérent point de réso lution à l'égard d'Asdrubal & de ses trou pes. Ils firent partir Himilcon avec une(Himilcon arrive en Espagne pour pren dre la pla ce d'As drubal. Liv. XXIII. 28.) bonne Armée & une puissante Flotte, pour conserver & défendre l'Espagne tant par terre que par mer. Dès que ce Gé néral fut arrivé, aiant mis ses Troupes & sa Flotte en sureté, il alla joindre Asdru bal avec un Corps de Cavalerie le plus promtement qu'il lui fut possible. Lors qu'il lui eut exposé les Decrets du Sé nat, & qu'à son tour il eut apris de lui de quelle maniére il faloit faire la guerre en Espagne, il retourna dans son camp, mettant toute sa sureté dans la promtitu de, & sortant toujours des lieux où il pas soit avant que les habitans eussent pu pren dre aucune mesure pour l'arrêter. Pour Asdrubal, avant que de quiter la provin ce, il tira de l'argent de tous les peuples qui étoient encore sous la domination des Carthaginois, prévoyant qu'il en auroit grand besoin dans le voyage qu'il alloit en-
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(An. R. 536. Av. J. C. 216. Les deux Scipions,(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) pour em pêcher le départ d'Asdru bal lui li vrent ba taille. Il est défait avec son Armée. Liv. XXIII. 28. 29.) treprendre; après quoi il se rendit sur les bords de l'Ebre. Les deux Généraux Romains n'eurent pas plutôt apris les ordres qu'on avoit don nés à Asdrubal, que renonçant à toute autre entreprise, ils réunirent leurs Ar mées pour s'opposer à son départ. Ils sentoient bien que si ce Général, avec l'Ar mée qu'il avoit en Espagne, venoit à bout de passer en Italie où l'on avoit déja beau coup de peine à résister à Annibal seul, la jonction des deux fréres entraîneroit in failliblement la ruïne de Rome. Ils joi gnirent donc leurs troupes sur les bords de l'Ebre, & aiant passé ce fleuve, ils marchérent contre Asdrubal. Pendant quelques jours les deux Armées demeu (Un peu moins de deux lienes.) rérent campées à cinq milles l'une de l'autre, se contentant d'escarmoucher, sans qu'aucune des deux parût songer à u ne action générale. Enfin, dans le mê me jour & presque dans le même mo ment, les Généraux des deux partis, com me de concert, donnérent le signal de la bataille, & descendirent dans la plaine a vec toutes leurs forces. Les Romains é toient rangés sur trois lignes à leur ordi naire, qui étoient les Hastaires, les Prin ces, & les Triaires. La Cavalerie for moit les deux ailes. Une partie des sol dats armés à la légére étoit placée parmi ceux qui étoient au prémier rang, les autres derriére l'Armée. Asdrubal mit les Espagnols au corps de sa bataille, les
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Carthaginois à leur droite, & les Africains(An. R. 536. Av. J. C. 216,) à leur gauche avec les troupes auxiliaires. A l'égard de la Cavalerie, il plaça celle des Numides à l'aile droite à la suite de l'Infanterie des Carthaginois, & les autres à l'aile gauche à la suite des Africains. Il ne rangea pas tous les Numides à la droi te, mais seulement ceux qui traînant deux chevaux à la fois, avoient coutume, dans le plus fort de la mêlée, de sauter tout armés de dessus celui qui étoit las & ha rassé sur le plus frais: tant étoit grande, & la légéreté des Cavaliers, & la souplesse & docilité des chevaux pour se prêter à tous leurs mouvemens. Les Généraux des deux partis aiant ran gé leurs Armées dans l'ordre que je viens de dire, avoient des motifs d'espérance à peu près égaux. Leurs troupes étoient assez égales pour le nombre; mais du cô té des soldats, les sentimens & le coura ge étoient bien différens. Car, quoique les Romains fissent la guerre loin de leur patrie, leurs Généraux n'avoient pas laissé de leur persuader qu'ils combattoient pour l'Italie & pour la ville de Rome, en empê chant la jonction des deux fréres & des deux Armées. C'est pourquoi, faisant dé pendre leur retour auprès de leurs femmes & de leurs enfans du succès de cette ba taille, ils s'étoient déterminés à vaincre ou à mourir. L'autre Armée étoit com posée de gens qui n'avoient pas la même ardeur, ni la même résolution, parce
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.) qu'ils n'avoient pas les mêmes intérêts. La plus grande partie des soldats étoient des Espagnols, qui aimoient mieux être vaincus en Espagne, qui d'y vaincre pour être traînés en Italie. Ainsi ceux qui é toient au corps de la bataille lâchérent pié dès le prémier choc, presque avant qu'on eût lancé aucun trait; puis voyant que les Romains s'avançoient contr'eux avec beau coup de vigueur, ils prirent ouvertement la fuite. Les deux autres corps d'Infan terie ne combattirent pas pour cela avec moins de courage; les Carthaginois d'un côté, & les Africains de l'autre, pressoient vivement les ennemis qu'ils tenoient com me enveloppés. Mais dès que l'Infanterie des Romains se fut avancée toute entiére dans le milieu en poursuivant le corps de bataille qui fuyoit, elle se trouva en état d'écarter les deux corps de l'Infanterie ennemie, qui l'attaquoit à droite & à gau che par les flancs. Quoiqu'elle eût deux combats à soutenir en même tems, elle fut cependant victorieuse dans l'un & dans l'autre. Car après avoir défait & mis en fuite ceux qui étoient au centre, elle se trouva supérieure en valeur & en nombre à ceux qui restoient. Il y eut beaucoup de sang répandu dans ce dernier combat; & si les Espagnols n'avoient pas pris la fuite dès le commencement de l'action, il s'en fût sauvé très peu d'une si grande Armée. La Cavalerie ne donna point. Car dès que les Maures & les Numides
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virent que la victoire se déclaroit pour(An. R. 536. Av. J. C. 216.) leurs ennemis par la défaite du corps de bataille, ils prirent la fuite, & faisant mar cher les éléphans devant eux, ils laissérent les deux corps de leur Infanterie décou verts. Asdrubal, de son côté, aiant sou tenu le combat jusqu'au bout, se sauva du mi lieu du carnage avec un petit nombre de soldats. Les Romains s'emparérent de son camp, & le pillérent. Le succès de cette bataille affermit dans le parti des Romains ceux des Espagnols, qui auparavant étoient encore partagés en tr'eux & les Carthaginois: au-lieu qu'As drubal perdit l'espérance, non seulement de passer en Italie avec son Armée, mais même de demeurer en Espagne avec quel que sureté. Ces bons succès annoncés à Rome par les Lettres des Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) , y cau sérent beaucoup de joie, non seulement parce qu'on avoit vaincu Asdrubal en Es pagne, mais encore plus parce qu'on l'a voit empêché de passer en Italie. On voit dans les événemens que je viens de rapporter, comment la Providence a(Sperat in festis, me tuit secun dis Alte ram sor tem bene præpara tum pec tus. Horat.) soin de tempérer & de balancer les bons & les mauvais succès, pour tenir les hom mes dans un sage milieu également éloigné des deux excès, en leur inspirant des sen timens ou de crainte dans la fortune la plus riante, ou d'espérance dans les mal heurs les plus extrêmes.
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(An. R. 536. Av. J. C. 216.)

§ III.

Double tribut imposé à Rome sur le Peuple. Distribution des Armées, Marcellus est créé Consul. Vice dans son élection. Q. Fabius Maximus lui est substitué. Suite des arrangemens par rapport aux Armées. Les Carthaginois envoient des troupes en Sardaigne. Les Consuls & les autres Gé néraux se rendent chacun à leur départe ment. Philippe envoie des Ambassadeurs à Annibal. Ruse de Xénophane Chef de l'Ambassade. Alliance faite entre Phi lippe & Annibal. Xénophane avec les autres Ambassadeurs est pris par les Ro mains, & envoyé à Rome. Etat de la Sardaigne. Entreprise des Campaniens contre Cumes rendue inutile par Sempro nius. Le même Sempronius défend aussi Cumes contre Annibal. Attention & pru dence de ce Consul. Les Ambassadeurs de Philippe & d'Annibal sont menés & ar rivent à Rome. Mesures que prennent les Romains contre Philippe. Ce Prince en voie de nouveaux Ambassadeurs à Anni bal. Discorde à Nole entre le Sénat & le Peuple. La Sardaigne se révolte. Elle est entiérement soumise par Manlius, après une célébre victoire. Marcellus ravage les terres des Alliés d'Annibal, qui implo rent son secours. L'Armée d'Annibal est battue devant Nole par Marcellus. Com bat singulier entre Jubellius & Claudius.
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Etat des affaires d'Espagne. Les Parti(An. R. 536. Av. J. C. 216.) culiers fournissent de l'argent à la Répu blique. Les Carthaginois battus deux fois coup sur coup en Espagne par les Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) . Pendant que les affaires d'Espagne al loient fort mal pour les Carthaginois, An nibal travailloit avec une aplication infati gable à soutenir & à avancer celles d'Ita lie. Pétélie est prise par les Carthaginois, Crotone & Locres par les Brutiens. Rhé ge fut la seule ville de ce canton, qui de meura fidèle aux Romains. La Sicile aussi, gagnée par Gélon fils ainé d'Hiéron, pan choit vers les Carthaginois. La mort de Gélon différa pour quelque tems l'effet de ces mouvemens, comme nous le dirons dans la suite. Les trois fils de M. Æmilius Lepidus font célébrer des Jeux funébres à l'hon neur de leur pére, & donnent des Com bats de Gladiateurs: j'ai parlé de ces com bats dans le Volume précédent. On célé bre aussi les grands Jeux Romains. La quatriéme année de la guerre contre Annibal, le Consul T. Sempronius Grac chus entra en charge aux Ides de Mars, (le 15) aussi-bien que les Préteurs. Le Peuple voulut que M. Marcellus conti nuât à commander en qualité de Procon sul, parce que, depuis la Bataille de Can nes, il étoit le seul Général qui eût com battu avec avantage contre Annibal en Italie.
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(An. R. 537. Av. J. C. 215. Double tribut im posé à Ro me sur le Peuple.)

T. Sempronius Gracchus.

Le prémier jour que le Sénat s'assembla dans le Capitole pour délibérer sur les af faires de la République, il ordonna que cette année les citoyens payeroient le dou ble du tribut ordinaire, & que de la moitié du total qui seroit exigée sur le champ, on payeroit comptant aux soldats ce qui leur étoit du actuellement pour leur service. Ceux qui s'étoient trouvés à Cannes, n'eu rent point de part à ce payement. (Distribu tion des Armées.) A l'égard des Armées, le Consul T. Sempronius, en conséquence de ce qui fut réglé dans la même Assemblée, ordonna aux deux Légions de la ville de se trouver à un jour marqué à Cales, d'où on les conduiroit dans le camp de Claudius Mar cellus au dessus de Suessule. Le Préteur Appius Claudius Pulcher eut ordre de pren dre les troupes de ce canton, qui étoient sur-tout les restes de l'Armée de Cannes, pour les transporter en Sicile, & de ren voyer à Rome celles qui étoient dans cet te province. M. Claudius Marcellus alla prendre les deux Légions de la ville à Ca les, où on leur avoit commandé de se rendre, pour les conduire dans le camp surnommé Claudien de son nom. Appius Claudius ordonna à T. Metilius Croto son Lieutenant d'aller se mettre à la tête des vieilles troupes, & de les faire passer en Sicile.
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D'abord tout le monde avoit attendu(An. R. 537. Av. J. C. 215. Marcellus est créé Consul. Vice dans son élec tion. Liv. XXIII. 31.) sans impatience que le Consul indiquât l'Assemblée pour se nommer un Collégue. Mais plusieurs aiant observé que l'on avoit éloigné comme à dessein Marcellus, à qui l'on destinoit cette dignité préférablement à tout autre, comme une récompense des belles actions qu'il avoit faites pendant sa Préture, il s'excita un grand murmure dans le Sénat. On peut soupçonner qu'il y a voit réellement de l'artifice dans la con duite que l'on tenoit à l'égard de Marcel lus. Il étoit Plébéyen, le Consul l'étoit aussi. Il est assez vraisemblable que les Patriciens vouloient empêcher que les deux places de Consul ne fussent occupées l'une & l'autre par des Plébéyens; ce qui étoit jusques-là sans exemple. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, que la suite pa roîtra justifier, le Consul, que sa qualité de Plébéyen doit garantir du soupçon d'ê tre entré dans ce complot, & qui se vo yoit maître de l'éluder, répondit à ceux qui se plaignoient: Messieurs, on n'a rien fait que pour le bien de la République. Il étoit à propos que Marcellus passât dans la Campanie pour y faire l'échange des Armées, & que l'Assemblée ne fût indiquée qu'après qu'il se seroit acquité de sa commission, & qu'il seroit revenu à Rome; afin que vous pussiez avoir un Consul tel que les conjonc tures présentes le demandent, & que vous le desirez vous-mémes. Ainsi l'on ne par la plus d'Assemblées jusqu'au retour de
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Marcellus. Dès qu'il fut revenu à Ro me, elle se tint, & il fut nommé Consul d'un commun consentement, & entra aussi- tôt en charge. Mais comme dans ce mo ment même on entendit un coup de ton nerre, & que sa nomination fut déclarée vicieuse par les Augures, il se démit, & on lui substitua Q. Fabius Maximus, qui (Q. Fabius Maximus lui est substitué.) fut alors Consul pour la troisiéme fois. Cette déclaration des Augures sur le vi ce prétendu de l'élection d'un second Con sul Plébéyen, peut avec raison paroître suspecte. Il se passera un grand nombre d'années avant que l'exemple de deux Con suls Plébéyens, donné ici pour la prémié re fois, soit suivi d'un second.

(Suite des arrange mens par rapport aux Ar mées.) Les Consuls firent un nouveau partage des troupes, différent de celui qui avoit été projetté. Fabius eut pour lui l'Armée que M. Junius avoit commandée pendant sa Dictature; & son Collégue Sempronius vingt-cinq mille Alliés, auxquels on joi gnit les esclaves qui s'étoient engagés vo lontairement à porter les armes au nombre de huit mille. On donna au Préteur M. Valerius les Légions qui étoient revenues de Sicile. Marcellus, avec la qualité de Proconsul, fut laissé à la tête de celles qui devoient veiller à la conservation de Nole
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au dessus de Suessule. Les Preteurs, à qui(An. R. 537. Av. J. C. 215.) étoient échues la Sicile & la Sardaigne, partirent pour se rendre à leurs départe mens. Cependant, lorsque Magon, frére d'An nibal, étoit sur le point de partir de Car thage, pour faire passer en Italie douze mille hommes de pié, quinze cens cava liers, vingt éléphans, & mille talens d'ar gent, (trois millions) avec une escorte de soixante galéres, on y aprit que les Cartha ginois avoient été battus en Espagne, & que presque tous les Peuples de cette pro vince étoient passés dans le parti des Ro mains. Cette nouvelle fit changer le pro jet d'envoyer Magon en Italie, parce que l'Espagne parut avoir un plus grand be soin de secours. Dans le même tems sur vint encore un nouvel événement, qui fit de plus en plus oublier Annibal: c'étoit une occasion qui se présentoit de recou vrer la Sardaigne. On aprit “que les Ro(Les Car thaginois envoient des trou pes en Sar daigne. Liv. XXIII. 32.) mains n'avoient que fort peu de troupes dans cette Ile: qu'ils y envoyoient un Préteur nouveau & sans expérience en la place d'Aulus Cornelius, qui avoit long tems gouverné la province, & qui la connoissoit parfaitement. Que d'ailleurs les Sardiots étoient las de l'empire des Romains, qui, l'année précédente, les avoient traités avec une extrême rigueur, en les contraignant de fournir de l'ar gent & du blé au dessus de leurs forces.
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(An. R. 537. Av. J C. 215.) Qu'il ne manquoit qu'un Chef à la ré volte.“ Ces plaintes furent portées à Carthage, par des Députés qu'y envoyé rent secrettement les prémiers de la nation, & sur-tout Hampsicoras, le plus considé rable de tous par son crédit & ses riches ses. Les nouvelles d'Espagne & de Sar daigne, qu'ils aprirent dans le même tems, ayant excité tout à la fois dans leurs esprits la crainte & l'espérance, ils envoyérent Magon en Espagne avec ses vaisseaux & ses troupes; & choisirent Asdrubal, sur nommé le Chauve, pour l'expédition de Sardaigne, avec des forces à peu près e gales à celles que commandoit Magon. Annibal cependant, qui de son côté avoit un pressant besoin de secours, & qui voyoit ses forces diminuer de jour en jour, devoit être dans une grande inquiétude & dans un grand embarras. (Les Con suls & les autres Gé néraux se rendent chacun à leur dépar tement.) Les Consuls Romains, de leur côté, n'eurent pas plutôt terminé les affaires qui les retenoient dans la ville, qu'ils se dispo sérent à partir pour la guerre. Sempro nius ordonna aux troupes qu'il devoit com mander, de se rendre à Sinuesse au jour qu'il leur marqua. Q. Fabius partit aussi pour aller se mettre à la tête de son Ar mée, après avoir commandé aux habitans de la campagne, suivant la permission qu'il en avoit obtenue du Sénat, de transporter tous leurs grains dans les villes fortifiées a vant le prémier de Juin; en déclarant à
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ceux qui n'auroient pas obéi, qu'il rava(An. R. 537. Av. J C. 215.) geroit leurs terres, vendroit leurs esclaves à l'encan, & mettroit le feu à leurs maisons. On n'exempta pas même des fonctions de la guerre les Préteurs, que l'on avoit créés pour l'administration de la Jus tice. On envoya Valére dans l'Apulie, pour recevoir l'Armée des mains de Var ron, & la faire passer en Sicile sous la conduite de quelque Lieutenant-Général; pendant que lui-même se mettroit à la tête des Légions qui revenoient de Sicile, & les employeroit à défendre les côtes mariti mes d'entre Brunduse & Tarente, avec le secours d'une Flotte de vingt-cinq vais seaux, dont on lui donna aussi le comman dement. Q. Fulvius, Préteur de la ville, avec un pareil nombre de vaisseaux, fut chargé de garder les côtes voisines de Ro me. Varron, à qui l'on continuoit tou jours le commandement, mais en ne le chargeant que d'emplois de peu d'impor tance & éloignés de l'ennemi, eut ordre de faire des levées dans le territoire de Pi céne, & de veiller à la conservation de cette contrée. T. Otacilius Crassus n'eut pas plutôt consacré le Temple de la Pru dence, qu'il fut envoyé en Sicile pour commander la Flotte qu'on tenoit dans les ports ou sur les côtes de cette Ile. Tous les Rois & toutes les Nations a(Philippe envoie des Am bassadeurs) voient les yeux ouverts sur le démêlé fa meux qui avoit fait prendre les armes aux
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(An. R. 537. Av. J. C. 215. à Annibal. Liv. XXIII. 33.) deux plus puissans Peuples de la Terre. Philippe, Roi de Macédoine, s'y intéres soit particuliérement, étant, plus qu'au cun autre, voisin de l'Italie, dont il n'é toit séparé que par la Mer Ionienne*. Dès qu'il aprit qu'Annibal avoit passé les Alpes, son prémier mouvement fut de se réjouir de voir deux Républiques si puissantes aux mains l'une contre l'autre: & tant que leurs forces parurent égales, il ne savoit pour laquelle des deux il devoit souhaiter que la victoire se déclarât. Mais quand il sut qu'Annibal avoit défait les Romains dans les trois batailles qu'il leur avoit li vrées presque coup sur coup, il ne douta plus qu'il ne dût se déterminer pour le (Polyb. V. 439.) parti du Vainqueur. Une nouvelle qu'il reçut peu de tems après, l'y détermina entiérement. Pendant qu'il assistoit à la célébration des Jeux Néméens à Argos, arriva de Macédoine un courier, qui lui aprit que les Romains avoient perdu une grande bataille. C'étoit sans doute celle de Cannes. Il ne fit part de cette nou velle qu'à Démétrius de Phare, que nous avons dit s'être retiré chez ce Prince, lorsque les Romains l'obligérent à sortir de l'Illyrie. Démétrius profita de cette occasion pour l'animer à la guerre contre les Romains, à laquelle il sembloit, di soit-il, que les Dieux eux-mêmes l'invi toient, tant la conjoncture présente étoit 44
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favorable. Il lui représenta que dans l'é(An. R. 537. Av. J. C. 215.) tat où se trouvoit Rome, dénuée de tout secours & de toute espérance, il pouvoit, en joignant ses troupes nombreuses à cel les d'Annibal, compter sur la conquête de l'Italie, après quoi il lui seroit aisé de se rendre maître de l'Univers: noble am bition, qui ne convenoit mieux à person ne qu'à lui. Un Roi jeune, heureux jusques-là dans ses entreprises, hardi, entreprenant, & outre cela né d'un sang qui s'étoit toujours flaté de parvenir un jour à l'Empire uni versel, ne pouvoit être qu'enchanté d'un pareil discours. Il pensa donc dès lors à pacifier la Gréce, où il étoit actuellement en guerre avec les Etoliens, afin de pou voir tourner toutes ses pensées & toutes ses forces du côté de l'Italie. Nous avons donné ailleurs le détail de cette négocia(Hist. Anc.. Tom. VIII. Liv. xvii.) tion de paix, & nous avons rendu comp te, après Polybe, des sages réflexions d'un Député de Naupacte, qui représenta & à Philippe & aux Grecs, de quelle im portance il étoit pour eux de se réunir, s'ils ne vouloient pas être accablés ou par les Romains, ou par les Carthaginois, c'est-à-dire par celui de ces deux Peuples qui seroit vainqueur dans la guerre qu'ils se faisoient alors. Mais nous ne devons pas omettre ici, que de ce moment tou te la Gréce, (& bientôt après l'Asie) n'eut plus les yeux tournés que vers l'Occident, d'abord vers Rome ou vers Carthage, puis
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) vers Rome seule, comme si les Peuples & les Rois de l'Orient & du Midi eussent dès lors prévu que c'étoit de l'Occident qu'ils devoient recevoir des Maîtres. Philippe, après la paix faite, retourna en Macédoine, où Démétrius de Phare continua auprès de lui ses pressantes solli citations, ne lui parlant que du grand pro jet qu'il avoit si heureusement commencé à lui inspirer. Et le Prince ne s'occupoit plus jour & nuit que de cette pensée, en sorte que ses entretiens & ses rêves même rouloient uniquement sur la guerre contre les Romains. Ce n'étoit pas, remarque Polybe, par amitié pour le Roi que Dé métrius la lui conseilloit si vivement & si persévéramment, mais par haine pour cet te République, & parce qu'il n'y avoit pour lui d'autre moyen de rentrer dans l'I le de Phare. C'est l'ordinaire des flateurs, de couvrir leurs vues intéressées du voile d'un zèle vif & empressé; & celui des Princes, de se livrer aveuglément à des conseils qui flatent & nourrissent leurs pas sions. Philippe exécuta, après la Bataille de Cannes, ce qu'il avoit résolu dès l'année précédente, & envoya des Ambassadeurs à Annibal pour le féliciter sur ses victoi res, & pour faire alliance avec lui. Ces Ambassadeurs eurent grand soin d'éviter les ports de Brunduse & de Tarente, sa chant qu'ils étoient gardés par les vais seaux & les troupes des Romains. Ainsi
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ils vinrent débarquer auprès du Temple(An. R. 537. Av. J. G. 215.) de Junon, au* promontoire qui a donné le nom de Lacinienne à cette Déesse. De la, traversant l'Apulie pour venir à Ca poue, ils donnérent tout au milieu des troupes Romaines qui gardoient le pays, & furent conduits au Préteur Valére cam pé alors près de Lucérie. Xénophane,(Ruse de Xénopha ne Chef de l'Ambassa de.) Chef de l'Ambassade, ne se démonta point. Il dit hardiment à Valére qu'il venoit de la part du Roi Philippe, pour demander aux Romains leur amitié & leur alliance. Qu'il étoit chargé des ordres de son Maître pour les Consuls, le Sénat, & le Peuple Ro main, & qu'il demandoit qu'on le condui sît vers eux. Valére, charmé des offres avantageuses d'un Roi si puissant, dans un tems où la République étoit abandonnée de ses anciens Alliés, reçut comme amis & hôtes ces Ambassadeurs d'un Roi en nemi. Il leur donna des guides, à qui il commanda de les conduire par des routes sures, & de leur faire connoître avec beau coup de soin les postes qui étoient occu pés par les Romains, ou par les Cartha ginois. Xénophane, en passant toujours au milieu des troupes des Romains, se rendit dans la Campanie; & de-là, sitôt qu'il trouva l'occasion de s'échapper, il vint dans le camp d'Annibal, & fit avec lui au nom de Philippe une alliance, dont les conditions étoient.“ Que le Roi de(Alliance faite entre) 45
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(An. R. 537. Av. J. C 215. Philippe & Anni bal.) Macédoine passeroit en Italie avec une Flotte la plus puissante qu'il seroit en é tat d'équiper (on comptoit qu'elle pour roit être de deux cens vaisseaux.) Qu'il ravageroit les côtes d'Italie, & de son côté feroit la guerre aux Romains de toutes ses forces, tant par terre que par mer. Que quand on les auroit soumis, l'Italie, avec la ville de Rome & tout le butin, appartiendroit à Annibal & aux Carthaginois. Qu'ensuite ils passe roient ensemble dans la Gréce, & fe roient la guerre aux nations que Philip pe indiqueroit. Et que toutes les ter res, tant du Continent que des Iles qui avoisinent la Macédoine, seroient ajou tées au Royaume de ce Prince.“ Tite-Live ne rapporte de ce Traité que le peu que je viens d'en citer. Polybe nous l'a conservé tout entier, & je ne crois pas devoir en frustrer le Lecteur. Ces morceaux, qui marquent les coutumes an ciennes, sur-tout dans une matiére aussi importante qu'est celle des Traités, doi vent nous paroître précieux, & exciter notre curiosité. (Polyb. VII. 502-505.) Traité d'Alliance, arrêté par serment en tre Annibal Général, Magon, Myrcal, Bar mocar, & tous les Sénateurs de Carthage qui se sont trouvés avec lui (Annibal), & tous les Carthaginois qui servent sous lui, d'une part; & de l'autre, entre Xénopha ne Athénien fils de Cléomaque, lequel nous a été envoyé en qualité d'Ambassadeur par
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le Roi Philippe fils de Démétrius, tant en(An. R. 537. Av. J. C. 215.) son nom, qu'au nom des Macédoniens, & des Alliés de sa couronne. En présence de Jupiter, & de Junon, & d'A pollon; en présence de la Divinité tutélaire des Carthaginois, & d'Hercule, & d'Iolaüs; en présence de Mars, de Triton, de Neptune; en présence des Dieux qui accompagnent notre ex pédition, & du Soleil, & de la Lune, & de la Terre; en présence des Fleuves, & des Prez, & des Eaux; en présence de tous les Dieux que Carthage reconnoit pour ses Maîtres; en présence de tous les Dieux qui sont les Maî- tres de la Macédoine, & de tout le reste de la Gréce; en présence de tous les Dieux qui président à la Guerre, & qui sont présens à ce Traité. Annibal Général, & tous les Sénateurs de Carthage qui l'accompagnent, & tous les Soldats de son Armée, ont dit. Sous votre bon-plaisir & le nôtre, il y au ra un Traité d'amitié & d'alliance entre vous & nous comme amis, alliés & fréres, à condition que le Roi Philippe, & les Ma cédoniens, & tout ce qu'ils ont d'Alliés par mi les autres Grecs, conserveront & défen dront les Seigneurs Carthaginois, & Anni bal leur Général, & les Soldats qu'il com mande, & les Gouverneurs des Provinces dépendantes de Carthage, & les Habitans d Utique, & toutes les Villes & Nations sou mises aux Carthaginois, & tous les Soldats & Alliés, & tant Villes que Nations qui nous sont unies dans l'Italie, dans la Gaule, dans la Ligurie, & quiconque, dans cette
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(An. R. 537. Av. J. C 215.) région, fera amitié & alliance avec nous. Pareillement les Armées Carthaginoises, & les Habitans d'Utique, & toutes les Villes & Nations soumises à Carthage, & les Sol dats, & les Alliés, & toutes les Villes & Nations avec lesquelles nous avons amitié & alliance dans l'Italie, dans la Gaule, dans la Ligurie, & avec lesquelles nous pourrons contracter amitié & alliance dans cette ré gion, conserveront & défendront le Roi Phi lippe & les Macédoniens, & tous leurs Al liés d'entre les autres Grecs. Nous ne cher cherons point à nous surprendre les uns les autres, nous ne nous tendrons point de pié ges. Nous, Macédoniens, nous nous décla rerons de bon cœur, avec affection, sans frau de; sans dessein de tromper, ennemis de tous ceux qui le seront des Carthaginois, excepté les Villes, les Ports, & les Rois avec qui nous sommes liés par des Traités de paix & d'alliance. Et nous aussi, Carthaginois, nous nous déclarerons ennemis de tous ceux qui le seront du Roi Philippe, excepté les Rois, les Villes, les Nations avec qui nous sommes liés par des Traités de paix & d'alliance. Vous entrerez, vous Macédoniens, dans la guer re que nous avons contre les Romains, jus qu'à ce qu'il plaîse aux Dienx de donner à nos armes & aux vôtres un heureux succès. Vous nous aiderez de tout ce qui sera néces saire, selon que nous en serons convenus. Si les Dieux ne nous donnent point la victoire dans la guerre contre les Romains & leurs Alliés, & que nous traitions de paix avec
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eux, nous en traiterons de telle sorte, que(An. R. 537 Av. J. C. 215.) vous soyez compris dans le Traité, & aux conditions qu'il ne leur sera pas permis de vous déclarer la guerre; qu'ils ne seront Maîtres ni des Corcyréens, ni des Apollonia tes, ni des Epidamniens, ni de Phare, ni de Dimale, ni des Parthins, ni de l'Atin tanie; & qu'ils rendront à Démétrius de Phare ses parens, qu'ils retiennent dans leurs Etats. Si les Romains vous déclarent la guerre, ou à nous, alors nous nous secour rons les uns les autres selon le besoin. Nous en userons de-même, si quelque autre nous fait la guerre, excepté à l'égard des Rois, des Villes, des Nations dont nous serons a mis & alliés. Si nous jugeons à propos d'a jouter quelque chose à ce Traité, ou d'en re trancher, nous ne le ferons que du consente ment des deux parties. Ce Traité est un témoignage autentique de l'opinion commune qui régnoit parmi tous les Peuples, que les bons & mauvais succès de la guerre, & en général tous les événemens de la vie, dépendent absolu ment de la Divinité, & qu'il y a une Pro vidence qui régle tout, & qui dispose de tout. Le mot de présence, répété tant de fois en assez peu de lignes, marque combien les Payens même étoient convaincus qu'en effet Dieu est présent à la cérémonie des Traités, qu'il en écoute tous les articles, & qu'il se réserve la punition de ceux qui
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) osent en violer quelqu'un, & insulter à son saint nom, qui y a été invoqué. Dans quel étonnement seroit-on, si nos Ambassadeurs s'avisoient d'employer dans les Traités l'invocation des Saints aussi fré quemment que le faisoient les Payens par rapport à leurs Dieux de quelque rang qu'ils fussent? car ils en avoient de diffé rentes sortes. (Xénopha ne, avec les autres Ambassa deurs, est pris par les Romains, & envoyé à Rome.) Telles furent à peu près les conditions du Traité qui fut fait entre Annibal & les Ambassadeurs de Philippe. Annibal en voya avec eux Gisgon, Bostar & Magon, pour confirmer l'alliance avec le Roi lui- même. Tous ensemble se rendirent au même Temple de Junon Lacinienne, où le vaisseau des Macédoniens étoit caché dans une rade. Là ils s'embarquérent: & déja ils étoient en pleine mer, lorsqu'ils furent apperçus par les vaisseaux Romains qui gardoient les côtes de la Calabre. P. Valerius détacha quelques vaisseaux légers, avec ordre de poursuivre le vaisseau qu'on avoit vu, & de l'amener. Les Ambassa deurs firent d'abord tous leurs efforts pour échapper. Mais voyant qu'on étoit prêt à les atteindre, ils se rendirent d'eux-mê mes aux Romains. Quand on les eut présen tés à Valére, il leur demanda qui ils é toient, d'où ils venoient, & où ils avoient dessein d'aller. Xénophane, à qui son pré mier mensonge avoit si bien réussi, répon dit d'abord, “que le Roi Philippe l'a voit envoyé en Ambassade vers les Ro
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mains; mais qu'il lui avoit été impossi(An. R. 537. Av. J. C. 215.) ble de traverser la Campanie, qu'il a voit trouvé remplie de troupes enne mies.“ L'habillement Carthaginois aiant rendu les Ambassadeurs d'Annibal suspects au Général Romain, il les interrogea, & leur réponse acheva de les trahir. Les ayant intimidés par la crainte des suplices, il les obligea à lui livrer les Lettres qu'Anni bal écrivoit à Philippe, & le Traité qui avoit été conclu entre ce Prince & les Carthaginois. Lorsque Valére fut infor mé de tout ce qu'il vouloit savoir, il ju gea que le meilleur parti qu'il pût prendre, étoit d'envoyer au plutôt à Rome, au Sé nat, ou aux Consuls en quelque lieu qu'ils fussent, les prisonniers qu'il avoit faits, & tous ceux de leur suite. Il choisit pour cet effet cinq galéres des plus légéres, qu'il fit partir sous les ordres de L. Valerius Antias, à qui il commanda de distribuer les Députés dans les vaisseaux, desorte qu'ils ne pussent avoir aucune communica tion avec personne, ni même entr'eux. Quand on réunit sous un seul point de vue tous les malheurs arrivés aux Romains dans le cours d'une même année; cin quante mille hommes tués à Cannes avec l'élite des Généraux & des Sénateurs; peu de tems après une Armée entiére extermi née avec le Consul dans la Gaule; la dé fection presque générale des Alliés; l'or dre expédié à Asdrubal de passer en Italie avec toute son Armée, & à Magon autre
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) frére d'Annibal d'y conduire douze mille hommes de pié, quinze cens chevaux, vingt éléphans; ajoutez à cela le nouveau Traité de Philippe prêt à envoyer contre les Romains une Flotte de deux cens voi les, & à les attaquer par terre & par mer avec toutes ses forces: je le répéte, quand on rassemble toutes ces circonstances, qui pouvoient, & qui même, en parlant hu mainement, devoient concourir ensemble, tant les mesures étoient sagement concer tées, la ruïne de Rome ne paroit-elle pas absolument inévitable, & ne croit-on pas qu'elle touche à sa fin? Mais, si cela est, que devient la prédiction claire & éviden te de sa future grandeur, consignée dans les Ecritures? Est-il difficile au Tout-puis sant de dissiper & de faire disparoître tous ces dangers? Et c'est ce qui arrive. Dans le moment qu'Asdrubal est prêt à partir, une bataille donnée à propos, & gagnée par les Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) , l'arrête tout court. La nouvelle de cet échec portée à Carthage, rompt le voyage de Magon. La prise des Ambassadeurs de Philippe déconcerte tous les desseins de ce nouvel ennemi. Nous verrons que Rome, au milieu de tous ces orages, conserve une tranquillité & une constance qui tiennent du prodige. Con tinuons la suite de l'histoire. (Etat de la Sardaigne Liv. XXIII. 34.) Sur le rapport que Mammula, revenu de son Gouvernement de Sardaigne, fit de l'état de cette province, de la mala die de Q. Mucius son successeur, de la dis
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position des habitans à une révolte géné(An. R. 537 Av. J. C. 215.) rale, & du bruit d'une irruption prochai ne de la part des Carthaginois, les Séna teurs ordonnérent à Q. Fulvius Flaccus de lever cinq mille hommes de pié, & quatre cens cavaliers, & de faire passer incessamment cette Légion en Sardaigne sous les ordres d'un Général tel qu'il le voudroit choisir, pour la commander, aus si-bien que les autres troupes qui étoient déja dans la Province, jusqu'à ce que la santé de Q. Mucius fût rétablie. On char gea de cette expédition T. Manlius Tor quatus, qui avoit soumis les Sardiots dans son prémier Consulat. A peu près dans le même tems, la Flotte que les Cartha ginois envoyoient en Sardaigne sous le commandement d'Asdrubal le Chauve, aiant été battue d'une horrible tempête, vint échouer contre les Iles Baléares. Tout l'équipage avoit été fort maltraité, & le corps même des vaisseaux si furieusement ébranlé, qu'on fut obligé de les tirer à sec, & d'employer un tems très considé rable à les radouber. Pour revenir à l'Italie, comme la Ba(Entrepri se des Campa niens con tre Cumes rendue in utile par Sempro nius. Liv. XXIII. 35-37.) taille de Cannes avoit abattu les forces des Romains, & que les délices de Ca poue avoient amolli le courage des Car thaginois, on n'y faisoit plus la guerre avec tant de vigueur. Les Campaniens entre prirent de soumettre ceux de Cumes à leur domination. Ils employérent d'abord les sollicitations, pour les engager à quiter le
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) parti des Romains. Mais n'aiant pu réus sir par cette voie, ils eurent recours à la ruse pour les surprendre. Ils invitérent le Sénat de Cumes à un sacrifice qui se fai soit dans la petite ville de Hama, où le Sénat de Capoue devoit se trouver. Ceux de Cumes se doutoient bien de quelque fraude, mais ils ne laissérent pas d'accep ter l'offre, pour faire tomber les Campa niens dans leur propre piége. Ils donné rent aussitôt avis de ce qui se passoit à Sem pronius qui campoit alors auprès de Liter ne, & lui firent dire que non seulement le Sénat, mais le Peuple & l'Armée de Ca poue se trouveroient au sacrifice. Le Consul leur ordonna de transporter tous leurs effets de la campagne dans la ville, & de se tenir renfermés dans leurs murail les. Pour lui, la veille du sacrifice, il se mit en marche pour approcher de Cumes, qui n'étoit éloigné de Hama que de trois (Une lieue.) milles. Les Campaniens s'y étoient déja assemblés en grand nombre. La cérémo nie devoit durer trois jours. Elle com mençoit le soir, & finissoit avant minuit. Sempronius crut que c'étoit le tems où il devoit attaquer les Campaniens. Il partit en effet environ deux heures avant le cou cher du Soleil, & étant arrivé à Hama en grand silence sur le minuit, il entra en même tems par toutes les portes du camp des Campaniens, qu'il trouva fort négli gé, comme il arrive parmi des gens, qui, après avoir beaucoup bu & mangé, ont
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un grand besoin de dormir. La plupart(An. R. 537. Av. J. C. 215.) furent tués, les uns dans leurs lits, où ils étoient ensevelis dans le sommeil; les au tres, à mesure qu'ils revenoient sans armes du sacrifice. Les Campaniens perdirent plus de deux mille hommes dans ce desor dre nocturne, avec leur Chef Marius Al fius. On leur prit trente-quatre drapeaux. Sempronius ne perdit pas cent soldats. Il demeura maître du camp. Après l'avoir pillé, il se retira promte ment à Cumes, craignant qu'Annibal, qui étoit campé sur le Mont Tifate au dessus de Capoue, ne vînt l'attaquer. En effet, au prémier bruit de cette défaite, il partit, & marcha avec beaucoup de promtitude vers Hama, se persuadant qu'il y trouve roit encore les Romains, & qu'une Armée composée de nouveaux soldats pour la plus grande partie, & même d'esclaves, aveu glée par sa prospérité, se seroit amusée à dépouiller les vaincus, & à ramasser le bu tin. Mais, quelque diligence qu'il eût fai te, il ne rencontra plus d'ennemis à Ha ma, où il ne vit que les vestiges de la dé faite de ses Alliés, & la terre jonchée de leurs corps morts. Le lendemain il assiégea Sempronius dans(Le mê me Sem pronius defend Cumes contre An nibal.) Cumes. Cette entreprise ni lui réussit pas mieux. Les assiégés se défendirent avec un courage intrépide. Voyant une tour d'An nibal appliquée contre le mur, ils y mi rent le feu par le moyen de plusieurs flam
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) beaux qu'ils y jettérent tout à la fois. Cet embrasement jetta le trouble parmi les en nemis. Aussitôt les Romains firent une sortie par deux portes de la ville en même tems, & repoussérent les Carthaginois jus ques dans leur camp avec tant de vigueur, qu'il sembla ce jour-là que c'étoit Anni bal, & non le Consul, qui étoit assiégé. Environ treize cens Carthaginois furent tués dans cette action, & l'on en prit en vie cinquante-neuf. Sempronius n'attendit pas que les ennemis se fussent remis de leur consternation, pour faire sonner la retraite, & retirer les siens dans la ville. Le lende main, Annibal se flatant que le Consul, enflé de l'avantage qu'il avoit remporté, se présenteroit pour livrer un combat dans les formes, rangea les siens en bataille entre le camp & la ville. Mais, quand il vit que les ennemis se contentoient de défen dre leurs murailles à l'ordinaire sans rien hazarder témérairement, il retourna dans son camp de Tifate, avec le regret & la confusion d'avoir manqué son coup. (Attention & pruden ce de ce Consul.) Le Consul Sempronius étoit un Général expérimenté, vigilant, attentif à tout, & qui ne faisoit pas moins paroître de pruden ce que d'activité & de courage. Quand les Députés de Cumes s'adressérent à lui, ils le trouvérent, comme je l'ai dit, à Ti ferne. Là, comme il n'avoit point actuel lement d'ennemis sur les bras, il faisoit fai re de fréquens exercices à ses troupes, afin
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que les nouveaux soldats, dont la plupart(An. R. 537. Av. J. C. 215.) étoient des esclaves qui s'étoient enrôlés volontairement, s'accoutumassent à suivre leurs drapeaux, & à connoître leurs rangs dans la bataille. Sa principale attention é toit de les entretenir dans une grande union. C'est pourquoi, afin de prévenir les que relles, “il voulut que les Lieutenans & les Tribuns défendissent expressément aux soldats de reprocher à qui que ce fût son ancienne fortune, & que tous, vieux soldats & nouveaux, libres & esclaves, consentissent à être traités de la même façon. Il leur représenta qu'on devoit penser que tousa ceux à qui la République avoit fait l'honneur de con fier ses armes, avoient assez de noblesse. Que la même raison qui avoit obligé de recourir à une ressource nouvelle, exi geoit aussi que l'on maintînt ce qui avoit été fait.“ Les soldats ne furent pas moins soigneux de se conformer à ces sages aver tissemens, que les Officiers de les leur don ner; & l'on vit bientôt régner dans cette Armée une si grande concorde, qu'on ou blia presque la condition dont chacun avoit été tiré pour être fait soldat. Dans le même tems que Sempronius Gracchus fit lever à Annibal le siége de 46
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Cumes, un autre Sempronius, surnommé Longus, gagna dans la Lucanie une batail le contre Hannon, où il lui tua deux mil le hommes, & n'en perdit pas trois cens. Il prit quarante & un drapeaux. M. Vale rius Préteur reprit trois villes des Herpi niens, qui avoient quité le parti de Ro me. (Les Am bassadeurs de Philip pe & d'An nibal sont menés & arrivent à Rome. Liv. XXIII. 38.) Pendant que ces choses se passoient ainsi, les cinq galéres qui conduisoient à Rome les Ambassadeurs de Philippe & ceux d'An nibal qu'on avoit fait prisonniers, après a voir rangé presque toutes les côtes d'Italie en allant du Golfe Adriatique dans la Mer de Toscane, vinrent à passer vis-à-vis de Cumes. Sempronius, qui ne savoit si ces vaisseaux appartenoient à la République ou aux ennemis, en détacha quelques-uns de sa Flotte pour les aller reconnoître. Par les questions & les réponses qui se firent de part & d'autre, Valére qui commandoit les cinq galéres, apprit que l'un des Con suls étoit à Cumes. Aussitôt il entra dans le port de cette ville, & remit à Sempro nius les prisonniers dont il étoit chargé, avec les Lettres d'Annibal à Philippe. Quand le Consul en eut fait la lecture, il les recacheta soigneusement, & les envoya par terre au Sénat, ordonnant à Valére de continuer sa route par mer avec ses prison niers. Les Lettres & les prisonniers arri vérent à Rome à peu près dans le même tems. Quand on eut examiné l'affaire &
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interrogé les Ambassadeurs prisonniers,(An. R. 537. Av. J. C. 215.) leurs réponses s'étant trouvées conformes à ce qui étoit contenu dans les Lettres, les Sénateurs entrérent dans une grande inquié tude, en voyant que dans un tems où ils avoient bien de la peine à résister à Anni bal, ils alloient encore avoir sur les bras un ennemi aussi puissant que Philippe. Mais, loin de se laisser abattre par la crain te, ils délibérérent sur le champ des moyens de porter eux-mêmes la guerre en Macé doine, pour empêcher ce Prince de venir les attaquer en Italie. Où trouve-t-on une pareille fermeté, & une pareille grandeur d'ame? Après avoir fait mettre les Ambassadeurs(Mesures que pren nent les Romains contre Philippe.) en prison, & vendu à l'encan ceux de leur suite, ils ordonnérent qu'on équiperoit vingt- cinq galéres nouvelles, pour les joindre aux vingt-cinq que commandoit P. Valerius Flaccus. Quand elles furent en état de na viger, elles prirent encore les cinq qui a voient amené les prisonniers, & toutes en semble, au nombre de trente, partirent d'Ostie pour faire voile à Tarente. P. Va lerius eut ordre d'embarquer les troupes qui avoient autrefois servi sous Varen, & que commandoit actuellement le Lieute nant-Général Apustius dans Tarente; & avec cette Flotte, composée de cinquante vaisseaux, non seulement de défendre les côtes d'Italie, mais encore d'examiner les mouvemens qu'on pouvoit faire du côté
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) de la Macédoine. Il eut ordre aussi, au cas que Philippe parût agir en conformité de ce qu'annonçoient les Traités & les Let tres dont ses Ambassadeurs s'étoient trou vés chargés, & les réponses qu'ils avoient faites, d'en donner avis par Lettres au Pré teur M. Valerius; afin que ce dernier, laissant à L. Apustius le commandement de son Armée, vînt prendre la Flotte à Ta rente, pour la conduire aussitôt en Macé doine, & retenir Philippe dans ses propres Etats. L'argent qu'on avoit envoyé à Ap pius Claudius en Sicile pour payer ce qu'on devoit au Roi Hiéron, fut destiné à l'en tretien de la Flotte & des troupes em ployées à la guerre de Macédoine. L. A pustius le fit porter à Tarente. Hiéron fournit aussi deux cens mille boisseaux de froment, & cent mille d'orge. (Philippe envoie de nouveaux Ambassa deurs à Annibal.) Pendant que les Romains étoient occu pés à ces préparatifs, le vaisseau Macédo nien, qu'on avoit pris & envoyé à Rome avec les cinq des Romains, s'étant échap pé, retourna en Macédoine. Philippe ap prit par-là que les Ambassadeurs avoient été arrêtés avec les Lettres dont ils étoient porteurs. Mais n'aiant aucune connoissan ce du Traité que les siens avoient fait avec Annibal, ni de la réponse que ceux d'An nibal devoient lui rapporter, il fit partir une seconde Ambassade avec les mêmes ordres & les mêmes pouvoirs. Ces seconds Ambassadeurs furent plus heureux que les prémiers. Ils se rendirent auprès d'Anni
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bal, & rapportérent sa réponse à Philippe.(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Mais la campagne finit avant que le Roi de Macédoine pût rien entreprendre, tant la prise d'un vaisseau & des Ambassadeurs qu'il portoit, fut un coup important pour Rome, en différant d'une année entiére u ne guerre qui pouvoit, dans les conjonc tures présentes, lui devenir très funeste. Fabius, après avoir expié les prodiges qui l'inquiétoient, passa le Vulturne, & s'étant joint à son Collégue, tous deux fai soient la guerre de concert aux environs de Capoue. Fabius reprit de force quelques villes qui s'étoient déclarées pour Anni bal. Pour Nole, les choses y étoient dans la(La dis corde continue à Nole en tre le Sé nat & le Peuple.) même situation que l'année précédente. Le Sénat tenoit toujours pour les Romains, & le Peuple pour Annibal. On y tramoit même le complot de lui livrer la ville, a près avoir égorgé les prémiers citoyens. Mais, pour en empêcher la réussite, Fa bius vint occuper le poste de Marcellus au dessus de Suessule entre Capoue & l'Armée d'Annibal qui étoit campée auprès de Ti fate: & il envoya le même Marcellus à Nole avec les troupes qu'il commandoit, pour veiller à la conservation de cette vil le. En Sardaigne, T. Manlius ranima la vi(La Sar daigne se révolte. Elle est en tiérement soumise par Man) gueur des armes Romaines, qui avoient beaucoup langui depuis la maladie du Pré teur Q. Mucius. Manlius mit ses vaisseaux en sureté dans le Port de Carales, (aujour
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(An. R. 537. Av. J. C. 215. lius après une célé bre victoi re. Liv. XXIII. 40. 41.) d'hui Cagliari;) & aiant fait prendre les armes à l'équipage, il joignit ces soldats aux troupes qu'il avoit reçues du Préteur, & composa du tout une Armée de vingt mille hommes de pié, & de douze cens chevaux. Il eut de fort heureux succès contre les naturels du pays, qui auroient terminé la guerre de Sardaigne, si Asdru bal le Chauve, avec sa Flotte Carthagi noise que la tempête avoit poussée vers les Iles Baléares, ne fût arrivé fort à propos pour rassurer les peuples, qui étoient sur le point de rentrer sous la domination des Romains. Manlius n'eut pas plutôt appris l'arrivée de la Flotte Carthaginoise, qu'il se retira à Carales: ce qui donna à Hamp sicoras, Général des Sardiens, la facilité de se joindre à Asdrubal. Ce dernier, aiant débarqué ses troupes & renvoyé ses vaisseaux à Carthage, partit avec Hampsi coras qui connoissoit le pays, pour aller piller les terres des Alliés du Peuple Romain. Il se seroit avancé jusqu'à Carales, si Man lius ne fût venu au devant de lui avec son Armée, & n'eût arrêté les ravages qu'il faisoit dans la campagne. Les deux Ar mées se campérent assez près l'une de l'au tre; ce qui occasionna d'abord plusieurs petits combats, où les deux partis avoient alternativement l'avantage. Enfin ils en vinrent à une bataille générale, qui dura quatre heures. Les Sardiens combattirent mollement à leur ordinaire: ce furent les Carthaginois qui tinrent pendant ce tems la
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victoire douteuse. Enfin ils lâchérent pié(An. R. 537. Av. J. C. 215.) eux-mêmes, losqu'ils virent l'Armée des Sardiens en déroute, & la terre couverte des morts qu'ils avoient laissés sur la place. Manlius, aiant fait avancer l'aile qui avoit vaincu les Sardiens, les enveloppa dans le tems qu'ils tournoient le dos. Alors ce fut un carnage, plutôt qu'un combat. Il de meura douze mille morts sur le champ de bataille, tant Carthaginois que Sardiens. On en prit environ trois mille six cens, avec vingt-sept drapeaux. Ce qui rendit ce combat plus célébre & plus mémorable, c'est qu'Asdrubal, qui commandoit l'Armée ennemie, y demeu ra lui-même prisonnier avec Magon & Han non, deux des plus qualifiés d'entre les Car thaginois. Magon étoit de la famille Bar cienne, & proche parent d'Annibal. Han non étoit l'auteur de la révolte des Sar diens, & par conséquent de la guerre qui l'avoit suivie. Les Généraux Sardiens il lustrérent aussi cette victoire des Romains par leurs disgraces. Car Hiostus, fils d'Hamp sicoras, fut tué dans le combat; & Hamp sicoras son pére, s'étant sauvé par la fuite avec un petit nombre de Cavaliers, n'eut pas plutôt appris la mort de son fils qui mettoit le comble à son infortune, qu'il se donna la mort à lui-même dès la nuit fuivante. Cornus, ville capitale du canton où s'étoit donné la bataille, servit de retraite aux autres. Mais Manlius l'aiant investie
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(An. R, 537. Av. J. C. 215.) avec son Armée victorieuse, s'en rendit maître au bout de quelques jours. A l'ex emple de Cornus, les autres villes qui a voient pris le parti d'Hampsicoras & des Carthaginois, lui envoyérent des ôtages, & se rendirent à lui. Après avoir exigé d'elles de l'argent & des vivres selon les forces de chacune, il se retira à Carales avec son Armée. Il y fit embarquer ses soldats dans les vaisseaux qu'il avoit laissés dans le port, & s'en retourna à Rome. Aiant appris au Sénat la réduction de la Sardaigne, il remit aux Questeurs, ou Trésoriers, l'argent qu'il en rapportoit, aux Ediles les vivres qui lui restoient, & les prisonniers au Préteur Fulvius. Dans ce même tems T. Otacilius, étant passé de Lilybée en Afrique avec sa Flotte, ravagea les terres des Carthaginois: & de- là, aiant pris la route de Sardaigne, où l'on disoit qu'Asdrubal étoit passé tout ré cemment au sortir des Iles Baléares, il rencontra sa Flotte qui retournoit en Afri que; & après un léger combat, il enleva sept vaisseaux, avec les soldats & les ma telots qui s'y trouvérent. La crainte dis persa les autres, comme auroit pu faire u ne tempête. Bomilcar fut plus heureux. Il aborda à Locres avec une recrue de quatre mille sol dats & de quarante éléphans, & avec tou tes sortes de provisions qu'il amenoit de Carthage pour l'Armée d'Annibal. (Marcel lus ravage) Marcellus, qui avoit été envoyé à Nole
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par le Consul Fabius, n'y demeuroit pas(An. R. 537. Av. J. C. 215. les terres des Alliés d'Annibal, qui implo rent son se cours. Liv. XXIII. 42. 43.) oisif. Il fit des courses sur les terres des Herpiniens & des Samnites de Caudium; & il mit tellement tout leur pays à feu & à sang, qu'il rappella à ces peuples le sou venir des ravages qu'ils avoient soufferts dans leurs guerres contre les Romains. Poussés à bout, ils envoyérent des Dé putés à Annibal pour implorer son se cours. Le Chef de l'Ambassade, “après avoir rappellé les guerres qu'ils avoient autrefois soutenues pendant près de cent ans con tre les Romains, après avoir vanté l'ar deur & la fidélité de leur attachement pour Annibal, ajouta: Nous comptions n'avoir rien à craindre de la colére des Ro mains, tant que nous aurions pour protecteur & pour ami un Général aussi puissant & aussi heureux que vous. Et néanmoins, pendant que non seulement vous êtes vainqueur & triomphant, mais que présent ici en personne vous pouvez entendre les pleurs & les gémis semens de nos femmes & de nos enfans, & voir les feux qui consument nos maisons, nous avons essuyé tout cet été, & nous souffrons encore actuellement des ravages si affreux, qu'il semble que c'est Marcellus, & non An nibal, qui a gagné la bataille de Cannes. Nous résistions autrefois à des Consuls & à des Dictateurs, & à de nombreuses Armées. Aujourd'hui nous sommes la proie d'une poi gnée de soldats, à peine suffisans pour défen dre la ville de Nole où ils sont en garnison.
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Si notre Jeunesse, qui sert actuellement dans votre Armée, étoit dans le pays, elle sauroit bien le défendre contre ces brigands, qui cou rent çà & là par petits pelotons avec autant de négligence & de sécurité, que s'ils se pro menoient aux environs de Rome. Envoyez contr'eux un petit nombre de Numides, ce se ra assez pour les accabler. Vous ne refuserez point sans doute votre protection & votre appui à ceux que vous n'avez pas jugé indi gnes de votre amitié & de votre alliance.“{??} Annibal leur répondit obligeamment “qu'il mettroit bientôt les Romains hors d'é tat de leur nuire. Puis leur rappellant en termes emphatiques le souvenir de ses prémiers exploits, il les assura que com me la bataille de Trasiméne avoit eu plus d'éclat que celle de la Trébie, & qu'ensuite la victoire remportée à Can nes avoit obscurci celle de Trasiméne; de même, avant qu'il fût peu, il feroit oublier celle de Cannes par une autre encore plus sanglante & plus glorieuse.“ Après leur avoir ainsi parlé, il les renvoya comblés de présens. En effet, aiant laissé dans le camp de Tifate un petit nombre de soldats pour le garder, il marcha avec le reste de son Armée du côté de Nole, se promettant une facile victoire, sur ce que ses Alliés lui avoient rapporté de la foiblesse & de la néglígence de Marcel lus. (L'Armée d'Annibal) Hannon sortit en même tems du pays des Brutiens, & se rendit près de Nole a
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vec les soldats & les éléphans que Bomil(An. R. 537. Av. J. C. 215. est battue devant No le par Mar cellus. Liv. XXIII. 43-46.) car avoit amenés de Carthage. Annibal, qui étoit campé assez près de la ville, aiant examiné tout avec beaucoup de soin, re connut que ses Alliés ne lui avoient fait que de faux rapports, & lui avoient expo sé les choses tout autrement qu'elles n'é toient. Car Marcellus se conduisoit avec beaucoup de prudence, ne sortant que bien accompagné pour aller piller le pays, après avoir fait reconnoître tous les envi rons, & s'être ménagé une retraite en cas qu'il fût attaqué; enfin avec les mêmes précautions, que s'il eût eu à combattre contre Annibal lui-même. Et dans l'oc casion présente, dès qu'il sut que l'enne mi s'approchoit, il tint ses soldats renfer més dans la ville. Annibal aiant tenté inutilement de cor rompre la fidélité des Sénateurs de Nole, répandit ses troupes autour de la ville, dans le dessein de l'attaquer en même tems par tous les côtés. Marcellus le voyant près des murailles, fit sur lui une vigou reuse sortie. Les Carthaginois furent d'a bord mis en desordre, & il y en eut quel ques-uns de tués. Mais ils se rassurérent, & les forces étant devenues égales entre les deux partis, on commençoit à se battre de part & d'autre avec beaucoup de chaleur & d'animosité; & l'action auroit été des plus mémorables, si un orage violent, qui survint tout d'un coup accompagné d'une grosse pluie, n'eût obligé les combattans
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) à se séparer. Environ trente Carthagi nois furent tués à cette prémiére attaque, Marcellus ne perdit pas un seul homme. La pluie continua toute la nuit, & dura jusqu'au lendemain assez avant dans la ma tinée. Le troisiéme jour, Annibal envoya une partie de ses troupes au fourrage. Marcel lus sortit aussitôt avec son Armée en ordre de bataille, & Annibal ne refusa point le combat. Il y avoit environ mille pas en tre la ville & son camp. Ce fut dans cet espace, qui faisoit partie d'une grande plai ne dont la ville est environnée de tous cô tés, qu'ils combattirent. Les deux Armées poussérent d'abord de grands cris, qui fi rent revenir au combat déja commencé ceux des fourrageurs Carthaginois qui n'é toient pas fort éloignés. Les habitans de Nole offrirent aussi de se joindre aux Ro mains: mais Marcellus, aiant loué leur zè le, leur ordonna de former un corps de réserve pour le secourir en cas de besoin, & de se contenter, en attendant, de reti rer les blessés de la mêlée sans combattre, à moins qu'il ne leur en donnât le signal. On ne savoit de quel côté pancheroit la victoire. Les deux partis, animés par les discours & l'exemple de leurs Généraux, combattoient avec beaucoup de chaleur. Marcellus représentoit aux siens, “Que pour peu qu'ils fissent d'efforts, ils l'em porteroient bientôt sur des troupes qu'ils avoient déja vaincues trois jours aupa
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ravant, qui venoient d'être chafsées tout(An. R. 537. Av. J. C. 215.) récemment de devant Cumes, (par le Consul Sempronius) & que lui-même, quoiqu'avec d'autres soldats, avoit bat tues & mises en fuite l'année précédente auprès de Nole. Que toutes les forces des Carthaginois n'étoient pas rassem blées, une grande partie étant dispersée dans la campagne pour piller. Que ceux même qui combattoient étoient des sol dats sans force & sans vigueur, énervés par les délices de Capoue, où ils avoient passé tout l'hiver dans toutes sortes d'ex cès & de débauches. Qu'ils avoient ab solument perdu ce courage & ces for ces, qui leur avoient fait vaincre toutes les difficultés du passage des Pyrenées & des Alpes. Que ce n'étoit plus que des restes de ces prémiers Carthaginois. Qu'à peine leur étoit-il demeuré assez de vigueur pour soutenir le poids de leurs corps & de leurs armes. Quea Capoue avoit été pour les Carthaginois, ce que Cannes avoit été pour les Romains. Que c'étoit-là qu'Annibal avoit perdu la va leur de ses soldats, la vigueur de la dis cipline militaire, la gloire qu'il avoit ac quise par le passé, & toutes les espéran ces qu'il avoit conçues pour l'avenir.“ Pendant que Marcellus, pour relever le 47
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) courage des siens, rabaissoit les Carthagi nois, Annibal lui-même leur faisoit des re proches encore bien plus sanglans. Je re connois bien ici, leur disoit-il, les mêmes drapeaux & les mêmes armes qu'à la Trébie, qu'à Trasiméne, qu'à Cannes; mais je n'y reconnois pas les mêmes soldats. Quoi! vous avez de la peine à soutenir le choc d'une Lé gion, & d'un petit Corps de Latins, com mandés par un Lieutenant Romain, vous à qui deux Consuls, deux Armées Consulaires n'ont pu résister? Voilà déja deux fois que Marcellus, avec de nouvelles levées, & les bourgeois de Nole, nous vient impunément at taquer. Qu'est devenu ce Carthaginois, qui coupa la tête au Consul Flaminius, après l'a voir renversé de dessus son cheval? Qu'est devenu celui qui tua L. Paulus à la journée de Cannes? Est-ce que vos armes sont é moussées? est-cé que vos bras sont engourdis? Quel est ce prodige? Quoi! vous, qui étiez accoutumés à vaincre sans effort des Armées beaucoup plus nombreuses que la vôtre, main tenant que vous avez l'avantage du nombre, vous ne pouvez résister à une poignée de sol dats? Braves seulement de la langue, vous vous vantiez de prendre Rome, si l'on vous conduisoit au pié de ses murailles. Il est ici question d'une entreprise moins difficile. L'é preuve où je mets aujourd'hui vos courages & vos forces, c'est de prendre Nole. Cette ville est située au milieu d'une plaine: elle n'a point de riviére ni de mer qui la défen de. Emportez-la de vive force. Quand
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vous vous serez enrichis du butin d'une vil(An. R. 537. Av. J. C. 215.) le si opulente, je vous ménerai, ou vous sui vrai, par-tout où vous voudrez. Ni les reproches, ni les louanges, ne purent leur inspirer du courage. Ils lâché rent pié par-tout; & comme la bravoure naturelle aux Romains s'augmentoit de moment à autre, tant par les exhortations & les éloges de leur Général, que par les aplaudissemens que leur donnoient ceux de Nole du haut de leurs murailles, les Car thaginois prirent ouvertement la fuite, & se retirérent pleins d'effroi dans leur camp. Les Romains victorieux se mirent aussi- tôt en devoir de les y aller attaquer. Mais Marcellus les fit rentrer dans la ville, où ils furent reçus avec beaucoup de joie & de grandes acclamations, même par le Peu ple, qui jusques-là avoit incliné pour les Carthaginois. Les Romains tuérent dans cette journée plus de cinq mille des ennemis, en firent six cens prisonniers, & prirent dix-neuf drapeaux & deux éléphans; il y en eut quatre de tués sur le champ de bataille. Marcellus ne perdit pas mille hommes. Le lendemain, il y eut une tréve tacite, pen dant laquelle ils enterrérent leurs morts. Marcellus brula les dépouilles des ennemis à l'honneur de Vulcain, à qui il avoit pro mis d'en faire le sacrifice. Le troisiéme jour après la bataille, dou ze Cavaliers tant Espagnols que Numides, ou mécontens de quelques mauvais traite
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) mens qu'ils avoient reçus, ou dans l'espé rance d'un service plus avantageux chez les Romains, passérent du camp d'Anni bal dans celui de Marcellus. Rien de pa reil n'étoit encore arrivé à Annibal. Car, quoiqu'il eût une Armée composée de plu sieurs nations barbares, & toutes aussi dif férentes par les mœurs que par le langage, il l'avoit pourtant maintenue jusqu'alors en bonne intelligence & dans une étroite u nion. Ces Cavaliers servirent depuis les Romains avec beaucoup de zèle & de fidélité. Quand la guerre fut finie, on leur donna, à chacun dans leur pays, des établissemens & des terres pour récompen se de leurs services. Annibal aiant ren voyé Hannon dans le pays des* Brutiens avec les troupes qu'il en avoit amenées, s'en alla dans l'Apulie en quartier d'hiver, & campa aux environs d'Arpi. Q. Fabius n'eut pas plutôt apris qu'An nibal êtoit parti pour se rendre dans l'A pulie, qu'il fit transporter des blés de No le & de Naples dans son camp de Suessu le; & l'aiant fortifié, il y laissa assez de troupes pour le garder pendant l'hiver. Pour lui, il s'en alla du côté de Capoue, & mit tout le pays à feu & à sang. Les habitans, qui ne comptoient pas beaucoup sur leurs forces, sortirent néanmoins de leurs murailles, mais ne s'en éloignérent 48
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pas beaucoup, & se postérent près de la(An. R. 537. Av. J. C. 215.) ville dans un camp bien fortifié. Ils a voient un corps de six mille hommes, mauvaises troupes d'Infanterie. La Cava lerie étoit meilleure: c'est pourquoi ils s'en servoient pour harceller l'ennemi. Parmi les Cavaliers de Capoue les plus(Combat singulier entre Ju bellius & Claudius. Liv. XXIII. 46. & 47.) distingués par leur naissance & leur bra voure, Jubellius Taurea tenoit le prémier rang; ensorte que, quand il servoit dans les Armées Romains, le seul Claudius A sellus Romain étoit capable de lui être comparé. Il poussa donc son cheval vers les Escadrons des Romains; & l'aiant longtems cherché des yeux, comme il vit qu'on étoit disposé à l'écouter, il de manda à haute voix où étoit Claudius Asellus? pourquoi, après tant de disputes en paroles sur la bravoure, il ne venoit pas décider la querelle les armes à la main? Que ne se présente-t-il, disoit le fier Campanien, pour me donner la gloire de le vaincre, ou pour remporter lui-même une glorieuse victoire? Claudius aiant été informé de ce défi, ne différa qu'autant de tems qu'il lui en fallut pour obtenir de son Général la permission de l'accepter. Aussitôt il prit ses armes, & s'étant avan cé hors des portes du camp, il appella Taurea par son nom, & lui déclara qu'il étoit prêt à se battre contre lui où il vou droit. Déja les Romains, pour être témoins de ce combat, étoient sortis en foule de
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) leur camp; & du côté des Campaniens, non seulement leurs retranchemens, mais les murailles même de la ville étoient gar nies de spectateurs, lorsque les deux Ath létes, après quelques paroles de fierté & de bravade, fondirent l'un sur l'autre la lance à la main. Mais comme ils étoient en plaine, aiant toute liberté de caracoler, ils éludoient mutuellement leurs coups, & le combat dura longtems sans qu'ils se portassent de blessures. Ce sera ici un com bat de Chevaux, & non de Cavaliers, dit alors le Campanien, à moins que nous ne descendions dans ce chemin creux & étroit. Là, n'aiant pas la liberté de nous écarter, nous attaquerons de près. A peine eut-il achevé de parler, que Claudius poussa son cheval dans ce chemin. Mais Jubellius, plus brave de paroles que d'effet, en se servant d'un mot proverbial, Voilà*l'âne dans le fossé, se retira, & disparut. Clau dius rentra dans la plaine, fit faire plusieurs tours à son cheval, & ne trouvant plus d'ennemi, il insulta en vainqueur à la lâ- cheté de Jubellius, & rentra dans le camp au milieu des applaudissemens de toute l'Armée Romaine. On demeura ensuite en repos de part & 49
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d'autre; & même le Consul alla camper(An. R. 537. Av. J. C. 215.) plus loin, pour donner aux Campaniens le tems de semer, & ne fit aucun dégât sur leurs terres, jusqu'à ce que les blés fussent assez grands pour donner du foura ge. Alors il les fit couper, & transporter dans son camp de Suessule, qu'il mit en état de servir aux troupes de quartier d'hiver. Il ordonna au Proconsul Marcellus de ne garder à Nole que les soldats dont il avoit besoin pour défendre la ville, & d'envoyer le reste à Rome, afin qu'ils ne fussent à charge ni aux Alliés, ni à la Ré publique. Sempronius aiant mené ses Légions de Cumes à Lucérie dans l'Apulie, envoya de-là le Préteur M. Valerius à Bronduse avec l'Armée qu'il avoit eue à Lucérie, & le chargea de défendre la côte de Salente, de faire toutes les provisions, & de pren dre toutes les mesures nécessaires pour être bien en garde contre Philippe Roi de Ma cédoine. Sur la fin de la campagne, on reçut(Etat des affaires d'Espagne. Liv. XXIII. 48.) des deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) des Lettres, dans les quelles ils rendoient compte des heureux succès que leurs armes avoient eus dans l'Espagne: mais ils ajoutoient que leurs Armées, tant de terre que de mer, man quoient d'argent, d'habits, & de vivres. Que s'il n'y avoit point d'argent dans le Trésor public, ils trouveroient quelques moyens d'en tirer des Espagnols: mais
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) qu'il falloit absolument leur envoyer le res te de Rome, sans quoi on ne devoit pas compter de pouvoir conserver l'Armée, ni la Province. Quand on eut fait la lec ture de ces Lettres, tout le monde con vint & de la réalité des besoins, & de la nécessité d'y pourvoir: mais ils faisoient en même tems réflexion à la quantité de troupes de terre & de mer qu'ils avoient à entretenir, & à la Flotte nouvelle qu'il leur faudroit bientôt équiper, s'ils étoient obligés de faire la guerre contre Philippe. “Que la Sicile & la Sardaigne, qui payoient tribut avant la guerre, four nissoit à peine dequoi entretenir les Armées qui les défendoient. Qu'à-la- vérité les impositions que l'on mettoit sur les Citoyens Romains & sur les Alliés d'Italie, avoient fourni jusques- là aux dépenses extraordinaires; mais que le nombre de ceux sur qui on le voit ces deniers, étoit extrêmement di minué par la perte des grandes Armées qui avoient été battues à Trasiméne & à Cannes; & que si on venoit à sur charger le petit nombre de ceux qui avoient survécu à ces défaites, ce seroit les accabler, & les faire périr d'une au tre façon. Qu'ainsi, à moins que la République ne trouvât des ressources dans la générosité de ceux qui vou droient bien lui prêter, elle n'étoit pas en état de subsister par les sommes qui étoient actuellement dans ses coffres.
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Que le Préteur Fulvius devoit assembler(An. R. 537. Av. J. C. 215.) le Peuple, luia faire connoître les be soins de l'Etat, & exhorter ceux qui a voient gagné du bien dans les entrepri ses qu'ils avoient faites, à en aider la République, avec laquelle ils s'étoient enrichis, non en lui sacrifiant les fonds mêmes, mais en lui accordant du tems pour le payement; & à se charger de fournir à l'Armée d'Espagne les choses qui lui étoient nécessaires, à condition d'être remboursés les prémiers dès qu'il y auroit de l'argent dans le Trésor.“ Le Préteur fit ces remontrances en plei(Les Par ticuliers fournis sent de l'argent à la Répu blique. Liv. XXIII. 49.) ne Assemblée, & indiqua le jour où il de voit faire & conclure le marché avec ceux qui entreprendroient de fournir aux Ar mées & à la Flotte d'Espagne les habits, les vivres, & les autres choses qui leur se roient nécessaires. Ce jour étant arrivé, il se présenta dix-neuf Citoyens en trois Compagnies, qui demandérent, pour se charger de l'entreprise, deux conditions: la prémiére, qu'ils seroient exemts de ser vir dans les troupes tant que dureroit le Traité: la seconde, que la République prendroit sur elle toutes les pertes que leurs vaisseaux pourroient essuyer de la part des ennemis & de la tempête. L'un & l'au 50
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) tre leur aiant été accordé, ils accepté rent le marché. Ainsi l'argent des Parti culiers fournit à tous les besoins publics. Tellesa étoient les mœurs de ces heureux tems. Un même esprit de générosité & d'amour de la patrie, répandu également dans les différens Ordres de l'Etat, inspi roit à tous un zèle vif & ardent pour le salut & la gloire de la République. Les Traitans, au moins dans les com mencemens, ne firent pas paroître moins d'exactitude & de fidélité à fournir tout ce qui étoit nécessaire, qu'ils avoient témoi gné de courage & de confiance à s'en charger; & les troupes furent vétues & nourries comme elles auroient pu l'être dans les tems où les coffres de la Républi (Les Car thaginois battus deux fois coup sur coup en Espagne par les Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) . Ibid.) que étoient bien remplis. Lorsque ces convois arrivérent, Asdrubal, Magon, & Amilcar fils de Bomilcar, assiégeoient la ville d'Illiturgis, qui s'étoit déclarée pour les Romains. Les Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) passérent au milieu de ces trois camps ennemis avec de grands efforts, & avec un grand carnage de ceux qui voulurent s'y opposer: & a près avoir fait entrer dans la ville de leurs Alliés les provisions de bouche dont ils manquoient, & les avoir exhortés à défen dre leurs murailles avec le même courage qu'ils avoient vu les Romains combattre pour leur intérêt, ils allérent pour forcer 51
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le camp d'Asdrubul, qui étoit le plus con(An. R. 527. Av. J. C. 215.) sidérable des trois. Les deux autres Géné raux Carthaginois, voyant qu'il s'agissoit ici du tout, marchérent aussitôt à son se cours avec leurs deux Armées. Etant donc tous sortis de leur camp, ils se trouvérent soixante mille combattans contre les Ro mains, qui n'étoient pas plus de seize mille hommes. Cependant la victoire fut si peu douteuse, que les Romains tuérent plus d'ennemis qu'ils n'avoient eux-mêmes de soldats, firent plus de trois mille prison niers, & prirent près de mille chevaux & cinquante-neuf drapeaux. Il resta outre cela cinq éléphans sur la place, & les trois camps demeurérent au pouvoir du vain queur. Les Carthaginois, obligés d'abandonner Illiturgis, allérent pour forcer Intibili, a près avoir recruté leurs Armées des sujets de la Province, toujours prêts à s'enrôler, pourvu qu'il y eût à gagner pour eux dans la guerre; outre que le pays étoit alors rempli d'une Jeunesse nombreuse. Dans cette occasion, il y eut une seconde batail le avec le même succès que la précédente. Les Carthaginois perdirent treize mille hommes dans le combat même. On leur en prit plus de deux mille, avec quaran te-deux drapeaux & neuf éléphans. Ce fut alors que presque tous les Peuples d'Es pagne embrasserent le parti des Romains; & cette année il se fit de bien plus grands
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(An. R. 537. Av. J. C. 215. Tentati ve inutile d'Hannon sur Rhege. Liv. XXIV. 1.) exploits dans cette Province, qu'en Ita lie. Dès qu'Hannon fut retourné de la Cam panie dans le canton des Brutiens, guidé & secouru par les naturels du pays, il son gea à attirer dans son parti les Villes Grec ques qui demeuroient attachées à celui des Romains. Les Brutiens, qui s'étoient fla tés de piller Locres & Rhége, mécontens de voir leur espérance frustrée, allérent a (Crotone enfin céde. Liv. XXIV. 2. 3.) vec leurs propres forces assiéger Crotone, dans le dessein d'emporter cette ville, & de s'en rendre maîtres en leur nom. Cro tone avoit été autrefois une ville puissan te, mais depuis les guerres de Pyrrhus elle étoit fort déchue de son ancienne opu (Temple célébre de Junon La cinie. Ibid.) lence. A six milles de la ville étoit le fameux Temple de Junon Lacinie, plus célébre que la ville même, & pour le quel tous les Peuples d'alentour avoient une extrême vénération. Entre beaucoup d'autres richesses, on y voyoit une co lonne d'or massif. Ces richesses, aussi- bien que celles de la ville, étoient un grand appas pour les Brutiens, & les dis sensions des habitans leur donnoient lieu d'espérer un heureux succès de leur en treprise. A Crotone, comme dans pres que toutes les autres villes de l'Italie, le Sénat demeuroit fidéle aux Romains, & la multitude étoit portée à faire allian ce avec les Carthaginois. Le Peuple aiant livré la ville aux Brutiens, les pré-
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miers de Crotone se retirérent dans la(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Citadelle, qui étoit très forte. Les Bru tiens, jugeant bien qu'ils ne pouvoient pas la prendre de force, eurent recours à Hannon, qui engagea les assiégés à consentir qu'on les transportât à Lo cres. Les Romains & les Carthaginois, qui(Escarmou ches entre Sempro nius & Annibal pendant l'hiver.) étoient alors dans l'Apulie, ne s'y te noient pas en repos, même pendant l'hi ver. Le Consul Sempronius étoit campé à Lucérie, & Annibal assez près d'Arpi. Ils se livroient assez souvent, selon que l'un ou l'autre parti en trouvoit l'occa sion, de légers combats, par le moyen desquels les Romains devenoient de jour à autre plus aguerris, & en même tems plus prudens, pour éviter toutes les em buches qu'on pouvoit leur dresser.

LIVRE SEIZIEME.

CE Livre renferme tout au plus l'espa ce de quatre ans, depuis l'An de Rome 537 jusqu'à l'An 540. Il contient principalement l'histoire de Sicile depuis la mort d'Hiéron; le siége & la prise de Syracuse par Marcellus; quelques exploits en Espagne & en Italie.
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§. I.

(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Hiéron, fidéle Allié des Romains. Sa mort. Eloge de ce Prince. Hiéronyme succéda à Hiéron. Dessein qu'avoit eu Hiéron de rétablir la liberté à Syracu- se. Sages précautions qu'il prit en mou rant. Andranodore écarte tous les au tres Tuteurs. Caractére d'Hiéronyme. Conspiration contre ce jeune Prince. Il se déclare pour les Carthaginois. Il trai te indécemment les Ambassadeurs de Ro me. Fabius empêche qu'Otacilius mari de sa niéce ne soit nommé Consul. Fa bius & Marcellus sont nommés Consuls, & entrent en charge. Distribution des troupes. Création des Censeurs. Mate lots fournis par les Particuliers. Anni bal retourne en Campanie. Les Généraux Romains se rendent tous à leurs dépar temens. Combat entre Hannon & Grac chus près de Bénévent. Les Romains remportent la victoire. Gracchus accor de la liberté aux esclaves qui portoient les armes sous ses ordres, pour récompen- ser leur courage. Légére punition des lâches. Joie des victorieux en retour nant à Bénévent. Repas que leur don nent les habitans. Nouvel avantage de Marcellus sur Annibal. Sévérité des Censeurs à Rome. Preuves admirables de l'amour du Bien Public dans plusieurs
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Particuliers. Casilin repris par Fabius.(An. R. 537. Av. J. C. 215.) Diverses petites expéditions. Jamais Allié ne se montra plus fi(Hiéron fidéle Al lié des Romains.) déle, plus zèlé, plus constant que ne le fut Hiéron II par rapport aux Romains pendant l'espace de près de cinquante ans, depuis le commencement de cette allian ce jusqu'à sa mort. Sa fidélité fut mise à une rude épreuve après la sanglante Ba taille de Cannes, qui fut suivie de la dé fection presque générale des Alliés de Rome. Mais le ravage même de ses ter res par les troupes Carthaginoises que leur Flotte y avoit débarquées, ne fut pas ca pable de l'ébranler. Il eut seulement la(Liv. XXIII. 30.) douleur de voir que la contagion du mau vais exemple avoit pénétré jusques dans sa famille. Il avoit un fils, nommé Gé lon, qui avoit épousé Néréide fille de Pyrrhus, dont il eut Hiéronyme, du quel il sera bientôt parlé. Il n'avoit eu rien plus à cœur que de lui inspirer les sentimens qu'il avoit lui-même pour les Romains, & il lui répétoit souvent, que a tant qu'il leur demeureroit fidéle, il trouveroit dans leur amitié des troupes, des richesses, & une protection seule ca 52
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) pable d'affermir son Royaume. Gélon, méprisant la vieillesse de son pére, & ne faisant plus de cas de l'alliance des Ro mains depuis leur derniére disgrace à Can nes, s'etoit déclaré ouvertement pour les Carthaginois. Ila armoit déja la multi tude, & sollicitoit les Alliés de Syracuse à se joindre à lui; & peut-être auroit-il causé du mouvement dans la Sicile, si u ne mort prompte & imprévue n'avoit rompu ses mesures. Elle survint si à pro pos, qu'elle laissa quelque soupçon, dit Tite Live, que le pére l'avoit avancée. Il me semble que ce soupçon ne convient guéres au caractére doux & vertueux (Mort d'Hiéron. Liv. XXIV. 4.) d'Hiéron. Il ne survécut pas longtems à son fils, & mourut à l'âge de quatre- vingts-dix ans, infiniment regretté des Peuples. Il avoit régné cinquante-quatre ans. Hiéron ne fut pas un Roi puissant, son Etat ne renfermoit qu'à peu près une moi tié de la Sicile. Mais il fut un grand Roi, si nous savons nous former une juste idée de la véritable grandeur. Quand il fut par venu à la souveraine autorité, sa grande application fut de bien persuader à ses su jets qu'il se croyoit placé sur le trône u niquement pour les rendre heureux. Il 53
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songea, non à s'en faire craindre, mais(An. R. 537. Av. J. C. 215.) à s'en faire aimer. Il se regarda moins comme leur maître, que comme leur protecteur & leur pére. Un de ses prin cipaux soins fut d'entretenir & d'augmen ter la fertilité naturelle du pays, & de mettre en honneur l'Agriculture; ce qu'il considéroit comme un moyen sûr de ré pandre l'abondance dans son Royaume. En effet ce soin, on ne peut trop le ré péter, est une des parties les plus essen tielles d'une bonne & saine Politique, mais qui malheureusement est trop négli gée. Hiéron s'y apliqua entiérement. Il ne jugea pas indigne de la Royauté d'étudier par lui-même & d'aprofondir les régles de l'Agriculture. Il se donna même la( Plin. XVIII. 3.) peine de composer sur cette matiére des Livres, dont la perte doit être regrettée. Mais il envisagea cet objet d'une maniére digne d'un Roi. Le blé faisoit la prin cipale richesse du pays, & le fond le plus assuré des revenus du Prince. Pour établir un bon ordre dans ce commerce, pour assurer & rendre heureuse la condi tion des Laboureurs qui composoient la plus nombreuse partie de l'Etat, pour fi xer les droits du Prince qui en tiroit son principal revenu, pour obvier aux desor dres qui pourroient s'y glisser, & pour prévenir les injustes vexations qu'on s'ef forceroit peut-être dans la suite d'y intro
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) duire, Hiéron fit des réglemens si sages, si raisonnables, si pleins d'équité, & si conformes en même tems aux intérêts du Peuple & à ceux du Prince, qu'ils devin rent comme le Code du Pays, & furent toujours observés inviolablement comme une Loi sacrée, non seulement sous son régne, mais dans tous les tems qui suivi rent. Quand les Romains eurent réduit sous leur pouvoir la Ville & les Etats de Syracuse, ils ne lui imposérent point de nouveaux tributs, & a voulurent que tou tes choses fussent toujours réglées selon les Loix d'Hiéron, afin que les Syracusains, en changeant de maître, eussent la conso lation de ne point changer de police, & de se voir conduits encore en quelque sor te par un Prince, dont le nom seul leur étoit toujours fort cher, & leur rendoit ces loix infiniment respectables. C'est par rapport à la sagesse de ce gou vernement, que nous n'avons point craint d'appeller Hiéron un grand Roi. Il pou voit entreprendre des guerres, gagner des batailles, faire des conquêtes, étendre les bornes de son Etat; car il ne manquoit pas de courage, & il en avoit donné de bonnes preuves avant que de monter sur 54
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le trône. S'il s'étoit livré à de folles pen(An. R. 537. Av. J. C. 215.) sées d'ambition, comme autrefois Agatho cle, qui cent ans auparavant s'étoit emparé de la souveraine puissance à Syracuse, il pouvoit, aussi-bien que lui, porter la guer re en Afrique, avec espérance d'un plus heureux succès, sur-tout lorsque Carthage étoit aux prises avec Rome. Si une pa reille guerre eût réussi, Hiéron passeroit pour un héros dans l'esprit de la plupart des hommes. Mais de combien d'impôts auroit-il fallu charger les Peuples? Com bien de Laboureurs auroit-il fallu arracher de leurs terres? Combien de sang en au roit-il couté pour remporter ces victoires? Et de quelle utilité eussent-elles été pour l'Etat? Hiéron, qui savoit en quoi con siste la solide gloire, mit la sienne à gou verner sagement son Peuple, & à le ren dre heureux. Au-lieu de conquérir de nou veaux pays par la force des armes, il cher cha à multiplier le sien en quelque sorte par la culture des terres, en les rendant plus fertiles qu'elles n'étoient, & à multi plier réellement son Peuple: ce qui fait la véritable force & la véritable richesse d'un Etat, & ce qui ne peut manquer d'arriver, quand les gens de la campagne tirent un fruit raisonnable de leur travail. Quand on voit Syracuse jouir d'un doux repos par la sage conduite d'Hié ron, & ses sujets occupés tranquille ment à cultiver leurs terres comme dans
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(An R. 537. Av. J. C. 215.) le tems d'une pleine paix, pendant qu'autour d'eux tout retentit du tumulte affreux des armes, & qu'une violente & cruelle guer re agite l'Afrique, l'Italie, & une partie même de la Sicile, peut-on ne pas s'é crier avec admiration? Heureux le Peu ple qu'un sage Roi conduit ainsi! & plus heureux encore le Roi qui fait le bon heur de ses Peuples, & qui trouve le sien dans son devoir! Supposons, au contraire, ce même Hiéron, entrant vic torieux après plusieurs campagnes dans sa Capitale au milieu des acclamations publiques, mais trouvant à son retour les Peuples malheureux, épuisés par les im pôts, réduits à une affreuse pauvreté; & les terres négligées pour la plupart, plu sieurs même abandonnées pendant l'absen ce des Laboureurs: tristes suites des lon gues guerres, mais presque toujours inévi tables. S'il lui reste quelque sentiment d'humanité, peut-il être sensible à une gloire qui coute si cher à son Peuple, & ne pas détester des lauriers teints des larmes & du sang de ses sujets? L'amour d'Hiéron pour la paix ne l'em pêchoit point de se précautionner contre les ennemis qui pouvoient entreprendre de la troubler. Il ne songeoit point à atta quer, mais il se mettoit en état de se bien défendre. Il avoit une Flotte nombreuse & bien équipée. Nous verrons bientôt les
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préparatifs étonnans qu'il avoit faits pour(An R. 537. Av. J. C. 215.) mettre Syracuse en état de soutenir un long siége: ce qui marque qu'ena Prince sage & prévoyant, il avoit préparé pendant la paix tout ce qui pouvoit être utile pour la guerre. On n'entend point parler dans la vie d'Hiéron d'aucune magnificence, ni pour les Bâtimens, ni pour les Ameublemens & les Equipages, ni pour la Table. Ce n'est pas que le Prince manquât de richesses pour satisfaire ce goût fort commun à Syracuse, s'il l'avoit eu: mais il savoit en faire un meilleur usage, & plus digne d'un Roi. La somme de cent talens (cent mille écus) qu'il envoya aux Rhodiens, & les présens qu'il leur fit après ce grand tremblement de ter re qui avoit ravagé leur Ile, & renversé leur fameux Colosse, sont des marques il lustres de sa libéralité & de sa magnificen ce. Une prudente économie le mettoit en état d'aider puissamment ses Alliés. Nous l'a vons vu, dans des tems de besoin, fournir avec joie & avec empressement l'Armée des Romains de vivres & d'habits, sans autre vue que de leur témoigner l'estime & la reconnoissance dont son cœur étoit pénétré à leur égard. Il est vrai que la générosité Romaine ne souffroit pas que cette libéra lité demeurât gratuite: mais elle l'étoit de 55
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) son côté, & dès là il en avoit tout le mé rite. Ce qui met le comble, ce me semble, aux louanges dues à ce Prince, c'est son at tachement constant & immuable au parti des Romains dans leurs disgraces même, & en particulier lorsqu'aiant perdu la Bataille de Cannes, ils paroissoient ruïnés sans ressour ce. Dans ces momens décisifs, une vertu commune hésite, délibére, consulte, écou te & pése les raisons spécieuses que la pru dence humaine lui suggére pour ne pas pren dre son parti si promtement. Une grande ame regarde ce simple doute & ce délai presque comme une infidélité déja formée. Hiéron sent bien qu'il risque tout en se déclarant hautement pour les Romains dans une telle conjoncture: mais il ferme les yeux au péril, & ne consulte que le devoir & l'honneur. Les conquêtes & les victoi res les plus éclatantes peuvent-elles entrer en paralléle avec une telle disposition? Nous ne connoissons point les hommes, quand nous ne les connoissons que par des actions éclatantes. Ils sont encore cachés & in connus à notre égard, quand leur cœur est un mistére pour nous. C'est à la bonté de ce cœur, à sa droiture, à sa fidélité qu'on commence à savoir ce qu'ils sont. Nous sommes dans le cœur tout ce que nous som mes. Or il me semble que celui d'Hiéron se montre ici, & se déclare d'une ma niére qui lui doit faire beaucoup d'hon neur.
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La mort de ce Prince causa de grandes(An. R. 537. Av. J. C. 215. Hiérony me succé de à Hié ron. Liv. XXIV. 4.) révolutions dans la Sicile. Le Royaume étoit tombé entre les mains d'Hiéronyme son petit-fils. Cea Prince n'étoit encore qu'un enfant, qui, bien loin de pouvoir ré sister à la séduction de la Puissance Souve raine, & soutenir le poids du Gouverne ment, n'étoit pas capable de porter comme il faut celui de sa propre liberté, & de se conduire lui-même. Ses Tuteurs, & ceux qu'on avoit chargés de son éducation, au- lieu de s'opposer aux vices auxquels il étoit naturellement porté, l'y précipitérent enco re davantage, afin d'avoir toute l'autorité sous son nom. Onb vit alors combien il est important pour le bonheur d'un Etat, qu'un Prince qui commence à régner en core jeune, ne soit environné que de per sonnes capables de lui inspirer des sentimens & des principes dignes d'un Roi; & quel malheur c'est quand la flaterie s'empare dès lors de leurs oreilles & de leur cœur. Hiéron avoit eu dessein, sur la fin de ses(Dessein qu'avoit eu Hiéron de rétablir la liberté à Syracuse.) jours, de remettre Syracuse en liberté, pour empêcher qu'un Royaume qu'il avoit ac quis & affermi par son courage & par sa 56 57
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) prudence, ne fût entiérement ruïné en de venant le jouët du caprice & des passions d'un jeune Roi. Mais les Princesses ses deux filles s'opposérent de toutes leurs forces à un dessein si sage, dans l'espérance que le jeune Prince n'auroit que le titre de Roi, & qu'elles en auroient toute l'autorité avec leurs maris Andranodore & Zoïppe, qui tiendroient le prémier rang entre ses Tuteurs. Ila n'étoit pas aisé à un Vieillard nonagé naire de tenir contre les caresses & les arti fices de ces deux femmes qui l'obsédoient jour & nuit, de conserver toute la liberté de son esprit au milieu de leurs insinuations pressantes & assidues, & de sacrifier avec courage l'intérêt de sa famille à celui du Public. (Sages pré cautions qu'il prit en mou rant.) Tout ce qu'il fit pour éviter, autant qu'il lui étoit possible, les maux qu'il prévoyoit, fut de nommer à Hiéronyme quinze Tu teurs, qui devoient former son Conseil. Il les conjura en mourant de ne jamais se dé partir de l'alliance avec les Romains, à la quelle il avoit été inviolablement attaché pendant cinquante ans; & d'aprendre au jeune Prince leur pupille à marcher sur ses traces, & à suivre les principes dans lesquels il avoit été élevé jusques-là. Dès que le Roi eut rendu les derniers 58
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soupirs, les Tuteurs qu'il avoit nommés à(An. R. 537. Av. J. C. 215.) son petit-fils convoquérent l'Assemblée du Peuple, lui présentérent le jeune Prince, & firent lecture du Testament. Un petit nombre de gens apostés exprès pour y ap plaudir, battirent des mains, & jettérent des cris de joie. Tout le reste, dans une consternation égale à celle d'une famille à qui la mort vient d'enlever un bon pére, garda un morne silence, qui marquoit assez, & leur douleur de la perte qu'ils venoient de faire, & leurs craintes pour l'avenir. On a fit ensuite les funerailles d'Hiéron, qui furent plus honorées par les regrets & les larmes de ses sujets, que par les soins & le respect de ses proches pour sa mé moire. Le prémier soin d'Andranodore fut d'é(Andrano dore écarte tous les au tres Tu teurs.) carter tous les autres Tuteurs, en leur dé clarant que le Prince étoit en âge de gou verner par lui-même; il avoit alors près de quinze ans. Ainsi, se démettant le pré mier de la tutelle qui lui étoit commune a vec plusieurs Collégues, il réunit dans sa seule personne tout leur pouvoir. Les dis positions les plus sages des Princes mourans sont souvent peu respectées après leur mort, & rarement exécutées. Le b meilleur Prince du monde & le(Caracté re d'Hié ronyme.) 59 60
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) plus modéré, succédant à un Roi aussi chéri de ses sujets que l'avoit été Hiéron, auroit eu bien de la peine à les consoler de la perte qu'ils venoient de faire. Mais, comme si Hiéronyme eût cherché, par ses vices, à le faire encore plus regretter, il ne fut pas sitôt monté sur le trône, qu'il fit connoître combien toutes choses étoient changées. Ni le Roi Hiéron, ni Gélon son fils, pendant tant d'années, ne s'étoient jamais distingués du reste des citoyens par leur habillement, ni par aucune parure qui sentît le faste. Ici l'on vit paroître tout d'un coup Hiéronyme revétu de pourpre, le front ceint du diadême, environné d'u ne troupe de gardes armés. Quelquefois même il affectoit d'imiterDenys le Tiran, en sortant comme lui du palais sur un char tiré par quatre chevaux blancs. Tout a le reste répondoit à cet équipage: un mépris marqué de tout le monde, des oreilles fié res & dédaigneuses, une affectation à ne dire que des choses desobligeantes, un abord difficile, & qui le rendoit presque inacces sible non seulement aux Etrangers, mais à 61
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ses Tuteurs mêmes; un rafinement pour(An. R. 537 Av. J. C. 215.) trouver de nouvelles débauches, une cruau té qui alloit jusqu'à éteindre en lui tout sentiment d'humanité. Ce caractére odieux du jeune Roi jetta une si grande frayeur dans les esprits, que quelques-uns de ses Tuteurs se donnérent eux-mêmes la mort, ou se condannérent à un exil volontaire. Trois hommes seulement, Andranodore & Zoïppe, tous deux gendres d'Hiéron, & un certain Thrason, avoient les entrées plus libres auprès du jeune Roi. Il les é coutoit peu sur tout le reste: mais, com me les deux prémiers étoient ouvertement déclarés pour les Carthaginois, & le troi siéme pour les Romains, cette différence de sentimens, & les disputes souvent très vives qui en étoient la suite, attiroient sur eux l'attention du Prince. Il arriva, à peu près dans ce tems-là,(Conspira tion con tre Hiero nyme. Liv. XXIV. 5.) qu'on découvrit une conjuration contre la vie d'Hiéronyme. On dénonça un des principaux conjurés, nommé Théodote. Appliqué à la question, il avoua le crime pour lui-même: mais la violence des supli ces les plus cruels ne fut pas capable de lui faire trahir ses complices. Enfin, comme s'il eût cédé à la force des tourmens, il chargea les meilleurs amis du Roi quoi qu'innocens, entre lesquels il nomma Thra son comme le Chef de toute l'entreprise; ajoutant qu'ils n'auroient eu garde de s'y engager, s'ils n'avoient eu à leur tête un homme d'un aussi grand crédit. La cha
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) leur que celui-ci avoit toujours fait paroître pour le parti des Romains, rendit la dépo sition de Théodote vraisemblable: ainsi il fut sur le champ exécuté avec ceux qu'on lui avoit donnés pour complices, qui n'é toient pas moins innocens que lui. Pendant qu'on fit souffrir à Théodote les tourmens les plus rigoureux, aucun de ses compli ces ne se cacha, ni ne prit la fuite, tant ils comptérent sur sa fidélité & sur sa constan ce, & tant il eut lui-même de force pour garder un tel secret. Ainsi, par un événe ment des plus rares & des plus singuliers, une conspiration découverte ne fut pas pour cela une conspiration manquée, & ne lais sa pas de réussir, comme nous le verrons bientôt. (Hiérony me se dé clare pour les Cartha ginois. Liv. XXIV. 6.) La mort de Thrason, qui seul étoit le lien & le nœud de l'alliance avec les Ro mains, laissa le champ libre aux partisans des Carthaginois. On envoya des Ambas sadeurs à Annibal, pour traiter avec lui; & de son côté il envoya vers Hiéronyme un jeune Carthaginois de qualité, nommé, comme lui, Annibal; à qui il joignit Hip pocrate & Epicyde, nés à Carthage d'une mére Carthaginoise, mais originaires de Sy racuse, dont leur aieul avoit été exilé. A près le Traité conclu avec Hiéronyme, le jeune Officier retourna vers son Général: les deux autres demeurérent auprès du Roi avec la permission d'Annibal. Le Roi en voya ses Ambassadeurs à Carthage, pour rendre le Traité plus autentique. Les con
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ditions étoient, “Qu'après qu'ils auroient(An. R. 537. Av. J. C. 215.) chassé les Romains de la Sicile, sur quoi le jeune Prince comptoit comme sur u ne chose assurée, le fleuve Himéra, qui partage presque toute l'Ile, sépareroit la Province des Carthaginois de son Royau me.“ Hiéronyme, enflé des louanges de ses flateurs, demanda même quelque tems après “qu'on lui cédât toute la Sici le, laissanr aux Carthaginois pour leur part l'Italie.“ La proposition parut fol le & téméraire à Annibal, comme elle l'é toit en effet: mais il dissimula, ne son geant qu'à tirer le jeune Roi du parti des Romains. Comment l'expérience de tous les siécles & de toutes les nations n'apprend- elle point aux Princes ce qu'ils doivent penser des flateurs? Sur le prémier bruit de ce Traité, Ap(Il traite indécem ment les Ambassa deurs de Rome.) pius Préteur de Sicile envoya des Ambassa deurs à Hiéronyme, pour renouveller l'al liance que les Romains avoient eue avec son aieul. Ce Prince, affectant un orgueilri dicule & déplacé, les reçut avec un air dédaigneux, “en leur demandant d'un ton moqueur ce qui s'étoit passé à la Jour née de Cannes: que les Ambassadeurs d'Annibal en racontoient des choses in croyables: qu'il étoit bien aise d'en savoir la vérité par leur bouche, afin de se dé terminer sur le choix de ses Alliés.“ Les Romains lui répondirent qu'ils reviendroient quand il auroit appris à recevoir sérieuse ment des Ambassadeurs, & se retirérent.
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( An. R. 537. Av. J. C. 215.) Hiéronyme ignoroit sans doute que la raillerie ne convient point à un Prince, sut-tout une raillerie offensante & injurieu se, & cela au milieu des affaires les plus graves & les plus importantes. Mais il n'é coutoit que son orgueil, & s'applaudissoit apparemment, parmi ses flateurs, sur ce langage, où il trouvoit une hauteur digne d'un grand Roi. Tout le reste de sa con duite étoit du même caractére. Bientôt sa cruauté, & les autres vices auxquels il se livroit aveuglément, lui attirérent une fin malheureuse. Ceux qui avoient formé la conspiration dont il a été parlé, suivirent leur plan, & aiant trouvé une occasion fa vorable le tuérent dans un voyage qu'il faisoit de Syracuse au pays & dans la ville des Léontins. Voilà où se termina un ré gne très court, mais rempli de desordres, d'injustices, & de violences. Appius, qui prévoyoit les suites de cette mort, donna avis de tout au Sénat, & prit toutes les précautions nécessaires pour conserver la partie de la Sicile qui apparte noit aux Romains. J'omets toutes les vio lences qu'Hippocrate & Epicyde exercérent à Syracuse, le meurtre funeste des Princes ses issues d'Hiéron, la servitude où se trou vérent réduits les malheureux habitans de cette ville, forcés malgré eux à devenir les (Hist. Anc. Tome X.) ennemis de Rome. J'ai traité ailleurs ces matiéres avec beaucoup d'étendue. Je me bornerai ici à ce qui regarde proprement les Romains,
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Sur la fin de cette année, le(An. R. 537. Av. J. C. 215. Fabius empêche qu'Otaci lius mari de sa niéce ne soit nommé Consul. Liv. XXIV. 8.) Consul Q. Fabius prit le chemin de Ro me pour y présider à l'élection des Ma gistrats de l'année suivante; & aiant indi qué l'Assemblée du Peuple pour le pré mier jour convenable, tout en arrivant il se rendit dans le Champ de Mars sans en trer dans la ville. Là, comme les jeu nes* gens de la Centurie Aniensis, à la quelle il étoit échu par sort de donner la prémiére son suffrage, nommoient T. O tacilius avec M. Emilius Regillus pour Consuls, Fabius fit faire silence, & par la de la sorte. Si nous avions la paix en Italie, ou que nous fussions en guerre avec un Général qui ne fût pas capable de profi ter de notre négligence, je regarderois com me ennemi de votre liberté, quiconque vou droit se rendre le censeur du choix qu'il vous plaît de faire. Mais comme nos Généraux n'ont point fait de faute pendant cette guer re, & contre l'ennemi que nous avons à combattre, qui n'ait attiré quelque grand malheur à la République, vous ne devez pas employer moins de précautions, ni vous tenir moins sur vos gardes, quand vous êtes prêts à donner vos suffrages pour nommer des Con suls, que quand vous êtes sur le point de donner bataille aux ennemis. Chacun de 62
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) vous pour lors doit se dire à lui-même: C'est pour tenir tête à Annihal que je vai nom mer un Consul. Quelques précautions que nous prenions dans ce choix, Annibal a toujours de grands avantages sur nous. Il est dans l'exercice continuel du commande ment des Armées. Son autorité n'est point renfermée dans certaines bornes, ni atta chée à un certain tems. Il n'est point obli gé de prendre la loi de personne. Il décide en Souverain dans toutes les occasions, se lon que les conjonctures lui paroissent le de mander. Il n'en est pas de-même de nos Consuls. Ils sont mis en place subitement, ils n'y sont que pour une année. A peine commencent-ils à être au fait, & à enta mer les affaires, que leur tems finit, & qu'on leur envoie un successeur. Ces prin cipes supposés, considérons maintenant quels sont ceux qu'on vient de nommer. M. Emi lius Regillus est Prêtre de Romulus; en sor te que nous ne saurions ni l'éloigner de Ro me, ni l'y retenir, sans préjudicier aux af faires de la Religion, ou à celles de la Guer re. Pour T. Otacilius, il a épousé la fille de ma sœur, & en a des enfans. Mais vos bienfaits, Messieurs, soit envers mes ancê tres, soit envers moi-même, m'ont appris à ne point préférer les intérêts de ma famille à ceux de la République Quand la mer est calme, il n'y a personne qui ne puisse condui re le vaisseau. Mais lorsqu'il s'est élevé une furieuse tempête, & que le navire est devenu le jouët des flots & des vents, c'est
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alors qu'on a besoin d'un homme de tête &(An. R. 537. Av. J. C. 215.) de courage, d'un pilote habile & expérimen té. Nous ne navigeons pas sur une mer tranquile. Plus d'un orage a déja été sur le point de nous submerger. C'est pourquoi nous ne saurions trop prendre de précautions pour bien choisir un homme capable de nous conduire au port. Nous vous avons mis à l'épreuve, Otacilius, dans des emplois moins considérables, dont vous ne vous êtes pas as sez bien acquité pour nous engager à vous en confier de plus importans. La Flotte que vous avez commandée cette année, avoit trois objets. Elle devoit ravager les côtes d'Afrique, mettre celles d'Italie en sureté, & empêcher sur-tout qu'on n'envoyât de Carthage à Annibal des secours d'argent, d'hommes, & de vivres. Elevez Otacilius au Consulat, Messieurs, s'il a rempli, je ne dis pas toutes ces vues, mais une seule. Si au contraire, pendant qu'il a été chargé du commandement de la Flotte, Annibal a re çu tout ce qu'on lui a envoyé de Carthage, avec autant de sureté que si la mer eût été entiérement libre; si les côtes d'Italie ont été plus infestées cette année que celles d'A frique, à quel titre Otacilius pourroit-il prétendre qu'on dût le choisir préférable ment à tout autre pour commander contre Annibal? Si vous étiez Consul, je penserois qu'à l'exemple de nos ancêtres, nous de vrions créer un Dictateur; & vous n'au riez pas lieu de vous étonner ni d'être fâ- ché qu'il se trouvât dans la République un
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) meilleur Général que vous. Personne n'est plus intéressé que vous à ne vous point trou ver chargé d'un fardeau qui vous accable roit. Concluons, Messieurs, que nous ne pouvons apporter trop d'attention au choix de vos Consuls. Ce n'est qu'avec peine que je vous rappelle ici le souvenir de Trasi méne & de Cannes. Mais, pour éviter de pareils malheurs, il est bon de se remettre quelquefois ces exemples devant les yeux. Héraut, citez la Centurie Aniensis, pour donner de nouveau son suffrage. T. Otacilius fit beaucoup de bruit, & reprocha avec beaucoup de hauteur à son oncle, qu'il vouloit se faire continuer dans le Consulat. Mais Fabius ordonna à ses Licteurs de s'approcher d'Otacilius: &, comme il n'étoit point entré dans la ville, étant tout d'un coup venu dans le lieu où se tenoient les Assemblées, il l'avertit de prendre garde que les haches, marque du droit de vie & de mort, se portoient en core* devant lui. C'étoit faire entendre à Otacilius, qu'il y alloit pour lui de la vie à continuer ses cris séditieux. Il se tut; & la Centurie privilégiée étant revenue aux suffrages, nomma Fabius & Marcel (Fabius & Marcellus sont nom més Con suls.) lus Consuls. C'étoit le quatriéme Consu lat de Fabius, & le troisiéme de Marcel lus, en comptant celui auquel il avoit été 63
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nommé, mais qu'il avoit été obligé d'ab(An. R. 537. Av. J. C. 215.) diquer. Toutes les autres Centuries furent du même avis, sans qu'il y eût aucune variété de sentiment. On procéda ensuite à l'élection des Préteurs. Pour consoler Otacilius d'avoir manqué le Consulat, on le créa Préteur pour la seconde fois. Q. Fulvius Flaccus, qui étoit actuellement re vétu de cette charge, fut continué. Les deux autres furent Q. Fabius fils du Con sul qui étoit actuellement Edile Curule, & P. Cornelius Lentulus. Après la nomina tion des Préteurs, le Sénat ordonna par un Decret que Q. Fulvius, sans tirer au sort, auroit le département de Préteur de la Ville; & que ce seroit lui par consé quent, qui commanderoit dans Rome en l'absence des Consuls. Nous venons de voir un rare exemple, & d'une merveilleuse docilité de la part de la Jeunesse d'une Centurie, qui renonce sans hésiter à son prémier choix sur l'avis d'un sage Consul; & d'une généreuse fer meté de la part de Fabius, qui oublie les considérations du sang & de la proximité, & n'est attentif qu'aux intérêts de la Ré publique. Mais ce qui paroit le plus ad mirable dans ce Consul, c'est d'avoir eu le courage de s'élever au dessus des bruits populaires, & des soupçons fâcheux qu'on pouvoit former contre lui, en jugeant qu'il ne donnoit l'exclusion à son neveu, que pour se faire nommer lui-même Consul
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(An. R. 537. Av. J. C. 215.) à sa place. Une grande ame, qui con noit ses dispositions intérieures, & qui sait qu'elles sont connues, ne craint point un pareil reproche; & quand il y auroit lieu de le craindre, elle en fait le sacrifice à son amour pour la patrie, & à son devoir. En effet, ç'auroit été la trahir en quelque sor te, que de garder le silence dans une telle conjoncture. Tout* le monde générale ment rendit justice à Fabius. On disoit que le besoin des affaires demandant qu'on mît à la tête des Armées le plus habile Gé néral qu'il y eût alors dans la République, ce grand homme, ne pouvant se dissimu ler à lui-même qu'il étoit ce Général né cessaire à l'Etat, avoit mieux aimé s'expo ser à l'envie que cette démarche insolite & irréguliére pouvoit lui attirer, que de négliger les intérêts de sa patrie. (Val. Max. IV. 1.) Près de quatre-vingts ans auparavant un autre Fabius avoit signalé son zèle pour le Bien public, dans une occasion qui a quel que ressemblance avec ce qui vient d'être rapporté. C'est Q. Fabius Maximus Rul lus. Voyant les Centuries disposées à nom mer pour Consul son fils Q. Fabius Gur 64
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ges, il s'opposa autant qu'il put à cette no(An. R. 537. Av. J. C. 215.) mination: non qu'il crût que son fils man quât de mérite pour remplir dignement cette place; mais il représenta au Peuple qu'il étoit contre le bon ordre de mettre si souvent la prémiére dignité de l'Etat dans une même famille. Or son bisaieul, son aieul, son pére l'avoient exercée à di verses reprises, & lui-même avoit été cinq fois Consul. Le Peuple n'eut point d'é gard à son opposition. Mais Fabius, en renonçant à la tendresse paternelle, eut tout l'honneur d'un sacrifice qui devoit lui cou ter cher. Il y eut cette année deux inondations très considérables. Le Tibre s'étant dé bordé dans les campagnes, abattit plusieurs édifices, & fit périr un grand nombre d'hommes & d'animaux.

Q. Fabius Maximus IV.

(An. R. 538. Av. J. C. 214. Fabius & Marcellus entrent en charge. Liv. XXIV. 9.)

M. Claudius Marcellus III.

Cette annee, qui étoit la cinquié me de la Guerre de Carthage, Fabius & Marcellus aiant pris possession du Consu lat, attirérent sur eux les yeux & l'atten tion de tous les citoyens. Il y avoit long tems qu'on n'avoit vu en place deux Con suls d'un si rare mérite. Le Sénat s'étant assem blé, continua dans leurs emplois tous ceux qui avoient actuellement quelque commande(Distribu tion des troupes.) ment. Il ordonna aussi qu'on auroit sous les ar
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(An. R. 538. Av. J C. 214. Liv. XXIV. 11.) mes dix-huit Légions. Que les Consuls en prendroient chacun deux sous leurs ordres: que les Provinces de Gaule, de Sicile, & de Sardaigne en auroient chacune deux, pour veiller à leur conservation: que le Préteur Q. Fabius en commanderoit deux dans l'Apulie: que Tib. Gracchus demeureroit aux environs de Lucérie, avec les deux qu'on avoit formées des esclaves qui s'é toient enrôlés volontairement: qu'on en laisseroit une au Proconsul C. Terentius Varron dans le canton de Picéne; une à M. Valerius, pour s'en servir aux environs de Bronduse, où il étoit avec une Flotte: & que les deux derniéres resteroient à Ro me pour la garder. Les Consuls eurent or dre d'équiper un nombre de vaisseaux, qui joints à ceux qui étoient dans le port de Bronduse & dans les rades voisines formas sent pour cette année une Flotte de cent cinquante navires. (Création des Cen seurs.) Q. Fabius tint les Assemblées pour la création des Censeurs. M. Attilius Regulus, & P. Furius Philus furent élevés à cette dignité. (Matelotss fournis par les par ticuliers.) Comme on manquoit de matelots, les Consuls, en vertu d'un Decret du Sénat, ordonnérent que le citoyen qui, ou lui, ou son pére, auroit été jugé par les Cen seurs L. Emilius & C. Flaminius posséder en fonds depuis deux mille cinq cens li vres jusqu'à cinq mille livres, ou qui dans la suite auroit acquis ce bien, fourniroit un matelot payé pour six mois. Que ce
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lui qui auroit au dessus de cinq mille li(An. R. 538. Av. J. C. 214.) vres jusqu'à quinze mille, en fourniroit trois avec la paye d'une année entiére. Que celui qui auroit au dessus de quinze mille livres jusqu'à cinquante mille, en donneroit cinq. Que celui qui auroit au dessus de cinquante mille livres, en donneroit sept. Enfin, que les Sénateurs en fourniroient huit avec la paye d'une année. Les mate lots qui furent levés en vertu de cette Or donnance, aiant été armés & équipés par leurs maîtres, s'embarquérent avec du bis cuit pour trente jours. Ce fut pour la prémiére fois que la Flotte des Romains fut fournie de matelots aux dépens des par ticuliers. Ces préparatifs, beaucoup plus considé(Annibal retourne en Cam panie. Liv. XXIV. 12.) rables qu'ils n'avoient jamais été, firent craindre aux habitans de Capoue, que la campagne ne s'ouvrît cette année par le siége de leur ville. C'est pourquoi ils en voyérent des Ambassadeurs à Annibal, pour le prier de faire approcher son Ar mée de Capoue, en lui représentant “qu'on levoit à Rome des Armées pour l'assié ger; & que de toutes les villes qui a voient abandonné le parti des Romains, il n'y en avoit point contre laquelle ils fussent plus irrités.“ La consternation avec laquelle ils portérent cette nouvelle à Annibal, obligea ce Général de se hâter pour prévenir les Romains. Ainsi étant parti d'Arpi, il vint se camper à Tifate dans son ancien camp, au dessus de Ca
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(An. R. 538. Av. J C. 214.) poue. Ensuite, aiant laissé un corps de Numides & d'Espagnols pour la garde de son camp, & pour celle de Capoue, il s'approcha de Pouzoles (Puteoli) pour tâ- cher de s'en rendre maître. (Les Gé néraux Romains se rendent tous à leurs dé parte mens.) Fabius n'eut pas plutôt appris qu'Anni bal avoit quité Arpi pour retourner dans la Campanie, qu'il partit pour se mettre à la tête de son Armée, marchant jour & nuit avec une extrême diligence. Il or donna en même tems à Tib. Gracchus de quiter Lucérie, & de venir avec ses trou pes du côté de Bénévent; & au Préteur Q. Fabius son fils, d'aller prendre la pla ce de Gracchus auprès de Lucérie. En même tems deux Préteurs partirent pour la Sicile; P. Cornelius pour se rendre à son Armée; Otacilius, pour aller prendre le commandement de sa Flotte, & veiller à la sureté des côtes. Tous enfin se ren dirent à leurs départemens: & ceux qu'on avoit continués dans leurs emplois, eurent ordre de rester dans les postes où ils é toient l'année précédente. Ce fut en ces tems ci que commença la négociation entre Annibal & les Tarentins, qui aboutit enfin à la prise de Tarente. Cinq jeunes gens des plus illustres familles de cette ville vinrent trouver Annibal, & lui firent espérer que cette ville se rendroit à lui dès qu'il en auroit fait approcher ses troupes. Elle étoit fort à sa bienséance pour y faire aborder Philippe, en cas qu'il vînt en Italie. Il leur promit de mar
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cher au plutôt de ce côté, les exhortant ce(An. R. 538. Av. J. C. 214.) pendant à mettre toutes choses en état de leur part pour faire réussir l'entreprise. Il resta quelque tems en Campanie, & fit de nouvelles tentatives sur Pouzole & sur Nole, mais aussi inutiles que les prémié res. Hannon & Tib. Gracchus étoient par(Combat entre Han non & Gracchus près de Bénévent. Les Ro mains rempor tent la victoire. Gracchus accorde la liberté aux Esclaves. Liv. XXIV. 14-16.) tis comme de concert, le prémier du pays des Brutiens avec un corps considérable d'Infanterie & de Cavalerie, & l'autre de son camp de Lucérie, pour s'approcher de Bénévent. Le Romain entra d'abord dans la ville. Mais aiant appris qu'Hannon é toit campé à trois milles de-là sur les bords du Calore, & qu'il faisoit le dégat dans les campagnes voisines, il sortit aussi de Béné vent, & s'étant campé environ à mille pas de l'ennemi, il assembla ses soldats pour les haranguer. La plupart étoient des esclaves, qui, depuis deux ans entiers qu'ils étoient dans le service, aimoient mieux mériter leur liberté par des actions, que la demander par des paroles. Il s'étoit pourtant apperçu, en sortant des quartiers d'hiver, de quelques murmures confus. Ils s'étoient plaints d'un si long esclavage, se demandant les uns aux autres s'il ne se verroient jamais libres. Gracchus prit de là occasion d'écrire au Sénat, pour lui fai re connoître ce qu'ils méritoient, plutôt que ce qu'ils demandoient. Il lui repré senta, “qu'ils avoient servi jusques-là
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) avec autant de fidélité que de courage, & que pour être des soldats accomplis il ne leur manquoit que la liberté.“ Le Sénat l'avoit laissé le maître de faire là- dessus tout ce qu'il jugeroit le plus à pro pos pour le bien de la République. Avant donc que d'en venir aux mains avec les ennemis, il déclara à ses soldats: “Que le tems étoit venu d'obtenir cette liberté qu'ils desiroient depuis si long tems, & avec tant d'ardeur. Que des le lendemain il combattroit l'ennemi en rase campagne: que-là, sans craindre d'embuches, on auroit lieu de faire pa roître son courage & sa bravoure. Que quiconque lui apporteroit la tête d'un ennemi, recevroit sur le champ la liber té pour récompense: mais qu'il puniroit du suplice des esclaves ceux qui lâche roient pié, & abandonneroient leur pos te. Que leur sort étoit entre leurs mains. Qu'ils avoient pour caution de sa pro messe, non seulement sa parole, mais celle du Consul Marcellus, & celle de tous les Sénateurs, qu'il avoit consultés sur cet article, & qui l'avoient laissé le maître de tout.“ Il leur fit la lecture des Lettres de Marcellus, & de l'Arrêt du Sénat. Ils poussérent aussitôt des cris de joie, & tous, d'un commun accord, de mandoient fiérement qu'on les menât con tre l'ennemi, & qu'on leur donnât sur le champ le signal du combat. Gracchus
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les congédia, après leur avoir promis la(An. R. 538. Av. J. C. 214.) bataille pour le lendemain. Alors pleins de joie, sur-tout ceux que la seule action du jour suivant devoit tirer de la servitu de, ils passérent le reste de la journée à préparer leurs armes, & à les mettre en état de bien seconder leur courage. Le lendemain, dès qu'on eut donné le signal, ils s'assemblérent les prémiers au tour de la tente de Gracchus, & ce Gé néral rangea ses troupes en bataille au le ver du Soleil. Les Carthaginois ne refu sérent pas de combattre. Leur Armée étoit composée de dix-sept mille hommes d'In fanterie, la plupart Brutiens ou Luca niens; & de douze cens Cavaliers, tous Numides & Maures, excepté un petit nombre d'Italiens qui y étoient mêlés. Il paroit que celle des Romains étoit d'une égale force. On combattit longtems, & avec beaucoup de chaleur. Pendant qua tre heures, la victoire demeura incertaine entre les deux partis Rien n'embarras soit davantage les Romains, que les têtes des ennemis dont ils vouloient s'assurer, parce qu'on y avoit attaché leur liberté. Car à mesure qu'un soldat avoit brave ment tué un ennemi, il perdoit d'abord un tems considérable à lui couper la tête au milieu du tumulte & du desordre; & quand il en étoit enfin venu à bout, la nécessité de la tenir & de la garder oc cupant une de ses mains, le mettoit hors
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) d'état de combattre, desorte que la bataille étoit abandonnée aux lâches & aux timi des. Gracchus, averti par les Tribuns Légionaires que ses soldats ne blessoient plus aucun des ennemis qui étoient en é tat de se défendre; qu'ils étoient tous oc cupés à couper les têtes des morts, & qu'ils les tenoient ensuite à la main au- lieu de leurs épées; il leur fit dire prom tement “de jetter ces têtes par terre; que leur valeur s'étoit fait assez connoître; & que ceux qui auroient fait leur de voir, étoient assurés d'avoir la li berté.“ Alors le combat recommença tout de nouveau, & Gracchus envoya aussi sa Cavalerie contre l'ennemi. Les Numi des étant venus à sa rencontre, & les cavaliers ne combattant pas avec moins d'ardeur que les gens de pié, la victoire devant encore une fois douteuse. Les deux Généraux animoient leurs soldats de la main & de la voix. Gracchus représen toit aux siens, qu'ils n'avoient affaire qu'à des Brutiens & des Lucaniens tant de fois vaincus. Hannon reprochoit aux Romains qu'ils n'étoient que des esclaves, à qui l'on avoit ôté leurs chaînes pour leur faire prendre les armes. Enfin Grac chus déclara à ses soldats, qu'il n'y a voit point de liberté pour eux, à moins que ce jour-là l'ennemi ne fût vaincu & mis en fuite. Cette menace les anima tellement, que
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poussant de nouveaux cris, & devenus dans(An. R. 538. Av. J. C. 214.) le moment comme d'autres hommes, ils se jettérent sur l'ennemi avec une furie que rien ne fut capable de soutenir. D'abord la prémiére ligne, puis la seconde, & enfin tout le corps de bataille fut rompu. Tous prirent ouvertement la fuite, & regagné rent leur camp avec tant d'effroi & de con sternation, qu'aucun ne se mit en devoir d'en défendre les portes contre les Romains, qui y entrérent pêle-mêle avec les vaincus, & y recommencérent un nouveau combat, plus embarrassé dans un espace si étroit, mais par la même raison plus sanglant. Dans ce tumulte, les prisonniers Romains, pour seconder leurs compatriotes, s'assemblérent en un corps, & s'étant saisis des armes qu'ils trouvérent sous leur main, attaqué rent les Carthaginois par derriére, & leur fermérent le chemin de la fuite. C'est pour quoi d'une si grande Armée, à peine s'en sauva-t-il deux mille hommes, presque tous Cavaliers, avec leur Commandant. Tout le reste fut tué. On prit trente-huit dra peaux. Gracchus perdit environ deux mille hommes. Tout le butin fut abandon né aux soldats, excepté les prisonniers, & les animaux qui seroient reconnus & reven diqués par leurs maîtres dans l'espace de trente jours. Les vainqueurs étant retournés dans leur(Légére punition des lâches. Liv. XXIV. 16.) camp, quatre mille esclaves, qui avoient combattu avec moins de courage que leurs compagnons, & qui n'étoient pas entrés
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(An. R. 538 Av. J. C. 214.) avec eux dans le camp des ennemis, se re tirérent sur la colline prochaine, pour évi ter le châtiment qu'ils croyoient avoir mé rité. Le lendemain, un Tribun des soldats les ramena au camp dans le tems que Grac chus, aiant assemblé son Armée, com mençoit à haranguer. D'abord il donna aux vieux soldats les louanges & les récom penses qu'ils méritoient, à proportion de la valeur que chacun d'eux avoit fait pa roître en cette occasion. Ensuite, s'adres sant à ceux qui étoient encore esclaves, il leur dit, que dans un jour si heureux il ai moit mieux les louer tous en général & sans distinction, que de faire des reproches à aucun d'eux. Qu'ainsi il les déclaroit tous libres, & qu'il prioit les Dieux que ce fût pour l'honneur & l'avantage de la République. Ils poussérent de grands cris de joie, & s'embrassant & se félicitant les uns les autres, ils levoient les mains vers le Ciel, & souhaitoient toutes sortes de pros pérités au Peuple Romain, & à leur Gé néral. Ona vit bien alors, comme Tite- Live le dit ailleurs, que de tous les biens il n'y en a point de plus agréable à l'hom me que la liberté. Alors Gracchus, aiant repris la parole: Avant que de vous avoir tous égalés, leur 65
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dit-il, par la liberté que je viens de vous(An. R. 538. Av. J. C. 214.) donner, je n'ai point voulu mettre une dis tinction odieuse parmi vous. Mais présente ment que je me suis acquité de ma parole, & de celle que je vous avois donnée au nom de la République, pour ne pas confondre la valeur avec la lâcheté, je me ferai donner les noms de ceux qui, pour éviter les re proches & la punition que méritoit leur fau te, se sont séparés d'avec leurs compagnons; & en les faisant paroître devant moi les uns après les autres, je les obligerai de me pro mettre avec serment, que tant qu'ils por teront les armes, ils resteront debout en pre nant leurs repas, à moins que la maladie ne les en empêche. Vous devez souffrir cet te mortification avec patience & sans plain te, pour peu que vous fassiez réflexion qu'on ne pouvoit pas punir plus légérement votre lâcheté. Après ce discours, il ordonna qu'on pliât(Joie des victorieux en retour nant à Bé névent. Repas que leur don nent les habitans. Ibid. 16.) bagage, & qu'on se mît en marche. Les soldats, en portant le butin sur leurs épau les, ou en le faisant marcher devant eux, retournérent à Bénévent en chantant & en dansant, avec des transports de joie si écla tans, qu'on les eût pris pour des convives qui sortoient d'un festin, & non pour des soldats qui revenoient de la bataille. Les habitans sortirent de la ville en foule, pour aller au devant d'eux. Ils leur prodiguoient toutes sortes de témoignages de joie & de félicitation. C'étoit à qui les inviteroit à venir manger & loger chez soi. Les
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) repas étoient tout préparés dans la cour de chaque particulier; & ils pressoient les sol dats d'entrer, & prioient Graccchus de leur permettre de boire & manger avec eux. Gracchus y consentit, à condition qu'ils mangeroient tous en public. Les habitans dressérent donc devant leurs maisons des ta bles, sur lesquelles ils portérent tout ce qu'ils avoient préparé. Ceux qui venoient de recevoir la liberté, avoient sur la tête des bonnets de laine blanche, qui en é toient la marque. Les uns étoient sur des lits, suivant l'usage de ces tems-là; (je par lerai dans la suite de la maniére dont les Romains étoient à table) les autres étoient debout, & tout à la fois mangeoient & servoient leurs compagnons. Gracchus trouva ce spectacle si singulier & si nou veau, qu'étant de retour à Rome, il le fit peindre, & plaça le tableau dans le Tem ple de la Liberté, que son pére avoit fait bâtir sur le Mont Aventin, des deniers qui provenoient des amendes, & dont il avoit fait aussi la dédicace. (Nouvel avantage de Marcel lus sur An nibal. Liv. XXIV. 17.) Pendant que ces choses se passoient à Bénévent, Annibal, après avoir ravagé tout le pays aux environs de Naples, alla camper dans le voisinage de Nole. Quand le Consul Marcellus eut appris qu'il appro choit, il ordonna au Propréteur Pompo nius de le venir joindre avec l'Armée qui étoit campée au dessus de Suessule, & se mit aussitôt en devoir d'aller au devant d'Annibal, & de le combattre. Pendant
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le silence de la nuit, il fit sortir Claude(An. R. 538. Av. J. C. 214.) Néron avec l'élite de sa Cavalerie par la porte la plus éloignée de l'ennemi, & lui ordonna, après qu'il auroit fait un grand circuit, de s'approcher peu à peu, & en se tenant couvert, de l'endroit où étoient les Carthaginois; & enfin, quand il verroit l'action engagée, de les venir tout d'un coup attaquer par derriére. Néron n'exé cuta point ces ordres, soit qu'il se fût éga ré en chemin, ou que le tems lui eût man qué. Le combat s'étant donné sans lui, les Romains ne laissérent pas d'avoir l'a vantage: mais, n'étant pas secondés de la Cavalerie, leur projet ne réussit pas com me ils l'avoient espéré. Marcellus n'osant pas poursuivre les ennemis dans leur fuite, fit retirer ses soldats quoique vainqueurs. Cependant Annibal perdit ce jour-là plus de deux mille hommes. Marcellus n'en perdit pas en tout quatre cens. Vers le coucher du Soleil, Néron aiant inutilement fatigué ses hommes & leurs chevaux pen dant un jour & une nuit, arriva sans avoir seulement vu l'ennemi. C'est une grande douleur pour un habile Général qui a for mé un projet important, de le voir avor ter par l'imprudence ou le peu de tête de celui sur qui il s'en étoit reposé pour l'exé cution. Aussi le Consul fit-il une repri mande bien vive à Néron, jusqu'à lui re procher qu'il n'avoit tenu qu'à lui qu'on ne rendît à Annibal la Journée de Cannes. Le lendemain Marcellus mit encore ses troupes
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(An. R. 538. Av. J. G. 214.) en bataille: mais Annibal ne sortit point de son camp, avouant tacitement qu'il se reconnoissoit vaincu. Le troisiéme jour il se retira à la faveur de la nuit; & renon çant à la conquête de Nole qu'il avoit tant de fois tentée inutilement, il marcha vers Tarente, où il espéroit de mieux réussir. (Sévérité des Cen seurs à Ro me. Liv. XXIV. 18.) Les Romains n'avoient pas moins d'attention aux affaires du dedans qu'à cel les de la guerre, & n'y montroient pas moins de courage & d'élevation d'ame. Les Censeurs n'étant point occupés aux ouvra ges publics faute d'argent, s'appliquérent uniquement à réformer les mœurs des ci toyens, & à corriger les abus que la guerre avoit introduits, semblables aux mauvaises humeurs que les corps contractent dans les longues maladies. D'abord ils firent appeller devant eux ceux qui étoient accu sés d'avoir voulu, après la Bataille de Can nes, abandonner la République, & sortir de l'Italie. L. Cecilius Metellus, alors Questeur, étoit le plus considérable d'en tre eux. Il eut ordre, & ses complices après lui, de se défendre; & n'aiant pu se justifier, ils demeurérent convaincus d'avoir tenu des discours contraires aux intérêts de la République, & qui ten doient à former une conjuration pour a bandonner l'Italie. Après eux on fit comparoître ces in terprétes trop habiles à trouver des sub terfuges pour se dispenser du serment. Ces Députés frauduleux, qui aiant juré à An
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nibal qu'ils reviendroient dans son camp,(An. R. 538. Av. J. C. 214.) croyoient s'être acquités de leur parole, en y rentrant un instant sous un prétexte imaginaire. La doctrine des équivoques n'est pas nouvelle: mais il est bien remar quable qu'elle étoit condannée & punie sé vérement même dans le Paganisme. Tous ceux dont on vient de parler furent punis de la plus grande peine que pussent infliger les Censeurs. Ils furent privés de tout suffrage dans les Assemblées, chassés de leurs Tribus, & ne conservérent la qua lité de Citoyens que pour payer les impôts. Et ceux d'entr'eux qui étoient Chevaliers Romains, furent dégradés, & on leur ôta le cheval que la République leur entrete noit. Ils traitérent avec la même sévérité tous ceux des jeunes gens qui n'avoient point servi depuis quatre ans, sans avoir été ma lades, ou avoir quelque autre raison vala ble. Il s'en trouva plus de deux mille de cette espéce. Cette rigueur des Censeurs fut suivie d'un Arrêt du Sénat non moins sévére. Il condannoit tous ceux que les Censeurs a voient notés à servir dans l'Infanterie com me simples piétons, à passer en Sicile, & à se joindre à l'Armée de Cannes, sans es pérance d'obtenir leur congé, que quand Annibal auroit été chassé de l'Italie. On peut juger par tout ce qui vient d'être dit, combien la sage rigidité de la Censure étoit propre à contenir les ci
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) toyens par la crainte, à maintenir le bon ordre dans toutes les parties de la Répu blique, à faire observer les coutumes & les réglemens; combien, en un mot, elle étoit une puissante barriére contre les vi ces, contre les desordres, contre le viole ment des loix, contre la corruption & le déréglement des mœurs, qui va toujours en croissant, à moins qu'on ne lui oppose de tems en tems de fortes digues pour en arrêter ou du moins pour en affoiblir le cours. (Preuves admira bles de l'a mour du Bien pu blic dans plusieurs particu liers Liv. XXIV. 18.) Comme les Censeurs ne voyoient point d'argent dans le Trésor, ils ne faisoient point les marchés ordinaires soit pour l'en tretien des Temples, soit pour d'autres dé penses courantes de cette espéce. Ceux qui avoient coutume de faire ces sortes de mar chés s'étant présentés devant les Censeurs, les exhortérent à traiter avec eux de la mê me façon que si le Trésor étoit en état de fournir de l'argent, & déclarérent qu'au cun d'eux n'en demanderoit avant la fin de la guerre. Ensuite les maîtres des soldats que Grac chus avoit mis en liberté auprès de Béné vent, s'assemblérent & déclarérent pareil lement, qu'encore que les Magistrats char gés de faire la banque au nom de la Répu blique les eussent fait appeller pour rece voir le prix de leurs esclaves, ils ne vou loient point recevoir d'argent que la guerre ne fût terminée.
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Cette conspiration générale à soulager le(An. R. 538. Av. J. C. 214.) Trésor épuisé, engagea aussi ceux qui é toient chargés de l'argent des Mineurs & de celui des Veuves, à le confier à la Ré publique, persuadés qu'il n'y avoit point d'asile plus sacré & plus inviolable que la Foi publique, ni où l'on pût placer plus surement ce précieux dépôt: Nusquam eas (pecunias) tutius sanctius que deponere credentibus, qui deferebant, quam in publica fide. Grand éloge pour un Etat. Cette générosité & ce desintéressement des particuliers passa de la ville dans le camp. Les Cavaliers & les Capitaines ne voulurent point recevoir leur paye: & ceux qui la recevoient, étoient traités d'hom mes mercenaires & sans honneur. Où trouve-t-on un pareil zèle, & un pareil amour du Bien public? Mais aussi où trouve-t-on une bonne foi pareille à celle qui étoit à Rome comme la base du Gouvernement? On a raison de la regar der comme la plus sure ressource des E tats: mais afin qu'elle soit telle, il ne faut point souffrir qu'en aucun cas on lui don ne jamais la moindre atteinte. Le Consul Q. Fabius étoit campé(Casilin repris par Fabius. Liv. XXIV. 19.) auprès de Casilin, qui étoit défendu par u ne garnison de deux mille Campaniens, & de sept cens Carthaginois. Le Magistrat de Capoue armoit indifféremment les escla ves & le peuple, pour venir fondre sur le
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) camp des Romains, pendant que le Consul songeoit à s'emparer de Casilin. Fabius étoit exactement informé de ce qui se tra moit à Capoue. C'est pourquoi il envoya à Nole vers son Collégue, pour lui faire entendre “qu'il faloit absolument oppo ser une autre Armée aux efforts des Cam paniens, pendant qu'il attaquoit Casilin avec la sienne. Qu'il le prioit donc de venir avec ses troupes, en laissant à No le un petit nombre de soldats pour la garder; ou que si sa présence y étoit nécessaire, & que cette ville eût encore à craindre des entteprises d'Annibal, en ce cas lui (Fabius) manderoit Gracchus qui étoit à Bénévent.“ Marcellus aiant reçu le courier de son Collégue, laissa deux mille hommes à Nole, & vint lui- même à Casilin avec le reste de l'Armée. Son arrivée obligea les Campaniens, qui se mettoient déja en mouvement, de se te nir en repos. Ainsi Casilin se vit attaqué tout à la fois par deux Armées Consulaires. Comme les soldats Romains, en appro chant trop près des murailles, recevoient beaucoup de blessures sans remporter de grands avantages, Fabius étoit d'avis qu'on renonçât à l'attaque d'une bicoque, qui leur donnoit autant de peine qu'auroit pu faire une place considérable; & sur-tout aiant sur les bras des affaires bien plus importantes. Il étoit sur le point de se retirer, lorsque Marcellus lui représenta;
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“Quea si d'un côté les grands Géné(An. R. 538. Av. J. C. 214.) raux ne devoient pas tenter indifférem ment toutes sortes d'entreprises, d'un autre ils ne devoient pas aussi renoncer aisément à celles qu'ils avoient une fois formées; parce que la réputation dans la guerre a pour l'ordinaire de grandes suites, & contribue beaucoup aux bons & aux mauvais succès.“ Fabius se ren dit à cet avis, & poursuivit le siége. Alors les Romains firent avancer leurs mantelets, & dressérent contre les murailles toutes les machines dont on avoit coutume de se ser vir dans ces tems-là. Les Campaniens, qui étoient en garnison dans Casilin, ef frayés de ces préparatifs, demandérent à Fabius qu'il leur permît de se retirer à Ca poue en toute sureté. Il en étoit déja sorti un petit nombre, lorsque Marcellus s'em para de la porte par laquelle ils s'échap poient. D'abord il fit main-basse indiffé remment sur tous ceux qu'il rencontra à la porte; puis, étant entré de force dans la ville, sur tous ceux qu'il trouva à sa ren contre. Environ cinquante Campaniens, qui étoient sortis des prémiers, s'étant réfugiés auprès de Fabius, reçurent de lui une escorte qui les conduisit jus- 66
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(An. R. 538. Av. J C. 214.) qu'à Capoue. Les prisonniers, tant Cam paniens que Carthaginois, furent en voyés à Rome, & enfermés dans les pri sons. Pour ce qui est des habitans, ils furent enlevés & distribués dans les villes voisines. (Diverses petites ex péditions. Liv. XXIV. 20.) Dans le même tems Gracchus, qui étoit dans la Lucanie, s'étant répandu sans précaution dans le plat-pays pour le rava ger, fut attaqué par Hannon, qui eut sa revanche de la perte qu'il avoit faite auprès de Bénévent. Marcellus étoit retourné à Nole, & Fabius avoit passé dans le Samnium. Ce dernier réduisit de gré ou de force plu sieurs villes, dans la prise desquelles vingt- cinq mille des ennemis furent ou tués, ou faits prisonniers. Le Consul envoya à Rome trois cens soixante & dix déser teurs, qui furent tous précipités du haut du Roc Tarpéyen, après avoir été battus de verges dans la Place des Assemblées. Marcellus fut retenu à Nole par une mala die qui l'empêcha d'agir. Annibal cependant étoit arrivé à Ta rente. Il ne s'y fit aucun mouvement en sa faveur, parce que la garnison avoit été augmentée sur le prémier bruit de sa mar che. Reconnoissant qu'on l'avoit flaté d'une vaine espérance, il retourna vers l'Apulie. Lorsqu'il fut arrivé à Salapie, comme le lieu lui parut commode pour des quartiers d'hiver, & qu'on étoit sur la fin de la campagne, il y fit trans
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porter tous les blés qu'il put enlever aux(An. R. 538. Av. J. C. 214.) environs de Métapont & d'Héraclée.

§. II.

Marcellus, l'un des Consuls, est chargé de la guerre en Sicile. Epicyde & Hippocrate sont créés Préteurs à Syracuse. Ils animent le peuple contre les Romains. Sage discours d'un Syracusain dans l'Assemblée. On con clut à la paix avec les Romains. Les deux Chefs de cabale troublent tout à Syracuse, & s'en rendent maîtres. Marcellus prend la ville de Léonce, puis il s'approche de Syracuse. Il l'assiége par terre & par mer. Terrible effet des machines d'Archiméde. Sambuques de Marcellus. Il change le siége en blocus. Réflexion sur Archiméde, & sur ses machines. Différentes expéditions de Marcellus dans la Sicile pendant le blocus. Pinarius, Commandant de la gar nison d'Enna, dissipe les mauvais desseins des habitans par une exécution sanglante. Les soldats relegués en Sicile députent vers Marcellus, pour être rétablis dans le ser vice. Marcellus écrit au Sénat en leur fa veur. Réponse sévére du Sénat. Marcellus délibére s'il quitera ou s'il continuera le siége de Syracuse. Il ménage dans la ville une intelligence qui est découverte. Prise d'une partie de la ville. Larmes de Mar cellus. Divers événemens suivis de la prise de tous les différens quartiers de Sy racuse. La ville est livrée au pillage. Mort d'Archiméde. La Sicile entiére de
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) venue province des Romains. Marcellus régle les affaires de Sicile avec beaucoup d'équité & de desintéressement. Derniére action de Marcellus dans la Sicile. Victoi re remportée sur Hannon. (Marcellus, l'un des Consuls, est chargé de la guer re en Sici le. Liv. XXIV. 21.) Lamort d'Hiéronyme avoit moins changé les dispositions des Syracusains à l'égard de Rome, qu'elle ne leur avoit donné des Généraux habiles & entrepre nans en la personne d'Hippocrate & d'E picyde. C'est ce qui détermina les Ro mains, qui craignoient qu'il ne s'élevât une guerre dangereuse dans la Sicile, à y faire passer Marcellus l'un des Consuls, pour y prendre la conduite des affaires. Avant qu'il y arrivât, il s'étoit passé à Syracuse bien des choses tristes & affreu ses, dont on peut voir la description ail (Hist. Anc. Tome X. Epicyde & Hippocra te sont créés Pré teur à Sy racuse. Liv. XXIV. 27.) leurs. En dernier lieu, on y avoit nom mé pour Préteurs Epicyde & Hippocra te, tous deux attachés à la fortune & aux intérêts d'Annibal, comme on l'a dit au paravant. Les nouveaux Préteurs ne firent pas connoître d'abord leur intention, quel que fâchés qu'ils fussent de ce qu'on avoit envoyé des Ambassadeurs à Appius, pour lui demander une tréve de dix jours; & de ce qu'après l'avoir obtenue, on en a voit fait partir d'autres, pour renouveller avec les Romains le Traité d'alliance au quel Hiéronyme avoit renoncé. Appius commandoit alors auprès de Murgen
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ce* une Flotte de cent vaisseaux; & de(An. R. 538. Av. J. C. 214.) là observoit les mouvemens que produi roit parmi les Syracusains la liberté qu'on venoit de leur rendre, & qui n'avoit pas encore pris une forme bien constante & bien solide. En attendant, il envoya à Marcellus, qui arrivoit en Sicile, les Dé putés des Syracusains. Le Consul apprit d'eux les conditions de paix que l'on pro posoit; & les trouvant raisonnables, il envoya de son côté des Ambassadeurs à Syracuse, pour conclure la paix, & re nouveller l'ancienne alliance avec les Pré teurs mêmes. Les Ambassadeurs Romains trouvérent,(Ils ani ment le peuple contre les Romains. Liv. XXIV. 28.) en y arrivant, l'état des choses bien chan gé. Hippocrate & Epicyde, croyant n'a voir plus rien à craindre depuis qu'ils a voient appris que la Flotte des Carthagi nois étoit arrivée au promontoire de Pa chin, d'abord par de sourdes menées, puis par des plaintes ouvertes, avoient in spiré à tout le monde une grande aver sion pour les Romains, en faisant enten dre qu'on songeoit à leur livrer Syracuse. La démarche d'Appius, qui s'étoit ap proché de l'entrée du port avec ses vais seaux pour encourager ceux du parti Ro main, fortifia de nouveau ces soupçons & ces accusations, desorte que la multi tude courut tumultuairement pour empê 67
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(An. R. 538. Av. J. C. 214. Sage dis cours d'un Syracusain dans l'As semblée.) cher les Romains de mettre pié à terre, supposé qu'ils en eussent le dessein. Dans ce trouble & cette confusion, on jugea à propos de convoquer l'Assemblée du Peuple. Les avis y furent fort parta gés, & la chaleur des disputes faisoit craindre quelque sédition. Alors Apollo nide, l'un des principaux du Sénat, fit un discours très sage, & aussi salutaire qu'il pouvoit l'être dans la conjoncture présente. “Il fit voir que jamais ville n'avoit été plus près ou de sa perte ou de son salut, que l'étoit actuellement Syracuse. Que si tous, d'un consente ment unanime, se rangeoient ou du côté des Romains, ou de celui des Cartha ginois, leur état seroit heureux. Mais que s'ils se partageoient de sentimens, la guerre ne seroit ni plus vive ni plus dangereuse entre les Romains & les Carthaginois, qu'entre les Syracusains mêmes divisés les uns contre les autres; puisque chaque faction auroit dans l'en ceinte des mêmes murailles, ses trou pes, ses armes, & ses Généraux. Que ce qu'il y avoit donc de plus essentiel pour eux, étoit de convenir tous en semble, & de se réunir. Que de sa voir laquelle des deux alliances on de voit préférer, ce n'étoit pas maintenant la question la plus importante. Qu'il observeroit cependant que pour le choix des Alliés, l'autorité d'Hiéron sembloit devoir l'emporter sur celle d'Hiérony
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me, & que l'amitié des Romains con(An. R. 538. Av. J. C. 214.) nue par une heureuse expérience de cin quante années, paroissoit préférable à celle des Carthaginois, sur laquelle on ne pouvoit pas trop compter pour le présent, & dont on s'étoit trouvé fort mal par le passé. Il ajoutoit un der nier motif qui n'étoit pas indifférent: c'est qu'en se déclarant contre les Ro mains, ils auroient dans le moment la guerre sur les bras; au-lieu que, de la part de Carthage, le danger étoit plus éloigné.“ Moins ce discours parut passionné, plus(On con clut à la paix avec les Ro mains.) il eut d'effet. On voulut avoir l'avis des différens Corps de l'Etat, & l'on pria aussi les principaux Officiers des troupes tant de la ville qu'étrangers, de conférer ensem ble. L'affaire fut discutée longtems, & avec beaucoup de vivacité. Enfin, com me on ne voyoit pas de moyen présent de soutenir la guerre contre les Romains, on conclut à la paix, & on leur envoya des Députés pour terminer l'affaire. Cette résolution auroit sauvé Syracuse,(Les deux Chefs de cabale troublent tout à Sy racuse, & s'en ren dent maî- tres. Liv. XXIV. 32.) si elle eût été exécutée. Mais Hippocrate & Epicyde brouillérent tout par leurs me nées séditieuses, & vinrent à bout, par de fausses suppositions & des accusations ca lomnieuses, d'animer également la multi tude & les troupes contre les Romains. Après plusieurs intrigues & plusieurs évé nemens, dont on trouvera le détail dans l'endroit déja indiqué, ces deux Chefs de
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) parti se rendent maîtres de Syracuse, font tuer tous leurs Collégues, & se font eux- mêmes déclarer seuls Préteurs dans une Assemblée tumultueuse. C'est ainsi que Syracuse, après un rayon de liberté qui dura bien peu, retomba dans une dure & cruelle servitude. Marcellus, comme nous l'avons dit, étoit arrivé peu auparavant en Sicile, & aiant joint ses troupes avec celles d'Ap pius, il avoit pris de vive force & d'em blée la ville des* Léontins. Quand il eut appris tout ce qui s'étoit passé à Syracuse, il s'avança aussitôt vers cette ville, & campa avec son Armée auprès du Temple de Jupiter Olympien, à quinze cens pas de Syracuse. Avant que d'aller plus loin, & de faire aucun acte d'hostilité, il en voya des Députés, pour faire savoir aux habitans qu'il venoit pour rendre la liberté aux Syracusains, & non pour leur faire la guerre, à moins qu'il n'y fût obligé. On ne leur permit pas d'entrer dans la ville. Epicyde & Hippocrate allérent au devant d'eux hors des portes, & aiant entendu leurs propositions, répondirent fiérement, “que si les Romains songeoient à mettre le siége devant leur ville, ils s'apperce vroient bientôt qu'autre chose étoit d'at taquer Syracuse, & d'attaquer Léonce.“ 68
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Marcellus se détermina donc à faire l'atta(An. R. 538. Av. J. C. 214. Descrip tion de Syracuse. Cic. Verr. VI. 117-119.) que de la ville par terre & par mer. Syracuse, dont Marcellus va former le siége, étoit située sur la côte Orientale de Sicile. Sa vaste étendue, sa situation avantageuse, la commodité de son double port, ses fortifications construites avec grand soin, la multitude & la richesse de ses habitans, la rendirent une des plus gran des, des plus belles, & des plus puissantes villes Grecques. Cicéron en fait une de scription qui mérite d'être lue. Ona disoit que l'air y étoit si pur & si net, qu'il n'y avoit point de jour dans l'année, quelque nébuleux qu'il fût, où le Soleil n'y parût. Elle fut fondée par Archias le Corin(Strab. VI 169.) thien, un an après que le furent Naxe & Mégare sur la même côte. Elle étoit composée, dans le tems dont nous parlons, de cinq parties, qui étoient comme autant de villes réunies en une: l'Ile, l'Achradine, Tyque, Néapolis ou la Ville neuve, Epipole. L'Ile, située au Midi, étoit appellée Nasos, mot Grec qui signifie Ile, mais prononcé selon le dialecte Dorique qui é toit en usage à Syracuse. On la nommoit aussi Ortygie. Elle étoit jointe au continent 69
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(An. R. 538. Av. J. C. 214. Cic. Verr. VII. 97.) par un pont. C'est dans cette Ile que fu rent bâtis le Palais des Rois & la Citadel le. Cette partie de la ville étoit très im portante, parce qu'elle pouvoit rendre ceux qui la possédoient, maîtres des deux ports qui l'environnent. C'est pour cela que les Romains, quand ils eurent pris Sy racuse, ne permirent plus à aucun Syra (Strab. VI. 270.) cusain de demeurer dans l'Ile. Il y avoit dans cette Ile une Fontaine qu'on nom moit Aréthuse, fort célébrée par les fictions des Poëtes.
(Virg. X.) Extremum hunc, Arethusa, mihi concede
laborem ...
Sic tibi, cùm fluctus subterlabêre Sica
nos,
Doris amara suam non intermisceat un
dam. Achradine, située entiérement sur le bord de la mer, étoit de tous les quartiers de la ville le plus spacieux, le plus beau, le plus fortifié. Il étoit séparé des autres par un bon mur, revétu de tours d'espace en espace. Tyque, ainsi appellée du Temple de la Fortune qui ornoit ce quartier, s'éten doit en partie le long de l'Achradine, en montant du Midi au Septentrion. Elle étoit aussi fort habitée. Elle avoit une porte célébre, nommée Hexapyle, qui condui soit dans la campagne. Presque vis-à-vis de l'Hexapyle étoit un petit bourg, appel lé Léon.
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Neapolis, ou Ville-neuve, s'é(An. R. 538. Av. J. C. 214.) tendoit du côté du Couchant le long de Tyque. Epipole étoit une hauteur hors de la ville, & qui la commandoit, fort escar pée en plusieurs endroits, & par cette rai son d'un accès fort difficile. Lors du sié ge de Syracuse par les Athéniens, elle n'é toit point fermée de murailles. Elle ne le fut que sous Denys le Tiran, & elle fit pour lors une cinquiéme partie de la ville, mais peu habitée. Au bas de cette émi nence étoit une célébre prison, appellée les Carriéres, Latomiæ; & tout près, le Fort Labdale. Elle se terminoit au haut par un autre Fort, nommé Euryale ou Euryéle. La riviére Anape couloit à une petite demi-lieue de la ville, & alloit se rendre dans le grand port. Assez près de l'em bouchure, du côté du Couchant, étoit u ne espéce de Château, appellé Olympie, à cause du Temple de Jupiter Olympien. Syracuse avoit deux Ports, tout près l'un de l'autre, & qui n'étoient séparés que par l'Ile, le Grand & le Petit, appel lé autrement Laccus. Le grand avoit à gauche un Golfe appellé Dascon, & plus bas un Promontoire & un Fort nommé Plemmyrie. Il y avoit, un peu au dessus de l'Achra dine, près de la Tour Galéagra, un troi siéme Port nommé Trogile. Le plan de Syracuse, que j'ai fait gra
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) ver d'après celui du savant Géophraphe Philippe Cluvier, rendra sensible tout ce qui en est dit dans le siége de cette ville. Je m'en tiens à ce plan, & je crois qu'il doit être préféré à celui que j'ai donné dans l'Histoire Ancienne. (Marcellus assiége Sy racuse par terre & par mer. Liv. XXIV. 34. Plut. in Marcel. p. 305-307. Polyb. VIII. 515- 518.) Marcellus laissa le commandement des Troupes de terre à Appius, & se ré serva celui de la Flotte. Elle étoit com posée de soixante galéres à cinq rangs de rames, qui étoient pleines d'hommes ar més d'arcs, de frondes & de dards pour nettoyer les murs des assiégés. Il y en a voit un grand nombre d'autres chargées de toutes sortes de machines propres à l'attaque des Places. Comme il s'étoit rendu maître de Léonce dès le prémier assaut par la terreur qu'il avoit jettée par mi les habitans, & qu'il ne desespéroit pas d'entrer par quelque côté dans une ville comme Syracuse, composée de plusieurs parties séparées les unes des autres, il fit approcher des murs, & exposa aux yeux des habitans l'appareil formidable des ma chines avec lesquelles il se préparoit à les attaquer. Il auroit pu réussir facilement, s'il y eût eu un homme de moins dans Sy racuse. (Terrible effet des machines d'Archi méde. Plut.) C'étoit le fameux Archiméde, parent & ami du Roi Hiéron. Entiérement é loigné des affaires & des soins du Gouver nement, l'étude faisoit tout son plaisir. Il étoit, par lui-même & par son inclina tion naturelle, uniquement occupé de ce
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que la Géométrie a de plus noble, de plus(An. R. 538. Av. J. C. 214.) relevé, de plus sublime. Ce ne fut qu'à la priére du Roi Hiéron, & sur ses vives sollicitations, qu'il se laissa enfin persuader de ne pas donner toujours à son Art l'es sor vers les choses intellectuelles, de le rabaisser quelquefois sur les choses corpo relles & sensibles, & de rendre ses dé monstrations & ses découvertes plus ac cessibles & plus palpables au commun des hommes, en les mêlant par l'expérience avec les choses d'usage. Dans le siége dont il s'agit, Syracuse se trouva bien de la complaisance que notre habile Géométre avoit eue pour le Roi. Les Romains montant à l'assaut en même tems du côté de la terre & du côté de la mer, comptoient jetter la consternation & l'épouvante dans la ville par l'appareil terrible de leur attaque. Mais les assiégés avoient avec eux Archiméde, qui leur te noit lieu de tout. Il avoit pris soin de gar nir les murs de tout ce qui étoit nécessaire pour une bonne défense. Dès qu'il eut commencé à faire jouer du côté de la terre ses terribles machines, el les décochérent contre l'Infanterie toutes sortes de traits, & des pierres d'une pe santeur énorme, qui voloient avec tant de bruit, de roideur & de rapidité, que rien ne pouvant soutenir ce choc, elles renver soient & écrasoient tous ceux qu'elles ren controient, & jettoient dans tous les rangs un desordre horrible.
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) Marcellus n'étoit pas mieux traité du côté de la mer. Archiméde avoit disposé des machines pour lancer des traits à quelque distance que ce fût. Quoique les ennemis fussent encore loin de la ville, il les atteignoit par le moyen des balistes & des catapultes plus grandes & plus ban dées. Quand les traits passoient au-delà, il en avoit de plus petites & proportion nées à la distance: ce qui causoit une si grande confusion parmi les Romains, qu'ils ne pouvoient rien entreprendre. Ce n'étoit pas-là les plus grands dangers. Archiméde avoit placé derriére les murail les de hautes & fortes machines, qui fai sant tomber tout d'un coup sur les galé res de grosses poutres chargées au bout d'un poids immense, les abîmoient dans les flots. Outre cela, il faisoit partir une main de fer attachée à une chaîne, par laquelle celui qui gouvernoit la machine, aiant attrapé la proue d'un vaisseau, & l'é levant en l'air par le moyen du contre poids qui retomboit au dedans des murail les, dressoit le vaisseau sur la poupe, & le tenoit quelque tems en cet état: puis, lâchant la chaîne par le moyen d'un mou linet ou d'une poulie, le laissoit retomber de tout son poids ou sur la proue, ou sur le côté, & souvent le submergeoit entié rement. D'autres fois, les machines ra menant le vaisseau vers la terre avec des cordages & des crocs, après l'avoir fait pirouetter longtems, le brisoient & le
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fracassoient contre les pointes des rochers(An. R. 538. Av. J. C 214.) qui s'avançoient de dessous les murailles, & écrasoient ainsi tous ceux qui étoient dessus. A tout moment des galéres enle vées & suspendues en l'air tournoyant a vec rapidité, présentoient un spectacle af freux, & retombant dans la mer avec tout leur équipage y étoient abîmées. Marcellus, de son côté, employoit aus(Sambu ques de Marcellus.) si des balistes & des catapultes, mais bien inférieures à celles du savant Géométre. Il avoit préparé à grands frais des machines, appellées Sambuques, à cause de la ressem blance qu'elles avoient avec l'instrument de Musique qui portoit ce nom. C'étoit un composé de huit galéres à cinq rangs, d'un côté desquelles on avoit ôté les ra mes, aux unes à droite, & aux autres à gauche; & qu'on avoit jointes ensemble deux à deux, par les côtés où il n'y avoit point de rames. La machine consistoit dans une échelle de la largeur de quatre piés, avec des gardefoux de côté & d'au tre, laquelle dressée étoit aussi haute que les murailles. On la couchoit de son long depuis la poupe jusqu'à la proue sur les côtés intérieurs des galéres appliqués les uns contre les autres, desorte qu'elle pas soit beaucoup les éperons. Au haut des mâts de ces galéres on mettoit des poulies avec des cordes. Quand on devoit la mettre en œuvre, on attachoit les cordes à l'extrémité de la machine, & des gens de
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) dessus la poupe l'élevoient par le moyen des poulies: d'autres sur la proue aidoient aussi à l'élever avec des leviers. Ensuite les galéres étant poussées au pié de la mu raille, on y appliquoit ces machines. C'est sans doute ce que nous appellons un pont levis. Le pont de la sambuque s'abattoit sur les murs des assiégés, & servoit aux assiégeans pour y passer. Cette machine n'eut pas l'effet qu'on en avoit attendu. Comme elle étoit encore assez loin des murailles, Archiméde lâcha contr'elle un gros rocher de dix* quin taux; après celui-là un second; & bien tôt après, un troisiéme: qui tous la heurtant avec un sifflement & un tonner re épouvantable renversérent & brisérent ses appuis, & donnérent une telle secous se aux galéres qui la soutenoient, qu'elles se lâchérent & se séparérent. Marcellus, presque rebuté & poussé à bout, se retira avec ses galéres le plus di ligemment qu'il lui fut possible, & en voya donner ordre à ses troupes de terre d'en faire autant. En même tems il as sembla le Conseil de guerre, où il fut résolu que dès le lendemain, avant la pointe du jour, on tâcheroit de s'appro cher des murailles. On espéroit par ce moyen se mettre à l'abri des machines, qui par le défaut d'une distance propor 70
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tionnée à leur force, n'auroient plus as(An. R. 538. Av. J. C. 214.) sez de jeu. Mais Archiméde avoit pourvu à tout. Il avoit préparé de longue main, com me nous l'avons déja observé, des ma chines qui portoient à toute sorte de dis tance quantité de traits proportionnés, & des bouts de poutre qui étant fort courts demandoient moins de tems pour les ajuster; & l'on tiroit plus souvent. D'ailleurs, il avoit fait aux murailles fort près à près des trous, (c'est ce qu'on ap pelle des meurtriéres) où il avoit placé des * scorpions, qui, n'aiant pas beaucoup de portée, blessoient ceux qui approchoient, & n'en étoient point apperçus. Quand les Romains eurent donc gagné le pié des murailles, pensant y être bien à couvert, ils se trouvérent encore en bute à une infinité de traits, ou accablés de pierres qui tomboient d'en haut sur leurs têtes, n'y aiant endroit de la muraille qui ne fît pleuvoir incessamment sur eux une grêle mortelle qui tomboit à plomb. Ce la les obligea à se retirer en arriére. Mais ils ne furent pas plutôt éloignés, que voilà de nouveaux traits lancés sur eux dans leur retraite: desorte qu'ils perdirent beaucoup de monde, & que presque tou tes leurs galéres furent froissées ou fra cassées sans qu'ils pussent rendre le moin 71
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) dre mal à leurs ennemis. Car Archiméde avoit placé la plupart de ses machines à couvert derriére les murailles, de maniére que les Romains, accablés d'une infinité de coups sans voir ni le lieu ni la main d'où ils partoient, sembloient proprement, dit Plutarque, se battre contre les Dieux. Marcellus, quoique poussé à bout, & ne sachant qu'opposer à ces machines qu'Archiméde dressoit contre lui, ne lais soit pas d'en faire des plaisanteries. Ne cesserons-nous pas, disoit-il à ses Ouvriers & à ses Ingénieurs, de faire la guerre à ce Briarée de Géométre, qui maltraite ainsi mes galéres & mes sambuques. Il surpasse infiniment les Géans à cent mains dont nous parle la Fable, tant il lance de traits tout d'un coup contre nous. Marcellus avoit rai son de s'en prendre au seul Archiméde. Car véritablement tous les Syracusains n'é toient que comme le corps des machines & des batteries de ce grand Géométre; & lui, il étoit seul l'ame qui faisoit mou voir & agir tous ces ressorts. En effet toutes les autres armes demeuroient oisives: il n'y avoit que celles d'Archiméde dont la ville se servît alors & pour la défense, & pour l'attaque. (Marcel lus change le siége en blocus. Liv. XXIV. 34.) Enfin Marcellus, voyant les Romains si effrayés, que s'ils appercevoient seule ment sur la muraille une petite corde, ou la moindre piéce de bois, ils prenoient d'a bord la fuite, criant qu'Archiméde alloit fai re tirer contr'eux quelque effroyable machi
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ne, il renonça à l'espérance de la pouvoir(An. R. 538. Av. J. C. 214.) prendre en y faisant bréche, cessa toutes les attaques, & résolut de laisser achever ce siége au tems, en le changeant en blo cus. L'unique ressource que les Romains crurent qu'il leur restoit, fut de réduire par faitn le peuple nombreux qui étoit dans la ville, en coupant tous les vivres qui pouvoient leur venir, soit par terre, soit par mer. Pendant huit mois qu'ils batti rent la ville, il n'y eut sorte de stratagê mes que l'on n'inventât, ni d'actions de valeur que l'on ne fît, à l assaut près que l'on n'osa plus tenter. Tant un seul hom me, & une seule science, ont de force dans quelques occasions, quand on sait les employer à propos! Otez de Syracuse un seul vieillard, la prise de la ville est im manquable avec toutes les forces qu'ont les Romains. Sa présence seule arrête & déconcerte tous leurs desseins. Jugeons par cet exemple, (on ne peut(Réflexion sur Archi méde, & sur ses ma chines.) trop le répéter,) quel intérêt ont les Prin ces de protéger les Arts, de favoriser les Gens de Lettres, d'animer les Académies des Sciences par des distinctions d'honneur, & par des récompenses solides, qui ne ruï- nent & n'appauvrissent jamais un Etat. Je mets ici à part la naissance & la noblesse d'Archiméde; aussi-bien ce n'est pas à el le qu'il étoit redevable de sa profonde scien ce, ni de sa réputation. Je ne le regarde que comme un Savant, comme un habile Géométre. Quelle perte eût-ce été pour
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) Syracuse, si, pour épargner quelque dé pense & quelque pension, on eût laissé un tel homme dans l'inaction & dans l'obscu rité? Hiéron n'eut garde de se conduire de la sorte. Il connut tout le mérite de notre Géométre; & c'en est un grand pour les Princes de connoître celui des autres. Il le mit en honneur, il en fit u sage, & n'attendit pas pour cela que le besoin & la nécessité l'y forçassent; il au roit été trop tard. Par une sageprévoyan ce, vrai caractére d'un grand Roi & d'un grand Ministre, il prépara, dans le sein même de la paix, tout ce qui étoit néces saire pour soutenir un siége, & pour fai re la guerre avec succès, quoiqu'alors il n'y eût aucune apparence qu'on dût rien craindre de la part des Romains, avec les quels Syracuse étoit liée d'une amitié étroi te. Aussi vit-on, dans un moment, sortir comme de terre une foule incroyable de machines de toute espéce & de toute gran deur, dont la vue seule étoit capable de jetter le trouble & l'épouvante dans des Armées. Il en est parmi ces machines, dont on peut à peine concevoir l'effet, & dont on seroit tenté de révoquer en doute la réali té, s'il étoit permis de douter du témoi gnage d'Ecrivains tels par exemple que Polybe, Auteur presque contemporain, & qui écrivoit sur des mémoires tout ré cens, & qui étoient entre les mains de tout le monde. Mais quel moyen de se re
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fuser au consentement uniforme des Histo(An. R. 538. Av. J. C. 214.) riens Grecs & Romains, amis & enne mis, sur des faits dont des Armées entié res furent témoins & sentirent les effets, & qui influérent si fort dans les événe mens de la guerre? Ce qui se pratiqua dans ce siége de Syracuse, marque jusqu'où les Anciens avoient porté le génie & l'art de faire ou de soutenir des siéges. Notre artillerie, qui imite si parfaitement le ton nerre, ne fait pas plus d'effet que les ma chines d'Archiméde, si même elle en fait autant. On parle d'un miroir ardent, par le moyen duquel Archiméde brula une par tie de la Flotte Romaine. L'invention se roit rare. Nul Auteur ancien n'en parle, c'est une tradition moderne qui n'a aucun fondement. Les miroirs ardens étoient connus de l'Antiquité, mais non de cette sorte, que les plus habiles Géométres & Méchaniciens jugent même impraticable. Marcellus, selon Polybe, demeura huit(Polyb. VIII.) mois devant Syracuse avec Appius: ce qui doit l'avoir mené jusqu'à la fin de son Consulat, & peut-être même plus loin. Tite-Live place dans cette prémiére an née les expéditions de Marcellus dans la Sicile, & sa victoire sur Hippocrate, qui tombent nécessairement dans la seconde année du siége. Et réellement cet Histo rien ne rapporte aucun fait d'armes de Mar cellus sous cette seconde année, parce qu'il avoit attribué à la prémiére ce qui s'est
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(An. R. 538. Av. J. C. 214.) passé dans celle où nous allons entrer. Car il est contre toute vraisemblance qu'il ne s'y soit rien fait, sur-tout les Romains aiant une Armée nombreuse en Sicile, & un Général qui assurément ne manquoit pas de vigueur & d'activité. Cette ré flexion, comme je l'ai déja marqué dans l'Histoire Ancienne, est de Mr. Crevier, Professeur Emérite de Rhétorique au Col lége de Beauvais, dans la nouvelle Edition qu'il a donnée de Tite Live, dont j'ai marqué plus d'une fois ce que je pensois, & qui m'est tous les jours d'un grand se cours pour mon Ouvrage. Je placerai donc dans la seconde année que nous al lons commencer, les événemens que Ti te-Live a attribués à la prémiére. Je demande aussi la permission de ne point interrompre le récit des affaires de Sicile, par les faits que renferme l'Histoire Romaine pendant les deux années que doit encore durer le siége. J'y reviendrai dans la suite. Ces faits, ainsi séparés, en se ront beaucoup plus clairs. J'en userai de même dans quelques autres occasions pa reilles.
(An. R. 539 Av. J. C. 213. Différen tes expédi tions dans la Sicile.)

Apres que Marcellus eut résolu de bloquer simplement Syracuse, il laissa Ap pius devant la place avec les deux tiers de
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l'Armée; & avec le reste il s'avança dans(An. R. 539. Av. J. C. 213. pendant le blocus de Syracuse. Liv. XXIV. 35.) l'Ile, où il fit rentrer quelques villes dans le parti des Romains. Dans ce même tems Himilcon Géné ral des Carthaginois arriva dans la Sicile avec une grande Armée, dans l'espérance de la reconquérir entiérement, & d'en chasser les Romains. Hippocrate sortit de Syracuse avec dix mille hommes de pié & cinq cens chevaux pour l'aller join dre, afin de faire la guerre de concert contre Marcellus, en joignant ensemble leurs troupes. Epicyde resta dans la ville, pour y commander pendant le blocus. Marcellus, en revenant d'Agrigente, où les ennemis l'avoient prévenu, & dont ils s'étoient emparés, rencontra l'Armée d'Hip pocrate, l'attaqua, & la défit. Cet avan tage retint dans le devoir plusieurs de ceux qui songeoient à se ranger du côté des Carthaginois. On vit, presque en même tems, deux(Liv. XXIV. 36.) Flottes arriver en Sicile. D'un côté, cin quante-cinq galéres, armées en guerre sous la conduite de Bomilcar, entrérent de la pleine mer dans le grand port de Sy racuse: de l'autre, une Flotte Romaine, composée de trente galéres à cinq rangs, débarqua à* Panorme une Légion. Les deux peuples tournoient tellement leurs ef forts du côté de la Sicile, qu'ils sem 72
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) bloient presque ne plus songer à l'Italie. L'entreprise des Carthaginois n'eut pas de suites. Himilcon, qui avoit espéré enle ver au passage la Légion Romaine qui ve noit de Panorme à Syracuse, manqua son coup, pour avoir pris un chemin diffé rent; & la Flotte des Carthaginois ne resta pas longtems auprès de Syracuse. Bo milcar desespérant de pouvoir tenir tête aux Romains, qui avoient une fois plus de vaisseaux que lui, & persuadé qu'un plus long séjour ne serviroit qu'à affamer ses Alliés, mit à la voile, & repassa en Afrique. Himilcon se borna à réduire quelques places. La prémiére qu'il reprit fut Murgance, où les Romains avoient fait transporter une grande quantité de provi sions de toute espéce; les habitans la lui livrérent par trahison. La défection de cette ville inspira le desir du changement à un grand nombre d'autres; ensorte que de toutes parts les garnisons Romaines étoient ou chassées par force des places qu'elles gardoient, ou livrées & trahies par la per fidie des habitans. (Pinarius, Comman dant de la garnison d'Enna, dissipe les mauvais desseins des habi tans par) La ville d'Enna étoit près de traiter de la même sorte sa garnison, qui avoit pour Commandant L. Pinarius, Officier égale ment brave & fidéle, & qui n'étoit pas de caractére à se laisser surprendre. Il sut que les habitans avoient résolu de li vrer la garnison aux ennemis, & que pour cet effet ils avoient mandé Himilcon &
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Hippocrate, qui approchoient déja. Pi(An. R. 539. Av. J. C. 213. une exécu tion san glante. Liv. XXIV. 37-39.) narius sentit qu'il n'y avoit point de tems à perdre. Après avoir averti ses soldats de l'extrême danger où ils alloient être ex posés, & avoir pris dans un grand secret toutes les mesures nécessaires, il leur don ne le signal dont il étoit convenu. Dans le moment les soldats se dispersent dans tous les quartiers de la ville. Ils pillent, ravagent, & tuent tout ce qu'ils trouvent sous leur main, comme ils auroient pu faire dans une place prise d'assaut, aussi irrités & aussi furieux contre des gens, à la vérité sans armes & sans défense, mais traîtres & perfides dans le cœur, que s'ils avoient trouvé de la résistance, & que le péril eût été égal de part & d'autre. Ce fut ainsi qu'Enna fut conservée aux Ro mains, par une exécution sanglante que la nécessité seule est capable peut-être d'ex cuser. Marcellus n'en sut pas mauvais gré à Pinarius. Il accorda même tout le bu tin aux soldats, convaincu que pour em pêcher les Siciliens de sacrifier les garni sons Romaines aux Carthaginois, il ne faloit pas moins que l'exemple d'une ven geance aussi redoutable. Enna est située précisément au milieu de la Sicile. D'ailleurs elle étoit célébre sur-tout par le culte de Cérès & de Pro serpine. C'étoit une ancienne tradition,(Cic. in Verr. de Signis, n. 106-108.) gravée profondément dans l'esprit de tous les peuples de Sicile, que l'Ile entiére étoit
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) consacrée à ces deux Divinités qui y avoient pris naissance: qu'elle étoit redevable à Cérès de l'invention & de l'usage du Blé: que c'étoit d'un Bois de la ville d'Enna que Proserpine avoit été enlevée par Plu ton, & que l'on y voyoit des vestiges de son enlévement. Lea Temple de Cérès mére de Proserpine étoit si généralement respecté par les peuples, qu'en s'y ren dant ils croyoient y trouver & y adorer la Déesse elle-même en personne. Ce respect religieux se fit sentir dans ce qui venoit d'arriver à Enna. La nouvelle du massacre qui s'y étoit commis, se répan dit en un seul jour dans toutes les parties de la province; desorte que & les Sici liens, qui trouvoient dans cette action, non seulement de la cruauté contre les hommes, mais de l'impiété à l'égard des Dieux, conçurent encore plus d'aversion qu'auparavant pour les Romains; & ceux qui jusques-là avoient été partagés entr'eux & les Carthaginois, ne balancérent plus à se déclarer pour les derniers. Marcellus retourna à Syracuse, & après avoir envoyé Appius à Rome pour y de mander le Consulat, il lui donna pour suc cesseur dans le commandement de la Flotte & du vieux Camp T. Quintius Crispinus [], & alla lui-même établir ses quartiers d'hiver 73
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à six* ou sept stades d'Epipole, dans un lieu appellé Léon, où il se retrancha.

(An. R. 540. Av. J. C. 212. Les sol dats rele gués en Sicile, dé putent vers Mar cellus, pour être rétablis dans le ser vice. Liv. XXV. 6.)

Nous avons déja remarqué que la Si cile, dans le tems dont nous parlons, é toit partagée en Province Romaine, & en Royaume d'Hiéron, ou Etat des Syracu sains. Marcellus étoit avec son Armée dans cette seconde partie: mais il y avoit une autre Armée dans la Province Ro maine, où il ne se faisoit point de guerre actuellement. C'étoit dans cette derniére Armée qu'étoient les soldats échappés de la Bataille de Cannes, sous les ordres de P. Lentulus Préteur ou Propréteur. C'est de ces soldats relegués en Sicile, sans es pérance de repasser en Italie tant qu'on au roit guerre contre les Carthaginois, que Marcellus, pendant qu'il étoit en quartier d'hiver, reçut une Députation composée des prémiers Officiers de leur Cavalerie & de leurs Légions. Celui qui étoit char gé de la parole, lui tint ce discours. Marcellus, nous aurions eu recours à vous en Italie dans le tems de votre Consulat, lorsqu'on eut rendu contre nous ce Sénatus consulte, que nous n'oserions appeller injuste, 74
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) mais qui est assurément bien rigoureux, si nous n'avions compté qu'on nous envoyoit dans une province où la mort de deux Rois avoit causé de grandes révolutions, pour y soutenir contre les Siciliens & les Carthagi nois tout ensemble une guerre rude & péni ble, dans laquelle nous pourrions, par notre sang & par nos blessures, appaiser le ressen timent du Sénat. C'est ainsi que du tems de nos péres, ceux qui étoient devenus les pri sonniers de Pyrrhus auprès d'Héraclée, effa cérent dans la suite la honte de leur défaite en combattant contre le même Pyrrhus. Mais, après tout, par où avons-nous mé rité de si tristes effets de votre colére passée & présente, illustres Sénateurs? Car il me semble, grand Marcellus, lorsque j'ai l'hon neur de vous parler, que je vois les deux Consuls & le Sénat renfermés dans votre personne. Au moins suis-je bien assuré, que si nous avions combattu sous vos auspices à la Journée de Cannes, le sort de la République & le nôtre seroit plus heureux. Souffrez qu'avant l'exposé de notre triste situation, je fasse précéder notre apologie. Si l'on ne veut pas imputer notre défaite à la colére des Dieux, ou à l'ordre immua ble des Destins qui dispose de toutes les cho ses humaines, mais à une faute qui vienne des hommes, sur qui doit enfin tomber cette faute? Est-ce sur les soldats, ou sur les Chefs? Je me garderai bien, moi qui ne suis qu'un subalterne, de blâmer la conduite de mon Général; sur-tout aiant appris que
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le Sénat l'avoit fait remercier de n'avoir point(An. R. 540. Av. J. C. 212.) desespéré du salut de la République; & que depuis sa fuite à Cannes on lui a toujours continué le Commandement, & que tous les autres Tribuns militaires qui sont échappés de cette bataille, demandent les charges & les obtiennent sans difficulté. Mais qu'il me soit au moins permis, illustres Sénateurs, de vous demander s'il est juste, que, pleins de douceur & d'indulgence pour vous-mêmes & pour vos enfans, vous fassiez tomber tout le poids de votre colére & de votre sévérité sur les soldats, comme sur de vils esclaves? Direz- vous que le Consul & les prémiers de la vil le ont pu, sans se deshonorer, prendre la fuite lorsqu'il ne leur restoit point d'autre ressour ce; mais que vous n'avez envoyé les soldats au combat que pour y périr? A la Bataille d'Allia, presque toute l'Armée prit la fuite. Aux Fourches de Caudium, les soldats livré rent leurs armes à l'ennemi, sans même avoir tenté de s'en servir: pour ne point parler des autres combats, dont l'issue a été aussi triste que honteuse. Cependant on ne songea point à noter ces Armées d'aucune infamie, & l'on eut si peu lieu de se repen tir d'avoir usé d'indulgence à leur égard, que la ville de Rome dut son salut à ces mêmes Légions qui avoient pris la fuite à Véies avec tant de frayeur & de précipitation; & que les troupes qui étoient revenues à Rome sans armes après avoir passé sous le joug honteux des Samnites, aiant été ren
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) voyées avec de nouvelles armes contre ce même ennemi, lui firent essuyer à son tour le sanglant affront par lequel il avoit pris tant de plaisir à nous humilier. Mais pour les soldats qui ont combattu à Cannes, peut-on raisonnablement les accuser de lâcheté, quand on sait qu'il en a été tué plus de cinquante mille sur la place? quand on sait que le Consul ne s'en est sauvé qu'- avec soixante-dix Cavaliers? & que ceux qui n'y ont pas perdu la vie, ne l'ont con servée que parce que le vainqueur étoit las de tuer? Lorsqu'on refusoit aux prisonniers de les racheter, tout le monde nous louoit de nous être réservés pour servir notre patrie, de nous être retirés à Vénouse auprès du Con sul, & de lui avoir composé un corps de trou pes qui pouvoit passer pour une Armée. Aujourd'hui notre condition est plus fâ- cheuse & plus dure, que n'a jamais été du tems de nos péres celle des prisonniers. Car toute la sévérité dont on a usé à leur égard, s'est toujours bornée à les faire changer d'ar mure, à les faire passer d'un service plus ho norable dans un corps moins distingué, & & à leur assigner dans le camp une place in férieure à celle qu'ils occupoient auparavant: mais ils ne manquoient point, à la prémiére occasion où ils s'étoient signalés, de recou vrer tout ce qu'on leur avoit ôté. Aucun d'eux n'a jamais été relegué: on n'a ôté à aucun l'espérance d'achever son tems de ser vice: enfin on les a toujours menés contre
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l'ennemi pour le combattre, & mettre fin ou(An. R. 540. Av. J. C. 212.) à leur vie, ou à leur ignominie. Pour nous, à qui l'on ne peut rien reprocher, sinon d'a voir voulu qu'il restât quelques Romains de la Journée de Cannes, nous sommes éloignés, non seulement de notre patrie & de l'Italie, mais même de la vue des ennemis On nous laisse languir dans un exil honteux, sans es poir d'effacer notre honte, d'appaiser la colé re de nos citoyens, & enfin de mourir avec honneur. Nous ne demandons point qu'on met te fin à notre misére, ni qu'on nous accorde du repos, mais seulement qu'on nous expose aux travaux & aux dangers, & qu'on nous mette en état de remplir tous les devoirs de cœur, de soldats, de Romains. Il y a deux ans qu'on fait la guerre en Si cile avec beaucoup de chaleur. Les Cartha ginois & les Romains, tour à tour, prennent des villes les uns sur les autres; il s'y livre des combats de Cavalerie & d'Infanterie; on assiége Syracuse par terre & par mer; nous en tendons le bruit des armes & les cris des com battans; tandis que nous languissons dans un indigne repos, comme si nous étions sans ar mes & sans bras. Tib. Sempronius a déja combattu plusieurs fois avec des Légions d'esclaves, & il leur a fait obtenir pour prix de leur valeur la liber té & le rang de citoyens. Employez-nous au moins comme des esclaves que vous auriez achettés pour cette guerre. Qu'il nous soit per mis d'en venir aux mains avec l'ennemi, & de mériter notre liberté en combattant. E
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) prouvez notre valeur sur mer, sur terre, dans les batailles rangées, dans les siéges de villes. Exposez-nous à tout ce qu'il y a de plus difficile & de plus redoutable dans les tra vaux & dans les périls: nous sommes prêts à tout entreprendre, afin de faire une bonne fois ce que nous avons du faire à Cannes; puisqu'on a destiné à l'ignominie tout le tems que nous avons vécu depuis cette malheureuse journée. (Marcellus écrit au Sénat en faveur des soldats. Liv. XXV.) Après ce discours, ils se jettérent aux piés de Marcellus. Ce Général leur répon dit, “que la grace qu'ils demandoient pas soit ses pouvoirs: qu'il écriroit au Sénat, & exécuteroit les ordres qui lui seroient (Réponse sévére du Sénat.) envoyés.“ Il écrivit en effet, & sa Let tre fut rendue aux nouveaux Consuls. Après qu'on en eut fait lecture dans le Sénat, les Sénateurs, consultés sur cette affaire, ré pondirent, “Qu'ils ne croyoient pas qu'il fût à propos de confier le salut & la gloi re de la patrie à des soldats qui avoient abandonné leurs compagnons dans les plaines de Cannes. Que si Marcellus é toit d'un autre sentiment, ils lui laissoient la liberté d'en user à leur égard de la ma niére qu'il jugeroit la plus convenable au bien de la République; à condition cependant qu'ils ne jouiroient d'aucune exemtion, qu'ils ne recevroient aucune récompense militaire, & ne reverroient point l'Italie, tant que les Carthaginois y feroient la guerre.“ (Plut. in Marc. pag. 305.) Cette sévérité affligea Marcellus, &
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quand il fut de retour à Rome, il se plai(An. R. 540. Av. J. C. 212.) gnit hautement au Sénat de ce qu'après tous les services qu'il avoit rendus à la Républi que, ils n'avoient pas daigné lui accorder la grace entiére des soldats en faveur des quels il leur avoit écrit. Mais cette sage Compagnie avoit ses régles & ses princi pes, auxquels elle crut devoir se tenir in violablement attachée malgré les raisons ap parentes pour le contraire; c'est-à-dire mal gré l'extrémité où se trouvoit alors la Ré publique, & le besoin pressant qu'elle avoit de troupes après la défaite entiére de ses Armées à la Journée de Cannes. C'étoit de cette extrémité même que le Sénat tiroit les raisons de sa conduite. Quelle impres sion, en effet, ne devoit pas produire sur les troupes pour tous les siécles l'exemple d'une telle sévérité, & dans de telles con jonctures? Voilà ce qui conservoit la disci pline parmi les Armées Romaines; & c'est cette discipline qui les a rendu victorieuses de tous les peuples. Au commencement de la troisiéme an(Marcellus délibére s'il conti nuera ou s'il quite ra le siége de Syracu se. Liv. XXV. 23.) née du siége de Syracuse, pendant que d'un autre côté les Romains commençoient ce lui de Capoue, Marcellus se trouvoit en core peu avancé. Il ne voyoit aucun moyen de pouvoir prendre Syracuse, soit par for ce, parce qu'Archiméde lui opposoit tou jours des obstacles invincibles; soit par fa mine, parce que la Flotte Carthaginoise, qui étoit revenue plus nombreuse qu'aupa ravant, y faisoit entrer librement des con
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) vois. Il délibéroit donc s'il demeure roit devant la ville pour presser le sié ge, ou s'il marcheroit du côté d'Agrigente contre Hippocrate & Himilcon. Mais, a vant que de prendre ce dernier parti, il vou lut essayer s'il ne pourroit point se rendre maître de Syracuse par quelque intelligence (Il ménage dans la vil le une in telligence qui est dé couverte. Liv. XXV. 23.) secrette. Il avoit dans son camp plusieurs Syracusains des plus qualifiés, qui y é toient venus chercher un asile au com mencement des troubles. Marcellus s'a dressa à eux, leur promettant que si la vil le se rendoit aux Romains, ils lui conser veroient ses loix, ses priviléges, & sa li berté. Ils ne manquoient pas de bonne vo lonté, mais il ne leur étoit pas aisé de s'a boucher avec ceux de leurs patrons ou amis qui étoient restés dans la ville; parce que les auteurs de la révolte tenant plusieurs ha bitans pour suspects, redoubloient leur vi gilance & leur attention, pour empêcher qu'on ne fît à leur insu quelque tentative de cette nature en faveur des Romains. Ce fut l'esclave de l'un de ces Syracusains fu gitifs, qui s'étant introduit dans la ville comme déserteur, ménagea secrettement une intrigue, où entrérent jusqu'à quatre- vingts des principaux de Syracuse. Ils se partageoient pour venir tantôt les uns, tan tôt les autres, dans le camp de Marcellus, cachés dans des barques sous des filets de pêcheurs. Toutes les mesures étoient prises pour livrer la ville aux Romains, lorsqu'un certain Attale, de dépit de n'avoir pas été
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mis du secret, découvrit la conspiration à(An. R. 540. Av. J. C. 212. Prise d'u ne partie de la ville. Liv. XXV. 24. Plut in Marc. 308.) Epicyde, qui fit mourir tous les conjurés. Cette entreprise aiant ainsi échoué, un événement fortuit lui présenta une nouvel le ressource, & fit renaître son espérance. Des vaisseaux Romains avoient pris un certain Damippus, qu'Epicyde envoyoit pour négocier avec Philippe Roi de Ma cédoine. Epicyde témoigna beaucoup de desir de le racheter, & Marcellus ne s'en éloigna pas. On convint d'un endroit au près du port Trogile, pour y tenir les con férences sur la rançon du prisonnier. Com me on y alla plusieurs fois, un soldat Ro main s'étant avisé de considérer de près le mur avec attention, en avoit compté les pierres, & mesuré des yeux la hauteur de chacune d'entr'elles; puis aiant fait le plus juste qu'il put la supputation du total, il reconnut que le mur n'étoit pas à beau coup près aussi haut qu'il l'avoit cru lui & les autres, & il conclut qu'avec de médio cres échelles on pouvoit facilement mon ter dessus. Le soldat, sans perdre de tems, fit rap port de tout à Marcellus. Toute la sagesse n'est pas toujours dans la tête du Géné ral, un simple soldat peut lui donner de bonnes ouvertures. Marcellus ne négligea pas cet avis, & s'en assura par ses propres yeux. Aiant fait préparer des échelles, il prit l'occasion d'une fête qu'on célébroit trois jours de suite à Syracuse en l'honneur de Diane, & pendant laquelle les habitans
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) s'abandonnoient à la joie & à la bonne chére. A l'heure de la nuit où il conjectu ra que les Syracusains, après avoir passé le jour à manger & à boire, commenceroient à s'endormir, il fait avancer doucement un corps de mille soldats d'élîte vers le mur avec des échelles. Quand les prémiers fu rent arrivés au haut sans bruit & sans tu multe, d'autres les suivirent, la hardiesse des prémiers donnant du courage aux se conds. Les mille soldats, profitant du re pos des ennemis qui étoient ou ivres, ou endormis, eurent bientôt escaladé le mur. Aiant enfoncé la porte de l'Hexapyle, les troupes s'emparérent de la partie de la vil le appellée Epipole. Il ne s'agissoit plus pour lors de trom per les ennemis, mais de les effrayer. Les Syracusains, allarmés par le bruit, com mençoient à se troubler, & à se mettre en mouvement. Marcellus fit sonner à la fois toutes les trompettes: ce qui jetta une tel le épouvante parmi les habitans, que tout le monde prenoit la fuite, croyant qu'il ne restoit pas un seul quartier qui ne fût au pouvoir de l'ennemi. En effet, il paroîtra bientôt que la prise d'Epipole emportoit celle de la Ville-neuve, & du quartier ap pellé Tyque. Il restoit pourtant encore non seulement l'Ile, mais la plus forte & la plus belle partie de Syracuse, appellée Achra dine, qui étoit bien en état de se défen dre, aiant ses murailles séparées du reste de la ville.
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Marcellus, dès la pointe du jour, étoit(An. R. 540. Av. J C. 212.) entré avec toutes ses troupes dans Epipole. Epicyde aiant assemblé promtement quel ques troupes qu'il avoit dans l'Ile qui joi gnoit l'Achradine, marcha contre Marcel lus: mais le trouvant plus fort & mieux ac compagne qu'il n'avoit cru, après une lé gére escarmouche il se retira promtement dans l'Achradine, moins touché de la force & du nombre des ennemis, que de la crain te qu'il ne se formât quelque conjuration dans la ville en leur faveur, & qu'il ne trou vât en arrivant les portes de l'Achradine & de l'Ile fermées. Tous les Capitaines & les Officiers qui(Larmes de Marcellus. Liv. XXV. 24. Plut. 308.) étoient autour de Marcellus, le félicitoient sur l'heureux succès de ses armes, & sur un bonheur si imprévu. Pour lui, quand il eut considéré de dessus la hauteur la beauté & la grandeur de cette ville, la plus vaste & la plus opulente qu'il y eût alors dans le Monde, il ne put s'empêcher de verser des larmes, ou de joie d'avoir exécuté une si difficile & si glorieuse entreprise, ou de regret de voir que l'ouvrage merveilleux de tant de siécles alloit bientôt être réduit en cendres. Il rap pelloit dans son esprit deux Flottes puissan tes des Athéniens coulées à fond autrefois de vant cette ville, deux nombreuses Armées taillées en piéces avec les deux illustres Gé néraux qui les commandoient: tant de guer res soutenues avec tant de courage contre les Carthaginois: tant de Tirans fameux & de puissans Rois: Hiéron sur-tout, dont la mémoire étoit encore toute récente, qui s'é
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) toit signalé par tant de vertus royales, & en core plus par les services importans qu'il a voit rendus au Peuple Romain, dont les in térêts lui avoient toujours été aussi chers que les siens. Touché par ce souvenir, il crut, avant que d'attaquer l'Achradine, devoir envoyer vers les assiégés, pour les exhor ter à se rendre volontairement, & à pré venir la ruïne de leur ville. On avoit confié les portes & les murail les de l'Achradine aux déserteurs, comme à des gens qui n'espérant point de pardon dans les conditions du Traité qu'on feroit avec Marcellus, les défendroient contre lui avec le plus d'opiniâtreté. En effet, ils ne voulurent jamais permettre que personne approchât des murailles, ou liât aucune conversation avec les habitans. Marcellus, n'aiant point réussi de ce cô té-là, tourna ses vues du côté d'un Fort appellé Euryéle, situé à l'extrémité de la ville la plus éloignée de la mer, qui com mandoit toute la campagne du côté de la terre, & qui par cette raison étoit fort pro pre pour recevoir des convois. Philodéme, qui y commandoit, ne chercha pendant quelques jours qu'à amuser Marcellus, en attendant qu'Hippocrate & Himilcon vins sent à son secours avec leurs troupes. Mar cellus voyant qu'il ne pouvoit se rendre maî- tre de ce poste, campa entre la Ville-neuve & Tyque. Mais enfin Philodéme, ne se voyant point secouru, rendit son Fort à condition qu'il méneroit sa garnison à E picyde dans l'Achradine.
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Les Députés de la Ville-neuve & de Ty(An. R. 540. Av. J. C. 212.) que, portant devant eux des branches d'o liviers, étoient venus trouver Marcellus, le conjurant de défendre à ses soldats le carnage & l'incendie. Il leur accorda leur demande. Du reste, ces deux parties de la ville furent livrées au pillage. Cependant Bomilcar, qui étoit dans le port avec quatre-vingts-dix vaisseaux, pre nant l'occasion d'une nuit obscure & ora geuse, qui empêchoit la Flotte des Ro mains de pouvoir tenir à l'ancre, sort avec trente-cinq vaisseaux, va à Carthage, ap prend aux Carthaginois l'état où Syracuse se trouve réduite, & revient avec cent vaisseaux. Marcellus, qui avoit mis des troupes dans Euryéle, & qui ne craignoit plus d'ê tre inquiété par ses derriéres, se met en é tat d'assiéger l'Achradine. Les deux par tis se tiennent en repos pendant quelques jours. Sur ces entrefaites, arrivent Hippocrate & Himilcon. Le prémier, avec les Sici liens, aiant placé & fortifié son camp près du grand port, & donné le signal à ceux qui occupoient l'Achradine, attaque le vieux camp des Romains où comman doit Crispinus [] []; & Epicyde fait en même tems une sortie sur les postes de Marcellus. Aucune de ces deux entreprises ne réussit. Hippocrate fut vigoureusement repoussé par Crispinus [] [], qui le suivit jusques dans ses retranchemens; & Marcellus obligea Epi
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(An. R. 540. Av. J. C. 212. Ravages que cause la peste dans les deux Ar mées. Liv. XXV. 26.) cyde à se renfermer dans l'Achradine. Comme on étoit alors dans l'autonne, il survint une peste qui fit de grands rava ges dans la ville, & encore plus dans les camps des Romains & des Carthaginois. D'abord le mal étoit médiocre, & n'étoit causé que par le mauvais air & la saison. Ensuite la communication avec les mala des, & les soins même que l'on en pre noit, répandirent la contagion: d'où il ar rivoit que les uns, négligés & abandonnés, mouroient par la violence du mal; les au tres recevoient des secours, qui devenoient funestes à tous ceux qui les approchoient: desorte que les yeux étoient continuelle ment frappés du triste spectacle de la mort, & des funerailles qui la suivoient; & les oreilles retentissoient jour & nuit du gé missement des mourans, ou de ceux qui les regrettoient. Mais enfin l'habitude de voir les mêmes objets rendit les esprits & les cœurs si durs & si insensibles, que non seulement ils ne pleuroient plus ceux que la mort leur avoit enlevés, mais qu'ils ne daignoient pas même leur donner la sépul ture, & que la terre étoit couverte de ca davres étendus au hazard sous les yeux de leurs camarades, qui attendoient le même sort d'une heure à l'autre. Les Siciliens qui servoient dans l'Armée des Carthaginois, ne s'apperçurent pas plu tôt que la maladie se communiquoit par la corruption de l'air que l'on respiroit au près de Syracuse, qu'ils se retirérent cha
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cun dans leurs villes, dont ils n'étoient pas(An. R. 540. Av. J. C. 212.) fort éloignés. Mais les Carthaginois, qui n'avoient pas la même ressource, périrent tous avec leurs Chefs Hippocrate & Hi milcon. Pour Marcellus, voyant avec quelle fureur la maladie se déchaînoit, il logea ses soldats dans les maisons de la vil le, où l'ombre & le couvert leur donna beaucoup de soulagement: ce qui n'em pêcha pas qu'il ne perdît beaucoup de monde. Il semble qu'un fléau si terrible devoit(Divers événe mens sui vis de la prise en tiére de Syracuse. Liv. Ibid. 27-30.) faire cesser la guerre de part & d'autre, mais elle paroissoit se rallumer tous les jours de plus en plus. Bomilcar, Com mandant de la Flotte Carthaginoise, qui avoit fait un second voyage à Carthage pour en amener un nouveau secours, re vint avec cent trente vaisseaux de guerre, & sept cens vaisseaux de charge. Les vents contraires l'empêchérent de doubler le Cap Pachin. Epicyde, qui craignoit que si les mêmes vents continuoient, cette Flotte rebutée ne retournât en Afrique, laisse aux Généraux des troupes mercénaires le soin de garder l'Achradine, va trouver Bomil car, & lui persuade de tenter le sort d'une bataille, dès que le tems le permettra. Mar cellus de son côté, voyant que les troupes des Siciliens grossissoient tous les jours, & que s'il attendoit plus longtems, & qu'il se laissât enfermer dans Syracuse, il seroit fort pressé en même tems & par mer & par terre, résolut, malgré la supériorité que
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) les ennemis avoient par le nombre des vais seaux, d'empêcher Bomilcar d'aborder à Syracuse. Dès que les vents furent tom bés, Bomilcar prit le large pour mieux doubler le Cap, & dans le dessein de don ner le combat. Mais quand il vit les vais seaux Romains venir à lui en bel ordre, tout d'un coup, on ne sut pourquoi, il prit la fuite, envoya ordre aux vaisseaux de charge de regagner l'Afrique, & se re tira à Tarente. Epicyde, déchu d'une si grande espérance, & n'osant rentrer dans une ville déja à moitié prise, fit voile vers Agrigente, plutôt dans le dessein d'y at tendre le succès du siége, que pour faire de-là aucun mouvement. Quand on eut appris dans le camp des Siciliens, qu'Epicyde étoit sorti de Syra cuse, & que les Carthaginois abandon noient la Sicile, ils envoyérent des Dépu tés à Marcellus, après avoir pressenti la disposition des assiégés, pour traiter des conditions auxquelles Syracuse lui seroit rendue. On convint assez unanimement de part & d'autre, que ce qui avoit appartenu aux Rois appartiendroit aux Romains, & qu'on conserveroit tout le reste aux Sici liens avec leur liberté & leurs loix. Après ces préliminaires, ils demandérent d'entrer en conférence avec ceux qu'Epicyde avoit chargés du commandement pendant son absence. Les Députés s'étant abouchés avec eux, leur firent entendre qu'ils avoient été envoyés par l'Armée des Siciliens vers
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Marcellus & vers eux, pour faire un Trai(An. R. 540. Av. J. C. 212.) té dans lequel on ménageât les intérêts de ceux qui étoient assiégés, aussi-bien que de ceux qui ne l'étoient pas; la justice ne souffrant pas que les uns songeassent à leur conservation particuliére, en négligeant celle des autres. Ils furent ensuite intro duits dans la place, & aiant fait connoî- tre à leurs hôtes & à leurs amis les condi tions dont ils étoient déja convenus avec Marcellus, ils les engagérent à se joindre à eux pour attaquer de concert & faire mourir Polyclite, Philistion, & Epicyde surnommé Sindon, tous Lieutenans d'Epi cyde, qui s'intéressant peu au bien de Sy racuse, ne manqueroient pas de traverser les négociations de paix. Après s'être ainsi défaits de ces petits Tirans, ils convoquérent l'Assemblée du Peuple, & lui représentérent, “que quel ques maux qu'ils souffrissent, ils ne de voient pas se plaindre de leur fortune, puisqu'il ne tenoit qu'à eux d'y mettre fin. Que si les Romains avoient entre pris le siége de Syracuse, c'étoit par af fection pour les Syracusains, non par haine. Que ce n'étoit qu'après avoir appris l'oppression où les tenoient Hip pocrate & Epicyde, ces ambitieux sa tellites d'Annibal, qui l'étoient ensuite devenus d'Hiéronyme, qu'ils avoient pris les armes, & commencé le siége de la ville, non pour la ruïner, mais pour détruire ses Tirans. Mais depuis
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( An. R. 540. Av. J. C. 212.) qu'Hippocrate étoit mort, qu'Epicyde n'étoit plus à Syracuse, que ses Lieute nans avoient été tués, que les Carthagi nois avoient abandonné tout ce qu'ils possédoient dans la Sicile, quelle raison maintenant pourroient avoir les Romains de ne pas vouloir conserver Syracuse comme ils le feroient si Hiéron, le plus fidéle de leurs Amis & de leurs Alliés, étoit encore en vie? Que ni la ville, ni les habitans, n'avoient rien à craindre que d'eux-mêmes, s'ils laissoient passer l'occasion de rentrer en amitié avec les Romains. Que jamais ils n'en auroient une si favorable que dans le moment présent, où ils venoient d'être délivrés de la violente domination de leurs Ti rans; & que le prémier usage de leur li berté, devoit être de rentrer dans leur devoir.“ Ce discours fut parfaitement bien reçu de toute l'Assemblée. On jugea pourtant à propos de créer de nouveaux Magistrats, avant que d'envoyer des Députés aux Ro mains; & ce fut du nombre de ceux qui venoient d'être élus Préteurs que furent tirés les Députés. Celui qui portoit la pa role en leur nom, & qui étoit chargé sur tout de faire tous les efforts possibles pour obtenir que Syracuse ne fût point détrui te, étant arrivé au camp de Marcellus avec ses Collégues, lui parla de la sorte. Ce n'est point le peuple de Syracuse, illustre Général, qui d'abord a rompu l'alliance avec
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les Romains, mais Hiéronyme, moins coupa(An. R. 540. Av. J. C. 212.) ble envers Rome qu'envers sa patrie; & en suite, quand la paix fut rétablie par sa mort, ce ne fut encore aucun Syracusain qui la trou bla, mais les satellites du Tiran, Hippocrate & Epicyde. Ce sont eux qui vous ont fait la guerre, après nous avoir réduits en captivité, soit par la violence, soit par la ruse & la perfidie: & l'on ne peut point dire que nous ayons eu aucun tems de liberté, qui n'ait été un tems de paix avec vous. Maintenant, dès que nous sommes devenus nos maîtres par la mort de ceux qui tenoient Syracuse dans l'op pression, nous venons dans le moment même vous livrer nos armes, nos personnes, nos murailles, & notre ville, déterminés à ne refuser aucune des conditions qu'il vous plaîra nous imposer. Aureste, continua-t-il, en s'a dressant toujours à Marcellus, il s'agit ici autant de votre intérêt que du nôtre. Les Dieux vous ont accordé la gloire d'avoir pris la plus belle & la plus illustre de toutes les villes Grecques. Tout ce que nous avons ja mais fait de mémorable soit par terre soit par mer, accroît à votre triomphe, & en reléve le prix. La renommée n'est pas un garant assez fidéle pour faire connoître la grandeur & la force de la ville que vous avez prise: la postérité n'en pourra bien juger que par ses yeux-mêmes. Il faut qu'à tous ceux qui abor deront ici, de quelque côté de l'Univers qu'ils viennent, on montre tantôt les trophées que nous avons remportés sur les Athéniens & sur les Carthaginois, tantôt ceux que vous avez
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) remportés sur nous; & que Syracuse, mise pour toujours sous la protection des Marcel lus, soit un monument perpétuel & subsistant du courage & de la clémence de celui qui l'aura prise & conservée. Il ne seroit pas juste que le souvenir d'Hiéronyme fit plus d'impression sur vos esprits, que celui d'Hiéron. Celui-ci a été votre ami bien plus longtems, que l'autre votre ennemi. Vous avez ressenti, qu'il me soit permis de le dire, les effets de l'amitié d'Hié ron; mais les folles entreprises d'Hiéronyme ne sont retombées que sur lui. La difficulté n'étoit pas d'obtenir de Mar cellus ce qu'on lui demandoit pour les as siégés, mais de conserver la tranquillité & le concert entr'eux dans la ville. Les trans fuges, persuadés qu'on les livreroit aux Ro mains, inspirérent la même crainte aux sol dats étrangers. Aiant donc pris subitement les uns & les autres les armes, ils commen cent par égorger les Magistrats nouvelle ment élus, & courant de tous côtés dans la ville, font main-basse sur ceux qu'ils ren contrent, & pillent tout ce qui tombe sous leur main. Ils nomment six Officiers, trois pour commander dans l'Achradine, & trois dans l'Ile. Le tumulte étant enfin appaisé, les soldats étrangers reconnurent par-tout ce qu'ils apprirent qui s'étoit conclu avec les Romains, que leur cause étoit toute sépa rée de celle des transfuges. Dans le moment arrivent les Députés qu'on avoit envoyés à Marcellus, qui achévent de les détromper. Parmi ceux qui commandoient dans Sy
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racuse, il y avoit un Espagnol, nommé(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Méric: on trouva moyen de le gagner. Il livra de nuit la porte qui étoit près de la fontaine d'Aréthuse, & reçut les soldats que Marcellus y envoya. Le lendemain au point du jour, Marcellus fit une fausse attaque à l'Achradine, pour attirer de ce côté-là tou tes les forces de cette place, & même de l'Ile qui y étoit jointe; & afin de faciliter à quelques vaisseaux le moyen de jetter enco re des troupes dans l'Ile qui seroit dégarnie. Tout réussit comme il l'avoit projetté. Les soldats que ces vaisseaux jettérent dans l'Ile, trouvant les postes presque tous abandon nés, & les portes par lesquelles plusieurs venoient de sortir pour aller défendre l'A chradine contre Marcellus, encore ouver tes, s'en emparérent après un léger com bat. Marcellus, averti qu'il étoit maître de l'Ile, & d'un quartier de l'Achradine, & que Méric, avec le corps qu'il comman doit, s'étoit joint à ses troupes, fait sonner la retraite, pour empêcher qu'on ne pillât le trésor des Rois de Syracuse, qui ne se trou va pas aussi considérable qu'on l'avoit cru. Les déserteurs aiant profité de cet inter valle de tranquillité pour s'échapper, les Syracusains, délivrés de toute crainte, ou vrirent à Marcellus les portes de l'Achra dine, & lui envoyérent des Députés, qui a voient ordre de ne lui demander autre cho se, sinon qu'il lui plût de leur conserver la vie à eux & à leurs enfans. Marcellus aiant pris l'avis de son Conseil, où il avoit admis
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) les Syracusains qui s'étoient réfugiés dans son camp, répondit à ces Députés: “Qu'Hié ron, pendant cinquante ans, n'avoit pas fait plus de bien au Peuple Romain, que ceux qui depuis quelques années étoient maîtres de Syracuse n'avoient voulu lui faire de mal: mais que leur mauvaise vo lonté n'avoit nui qu'à eux, & qu'ils s'é toient punis eux-mêmes du violement des Traités d'une maniére plus cruelle que n'auroient souhaité les Romains Qu'il tenoit Syracuse assiégée depuis trois ans, non pour la réduire en esclavage, mais pour la délivrer de la tirannie que des Chefs de déserteurs exerçoient sur elle. Qu'après tout les Syracusains auroient tort d'imputer une révolte soutenue pen dant tant d'années, au défaut de liberté; puisqu'il n'avoit tenu qu'à eux d'imiter ceux de leurs concitoyens, qui étoient venus chercher un asile dans le camp des Romains; ou de suivre l'exemple de l'Es pagnol Méric, qui leur avoit livré sa per sonne & sa garnison; & qu'au moins ils auroient pu prendre plutôt la généreuse résolution de se rendre, à laquelle ils s'é toient enfin déterminés. Que pour lui, il ne regardoit pas l'honneur d'avoir pris Syracuse comme une récompense qui éga lât les travaux & les périls qu'il avoit essuyés pendant un si long & si rude siége.“ (La ville est livrée au pillage. Liv. XXV. 31.) Après ce discours, il envoya son Questeur avec des troupes dans l'Ile, pour prendre & garder le trésor des Rois: puis, aiant fait
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mettre des sauve-gardes aux portes des mai(An. R. 540. Av. J. C. 212.) sons de ceux qui étoient demeurés fidéles aux Romains, il abandonna la ville au pil lage. Il auroit bien souhaité pouvoir lui é pargner ce funeste desastre; mais il ne put refuser cette permission à des soldats, qui sur son refus se la seroient donnée eux-mê mes. Plusieurs même demandoient que Sy racuse fût brulée & rasée, mais il ne voulut jamais y consentir; & ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, & malgré lui, qu'il leur abandonna toutes les richesses de cette superbe ville, & tous les esclaves qui s'y trouvoient, leur défendant expressément de toucher à aucune personne libre, & de tuer ou d'outrager qui que ce fût, & de faire esclave aucun des citoyens. On prétend que les richesses qui furent pillées à ce sac de Syracuse, égaloient celles qu'on auroit pu trouver actuellement dans Carthage, si elle avoit été prise. Un accident imprévu causa une extrê(Mort d'Archi méde. Liv. ibid. Plut. in Marc. 308.) me douleur à Marcellus. Dans le tems que tout étoit en mouvement à Syracuse, Ar chiméde, enfermé dans son cabinet com me un homme d'un autre monde qui ne prend point de part à ce qui se passe dans celui-ci, étoit occupé à considérer des fi gures de Géométrie qu'il avoit tracées sur la poussiére. Il donnoit à cette contempla tion, non seulement tous ses yeux, mais encore tout son esprit, de maniére qu'il n'avoit entendu ni le tumulte des Romains qui couroient par-tout, ni le bruit dont
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) toute la ville retentissoit. Tout d'un coup un soldat se présente à lui, & lui ordonne de le suivre pour venir parler à Marcellus. Archiméde le prie d'attendre un moment, jusqu'à ce que son problême fût résolu, & qu'il en eût fait la démonstration. Le sol dat, qui ne se soucioit ni de son problême ni de sa démonstration, & qui n'entendoit pas même ces mots, irrité de ce délai, tire son épée & le tue. Marcellus fut vivement affligé, quand il apprit la nouvelle de sa mort. Ne pouvant lui rendre la vie comme il l'auroit souhai té, il s'appliqua, autant qu'il fut en lui, à honorer sa mémoire. Il fit faire une recher che exacte de tous ses parens, les traita avec distinction, & leur accorda des priviléges particuliers. Pour Archiméde, il fit célé brer ses funerailles avec soin, & lui érigea un monument parmi ceux des grands Hom mes qui s'étoient le plus distingués à Syra (Tuscul. I. 64.) cuse. Son tombeau étoit demeuré long tems inconnu, & enseveli dans un entier oubli jusqu'au tems de Cicéron, qui étant venu à Syracuse en qualité de Questeur, en (Hist. Anc. Tome X.) fit la découverte. J'en ai rapporté l'histoire ailleurs. (La Sicile devenue province des Ro mains. Cic. in Verr. de Frum. n. 13.) Par la prise de Syracuse, la Sicile entiére devint une province du Peuple Romain: mais elle ne fut pas traitée comme le furent depuis les Espagnols & les Carthaginois, à qui l'on imposa un certain tribut pour être comme le prix de la victoire, & la peine des vaincus, quasi victoriæ præmium, & pœna
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belli. La Sicile, en se soumettant au Peuple(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Romain, conserva tous ses droits anciens & toutes ses coutumes, & lui obéit aux mê mes conditions qu'elle avoit obéi à ses Rois. Quelques jours avant la réduction de Syracuse, T. Otacilius, avec quatre-vingts galéres à cinq rangs, passa de Lilybée à Utique; & étant entré dans le port de cette ville avant le jour, prit les vaisseaux de charge qu'il y trouva remplis de blé. Ensuite, étant sorti à terre avec ses soldats, il pilla tout le pays d'alentour, & rentra dans ses galéres avec un riche butin. Il revint à Lilybée trois jours après en être parti, & amena avec lui cent trente bar ques chargées de différentes provisions, & sur-tout d'une grande quantité de blé, qu'il envoya sur le champ à Syracuse. Ce se cours délivra les vainqueurs & les vaincus d'une famine qui commençoit à les mena cer, & des suites funestes qu'elle eût eues pour les uns & les autres, s'il fût arrivé plus tard. Marcellus, après la prise de Syracuse,(Marcel lus régle les affai res de Si cile avec beaucoup d'équité & de des intéresse ment. Liv. XXV. 40.) s'appliqua à régler toutes les affaires de Sicile; & il le fit avec une justice, un des intéressement, & une intégrité, qui lui acquirent beaucoup de gloire à lui-même en particulier, & firent un honneur infini à la République en général. Jusques-là, dit Plutarque, les Romains avoient bien fait voir aux autres nations qu'ils étoient très propres à conduire des guerres, &
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) très redoutables dans les combats; mais ils n'avoient pas encore donné de grandes marques de bonté, d'humanité, de clé mence, en un mot des vertus nécessaires pour un bon Gouvernement. Il semble que Marcellus fut le prémier, qui, en cet te occasion, montra aux Grecs que les Romains ne les surpassoient pas moins en justice qu'en valeur & en habileté dans la guerre. Avant que Marcellus sortît de Sicile, toutes les villes de cette province lui en voyérent des Députés, pour ménager leurs intérêts. Il les traita toutes différemment, selon les différens degrés d'attachement ou d'opposition que leurs habitans avoient fait paroître à l'égard des Romains. Ceux qui étoient demeurés constamment dans leur parti, ou qui du moins étoient ren trés dans leur amitié avant la prise de Syracuse, furent reçus & traités honora blement, comme de bons & fidéles Al liés. Ceux que la crainte avoit obligés de se rendre après cette conquête, reçurent en vaincus la loi qu'il plut au vainqueur de leur imposer. (Derniére action de Marcellus dans la Si cile: vic toirerem portée sur Hannon. Liv. XXV. 40. 41.) Les Romains avoient cependant enco re aux environs d'Agrigente un reste d'en nemis qui n'étoient pas à négliger, com mandés par Hannon & Epicyde, seuls Généraux qui restassent au parti Cartha ginois dans la Sicile: un troisiéme les é toit venu joindre, envoyé par Annibal pour remplacer Hippocrate: on le nom
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moit Mutines. C'étoit un homme vif &(An. R. 540. Av. J. 212.) entreprenant, & qui, sous un maître tel qu'Annibal, avoit appris toutes les ruses & tous les stratagêmes qu'on peut em ployer dans la guerre. Avec un corps de Numides que lui donnérent ses Collé gues, il parcourut & ravagea les terres des ennemis, prenant soin d'un autre côté d'encourager les Alliés, & de leur donner à propos du secours pour les retenir dans le parti: de façon qu'en peu de tems il remplit toute la Sicile du bruit de son nom, & devint la ressource la plus as surée de ceux qui favorisoient les Cartha ginois. Marcellus s'étant mis en campa gne pour arrêter ses courses, Mutines, sans lui donner le tems de prendre halei ne, vint attaquer les Romains jusques dans leur poste, porta par-tout l'allarme & l'effroi; & dès le lendemain, leur aiant livré une sorte de combat, il les obligea à se retirer derriére leurs retranchemens, & à s'y tenir renfermés. Mais sur ces entrefaites, s'étant élevée une sédition parmi les Numides, dont trois cens abandonnérent le camp & s'en allérent dans une ville voisine, Mutines partit aussitôt pour ramener les séditieux, après avoir recommandé fortement aux deux autres Généraux de n'en point venir aux mains avec les ennemis pendant son absence. Ceux-ci choqués de cet avis, qui leur paroissoit avoir l'air d'un comman dement, & d'ailleurs jaloux de la gloire de
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Mutines, se hâtérent, pour montrer leur indépendance, d'aller présenter la bataille aux Romains. Marcellus, qui avoit re poussé de devant Nole Annibal vainqueur, ne put tranquillement se voir insulté par des gens qu'il avoit vaincus sur mer & sur terre, & ordonna aux siens de prendre au-plutôt les armes, & de s'avan cer en bon ordre contre les ennemis. Ils ne purent soutenir le choc des Romains, sur-tout quand ils se virent abandonnés par leur Cavalerie Numide, sur laquelle ils comptoient le plus pour la victoire; & qui, partie par un reste de mécontente ment qui avoit causé la sédition, partie par attachement pour Mutines, que les deux autres Généraux affectoient de mépri ser, s'étoit engagée avec Marcellus à ne point combattre. Les Carthaginois furent donc bientôt mis en déroute. On leur tua ou prit un grand nombre de soldats, & ils perdirent huit éléphans. Ce fut-là la derniére expédition de Marcellus dans la Sicile. Il retourna vainqueur à Syra cuse. L'année étoit près de finir. On nomma à Rome pour Consuls Cn. Fulvius Cen tumalus, & P. Sulpicius Galba, qui n'a voit encore exercé aucune Magistrature Curule. Je reviens aux faits que j'ai laissés en arriére, pour ne point interrompre le ré cit des événemens de la guerre de Sicile.
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§. III.

Prémiére campagne de Caton. Philippe se déclare contre les Romains. Il est battu auprès d'Apollonie par le Préteur M. Valerius. Heureux succès des Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) en Espagne. Département des Provinces. Départ des Consuls. Dasius Altinius d'Arpi, traître aux Carthaginois, com me il l'avoit été aux Romains. Horri ble cruauté d'Annibal. Fabius reprend la ville d'Arpi. Cent douze Campaniens se rendent aux Romains. Prise d'Ater ne. Grand incendie à Rome. Les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) font alliance avec Syphax Roi de Numidie. Un Officier Romain forme une Infanterie à Syphax. Traité des Car thaginois avec Gala, autre Roi de Nu midie. Syphax est défait deux fois coup sur coup par Masinissa fils de Gala. Les Celtibériens commencent à servir chez les Romains. Pomponius, aussi ignorant Général qu'infidéle Financier, est battu par Hannon. Nouveautés dans la Reli gion reprimées par l'autorité des Magis- trats. P. Scipion Edile avant l'âge. Fraude des Publicains ou Traitans, & entr'autres de Postumius, punie sévére ment. Création d'un Souverain Pontife. Levées faites d'une nouvelle maniére. Les ôtages de Tarente, qui s'étoient sau vés de Rome, y sont ramenés, & punis de mort. Tarente est livrée par trahi
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son à Annibal. Il attaque inutilement la Citadelle, & la laisse bloquée. Ori gine des Jeux Apollinaires.
(An. R. 538. Av. J. C. 214. Prémiére campagne de Caton.)

Q. Fabius Maximus IV.

M. Claudius Marcellus III.

C'est sous ces Consuls que Caton, qui devint dans la suite si célébre, fit sa prémiére campagne. Il étoit alors âgé de vingt ans. (Philippe se déclare contre les Romains. Liv. XXIV. 40.) Nous avons vu que Philippe Roi de Macédoine avoit fait l'année précédente un Traité avec Annibal, dont l'exécu tion n'avoit été différée que par la prise de ses Ambassadeurs. Il se déclara enfin ouvertement cette année contre les Ro mains. Le Préteur Valére, qui comman doit une Flotte auprès de Bronduse & le long des côtes de la terre d'Otrante, re çut des Députés de la part de ceux d'Ori que ville d'Epire, qui lui apprirent que ce Prince étoit venu prémiérement sonder Apollonie, après avoir remonté le fleuve Aoüs avec six vingts galéres à deux rangs: mais qu'ensuite, abandonnant cette entre prise qui lui paroissoit trop longue & trop difficile, il s'étoit approché secrettement d'Orique pendant la nuit avec son Armée, & que dès la prémiére attaque il s'étoit rendu maître de cette ville, située au mi lieu d'une plaine, & qui n'avoit ni des murailles assez fortes, ni des trou pes assez nombreuses, pour la défen
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dre. Ils prioient le Préteur de leur en(An. R. 538. Av. J. C. 214.) voyer du secours, pour repousser des en nemis qui en vouloient assurément aux Romains, & qui n'avoient attaqué Ori que, que parce que cette ville leur parois soit commode par rapport aux desseins qu'ils avoient sur l'Italie. Valére aiant confié le soin de garder la côte à T. Valerius son Lieutenant, partit avec sa Flotte, qu'il tenoit toute prête & en état d'agir, après avoir embarqué sur des vaisseaux de charge ceux de ses sol dats que les galéres armées en guerre ne purent contenir: & s'étant rendu à Ori que dès le second jour, il reprit aisément cette ville, où Philippe, en se retirant, n'avoit laissé qu'une foible garnison. Les Députés d'Apollonie furent trou(Il est bat tu auprès d'Apollo nie par le Préteur M. Valerius.) ver Valére, & lui apprirent que Phi lippe les tenoit assiégés, & cela uni quement parce qu'ils refusoient de se join dre à lui. Qu'ils n'étoient plus en état de lui résister, à moins que les Romains, à qui ils demeuroient attachés, ne leur en voyassent du secours. Les guerres d'Illyrie avoient donné lieu aux Romains de s'acqué rir des Alliés sur toute cette côte. Valére leur promit qu'il le feroit; & sans différer il fit partir sur des vaisseaux de guerre deux mil le soldats, commandés par Nevius Crista, Of cier brave & fort expérimenté dans la guerre, avec ordre de se rendre à l'embouchure du fleuve Aoüs, près duquel étoit située A pollonie. Nevius mit ses soldats à terre en
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(An R. 538. Av. J. C. 214.) cet endroit; & aiant ordonné aux galéres qui les avoient apportés, de retourner à O rique pour se rejoindre au reste de la Flot te, il conduisit ses soldats, en s'éloignant du fleuve, par un chemin qui n'étoit point gardé par les Macédoniens, & entra de nuit dans la ville, sans qu'aucun des enne mis s'en apperçût. Ils se tinrent en repos tout le jour suivant. Nevius l'employa à examiner ce qu'il y avoit de jeunesse dans Apollonie, ce que la ville d'ailleurs pou voit fournir d'armes & de troupes réglées. L'état où il trouva toutes choses lui avoit déja donné une pleine confiance, lorsqu'il apprit de ses coureurs que les ennemis é toient dans une sécurité & dans une indo lence incroyable. C'est pourquoi, étant sorti de la ville sans tumulte pendant le si lence de la nuit, il entra dans le camp des ennemis, qui se tenoient si peu sur leurs gardes, que plus de mille hommes avoient pénétré dans les retranchemens, avant que qui que ce soit s'en fût apperçu; & s'ils se fussent abstenus de tuer, ils auroient pu arriver jusqu'à la tente du Roi, sans trou ver aucun obstacle. Mais les cris de ceux sur qui l'on fit main-basse aux portes, é veillérent enfin les Macédoniens, qui fu rent saisis d'un tel effroi, que non seule ment aucun d'eux ne prit les armes, ni ne se mit en devoir de repousser l'ennemi; mais que le Roi lui-même s'enfuyant pres que tout nud comme il s'étoit trouvé à son réveil, regagna le bord du fleuve & ses
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vaisseaux dans un état qui devroit faire(An. R. 538. Av. J. C. 214.) rougir un simple soldat. Quelle honte pour un Roi & pour un Général! Toute l'Ar mée courut en foule du même côté. Il y eut près de trois mille hommes de tués ou de pris dans le camp; mais le nombre des prisonniers excéda de beaucoup celui des morts. Après que l'on eut pillé le camp des Macédoniens, les Apollonia tes firent transporter dans leur ville les ca tapultes, les arbalètes, & les autres machi nes qui avoient été destinées à battre leurs murailles, dans le dessein de s'en servir pour les défendre dans la suite, s'ils se trouvoient jamais exposés au même péril. On abandonna aux Romains tout le reste du butin. Cette nouvelle aiant été portée à Ori que, Valére conduisit aussitôt sa Flotte vers l'embouchure du fleuve, pour empê cher Philippe de se sauver avec le secours de ses vaisseaux. Ainsi ce Prince, ne croyant pas être en état de combattre les Romains ni par terre ni par mer, après a voir mis à sec une partie de ses vaisseaux, & brulé l'autre, se retira par terre en Ma cédoine avec le reste de ses soldats, dont la plupart avoient perdu leurs armes & leurs bagages. M. Valerius passa l'hiver à Orique avec sa Flotte. En Espagne les Carthaginois, pendant(Heureux succès des Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) en Espa gne.) cette même année, remportérent d'abord quelques avantages; mais ils essuyérent plusieurs échecs, & perdirent plusieurs ba
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(An. R. 538. Av. J. C. 214. Liv. XXIV. 42) tailles, dans lesquelles il y eut de leur part, en les réunissant toutes ensemble, plus de quarante-cinq mille hommes tués ou pris, outre cinquante éléphans qui y périrent, & plus de cent cinquante drapeaux qui leur furent enlevés. Cn. Scipion, l'un des deux Généraux Romains, qui comman doit en Espagne avec son frére Publius, eut la cuisse percée d'une javeline dans l'u ne de ces actions. Les Romains aiant eu de si heureux succès, crurent qu'il étoit honteux pour eux de laisser depuis plus de cinq ans au pouvoir des Carthaginois Sa gonte, dont la ruïne avoit été cause de la guerre. Ils en chassérent la garnison Car thaginoise de force; & aiant repris la vil le, y rétablirent ceux des anciens habitans qu'ils purent ramasser.
(An. R. 539. Av. J. C. 213. Départe ment des provinces. Ibid. 44.)

Q. Fabius Maximus.

Le premier de ces deux Consuls é toit fils du grand Fabius. Quand les Con suls, qu'on avoit nommés en leur absence, furent arrivés à Rome, on travailla à régler le département des provinces & des trou pes, & l'on ordonna la levée de deux nou velles Légions, & de vingt mille Alliés. Les Consuls, après avoir levé ces Légions, & recruté les autres, songérent, selon la coutume, à expier les prodiges, que Ti te-Live appelle avec raison de a vains phan 75
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tômes qui font illusion aux yeux & aux(An. R. 539. Av. J. C. 213. Départ des Con suls.) oreilles, & qui sont ensuite regardés com me quelque chose de réel & de sérieux. Après cette cérémonie, les Consuls par tirent, Sempronius pour la Lucanie, Fa bius pour l'Apulie. Le pére de celui-ci vint le joindre auprès de Suessule, pour servir sous lui en qualité de Lieutenant- Général. Son fils étant venu au devant de lui, les Licteurs qui le précédoient, par respect pour l'âge & pour la haute ré putation de ce grand homme, le laissoient avancer à cheval sans rien dire, & il avoit déja passé le onziéme. Son fils s'en étant apperçu, ordonna au dernier des Licteurs qui marchoit immédiatement devant lui, de faire son devoir. Alors cet Officier, aiant crié au Vieillard qu'il eût à mettre pié à terre, il obéit sur le champ, & en s'approchant du Consul: Je voulois, lui dit-il, mon fils, éprouver si vous saviez que vous êtes Consul. Ce fut dans ce camp, que Dasius Alti(Dasius Al tinius trai tre aux Carthagi nois, com me il l'a voit été aux Ro mains. Liv. XXIV. 45-47.) nius de la ville d'Arpi vint trouver le Con sul pendant la nuit, accompagné seulement de trois esclaves, & lui promit de lui li vrer Arpi moyennant une récompense pro portionnée à un tel service. Fabius aiant mis l'affaire en délibération dans le Con seil de guerre, quelques-uns étoient d'avis “qu'après l'avoir fait battre de verges, on lui fît trancher la tête, comme à un dé serteur & à un traître, qui, n'aiant d'autre régle que son intérêt, étoit alternative
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) ment l'ennemi des deux nations. Qu'a près la Bataille de Cannes, persuadé qu'il faloit toujours passer du côté où étoit la fortune, il s'étoit déclaré pour Anni bal, & avoit entraîné ses concitoyens dans sa révolte. Qu'a présent, voyant contre son espérance & contre ses vœux que les affaires des Romains prenoient un meilleur train, & que la République paroissoit se relever de ses pertes, il ve noit offrir à ceux qu'il avoit trahis d'a bord une nouvelle trahison. Que son cœur étoit toujours dans un parti, tan dis que son corps étoit dans l'autre; en nemi aussi méprisable, qu'infidéle allié. Qu'il falloit en faire une punition exem plaire, & l'ajouter à celles du Maître de Faleries & du Médecin de Pyrrhus, com me une troisiéme leçon pour les traîtres & les perfides qui voudroient l'imiter.“ Le pére du Consul ne fut pas de ce sen timent. Il disoit, “que dans un tems où la guerre étoit allumée de tous côtés, on parloit comme si l'on eût été en pleine paix. Que bien loin d'inviter les Peuples d'Italie à rester dans le parti Carthaginois par une sévérité mal placée, il falloit bien plutôt chercher à les ramener à l'alliance des Romains. Qu'il y auroit de l'impru dence de traiter à la rigueur ceux qui vou loient rentrer dans leur devoir. Que s'il étoit permis d'abandonner les Romains, & qu'on n'eût pas la liberté de revenir à eux, il n'étoit pas douteux que
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Rome seroit bientôt sans Alliés, & que(An. R. 539. Av. J. C. 213.) toute l'Italie s'attacheroit à Annibal. Qu'après tout il n'étoit pas d'avis qu'on se fiât absolument à Altinius. Qu'il y avoit un milieu à prendre dans cette af faire. Que sans le regarder pour le pré sent ni comme ennemi ni comme allié, il faloit l'enfermer près du camp dans quelque ville sure & fidéle, où on lui laisserolt la liberté d'aller & de venir tant que la guerre dureroit. Que lors qu'elle seroit finie, on jugeroit lequel étoit le plus à propos, ou de le punir pour sa révolte passée, ou de lui par donner en faveur de son retour ac tuel.“ Tout le monde fut de l'avis de Fabius. On le chargea de chaînes lui & ceux qui l'accompagnoient, & on l'en voya à Cales avec une grosse somme d'or qu'il avoit apportée avec lui, qu'on lui fit garder bien religieusement. Pendant le jour il marchoit par la ville avec des gar des, qui le renfermoient soigneusement pendant la nuit. Dès que ceux d'Arpi se furent apperçus(Horrible cruauté d'Annibal.) de son absence, ils le cherchérent avec soin, mais inutilement. Comme il étoit le prémier citoyen de la ville, le bruit de son évasion s'étant répandu par-tout, y excita beaucoup de troubles & d'allarmes; & la crainte de quelque révolution les en gagea à donner avis à Annibal de tout ce qui s'étoit passé. Cette nouvelle ne lui fit point de peine. Car, outre que depuis
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(An. R. 539 Av. J. C. 213.) longtems il regardoit Altinius comme un homme à qui l'on ne pouvoit pas se fier surement, il trouvoit dans sa fuite un pré texte de s'emparer de ses biens, qui étoient très considérables. Mais, pour faire croi re que la colére avoit plus de part à sa vengeance que l'avarice, il usa envers sa famille, non seulement de sévérité, mais encore de cruauté & de barbarie. Il fit venir sa femme & ses enfans dans son camp, & les aiant fait mettre à la question pour découvrir, prémiérement ce qu'étoit de venu Dasius, & ensuite ce qu'il avoit lais sé d'or & d'argent dans sa maison, quand il eut été informé de tout, il ordonna qu'on les brulât vifs; ce qui fut exécuté sur le champ. (Fabius reprend la ville d'Ar pi.) Fabius étant parti de Suessule, forma aussitôt le dessein d'assiéger Arpi. Après en avoir examiné de près la situation & les murailles, il résolut de l'attaquer par un endroit qui étant le plus fort, étoit aussi le moins gardé. Il fit un détachement de ce qu'il avoit de meilleurs Officiers & de plus braves soldats, qu'il chargea d'esca lader de nuit le mur par cet endroit, & de rompre ensuite une porte basse & étroi te qui donnoit sur une rue peu fréquentée, dans une partie de la ville qui étoit presque déserte. Un orage survint fort à propos pour eux, la pluie, qui commença vers le minuit, aiant obligé les sentinelles de se mettre à couvert en abandonnant leurs postes. Le mur fut escaladé, & la porte
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rompue. Au prémier bruit des trompet(An. R. 539. Av. J. C. 213.) tes, qui étoit le signal dont on étoit con venu, Fabius fit avancer ses troupes, & entra dans la ville un peu avant le jour par la porte qu'il avoit fait abattre. Ce fut alors que les ennemis s'éveillérent, la pluie aiant cessé avant que le jour commençât. La garnison qu'Annibal avoit mise dans Arpi étoit de cinq mille hommes, aux quels les habitans avoient joint trois mille de leurs citoyens, qu'ils avoient armés à leurs dépens. Les Carthaginois, qui n'é toient pas assurés de leur fidélité, & qui craignoient qu'ils ne les attaquassent par derriére, les firent marcher à la tête. On combattit d'abord au milieu des ténébres & dans des rues étroites, les Romains s'é tant emparés non seulement des avenues, mais même du toit des maisons les plus voisines de la porte, pour empêcher que d'en haut on ne les accablât de pierres. Pendant qu'on en étoit aux mains, sur quelques reproches que les Romains firent aux habitans d'Arpi de s'être livrés à une nation étrangére & barbare, ceux-ci té moignérent que c'étoit bien malgré eux, & que leurs Chefs les avoient vendus sans attendre leur consentement. Et bientôt, en conséquence de ces éclaircissemens mu tuels, le Préteur de la ville aiant été con duit au Consul, & aiant tiré de lui parole qu'on oublieroit le passé, les Arpiniens tournérent tout d'un coup leurs armes contre les Carthaginois. Dans le même
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) moment, environ mille Espagnols se ran gérent aussi sous les enseignes du Consul sans avoir exigé autre chose de lui, sinon que la garnison Carthaginoise auroit toute liberté de se retirer. On ouvrit aussitôt les portes aux Carthaginois sans leur faire aucun tort, comme on en étoit convenu, & ils allérent trouver Annibal auprès de Salapie. C'est ainsi qu'Arpi rentra sous la puissance des Romains sans perdre aucun de ses habitans, excepté celui qui les avoit trahis deux fois. On donna aux Espagnols une double paye; & dans la suite ils de meurérent toujours fidéles aux Romains, & leur rendirent de grands services en bien des occasions. (Cent dou ze Cam paniens se rendent aux Ro mains. Liv. XXIV. 47.) Dans le tems que les Consuls étoient, l'un dans l'Apulie, l'autre dans la Luca nie, cent douze citoyens de Capoue des plus distingués, sous prétexte de vouloir aller piller les terres des ennemis, deman dérent permission aux Magistrats de sortir de la ville; &, dès qu'ils l'eurent obte nue, ils se rendirent dans le camp des Ro mains auprès de Suessule. Après s'être fait connoître à la garde avancée, ils deman dérent qu'on les conduisît au Préteur, à qui ils avoient à parler d'une affaire im portante. Cn. Fulvius, qui commandoit dans ce poste, aiant été informé de leur demande, ordonna que dix d'entr'eux lui fussent amenés sans armes. Lorsqu'ils lui eurent fait connoître ce qu'ils souhaitoient, qui se bornoit à la restitution de leurs biens
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quand Capoue seroit rentrée sous la puis(An. R. 539. Av. J. C. 213. Prise d'A terne. Ibid.) sance des Romains, il les reçut tous sous sa protection. Le Préteur Sempronius Tuditanus, (c'é toit ce même Tuditanus, qui, la nuit d'après la Bataille de Cannes, se sauva à travers les ennemis, pendant que les au tres glacés par la crainte n'osoient sortir du camp) ce Préteur se rendit maître d'Ater ne par force. Il y fit plus de mille pri sonniers, & y trouva une grande quanti té de cuivre & d'argent & monnoyé. Dans ce même tems le feu prit à Ro(Grand in cendie à Rome. Ibid.) me, & continua pendant deux nuits & un jour avec tant de violence, qu'il con suma un grand nombre d'édifices tant sa crés que profanes. Cette même année, les deux Sci(Les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) font al liance a vec Sy phax Roi de Numi die. Liv. XXIV. 48.) pions, animés par les avantages considéra bles qu'ils avoient remportés en Espagne, où ils avoient ajouté de nouveaux Alliés aux anciens qu'ils avoient ramenés dans le parti des Romains, portérent leurs espé rances jusques dans l'Afrique. Aiant ap pris que Syphax, Roi d'une grande partie de la † Numidie, après avoir été ami des Carthaginois, s'étoit tout d'un coup décla ré contre eux, ils lui envoyérent en Am bassade trois* Officiers, qu'ils chargérent(*Cen turions.) 76
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) de faire amitié & alliance avec lui, & de lui promettre, que s'il continuoit à faire la guerre contre les Carthaginois, le Peu ple Romain, à qui il rendroit par-là un grand service, & eux-mêmes, cherche roient toutes les occasions de lui faire plai sir, & de lui témoigner une parfaite re connoissance. Ce Prince barbare reçut l'Ambassade avec beaucoup de joie; & dans un entretien qu'il eut avec les trois Députés, tous vieux Officiers, sur la ma niére de faire la guerre, il ne put s'empê cher d'admirer la discipline que les Ro mains faisoient observer dans leurs Armées; & la comparaison qu'il fit de sa méthode avec la leur, lui apprit combien il igno roit de choses dans ce métier. “Il leur demanda, pour prémiére preuve de l'a mitié & de l'alliance qu'ils venoient lui offrir, que deux d'entre eux seulement retournassent rendre compte à leurs Gé néraux de leur commission, & lui lais sassent le troisiéme pour instruire ses soldats dans l'art de combattre à pié, où il avouoit que ses Numides, assez habi les quand il s'agissoit de manier un che val, n'entendoient rien. Il ajouta, que dès la prémiére origine de leur na tion, leurs ancêtres n'avoient jamais fait la guerre autrement, & que c'étoit ainsi que lui & ses sujets avoient été for més dès leur enfance. Mais que, com me ils avoient un ennemi puissant en Infanterie, il avoit grand intérêt de lui
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devenir égal en cette partie. Qu'il avoit(An. R. 539. Av. J. C. 213.) des hommes en abondance: qu'il n'é toit question que de leur donner des ar mes convenables, & de leur apprendre à s'en bien servir, & à garder leur poste dans la bataille, au-lieu de se ranger & de combattre au hazard, comme ils a voient coutume de faire.“ Les Am bassadeurs lui répondirent qu'ils feroient tout ce qu'il souhaitoit: mais ils tirérent parole de lui, qu'il renvoyeroit l'Officier qu'ils lui laissoient, si leurs Généraux n'ap prouvoient pas qu'il fût demeuré dans ses Etats. Cet Officier s'appelloit Q. Statorius.(Cet Offi cier Ro main for me une In fanterie à Syphax.) Les deux autres retournérent rendre comp te de leur Ambassade; & Syphax en en voya de son côté pour recevoir la parole & les engagemens des Généraux Romains. Il les chargea en même tems d'attirer les Numides qui servoient dans l'Armée des Carthaginois à passer du côté des Romains. Statorius, de son côté, trouva dans la nombreuse Jeunesse de Numidie dequoi former pour Syphax des Compagnies d'In fanterie, à qui il apprit à faire l'exercice & toutes les évolutions militaires, à suivre leurs drapeaux, & à garder leurs rangs, aussi facilement que les Romains mêmes. Enfin il les accoutuma si bien au travail, & à tous les devoirs de la discipline mili taire, telle qu'elle se pratiquoit dans les Armées de la République, que le Roi compta bientôt sur son Infanterie autant
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) que sur sa Cavalerie, & qu'il vainquit mê me les Carthaginois dans une bataille qu'il leur livra en rase campagne. Les Ambassadeurs de Syphax causérent aussi en Espagne une révolution très favo rable au parti des Romains. Car les Nu mides, au prémier bruit de leur arrivée, passérent la plupart de leur côté. (Traité des Carthagi nois avec Gala au tre Roi de Numidie.) Les Carthaginois n'eurent pas plutôt appris le Traité qui venoit de se conclure entre Syphax & les Romains, qu'ils en voyérent des Ambassadeurs à Gala, Roi de cette autre partie de la Numidie dont les peuples sont appellés Massyliens, pour lui demander son alliance & son amitié. Gala avoit un fils, nommé Masinissa, âgé seulement de dix-sept ans, mais qui, dans une si grande jeunesse, faisoit déja éclater des vertus, dont on pouvoit se promettre qu'il laisseroit à ses descendans un Royau me plus opulent & plus étendu qu'il ne l'avoit reçu de ses péres. Les Députés des Carthaginois firent entendre à Gala, “Que Syphax ne s'étoit joint aux Romains qu'afin de se fortifier de leur secours contre les autres Rois & les autres Na tions de l'Afrique. Qu'il étoit donc de l'intérêt de Gala de s'unir au plutôt a vec les Carthaginois: qu'avant que Sy phax passât en Espagne, ou les Romains en Afrique, il étoit aisé de prévenir & d'accabler le prémier, qui n'avoit enco re alors tiré des Romains que le nom de leur Allié.“
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Ils n'eurent pas de peine à persuader à(An. R. 539. Av. J. C. 213. Syphax est défait deux fois coup sur coup par Masinissa fils de Ga la.) Gala de lever une Armée, que Masinissa fut chargé de conduire à leur secours; & qui s'étant jointe aux Légions de Cartha ge, vainquit Syphax dans un grand com bat, où il y eut trente mille hommes tués sur la place. Syphax, avec un petit nom bre de Cavaliers, se retira chez les Mau rusiens, qui habitoient aux extrémités de l'Afrique le long de l'Océan, près du Dé troit de Gibraltar. Là, un grand nom bre de Barbares, au bruit de son nom, s'étant rendus de toutes parts auprès de lui, il forma promtement un corps d'Ar mée considérable. Mais Masinissa, pour ne lui pas donner le tems de reprendre ha leine, ou de passer en Espagne dont il n'étoit séparé que par un petit bras de mer, l'atteignit bientôt avec son Armée victo rieuse. Ce fut-là qu'avec ses seules forces, & sans le secours des Carthaginois, il continua contre Syphax une guerre où il acquit beaucoup de gloire. Il ne se passa rien de mémorable en(Les Cel tibériens commen cent à ser vir chez les Ro mains.) Espagne, si ce n'est que les Généraux Romains attirérent sous leurs enseignes la Jeunesse des* Celtibériens, en leur pro mettant les mêmes avantages dont ils é toient convenus avec les Carthaginois; & qu'ils envoyérent plus de trois cens 77
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) Espagnols des plus distingués en Italie, pour débaucher, s'ils le pouvoient, ceux de leur nation qui portoient les armes pour Annibal. Jusqu'à cette année, les Ro mains, selon Tite-Live, n'avoient jamais employé dans leurs Armées de soldats mer cénaires: les Celtibériens furent les* pré miers qui y servirent en cette qualité. (Liv. XXV. 1.) Pendant que les choses que je viens d'exposer se passoient en Afrique & en Espagne, Annibal demeura dans le terri toire de Tarente, occupé de l'espérance de se rendre maître de cette ville par la trahison de ses habitans. Quelques places fort obscures se rendirent à lui. Dans le même tems, des douze peu ples du Brutium qui avoient pris le parti d'Annibal quelques années auparavant, ceux de Consense, & de Thurium qui est l'ancienne Sybaris, rentrérent dans l'ami (Pompo nius, aussi ignorant Général qu'infidéle Financier, est battu par Han non. Ibid.) tié des Romains. Leur exemple auroit été suivi d'un plus grand nombre, sans la dé faite que s'attira par sa témérité L. Pom ponius Veientanus, Préfet † des Alliés. Il avoit été Financier, avant que de s'enga ger dans le métier de la guerre. Quelques avantages qu'il remporta sur les ennemis dans le pays des Brutiens à l'occasion des 78 79
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fourrages, lui aiant enflé le cœur, il(An. R. 539. Av. J. C. 213.) se regarda comme un Général consommé. Aiant donc ramassé quelques troupes à la hâte, il eut l'audace d'aller présenter la ba taille à Hannon, qui lui tua ou lui prit grand nombre d'hommes, tant paysans qu'esclaves, aussi peu capables de discipline que leur Chef. La moindre perte qu'on fit en cette occasion, fut celle du Com mandant lui-même, qui étant demeuré pri sonnier, a porta la peine d'une entreprise insensée, & d'une infinité de dommages qu'il avoit causés à l'Etat & à ses Associés par ses fraudes, ses rapines, & toutes sor tes de voies injustes. La longueur de la guerre, dont les trou(Nouveau tés dans la Religion reprimées par l'auto rite des Magistrats. Ibid.) bles font négliger ordinairement le soin de la Police, avoit introduit un si grand chan gement dans l'esprit des Romains, & tel lement altéré la Religion de leurs ancêtres par le mêlange de plusieurs cérémonies é trangéres, qu'il sembloit, dit Tite-Live, que les Hommes & les Dieux fussent de venus tout autres qu'ils n'étoient aupara vant. Une foule de Devins & de Sacri ficateurs sans titre & sans autorité, accou tumés à s'enrichir, par un gain aussi facile qu'illicite, aux dépens d'une populace a veugle & crédule, avoient rempli les esprits 80
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) de vaines superstitions. Les gens de bien avoient longtems murmuré en secret con tre cet abus. Il fut porté à un tel excès, qu'enfin le Sénat fut obligé de charger le Préteur M. Atilius d'y mettre ordre. Ce Magistrat ordonna par un Edit qui fut pu blié dans l'Assemblée du Peuple, “que quiconque avoit entre ses mains des for mules de prédictions, de priéres, ou de sacrifices par écrit, eût à les lui remet tre avant le prémier d'Avril; & défendit à toute personne, de quelque condition qu'elle pût être, de sacrifier en aucun lieu public ou sacré, avec des cérémo nies nouvelles & étrangéres.“ (P. Scipion Edile a vant l'âge. Liv. XXV. 2.) Cette année, P. Cornelius Scipion, surnommé depuis l'Africain, fut créé E dile Curule. Lorsqu'il se présenta pour demander cette charge, les Tribuns du Peuple s'opposérent à sa nomination, ap portant pour raison qu'il n'avoit pas l'âge compétent pour l'exercer. Il répondit har diment: si tous les citoyens veulent me nom mer Edile, j'ai assez d'âge. Sur le champ, toutes les Tribus lui donnérent leurs suf frages avec tant de zèle & d'unanimité, que les Tribuns se désistérent aussitôt de leur opposition. Scipion n'avoit alors que vingt & un ans. Je marquerai tout-à-l'heu re quel étoit l'âge requis pour parvenir aux grandes charges. Les Ediles Curules firent célébrer pendant deux jours les Jeux Romains, avec autant de magnificence qu'il
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étoit possible en ce tems-là; & firent dis(An. R. 539. Av. J. C. 213.) tribuer pour chaque rue un conge d'huile, c'est-à-dire cinq livres & quatorze onces à peu près. Les Ediles Plébéyens accusérent plusieurs Dames Romaines devant le Peuple de me ner une vie déréglée. Il y en eut quelques- unes qui furent condannées, & envoyées en exil. L'élection de P. Scipion pour l'Edilité(Polyb. X. 578.) est racontée autrement par Polybe, & je crois devoir rapporter ici ce qu'il en dit. Lucius Scipion, frére ainé, selon cet Au teur, de celui dont il s'agit, demandoit l'Edilité Curule. D'abord Publius n'osoit pas demander cette charge conjointement avec son frére, de peur de lui nuire, ou de paroître vouloir entrer en lice contre son ainé, ce qui étoit contre la bienséan ce & contre son intention. Mais, quand le tems des Assemblées approcha, faisant réflexion d'un côté que le Peuple ne pan choit pas beaucoup en faveur de Lucius, & de l'autre qu'il en étoit lui-même fort aimé, il pensa que le seul moyen de pro curer l'Edilité à son frére, étoit de la de mander avec lui. Pour faire entrer sa mére dans ce sentiment, (car il ne s'agissoit que de la gagner, leur pére étant alors en Es pagne) il s'avisa de cet expédient. Elle se donnoit beaucoup de mouvement pour son ainé: elle alloit tous les jours de Temple en Temple solliciter les Dieux en sa faveur, & leur offroit de fréquens sacrifices. Il est
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(An. R. 539. Av. J. C. 213.) remarquable que les Payens, dans toutes leurs entreprises particuliéres ou publiques, s'adressoient à la Divinité pour en obtenir le succès. Publius l'alla trouver, & lui dit que déja deux fois il avoit eu le même songe: qu'il lui sembloit qu'aiant été créés Ediles son frére & lui, ils étoient revenus tous deux de la place au logis; qu'elle étoit venue au devant d'eux jusqu'à la porte, & qu'elle les avoit tendrement embrassés. Un cœur de mére ne put être insensible à ces paroles. Puisse-je, s'écria-t-elle, voir un si beau jour! Voudriez-vous ma mére que nous fissions une tentative, lui dit Scipion? Elle y consentit, ne s'imaginant pas trop que tout cela fût sérieux. C'en fut assez pour Scipion. Il donna ordre qu'on lui fît une robe blanche, telle qu'avoient coutume de la porter ceux qui demandoient les char ges; & un matin, que sa mére étoit en core au lit, il se revêt pour la prémiére fois de cette robe, & se présente en cet état sur la place. Le peuple, qui dès au paravant le considéroit & lui vouloit du bien, fût agréablement surpris d'une dé marche si extraordinaire. Il s'avance au lieu marqué pour les Candidats, & se met à côté de son frére. Tous les suffrages se réunissent non seulement en sa faveur, mais encore en faveur de son frére à sa recommandation. Ils retournent au logis. La mére est avertie de ce qui venoit d'ar river. Transportée de joie elle vient à la porte recevoir ses deux fils, & vole entre
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leurs bras pour les embrasser. Le prétendu(An. R. 539. Av. J. C. 213.) songe de Scipion, que sa mére eut grand soin de publier, ne contribua pas peu, se lon Polybe, par l'heureux & promt succès dont il fut suivi, à le faire regarder dans la suite comme un homme favorisé & mê me inspiré des Dieux; & nous verrons que de son côté il travailla à fortifier les Ro mains dans cette pensée. Quoi qu'il en soit de la maniére dont P. Scipion fut fait Edile, il est certain qu'il n'avoit alors que vingt-un ou vingt-deux ans, puisque trois ans après, quand il fut(Liv. XXVI. 18.) envoyé pour commander en Espagne, il n'en avoit que vingt-quatre. Les Loix An nales, c'est-à-dire qui marquoient les an nées où l'on pouvoit entrer dans les char ges, n'étoient pas encore en usage: mais(Polyb. VI. 466.) dès lors il n'étoit point permis de les exer cer avant que d'avoir fait dix campagnes, & par conséquent avant vingt-sept ans; car on ne commençoit à servir qu'à dix-sept. L'année de Rome 573, sous le Consulat de Q. Fulvius Flaccus & de L. Manlius Acidinus, un Tribun du Peuple, nommé L. Villius, fit porter une Loi qui marquoit les années où l'on pouvoit demander & obtenir les Charges Curules: car il ne s'y agissoit que de celles-là. Selon Manuce, l'âge pour l'Edilité Curule étoit trente-sept ans; pour la Préture, quarante; pour le Consulat, quarante-trois.
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.)

Q. Fulvius avoit été deux fois Consul & Censeur dans l'intervalle entre la pré miére & la seconde Guerre Punique, & avoit géré la Préture deux fois depuis l'en trée d'Annibal en Italie. Claudius étoit celui qui avoit commandé en Sicile avant & sous Marcellus. La République mit sur pié cette année vingt-trois Légions, c'est- à-dire deux cens vingt-sept mille hom mes. (Fraude des Publi cains ou Fermiers Géné raux, & entr'au tres de Postu mius, pu nie sévé rement. Liv. XXV. 3. 4.) Il s'excita à Rome un grand trouble à l'occasion de M. Postumius Pyrgensis, Pu blicain, ou, pour parler notre langage, Fi nancier, qui n'avoit pas son pareil pour l'avarice & la fraude, excepté le Pompo nius dont il a été fait mention. Nous avons parlé plus haut du marché fait par la République avec des Gens d'affaires pour fournir aux Armées d'Espagne toutes les provisions nécessaires, & nous avons vu qu'une des conditions de ce marché étoit que la République prendroit sur son compte les pertes qui pouvoient arriver par la vio lence des tempêtes. Cette convention avoit donné lieu à deux sortes de friponneries. Ils avoient supposé de faux naufrages; & les véritables qu'ils avoient annoncés, c'é toit eux-mêmes qui les avoient fait arriver. Car, aiant chargé sur des vaisseaux vieux & délabrés des marchandises de vil prix
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& en petite quantité, ils les avoient sub(An. R. 540. Av. J. C. 212.) mergés, après avoir sauvé les matelots sur des esquifs préparés à dessein. Ensuite ils avoient fourni de faux dénombremens d'un grand nombre d'effets considérables. Le Préteur M. Atilius, informé de cette fraude, l'avoit dénoncée au Sénat dès l'an née précédente. Mais, comme dans les conjonctures présentes on vouloit ména ger les Traitans, on n'avoit pas jugé à propos de rendre un Decret contr'eux. Le Peuple se montra plus sévére à leur égard. Deux fréres Tribuns du Peuple, Spurius & Lucius Carvilius, indignés d'une malversation si odieuse & si infa me, accusérent Postumius, & conclurent à ce qu'il fût condanné à une amende de deux cens mille As, c'est-à-dire dix mille(Ducen tûm mil lium æris muctam dixerunt.) livres. Le jour où il devoit comparoître pour se défendre étant venu, il parut de vant le Peuple assemblé en si grand nom bre, que la place du Capitole pouvoit à peine le contenir. Sa cause fut plaidée. Les esprits étoient si mal disposés, que la seule espérance qui lui resta fut que C. Servilius Casca, l'un des Tribuns du Peu ple, & son proche parent, s'opposât aux conclusions de ses Collégues avant que les Tribus allassent aux voix. Les témoins aiant été entendus, les Tribuns firent é carter la foule; & l'on alloit tirer au sort, pour savoir quelle Tribu donneroit son suffrage la prémiére. Cependant les accu sés pressoient Casca de congédier l'Assem
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) blée, en se déclarant en leur faveur, & en s'opposant à la demande de ses Collé gues. Casca étoit dans un grand embar ras, partagé entre la crainte de voir con danner son parent, & la honte de défen dre une si mauvaise cause. Les Traitans voyant qu'ils avoient peu à espérer de sa protection, pour exciter quelque trouble qui empêchât la décision de cette affaire, s'avancérent avec leur escorte dans l'espa ce qui étoit resté vuide par la retraite de la multitude, disputant hautement contre les Tribuns & contre le Peuple même. On étoit prêt d'en venir aux mains, lors que le Consul s'adressant aux Tribuns: Ne voyez-vous pas, leur dit-il, qu'on méprise votre autorité, qu'on vous fait violence; & que, si vous ne congédiez promtement l'As semblée, la sédition va éclater. Dès que le Peuple se fut retiré par l'or dre des Tribuns, on assembla le Sénat, à qui les Consuls exposérent le tumulte que l'audace des Publicains avoit excité parmi le Peuple, pour l'empêcher de donner son suffrage. Ils représentérent “que Camille, dont l'exil avoit entraîné la ruïne de la ville, avoit souffert que ses citoyens prononçassent contre lui une condan nation injuste. Qu'avant lui les Décem virs, par les Loix desquels Rome se gouvernoit encore actuellement, & dans la suite plusieurs autres Romains des prémiers de la République, avoient souffert de-même avec soumission les
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jugemens que le Peuple avoit rendus(An. R. 540. Av. J. C. 212.) contr'eux. Que Postumius seul avoit employé la violence pour ôter à ses citoyens la liberté des suffrages. Qu'il avoit fait cesser l'Assemblée du Peuple, foulé aux piés l'autorité des Tribuns, attaqué le Peuple à la tête d'une trou pe de séditieux rangés comme en ba taille. Que si l'on n'avoit point com battu, si l'on n'avoit point répandu de sang, on n'en étoit redevable qu'à la retenue & à la patience des Magistrats, qui avoient cédé pour le présent à l'au dace d'un petit nombre de furieux prêts à mettre tout en feu.“ Les plus gens de bien aiant parlé à peu près dans les mêmes termes, & le Sénat aiant déclaré par un Arrêt que la conduite des Publicains, en cette circonstance, a voit été une rebellion attentatoire à l' Or dre public, & d'un pernicieux exemple, les Tribuns abandonnérent aussitôt l'amen de pécuniaire dont ils s'étoient contentés d'abord, & aiant pris contre l'accusé de nouvelles conclusions qui alloient à l'exil, ils ordonnérent en attendant au Licteur de se saisir de la personne de Postumius, & de le conduire en prison, s'il ne don noit des cautions qui s'obligeassent de le représenter en tems & lieu. Postumius donna des cautions, mais il ne comparut point au jour marqué: ce qui fit que le Peuple, sur le requisitoire des Tribuns, ordonna que si Postumius ne se présen
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) toit pas avant le prémier jour de Mai, & qu'aiant été cité il ne comparût pas, ni personne pour lui, il fût dès-là tenu pour exilé, ses biens vendus au profit de la République, & que l'eau & le feu lui fussent interdits. Il n'y avoit point à Ro me de Loi qui condannât nommément un citoyen à l'exil: mais lui interdire l'eau & le feu, sans lesquels on ne peut pas conserver la vie, c'étoit le condanner ef fectivement à l'exil, en l'obligeant d'aller chercher ailleurs ce qui lui étoit refusé dans sa patrie. Une punition exemplaire de cette sor te, réitérée de tems en tems, arrêteroit bien des injustices & des voleries, que l'impunité nourrit & entretient au mépris des Loix & du Bien public. Après que Postumius eut été condan né, tous ceux qui avoient eu part au tu multe & à la sédition, furent ajournés l'un après l'autre, & sommés de donner des cautions. D'abord ceux qui n'avoient point de caution à donner, & ensuite ceux même qui pouvoient en fournir, furent traînés en prison. La plupart, pour éviter ce péril, s'en allérent vo lontairement en exil. Voilà quelle fut l'issue de la fraude des Traitans, & de l'audace qui entreprit de la défendre. (Création d'un Sou verain Pontife.) Ensuite on tint des Assemblées pour créer un Souverain Pontife à la place de P. Cornelius Lentulus, qui étoit mort peu auparavant. Il se présenta trois concur
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rens qui demandoient cette place avec(An. R. 540. Av. J. C. 212.) beaucoup d'ardeur & de vivacité; Q. Fulvius Flaccus, actuellement Consul pour la troisiéme fois, & ancien Censeur; T. Manlius Torquatus, qui avoit aussi été deux fois Consul, & Censeur; & P. Li cinius Crassus, qui étoit sur le point de demander l'Edilité Curule. Ce dernier, tout jeune qu'il étoit, l'emporta sur ses compétiteurs, malgré leur âge avancé, & les charges qu'ils avoient exercées. On seroit curieux d'apprendre les raisons de cette préférence. Peut-être n'y en a voit-il point d'autre que le caprice du peuple. La personne de l'élu étoit pour tant digne de l'honneur d'un tel choix, comme il paroîtra par la suite de l'his toire. Depuis six vingts ans Crassus étoit le seul, excepté P. Cornelius Calussa, qui eût été créé Grand Pontife avant que d'avoir possédé aucune Magistrature Cu rule. Les Consuls trouvoient de grandes dif(Levées faites d'une nou velle ma niére.) ficultés à achever les levées. Il n'y avoit point assez de Jeunesse pour recruter les anciennes Légions, & former les nouvel les que l'on vouloit mettre sur pié. Le Sénat, sans les dispenser de continuer ce soin de leur côté, fit créer un double Triumvirat; & ces Commissaires eurent ordre de parcourir les bourgs & les villes d'Italie, les uns dans l'espace de cinquan te milles (près de vingt lieues) autour de Rome, & les autres au-delà de cette éten
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) due, & d'examiner avec soin tout ce qui se trouveroit de Jeunesse dans chaque can ton. Ils devoient enrôler tous ceux qui leur paroîtroient assez forts pour porter les armes, quoiqu'ils n'eussent pas encore l'âge marqué par les Loix. On pria les Tribuns du Peuple de proposer, s'ils le jugeoient à propos, une Loi, en vertu de laquelle les campagnes de ceux qui se se roient enrôlés avant l'âge de dix-sept ans, leur seroient comptées du jour de leur en gagement, comme s'ils étoient entrés dans le service à dix-sept ans, ou au delà. Les Triumvirs firent les levées dont ils étoient chargés. (Les ota ges de Ta rente, qui s'étoient sauvés de Rome, y sont rame nés, & pu nis de mort. Liv. XXV. 7.) Il y avoit déja longtems que les Ro mains craignoient autant la révolte des Tarentins, qu'Annibal avoit lieu de l'es pérer, lorsqu'un événement, dont Rome même fut le théatre, en hâta l'exécution. Philéas, citoyen de Tarente, étoit depuis longtems à Rome sur le pié d'Envoyé. C'étoit un homme d'un caractére inquiet, & qui souffroit impatiemment le repos où il languissoit depuis longtems. Il trouva le moyen d'être introduit auprès des ôta ges que les Tarentins avoient donnés à la République, & que l'on gardoit à Rome dans le vestibule du Temple de la Liber té, On ne les veilloit pas avec beaucoup de soin, parce qu'il n'étoit ni de leur in térêt, ni de celui de leur patrie, de trom per les Romains. Dans plusieurs conver sations qu'il eut avec eux, il leur persuada
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enfin de se sauver; & aiant corrompu(An. R. 540. Av J. C. 212.) deux de ceux qui avoient les clés des por tes du Temple, il les tira à l'entrée de la nuit du lieu où ils étoient enfermés, & s'enfuit avec eux. Dès que le jour parut, le bruit de leur évasion se répandit dans la ville. On envoya sur le champ après eux des gens qui les joignirent à Terracine, c'est-à-dire à quinze ou seize lieues de Rome, & les y ramenérent. On les traita avec la derniére rigueur; & après qu'ils eurent été battus de verges dans la place publique, ils furent précipités du haut du Roc Tarpéien. Le Peuple Romain, dans une si promte & si cruelle punition, nea consulta que sa colére, & le desir de se venger, qui sont de mauvais con seillers, & n'écouta point la Raison. Cel le-ci agit lentement: elle pése & examine tout: elle laisse lieu à la réflexion & au repentir: elle ne punit qu'à regret; &, quand elle y est contrainte, elle propor tionne la peine au crime. La colére est brusque, violente, injuste: elle n'écoute rien, & ne suit que son prémier mouve ment, qui lui est inspiré par la passion. La révolte de deux puissantes villes d'Ita 81
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(An. R. 540. Av. J. C. 212. Tarente est livrée par trahi son à An nibal. Il attaque inutile ment la Citadelle, & la laisse bloquée. Liv. XXV. 8-11. Polyb. VIII. 529. &c.) lie, dut faire sentir aux Romains le tort qu'ils avoient d'user d'une telle sévérité. Une punition si atroce irrita extrême ment les Tarentins. Plusieurs des plus qualifiés de la ville formérent ensemble une conspiration pour la livrer à Annibal. Ils furent longtems à prendre les mesures nécessaires pour faire réussir leur dessein. Les Carthaginois enfin furent reçus de nuit dans la ville, pendant que le Com mandant de la Garnison Romaine, qui se nommoit Livius, enseveli dans le vin, dormoit profondément & tranquillement. La plupart des Romains se sauvérent dans la Citadelle. Elle étoit, dans la plus gran de partie de son circuit, entourée des eaux de la mer en forme de presqu'Ile; & dans le reste bordée de rochers fort hauts, & fermée d'un mur & d'un large fossé du côté de la ville. Annibal jugea bien qu'il ne lui seroit pas possible de s'en rendre maître par la force, & en l'assiégeant dans les formes. Ainsi, pour ne point tomber dans l'inconvénient, ou de renoncer à de plus grandes entreprises en restant pour défendre les Tarentins, ou de les laisser exposés aux hostilités des Romains, il résolut de séparer la ville de la citadelle par un retranchement qu'ils ne pussent point forcer. L'ouvrage avança extrême ment en peu de tems, sur-tout depuis que les Romains aiant fait une sortie sur les travailleurs, furent repoussés avec une perte considérable. Les Carthaginois de
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puis continuérent leurs travaux sans ob(An. R. 540. Av. J. C. 212.) stacle. Ils creusérent un fossé large & pro fond, sur le bord duquel ils élevérent de leur côté une bonne palissade La Cita delle étoit déja attaquée par des machi nes & des ouvrages de toute espéce, lorsque le secours qui vint par mer aux Romains de Métapont, leur donna la hardiesse d'attaquer tout d'un coup les tra vaux des ennemis pendant la nuit. Ils en brulérent une partie, & renversérent le reste. Annibal aiant assemblé les principaux des Tarentins, leur exposa les difficultés de l'entreprise. La Citadelle dominant sur l'embouchure du port, laissoit la mer li bre à ceux qui y étoient enfermés, au-lieu que la ville ne pouvoit recevoir de pro visions par mer, & que les assiégeans a voient plus à craindre de la famine que les assiégés eux-mêmes. Il fit donc com prendre aux Tarentins “qu'il n'étoit pas possible de prendre d'assaut une Cita delle si bien fortifiée: qu'il n'étoit pas plus aisé de s'en rendre maître par un siége régulier, tant que les ennemis se roient maîtres de la mer. Que s'il avoit des vaisseaux avec lesquels il pût em pêcher les convois qui leur viendroient, il les réduiroit bientôt à abandonner la place, ou à se rendre.“ Les Tarentins convenoient de tout, mais ils ne voyoient pas comment ils pouvoient mettre leurs galéres en pleine mer, tant que les enne
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(An. R, 540. Av. J. C. 212.) mis seroient maîtres de l'entrée du port, où ils les tenoient comme bloquées. Annibal avoit un grand principe: c'est a que souvent, ce qui est impossible pour les hommes ordinaires, n'est que difficile pour ceux qui savent mettre en œuvre les ressources de la patience & de l'industrie. Il fit ici usage de son principe. On ra massa par son ordre, de tous côtés, des charrettes, que l'on joignit les unes aux autres: on fabriqua des machines propres à tirer les vaisseaux hors de la mer: on élargit & l'on applanit les chemins, afin que les voitures pussent passer plus facile ment & plus vite: on se pourvut d'hom mes & de bêtes de charge en aussi grand nombre qu'il en faloit pour une telle en treprise. La grande rue traversoit toute la ville, & alloit du port jusqu'à la pleine mer à l'autre extrémité. Ce fut par-là qu'il fit transporter les galéres sur des chariots. L'ouvrage fut commencé & poursuivi avec tant de zèle & d'ardeur, qu'au bout de quelques jours on vit une Flotte bien équipée faire le tour de la Citadelle, & mouiller l'ancre à l'embouchure même du port. Annibal, après avoir mis les af faires de Tarente en cet état, retourna dans ses quartiers d'hiver. 82
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LIVRE DIX-SEPTIEME.

§ I.

Féries Latines. Tems où les Consuls en troient en charge. Origine des Jeux Apol linaires. Les Consuls forcent le camp d'Han non près de Capoue, où il portoit des vi vres. Ceux de Métapont & de Thurium se rendent à Annibal. Les Consuls se pré parent à assiéger Capoue. Flavius, Pré teur des Lucaniens, trahit Gracchus son ami & son hôte. Les Consuls reçoivent un échec devant Capoue. Combat singulier de Crispinus [] [] Romain avec Badius Campanien. Combat des Consuls & d'Annibal avec un avantage égal. M. Centenius Penula défait par Annibal. Capoue assiégée dans les for mes. Le siége est vivement poussé par les deux Proconsuls. Annibal vient au secours de Capoue: après un rude combat il se re tire. Il marche contre Rome pour faire di version. Le Proconsul Fulvius reçoit ordre de venir avec ses troupes pour défendre Rome. Grande allarme parmi le peuple. An nibal campe près du Téveron. On se prépa re à une bataille. Un furieux orage empê che à deux reprises qu'elle ne se donne. An nibal, mortifié par deux événemens singu liers, se retire dans le fond du Brutium.
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Fulvius retourne à Capoue. Capoue réduite au desespoir. La garnison écrit à Annibal, & lui fait de vifs reproches. Délibération du Sénat de Capoue. Discours éloquent de Vibius Virius. Plusieurs Sénateurs se don nent la mort. Enfin Capoue se rend. Puni tion terrible des Sénateurs & des habi tans. Mort de Taurea Jubellius. Sagesse de la conduite du Peuple Romain, qui se détermine à ne point raser Capoue.
(An. R. 540. Av. J. C. 212. Liv. XXV. 12.)

Les Feries Latines retinrent les Con suls & les Préteurs à Rome jusqu'au vingt- sixiéme d'Avril. Aiant achevé ce jour-là les sacrifices accoutumés sur le mont Al bain, ils partirent pour se rendre chacun dans leur département. (Féries La tines. Dionys. Hi lic. IV. 250.) Je crois avoir déja marqué quelque part, que la solennité des Féries Latines étoit de l'institution de Tarquin le superbe. Il l'avoit établie pour cimenter de plus en plus l'union entre les Latins & les Ro mains. Quarante-sept Peuples avoient part à cette fête. Leurs Députés s'assembloient chaque année au jour que marquoient les Consuls sur le mont Albain dans un Tem ple dédié à Jupiter Latiaris, & y offroient un sacrifice commun, qui etoit un tau reau, dont on donnoit ensuite une por tion à chacun des Députés. Tout étoit égal entr'eux, si ce n'est que le Président
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étoit Romain. La fête ne duroit d'abord(An. R. 540 Av. J. C. 212.) qu'un jour. On y en ajouta un second après l'expulsion des Rois: un troisiéme, quand le Peuple, qui s'étoit retiré sur le Mont Sacré, revint dans la ville: un qua(Plut. in Ca mil. pag. 151.) triéme enfin, lorsque les disputes excitées du tems de Camille entre le Sénat & le Peuple au sujet du Consulat, furent ap paisées. Le Consul ne partoit point pour la campagne ou pour la province, qu'il n'eût célébré cette fête. L'époque du tems où les Consuls en(Tems où les Con suls en troient en charge.) troient en charge, a fort varié. Pour ne point parler des tems plus anciens, où les variations furent assez fréquentes, on voit l'Année de Rome 364. les Tribuns Mili taires, qui tenoient la place & avoient l'autorité des Consuls, entrer en charge aux Calendes, c'est-à-dire au prémier Juil let. Il paroit que cet usage dura jusqu'aux Consuls M. Claudius Marcellus & Cn. Cor nelius Scipion, qui, suivant les preuves alléguées par Sigonius & par Pighius, ne peuvent pas être entrés en charge avant les Ides ou le 15. Mars, An de Rome 530, peu de tems avant la seconde Guer re Punique. Et ce jour est marqué dans Tite-Live * pour celui de la prise de(*L. XXII. n. 1.) possession du Consulat. Enfin il fut fixé aux Calendes, c'est-à-dire au prémier jour de Janvier, sous les Consuls Fulvius Nobilior & T. Annius Luscus, l'An de Rome 599.
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(An. R. 540. Av. J. C. 212. Origine des Jeux Apollinai res. Liv. XXV. 12.) Sur les prétendues prédictions d'un cé lébre Devin, nommé Marcius, on établit à Rome les Jeux Apollinaires, qui furent célébrés dans le grand Cirque. Les ci toyens assistérent à ces Jeux la couronne sur la tête: les Dames Romaines visitérent tous les Temples: les citoyens mangérent en public, chacun devant la porte de sa maison; & ce jour fut célébré avec tou tes les cérémonies de Religion ordinaires, & avec beaucoup de réjouissance. (Les Con suls for cent le camp d'Hannon près de Capoue, où il por toit des vivres. Liv. XXV. 13. 14.) Pendant qu'Annibal étoit aux envi rons de Tarente, les deux Consuls étoient dans le Samnium, occupés des préparatifs du siége de Capoue. Et quoiqu'ils n'eus sent pas encore investi cette ville, cepen dant, parce qu'ils avoient empêché les habitans de faire leurs semailles, elle res sentoit déja les effets d'une famine, qui n'est ordinairement que la suite d'un long siége. Ils envoyérent donc des Députés à Anni bal, pour le prier de faire porter des blés des lieux circonvoisins dans Capoue, avant que les Consuls missent leurs Légions en campagne, & qu'ils se fussent rendus maî- tres de tous les chemins. Hannon, qu'An nibal avoit chargé de ce soin, aiant ra massé promtement une grande quantité de blé, fit avertir les Campaniens du jour où ils devoient venir enlever ces provisions, leur ordonnant de ramasser de toutes parts dans la campagne le plus de voitures & de bêtes de charge qu'il seroit possible. Mais les Campaniens firent paroître en cette
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occasion leur paresse & leur nonchalance(An. R. 540. Av. J. C. 212.) ordinaire. Ils n'envoyérent qu'environ quatre cens charrettes, avec un petit nom bre de bêtes de somme. Hannon les re primanda fortement, & leur reprocha que la faim, qui réveille les bêtes mêmes, n'avoit pu les tirer de leur assoupissement & de leur indolence naturelle. Il leur in diqua un autre jour, pour transporter le reste des provisions. Les Consuls, qui étoient à Bovianum, en aiant été avertis, Fulvius fit partir de nuit ses troupes. Les Romains arrivéren un peu avant le jour au camp des enne mis, où ils avoient appris que régnoit le trouble & la confusion. Ils y jettérent tant d'effroi & de consternation, que s'il eût été placé dans une rase campagne, il auroit été pris infailliblement dès la pré miére attaque. La hauteur du terrain es carpé de toutes parts, aidée des retranche mens qu'on y avoit faits, le défendit. Quand le jour fut venu, il se livra un combat assez opiniâtre. La valeur obsti née des Romains surmonta tous les obsta cles. Ils arrivérent par plusieurs endroits jusqu'au fossé, & jusqu'aux retranche mens; ce qui ne put être exécuté, sans qu'il y eût un grand nombre de soldats tués ou blessés. Le Consul, effrayé de cette perte, songeoit à quiter l'entreprise. Les Officiers & les soldats n'y purent con sentir. Il fut obligé de se rendre à leurs cris & à leur ardeur. Aussitôt les Ro
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) mains recommencérent l'attaque avec un nouveau courage, & se jettérent à l'envi dans le camp des ennemis, au milieu des traits qu'on lançoit sur eux de toutes parts. Il fut pris en un moment, comme s'il eût été dans une plaine & sans retranchemens. Depuis ce moment, ce fut plutôt un car nage qu'un combat. Les Romains tuérent six mille Carthaginois, en prirent plus de sept mille avec les fourrageurs Campa niens, & tous les chariots & les bêtes de charge qu'ils avoient amenées. Ils firent outre cela un grand butin de tout ce que Hannon avoit enlevé sur les terres des Al liés du Peuple Romain. Les deux Consuls s'étant rendus l'un & l'autre à Bénévent, vendirent ou partagé rent le butin. Ceux qui s'étoient signalés à la prise du camp, furent récompensés. Hannon, de Cominium où il étoit occu pé à ramasser des blés, & où il apprit la défaite de ses gens, s'enfuit dans le pays des Brutiens avec un petit nombre de four rageurs qu'il avoit par hazard avec lui. (Capoue demande du secours à Annibal. Ibid. 15.) Les Campaniens, de leur côté, aiant appris la défaite de leurs compatriotes & de leurs alliés, députérent vers Annibal pour lui apprendre “que les deux Con suls étoient du côté de Bénévent, à une journée de Capoue: qu'ainsi les Cam paniens étoient prêts de voir l'ennemi à leur porte & devant leurs murailles. Que s'il ne venoit promtement à leur secours, les Romains se rendroient
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maîtres de Capoue plus vite & plus ai(An. R. 540. Av. J. C. 212.) sément qu'ils n'avoient pris Arpi. Qu'il ne devoit pas s'occuper tellement du dessein de s'emparer de la Citadelle de Tarente, qu'il négligeât Capoue, qu'il avoit coutume d'égaler à Carthage, & l'abandonnât sans défense à la vengean ce des Romains.“ Annibal leur pro mit qu'il auroit soin de mettre Capoue en sureté. En attendant, il envoya avec les Députés deux mille hommes, pour em pêcher les ravages que les Armées enne mies faisoient sur les terres des Campa niens. Les Romains cependant, sans négli(La Cita delle de Tarente secourue de vivres.) ger leurs autres affaires, songeoient à dé fendre la Citadelle de Tarente. Ils fi rent entrer dans le port, à travers les en nemis, quelques vaisseaux chargés de vi vres. Ce secours vint fort à propos, & rendit le courage aux assiéges. La garni son avoit été fortifiée depuis peu par les soldats qu'on avoit tirés de Métapont, & qu'on avoit fait entrer dans la Citadelle. Annibal fit venir de Sicile une Flotte(Liv. XXVI. 20.) pour leur couper les vivres. Elle ferma à-la-vérité tous les passages du côté de la mer: mais en séjournant trop longtems dans le même lieu, elle affamoit ses amis encore plus que ses ennemis. Enfin, l'an née suivante, les vaisseaux Carthaginois se remirent en mer, & leur retraite fit plus de plaisir aux Tarentins, que leur ar rivée ne leur en avoit causé. Mais le
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) soulagement qu'ils en reçurent fut peu considérable, parce que les provisions ces sérent de venir dans la ville, dès que le secours de la mer lui manqua. (Ceux de Métapont & de Thu rium se rendent à Annibal.) Les Métapontains n'étant plus retenus par la crainte de la garnison Romaine, qui avoit éte transportée, comme nous venons de le dire, dans la Citadelle de Tarente, livrérent sur le champ leur vil le à Annibal. Ceux de Thurium en firent autant; & ce qui les engagea principale ment les uns & les autres à prendre ce parti, fut le ressentiment qu'ils avoient contre les Romains, à cause du suplice cruel des ôtages Tarentins. (Les Con suls passent dans la Campa nie.) Les Consuls firent passer leurs troupes de Bénévent dans les terres de la Cam panie, non seulement pour y faire le dé gât des blés qui étoient déja grands, mais dans le dessein d'assiéger Capoue. Ils comptoient de rendre leur Consulat célé bre par la prise d'une ville si opulente, & de faire cesser la honte & les repro ches que sembloient mériter les Romains, pour laisser depuis près de cinq ans impu nie la révolte & la trahison d'un peuple si voisin de Rome. Mais ne voulant point laisser Bénévent sans défense, & d'ailleurs étant bien-aises de se fortifier contre la Cavalerie d'Annibal, s'il venoit au se cours de Capoue, ils ordonnérent à T. Gracchus de passer de la Lucanie à Bé névent avec sa Cavalerie & ses soldats armés à la légére, & de laisser quelqu'un
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de ses Lieutenans à la tête de ses Lé(An. R. 540. Av. J. C. 212. Flavius, Préteur des Luca niens, tra hit Grac chus son ami & son hôte. Liv. XXV. 16.) gions, pour maintenir la Lucanie dans le devoir. Gracchus se préparoit à exécuter cet ordre des Consuls, lorsqu'une trahison lui en ôta le moyen avec la vie. Le traître se nommoit Flavius, Chef de cette partie des habitans du pays qui tenoit pour les Romains, pendant que le reste avoit em brassé le parti d'Annibal: il étoit pour lors Préteur. Cet homme aiant tout d'un coup conçu le dessein de changer de parti, crut que pour gagner la faveur d'Annibal, ce n'étoit pas assez de lui offrir sa personne avec tous ses partisans, s'il ne scelloit le Traité qu'il vouloit faire avec lui du sang de son Général & de son hôte. Il convint de tout avec Magon, & promit de lui amener Gracchus dans un lieu écarté. Après cet entretien, le perfide vient trouver Grac chus, & lui dit: “Qu'il avoit ébauché une entreprise de la derniére importan ce; mais que pour la conduire à une heureuse fin, il étoit nécessaire que Gracchus lui-même y entrât pour sa part. Qu'il avoit persuadé aux Pré teurs de tous les peuples Lucaniens, qui, dans ce mouvement presque gé néral de toute l'Italie, s'étoient décla rés pour Annibal, de rentrer dans l'al liance & dans l'amitié des Romains. Qu'il leur avoit fait entendre que la fortune de la République, qui avoit presque entiérement échoué à la Batail
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) le de Cannes, reprenoit le dessus de jour en jour, au-lieu que celle d'An nibal tomboit insensiblement en déca dence, & que ses troupes étoient pres que réduites à rien: Qu'ils devoient compter sur la clémence des Romains, quand ils reviendroient à eux par un repentir sincére: Que jamais nation n'a voit été si facile & si portée à pardon ner les injures. Que c'étoient-là les raisons dont il s'étoit servi pour les per suader. Qu'ils s'y étoient rendus: mais que, pour plus d'assurance, ils étoient bien-aises de les entendre de la propre bouche de Gracchus, & d'avoir sa pa role, afin d'en faire le rapport à leurs compatriotes. Il ajouta qu'il leur avoit donné rendez-vous dans un lieu à l'é cart, qui n'étoit pas fort éloigné du camp des Romains. Que s'il vouloit se donner la peine de s'y rendre, l'af faire seroit bientôt terminée, & que par un heureux Traité toute la Lucanie ren treroit sous la puissance des Romains.“ Gracchus trouva tant de vraisemblance dans le projet qui lui étoit proposé, que, sans soupçonner ni la conduite de Flavius de mauvaise foi, ni son discours d'artifice, il partit de son camp avec ses Licteurs & un petit nombre de Cavaliers, & alla se précipiter dans les embuches qu'un per fide ami lui avoit préparées. Il n'y fut pas plutôt arrivé, que les ennemis sor tirent du lieu où ils s'étoient tenus ca
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chés, & l'accablérent de traits, lui &(An. R. 540. Av. J. C. 212.) ceux de sa suite. Alors ce Général, étant sauté en bas de son cheval, exhorta les siens, qui en avoient fait autant, à faire au moins une fin glorieuse. Il leur dit, “Qu'entre les deux seuls partis qu'ils a voient à prendre, c'étoit à eux à choi sir, & à voir s'ils aimoient mieux se laisser égorger comme un troupeau de bêtes sans se venger; ou, en s'armant d'une noble fureur, & méprisant la mort qui desormais étoit inévitable, al ler, tout couverts du sang de leurs en nemis, expirer sur des monceaux de leurs armes & de leurs corps immolés à une juste vengeance. Qu'ils tâchassent sur- tout de percer le perfide Flavius.“ Tout en parlant ainsi, il enveloppa son bras gau che avec les bouts de sa casaque, (car ils n'avoient pas même apporté de boucliers avec eux) & fondit avec impétuosité sur les ennemis. Le courage céda au nom bre, & il fut percé de coups. Magon l'envoya aussitôt à Annibal, & le fit mettre devant la tente de ce Général avec ses fais ceaux, qu'on avoit eu soin d'apporter. Les Consuls étant entrés sur les terres(Les Con suls reçoi vent un é chec de vant Ca poue. Liv. XXV. 18.) de la Campanie, commencérent à piller tout le plat-pays, & à faire le dégât aux environs de Capoue. Les Campaniens aiant fait sur eux une sortie, secondés de Ma gon & de la Cavalerie Carthaginoise, leur donnérent tellement l'épouvante, qu'ils rappellérent au plus vite leurs soldats, &
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) se retirérent en desordre, après en avoir perdu plus de quinze cens. Cet avantage remplit d'une orgueilleuse confiance les Campaniens, naturellement fiers & arro gans, ensorte qu'ils ne cessoient de harcel ler les Romains; mais le mauvais succès du combat engagé témérairement, avoit rendu les Consuls plus attentifs & plus précautionnés. (Combat singulier de Crispi nus [] [] Ro main a vec Badius de Capoue. Ibid.) Un événement, peu considérable en lui- même, ne servit pas peu à rabattre l'auda ce des Campaniens, & à relever le coura ge des Romains: tant il est vrai que dans la guerre les plus petites choses ont souvent de grandes suites. T. Quintius Crispinus [] [] Romain étoit lié avec un Campanien nom mé Badius, & par les droits de l'hospitali té, & par une amitié étroite qui en étoit la suite. Ce qui avoit encore contribué à en resserrer les nœuds, c'est que Badius é tant tombé malade à Rome chez Quintus [] [] avant la révolte de Capoue, il avoit reçu de lui tous les secours qu'on peut attendre d'un bon & généreux ami. Ce Badius voyant les troupes des Romains campées devant les murailles de Capoue, s'avança jusques aux prémiers corps de garde, & demanda à haute voix qu'on lui fît venir Crispinus [] []. Celui-ci aiant été averti, crut que Badius vouloit lui parler comme à un ancien ami, & s'avança avec des disposi tions pacifiques, conservant, malgré la rupture entre les deux nations, le souvenir d'une liaison personnelle & particuliére.
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Quand Badius vit qu'il étoit à portée de(An. R. 540. Av. J. C. 212.) l'entendre: Je vous défie au combat, dit-il à Crispinus [] []. Montons à cheval, & voyons qui de vous ou de moi fera paroître plus de courage. Crispinus [] [], qui ne s'attendoit à rien moins, lui répondit, que l'un & l'au tre ils avoient assez d'ennemis contre qui ils pouvoient éprouver leur valeur & leurs forces. Pour moi, ajouta-t-il, quand je vous rencontrerois par hazard dans la mê lée, je me détournerois, pour ne point souil ler mes mains du sang de mon ami & de mon hôte; & il se mettoit en devoir de retourner dans le camp. Alors Badius, plus fier qu'auparavant, commença à trai ter de crainte & de lâcheté cette modé ration & cette honnêteté de Crispinus [] [], en l'accablant de reproches que lui seul méritoit. Tu feins, disoit-il, de vouloir épargner ma vie, parce que tu sais bien que tu n'es pas en état de défendre la tienne contre moi. Mais si tu crois que la guerre qui a rompu l'alliance des deux Peuples, n'a pas suffisamment aboli toutes nos liaisons particuliéres, apprens que Badius de Capoue renonce solennellement à l'amitié de Titus Crispinus [] [] Romain. Je prens à témoin de ma déclaration les soldats des deux Armées qui m'entendent. Je ne veux plus avoir rien de commun avec un homme qui est ve nu attaquer ma patrie & mes Dieux tant publics que particuliers. Si tu as du cœur, viens combattre.
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Crispinus [] [], peu sensible à toutes ces vai nes & frivoles incartades, fut longtems sans vouloir accepter le défi; & ce ne fut que sur les instances vives & réitérées de ses camarades, qui lui remontroient com bien il étoit honteux de souffrir que le Campanien l'insultât impunément, qu'en fin il l'accepta. Mais avant toutes choses, sachant que tout combat particulier lui é toit interdit par les Loix de la Guerre, il alla demander à ses Généraux s'ils vou loient bien lui permettre de combatre hors de rang contre un ennemi qui le défioit: ce qu'ils lui accordérent sans peine. Alors, muni d'un pouvoir légitime, il prend ses armes, monte à cheval, & aiant appellé Badius par son nom, il lui déclare qu'il est prêt à se battre contre lui. Badius se présente sur le champ. Ils n'eurent pas plutôt poussé leurs chevaux l'un contre l'autre, que Crispinus [] [] perça l'épaule gau che de Badius d'un coup de lance qui pas sa au dessus de son bouclier. Cette blessu re aiant fait tomber le Campanien de des sus son cheval, le vainqueur sauta en bas du sien, & se jetta sur son ennemi pour l'achever à pié. Mais Badius, lui aban donnant son bouclier & son cheval, s'en fuit, & regagna le corps de son Armée. Crispinus [] [] retourna vers les Romains avec le cheval & les armes du vaincu; & leur aiant présenté ces dépouilles honorables, & sa lance ensanglantée, il fut conduit
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au milieu des cris de joie & des applaudis(An. R. 540. Av. J. C. 212.) semens de tous les soldats à la tente des Généraux, qui donnérent à sa valeur les éloges & les récompenses qui lui étoient dues. Y a-t-il un seul Lecteur à qui le récit que je viens de faire n'ait inspiré une esti me particuliére mêlée d'une sorte de ten dresse pour la sagesse & la modération de Crispinus [], qui respecte dans un ancien ami & un ancien hôte des titres & des droits auxquels lui-même a renoncé; qui souffre patiemment qu'on lui fasse à la tête de deux Armées les reproches outrageans de timidité & de lâcheté, auxquels les gens de guerre sont pour l'ordinaire infiniment sensibles; & qui ne croit point que mê me dans un tel cas il lui soit permis de fai re usage de ses armes, s'il n'est autorisé par ses Généraux? D'une autre part, a-t-on pu ne pas détester la féroce brutalité de Badius, à qui un desir forcené de gloire fait oublier les liaisons les plus intimes, & qui font la plus grande douceur de la vie? Mais que faut-il donc penser de nos Duel listes, qui foulant aux piés les Ordonnan ces des Princes & la Loi de Dieu même, se croient obligés, par un faux point d'honneur inconnu chez tous les Payens, de tremper leurs mains dans le sang de leur meilleur ami, pour un mot qui lui sera échappé mal-à-propos, peut-être dans un repas, ou dans une compagnie d'amis fa miliers, avec lesquels on parle avec moins
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(An. R. 540. Av. J. C. 212) de circonspection & de retenue. Exposer sa vie pour la défense de l'Etat & de son Prince, c'est une action de la plus haute générosité. Mais braver la mort par une vanité ridicule, pour tomber en mourant entre les mains d'un Dieu irrité & tout- puissant, c'est une folie, ou plutôt une phrénésie si prodigieuse, qu'il n'y a point de plus grande preuve de l'aveuglement des hommes, que d'avoir pu attacher de la gloire à une action si insensée. (Combat des Con suls & d'Annibal avec un a vantage é gal. Liv. XXV. 19.) Cependant Annibal venoit au se cours de Capoue, & s'étant avancé jus qu'auprès de cette ville, dès le troisiéme jour il mit ses troupes en bataille, bien per suadé que les Romains, vaincus quelques jours auparavant par les Campaniens, au roient encore bien plus de peine à le sou tenir lui & son Armée victorieuse. Au commencement du combat, l'Armée Ro maine, accablée des traits que lui lançoit la Cavalerie ennemie, commençoit à plier, lorsque les Consuls, aiant ordonné à la leur de fondre sur les ennemis, réduisirent toute l'action à un combat de Cavalerie. Les choses étoient en cet état, quand l'Ar mée de Sempronius, conduite par le Ques teur Cn. Cornelius, aiant été apperçue de loin, fit croire aux deux partis que c'étoit un nouvel ennemi qu'ils alloient avoir sur les bras. Ainsi les deux Armées, comme de concert, firent retraite, & retournérent chacune dans leur camp, sans avoir au cun avantage l'une sur l'autre.
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Dès la nuit suivante, les Consuls, pour(An. R. 540. Av. J. C. 212.) obliger Annibal à s'éloigner de Capoue, s'en allérent chacun de leur côté, Fulvius vers Cumes, & Appius du côté de la Lu canie. Le lendemain, Annibal aiant ap pris que les Consuls avoient abandonné leur camp, & s'étoient retirés de divers côtés, après avoir été quelque tems incer tain du parti qu'il prendroit, se détermina enfin à suivre Appius. Ce Général lui fit faire bien des tours; puis, lui aiant déro bé sa marche, il retourna à Capoue par un autre chemin. Annibal s'en consola, par l'occasion(M. Cen tenius Pe nula dé fait par Annibal. Ibid.) qu'il eut en ces lieux de remporter un a vantage sur un corps considérable de trou pes Romaines. M. Centenius, surnommé Penula, ancien Centurion fort estimé, & qui avoit quité le service, s'étant fait con duire dans le Sénat, demanda qu'on le mît à la tête de cinq mille hommes. Il pro mit que, connoissant parfaitement & le caractére de l'ennemi, & le pays où l'on faisoit actuellement la guerre, il ne seroit pas longtems sans rendre à la République quelque service important. Il ajouta qu'il employeroit contre Annibal lui-même les ruses & les artifices dont le Carthaginois s'étoit servi jusqu'à ce jour, pour faire tomber dans ses filets les Généraux & les Armées des Romains. Cettea promes- 83
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(An. R. 540. Av. J C. 212.) se fut crue aussi légérement, qu'elle étoit faite avec témérité: comme s'il n'y avoit aucune différence entre le mérite d'un sim ple Officier, & les talens d'un Général. Au-lieu de cinq mille hommes qu'il avoit demandés, on lui en accorda huit mille; & plusieurs s'étant joints à lui pendant sa marche, il arriva dans la Lucanie avec le double des forces qu'il avoit en partant de Rome. Ce fut-là qu'il trouva Annibal, qui s'y étoit arrêté après avoir inutilement poursuivi le Consul Appius. Dès que les deux Armées furent en présence, elles fi rent paroître une pareille ardeur d'en venir aux mains. La partie n'étoit point égale. D'un côté, Annibal pour Commandant; de l'autre, un simple Centurion. D'un côté, des soldats vétérans, qui comptoient leurs campagnes par leurs victoires; de l'autre, de nouvelles milices, levées à la hâte, & mal armées. Cependant, malgré une si grande inégalité, le combat dura plus de deux heures, les Romains aiant fait des efforts de valeur extraordinaire, tant qu'ils eurent Centenius à leur tête. Mais comme il s'exposoit sans se ména ger aux traits des ennemis, non seulement pour soutenir la réputation qu'il avoit ac quise par le passé, mais encore pour éviter la honte dont il auroit été couvert à l'ave nir, s'il eût survécu à une défaite qui ne
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pouvoit être imputée qu'à sa témérité, il(An. R. 540. Av. J. C. 212.) trouva bientôt la mort qu'il cherchoit, & aussitôt les Romains lâchérent pié. An nibal sut si bien leur fermer les chemins, en les faisant investir de tous côtés par sa Cavalerie, que d'une si grande multitude il s'en sauva à peine mille: tout le reste périt, ou dans la bataille, ou dans la dé route.

Cn. Fulvius Centumalus.

(An. R. 541. Av. J. C. 211. Capoue assiégée dans les formes.)

C'est proprement dans cette année que le siége de Capoue fut poussé par les Romains avec une vivacité, ou pour mieux dire, avec un acharnement qui a peu d'ex emples. Pour mieux concevoir l'intérêt qui animoit les Romains dans cette entre prise, il faut se souvenir de la maniére dont les Campaniens, qui étoient liés avec Ro me par une ancienne alliance, en avoient usé à son égard. Les prémiéres défaites des Romains par Annibal avoient déja beau coup ébranlé leur fidélité: l'échec reçu à Cannes acheva de la renverser entiérement. Ils crurent la puissance des Romains ruï- née absolument & sans retour par la perte de cette bataille. Flattés d'une folle espé rance de leur succéder dans l'Empire de l'Italie, ils tournérent du côté d'Annibal; & non contens d'abandonner leurs anciens Alliés dans leurs disgraces, ils ajoutérent la cruauté à la perfidie, & firent mourir in-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) humainement tous les Romains qui se trou vérent dans leur ville. Leur exemple fut comme le signal de la rebellion pour la plupart des autres Peuples d'Italie, qui qui térent pareillement les Romains, & se donnérent au vainqueur. Il est aisé de juger quel ressentiment les Romains conçurent d'une trahison si noire dans toutes ses circonstances, & dont les conséquences leur avoient été si funestes. Aussi, dès qu'ils se virent un peu au des sus de leurs affaires, ils résolurent d'assiéger Capoue, & de ne point lâcher prise qu'ils ne s'en fussent rendus maîtres, & n'en eus sent tiré une vengeance éclatante. (Le siége est vive ment pous se par les deux Pro consuls. Liv. XXVI. 4.) Q. Fulvius Flaccus & Ap. Claudius Pulcher avoient commencé le siége pen dant leur Consulat; & ensuite le comman dement leur avoit été continué sous le ti tre de Proconsuls, pour terminer cette im portante guerre. Outre l'intérêt public, leur gloire y étoit intéressée, & ils fai soient tous les efforts possibles pour la conduire à une promte & heureuse fin. Les assiégés de leur côté, qui avoient sans cesse devant les yeux l'indigne traitement qu'ils avoient fait aux Romains, & celui qu'ils en devoient attendre à leur tour, se défendoient avec courage, soutenus d'une forte garnison Carthaginoise, qu'Annibal a voit laissée dans leur ville sous deux Commandans, Bostar & Hannon. Ils faisoient de fréquentes & de vives sorties, dans lesquelles, beaucoup inférieurs pour
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les combats de pié, ils avoient presque(An. R. 541. Av. J. C. 211.) toujours l'avantage du côté de la Cavale rie, qui étoit le foible des Romains. Ceux-ci, souffrant avec peine cette iné galité qu'ils ne pouvoient se dissimuler, imaginérent un moyen d'y remédier en partie. Ils choisirent dans les Légions de jeunes gens dispos & légers de corps, qu'ils accoutumérent à monter derriére les Ca valiers en croupe, & à en descendre promtement au prémier signal. Ils leur donnérent des boucliers plus courts que ceux des Cavaliers, & à chacun sept ja velots longs de quatre piés, qui avoient une lame de fer si fine & si mince, qu'el le courboit & se faussoit aisément, en sorte que le trait une fois lancé ne pou voit plus être utile aux ennemis, ni être renvoyé contre ceux qui s'en étoient ser vis les prémiers. Quand on en vint aux mains avec la Cavalerie ennemie, ces ar més à la légére sautant tout d'un coup de cheval, lancérent tous ensemble leurs ja velots l'un sur l'autre contre les chevaux & les Cavaliers de Capoue; desorte qu'un corps qui paroissoit tout Cavalerie, fit naître pour ainsi dire tout d'un coup une Infanterie à laquelle les Campaniens ne s'attendoient point. Cette attaque impré vue jetta le trouble parmi les ennemis: la Cavalerie Romaine acheva de les mettre en desordre, & les poursuivit jusqu'aux portes de la ville. Capoue commençoit à être réduite à
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(An. R. 541. Av. J. C. 211. Annibal vient au secours de Capoue: après un rude com bat, il se retire. Liv. XXVI. 5. 6.) l'extrémité. La famine s'y faisoit sentir très vivement. Le peuple & les esclaves manquoient presque absolument de pain. Annibal étoit actuellement occupé à trou ver des moyens de s'emparer de la Cita delle de Tarente, (car il étoit maître de la ville) lorsqu'il reçut un courier de Ca poue, qui lui apprit que les Campaniens ne pouvoient plus tenir contre les Ro mains, s'il ne venoit à leur secours. Le adesir de prendre la Citadelle de Taren te fit balancer quelque tems Annibal; mais enfin l'intérêt de Capoue l'emporta. Il voyoit tous les Peuples d'Italie, tant al liés qu'ennemis, attentifs à en tirer exem ple selon l'événement bon ou mauvais qu'auroit la révolte de ses habitans. Aiant donc laissé chez les Brutiens une grande partie de ses bagages, & tout le corps de ses troupes pesamment armées, il ne prit avec lui que l'élite de son Infanterie & de sa Cavalerie qui étoit en état de faire beaucoup de diligence, & s'avança à grandes journées vers Capoue. Il se fit pourtant suivre de trente-trois éléphans. Quand Annibal fut arrivé près de Tifa te, il s'arrêta sur une hauteur qui comman 84
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doit Capoue. De-là il fit avertir les assié(An. R. 541. Av. J. C. 211.) gés de son arrivée, & les engagea à faire une sortie générale par toutes les portes de la ville, en même tems qu'il attaqueroit le camp des Romains. Le combat fut rude: les lignes même furent d'abord forcées en partie, & le Proconsul Appius reçut une dangereuse blessure. Mais les Romains se défendirent avec tant de vigueur, qu'enfin Annibal & les Campaniens furent égale ment repoussés. Cette action, selon quel ques Auteurs, leur couta fort cher. Le General Carthaginois, voyant(Annibal marche contre Ro me, pour faire di version. Liv. XXVI. 7.) qu'il ne pouvoit, ni engager les Romains à un nouveau combat, ni forcer leurs li gnes pour entrer dans la ville, ne s'opiniâtra point à une entreprise qu'il vit bien ne pouvoir lui réussir. Il n'abandonna pas néanmoins encore le soin de Capoue; &, pour la délivrer, il forma un dessein digne de son courage. Pour faire une puissante diversion, il marcha brusquement vers Ro me. Il ne desespéroit pas, dans une pré miére surprise, de s'emparer de quelque quartier de la ville; & en tout cas il se promettoit que le danger de la capitale o bligeroit les Généraux Romains à lever le siége de Capoue, pour accourir avec tou tes leurs troupes au secours de leur patrie. Ou enfin il se flatoit que si, pour continuer le siége, ils partageoient leurs troupes, leur affoiblissement pourroit faire naître aux as siégés ou à lui-même quelque occasion de les battre.
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) Il ne lui restoit qu'une inquiétude: c'est que les Campaniens, perdant toute espé rance lorsqu'ils le verroient parti, ne se rendissent aux Romains. Pour obvier à cet inconvénient, il engage à force de pré sens un Numide à se charger d'une Lettre, à se rendre dans le camp des Romains com me transfuge, & à passer de-là dans Ca poue. La Lettre adressée aux Campaniens portoit, “Qu'il n'avoit pris le parti de se retirer & de marcher vers Rome que pour leur bien, & pour obliger les Ro mains à lever le siége, dans la nécessité où ils seroient d'aller secourir leur pa trie. Qu'ils ne perdissent point coura ge: qu'une patience de quelques jours les mettroit pour toujours en repos & en sureté.“ Il prit des vivres pour dix jours, & aiant fait préparer bon nombre de barques, il fit passer de nuit le Vultur ne à son Armée. (Le Pro consul Fulvius re çoit ordre de venir avec ses troupes pour dé fendre Rome. Liv XXVI. 8.) Dès qu'on fut averti à Rome qu'Anni bal étoit en marche, le Sénat s'assembla sur le champ. Il y eut trois avis. Un Sé nateur, qui se nommoit P. Cornelius A sina, vouloit que l'on rappellât tous les Généraux & toutes les Armées répandues dans les différentes parties de l'Italie pour venir défendre Rome. Fabius, aussi in trépide dans les grands dangers, que cir conspect pour les prévenir, s'opposa forte ment à cet avis. “Il représenta qu'il se roit honteux de quiter Capoue, & de prendre l'allarme aux moindres mouve-
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mens d'Annibal. Qu'il étoit hors de(An. R. 541. Av. J. G. 211.) toute apparence qu'un Général, qui n'avoit osé se présenter devant Rome a près la victoire qu'il avoit remportée à Cannes, pût se flater de s'en rendre maî- tre après avoir été repoussé de devant Capoue. Que son dessein n'étoit pas d'assiéger Rome, mais de délivrer la pla ce actuellement assiégée. Que pour lui il croyoit que ce qu'il y avoit de troupes dans la ville suffisoit pour la défendre.“ Un troisiéme avis, qui tenoit le milieu en tre les deux autres, proposé par P. Vale rius Flaccus, l'emporta. Ce fut de faire venir Fulvius à Rome avec une partie des troupes qui étoient devant Capoue, pen dant que son Collégue, avec le reste de l'Armée, continueroit le siége. Dès que les ordres du Sénat furent arrivés dans le camp, Fulvius se mit en marche avec l'é lite des trois Armées, qui montoit à quinze mille hommes de pié, & mille chevaux. Il savoit qu'Annibal avoit pris sa route par la Voie Latine: il prit la sienne par la Voie Appia, après avoir envoyé ordre à toutes les villes municipales qui étoient sur sa rou te ou aux environs, de tenir des vivres prêts sur son passage. Les soldats, pleins d'allegresse & de courage, s'entr'exhortoient à doubler le pas, en se souvenant qu'ils al loient défendre leur patrie commune. Cependant Annibal approchoit, & la(Grande allarme parmi le peuple.) frayeur redoubloit dans la ville sur les dif férens bruits qui s'y répandoient, souvent
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) sans fondement, & toujours au-delà du vrai. Les Dames Romaines remplissent tous les Temples, & baignées de larmes, prosternées au pié des autels, tendant les mains au Ciel, elles implorent le secours des Dieux. Les Sénateurs se rangent tous auprès des Magistrats dans la place publi que, toujours prêts à les aider de leurs con seils dans les événemens imprévus qui peu vent se présenter d'un moment à l'autre. Ceux qui sont en état de servir de leurs personnes, viennent s'offrir aux Consuls. On distribue les troupes aux portes, autour des murs, au Capitole, dans la Citadelle, & même hors de Rome sur le mont Al bain, & sur la hauteur d'Esule du côté de Tibur (Tivoli.) Pendant ce mouvement général, arrive le Proconsul Fulvius. C'étoit l'usage que les Proconsuls perdoient leur autorité & le droit du commandement au moment qu'ils mettoient le pié dans la ville. Pour af franchir Fulvius de cette loi, le Sénat lui attribua une autorité égale à celle des Con (On peut consulter la Carte du Plan de Rome, To me I.) suls. Il entra avec son Armée par la Por te Capéne, traversa les Carines & les Es quilles, & alla camper entre la Porte Es quiline & la Porte Colline. Sa présence rassura un peu les esprits. (Annibal campe près du Téveron. Ibid. 10.) Dans le même tems, Annibal vint cam per près du Téveron à trois milles, c'est-à- dire environ à une lieue de la ville. De-là il s'avance avec deux mille chevaux depuis la Porte Colline jusqu'au Temple d'Hercu-
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le, & allant de côté & d'autre, il exami(An. R. 541. Av. J. C. 211.) ne de plus près qu'il peut les murs & la situation de la ville. Flaccus regarda com me une insulte qu'il osât se promener si tranquillement à la vue & si près de Ro me. Il envoya contre lui un détachement de Cavalerie pour l'écarter des murs, & le faire rentrer dans son camp. Comme il s'engagea une action entre ces deux corps de Cavalerie, les Consuls firent passer à travers la ville douze cens Numides trans fuges qui étoient sur le mont Aventin, les jugeant plus propres que d'autres à combat tre au milieu des vallons, des jardins, & des sépulcres. La multitude crut alors que ces Numides étoient des ennemis qui s'é toient emparés du mont Aventin. L'allar me fut si grande, que si le camp des Car thaginois n'eût été hors de la ville, le peu ple l'auroit abandonnée dans le moment. La crainte d'Annibal les arrêta. Chacun se retira dans sa maison, & du haut des toits se mit à jetter des pierres contre ces transfuges Numides, croyant que c'étoient les ennemis. On ne pouvoit appaiser le tu multe, ni détromper le peuple en lui dé couvrant l'erreur, parce que les rues étoient remplies de gens de la campagne, qui, dans la subite frayeur où les jetta le pré mier bruit de l'approche d'Annibal, s'y étoient réfugiés en foule avec tous leurs troupeaux. Heureusement les Romains eurent l'avantage dans le combat de Ca valerie, & ils obligérent les ennemis à se
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(An. R. 541. Av. J. C. 211,) retirer. Comme d'un moment à l'autre il s'élevoit des tumultes en différens quartiers de la ville, le Sénat, pour y apporter un plus promt reméde, donna autorité & droit de commandement à tous ceux qui avoient été Dictateurs, Consuls, ou Cen seurs. Le reste du jour, & la nuit sui vante, furent extrêmement tumultueux. (On se pré pare à une bataille. Un fu rieux ora ge empê che à deux reprises qu'elle ne se donne. Liv. XXVI. 11.) Le lendemain, Annibal aiant passé le Téveron présenta la bataille aux Romains. Les Consuls & Fulvius ne reculérent pas. Chacun se disposoit à bien faire son devoir dans un combat dont Rome devoit être le prix, lorsqu'un violent orage, mêlé de pluie & de grêle, jetta un si grand trouble dans les deux Armées, que de part & d'au tre les soldats, aiant eu bien de la peine à retenir leurs armes, & ne s'occupant de rien moins que de l'ennemi, se sauvérent à la hâte dans leur camp. A peine y étoient- ils rentrés, que le tems redevint calme & serein. La même chose étant encore arri vée le jour suivant, Annibal crut qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet evenement; &, selon Tite-Live,a il s'é cria que les Dieux lui avoient refusé tantôt la volonté, tantôt le pouvoir de prendre Rome. C'étoit une pensée répandue géné ralement & chez les Romains, & chez 85
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leurs ennemis, que la Providence veilloit(An. R. 541. Av. J. C. 211.) d'une maniére particuliére à la conserva tion de Rome; & l'on ne se trompoit point. Deux choses achevérent de déconcerter(Annibal mortifié par deux é vénemens singuliers, se retire, & passe chez les Brutiens.) Annibal. La prémiére, c'est qu'il apprit que, pendant qu'il étoit campé à une des portes de Rome, on en avoit fait sortir par une autre des recrues pour l'Armée d'Espagne. La seconde, moins importan te en soi, mais plus piquante pour lui, c'est qu'il fut que le champ où il étoit campé venoit de se vendre à Rome, sans que pour cela on eût rien diminué du prix. Ce dernier trait lui fut fort sensi ble; & il fut si indigné qu'il se fût trouvé à Rome quelqu'un assez hardi pour ache ter un champ occupé actuellement par son Armée, qu'il fit mettre aussi à l'encan les boutiques d'Orfévres qui étoient autour de la place publique de Rome. Après cette bravade, Annibal partit, & s'enfonça dans le Brutium à l'extrémité de l'Italie, renonçant à l'espérance de sauver Capoue. Fulvius retourna sur le champ(Fulvius retourne à Capoue.) joindre son Collégue, pour consommer u ne entreprise dont le succès étoit desormais certain. Ce fut pour lors que Capoue, a(Capoue réduite au desespoir. Liv. XXVI. 12.) bandonnée à elle-même & destituée de toute ressource, sentit l'abîme de maux où elle s'étoit plongée en renonçant à l'amitié des Romains. Elle envisagea dans ce mo ment toute l'horreur de son crime, & ne
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) s'occupa plus que de cet objet. Le Pro consul, en conséquence d'un Arrêt du Sé nat, fit faire une proclamation par laquel le il annonçoit un pardon général de tout le passé pour les citoyens de Capoue qui passeroient chez les Romains avant un certain jour. On en fut instruit dans la ville: aucun néanmoins ne profita d'une amnistie si favorable, & si peu méritée. Uniquement occupés, comme je l'ai déja dit, de la noirceur de leur trahison, & de l'affreuse barbarie qui l'avoit accompagnée, ils ne pouvoient se persuader que l'offre qu'on leur faisoit fût sincére & de bonne foi, ni qu'un tel crime pût jamais être pardonné. (La Gar nison écrit à Annibal, & lui fait de vifs re proches.) La ville se trouvoit sans Conseil, aussi- bien que sans ressource. La Noblesse a voit absolument abandonné le soin des af faires. Aucun des principaux Citoyens ne paroissoit en public. Les Sénateurs, voyant leur ville hors d'état de résister aux Romains, s'étoient enfermés dans leurs maisons, pour y attendre une mort cer taine & la ruïne de leur patrie. Tout le pouvoir se trouvoit entre les mains de Bos tar & d'Hannon Commandans de la Gar nison Carthaginoise. Ceux-ci, plus in quiets pour eux-mêmes que pour leurs Al liés, écrivirent à Annibal, non seulement avec une grande liberté, mais en lui faisant les plus vifs reproches. “Ils se plaignoient de ce que non seulement il avoit aban donné Capoue aux ennemis, mais de ce
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qu'il les avoit livré eux-mêmes & toute(An. R. 541. Av. J. C. 211.) la garnison aux plus cruels suplices. Qu'il s'étoit retiré chez les Brutiens comme pour se cacher, & ne pas voir prendre Capoue sous ses yeux. Que les Romains lui donnoient bien un autre exemple. Que le siége de Rome même n'avoit pu les arracher de celui de Ca poue: tant les Romains faisoient paroî- tre plus de constance contre leurs en nemis, qu'Annibal en faveur de ses al liés. Que s'il revenoit à Capoue, & qu'il tournât toutes ses forces de ce cô té-là, eux & les Campaniens étoient prêts à faire une sortie, résolus d'y vain cre ou d'y périr. Que les Carthagi nois n'avoient point passé les Alpes pour faire la guerre contre ceux de Rhége ou de Tarente. Qu'en quelque lieu que fussent les Légions Romaines, là de voient se trouver les Armées de Carthage. Que c'étoit ainsi qu'on avoit eu de si heu reux succès à Trébie, à Trasiméne, à Cannes, c'est-à-dire en cherchant l'en nemi, en l'attaquant, en le forçant d'en venir aux mains.“ Les Commandans Carthaginois avoient chargé de cette Lettre quelques Numides de bonne volonté, qui, moyennant une récompense, passérent dans le camp de Flaccus comme transfuges. Ils furent dé couverts, & étant mis à la question, ou tre l'aveu de la Lettre dont il s'agissoit, ils déclarérent qu'il y avoit dans le camp
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) des Romains plusieurs autres Numides, qui y étoient venus de-même sous le titre de transfuges, mais qui en effet étoient des espions. On en arrêta plus de soixante & dix; & après qu'on les eût battus de verges avec ceux qui avoient été saisis tout récem ment, & qu'on leur eût coupé les mains, on les renvoya tous à Capoue. (Délibéra tion du Sé nat de Ca poue. Liv. XXVI. 13.) Le peuple fut consterné à la vue de ces malheureux, & il força par ses cris & par ses menaces les Sénateurs à s'assembler, pour délibérer sur ce qu'il y avoit à faire dans la situation présente. L'avis dominant étoit d'envoyer des Députés aux Généraux Romains, pour tâcher de les fléchir par leur soumission. (Discours éloquent de Vibius Virius.) Mais Vibius Virius, qui avoit été l'un des principaux auteurs de la révolte, lors que son tour fut venu de parler, ouvrit un avis bien différent. Il faut, lui dit-il, que ceux qui proposent d'envoyer des Députés aux Romains pour traiter de paix, & pour se rendre à eux, ne réfléchissent guéres ni à ce qu'ils auroient fait de leur côté s'ils se fussent rendu maîtres des ennemis, ni au traitement qu'ils en doivent maintenant at tendre. Quoi! Espérez-vous donc en être reçus dans la conjoncture présente, comme vous le fûtes autrefois, lorsque, pour obte nir leur protection contre les Samnites, nous nous remîmes sous leur pouvoir, nous, nos personnes, & nos biens? Avez-vous déja oublié dans quel tems, & dans quelles cir constances, nous avons renoncé à l'alliance
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des Romains? Comment, au-lieu de renvoyer(An. R. 541. Av. J. C. 211.) leur garnison, nous l'avons fait périr au mi lieu des suplices & des ignominies? Combien de fois, & avec quelle fureur, nous avons fait des sorties sur eux, & attaqué leur camp? Comment nous avons appellé Annibal pour les perdre? Et, ce qui est tout récent, com ment nous l'avons fait partir d'ici pour aller mettre le siége devant Rome? Examinez maintenant ce que leur haine contre vous leur a fait entreprendre, afin que vous jugiez par-là de ce que vous en de vez espérer. Voyant actuellement l'Italie en proie à l'étranger, obligés de soutenir dans le cœur de leur Empire les assauts d'un ennemi venu des extrémités de l'Univers, & d'un ennemi tel qu'Annibal, les Romains quitent tout, quitent Annibal lui-même, pour en voyer les deux Consuls avec deux Armées Consulaires mettre le siége devant Capoue. Il y a près de deux ans que nous tenant étroi tement enfermés de toutes parts, ils s'achar nent à nous matter par la faim, souffrant eux-mêmes beaucoup, s'exposant aux derniers périls & aux plus durs travaux, taillés sou vent en piéces autour de leurs retranchemens, & à la fin presque entiérement forcés dans leur camp. Mais je ne m'arrête point à tout cela: c'est une chose ordinaire de souffrir des fatigues & des dangers, quand on attaque une ville ennemie. Nous avons des marques encore plus sensibles d'une colére & d'une hai ne exécrable. Annibal, avec de nombreuses troupes d'Infanterie & de Cavalerie, a atta
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) qué leur camp, & l'a pris en partie: un si grand danger ne les a point émus. Aiant passé le Vulturne, il a brulé les campagnes de Cales: ils ont vu tranquillement le ravage des terres de leurs Alliés. Il a fait marcher ses troupes contre Rome même: un si terrible orage qui grondoit de si près sur leurs têtes, ne les a point ébranlés. Enfin il a passé le Téveron, il a campé à trois mille pas de leur capitale, il s'est approché jusqu'au pié de leurs murailles, tout près de leur enlever Rome s'ils n'abandonnoient Capoue. Ils n'ont point quité prise. A-t-on jamais vu un pareil acharne ment? Il n'y a point de bête si furieuse & si enragée, à qui l'on ne fît lâcher sa proie, si l'on alloit vers son antre pour lui enlever ses petits. Mais les Romains, rien n'a pu les ar racher de devant Capoue, ni Rome assiégée, ni les cris & les pleurs de leurs femmes & de leurs enfans qui se faisoient presque enten dre jusqu'ici, ni leurs Autels, leurs Temples, leurs Dieux Pénates, les tombeaux de leurs ancêtres profanés & détruits: tant ils sont avides de notre suplice, & altérés de notre sang! Et cela ne doit pas nous étonner: nous en eussions fait autant, si la fortune nous en eût donné le pouvoir. Voilà une vérité mise dans tout son jour, & je ne sai si l'on peut trouver un plus par fait modéle d'éloquence dans ce genre: mais le plus difficile reste à faire, c'est d'amener ses auditeurs à la résolution de se donner la mort à eux-mêmes; car c'est où il tend. Il continue donc, & termine ainsi son discours.
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Cest pourquoi, puisque les Dieux en ont(An. R. 541. Av. J. C. 211.) décidé autrement, ne pouvant éviter la mort, du moins, pendant que je suis enco re libre & maître de mon sort, je me déro berai par une mort honnête & douce aux tourmens & aux ignominies que l'ennemi se flate de me faire souffrir. Non,aje ne ver rai point d'orgueilleux vainqueurs insulter à ma misére. Je ne me verrai point captif, chargé de chaînes, traîné par les rues de Rome pour servir d'ornement au triomphe de mes ennemis, & de-là jetté dans une af freuse prison, ou attaché à un infame po teau, & cruellement battu de verges, pré senter ensuite la tête à une hache Romaine. 86
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) Je ne verrai point ma patrie détruite & livrée aux flammes. Je ne verrai point en fin la foiblesse du sexe & de l'âge aban donnée en proie à la brutalité & à la fu reur du soldat. Ils ont ruïné de fond en comble la ville d'Albe d'où ils étoient sortis, pour effacer jusqu'aux traces & jusqu'au sou venir de leur prémiére origine: jugez, après cela, s'ils épargneront Capoue, dont ils sont plus ennemis que de Carthage même. Ceux donc d'entre vous qui veulent céder à leur mauvaise destinée plutôt que d'éprouver tant de malheurs, trouveront chez moi un repas qui les attend. Lorsque nos sens seront liés & suspendus par le vin & les viandes, je ferai servir à tous les conviés la même cou pe où j'aurai bu le prémier. Ce breuvage préservera nos courages des affronts & des insultes: il épargnera à nos yeux & à nos oreilles la cruelle nécessité de voir & d'enten dre toutes les indignités qui sont le partage des vaincus. On allumera dans la cour de ma maison un grand bucher, où nos corps se ront jettés par des gens qui seront chargés de nous rendre ce dernier devoir. C'est la seule voie libre & honnête qui nous reste pour sor tir de la vie. Nos ennemis même admire ront notre courage; & Annibal sentira qu'il a abandonné & trahi des Alliés généreux, & dignes de trouver en lui plus de fidélité. (Plusieurs Sénateurs se don nent la mort.) Parmi ceux qui entendirent ce discours, il y en eut davantage qui l'approuvérent, qu'il ne s'en trouva qui eussent assez de courage pour passer à l'exécution. La plu-
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part des Sénateurs, ne desespérant point(An. R. 541. Av. J. C. 211. Liv. XXVI. 14.) d'obtenir encore leur pardon de la clé mence des Romains, furent d'avis de se rendre, & leur envoyérent effectivement des Députés. Il y en eut néanmoins en viron vingt-sept qui suivirent Vibius Vi rius à ce funeste repas. Là ils tâchérent, pendant qu'ils furent à table, de s'étourdir par le vin & la bonne chére sur leur cruel le situation. A la fin du repas, ils prirent tous le poison. Ensuite, s'étant fait les derniers embrassemens, & pleurant sur leur malheur & sur celui de leur patrie, ils se séparérent. Les uns restérent pour être brulés dans un même bucher, les au tres se retirérent chez eux. La quantité du vin & des viandes qu'ils avoient prise, recula l'effet du poison. Ils moururent néanmoins tous, avant que les Romains entrassent dans la ville. Le lendemain, la porte appellée de Ju(Enfin Ca poue se rend. Ibid.) piter, qui étoit vis-à-vis du camp Ro main, fut ouverte par l'ordre de C. Ful vius Lieutenant-Général. On fit entrer dans la ville une Légion Romaine, avec un corps de troupes des Alliés sous la con duite de C.Fulvius Lieutenant. Il com mença par se faire apporter toutes les ar mes qui étoient dans Capoue. Il plaça des gardes à toutes les portes de la ville, pour empêcher que personne ne sortît. Il fit arrêter la garnison Carthaginoise, & donna ordre aux Sénateurs d'aller trouver les Généraux Romains dans leur camp.
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) Quand ils furent arrivés, on les mit tous dans les fers, & ils eurent ordre de faire porter aux Questeurs ou Trésoriers tout l'or & l'argent qu'ils avoient chez eux. L'or se trouva monter à 70 livres pesant, qui peuvent être évaluées à cinquante-deux mille cinq cens livres de notre monnoie; & l'argent à trois mille deux cens livres pesant, c'est-à dire à deux cens cinquante mille livres tournois. On mit sous sure garde à Cales vingt-cinq Sénateurs, & à Téanum vingt-huit: c'étoient ceux qu'on savoit avoir le plus contribué à faire re noncer Capoue au parti des Romains. (Punition terrible des Séna teurs & des habi tans. Liv. XXVI. 15.) Fulvius & Appius ne convenoient pas sur le traitement qu'il faloit faire aux Séna teurs de Capoue. Le dernier inclinoit vers la douceur, l'autre portoit la sévérité jus qu'à l'excès. Appius vouloit qu'on laissât la décision de cette affaire au Sénat de Ro me; & il ajoutoit encore, qu'il étoit à propos de s'informer si quelques villes mu nicipales, ou du pays Latin, n'avoient point fait de complot avec Capoue, & ne lui avoit point prêté de secours. Quant à ce dernier article, Fulvius représenta vi vement “qu'il faloit bien se donner de garde d'y songer: que c'étoit inquiéter de fidéles Alliés par des accusations dou teuses, & faire dépendre leur sort de témoins indignes de créance, qui n'a voient jamais connu d'autre régle que leurs passions & leurs caprices, soit dans
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leurs discours, soit dans leurs actions.“(An. R. 541. Av. J. C. 211.) Appius, quelque fortement que lui eût parlé son Collégue, comptoit que sur une affaire aussi importante que celle-là, il at tendroit sans doute des ordres de Rome. Il se trompa. Sur le soir Fulvius com manda aux principaux Officiers de faire tenir prêts pour le minuit deux mille Ca valiers d'élite. Il partit de nuit avec ce détachement, & arriva de grand matin à Téanum. On fut fort étonné de l'y voir à cette heure. Il alla droit à la place pu blique, où une grande foule d'habitans s'é toient rendus aussitôt. Là il donna ordre au Magistrat de faire venir les Campaniens qu'il avoit fait frapper de verges, il leur fit couper la tête à tous. Delà il s'avança vers Cales à bride abattue avec le même détachement, pour y faire une pareille o pération. Déja il étoit monté sur son tribunal, & l'on attachoit les Campaniens au poteau, lorsqu'on vit arriver à la hâte un courier, qui remit entre les mains de Fulvius une Lettre du Préteur Calpurnius & un Arrêt du Sénat. La joie fut univer selle, sur le bruit qui se répandit que le Sénat se réservoit la connoissance de cette affaire. Fulvius qui s'en doutoit bien, a vant que d'ouvrir la Lettre & l'Arrêt, fit exécuter les Campaniens. Alors il en prit lecture. Le contenu ne pouvoit empêcher une chose qui étoit faite, & dont le Pro consul n'avoit hâté l'exécution que pour aller au devant de tout obstacle.
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) Comme Fulvius se levoit pour partir de-là, Taurea Jubellius de Capoue, per çant la foule, l'appella par son nom. Ce Magistrat fort surpris aiant repris sa place pour savoir ce qu'il vouloit de lui: Com mande aussi qu'on m'égorge, lui dit-il, afin que tu puisses te vanter d'avoir fait mourir un plus brave que toi. Comme Fulvius se contenta de répondre, que cet homme n'é toit pas sans doute dans son bon sens, & que d'ailleurs l'Arrêt du Sénat lui lioit les mains, Jubellius reprit la parole. Puisque, dit-il, après avoir perdu ma patrie, mes proches, & mes amis; après avoir tué de ma propre main ma femme & mes enfans pour les dérober à l'indigne traitement qui les attendoit; puisque, dis-je, je ne puis pas périr du même genre de mort que mes con citoyens que j'ai ici devant les yeux, que mon courage vienne à mon secours, & me délivre d'une misérable vie que je ne puis plus souffrir. Aiant ainsi parlé, il se perça le sein d'un poignard, qu'il avoit caché sous son habit. Quelques Auteurs racontoient autrement tout ce qui vient d'être rapporté, & mar quoient en particulier que Fulvius avoit pris lecture de l'Arrêt avant l'exécution des Campaniens, & qu'il ne les avoit fait mourir que sur la permission tacite que lui en donnoit l'Arrêt par ces termes: Qu'il ré serveroit la connoissance de cette affaire au Sénat, s'il le jugeoit a propos. Est- il vraisemblable en effet qu'un Magistrat
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eût osé insulter de la sorte au Sénat, en(An. R. 541. Av. J. C. 211.) n'ouvrant ses ordres que lorsqu'il n'auroit plus été en état de les exécuter? Après que le Proconsul fut retourné de Cales à Capoue, Atella & Calatia se ren dirent aux Romains. Ceux des Sénateurs qui avoient porté leurs eoncitoyens à em brasser le parti d'Annibal, y furent pareil lement punis du dernier suplice. Ainsi, en tout, quatre-vingts des principaux Séna teurs eurent la tête tranchée: plus de trois cens nobles Campaniens furent confinés dans des prisons, où ils périrent miséra blement: le reste des citoyens fut dispersé ou vendu. Quant à ce qui regarde la ville même de Capoue, quelque grande & quel que juste que fût la colére des Romains, la raison d'intérêt l'emporta sur le desir de la vengeance. Au-lieu de la raser, on aima mieux la réunir avec son territoire, le plus beau & le plus fertile de toute l'Italie, au domaine du Peuple Romain. Mais on lui ôta tous ses priviléges, & tout ce qui for me un corps de ville. On la réduisit à n'avoir ni Sénat, ni Magistrats. On y en voyoit tous les ans de Rome un Préfet, pour rendre la justice au nom du Peuple Romain. Il ne s'est guéres passé d'événement(Sage con duite du Peuple Romain, qui se dé termine à ne point raser Ca poue.) plus considérable pendant le cours de la seconde Guerre Punique, ni en même tems plus glorieux au Peuple Romain, que le siége & la prise de Capoue. C'étoit cette ville, qui, après la Bataille de Cannes,
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) avoit, comme je l'ai déja dit, levé l'éten dart de la rebellion, & entraîné après elle la plupart des Alliés de Rome. Elle de voit, par cette raison, être infiniment chére à Annibal, & infiniment odieuse aux Ro mains; & elle l'étoit en effet. C'est cette ville qu'ils attaquent, & dont ils se rendent maîtres en présence & sous les yeux de ce formidable ennemi, qui a le chagrin & la honte de se la voir enlever, malgré tous les mouvemens qu'il se donne pour la sau ver. On a vu quel étonnant courage, & quelle opiniâtre persévérance les Romains montrérent pendant le siége. Après qu'il fut terminé, ils ne firent pas paroître moins de sagesse & de prudence dans la maniére dont ils décidérent du sort de cette impor tante conquête. Cet objet mérite bien d'être considéré de près, & avec quelque soin: c'est principalement Cicéron qui sera mon guide. On délibéra beaucoup & longtems sur la maniére dont il convenoit de traiter Ca poue. Quelques Sénateurs jugeoient qu'il étoit à propos d'abattre & de raser abso lument une ville puissante, voisine, enne mie, & qui avoit montré une haine exé crable contre Rome. Touta leur y parois- 87
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soit dangereux: la fertilité des terres, l'a(An. R. 541. Av. J. C. 211.) bondance de toutes sortes de grains & de fruits, l'heureuse situation de la ville, la bonté & la salubrité de l'air, la beauté & la commodité des bâtimens, l'affluence de toutes sortes de biens & de délices: avan tages funestes, appas mortels, qui en a voient corrompu dès le commencement tous les habitans, & leur avoient inspiré cette arrogance qui avoit prétendu parta ger le Consulat avec Rome, & ce luxe qui avoit vaincu par le plaisir Annibal in vincible jusques-là aux armes des Romains. Or pouvoit-on laisser subsister une ville, cause de tous ces maux, & qui pourroit bien un jour les faire renaître? Le grand nombre des Sénateurs se dé(Ibid. n. 88.) terminérent par d'autres vues, & trouvé rent un sage tempérament, propre à tout concilier. “Nos ancêtres, dit Cicéron, jugérent que s'ils ôtoient aux Campa niens leurs Terres, leurs Magistrats, leur Sénat, leurs Assemblées, & s'ils ne leur laissoient aucune image, aucune trace de République, nous n'aurions plus rien à craindre de leur part. Ils résolurent donc de ne détruire ni les maisons ni les murailles de Capoue,
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) mais d'en faire en quelque sorte le gre nier de Rome, en n'y laissant que des Laboureurs, qui y retireroient leurs charrues & tous les instrumens dont on se sert pour cultiver la terre, qui y transporteroient leurs moissons, & les (Ibid. 90.) y mettroient en sureté.“ Les Romains ne traitérent pas ainsi dans la suite ni Corin the, ni Carthage, mais se crurent obligés de les renverser de fond en comble: parce que, quand ils auroient ôté à ces villes leurs Terres, leur Sénat, leurs Magistrats, des gens mal intentionnés auroient pu y faire des établissemens, & s'y cantonner, avant qu'on en eût été informé à Rome à cause du grand éloignement, ou du moins avant qu'on y eût apporté du reméde. On n'avoit rien de pareil à craindre de Ca poue, située dans le voisinage de Rome, & comme sous les yeux du Sénat & du Peuple. En effet, dans toutes les guerres soit du dedans soit du dehors, jamais Ca poue ne donna le moindre ombrage à Ro me, mais lui fut toujours d'un grand se cours. (Ibid. 91.) Et comment auroit-il pu s'y élever quel que tumulte? Il n'y avoit plus d'Assem blée, ni du Peuple où l'on tînt des haran gues séditieuses, ni du Sénat où l'on prît des délibérations contraires au repos de l'Italie: point de Magistrats, qui par l'abus de leur autorité excitassent des plaintes pu bliques. Toute ambition, toute discorde
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étoit éteinte; parce qu'il n'y avoit point(An. R. 541. Av. J. C. 211.) de charges à briguer, ni d'honneurs qu'on pût se disputer les uns aux autres. “Ain sia nos ancêtres, (c'est toujours Cicé ron qui parle) par leur profondesagesse, ont trouvé le moyen de réduire l'arro gance Campanienne & cette fierté tur bulente à un tranquille repos & à une entiére inaction. Par-là ils ont évité l'odieux reproche de cruauté, en ne dé truisant point une si belle & si puissante ville; & ils ont pris de sures précau tions pour l'avenir, en lui coupant tous les nerfs, & la laissant dans un état de foiblesse qui la met hors d'état de re muer.“ Cicéron reléve encore un autre avanta(Ibid. 80.) ge, qu'il fait beaucoup valoir; c'est le profit que Rome percevoit du terrain de Capoue: profit, qu'il préfére à tous les autres revenus que le Peuple Romain ti roit des pays étrangers. Les plus légéres causes arrêtoient souvent ou suspendoient ces autres revenus: au-lieu que celui de Capoue ne couroit aucun risque, étant 88
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) défendu & par les villes fortes, & par les troupes que l'on tenoit dans le voisinage; qu'il ne souffroit rien des guerres; qu'il se soutenoit toujours également; & qu'il sem bloit être en quelque sorte, par l'avantage du climat, à l'abri des injures du tems & des orages. Il remarque que dans la guerre d'Italie, les autres revenus aiant manqué, les Armées furent nourries des blés de Ca poue. Aussia appelle-t-il Capoue le plus beau fond du Peuple Romain, sa richesse la plus sure, l'ornement de la paix, le sou tien de la guerre, le plus important de ses revenus, le grenier des Légions, & la res source commune dans les tems de di sette. (Liv. XXVI. 16.) Je finirai ces remarques sur Capoue par les réflexions que fait Tite-Live sur ce mê me événement, & qui sont comme un abrégé de tout ce que j'ai recueilli de Ci céron. Tels furent, dit-il, les arrange mens que prirent les Romains au sujet de Capoue avec une sagesse & une con duite louable dans toutes ses parties. On fit une promte & rigoureuse justice des plus coupables. La multitude fut disper sée sans espérance de retour. On n'exerça point une vengeance brutale sur les maisons 89
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& les murailles, qui n'étoient point cou(An. R. 541. Av. J. C. 211.) pables des crimes de leurs habitans. Et par-là, en même tems que les Romains se procuroient une utilité considérable, ils se firent une réputation de clémence auprès de leurs Alliés, en conservant une ville aussi illustre & aussi opulente, dont la ruï- ne auroit tiré des gémissemens de tous les peuples de la Campanie & des environs. Enfina ils firent sentir par un exemple é clatant, d'un côté combien étoient inévi tables les effets de leur colére envers des Alliés infidéles, & de l'autre combien la protection d'Annibal étoit une foible res source pour ceux qui s'attachoient à son parti & à sa fortune.

§. II.

Affaires d'Espagne. Les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) sé parent leurs Armées.Cn. Scipion marche contre Asdrubal. Abandonné par les Cel tibériens, il est défait. P. Scipion, qui a voit marché contre deux autres Généraux, est vaincu & tué dans le combat. Les trois Généraux Carthaginois réunis, vont attaquer Cneus, & le défont. Il meurt. Noble desintéressement de Cneus. Réflexion 90
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sur la conduite des deux Scipions. L. Mar cius, simple Chevalier, est choisi pour com mander l'Armée. Il remporte deux vic toires sur les Carthaginois. Maniére dont la Lettre de Marcius est reçue dans le Sé nat. Cn. Fulvius est accusé devant le Peu ple, & condanné. P. Scipion, âgé seulement de vingt-quatre ans, est nommé pour com mander en Espagne en qualité de Proconsul. Il passe en Espagne. Retour de Marcellus à Rome. Il remporte le petit triomphe. Il y fait paroître beaucoup de statues & de tableaux. Réflexion sur cette nouvelle pom pe. Manlius Torquatus refuse le Consulat. Sagesse admirable de la Centurie des Jeunes appellée Veturia. Traité conclu entre les Romains & les Etoliens. Mouvemens des Etoliens & de Philippe Roi de Macédoine. Etonnante résolution de ceux d'Acarna nie. Levinus assiége & prend Anticyre. Il apprend qu'il a été nommé Consul.
(An. R. 540. Av. J. C. 212. Affaires d'Espagne. Liv. XXV. 32-36.)

Q. Fulvius Flaccus III.

Nous allons reprendre les affaires d'Es pagne, que nous avions laissées pour ne point interrompre le récit du siége & de la prise de Capoue. Il y avoit deux ans qu'il ne se passoit rien de considérable dans l'Espagne, & que les deux parties se tenoient sur la dé fensive, sans rien entreprendre l'un contre
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l'autre. Mais, cette campagne, les Géné(An. R. 540. Av. J. C. 212.) raux Romains étant sortis de leurs quar tiers d'hiver, réunirent toutes leurs for ces; & après avoir tenu Conseil, ils con vinrent d'un consentement unanime, qu'a près s'être bornés jusqu'à ce jour à empê cher Asdrubal de passer en Italie comme il en avoit le dessein, il étoit tems alors de travailler à finir la guerre dans cette pro vince. Qu'ils avoient assez de troupes pour en venir à bout, depuis qu'ils avoient engagé l'hiver précédent trente mille Cel tibériens à prendre les armes pour les Ro mains contre les Carthaginois. Les ennemis avoient trois corps d'Ar(Les deux Scipions(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) partagent & separent leurs Ar mées.) mées dans le pays. Asdrubal fils de Gis gon & Magon avoient réuni les troupes qu'ils commandoient, & n'étoient éloignés du camp des Romains que d'environ cinq journées. Asdrubal fils d'Amilcar, qui faisoit depuis longtems la guerre en Espa gne, étoit campé près d'Anitorgis, beau coup moins éloigné de l'ennemi. Le des sein des deux Scipion(gemeint sind Publius und Gnaeus Scipio) s étoit de l'attaquer le prémier, & ils comptoient avoir des forces plus que suffisantes pour l'accabler. Tout ce qu'ils craignoient, c'est qu'après l'avoir vaincu, les deux autres Généraux effrayés de sa défaite, ne se retirassent dans des montagnes & dans des défilés inacces fibles, & par-là ne tirassent la guerre en longueur. Pour éviter cet inconvénient, ils crurent que le parti le plus sûr étoit de partager toutes leurs troupes en deux corps,
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) & d'embrasser à la fois toute la guerre d'Es pagne; ensorte que P. Cornelius, avec les deux tiers de l'Armée, composée de Romains & d'Alliés, marcheroit contre Magon & Asdrubal fils de Gisgon, tan dis que son frére Cneus, avec l'autre tiers composé des vieilles troupes & des Celti bériens, feroit la guerre contre l'autre As drubal. Les deux Généraux & les deux Armées partirent ensemble, précédés des Celtibé riens, & allérent camper auprès* d'Ani torgis, à la vue des ennemis, dont ils n'étoient séparés que par la riviére. Cn. Scipion resta dans cet endroit avec les troupes qui lui avoient été assignées, & P. Scipion en partit pour aller à la guerre dont il étoit chargé. (Cn. Sci pion mar che contre Asdrubal. Abandon né par les Celtibé riens, il est défait.) Asdrubal s'apperçut bientôt qu'il y avoit peu de Romains dans l'Armée de Cn. Sci pion, & que toute l'espérance de ce Gé néral étoit fondée sur le secours des Celti bériens. Comme il connoissoit l'infidéli té de ces nations parmi lesquelles il fai soit la guerre depuis tant d'années, & qu'il n'y avoit point de ruse ni de fraude qu'il ne sût lui-même mettre en usage, il traita secrettement avec les Chefs des Cel tibériens par le moyen des Espagnols qui 91
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servoient dans son camp, & les engagea,(An. R. 540. Av. J. C. 212.) moyennant une grande récompense, à se re tirer dans leur pays avec leurs troupes. Ces Officiers ne crurent pas commettre un grand crime en faisant ce marché; car on n'exigeoit pas d'eux qu'ils tournas sent leurs armes contre les Romains; & d'ailleurs on leur donnoit pour demeurer neutres & tranquilles, ce qu'à peine ils auroient pu demander pour s'exposer aux périls & aux travaux de la guerre. A joutez à cela, que les soldats étoient fla tés de la douceur du repos, & du plai sir de retourner dans leur patrie, & de revoir leurs parens. Ainsi la multitude se laissa gagner aussi facilement que les Chefs. D'ailleurs ils n'avoient rien à craindre de la part des Romains, que leur petit nombre mettoit hors d'état de les retenir par force. Les Celtibériens pliérent aussitôt bagage, & se mirent en marche pour s'en retourner, ne répon dant autre chose aux Romains, qui leur demandoient la raison de ce changement, & qui les conjuroient de ne les point a bandonner, sinon qu'ils alloient au se cours de leur patrie. Scipion voyant qu'il ne gagnoit rien par ses priéres sur l'esprit de ses Alliés, & qu'il ne pouvoit pas les retenir de force; jugeant bien aussi qu'il n'étoit pas en état sans leur secours de résister aux ennemis, & qu'il ne lui étoit plus possible de rejoindre son frére,
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) il prit le parti qui seul lui parut salutaire dans de pareilles conjonctures: ce fut de rebrousser chemin le plus promtement qu'il pourroit, évitant avec soin de com battre en plaine contre un ennemi qui lui étoit entiérement supérieur par le nom bre de ses troupes, & qui aiant passé le fleuve, le suivoit à la piste, & le serroit de fort près. On nea peut trop, dit Tite-Live, re commander aux Généraux Romains de se tenir en garde contre de semblables perfidies; & le malheur qui arriva pour lors à Scipion, est une leçon qui doit leur apprendre à ne compter sur les trou pes auxiliaires, qu'autant que le nombre de leurs propres citoyens surpassera tou jours dans leurs Armées celui des étran gers. (P. Sci pion, qui avoit mar ché contre deux au tres Géné raux, est vaincu & tué dans le combat.) Dans le même tems, P. Scipion étoit exposé à un danger encore plus grand, & plus inévitable. Il avoit affaire à un nouvel ennemi, qui ne lui donnoit point de relâche: c'étoit Masinissa, allié pour lors des Carthaginois, mais que dans la suite l' amitié qu'il contracta avec les Ro mains rendit si illustre & si puissant. Ce jeune Prince, dès le moment de l'arrivée 92
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de Scipion, vint à sa rencontre avec la(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Cavalerie des Numides, & ne cessa depuis de le harceller jour & nuit avec tant d'a charnement, que non seulement il tom boit sur ceux des Romains qui s'écartoient tant soit peu pour aller chercher du bois ou du fourage, mais qu'il venoit souvent les insulter jusques dans leur camp. Sou vent il se jettoit au milieu de leurs corps de garde, les obligeoit de quiter leur pos te avec beaucoup de tumulte & de desor dre; & fondant sur eux pendant la nuit lorsqu'ils s'y attendoient le moins, il por toit l'allarme & l'effroi jusqu'à leurs por tes & dans leurs retranchemens. En un mot, il n'y avoit aucun lieu, ni aucun tems, où ils fussent exemts de crainte & d'inquiétude. Par-là il les obligeoit à se tenir renfermés dans leurs lignes, privés de toutes les choses nécessaires. Ils étoient à peu près dans la même situation que des gens que l'on tient assiégés dans les for mes. Il paroissoit même qu'on les resser reroit encore davantage, aussitôt qu'Indi bilis, qu'on disoit devoir incessamment arriver avec sept mille hommes, se seroit joint aux Carthaginois. Dans cette extrémité, Scipion, Capitai ne d'ailleurs sage & prudent, vaincu par la nécessité, prend une résolution témérai re & desespérée. C'étoit de partir pen dant la nuit pour aller à la rencontre d'In dibilis, & le combattre en quelque lieu qu'il le trouvât. Il laissa donc dans son
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) camp un petit corps de troupes sous le commandement de T. Fonteius son Lieu tenant, & s'étant mis en marche vers le milieu de la nuit, il rencontra les ennemis qu'il cherchoit, & les attaqua sans balan cer. Ils combattoient par pelotons, les troupes n'aiant pas eu le tems de se mettre en bataille. Les Romains commençoient à avoir l'avantage dans ce combat tumul tuaire: mais les Cavaliers Numides, à qui Scipion croyoit avoir dérobé sa marche, étant venus tout d'un coup l'attaquer par les flancs, jettérent une grande terreur dans ses troupes. A peine avoit-il commencé à en venir aux mains avec les Numides, qu'il se vit un troisiéme ennemi sur les bras. Les Généraux Carthaginois qui a voient suivi les Romains, les vinrent tout d'un coup attaquer par derriére. Investis de toutes parts, ils ne savoient de quel côté ils feroient face, ni par quel endroit ils s'ouvriroient un passage. Pour comble de malheur, Scipion, combattant avec beaucoup de bravoure, & se jettant par- tout où il y avoit le plus de danger pour donner l'exemple aux siens, eut le côté droit percé d'un coup de lance. Dès qu'on le vit tomber de son cheval, des cris de joie portérent dans toute l'Armée la nou velle de la mort du Général Romain. Cet accident acheva la défaite des Romains, & la victoire des ennemis. Tous ceux qui n'étoient pas restés sur le champ de
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bataille, prirent aussitôt la fuite. Il ne(An. R. 540. Av. J. C. 212.) leur fut pas difficile de s'ouvrir un chemin au milieu des Numides & des soldats ar més à la légére: mais la difficulté étoit d'échapper à la poursuite de tant de Cava liers, & de Fantassins dont la vitesse éga loit celle des chevaux. Ainsi il en fut en core plus tué dans la déroute que dans le combat; & il ne s'en seroit pas sauvé un seul, si la nuit ne fût survenue. Les deux Généraux Carthaginois, pour tirer de leur victoire tout le fruit qu'elle pouvoit leur procurer, donnérent à peine quelques heures de repos à leurs soldats, & les conduisirent aussitôt du côté où étoit Asdrubal fils d'Amilcar, ne doutant pas que quand ils l'auroient joint, ils ne fus sent en état de terminer la guerre par la défaite entiére des Romains. Dès qu'ils y furent arrivés, les Généraux & les soldats se livrérent à la joie que leur inspiroit la victoire signalée qu'on venoit de rempor ter sur un si grand Général & sur son Ar mée, & les uns & les autres se félicitérent par avance de celle qu'ils espéroient de ga gner au prémier jour. La nouvelle d'une si grande défaite n'a(Les trois Généraux Carthagi nois réunis vont atta quer Cneus. & le défont. Il meurt.) voit pas encore été portée dans l'Armée de Cneus Scipion: mais le morne silence qui régnoit parmi les soldats, & le noir pressentiment dont les esprits étoient pré venus, étoient déja un présage funeste du malheur qu'ils devoient bientôt apprendre. Scipion lui-même, outre la désertion de
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) ses Alliés & l'augmentation des troupes en nemies, en raisonnant & en réfléchissant sur les circonstances de tout ce qu'il voyoit, étoit beaucoup plus porté à crain dre qu'à espérer. Car enfin, disoit-il en lui- même, comment Asdrubal & Magon au roient-ils pu amener si vite leurs Armées, s'ils n'avoient terminé la guerre de leur cô té? Comment P. Scipion ne s'étoit-il pas op posé à leur marche, ou ne les avoit-il pas suivis de près, afin que, s'il ne pouvoit em pêcher les Généraux ennemis & leurs Ar mées de se réunir, il pût au moins joindre ses troupes à celles de son frére? Agité de ces cruelles inquiétudes, il crut qu'il n'a voit pas de meilleur parti à prendre dans la situation où il se trouvoit, que de se re tirer le plus promtement & le plus loin qu'il pourroit de la vue de l'ennemi. En effet, la nuit suivante il fit un chemin as sez considérable, sans que les ennemis fis sent aucun mouvement pour empêcher u ne retraite dont ils n'avoient point eu de connoissance. Mais, dès que le jour pa rut, s'étant apperçus du départ des Ro mains, ils commencérent à les poursuivre avec beaucoup de diligence, aiant envoyé devant les Numides, qui les joignirent a vant la nuit, & ne cessérent de les har celler, en les attaquant tantôt par derriére, & tantôt par les flancs. Ils furent donc obligés de faire face aux ennemis, Scipion les exhortant à se battre en retraite & sans interrompre leur marche, avant que
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l'Infanterie des Carthaginois fût arrivée.(An. R. 540. Av. J. C. 212.) Mais comme ils étoient souvent obligés de s'arrêter, ils firent fort peu de chemin en beaucoup de tems. C'est pourquoi Scipion, voyant que la nuit approchoit, retira les siens du combat, & les rangea sur une éminence, peu sure à-la-vérité pour des troupes entiérement consternées, mais où ils étoient cependant moins expo sés qu'ils n'auroient été par-tout ailleurs. Il mit les bagages & la Cavalerie au milieu de l'Infanterie, qui d'abord n'eut pas beaucoup de peine à repousser l'attaque des Numides. Mais quand les trois Gé néraux & les trois Armées furent arrivés, Scipion vit bien que les armes de ses sol dats ne pourroient résister à tant de for ces, à moins qu'il n'eût quelques retran chemens à leur opposer; & c'est ce qu'il ne pouvoit faire. La hauteur qu'il occu poit étoit si nue, & le terrain si sec & si dur, qu'outre qu'il ne fournissoit ni bois ni gazon, il n'étoit pas possible d'y creu ser un fossé, ni d'y faire aucun des ouvra ges nécessaires en pareil cas. Ajoutez à cela, que la pente qui y conduisoit étant fort douce & presque insensible, il n'y avoit rien d'assez rude & d'assez escar pé pour empêcher les ennemis d'y mon ter. Cependant, pour leur opposer du moins une image de retranchemens, ils mirent autour d'eux les bâts & les har nois de leurs bêtes de charge, attachés & garottés avec les balots & les bagages mê
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) mes, élevant le tout, autant qu'ils pou voient, à la hauteur ordinaire. Lorsque les Carthaginois furent arrivés, ils gagnérent aisément la hauteur: mais d'abord cette nouvelle espéce de retran chemens les arrêta tout court. Que n'a vancez-vous donc, leur crioient leurs Gé néraux? Que n'écartez-vous ces vains & ridicules obstacles, à peine capables d'ar rêter des femmes & des enfans? Ne voyez- vous pas que l'ennemi est pris, & que caché derriére ces bagages il ne peut plus vous é chapper? Avec quelque air de mépris que les Généraux leur fissent ces reproches, il n'étoit pas aisé aux soldats de couper ou de détacher ces harnois & ces bagages, fortement liés & embarrassés les uns a vec les autres. Après bien du tems & des efforts, ils en vinrent enfin à bout. Alors ils entrérent dans le camp des Romains par plusieurs endroits à la fois. Comme ils étoient fort supérieurs en nombre, & victorieux, ils ne trouvérent pas beaucoup de résistance dans une poignée de gens ef frayés & vaincus: ils en firent donc un grand carnage. Cependant une bonne partie s'étant réfugiée dans les forêts voi sines, gagnérent de-là le camp de P. Sci pion, où commandoit T. Fonteius son Lieutenant. Pour ce qui est de Cneus, selon quelques Auteurs il fut tué sur l'é minence même dès la prémiére attaque. Selon d'autres, s'étant sauvé avec un petit nombre des siens dans une tour voisine
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de son camp, les ennemis qui n'en pou(An. R. 540. Av. J. C. 212.) voient forcer les portes, y mirent le feu, & ce Général y périt avec tous ceux qui l'avoient accompagné. C'étoit la septiéme année que Cn. Sci pion commandoit en Espagne, lorsqu'il y fut tué environ un mois après son frére Publius. Valére Maxime & Senéque nous ap(Noble desintéres sement de Cneus. Val. Max. IV. 4. Senec. de Cons. ad Hel. XII. & Nat. Quæst. I. 17.) prennent une circonstance de la vie de Cneus fort singuliére, & qui lui fait beau coup d'honneur. Ce grand homme pressa le Sénat de lui envoyer un successeur, en lui représentant qu'il avoit une fille nubi le, & qu'il étoit nécessaire qu'il se trans portât à Rome, pour lui assigner une dot, & lui trouver un mari. Le Sénat, pour ne pas priver la République des ser vices d'un Général tel que Cn. Scipion, prit sa place, & tint lieu de pére à sa fil le. De concert avec la femme & les plus proches parens de Cneus, il lui chercha un époux, & tira du Trésor public en ze* mille as pour lui servit de dot. O l'heureuxa époux, s'écrie Senéque, à qui le Peuple Romain tenoit lieu de beaupé re! S'attendroit-on à trouver encore un si généreux desintéressement, porté jus qu'à l'amour de la pauvreté, dans les tems dont nous parlons, & dans les plus illus 93 94
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) tres citoyens de Rome? Il faloit que la pauvreté y fût encore beaucoup en hon neur, pour qu'on ne rougît point d'une dot aussi modique que celle qui fut assi gnée par le Sénat. Lesa filles des plus grands hommes ne portoient souvent en mariage que la gloire de leurs péres, ou de leurs maisons. Les choses étoient bien changées du tems de Senéque. Mainte nant,b dit-il, la somme que le Sénat crut suffisante pour servir de dot à la fille de Scipion, ne suffiroit pas aux filles de nos affranchis pour acheter un miroir: tant le luxe, invité par l'abondance & les ri chesses, est monté à un excès énorme; & tant les vices, suite inévitable du luxe, ont pris avec lui d'accroissement! Les deux Scipions ne furent pas moins regrettés des Espagnols que des Romains mêmes, avec une différence pourtant, bien avantageuse à leur mémoire. La perte de la Province, celle des Armées, le malheur de la République, avoient quelque part dans la douleur de leurs concitoyens: mais les Espagnols les pleuroient & les regret toient seuls & pour eux-mêmes. Ils res sentirent cependant davantage la perte de 95 96
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Cneus. Car, étant venu en Espagne avant(An. R. 540. Av. J. C. 212.) son frére, il les avoit gouvernés plus long tems, & avoit, pour ainsi dire, pris les devans dans leur affection, en leur don nant le prémier des témoignages éclatans de la justice & de la modération du Gou vernement Romain. Les deux Scipions étoient certainement(Réflexion sur la con duite des deux Sci pions.) des Capitaines d'un rare mérite: d'un cô té braves & intrépides, desorte qu'ils mé ritérent d'être appellés deuxafoudres de guerre; de l'autre, sages, prudens, expé rimentés: cependant ils forment de con cert & de propos délibéré un plan de cam pagne que l'on a peine à comprendre. Il ne faut pas être homme de guerre pour voir, qu'aiant deux corps d'Armées enne mies à combattre, il leur étoit infiniment avantageux de les attaquer séparément l'u ne après l'autre, en tombant sur chacune d'elles avec toutes leurs forces réunies. Ils renoncent à un si grand avantage sur la plus foible raison du monde: de peur, di sent-ils, que la défaite de la prémiére Ar mée n'engageât l'autre à se retirer dans des forêts & des lieux inaccessibles, ce qui é loigneroit la fin de la guerre. Ils commet tent une autre faute non moins grossiére, qui est de laisser dans une de leurs Ar 97
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) mées trente mille étrangers, qui en fai soient apparemment les deux tiers au moins, & de leur confier le salut de l'Etat. Voilà ce que deviennent l'habileté & la prudence humaines, quand Dieu les abandonne à el les-mêmes. La défaite des deux Armées paroissoit devoir entraîner certainement la perte de l'Espagne pour les Romains, & contribuer beaucoup à celle de l'Italie même, en y faisant passer au secours d'Annibal des troupes victorieuses. Nous allons voir comment la Providence, qui veilloit au salut de Rome, va la délivrer de ce danger par une voie, que l'on peut dire en quel que sorte tenir du miracle, & qui montre que c'est Dieu qui perd & qui sauve. (L. Mar cius sim ple Che valier est choisi pour comman der l'Ar mée. Il remporte deux vic toires sur les Cartha ginois. Liv. XXV. 37-39.) Lorsqu'il sembloit que les Armées d'Es pagne étoient absolument détruites, & la Providence perdue pour les Romains, un seul homme, peu connu jusques-là, & d'une condition honnête mais médiocre, y rétablit leurs affaires contre l'opinion & l'espérance de tout le monde. Entre ceux qui échappérent à la défaite de l'Armée de Cn. Scipion, étoit un brave Officier, dans la vigueur de l'âge, nommé L. Mar cius, fils de Septimus, simple Chevalier Romain, mais dont le courage & l'esprit étoient beaucoup au dessus de la condition où il étoit né. Il avoit fortifié & perfec tionné un naturel déja excellent de lui- même, par les instructions & les exemples de Cn. Scipion, sous qui il avoit appris
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pendant plusieurs années tout ce qui regar(An. R. 540. Av. J. C. 212.) de le métier de la guerre. Voilà un moyen sûr de s'y rendre habile. Après la défaite & la déroute des Armées, il avoit ramassé tous les soldats que la fuite avoit dispersés; & y aiant joint tout ce qu'il a voit pu tirer des garnisons, il en avoit formé un corps d'Armée assez considéra ble, avec lequel il avoit été trouver T. Fonteius, Lieutenant de P. Scipion. Mais les soldats, alors campés en-deçà de l'E bre, dans un endroit où ils s'étoient re tranchés, aiant résolu que l'on tiendroit une Assemblée militaire pour nommer ce lui qui commanderoit l'Armée, ils donné rent la préférence d'estime & de confiance au Chevalier Romain sur le Lieutenant- Général d'une façon si marquée, que tous, quitant leurs postes les uns après les autres, afin de donner leurs suffrages sans cesser de garder leurs lignes, choisirent L. Mar cius d'un consentement unanime. Le peu de tems qui leur resta avant la venue des e nnemis, fut employé à forti fier leur camp, & à y faire venir des pro visions, les soldats exécutant tous les or dres qui leur étoient donnés, non seule ment avec beaucoup de zèle & de diligen ce, mais encore avec beaucoup de coura ge & d'intrépidité. Mais quand ils appri rent qu'Asdrubal fils de Gisgon avoit passé l'Ebre, & qu'il s'approchoit dans le des sein d'exterminer tout ce qui restoit de Romains échappés aux défaites précéden
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) tes, & qu'ils virent le signal du combat donné par le nouveau Chef qu'ils venoient de nommer, alors se souvenant des Géné raux qui les avoient commandés aupara vant, sous les auspices & par les ordres desquels des Armées nombreuses avoient coutume de marcher contre les ennemis, ils se mirent tous à pleurer, les uns se frappant la tête, & élevant les mains vers les Dieux qu'ils accusoient de leur mal heur; les autres se couchant par terre, & appellant leurs anciens Généraux par leur nom. Il n'étoit pas possible de tarir leurs larmes, ni d'appaiser leurs cris. Les Offi ciers tâchoient envain de les consoler, & Marcius lui-même leur faisoit inutilement des remontrances mêlées de douceur & de sévérité, en leur demandant “pourquoi ils s'abandonnoient ainsi à la douleur en pleurant comme des femmes, plutôt que de songer à se défendre & la Républi que avec eux, & à tirer vengeance de la mort de ces Généraux qu'ils avoient tant aimés.“ Ils étoient dans ces dispositions, lorsque tout d'un coup ils entendirent le son des trompettes Carthaginoises & les cris des ennemis, qui étoient sur le point de les attaquer. Alors, passant en un moment de la douleur à l'indignation, & comme transportés de fureur & de rage, ils se jettent sur les Carthaginois, qui s'avan çoient avec beaucoup de sécurité & d'un air de mépris. Cette charge imprévue jetta
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la frayeur parmi les Carthaginois. Ils se(An. R. 540. Av. J. C. 212.) demandoient les uns aux autres avec sur prise, “où les Romains avoient donc pu trouver tant de soldats après la dé faite de leurs Armées? Qui pouvoit a voir rendu tant de confiance & d'audace à des troupes défaites & mises en dérou te si peu de jours auparavant? Quel Général avoit pu remplacer sitôt les deux Scipions tués sur le champ de ba taille? Enfin, qui leur avoit donné le signal du combat, & qui commandoit dans leur camp?“ Pendant qu'un chan gement si inopiné les tient tout surpris & tout hors d'eux-mêmes, les Romains sans leur donner le tems de se reconnoître, les chargent avec tant de furie, que d'abord ils commencent à lâcher pié remplis de crainte & d'étonnement, & un moment après à prendre ouvertement la fuite. Les Romains, qui les poursuivoient avec beau coup de chaleur, auroient pu en faire un grand carnage: mais, comme ils étoient exposés eux-mêmes à quelques revers fâ- cheux si les Carthaginois reprenoient courage, Marcius fit promtement sonner la retraite. Et comme ils étoient animés par le succès, & qu'ils ne respiroient que le sang & le carnage, il eut assez de peine à les ramener dans leur camp, aiant été obligé d'arrêter lui-même ceux qui por toient les drapeaux, & d'en saisir quelques- uns des plus mutins, qui refusoient d'o béir. Une telle conduite feroit honneur à
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) un Général accoutumé depuis longtems à commander des Armées. L'Histoire est pleine de batailles perdues, ou de victoires manquées, par l'imprudente vivacité de Commandans qui ne songent qu'à pousser leur pointe en poursuivant les fuyards, sans en prévoir les conséquences. Nous al lons voir que ce n'étoit pas le courage qui manquoit à Marcius. Les Carthaginois, qui d'abord avoient été repoussés assez loin & avec beaucoup de vigueur, s'étant apperçus que les Ro mains avoient cessé de les poursuivre, s'i maginérent que c'étoit la crainte qui les avoit arrêtés, & s'en retournérent dans leur camp à pas comptés, comme des gens qui méprisent plus leur ennemi qu'ils ne le craignent. Ils usérent de la même né gligence quand ils y furent rentrés. Car, quoiqu'ils eussent les Romains presqu'à leurs portes, ils les regardoient toujours comme les restes & les débris de deux Armées qu'ils avoient défaites quelques jours aupa ravant, & ne croyoient pas être obligés d'observer beaucoup de discipline, & de se tenir si fort sur leurs gardes. Marcius, in struit de cette négligence, forma un des sein, qui du prémier coup d'œil paroissoit plus téméraire que hardi: ce fut d'aller at taquer les Carthaginois dans leurs lignes, lui qui avoit tout lieu de craindre qu'ils ne vinssent le forcer dans les siennes. En ef fet, il jugeoit avec raison qu'il lui étoit plus aisé de se rendre maître du camp d'As
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drubal pendant qu'il étoit seul, que de dé(An. R. 540. Av. J. C. 212.) fendre le sien contre les trois Généraux & les trois Armées, lorsqu'ils se seroient réu nis une seconde fois. D'ailleurs, il consi déroit que si son entreprise lui réussissoit, il rétabliroit les affaires de la République dans la province: au-lieu que s'il étoit re poussé, au moins une telle hardiesse appren droit aux ennemis à le craindre. Cependant, pour empêcher que la sur prise de ses soldats, & les ténébres de la nuit ne jettassent du trouble dans l'exécu tion d'une entreprise si hazardeuse, il crut qu'il étoit à propos de les prévenir. Les aiant donc assemblés, il leur parla en ces termes. Braves guerriers, pour peu que vous vous souveniez de la vénér ation singuliére que j'ai eue pour le mérite des Scipions nos Géné raux pendant leur vie, & que je conserve encore après leur mort, pour peu que vous fassiez attention à l'état où nous nous trou vons, vous conviendrez que si la charge à laquelle vous m'avez élevé m'est fort hono rable, elle est aussi accompagnée de beaucoup de soins & d'inquiétudes. D'un côté, la dou leur de leur perte toujours récente pour moi; de l'autre, l'embarras où je suis de trouver les moyens de conserver à la République les restes infortunés de nos deux Armées, m'ac cablent, & ne me laissent aucun moment de repos. L'image des deux Scipions se présente jour & nuit à mes yeux. Ils me réveillent souvent au milieu de mon sommeil. Il me semble qu'ils me parlent, & que je les entens
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) se plaindre, & m'exhorter à les venger; à venger avec eux la République, & vos compagnons, toujours victorieux dans ce pays pendant tant d'années; à imiter leur exem ple, & à me conformer à leurs maximes, & à la méthode de faire la guerre qu'ils ont tou jours pratiquée. Je souhaite, soldats, que vous entriez dans les même sentimens; que vous ne prétendiez pas honorer la mort de ces deux grands hommes par des larmes; mais que lorsque leur souvenir se présentera à vos esprits, vous vous imaginiez les voir encore à votre tête & les entendre, & marcher sous leurs ordres au combat. Ce fut sans doute ce souvenir & cette image qui vous animoit hier, lorsque vous mîtes en fuite les Cartha ginois avec une intrépidité qui leur fit connoî- tre que la bravoure Romaine n'étoit pas étein te avec les Scipions, & que nul échec ne pou voit abattre un peuple, que la défaite de Can nes n'a pas été capable d'accabler. Quand j'arrêtai hier votre ardeur, mon dessein n'é toit pas de mettre pour toujours obstacle à votre audace, mais de la réserver pour un tems plus favorable. Ce tems est arrivé. Je suis bien instruit qu'il n'y a ni sentinelles, ni corps de garde, postés autour du camp des en nemis selon les régles de la guerre, & que tout y est dans une extrême négligence. Il est heureux pour nous qu'ils nous craignent si peu, & qu'ils aillent même jusqu'au mépris. Ils ne s'imaginent pas que des troupes vaincues & défaites tout récemment, songent à les aller at taquer dans leurs retranchemens. Je vous méne
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rai contr'eux de nuit dans un grand silence,(An. R. 540. Av. J. C. 212.) & vous les livrerai tous endormis sans ar mes. Jeasai que l'entreprise est hardie. Mais cest lorsqu'on a beaucoup à craindre, & peu à espérer, que les coups les plus har dis sont les plus assurés. C'est alors qu'il faut saisir l'occasion dans le moment qu'elle se présente, & ne pas s'exposer, en la lais sant échapper, à la chercher dans la suite inutilement. Vous n'avez maintenant affaire qu'à l'Armée de nos ennemis, qui est dans notre voisinage. Les deux autres n'en sont pas éloignées. Vous avez lieu d'espérer que vous vaincrez ces prémiers ennemis, en les attaquant sans différer. Ils ne vous sont pas inconnus. Vous avez déja mesuré vos forces avec eux, dans une action où vous avez eu tout l'avantage. Pour peu que nous tardions, on apprendra le succès qu'eut notre sortie d'hier: on nous regardera comme des ennemis capables de se faire redouter. Alors tous les Commandans Carthaginois se rassembleront a vec toutes leurs troupes. Pourrons nous sou tenir trois Généraux & trois Armées, aux quelles Cn. Scipion n'a pu résister, lorsqu'il avoit encore toutes ses forces? De-même que nos Chefs ont péri pour avoir partagé leurs Armées, de-même nos ennemis peuvent être accablés pendant qu'ils ne sont point 98
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) encore réunis. Le parti que je vous propose, est le seul que nous ayons à prendre dans les conjonctures présentes. Préparez-vous donc à profiter de l'occasion que la nuit prochaine vous offre. Retirez-vous maintenant pour prendre de la nourriture & du repos, afin d'aller ensuite, sous la protection des Dieux, attaquer le camp des ennemis avec la même vigueur & le même courage que vous avez défendu le vôtre. Ils entendirent avec joie ce nouveau pro jet, proposé par un nouveau Général; & ils en furent d'autant plus charmés, qu'il étoit plus hardi. Ils passérent le reste du jour à préparer leurs armes, & à prendre de la nourriture. Ils donnérent au repos une bonne partie de la nuit, & se mirent en marche trois ou quatre heures avant le jour. Il y avoit au-delà du camp des Cartha ginois le plus voisin de Marcius, à deux lieues environ de distance, d'autres trou pes Carthaginoises, séparées des prémiéres par un vallon profond couvert d'arbres tou fus. Marcius, par une ruse dans le goût de celles d'Annibal, cacha dans ce vallon une Cohorte Romaine avec quelque Cavalerie. S'étant ainsi rendu maître du chemin par où les deux Armées Carthaginoises pou voient avoir communication, il condui sit ses troupes en silence contre celle dont il étoit le moins éloigné. Et comme il ne trouva ni corps de garde aux portes du camp ennemi, ni sentinelles sur les
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retranchemens, il y entra sans trouver au(An. R. 540. Av. J. C. 212.) cun obstacle, & avec autant de facilité que si ç'eût été dans son propre camp. Dans le même instant Marcius fit sonner la charge, & les Romains, en poussant de grands cris, se répandirent de tous cô tés. Les uns tuent les ennemis à demi endormis dans leurs lits: d'autres mettent le feu à leurs tentes, couvertes de chau me fort sec: quelques-uns s'emparent des portes, pour leur couper le chemin de la fuite. Le feu, les cris, le carnage, les empêchent de rien entendre, & de pren dre aucune mesure salutaire. Ils demeu rent interdits, tout hors d'eux-mêmes, & sans action: ou, s'ils font quelque mouvement, ils tombent nuds & sans armes entre les mains de leurs ennemis bien armés. Les uns courent aux portes, & les trouvant occupées par les Romains, ils sautent par dessus les retranchemens, & se précipitent dans les fossés. Tous ceux qui purent sortir du camp, se hâté rent de courir pour gagner l'autre camp: mais ils furent tous arrêtés & tués, de puis le prémier jusqu'au dernier, par la Cohorte & les Cavaliers qu'on avoit mis en embuscade dans le milieu du chemin. Et, quand même quelqu'un auroit échap pé à ce carnage, les vainqueurs passérent avec tant de promtitude & de rapidité du prémier camp au second, qu'il ne lui au roit été guéres possible de prévenir leur diligence. Les Romains trouvérent ici
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) encore plus de négligence que dans l'au tre Armée, parce qu'étant plus éloignés de l'ennemi, ils croyoient n'avoir rien à craindre; & que, sur la fin de la nuit, la plupart étoient sortis pour aller cher cher du bois & du fourage, ou pour fai re la maraude. Ils virent seulement les armes des Carthaginois posées dans les corps de garde, & les soldats assis ou couchés par terre, ou se promenant le long de leurs retranchemens ou devant les portes du camp, tous sans armes. Ce fut dans cet état de sécurité qu'ils se vi rent tout d'un coup attaqués par les Ro mains, fiers de la victoire qu'ils venoient tout récemment de remporter: ainsi ils ne purent les empêcher d'entrer dans leur camp. Cependant étant accourus en fou le vers les portes aux prémiers cris & à la prémiére attaque des Romains, ils leur livrérent un sanglant combat. L'action au roit duré plus longtems: mais aiant ap perçu que les boucliers des ennemis é toient tout couverts de sang, & jugeant par-là de la défaite de leurs camarades, ils furent saisis de frayeur, prirent aussitôt la fuite, & se sauvérent où ils purent, laissant la plus grande partie des leurs sur la place, & leur camp au pouvoir des vainqueurs. Ainsi dans l'espace d'une nuit & d'un jour, L. Marcius força deux camps en nemis, & défit deux Armées considéra bles. Les Auteurs varient sur le nombre
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de ceux qui furent tués dans ces deux(An. R. 540. Av. J. C. 212.) actions. Le butin fut grand. On y re marqua sur-tout un bouclier d'argent pe sant plus de deux cens quinze de nos marcs, sur lequel étoit gravé le portrait d'Asdrubal frére d'Annibal. Ce bouclier fut placé à Rome dans le Capitole, & pé rit dans l'incendie de ce Temple sous le Consulat de Scipion & de Norbanus. Depuis cette expédition, l'Espagne de meura quelque tems paisible, les deux partis n'osant risquer une bataille décisive après des pertes si considérables qu'ils a voient réciproquement essuyées. Je ne sai si dans toute l'Histoire Romai ne il se trouve un exploit de guerre plus complet dans toutes ses circonstances, plus singulier & plus remarquable par des événemens inespérés, plus important par ses suites, & plus avantageux à la Républi que, que celui de Marcius dont nous ve nons de faire le récit. La défaite entiére des deux Armées que les Romains avoient en Espagne, jointe à la mort des deux illustres Généraux qui les commandoient, avoit jetté dans le peu de troupes qui leur restoient en cette province, une con sternation si générale, qu'elle paroissoit ne leur laisser aucune espérance ni aucune ressource. Nul obstacle ne pouvoit plus s'opposer au passage des Carthaginois en Italie; & si leurs Armées victorieuses, portant par-tout la terreur, avoient pu se joindre à celle d'Annibal, comme elles
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(An. R. 540. Av. J. C. 212.) s'y préparoient depuis longtems, que se roit devenue Rome, & comment auroit- elle pu soutenir ce nouveau surcroit d'en nemis si formidables? Un seul homme, un simple particulier, romt toutes ces mesures, & dissipe pres que en un moment un si terrible orage. Marcius ramasse les tristes débris des Ar mées Romaines, & réunit les troupes fu gitives que la crainte avoit dispersées de côté & d'autre. Il les console, il les ras sure, il les anime, il les remplit d'un tel courage & d'une telle confiance, qu'elles semblent avoir oublié entiérement qu'elles venoient d'être vaincues & défaites. On voit dans la conduite que garde ici cet Officier, toute l'habileté & toute la pru dence du Général le plus consommé dans l'art de commander. Il envisage le péril dans toute son étendue, & n'en est point effrayé. Il ne songe qu'au reméde, & non au danger. Il emploie également la force & la ruse. Il saisit habilement l'oc casion dès qu'elle se présente, & met à profit les momens. Il donne ses ordres avec un sang froid & une tranquillité ca pable de rassurer les plus timides. Il pa roit hardi jusqu'à la témérité, & cepen dant il sait se contenir dans le feu même de l'action, & ne point se livrer à l'ar deur de la victoire, qui emporte souvent les plus sages. En un mot, qu'on exa mine avec soin toutes ses démarches, on verra qu'elles sont réglées par une pro
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fonde connoissance de l'art militaire. On(An. R. 540. Av. J. C. 212. Maniére dont la Lettre de Marcius est reçue dans le Sénat. Liv. XXVI. 2.) reconnoit ici une attention particuliére de la Providence sur l'Empire Romain. Un mérite si accompli, accompagné d'un succès si heureux & si inespéré, de voit, ce semble, lui attirer à Rome de grands applaudissemens, & une récom pense bien glorieuse. Nous allons voir com ment la chose s'y passa. Aussitôt après l'action, il écrivit au Sénat, & lui rendit compte de tout ce qui s'y étoit passé. Il avoit pris dans sa Lettre le titre de Pro préteur. Quand on en eut fait la lecture, on loua le grand & magnifique service qu'il avoit rendu à la République, c'est tout ce qu'on en dit, Res gestæ magnificæ Se natui visæ. Mais la plupart étoient cho qués de ce que n'aiant été nommé pour commander ni par le Sénat, ni par le Peuple, il avoit pris dans sa Lettre la qua lité de Propréteur. On trouvoit “qu'il étoit de dangereuse conséquence que les Généraux fussent choisis par les Armées, & que l'autorité auguste des Elections faites légitimement par les suffrages du Peuple, & sous la direction des Dieux mêmes consultés par les auspices, fût transportée dans les provinces & dans les camps, & abandonnée à la témérité des soldats.“ Quelques-uns vouloient qu'on prît là-dessus les avis du Sénat: mais on crut qu'il valoit mieux différer cette délibération jusqu'après le départ des Ca
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( An. R. 540. Av. J. C. 212.) valiers qui avoient apporté la Lettre de Marcius. A l'égard des recrues & des provisions qu'il demandoit, on lui répon dit que le Sénat en auroit soin: mais on ne trouva pas qu'il fût à propos de lui donner le titre de Propréteur dans la ré ponse qu'on lui fit. Il ne paroit pas que (Liv. XXVI. 18.) l'on parla davantage de cette affaire dans le Sénat. On tint dans la suite une As semblée, où l'on n'improuva point ex pressément l'élection de Marcius, mais où dans le fait on la rendit inutile, par la nomination de Claude Néron pour com mander en Espagne. Il ne m'appartient point de censurer le sentiment d'une Compagnie si sage & si mesurée dans les résolutions qu'elle for moit. Je sens bien que des raisons d'E tat l'obligeoient d'improuver le titre que Marcius s'étoit arrogé de sa propre auto rité, & encore plus la liberté que les sol dats avoient prise de se nommer eux-mê mes un Général: liberté qui pouvoit a voir de funestes conséquences, & qui en eut en effet sous les Empereurs, que les Armées se mirent en possession de nom mer, sans attendre le consentement ni du Peuple, ni du Sénat. Mais ne pouvoit- on pas accompagner cette improbation de quelque marque d'estime, & de quelque distinction d'honneur, après un service si considérable rendu à la République? L'u nique mot qu'en dit le Sénat, est une louange bien séche pour une expédition re-
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connue, de son aveu même, pour magni(An. R. 540. Av. J. C. 212.) fique; pour une action conduite si prudem ment, & si heureusement terminée. Mar cius resta dans l'Armée sur un pié distin gué, & l'on verra dans la suite que Sci pion l'employera honorablement. C'est peut-être tout ce que ce brave Officier pouvoit souhaiter.

Cn. Fulvius Centumalus.

(An. R. 541. Av. J. C. 211. Cn. Ful vius est ac cuse de vant le Peuple, & condanné. Liv. XXVI. 2. 3.)

P. Sulpicius Galba.

Une autre affaire, dont l'objet étoit présent, attira pour lors l'attention du Public. Le Tribun C. Sempronius Blesus avoit appellé en jugement devant le Peuple Cn. Fulvius, & l'accusoit d'a voir fait périr par sa témérité l'Armée qu'il commandoit dans l'Apulie l'année précédente en qualité de Préteur. De dix- huit mille hommes dont elle étoit compo sée, à peine s'en étoit-il échappé deux mil le. Le Tribun avouoit “que plusieurs Généraux, par leur imprudence, s'é toient laissé attirer dans des embusca des, où ils avoient péri avec leurs Ar mées: mais que Fulvius étoit le prémier qui eût perdu ses Légions par les vices & par la licence, avant que de les ex poser à périr par le fer des ennemis. Qu'en effet on pouvoit dire qu'elles a voient été défaites avant que de com battre; & qu'elles avoient été vaincues, non par Annibal, mais par leur Géné-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) ral même. Que ceux qui donnoient leurs suffrages dans les Assemblées, n'exami noient pas assez si celui à qui ils con fioient le commandement des Armées, avoit les qualités nécessaires pour un em ploi si important. Quelle différence il y avoit entre Cn. Fulvius, & T. Sempro nius! Que le dernier aiant été mis à la tête d'une Armée d'esclaves, fait bien tôt ensorte, par sa bonne conduite & la discipline exacte qu'il avoit fait obser ver, qu'oubliant leur naissance & leur condition, ils étoient devenus la ressour ce & l'appui des Alliés, la terreur & le fléau des Ennemis. Q. Fulvius, au con traire, avoit fait contracter tous les vi ces des esclaves à des Romains bien nés & bien élevés, & dignes du nom qu'ils portoient quand il en avoit pris le com mandement. Que c'étoit donc par sa faute qu'ils étoient devenus inquiets & turbulens parmi les Alliés, timides & lâ- ches à la vue des Ennemis; & que bien loin de résister à l'attaque des Cartha ginois, ils n'avoient pas même soutenu leurs prémiers cris. Qu'après tout, on ne devoit pas s'étonner que les soldats eussent abandonné leur poste dès le pré mier choc, puisque leur Général leur en avoit donné l'exemple, en prenant la fuite le prémier. Combien de Géné raux, dans la guerre présente, avoient mieux aimé perdre la vie sur le champ de bataille, que d'abandonner leurs Ar-
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mées dans le péril où elles étoient enga(An. R. 541. Av. J. C. 211.) gées! N'étoit-ce pas une chose indigne, que les soldats de Cannes, pour avoir quité le champ de bataille, eussent été relegués en Sicile, & qu'on eût décer né tout récemment la même peine con tre les Légions de Fulvius, pendant que la témérité de Fulvius même demeuroit impunie, quoiqu'on ne pût imputer qu'à lui la perte de son Armée?“ L'accusé rejettoit sur ses soldats le mal heur qui étoit arrivé; & représentoit “qu'ils avoient pris la fuite, ne pouvant soute nir ou le courage des ennemis, ou la terreur du nom d'Annibal. Qu'il avoit été lui-même entraîné malgré lui par la foule des fuyards, comme Varron à Cannes, & tant d'autres en différentes occasions. Quel bien auroit-il pu faire à la République, entreprenant seul de ré sister aux vainqueurs? à moins qu'on ne prétendît que sa mort auroit été une con solation & un reméde à l'infortune pu blique. Que son Armée n avoit point pé ri par la disette, ou pour être tombée dans quelque piége, faute d'avoir re connu l'ennemi: qu'il n'avoit été vain cu que par la force des armes, & en ba taille rangée: qu'enfin il n'avoit point eu en son pouvoir le courage de ses sol dats, ni celui des ennemis.“ Il fut accusé à deux différentes reprises, & à chaque fois les conclusions n'alloient qu'à une amende pécuniaire. Mais lorsqu'à une troisiéme reprise les témoins eurent été
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) entendus, & que plusieurs eurent assuré a vec serment que l'épouvante & la fuite a voient commencé par Fulvius, le peuple entra dans une grande colére, & le Tribun, changeant de conclusion, demanda qu'il fût puni comme criminel d'Etat, & que pour cet effet le Préteur indiquât une Assemblée par Centuries; car ce n'étoit que dans ces sortes d'Assemblées, les plus solennelles & les plus générales qui fussent en usage par mi les Romains, que le crime d'Etat pou voit être jugé. L'accusé voyant le train que prenoit son affaire, tenta une autre ressource. Son fré re Q. Fulvius étoit en grande considération, tant par la gloire qu'il avoit déja acquise, que par celle qu'il étoit sur le point d'y ajouter en se rendant maître de Capoue, qui étoit alors aux abois. Il l'engagea à écrire au Sé nat des Lettres vives & touchantes, par les quelles il demandoit qu'il lui fût permis d'as sister au jugement de son frére, & de solli citer pour lui. Mais le Sénat lui aiant fait réponse qu'on ne pouvoit lui accorder sa demande, parce que sa présence à Capoue étoit nécessaire au bien du service, Cn. Ful vius, voyant qu'il n'avoit plus rien à espé rer, n'attendit pas le jour de l'Assemblée, & se retira volontairement en exil à Tar quinies. On ne laissa pas de le condanner, quoiqu'absent, à la peine de l'exil qu'il s'étoit imposée lui-même. (Claude Néron est) Apres que Capoue eût été prise, com me je l'ai marqué auparavant, le Sénat
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ordonna à Claude Néron de choisir dans(An. R. 541. Av. J. C. 211. envoyé en Espagne. Liv. XXVI. 17.) les deux Légions qu'il avoit comman dées pendant le siége de cette ville six mil le hommes de pié & trois cens Cavaliers, avec un pareil nombre d'Infanterie Lati ne, & huit cens chevaux: d'embarquer cette Armée à Pouzoles, & de la condui re en Espagne. Etant arrivé à Tarragone avec sa Flotte, il y débarqua ses troupes; & aiant tiré ses vaisseaux à sec, il fit aussi prendre les armes à ceux de l'équipage pour augmenter ses forces. S'étant ensuite avan ce jusques sur les bords de l'Ebre, il reçut des mains de T. Fonteius & de L. Mar cius les troupes dont ils avoient eu le commandement en attendant son arrivée. Asdrubal, fils d'Amilcar, étoit campé à(Asdrubal enfermé s'échappe de ses mains par fraude. Ibid.) Pierre-noire dans l'Ausetanie, entre les vil les d'Illiturgie & de Mentissa (villes du pays que l'on nomme aujourdhui l'Andalousie.) Néron s'empara de l'entrée d'un défilé qui se trouvoit-là. Asdrubal, qui crai gnoit de se voir enfermé par l'Armée en nemie, lui envoya un Trompette, qui avoit ordre de lui promettre de sa part, que s'il lui laissoit la liberté de se retirer, il abandonneroit absolument l'Espagne avec toutes ses troupes. Néron aiant reçu cette proposition avec grande joie, Asdrubal lui demanda pour le lendemain une entrevue, dans laquelle les Romains devoient mar quer les conditions auxquelles ils vou loient qu'on leur livrât les citadelles des villes, & le jour où les Carthaginois reti-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) reroient leurs garnisons, & emporteroient tout ce qui leur appartenoit, sans faire au cun tort aux habitans. Néron ne fut pas plutôt convenu de ce rendez-vous, qu'As drubal ordonna aux siens de commencer dès la fin du jour, & de continuer pen dant toute la nuit à tirer du défilé, le plus promtement qu'ils pourroient, les plus gros bagages de l'Armée. On eut grande atten tion à ne pas faire sortir cette nuit-là une grande quantité d'hommes, le petit nom bre étant plus propre en même tems, & à tromper les ennemis par le silence, & à fa ciliter la retraite à travers des sentiers é troits & difficiles par où il faloit nécessai rement passer. Le lendemain on se trouva de part & d'autre à l'entrevue; mais le Carthaginois, en tenant à dessein de longs discours, & en écrivant bien des choses inutiles, consuma le jour entier sans rien terminer, desorte que l'on fut obligé de remettre l'affaire au jour suivant. Il n'y fut encore rien décidé. Il naissoit toujours quelques nouvelles difficultés, qui deman doient du délai. Cependant toutes les nuits étoient mises à profit. Déja la plus gran de partie de l'Infanterie étoit en sureté, lorsqu'heureusement, dès la pointe du jour, un brouillard épais couvrit tout le défilé, & toutes les plaines d'alen tour. Le Carthaginois demande & ob tient un dernier délai, sous prétexte d'u ne fête où il n'étoit point permis à ceux de sa nation de traiter d'affaires. Alors, à
|| [karte_L'Espagne]
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à la faveur de l'obscurité, il sort de(An. R. 541. Av. J. C. 211.) son camp avec sa Cavalerie & ses Elé phans; &, sans être aucunement troublé par les ennemis, il gagne un poste où il n'avoit plus rien à craindre de leur part. Sur les dix heures le brouillard se dissipa, & découvrit aux Romains tout-à-la-fois & le jour, & la fraude des Carthaginois. Néron, honteux de s'être ainsi laissé du per, se mit en devoir de les poursuivre. Mais Asdrubal ne jugea pas à propos de risquer une bataille, & tout se borna à quelques légéres escarmouches qui n'eurent point de suite. Le Général Romain auroit du mieux connoître les Carthaginois, & savoir ce que l'on entendoit par la Foi Punique. Soit que ce début de Néron en Es(P. Sci pion, âgé seulement de 24 ans, est nom mé pour comman der en Es pagne en qualité de Proconsul. Liv. XXVI. 18. 19.) pagne ne fît pas beaucoup espérer de son commandement; soit, comme il est plus vraisemblable, qu'il n'eût été envoyé qu'en attendant le choix d'un Général que l'on pût laisser un tems considérable dans cette province; ce qu'il y a de certain, c'est que l'on résolut à Rome de procéder à l'élection d'un nouveau Commandant, qui allât se mettre à la tête des Armées d'Es pagne. On y étoit fort embarrassé. Tout ce que l'on voyoit de clair, c'est que l'on ne pouvoit apporter trop de soin & d'at tention dans le choix d'un Capitaine qui fût capable de remplacer deux grands Gé néraux, tués & défaits avec leurs Armées dans l'espace de trente jours. Le Sénat dé-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) libéra sur ce choix, & n'aiant pu se dé terminer renvoya l'affaire au Peuple. L'As semblée fut indiquée par les Consuls pour l'élection d'un Proconsul qui allât com mander en Espagne. On s'attendoit que dans l'intervalle on verroit se présenter ceux qui se croiroient dignes d'un emploi si important. Cette attente fut trompée. Personne ne parut: ce qui renouvella toute la douleur du coup funeste qui avoit enle vé à la République deux Généraux si dif ficiles à remplacer. Les Citoyens cepen dant, malgré leur affliction, se rendirent à la Place publique au jour de l'Assemblée: & là, aiant les yeux attachés sur les Ma gistrats & sur les prémiers de la ville qui se regardoient tristement les uns les autres sans rien dire, ils étoient dans la derniére désolation de voir les affaires de la Répu blique si desespérées, que personne n'osât accepter le commandement des Armées d'Espagne. Ce fut dans ce moment que P. Scipion, fils de celui du même nom qui avoit été tué en Espagne, âgé environ de vingt-quatre ans, se plaça dans un lieu éle vé où tout le monde pouvoit l'apperce voir, & déclara qu'il étoit disposé à se charger de cet emploi si l'on vouloit le lui confier. Dès qu'on eut jetté les yeux sur lui, il s'éleva de toutes parts des cris de joie, qui lui annonçoient un commande ment heureux & brillant. On alla aussitôt aux voix, & non seulement toutes les Cen turies, mais tous les particuliers dont elles
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étoient composées, depuis le prémier jus(An. R. 541. Av. J. C. 211.) qu'au dernier, ordonnérent que P. Sci pion allât commander en Espagne. L'affaire étant terminée, & la prémiére chaleur de leur zèle étant refroidie, on vit tout d'un coup succéder à des applaudisse mens si universels un morne silence, & de tristes réflexions sur une élection précipi tée, où la faveur avoit eu plus de part que la prudence & la raison. Ce qui leur fai soit le plus de peine, étoit sa grande jeu nesse. Quelques-uns même prenoient à mauvais augure le malheur arrivé à sa mai son, & ne pouvoient sans frémir le voir partir du sein d'une famille, qui toute en tiére étoit dans le deuil & dans les larmes, pour aller commander dans une province où il lui faudroit combattre entre les tom beaux de son pére & de son oncle. Scipion s'étant apperçu de ce refroidis sement, fit un discours au peuple si plein d'une noble confiance, & leur parla de son âge, du commandement qui venoit de lui être confié, de la guerre qu'il alloit fai re, avec tant d'élevation & de grandeur d'ame, qu'il ralluma en eux cette ardeur qui s'étoit éteinte, & les remplit d'une cer titude d'espérance, dit Tite-Live, supérieu re à celle que les promesses des hommes, & les raisons dont ils les appuyent, ont coutume d'inspirer, & qui sembloit avoir quelque chose de surnaturel. En effet, Sci pion ne s'attiroit pas seulement l'admira tion par les talens & les vertus qu'il possé-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) doit réellement, mais encore par l'adresse merveilleuse qu'il avoit eue dès sa prémié re jeunesse d'en rehausser l'éclat par des de hors frappans & capables de lui attirer le respect. Dans presque tout ce qu'il propo soit à la multitude, il lui faisoit entendre que les Dieux mêmes l'en avoient instruit, ou par la voie des songes, ou par des in spirations secrettes, soit que ce fût de sa part foiblesse &*superstition, soit qu'il eût recours à cet artifice pour rendre les ci toyens plus disposés à entrer dans ses des seins. C'est dans cette vue que, dès qu'il eut pris la robe virile, il eut soin de ne ja mais faire aucune action, soit publique soit particuliére, qu'auparavant il n'allât au Ca pitole, & qu'entrant dans le Temple il n'y passât seul un tems considérable. Cette coutume, qu'il observa toujours depuis ré guliérement, fit croire à quelques-uns qu'il étoit issu de la race des Dieux. On renou vella à son sujet le conte absurde qui a voit couru sur la naissance d'Alexandre, & l'on débita qu'il étoit né du commerce de sa mére avec un serpent énorme. Scipion sembla vouloir confirmer cette opinion par l'air mistérieux avec lequel il affecta de ne jamais nier le fait, & cependant de ne le point assurer. Je ne reconnois point ici la grandeur d'ame & la noblesse de sentimens que Sci 99
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pion fait paroître ordinairement dans sa(An. R. 541. Av. J. C. 211.) conduite. Il y a, ce me semble, de la pe titesse d'esprit & de la bassesse, de chercher à se faire valoir par le mensonge & la dis simulation. Ila y a de l'impiété même, à vouloir couvrir la fourberie & l'imposture du nom respectable de la Divinité Je sai que Minos & Lycurgue parmi les Grecs, & Numa parmi les Romains, ont usé d'un pareil artifice pour s'attirer l'estime & la confiance des Peuples. Mais un exemple, vicieux en lui-même, de quelque grand nom qu'on l'autorise, peut bien aveugler ceux qui le suivent, mais il ne peut pas les justifier. Decipit exemplar vitiis imitabile.(Horat.) Quoi qu'il en soit, les faits merveilleux qu'on rapportoit de Scipion, avoient donné aux Romains pour ce jeune homme une estime & une admiration qui approchoient du respect & de la vénération: & c'est sur ces fondemens qu'ils le chargérent, dans un âge si peu avancé, d'un emploi si im portant & d'une guerre si considérable. Des que Scipion eut été nommé Pro(Scipion passe en Espagne. Liv. XXVI. 19) consul, il songea à son départ. Aux vieilles troupes qui étoient restées en Espagne du débri des deux Armées défaites, & à celles qui y étoient passées de Pouzole avec Né ron, on ajouta dix mille hommes de pié 100
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) & mille chevaux. M. Julius Silanus y fut aussi envoyé en qualité de Propréteur, pour aider Scipion dans les fonctions du com mandement. Lorsque tout fut prêt, ce Gé néral partit d'Ostie avec une Flotte de trente galéres à cinq rangs. Etant arrivé à Tarragone, il y tint une espéce d'Assem blée de tous les Ambassadeurs des Peuples d'Espagne alliés des Romains, qui s'étoient rendus dans cette ville au bruit de sa ve nue. Il leur donna audience, & leura par la à tous avec cette confiance & cette gran deur d'ame que le solide mérite inspire; de façon cependant qu'il ne lui échappa aucun mot qui pût le rendre suspect d'orgueil ou de vanité; & qu'en conservant un air de vérité qui gagnoit la confiance, il mettoit dans ses discours toute la dignité possible. Etant parti de Tarragone, il visita les villes des Alliés, & les quartiers d'hiver de l'Armée; & donna de grands éloges aux soldats, qui, après deux défaites si cruelles reçues coup sur coup, avoient par leur cou rage conservé la province au Peuple Ro main; & sans donner le tems aux ennemis de profiter de leurs victoires, les avoient obligés à repasser l'Ebre; & enfin, par une conduite si fidéle & si généreuse, avoient défendu les Alliés de la République. Il avoit 101
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toujours Marcius avec lui. La considéra(An. R. 541. Av. J. C. 211.) tion qu'il avoit pour cet Officier, & les éloges qu'il donnoit à sa valeur, montroient bien qu'il étoit exemt d'une basse jalousie, & que ce qu'il craignoit le moins étoit de trouver quelqu'un qui ternît ou qui parta geât sa gloire. Silanus prit la place de Né ron, & l'on mit les nouveaux soldats dans les quartiers d'hiver. Scipion aiant pourvu à tout, & pris toutes les précautions néces saires avec autant de diligence que de sa gesse, revint à Tarragone. La division s'étoit mise parmi les trois(Polyb lib. IX. Ex cerpt. de Virt. & Vit. Liv. XXVI. 20.) Généraux des Carthaginois, & leur avoit fait prendre des quartiers d'hiver tout dif férens. Asdrubal, fils de Gisgon, étoit du côté de Cadix sur les bords de l'Océan. Magon dans le milieu des terres, sur-tout au dessus des bords de* Castulon. Asdru bal, fils d'Amilcar, près de l'Ebre aux en virons de Sagonte. Sur la fin de la même campagne(Retour de Marcellus à Rome. Il rempor te le petit triomphe. Liv. XXVI 21. Pluc. in Marc. p. 310.) Marcellus revint de Sicile à Rome. Le Préteur C. Calpurnius assembla le Sénat dans le Temple de Bellone hors la ville, selon l'usage, pour lui donner audience. Là Marcellus rendit compte de ses exploits & de ses victoires; &, après s'être plaint modestement, autant au nom des soldats qu'au sien, de ce qu'après avoir chassé les Carthaginois de la Sicile, & avoir remis la province sous la puissance des Romains, 102
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) il n'avoit pas eu la liberté de ramener son Armée, il demanda qu'il lui fût permis d'entrer dans la ville en triomphe. On ne lui accorda pas cet honneur, non par au cun mécontentement, mais parce que la guerre de Sicile ne paroissoit pas encore terminée. Il obtint seulement l'Ovation, c'est-à-dire le petit triomphe. La veille du jour où il devoit entrer dans Rome, il eut les honneurs du grand triomphe sur le Mont Albain; coutume qui s'étoit établie quelques années auparavant, l'an de Rome 521. (Statues & tableaux portés dans son triomphe.) Quand il entra dans la ville, outre le tableau qui représentoit la prise de Syracu se, il étoit précédé des catapultes, des bal listes, & de toutes les autres machines de guerre qui étoient tombées entre ses mains; des superbes ornemens que la magnificence Royale avoit accumulés pendant une lon gue paix dans cette ville capitale; d'un grand nombre de vases d'argent ou d'ai rain, travaillés avec beaucoup d'art, de meubles précieux de toute espéce, & de statues célébres, dont Syracuse étoit ornée plus qu'aucune des autres villes Grecques. On y fit aussi marcher huit éléphans, com me une preuve des victoires qu'il avoit remportées sur les Carthaginois. Sosis de Syracuse & Mericus d'Espagne marchoient devant Marcellus avec des couronnes d'or. Ils avoient beaucoup contribué à la prise de la ville. On leur donna à tous deux le droit de Bourgeoisie, & à chacun cinq cens arpens de terre; à Sosis dans le terri-
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toire de Syracuse, avec une maison dans(An. R. 541. Av. J. C. 211.) la ville à son choix; à Méric, & aux Es pagnols qui avoient embrassé le parti des Romains avec lui, une des villes rebelles de Sicile pour demeure, & des terres dans les campagnes qui avoient été confisquées par droit de conquête. Cicéron loue beaucoup la modération de Marcellus par rapport aux tableaux & aux statues des Syracusains. Aianta pris Syracuse de vive force, dit cet Orateur, il pouvoit enlever généralement tout ce qui s'y trouveroit. Mais il consulta moins les droits de la victoire, que les loix de l'hu manité: ou plutôt, il sut les allier par un sage tempérament, & par une sorte de par tage égal. Il transporta à Rome beaucoup de chef-d'œuvres de l'art, & en laissa du moins autant à Syracuse, pour orner l'une, & consoler l'autre. Il se fit même un de voir de Religion de n'enlever à celle-ci au 103
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) cune statue de ses Dieux; & pour celles qu'il fit passer à Rome, il les plaça toutes dans les Temples de l'Honneur & de la Vertu, & dans d'autres lieux pareils; nulle dans ses propres jardins, persuadé que sa maison destituée de ces statues, deviendroit elle-même l'ornement de la ville. (Réfle xions sur les statues & table aux portés dans le triomphe de Marcel lus.) Tite-Live & Plutarque n'ont pas jugé si avantageusement de la conduite de Marcel lus. Ils observent qu'elle donna lieu, sans doute contre son intention, à un desordre qui causa de grands maux dans la Répu blique. “Tousa ces beaux ouvrages de Sculpture, de Peinture, dit le prémier, étoient à-la-vérité des dépouilles qu'on avoit prises sur des ennemis, à qui les régles de la guerre permettoient de les enlever. Mais ce fut-là la triste époque de ce funeste goût que prirent les Ro mains pour les Arts des Grecs, qu'ils n'a voient jusques-là ni connus, ni estimés; qui les porta bientôt à piller sans scru pule dans les provinces, non seulement les maisons des Particuliers, mais aussi les Temples des Dieux; & enfin à exer cer leurs vols sacriléges jusques sur les Temples de Rome, & en particulier sur 104
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ceux-là même que Marcellus avoit si(An. R. 541. Av. J. C. 211.) magnifiquement ornés. Car, ajoute cet Historien, on ne voit plus aujourd'hui dans les Temples de l'Honneur & de la Vertu les tableaux & les statues que Mar cellus y avoit placés, & qui y attiroient autrefois la curiosité des Etrangers.“ Plutarque insiste encore plus fortement(Plut. in Marc. pag. 310.) sur cette réflexion. “Jusqu'alors, dit-il, Rome n'avoit eu, ni même connu, ces somptuosités & ces curiosités superflues, & l'on ne trouvoit point chez elle ces ornemens gracieux de Sculpture, qui sont aujourdhui si fort recherchés. Pleine d'ar mes prises sur les Barbares, & de dépouil les sanglantes; couronnée de monumens de triomphes & de trophées, elle offroit aux yeux un spectacle qui avoit l'air mar tial, & qui convenoit parfaitement à une nation guerriére & conquérante. Le peuple cependant savoit bon gré à Mar cellus d'avoir orné la ville de tant de beaux ouvrages, qui dans leur variété renfermoient toute la grace, toute la dé licatesse, tout le bon goût des Grecs. Les gens sensés ne pensoient pas de- même, & préféroient infiniment la con duite de Fabius Maximus, qui n'empor ta rien de semblable de la ville de Ta rente qu'il prit deux ans après; mais se contentant de l'or & de toutes les autres richesses utiles, il laissa dans leur place les tableaux & les statues des Dieux. Ce fut à cette occasion qu'il dit cette paro-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) le mémorable, Laissons aux Tarentins. leurs Dieux irrités. On reprochoit à Marcellus, prémiérement qu'il avoit sus cité contre Rome la haine & l'envie, en faisant mener en triomphe, non seu lement les hommes, mais les Dieux* captifs: ensuite, que d'un peuple accou tumé à faire la guerre ou à labourer ses champs, & qui ne savoit ce que c'étoit que luxe & que mollesse, il en avoit fait un peuple qui ne se piquoit plus que de finesse de goût pour les Arts, & qui ne s'entretenoit plus que de la beauté de ces sortes d'ouvrages, & de l'habileté des Ouvriers.“ (Polyb. IX. 549.) Polybe, cet Historien si sensé, examine dans un fragment qui nous reste de lui, si les Romains faisoient sagement de transpor ter à Rome les ornemens des villes qu'ils avoient soumises à leur domination; & il conclut que non. Il appuye son sentiment par deux ou trois raisons principales. Prémiérement, si c'étoit par ce que l'on appelle les Beaux Arts & toute leur dépen dance que les Romains eussent aggrandi & élevé leur patrie, il est clair qu'ils au roient bien fait d'y transporter ce qui en avoit augmenté la puissance & la gloire. Mais si c'est par une maniére de vie très simple, & par un éloignement infini du luxe & de la magnificence qu'ils se sont soumis les peuples chez qui se trouvoient 105
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ces ornemens en plus grand nombre &(An. R. 541. Av. J. C. 211.) les plus beaux, il faut reconnoître qu'ils ont fait une grande faute de les enlever. Car quiter les mœurs à qui l'on doit ses victoires pour prendre celles des vaincus, & se charger, en les prenant, de la hai ne qui accompagne toujours ces sortes de violences, c'est une conduite qui ne peut s'excuser. Polybe touche ici une seconde raison qui est bien forte. En effet, traiter ain si les villes que l'on a prises, ajouter à la douleur qu'elles ont d'avoir été vaincues, celle de se voir dépouillées des précieux monumens qui faisoient l'objet de leur at tache & de leur religion, donner en spec tacle ces richesses étrangéres, les étaler a vec pompe à la vue de tout le mon de, & de ceux même à qui on les a en levées, & faire des calamités d'autrui l'ornement de sa patrie, c'est insulter en quelque sorte au malheur des vaincus, c'est vouloir perpetuer leur honte & leur douleur, & c'est en même tems exciter contre les vainqueurs une secrette indi gnation, qui se renouvelle tous les jours à la vue de ces dépouilles. Si les Romains n'eussent amassé dans leurs conquêtes que de l'or & de l'ar gent, on ne pourroit pas blâmer en ce la leur politique. Pour parvenir à l'Em pire universel, il faloit nécessairement ô ter ces richesses aux Peuples vaincus, & se les approprier. Mais pour ces mer-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) veilles de l'art, il leur auroit été beaucoup plus glorieux de les laisser où elles étoient avec l'envie qu'elles attirent, & de mettre la gloire de leur patrie, non dans l'abon dance & la beauté des tableaux & des statues, mais dans la gravité des mœurs & la noblesse des sentimens. (Liv. XXXIV. 3.) Caton, avant Polybe, pensoit comme lui, & se plaignoit avec amertume du dangereux goût qui s'introduisoit à Rome, & qui commençoit même à y prévaloir. “Jea n'entens déja que trop de person nes, disoit-il, qui louent avec des trans ports d'admiration ces ouvrages qui font l'ornement de Corinthe & d'A thénes, & qui se rient de l'antique sim plicité des statues de nos Dieux. Croyez- moi, quand on a introduit ici les sta tues de Syracuse, on y a fait entrer des ennemis, qui tôt ou tard causeront la ruïne de la ville.“ L'expérience fit voir combien ces réfle xions étoient sensées. La Gréce, vain cue par les Romains, les vainquit à son tour, en communiquant son goût pour la délicatesse des ouvrages de l'art à ce peu ple, qui jusques-là avoit été grossier & rus tique sur cet article. 106 107
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Græcia capta ferum victorem cepit, &(An. R. 541. Av. J. C. 211. Horat. Epist. 1. lib. 2.) artes Intulit agresti Latio. Du tems de Cicéron cette passion alloit jusqu'à la folie; c'est trop peu dire, jus qu'à une espéce de fureur & de phrénésie. Les Gouverneurs de provinces ne lais soient ni dans les maisons des Particuliers, ni dans les Temples même des Dieux, au cun ouvrage de Peinture ou de Sculpture qui fût un peu estimé, & y exerçoient un brigandage, qui rendoit aux nations étran géres le nom du Peuple Romain odieux & exécrable, comme on le voit dans une des harangues de Cicéron contre Verrès intitulée de Signis. Ce fut une des princi pales causes de la ruïne de l'Empire. Le lu xe, dont cette passion pour les tableaux & les statues faisoit partie, le luxe, plus puis sant & plus funeste que toutes les Armées ennemies, subjugua Rome, & vengea l'U nivers vaincu. Sævoir armis(Juvenal.) Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. Depuis que Marcellus avoit quité la Si(Liv. XXVI. 21.) cile, la Flotte des Carthaginois avoit dé barqué dans cette province huit mille hommes d'Infanterie, & trois mille Cava liers Numides. Ces troupes firent soule ver quelques villes en faveur des Carthagi-
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) nois, & ravagérent les terres de quelques Alliés des Romains. D'ailleurs l'Armée Romaine, irritée de ce qu'on ne lui avoit pas permis de retourner à Rome avec son Général, ni d'hiverner dans les villes de Sicile, ne servoit qu avec beaucoup de ré pugnance & de lenteur; & il ne manquoit aux soldats qu'un Chef pour exciter une sédition dans la province. Le Préteur M. Cornelius surmonta toutes ces difficultés. Il appaisa l'esprit des soldats, tantôt en les traitant avec douceur, tantôt en leur parlant avec fermeté; & il fit rentrer dans le devoir les villes qui s'étoient révoltées. Les deux Consuls étoient dans l'A pulie avec leurs Armées. Mais, comme on n'avoit plus tant à craindre de la part d'Annibal & des Carthaginois, ils eurent ordre de tirer au sort l'Apulie & la Macé doine. Sulpicius eut pour partage la Ma cédoine, où il alla prendre la place de Le vinus. Fulvius fut appellé à Rome pour (Manlius Torqua tus refuse le Consu lat.) présider à l'élection des nouveaux Magis trats pour l'année suivante. Lorsqu'il s'a git de nommer des Consuls, la Centurie des Jeunes appellée Véturie, à qui il étoit échu par sort de donner la prémiére son suffrage, choisit T. Manlius Torquatus, & T. Otacilius. Déja une foule de gens, persuadés que la pluralité des suffrages, comme il ne manquoit jamais d'arriver, ratifieroit ce choix, s'assembloit autour de Manlius qui étoit présent, pour le félici ter sur sa promotion. Manlius alors s'a prochant du tribunal du Consul, le pria
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de vouloir bien l'entendre. Tout le mon(An. R. 541. Av. J. C. 211.) de étoit dans l'attente de ce qu'il alloit de mander, lorsqu'il s'excusa d'accepter le commandement sur la foiblesse de ses yeux. Il ajouta, “Quea ce seroit une té mérité inexcusable à un Général, aussi- bien qu'à un Pilote, lorsqu'il ne pouvoit se conduire que par les yeux d'autrui, de prétendre que les autres se reposas sent sur lui du soin de leurs vies & de leurs intérêts les plus chers. Qu'ainsi il prioit le Consul de renvoyer aux voix la Centurie des Jeunes-gens qui venoit de donner son suffrage, & de les exhor ter à faire attention, avant que de nom mer les Consuls, à la qualité de la guer re que l'on avoit à soutenir en Italie, & aux conjonctures où se trouvoit actuel lement la République. Qu'à peine a voit-on pu encore se bien remettre de l'allarme & de l'épouvante qu'avoit cau sé dans Rome l'aproche d'Annibal, lors que quelques mois auparavant ce redou table ennemi avoit fait avancer ses trou pes jusqu'aux portes de la ville.“ La Centurie répondit qu'elle ne changeoit point de sentiment, & qu'elle persistoit dans ce qu'elle venoit de faire. Alors Torquatus le prenant sur un ton(Sagesse admirable des Jeu) plus ferme: Si je suis Consul, dit-il, je ne 108
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(An. R. 541. Av. J. C. 211. nes-gens de la Cen turie Ve turia.) pourrai supporter la licence de vos mœurs, ni vous la sévérité de mon commandement. Retournez donc aux suffrages, & souvenez- vous que nous avons la guerre en Italie contre les Carthaginois, & qu'Annibal est à leur tête. Le ton d'autorité que Man lius avoit pris, & l'admiration de sa géné rosité qui se déclara par un aplaudissement universel, firent comprendre à la Centu rie qu'il faloit penser à un autre choix. Mais avant que d'y procéder, elle deman da au Consul la permission de consulter ses Anciens, c'est-à-dire la Centurie des Vieux, qui lui répondoit, & qui s'appel loit aussi Veturia. Ces Vieillards s'étant présentés, on leur laissa le tems de confé rer avec les Jeunes dans l'enceinte du*Parc, (in Ovili) où chaque Centurie entroit à son tour pour donner son suffrage. Les Anciens leur dirent “qu'ils pouvoient dé libérer entre trois sujets, dont deux a voient déja exercé avec honneur les pré miéres charges de la République, savoir Q. Fabius & M. Marcellus. Et en cas qu'ils voulussent choisir un nouveau Général pour combattre contre les Car thaginois, que M. Valerius Levinus s'é toit signalé par mer & par terre dans la guerre contre Philippe dont on l'avoit chargé.“ Les Vieillards s'étant retirés, les Jeunes, après avoir consulté entr'eux, 109
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choisirent M. Marcellus, encore tout bril(An. R. 541. Av. J. C. 211.) lant de la gloire qu'il venoit d'acquérir par la conquête de la Sicile, & M. Valerius. Toutes les Centuries aprouvérent cette é lection. aTite-Live ne peut s'empêcher, après avoir exposé ce fait, de se recrier contre ceux de son tems qui se moquoient des mœurs des Anciens, & affectoient de tourner leurs admirateurs en ridicules. Pour moi, dit-il, je suis persuadé que s'il y a jamais eu une République de sages, telle que les Savans l'ont plutôt imaginée qu'ils ne l'ont connue, (il désigne les Livres de Pla ton sur la République) elle n'a pu être composée ni de Chefs plus modérés & moins avides des honneurs, ni d'une multitude mieux disciplinée & plus docile. Mais sur tout, que la Centurie des Jeunes ait voulu consulter ses anciens sur le choix qu'elle a voit à faire, c'est ce qui paroit à peine vrai semblable aujourd'hui, que l'autorité des pé res mêmes est si peu respectée de leurs en fans. Ce dernier trait marque combien Rome avoit dégénéré des anciens tems, où le manque de respect des enfans pour 110
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) leurs péres auroit paru une chose mons trueuse. Après le choix des Consuls, on nomma les Préteurs. On aprit alors que T. Ota cilius, à qui l'on avoit songé pour le Con sulat, étoit mort en Sicile. On avoit célébré les Jeux Apollinaires l'année d'auparavant, & le Préteur Cal purnius aiant proposé de les célébrer en core celle-ci, le Sénat ordonna qu'ils le (Liv. XXVII. 23. Traité conclu par le Préteur Valére en tre les Romain & les Eto liens. Liv. XXVI. 24.) feroient à perpétuité: ce qui pourtant ne s'exécuta que quatre ans après. En meme tems M. Valerius Levinus, qui, comme il a été dit plus haut, avoit été envoyé avec une Flotte & quelques troupes en Gréce & en Macédoine, tra vailloit, pour diminuer les forces de Phi lippe, à lui débaucher quelques-uns de ses Alliés. Les* Etoliens faisoient alors une figure considérable dans la Gréce. Na tion féroce & brutale, ils se rendoient redoutables à tous leurs Voisins par leurs violences, d'autant plus qu'ils savoient la guerre, & excelloient sur-tout pour la Ca valerie. Valêre commença par sonder dans des entretiens particuliers la disposi tion des principaux de la nation; & après les avoir gagnés, il se rendit avec une Flotte bien équipée au lieu où devoit se tenir leur Assemblée générale, qui avoit 111
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été indiquée exprès quelque tems aupa(An. R. 541. Av. J. C. 211.) ravant. “Là, après avoir exposé en quel heureux état se trouvoient les af faires des Romains, & l'avoir prouvé par la prise de Syracuse dans la Sicile, & par celle de Capoue en Italie, il exalta la générosité & la fidélité des Romains envers leurs Alliés. Il ajouta que les Etoliens devoient s'attendre à en être traités d'autant mieux, qu'ils se roient les prémiers des Peuples d'outre mer qui auroient fait amitié avec eux. Que Philippe & les Macédoniens é toient pour eux des voisins dangereux, de qui ils avoient tout à craindre. Que Rome avoit déja beaucoup rabattu de leur fierté, & qu'elle sauroit bien les réduire, non seulement à restituer aux Etoliens les places qu'ils leur avoient en levées, mais à craindre eux-mêmes pour leur propre pays. Que pour ce qui re gardoit les Acarnaniens, qui s'étoient détachés du corps & de la société des Etoliens, elle les y feroit rentrer sous les mêmes conditions, & avec la mê me dépendance à laquelle ils avoient été astreints dans les tems précédens.“ Scopas, qui occupoit alors la prémiére dignité chez les Etoliens, & Dorimaque celui de leurs citoyens qui étoit le plus ac crédité, appuyérent fort le discours & les promesses de Valére, & enchérirent beau coup sur ce qu'il avoit dit de la grandeur & de la puissance Romaine; parce qu'ils
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) n'étoient pas obligés de garder sur ce sujet autant de retenue que lui, & qu'on étoit plus disposé à les croire, qu'un étranger qui parloit pour les intérêts de sa patrie. Ce qui les flatoit le plus, étoit l'espérance de remettre l'Acarnanie sous leur domina tion. Le Traité fut donc conclu entre les Romains & les Etoliens. On y ajouta une clause, par laquelle il étoit libre aux Eléens, aux Lacédémoniens, à Attale Roi de Pergame, à Pleurate & Scerdiléde, tous deux Rois, le prémier dans la Thrace, l'autre dans l'Illyrie, d'accéder au Traité. Les Etoliens s'engageoient à déclarer sur le champ & à faire la guerre à Philippe, & les Romains à leur fournir un secours au moins de vingt galéres à cinq rangs. On abandonnoit aux Etoliens toutes les villes qui se trouvoient depuis l'Etolie jus qu'à l'Ile de Corcyre (Corfou) avec leurs dépendances. Tout le butin devoit appar tenir aux Romains, qui s'obligeoient à fai re ensorte que les Etoliens fussent remis en possession de* l'Acarnanie. Il étoit sti pulé aussi que les Etoliens ne pourroient conclure de paix avec Philippe, qu'à con dition qu'il ne pourroit faire la guerre ni aux Romains, ni à leurs Alliés; & que les Romains de leur côté entreroient dans le même engagement. Les actes d'hosti lité commencérent sur le champ. On prit quelques villes sur Philippe: après quoi 112
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Levinus se retira à Corcyre, bien persua(An. R. 541. Av J. C. 211.) dé que le Roi avoit assez d'affaires & d'en nemis sur les bras, pour être hors d'état de penser à l'Italie & à Annibal. Philippe passoit l'hiver à Pella sa capita(Mouve mens des Etoliens & de Phi lippe. Etonnan te résolu tion de ceux d'A carnanie.) le, quand il apprit la nouvelle du Traité des Etoliens. Afin de pouvoir marcher au plutôt contr'eux, il travailla à régler les affaires de la Macédoine, & à la met tre en sureté contre les insultes des voisins. Scopas, de son côté, se prépare à por ter la guerre contre les Acarnaniens: qui, se voyant dans l'impuissance de tenir tête en même tems à deux Peuples aussi puis sans qu'étoient les Etoliens & les Romains, prirent néanmoins les armes plutôt par de sespoir & par fureur que par raison, & résolurent de vendre bien cher leur vie. Aiant envoyé dans l'Epire, qui étoit tout proche, leurs femmes, leurs enfans, & tous les vieillards au dessus de soixante ans, tous ceux qui restoient depuis quinze ans jusqu'à soixante s'engagent par serment à ne revenir de la guerre que vainqueurs, & à ne point recevoir dans la ville, dans leur maison, ou à leur table, quiconque au roit abandonné le champ de bataille après avoir été vaincu. Ils prononcent con tr'eux-mêmes les plus terribles impréca tions s'ils manquent à leur engagement, & prient seulement les Epirotes d'ensevelir dans un même tombeau ceux qui auront été tués dans le combat, avec cette ins cription: Ci gisent les Acarna
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(An. R. 541. Av. J. C. 211.) niens, qui sont morts en com battant pour leur patrie con tre la violence et l'injustice de ceux d'Etolie. Pleins de courage ils partent dans le moment, & vont au de vant de l'ennemi jusqu'aux frontiéres de leur pays. Une telle résolution effraya les Etoliens. D'ailleurs ils apprirent que Philippe s'étoit déja mis en marche pour venir au secours de ses Alliés. Ils rebrous sérent chemin, & s'en retournérent chez eux. Philippe en fit autant. (Levinus assiége & prend An ticyre Il apprend qu'il a été nommé Consul. Liv. XXVI. 26.) Dès l'entrée du printems, Levinus as siégea par mer & par terre* Anticyre, qui se rendit peu de tems après. Il l'aban donna aux Etoliens qui l'avoient secondé dans ce siége, & retint seulement le butin, comme on en étoit convenu dans le Trai té. Il y reçut la nouvelle qu'on l'avoit nommé Consul en son absence, & que P. Sulpicius venoit pour lui succéder. Mais aiant été attaqué d'une maladie plus lon gue que dangereuse, il se rendit à Rome beaucoup plus tard qu'on ne l'y attendoit.

§. III.

Marcellus entre en charge. Plaintes du Peuple. Grand incendie à Rome. Cam paniens, auteurs de cet incendie, punis de mort. Plaintes des Campa 113
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paniens contre Fulvius. Ils suivent à Ro me Levinus, qui revenoit de Sicile Plain tes des Siciliens contre Marcellus. Suites de cette affaire, qui enfin se termine heu reusement. Jugement sévére prononcé par le Sénat contre les Campaniens Edit au sujet de la Flotte, qui excite de grands murmures. Conseil salutaire du Consul Le vinus. Tout le monde porte à l'envi son or & son argent au Trésor. Parti ex trême que prend Annibal à l'égard de ses villes alliées. Salapie reprise par les Ro mains. Défaite d'une Flotte Romaine par celle de Tarente. La Garnison de la Ci tadelle de Tarente remporte un avantage sur celle de la Ville. Affaires de la Sicile. Levinus se rend maître d'Agrigente, & chasse entiérement les Carthaginois de la Sicile. Affaires d'Espagne. Scipion for me un grand dessein, & y prépare toutes choses pendant les quartiers d'hiver. L'Ar mée & la Flotte partent ensemble, & arrivent en même tems devant Carthagé ne. Situation de cette ville. Elle est assiégée par terre & par mer. Carthagéne prise d'assaut & par escalade. Butin con- sidérable. Maniére de partager le butin usitée parmi les Romains. Scipion haran gue l'Armée victorieuse, & loue le courage & le zèle des troupes. Dispute fort vive au sujet de la Couronne Murale, terminée pacifiquement par Scipion. Générosité de Scipion envers les ôtages & les prisonniers. Sage conduite du même à l'égard des
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Dames qui se trouvent parmi les ôtages. Il rend sans rançon une jeune Princesse d'une rare beauté à Allucius, à qui elle étoit promise en mariage. Vive reconnois- sance de ce Prince. Eloge de Scipion Il envoie Lelius à Rome, pour y porter la nouvelle de sa victoire. Il fait faire l'ex ercice aux troupes de terre & de mer. Sci pion retourne à Tarragone. Les Cartha ginois dissimulent leur douleur sur la prise de Carthagéne.
(An. R. 542. Av. J. C. 210. Marcellus entre en charge. Liv. XXVI. 26.)

M. Claudius Marcellus IV.

Marcellus étant entré en charge aux Ides de Mars, (le 15.) assembla ce jour-là le Sénat seulement pour la forme, aiant déclaré “qu'en l'absence de son Col légue il ne mettroit en délibération au cune affaire qui regardât la République, ou les départemens des Généraux. Qu'il savoit qu'il y avoit un grand nombre de Siciliens aux environs de Rome dans les maisons de campagne de ceux qui portoient envie à sa gloire; & que bien loin de les empêcher de débiter ouver tement à Rome les accusations que la calomnie avoit inventées contre lui, il leur auroit donné sur le champ audien ce dans le Sénat, si ces Etrangers n'eus sent pas affecté de publier qu'ils n'o soient parler contre le Consul en l'ab sence de son Collégue. Qu'aussitôt que Levinus seroit arrivé à Rome, il in
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troduiroit les Siciliens dans le Sénat, &(An. R. 542. Av. J. C. 210.) ne permettroit pas qu'on traitât d'aucu ne affaire avant qu'on les eût enten dus. Que M. Cornelius, (c'étoit le Préteur de Sicile) avoit en quelque fa çon fait battre la caisse dans toute sa province pour lui susciter des accusa teurs, & en envoyer à Rome le plus grand nombre qu'il pourroit. Qu'ac tuellement, pour ternir sa réputation, il ne cessoit d'écrire aux amis qu'il avoit dans la ville, que la guerre n'étoit pas terminée dans la Sicile.“ Le Consul aiant fait admirer ce jour-là sa retenue & sa modération, congédia le Sénat. Il paroissoit que jusqu'à l'arrivée de l'autre Consul tout alloit demeurer dans l'inaction. L'oisiveté, comme il arrive(Plaintes du l'euple.) ordinairement, excita les murmures du peuple. “On se plaignoit des maux qu'u ne si longue guerre avoit causés. Que toutes les campagnes par où Annibal a voit passé étoient ravagées & désertes. Que l'Italie étoit épuisée par les levées. Qu'il n'y avoit point d'année qu'on ne perdît quelque grande bataille; & qu'on venoit d'élever au Consulat deux Géné raux d'un caractére vif, remuant, & qui ne respiroit que les combats, capables enfin de troubler le repos de la République en pleine paix, loin qu'ils fussent d'humeur à lui laisser prendre quelque repos dans la guerre.“
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(An. R. 542. Av. J. C. 210. Grand in cendie à Rome.) Un incendie qui s'alluma au tour de la Place publique en plusieurs endroits tout à la fois pendant la nuit, interrompit ces discours. L'em brasement dura une nuit & un jour en tiers, & consuma un grand nombre d'é (Campa niens, au teurs de cet incen die, punis de mort.) difices. Il paroissoit clairement que c'étoit un effet de la malice des hommes, & non du hazard. C'est pourquoi le Consul, par l'autorité du Sénat, déclara en pleine Assemblée, que quiconque dénonceroit les coupables, auroit pour récompense u ne somme d'argent s'il étoit libre, & la liberté s'il étoit esclave. Cette promesse engagea un esclave nommé Mannus à dé noncer les Calavius ses maîtres, & avec eux cinq autres jeunes gens des meilleures maisons de Capoue, dont les péres avoient eu la tête tranchée par l'ordre de Q. Ful vius. On se saisit & d'eux, & de leurs esclaves. Ils niérent d'abord le fait. Mais quand ils virent qu'au milieu de la Place publique on commençoit à appliquer à la question ceux dont ils s'étoient servis pour mettre le feu, ils avouérent tout. Ils fu rent tous punis de mort avec leurs com plices; & le dénonciateur reçut pour ré compense, outre la liberté, une som mea d'argent, qui montoit à mille francs de notre monnoie à peu près. (Plaintes des Cam paniens contre Fulvius,) Le Consul Levinus passant par Capoue à son retour de Gréce, fut en 114
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touré d'une foule de Campaniens, qui le(An. R. 542. Av. J. C. 210. Ils suivent à Rome Levinus, qui reve noit de Si cile.) conjuroient, les larmes aux yeux, de leur permettre d'aller à Rome se jetter aux piés des Sénateurs, pour implorer leur miséri corde s'il étoit possible de les fléchir, & pour les supplier qu'ils ne permissent pas à Flaccus de les exterminer entiérement, & d'abolir jusqu'au nom des Campaniens, comme il paroissoit en avoir le dessein. Flaccus répondit à cette invective, “qu'il n'avoit aucune haine personnelle contre les Campaniens; mais qu'il les haïssoit comme les ennemis déclarés de la Ré publique, & qu'il ne cesseroit point de les traiter comme tels, tant qu'il les verroit dans la disposition d'esprit où ils étoient à l'égard de Rome. Qu'il n'y avoit point dans l'Univers de nation plus acharnée contre le Nom Romain. Que la raison qu'il avoit de les tenir renfermés dans leurs murailles, c'est que ceux d'entr'eux qui pouvoient s'échap per, se répandoient aussitôt dans la cam pagne comme des bêtes féroces, tuant & déchirant tout ce qui se trouvoit sous leur main. Que les uns s'étoient réfugiés auprès d'Annibal, les autres é toient allés à Rome pour la bruler. Que le Consul, en arrivant dans cette ville, trouveroit au milieu de la Place publi que des traces récentes du crime de ces furieux. Que pour lui, il ne croyoit pas qu'il y eût de sureté à permettre aux Cam paniens d'entrer dans Rome.“ Levi
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) nus, aiant obligé les Campaniens de jurer à Flaccus qu'ils reviendroient à Capoue cinq jours après qu'ils auroient reçu ré ponse du Sénat, leur commanda de le sui vre à Rome. Il entra dans la ville suivi de ce corté ge, qui se trouva grossi par les Siciliens qui étoient venus à sa rencontre: amenant avec lui, pour accuser deux Généraux qui avoient acquis une gloire immortelle par la ruïne de deux villes des plus célé bres du monde, ceux même qu'ils avoient vaincus par la force des armes. Les Consuls mirent d'abord en délibé ration les arrangemens qu'il convenoit de prendre pour la campagne où l'on alloit entrer. Levinus fit connoître en quelle si tuation se trouvoient alors les affaires de la Macédoine & de la Gréce; celles des E toliens, des Acarnaniens, des Locriens; & ce qu'il avoit fait lui-même dans ces provinces tant par mer que par terre. Le Sénat régla ensuite tout ce qui regardoit les divers départemens soit des Consuls, soit des autres Commandans. Et pour ce qui regarde les Consuls en particulier, il fut ordonné que l'un d'eux resteroit en Ita lie pour y faire la guerre contre Annibal, & que l'autre passeroit en Sicile. On ar rêta que la République n'auroit sur pié cette année que vingt & une Légions Ro maines. Après que le Sénat eut entiérement réglé ce qui regardoit la repartition des Comman
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dans & des troupes, les Consuls tirérent(An. R. 542. Av. J. C. 210.) leurs départemens au sort. La Sicile échut à Marcellus, avec le commandement de la Flotte; & Levinus se trouva chargé de commander dans l'Italie, & d'y faire la guerre contre Annibal. Quand les Sici(Plaintes des Sici liens con tre Mar cellus. Sui te de cette affaire, qui enfin se termine heureuse ment. Liv. XXVI. 29-32. Plut. in Marc. 311.) liens, qui étoient dans le vestibule du Sé nat, eurent appris cet arrêt du Sort, ils furent si pénétrés de douleur, qu'une se conde prise de Syracuse ne les auroit pas affligés davantage. Ils poussérent des cris lamentables, qui attirérent sur eux les yeux de toute l'Assemblée, & donnérent lieu à diverses réflexions. Dans la consternation où ils étoient, ils adressérent leurs plain tes à tous les Sénateurs en général, & à chacun d'eux en particulier, protestant “qu'ils abandonneroient leur patrie & la Sicile, si Marcellus y revenoit avec la souveraine autorité. Qu'avant qu'ils lui eussent donné aucun sujet de méconten tement, il avoit usé envers eux d'une rigueur excessive, & leur avoit montré une colére implacable: que ne feroit-il point après les plaintes qu'il savoit qu'ils avoient portées à Rome contre lui? Qu'il seroit plus avantageux à cette Ile infortunée d'être engloutie par les feux du Mont Etna, ou submergée dans les gouffres de la Mer, que d'être livrée à la vengeance de son ennemi déclaré.“ Ces plaintes améres, souvent répétées dans les maisons des Grands, qui en étoient touchés à proportion, ou de la compassion
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) qu'ils avoient pour les Siciliens, ou de la jalousie qu'ils avoient contre Marcellus, passérent jusques dans le Sénat. On deman da aux Consuls qu'ils voulussent bien con sulter l'Assemblée sur l'échange de leurs provinces. Marcellus répondit, “que si les Siciliens avoient déja eu audience dans le Sénat, il auroit peut-être pensé & agi autrement qu'il n'étoit disposé à le faire. Mais que pour ne donner lieu à personne de dire que la crainte les eût empêchés de par ler en toute liberté contre un homme à la puissance duquel ils alloient être sou mis, il étoit prêt, si son Collégue n'y trouvoit point d'inconvénient, de chan ger de province avec lui. Qu'il prioit seulement le Sénat de ne point donner d'avance gain de cause aux Siciliens con tre sui, en ordonnant cet échange par un Arrêt. Comme il n'auroit pas été raisonnable, ajouta-t-il, de donner à Levinus le choix des départemens sans les soumettre au jugement du Sort, ce seroit encore me faire un affront plus signalé, de lui donner l'emploi qui m'est échu.“ Le Sénat, après avoir fait connoître ce qu'il desiroit, mais sans l'ordonner, se re tira. Les Consuls, aiant conféré ensemble, changérent de province; le Destin, dit Ti te-Live, forçant tous les obstacles pour mettre Marcellus aux mains avec Annibal, afin que, comme il étoit le prémier des
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Romains qui avoit eu la gloire de le vain(An. R. 542. Av. J. C. 210.) cre, il fût aussi le dernier que le Cartha ginois pût se vanter d'avoir fait tomber dans ses embuches, & cela dans le tems que les armes Romaines prospéroient, & repre noient le dessus. Après l'échange des provinces, les Sici liens aiant été introduits dans le Sénat, commencérent leur harangue par l'éloge du Roi Hiéron, faisant honneur à tout le Peu ple Syracusain des services & de l'attache ment fidéle de ce Prince à la République Romaine. Ils ajoutérent “que les Citoyens de Syracuse n'avoient eu aucune part à la rupture de l'Alliance & des Traités, ni à toutes les violences qui en avoient été les suites. Qu'Hiéronyme d'abord, puis Hippocrate & Epicyde, exerçant sur eux une dure tirannie, les avoient te nus comme dans les fers; mais que leurs cœurs avoient toujours été pour les Ro mains. Qu'ils en avoient donné dans tous les tems des preuves certaines. Que soixante-dix jeunes gens des plus consi dérables de la ville avoient formé contre Hippocrate & Epicyde une conspiration, qui n'avoit manqué que par la faute de Marcellus. Que les principaux de Syra cuse n'avoient point cessé, en passant dans son camp, de lui promettre qu'ils lui livreroient la ville quand il voudroit. Qu'il n'avoit fait aucun cas de ces avan ces, dans l'espérance de se faire un grand nom en prenant la ville de force, Que
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) n'aiant pu y réussir, il avoit mieux aimé traiter de la reddition de la place avec Sosis & Méric gens de néant, qu'avec les prémiers de la ville qui lui en avoient tant de fois fait la proposition, sans ja mais être écoutés; afin sans doute d'avoir un prétexte plus plausible de piller & d'égorger les plus anciens Alliés du Peu ple Romain. Qu'en effet Marcellus les avoit traités avec la derniére inhumani té: qu'excepté les maisons dénuées de tout, & les Temples dépouillés de tous leurs ornemens, il n'étoit rien resté dans Syracuse. Qu'ils supplioient les Sénateurs d'avoir compassion de leur misére, & de leur faire rendre tout ce qui pourroit encore leur être restitué.“ Après qu'ils eurent achevé ce discours plaintif, Levinus leur ordonna de sortir de la salle, afin qu'on pût prendre les avis des Sénateurs. Mais Marcellus prenant la pa role: Non, non, dit-il, qu'ils demeurent, afin que je réponde en leur présence, puisque notre récompense en faisant la guerre pour vous, Messieurs, c'est d'avoir pour accusa teurs, ceux que nous avons soumis à votre empire. Que Capoue & Syracuse, prises dans une même année, ayent la satisfaction d'avoir cité à votre Tribunal leurs vainqueurs. Les Députés rentrérent donc dans la salle, & Marcellus reprenant son discours: Je n'ai pas assez oublié la majesté du Peu ple Romain, dit-il, ni la grandeur de la place que j'occupe actuellement, pour abais
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ser un Consul jusqu'à répondre aux accusa(An. R. 542. Av. J. C. 210.) tions de ces Grecs, si c'étoit moi qui pa russe ici comme coupable. Mais il s'agit bien moins d'examiner ici les traitemens dont j'ai usé à leur égard, que la peine qu'ils ont méritée par leur révolte. S'ils n'ont point été nos ennemis, il n'y a point de différence pour moi entre avoir maltraité Syracuse dans le tems présent, ou l'avoir fait du tems d'Hiéron. Mais s'ils se sont révoltés contre nous, s'ils ont poursuivi nos Ambassadeurs les armes à la main, s'ils nous ont fermé leurs murailles & leurs por tes, s'ils ont défendu contre nous les Ar mées des Carthaginois, peuvent-ils se plain dre d'avoir souffert des hostilités, eux qui en ont exercé de si cruelles à notre égard? L'obscurité même de ceux avec qui l'on m'accuse d'avoir traité, est une preuve que je n'ai rejetté aucun de ceux qui se sont pré sentés pour rendre service à notre Républi que. Avant même que j'assiégeasse Syracu se, j'ai fait tous mes efforts pour conclure la paix avec les Syracusains, tantôt en leur envoyant des Ambassadeurs, tantôt en me trouvant moi-même à des conférences avec eux. Mais voyant qu'ils poussoient l'inso lence jusqu'à outrager nos Ambassadeurs, & à m'insulter moi-même, je me suis vu obligé malgré moi d'avoir recours à la force. C'est à Annibal & aux Carthaginois vaincus avec eux, qu'il leur conviendroit de se plaindre de la sévérité dont on a usé à leur égard, & non pas dans le Sénat des vainqueurs. Pour
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) moi je proteste que je n'ai rien fait qui ne soit conforme aux loix de la Guerre & aux régles de l'Equité. Que vous autorisiez les arrangemens que j'ai cru devoir prendre, c'est ce qui importe beaucoup plus à la Répu blique qu'à moi. J'ai rempli mon devoir. C'est à vous à prendre garde qu'en desapprouvant & annulant ce que j'ai fait, vous ne rendiez les autres Généraux moins ardens & moins zèlés pour le service de la République. Marcellus, après avoir ainsi parlé, sor tit du Sénat, & alla au Capitole pour y faire les levées; & les Députés Siciliens se retirérent aussi. Alors Levinus mit l'affai re en délibération. Les avis furent assez longtems partagés. La plupart soutenoient avec T. Manlius Torquatus qui avoit ou vert ce sentiment: Que les Généraux de la République avoient été chargés de faire la guerre contre les Tirans également enne mis de Syracuse & de Rome, & non contre Syracuse même. Que leur devoir avoit été de la délivrer comme alliée, & non de la prendre comme ennemie; & après l'avoir prise, de lui rendre ses loix & sa liberté, & non de la ravager. Si Hiéron, cet ami & cet allié si fidéle, revenoit sur la terre, ose roit-on lui montrer, d'un côté Syracuse à moi tié ruïnée, & dénuée de tous les ornemens qui la décoroient de son tems; & de l'autre, Rome en richie des dépouilles de sa malheureuse patrie? Malgré ces déclamations véhémentes, qui avoient pour principe dans quelques- uns la compassion pour les Siciliens, dans
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d'autres l'envie contre Marcellus, l'Arrêt(An. R. 542. Av J. C. 210.) que le Sénat rendit fut pourtant assez mo déré, & assez favorable au Consul. On confirma tout ce qu'il avoit fait & réglé pendant la guerre & depuis sa victoire, & l'on en ordonna l'exécution. Le Sénat dé clara qu'il prendroit soin des intérêts des Syracusains, & ordonna au Consul Levi nus de leur accorder tous les soulagemens qui n'iroient point au détriment de la Ré publique. On envoya sur le champ deux Sénateurs au Capitole, pour faire revenir Marcellus; & les Siciliens étant aussi rentrés dans le Sénat, on lut en présence des parties inté ressées l'Arrêt qui venoit d'être rendu. On congédia les Députés de Syracuse, après leur avoir donné toutes les marques possi bles d'amitié & de bienveillance. Mais, avant que de se retirer, ils se jetterent aux piés de Marcellus, le priant & le conju rant de leur pardonner tout ce qu'ils a voient pu dire pour exciter quelque senti ment de compassion sur leur patrie infortu née, & de vouloir bien recevoir sous sa protection la ville de Syracuse, & en re garder les habitans comme ses cliens. Le Consul leur répondit avec beaucoup de bonté & de clémence. Les Syracusains,(Plut.) après le retour des Députés, rendirent à Marcellus tous les plus grands honneurs dont ils purent s'aviser; établirent une Fê(Marcellea) te qui portoit son nom, & qui subsistoit encore du tems de Cicéron; & ordonné
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) rent par une Loi expresse, que toutes les fois que Marcellus, ou quelqu'un de sa famille, viendroit à Syracuse, les Syracu sains se couronneroient de chapeaux de fleurs, & offriroient en action de graces des sacrifices aux Dieux. Marcellus, de son côté, se fit un honneur de les proté ger; & ses descendans, tant que subsista son nom & sa famille, furent toujours les patrons de Syracuse. Ainsi se termina, au contentement & à la gloire des deux parties, une affaire commencée avec une si grande vivacité, mais qui paroissoit néanmoins excitée, moins par le ressentiment de ceux de Syra cuse, que par la jalousie de quelques Ro mains ennemis de Marcellus, comme Plu tarque le dit clairement. (Jugement sévére pro noncé par le Sénat contre les Campa niens. Liv. XXVI. 33. 34.) Le Senat donna ensuite audience aux Députés de Capoue. Leurs plaintes étoient encore plus lamentables que celles des Si ciliens, mais leur cause étoit moins favora ble. Car ils ne pouvoient nier qu'ils n'eus sent mérité d'être punis rigoureusement; & ils n'avoient pas, comme les autres, un prétexte spécieux de rejetter leur révolte sur des tirans: mais ils croyoient que tant de Sénateurs morts de poison, ou déca pités, étoient une satisfaction suffisante. Ils ajoutoient, “qu'il ne restoit à Capoue qu'un petit nombre de Nobles, à qui leur conscience n'avoit pas fait des re proches assez vifs pour les porter à s'ô ter eux-mêmes la vie; & que le vain
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queur, tout irrité qu'il étoit, n'avoit(An. R. 542. Av. J. C. 210.) pas jugé assez criminels pour leur don ner la mort. Qu'ils demandoient la liberté pour eux & pour les leurs, a vec une partie de leurs biens. Qu'ils attendoient cette grace des Romains, dont la plupart leur étoient unis par des alliances, ou même par le sang, depuis tant de mariages qui avoient été contractés entre les deux nations.“ Après que ces Députés furent sortis du Sénat, on délibéra pendant quelque tems si l'on feroit revenir de Capoue Q. Fulvius, pour traiter en sa présence cette affaire, qui le regardoit personnellement, & dont il devoit être mieux instruit que tout autre. On convint enfin qu'il ne convenoit point de lui faire quiter son poste où sa présence étoit nécessaire, d'autant moins qu'il se trouvoit dans la compagnie plusieurs Sénateurs, qui aiant servi dans l'Armée pendant le siége de Ca poue, avoient été témoins de tout ce qui s'y étoit passé, & en pouvoient instruire le Sénat. L'affaire fut donc mise en délibération. M. Atilius, le plus accrédité de ceux qui avoient servi sous Flaccus contre les Cam paniens, aiant été prié de dire son avis, parla en ces termes. J'ai été admis au Conseil que les Proconsuls tinrent après la prise de Capoue. Là, après que l'on eut examiné qui d'entre les Campaniens avoit rendu quelque service à notre République,
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(An. R. 542. Av. J. C 210.) on ne trouva que deux femmes, savoir Ves tia Oppia de la ville d'Atella, mais qui résidoit en ce tems-là à Capoue, & Faucu la Cluvia, autrefois courtisane. La pré miére n'a pas laissé passer un seul jour, sans offrir aux Dieux des sacrifices pour le salut & la victoire du Peuple Romain: l'autre a secrettement fourni des alimens à ceux de nos prisonniers qui en manquoient. Tout le reste des Campaniens a été animé contre nous d'une haine égale à celle des Carthaginois. Et Q. Fulvius a plutôt fait trancher la tête aux plus illustres qu'aux plus coupables de cette nation. Au reste, je ne vois pas que le Sénat puisse rien dé cider au sujet des Campaniens qui sont Ci toyens Romains, sans consulter le Peuple. Sur la remontrance d'Atilius le Peuple fut consulté par un de ses Tribuns, & il s'en rapporta entiérement à la décision du Sénat. En conséquence de ce Decret du Peu ple, le Sénat commença par rendre à Op pia & à Cluvia leurs biens & leur liber té, ajoutant que si elles vouloient deman der au Sénat quelque autre récompense, elles n'avoient qu'à se rendre à Rome. Combien est louable le zèle d'Oppia, qui offrit tous les jours des sacrifices pour les Romains! mais quel reproche pour les personnes qui s'intéressent si peu maintenant pour les affaires publiques! On fit pour chaque famille des Cam paniens différens Decrets, qu'il seroit trop
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long de rapporter. On ordonna qu'aucun(An. R. 542. Av. J. C. 210.) de ceux qui s'étoient trouvés dans Ca poue pendant que les portes en avoient été fermées aux Romains, ne resteroit dans la ville ou dans le territoire passé un certain jour, & on leur assigna pour leur établissement un lieu au-delà & à quelque distance du Tibre. On en plaça d'autres moins coupables à de moindres distances de Capoue. On ne voulut pas qu'aucun d'eux possédât des terres ou des maisons qui ne fussent éloignées de la mer au moins de quinze milles, (quatre ou cinq lieues.) On fit vendre à Capoue les biens de tous les Sénateurs, & de tous ceux qui avoient possédé des Magistratures à Ca poue, à Atella, ou à Calatia villes voisi nes de Capoue. On envoya à Rome pour y être vendues toutes les personnes libres qui avoient été réduites en servitude. En fin on ordonna par rapport aux statues d'airain prises sur les Campaniens, que le Collége des Pontifes décideroit ce qui de voit être regardé comme sacré, ce qui pouvoit passer pour profane. Quand on se représente l'excès de haine, de fureur, & de cruauté où Capoue s'étoit portée contre les Romains, on n'est point éton né de la sévérité de ce châtiment. Les Députés s'en retournérent le desespoir dans le cœur, ne se plaignant plus de Flaccus, mais de l'injustice des Dieux, & de la cruauté de la Fortune.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210. Nouvelle charge imposée aux Ci toyens, excite de grands murmu res. Liv. XXVI. 35. 36.) Apres qu'on eut congédié les Siciliens & les Campaniens, on fit des levées pour recruter les Armées: après quoi l'on son gea aussi à remonter les Flottes de mate lots. Mais comme on ne trouvoit pour ce dernier besoin ni assez de sujets dans la République, ni assez d'argent dans le Trésor public pour acheter des hommes & les stipendier, les Consuls ordonnérent que les particuliers fourniroient selon leur rang & leur revenu, comme il s'étoit déja pratiqué, certain nombre de rameurs, dont ils payeroient la solde, & qu'ils four niroient de vivres au moment de l'em barquement pour trente jours. Cette or donnance excita un murmure si univer sel, & un mécontentement si déclaré, qu'il se seroit infailliblement élevé une sé dition, s'il s'étoit trouvé un chef capa ble de l'appuyer & de la soutenir. On se plaignoit hautement “que les Consuls, après avoir ruïné les Siciliens & les Campaniens, songeoient à accabler & à perdre le Peuple Romain lui-même. Qu'épuisés par les impôts excessifs qu'ils payoient depuis tant d'années, il ne leur restoit plus que le sol de leurs champs stériles & déserts. Que les ennemis a voient brulé leurs maisons, & que la République leur avoit enlevé les escla ves qu'ils employoient à la culture de la terre, en les forçant de les donner pour servir ou comme soldats dans les Armées, ou comme matelots sur la
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Flotte. Que la solde payée aux rameurs(An. R. 542. Av. J. C. 210.) & les tributs annuels leur avoient arra ché le peu d'argent qui leur étoit res té. Qu'il n'y avoit point d'autorité ni de violence qui pût leur faire donner ce qu'ils n'avoient pas. Que les Consuls vendissent donc les biens des citoyens, qu'ils allassent jusqu'à réduire leurs per sonnes en esclavage; qu'il ne leur res teroit pas même dequoi se racheter.“ Ce n'étoit point en secret, ni par pe tits pelotons, que l'on tenoit ces discours, mais tout ouvertement, & sous les yeux mêmes des Consuls, qui se trouvoient comme investis par une multitude de ci toyens irrités, que ces Magistrats ne pou voient calmer ni par la sévérité, ni par la douceur. Les Consuls déclarérent sa gement au peuple, qu'ils lui donnoient trois jours pour faire réflexion sur ce qui leur avoit été proposé; & eux-mêmes em ployérent cet intervalle à chercher quel que expédient qui pût les tirer d'embar ras. Le lendemain ils assemblérent le Sé nat pour délibérer sur cette affaire. Après bien des discours, on fut obligé de con venir “que le peuple avoit quelque rai son de murmurer, & de refuser les se cours qu'on lui demandoit: mais on ne laissa pas de conclure qu'il faloit, de nécessité absolue, imposer ce fardeau aux particuliers. Car n'y aiant point d'ar gent dans le Trésor public, où pren droient-ils ailleurs des rameurs? & com
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) ment pourroient-ils, sans avoir des Flot tes en état d'agir, conserver la Sicile, éloigner Philippe de l'Italie, & en dé fendre les côtes?“ (Conseil salutaire de Levi nus.) Dans une si fâcheuse conjoncture, les Sénateurs étant fort embarrassés, & ne sa chant quel parti prendre ni quel conseil donner, le Consul Levinus leur représen ta, Queacomme les Magistrats étoient au dessus des Sénateurs par leur rang, & les Sénateurs au dessus des simples Citoyens, aussi leur devoient-ils donner l'exemple quand il étoit question d'aider la patrie, & prendre sur eux les charges les plus pesantes & les plus pénibles. Voulez-vous trouver dans les inférieurs de la docilité & de la soumission à l'égard des impôts & des subsides? con tribuez les prémiers, vous & les vôtres. La dépense sera moins à charge aux Petits, quand ils verront que les Grands s'imposent eux-mêmes au-delà de ce qu'ils seroient obli gés de porter. Si donc nous voulons que le Peuple Romain ait des Flottes bien équipées, & que les Particuliers fournissent volontiers des rameurs, commençons par en fournir nous-mêmes les prémiers tout ce que nous sommes de Sénateurs. Portons dès demain au Trésor public tout notre or, tout notre 115
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argent, & tout ce que nous avons de cui(An. R. 542. Av. J. C. 210.) vre monnoyé, ne réservant que nos anneaux pour nous, nos femmes, & nos enfans, & l'ornement en forme de cœur (bullam) que portent nos fils dans leur enfance. Ceux de nous qui ont des femmes & des filles, pour ront garder une once d'or pour servir aux ornemens de chacune d'elles. Ceux qui ont possédé des Magistratures Curules, retien dront les harnois de leurs chevaux, & la quantité d'argent qui est nécessaire pour a voir la saliére & la coupe dont on se sert dans les Cérémonies Religieuses. Les autres Sénateurs ne conserveront qu'une livre d'ar gent, & cinq mille piéces de cuivre mon noyé pour chaque famille. Mettons entre les mains des Triumvirs ou Magistrats de la Banque tout le reste de notre or, de notre argent, & de notre cuivre monnoyé, & cela sans aucun Arrêt du Sénat; afin que cette contribution volontaire, & un em pressement si louable à servir la patrie, pi que d'honneur prémiérement les Chevaliers, & ensuite tous les autres Citoyens, & in spire à tous une émulation égale pour le Bien public. Voilà le seul expédient que nous ayons pu trouver, mon Collégue & moi, après avoir examiné l'affaire avec toute l'attention possible. Allez, Messieurs; & avec l'aide des Dieux, commencez à mettre notre conseil à exécution. En sau vant la République, nous sauvons nos biens particuliers: mais en trahissant les intérêts communs, inutilement mettrions-nous les nôtres à couvert.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210. Tout le monde porte à l'envi son or & son argent au Tiesor.) Cette proposition fut si bien reçue, & exécutée avec tant de zèle & d'ardeur, qu'on remercia même les Consuls d'en avoir donné l'ouverture. Dès que les Sé nateurs se furent retirés dans leurs mai sons, ils firent porter tout leur or, leur argent, & leur cuivre monnoyé dans le Trésor avec tant d'émulation, que c'étoit à qui se feroit inscrire le prémier sur les régistres, & que les Triumvirs ne pou voient suffire à recevoir ce qu'on leur présentoit, ni les Greffiers à en faire l'en régistrement. Les Chevaliers imitérent l'ar deur des Sénateurs, & le Peuple celle des Chevaliers. Ainsi, sans aucune ordonnan ce, sans qu'il fût besoin de l'autorité du Magistrat, la République eut ses Flottes garnies de rameurs, & de l'argent pour les stipendier. Et toutes choses étant prê tes pour commencer la campagne, les Con suls se rendirent à leurs départemens. Depuis que la guerre étoit ouverte, les bons & les mauvais succès, les gains & les pertes avoient été tellement balan cés, que les Romains & les Carthaginois sembloient avoir actuellement autant à craindre & à espérer, que lorsque les deux (Parti ex trême que prend Annibal à l'égard de ses villes alliées. Liv. XXVI. 38.) peuples avoient commencé à se battre. Mais ce qui faisoit le plus de peine à An nibal, c'est que la mollesse & l'inutilité de ses tentatives pour défendre Capoue, pendant que les Romains l'attaquoient a vec une vigueur incroyable, avoit extrê mement nui à sa réputation dans l'esprit
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de la plupart des peuples de l'Italie, &(An. R. 542. Av. J. C. 210.) beaucoup refroidi leur attachement à son parti Il ne pouvoit pas mettre dans tou tes les villes qu'il avoit prises, des troupes capables de les contenir sans diviser son Armée en plusieurs petits corps, ce qui ne convenoit nullement à ses projets; ni en retirer les garnisons, sans s'exposer à être abandonné de la plupart de ses Alliés. Comme il étoit également avare & cruel, il se détermina à piller & ravager les pla ces qu'il ne pouvoit conserver, & à les laisser dans un état à ne pouvoir être d'au cune utilité à ses ennemis. Mais ce par ti ne lui fut pas moins funeste par l'évé nement, qu'il étoit horrible en lui-même. Car il perdit par-là l'affection, non seule ment de ceux qu'il traita si indignement, mais encore de tous les autres peuples de l'Italie, qui se crurent menacés d'un sem blable sort. Le Consul, de son côté, étoit attentif à profiter de toutes les occasions qui se présentoient de faire rentrer les Ita liens dans leur devoir. Salapie (maintenant Salpe) étoit une(Salapie re prise par les Ro mains. Liv. XXVI. 38.) ville d'Apulie, soumise à Annibal, & où il avoit une bonne garnison. Dasius & Blasius étoient les deux principaux citoyens de cette place. Le dernier, entiérement attaché au parti des Romains, avoit tenté plusieurs fois, mais toujours inutilement, d'y faire entrer Dasius. Il ne se rebuta point, & ne cessa de le solliciter, jusqu'à ce qu'à force de lui faire de nouvelles in
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) stances, & de lui remontrer combien ce changement seroit avantageux à l'un & à l'autre, aussi-bien qu'à leur patrie, il le fit consentir à livrer la ville à Marcel lus, avec la garnison Carthaginoise, com posée de cinq cens Numides. Mais ces braves gens vendirent chérement leur vie: c'étoit l'élite de la Cavalerie d'Annibal. Ainsi, quoiqu'ils eussent été surpris, & qu'ils ne pussent faire usage de leurs che vaux dans la ville, cependant s'étant sai sis de leurs armes au milieu du tumulte, ils firent tous leurs efforts pour sortir; & n'en pouvant venir à bout, ils se bat tirent en desespérés, ne voulant quiter les armes qu'avec la vie: desorte qu'il n'en tomba pas plus de cinquante vivans au pou voir des Romains. La perte de ces Cavaliers fut plus sensible, & fit plus de tort à An nibal, que celle de la ville de Salapie. Depuis ce tems-là il ne fit plus rien de considérable avec sa Cavalerie, qui étoit la partie de ses forces qui lui avoit don né jusques-là le plus d'avantage sur ses ennemis. (Défai te d'une Flotte Ro maine par celle de Tarente. Liv. XXVI. 39.) Cependant la garnison Romai ne qui défendoit la citadelle de Taren te, ne pouvoit presque plus résister à la famine qui la pressoit; & M. Livius, Gouverneur de cette place, n'avoit de ressource que dans les provisions qui lui venoient de Sicile. Pour les faire pas ser en sureté le long des côtes d'Italie, on tenoit auprès de Rhége une Flot
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te de vingt vaisseaux. Le Comman(An. R. 542. Av. J. C. 210.) dant s'appelloit D. Quintius, Officier d'u ne naissance obscure, mais qui s'étoit a vancé par son merite. Etant parti de Rhè ge, il rencontra, environ à quinze milles de cette ville, auprès du Port Sacré, la Flotte de Tarente, composée comme la sienne de vingt vaisseaux, & commandée par Démocrates. Le combat se donna bientôt. Jamais deux Flottes, même puis santes & nombreuses, ne se choquérent avec tant d'ardeur & de furie. On en vint tout d'un coup à l'abordage, & les soldats passant d'une galére dans l'autre, combattoient de front & de pié ferme, comme ils auroient pu faire sur terre. Le succès demeura longtems douteux. Mais Quintius, Chef de l'Escadre Romaine, aiant été tué, sa mort jetta la terreur dans les autres galéres, desorte qu'aiant pris ou vertement la fuite, les unes furent coulées à fond, & les autres aiant gagné la terre à force de rames, furent prises par ceux de Thurium ou de Métapont. Heureuse ment les vaisseaux de charge qui suivoient la Flotte, & portoient des vivres, échap pérent presque tous à la poursuite des enne mis. Un avantage que la garnison de la cita(La garni son de la citadelle de Taren te rempor te un avan tage sur celle de la ville. Liv. ibid.) delle de Tarente remporta sur les ennemis, la consola un peu du malheur de la Flotte. Livius qui la commandoit, étant attentif à profiter de toutes les occasions qui se présentoient, n'eut pas plutôt appris que
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(An R. 542. Av. J. C. 210.) quatre mille hommes, sortis de la ville pour aller fourager dans la campagne, cou roient le pays sans précaution, qu'il en voya contr'eux un de ses plus braves Offi ciers, nommé C. Persius, avec deux mille soldats. Celui-ci les aiant trouvé épars çà & là, en fit un grand carnage, & obligea le peu qui put lui échapper, à rentrer à la hâte dans Tarente, dont les portes n'étoient qu'à moitié ouvertes, tant les habitans craignoient que Persius ne se jettât dans la ville avec les fuyards. (Affaires de la Sicile. Liv. XXVI. 40.) Pendant ce même tems le Consul Levinus arriva en Sicile, où il étoit atten du avec un égal empressement par tous les Alliés de la République, tant anciens que nouveaux. Le prémier de ses soins fut de mettre quelque ordre aux affaires de Syracuse, que la paix récente dont elle jouissoit n'avoit pu encore rétablir entié rement dans son ancienne tranquillité. (Levinus se rend maî- tre d'Agri gente, & chasse en tiérement les Car thaginois de la Si cile.) Ensuite il mena ses Légions contre A grigente, la seule ville importante de la province qui restât au pouvoir des enne mis, & dans laquelle les Carthaginois a voient une forte garnison. Il eut le bon heur de réussir parfaitement dans cette en treprise. Hannon avoit le principal com mandement; mais la plus grande ressour ce des Carthaginois étoit Mutines Chef des Numides. Cet Officier parcourant toute la Sicile avec ses troupes, ravageoit les terres des Alliés des Romains; & il n'étoit pas possible, ni de lui fermer le
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chemin d'Agrigente quand il vouloit y(An. R. 542. Av. J. C 210.) rentrer, ni de l'empêcher d'en sortir tou tes les fois qu'il avoit envie d'aller piller la campagne. La gloire que Mutines a voit acquise par ses heureux succès, com mençant à faire ombrage à celle d'Han non, excita contre lui la jalousie & la hai ne de ce Général, qui ne pouvant plus ap prendre sans chagrin les avantages qu'il con tinuoit de remporter sur les ennemis, lui ôta sa charge, pour la donner à son pro pre fils. La jalousie, le plus bas de tous les vices, aveugle ceux qui ont le malheur de s'y livrer. Hannon se tenoit assuré que Mutines cesseroit d'être estimé des Numides, dès qu'il n'auroit plus d'autori té sur eux. Tout le contraire arriva. L'in justice faite à ce brave Officier ne fit qu'augmenter pour lui l'affection & l'atta chement de ses Numides, & Mutines de son côté ne put souffrir l'affront qu'il avoit reçu: desorte qu'il envoya secrettement un courrier à Levinus, pour traiter avec lui de la reddition d'Agrigente. Lorsqu'ils fu rent convenus des conditions & de la ma niére dont la place devoit être remise aux Romains, les Numides s'emparérent de la porte qui donnoit du côté de la mer; & aiant tué ou chassé ceux qui la gardoient, ils introduisirent dans la ville un corps d'ennemis qui s'étoient rendus exprès de ce côté-là. Ils s'avançoient déja vers le mi lieu de la ville, & jusques dans la place publique, en ordre de bataille, lorsqu'Han
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) non, entendant le bruit & le tumulte qu'ils causoient, mais qu'il attribuoit à la mutinerie des Numides qui s'étoient déja soulevés plus d'une fois, accourut pour appaiser la sédition. Alors, aiant apperçu une multitude supérieure en nombre à celle des Numides, & discernant de plus près le langage des Romains qui ne lui étoit pas inconnu, il prit le parti de fuir; & étant sorti de la ville par la porte op posée avec Epicyde, ils se rendirent l'un & l'autre sur le bord de la mer; & aiant trouvé, heureusement pour eux, une pe tite barque, ils s'embarquérent dessus pour passer en Afrique, abandonnant aux Ro mains la possession de la Sicile, qu'ils leur disputoient depuis tant d'années. Le reste de la multitude, Carthaginois & Siciliens mêlés ensemble, sans se mettre en devoir de se défendre, coururent, avec autant de précipitation que d'aveuglement & d'effroi, vers les portes de la ville pour se sauver; mais les aiant trouvé fermées, ils furent tous tués autour des portes mêmes. Levinus se voyant absolument maître d'Agrigente, fit trancher la tête aux prin cipaux de la ville après les avoir fait bat tre de verges, & vendit tous les autres citoyens avec le butin. Il envoya à Ro me tout ce qu'il en retira. Le bruit de la prise d'Agrigente, & de la vengeance exercée sur ses habitans, s'étant répandu dans la Sicile, soumit tout le reste au pouvoir des Romains. En très peu de
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tems vingt villes leur furent livrées par(An. R. 542. Av J. C. 210.) des intelligences secrettes: ils en prirent six de force, & plus de quarante se ren dirent volontairement. Le Consul aiant puni ou récompensé les principaux de ces villes selon qu'ils le méritoient, obligea les Siciliens de renon cer enfin à la guerre, & de s'appliquer uniquement à l'Agriculture; afin que cet te Ile fût en état par sa fécondité, non seulement de nourrir ses propres habitans, mais encore de fournir des blés à la ville de Rome & à l'Italie, comme elle avoit souvent fait en plusieurs occasions. Alors il emmena avec lui en Italie quatre mille hommes, amas confus de bandits chassés de différens pays pour leurs dettes & pour leurs crimes, accoutumés à vivre de ra pines & de brigandages, & qui ne pou voient que troubler la paix encore mal affermie dont la Sicile commençoit à jouir. Ainsi fut terminée entiérement cette année la Guerre de Sicile. Pour ce qui regarde l'Espagne,(Affaires d'Espagne. Siége & prise de Carthagé ne. Suites de cette prise. Polyb. X. 579-596. Liv. XXVI. 41-51.) P. Scipion va commencer à s'y faire con noître, & à nous donner par sa condui te l'idée d'un des plus grands Capitaines qui ait peut-être jamais été. C'est d'après Polybe principalement que nous parlons de la sorte; & il étoit en état d'en bien juger, puisqu'il ne rapporte rien de tout ce qui regarde ce grand homme que sur le témoignage de C. Lelius, qui, depuis la plus tendre jeunesse jusqu'à la mort de
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(An. R, 542. Av. J. C. 210.) Scipion, l'avoit accompagné dans toutes ses entreprises, & avoit toujours été le fidéle dépositaire de tous ses secrets. Scipion informé, avant que de sortir de Rome, que son pére n'avoit été vain cu que par la trahison des Celtibériens, & parce que l'Armée Romaine avoit été partagée, ne se laissa point entraîner à cette terreur universelle, que les Carthagi nois, par leurs victoires en Espagne, a voient jettée dans tous les esprits. Aiant appris ensuite que les Alliés d'en-deçà de l'Ebre n'avoient pas changé à l'égard des Romains, que les Généraux des Cartha ginois ne s'accordoient pas entr'eux, & traitoient durement ceux qui leur étoient soumis, il partit plein de confiance, & se promit les plus heureux succès. (Scipion forme un grand des sein, & y prépare toutes choses pendant les quar tiers d'hi ver. Polyb. 580.) A peine fut-il arrivé en Espagne, que roulant déja dans son esprit un grand des sein, il mit tout en mouvement, & pro fitant du loisir des quartiers d'hiver, il se fit instruire avec toute l'exactitude pos sible de l'état où étoient les affaires des ennemis. Ce sont de pareils soins & de pareilles prévoyances qui préparent & as surent les grands succès. Il apprit que, selon que nous l'avons déja observé, la prospérité avoit été bientôt suivie de la mesintelligence entre les Généraux Car thaginois; qu'ils avoient séparé leurs for ces, qu'ils étoient à de très grandes dis tances l'un de l'autre, & qu'il n'y avoit
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aucun d'eux qui ne fût au moins à dix(An. R. 542. Av. J. C. 210.) journées de la nouvelle Carthage. Là-dessus il jugea d'abord qu'il n'étoit pas à propos de tenter une bataille ran gée. Qu'en prenant ce parti il faudroit, ou combattre tous les ennemis rassemblés, & alors ce seroit tout hazarder, tant à cause des pertes précédentes, que parce qu'il avoit beaucoup moins de troupes que les ennemis; ou n'attaquer que l'un des trois Généraux, auquel cas il craignoit que celui-ci mis en fuite, & les autres venant à son secours, il ne fût envelop pé, & ne tombât dans les mêmes mal heurs que Cneus Scipion son oncle & Publius son pére. Il se tourna donc d'un autre côté. Sachant que la nouvelle Carthage étoit d'une ressource infinie pour les ennemis, & qu'elle pouvoit mettre un grand obsta cle aux succès qu'il espéroit, il se fit ins truire pendant le quartier d'hiver par des prisonniers de tout ce qui la regardoit. Il apprit que c'étoit presque la seule ville d'Espagne qui eût un port propre à rece voir une Flotte & une Armée navale: qu'elle étoit située de maniére que les Car thaginois pouvoient commodément y ve nir d'Afrique, & faire le trajet de mer qui les en séparoit: qu'on y gardoit une grande quantité d'argent: que tous les é quipages des Armées y étoient, & les ô tages de toute l'Espagne: &, ce qui étoit le plus important, que la garnison n'étoit
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) que de mille hommes, parce qu'il ne ve noit dans l'esprit à personne, que les Car thaginois étant maîtres de presque toute l'Espagne, quelqu'un osât songer à mettre le siége devant cette place: que la ville é toit d'ailleurs véritablement fort peuplée, mais d'artisans, de marchands, & d'autres gens de cette espéce, tous parfaitement neufs en matiére de guerre, & qui ne ser viroient qu'à avancer la prise de la ville, s'il venoit l'attaquer tout d'un coup. Il n'ignoroit non plus ni la situation de la ville, ni les munitions qu'elle renfer moit, ni la disposition de l'étang dont el le étoit environnée. Quelques pêcheurs l'avoient informé qu'en général cet étang étoit marécageux, guéable en beaucoup d'endroits, & que fort souvent la marée se retiroit sur le soir. Tout cela lui fit conclure que s'il venoit à bout de son dessein, il incommoderoit autant les enne mis qu'il avanceroit ses propres affaires: que si cela manquoit, il lui seroit aisé, tenant la mer, de se retirer sans perte, pourvu seulement qu'il mît son camp en sureté; chose qui n'étoit pas difficile, vu l'éloignement où étoient les troupes des ennemis. Ainsi, laissant tout autre dessein, il ne pensa plus pendant le quartier d'hiver qu'à faire les préparatifs de ce sié ge; &, ce qui est remarquable à l'âge où il étoit alors, il ne s'ouvrit sur cette entre prise à personne qu'à C. Lelius, jusqu'à ce qu'il crût qu'il étoit à propos de la déclarer.
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Dès que le printems fut arrivé, Scipion(An. R. 542. Av. J. C. 210. L'Armée & la Flot te partent ensemble, & arrivent devant Cartha géne. Polyb. X. 583. Liv. XXVI. 42.) mit ses vaisseaux en mer, & ordonna à toutes les troupes auxiliaires des Alliés de se rendre à Tarragone Ensuite il fit con duire de-là sa Flotte & les vaisseaux de charge jusqu'à l'embouchure de l'Ebre, où il donna ordre aux Légions de se rendre aussi en sortant de leurs quartiers d'hiver. Il partit lui-même sur le champ de Tarra gone avec cinq mille Alliés, pour aller se mettre à la tête de son Armée. Dès qu'il fut arrivé, aiant assemblé ses troupes, “il commença par remercier les anciens sol dats du zèle & de l'affection qu'ils a voient témoigné à son pére & à son oncle pendant leur vie & après leur mort, & de la valeur avec laquelle ils avoient conservé au Peuple Romain une province dont la perte paroissoit certaine. Il ajouta que ces défaites ne devoient point les décourager. Que ce n'étoit point par la valeur des Cartha ginois que les Romains avoient été vaincus, mais par la trahison des Celti bériens, sur la foi desquels les Géné raux s'étoient trop légérement séparés les uns des autres. Que les ennemis se trouvoient actuellement dans les mêmes circonstances. Qu'ils s'étoient partagés en différentes contrées. Que les traite mens indignes qu'ils faisoient à leurs Alliés, les avoient tous indisposés con tre Carthage. Qu'une partie avoit déja traité avec lui par Députés, que le res:
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) te en feroit autant dès qu'on verroit les Romains au-delà de l'Ebre. Que les Généraux des ennemis n'étant pas d'ac cord entr'eux, ne voudroient pas se joindre pour le venir combattre; & que combattant séparément, ils ne pour roient pas soutenir le prémier effort des Romains. Que toutes ces raisons de voient les animer à passer ce fleuve a vec confiance, & à attendre des Dieux une protection déclarée.“ Après ce discours, aiant laissé à M. Si lanus, qui commandoit avec lui, trois mille hommes d'Infanterie, & cinq cens Chevaux pour garder le pays en-deçà du fleuve, il passa de l'autre côté avec le reste de l'Armée, sans rien découvrir à personne de son dessein, qui étoit, com me nous l'avons dit, d'emporter d'emblée la nouvelle Carthage. Il faut se souvenir, dit Polybe après tout le récit qui vient d'être fait, que Sci pion n'a encore que vingt-sept ans; & que les affaires dont il se charge, sont des af faires dont les disgraces précédentes ne laissoient espérer aucun succès. Engagé à les rétablir, il laisse les routes frayées & connues de tout le monde, & s'en fait de nouvelles, que ni ses ennemis, ni ceux qui le suivent, ne peuvent deviner. Et ces nouvelles routes, il ne les prend que sur les réflexions les plus solides. Après avoir donné ordre en secret à C. Lelius, qui devoit commander la Flotte,
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& à qui seul il avoit fait part de son des(An. R. 542. Av. J. C. 210.) sein, de cingler vers la nouvelle Cartha ge, aujourd'hui appellée Carthagéne, il se mit à la tête des troupes de terre, & s'avança à grandes journées. Son Armée étoit de vingt-cinq mille hommes de pié, & de deux mille cinq cens chevaux. A près sept jours de marche il parut devant la ville, & campa du côté qui regarde le Septentrion. Il avoit ordonné à Lelius de faire un circuit avec sa Flotte, & d'en régler la course de façon qu'elle entrât dans le port au même tems que l'Armée paroîtroit du côté de la terre: ce qui fut exécuté ponctuellement. Scipion fit con duire derriére son camp un fossé & un double retranchement. Du côté de la ville il ne fit aucune fortification, la seule situation du poste le mettant à couvert de toute insulte. Polybe, avant que d'entrer dans le dé(Situation de Car thagéne. Polyb. X. 583. Liv. XXVI. 42.) tail du siége, décrit la situation de la vil le & des environs. Je la copierai d'après lui sans crainte de me tromper, cet Au teur aiant été sur les lieux mêmes pour s'en mieux assurer. Carthage la neuve, dit-il, est située vers le milieu de la côte d'Espagne dans un golfe tourné du côté du vent* d'A frique. Ce golfe a environ vingt sta des de profondeur, (un peu moins d'une 116
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) lieue) & dix de largeur à son entrée. Il forme une espéce de port, parce qu'à l'entrée s'éléve une Ile, qui des deux côtés ne laisse qu'un passage étroit pour y aborder. Les flots de la mer vien nent se briser contre cette Ile, ce qui donne à tout le golfe une parfaite tran quillité, excepté lorsque les vents d'Afri que soufflant par ces deux ouvertures, agitent la mer. Ce port est fermé à tous les autres vents par le continent qui l'environne. Du fond du golfe s'éléve une montagne en forme de Péninsule, sur laquelle est la ville, qui du côté de l'Orient & du Midi est défendue par la mer, & du côté d'Occident par un é tang qui s'étend aussi au Septentrion; en sorte que l'Isthme, ou l'espace entre les deux mers qui joint la ville au conti nent, n'est que de deux stades, c'est-à- dire d'un peu plus de deux cens huit toi ses. La ville, vers le milieu, est bas se & enfoncée. Au Midi on y va de la mer par une plaine. Le reste est en vironné de collines, deux hautes & ru des, & trois autres beaucoup plus douces, mais caverneuses & difficiles à approcher. L'enceinte de la ville n'étoit autrefois que de vingt stades, moins d'une lieue. Par cette situation des lieux, la tête du camp des Romains étoit en sureté, se trou vant défendue d'un côté par l'étang, & de l'autre par la mer. Il n'y avoit que le milieu, placé vis-à-vis de ce que j'ai appellé l'Isthme,
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qui fût exposé & sans défense. Scipion ne(An. R. 542. Av. J. C. 210.) jugea pas à propos de le fortifier; soit que par-là il eût dessein d'épouvanter les assiégés en marquant plus de confiance; soit que disposé à attaquer il voulût que rien ne l'arrêtât en sortant de son camp, ou en s'y retirant. La Flotte étant atrivée à propos, com(Carthagé ne assié gée par terre & par mer. Polyb. X. 585. Liv. XXVI. 43.) me on l'a dit, Scipion assembla son Ar mée. Dans la harangue qu'il lui fit, il ne se servit pour l'encourager que des raisons qui lui avoient persuadé à lui-même d'en treprendre le siége, & que nous avons rap portées. “Après avoir montré que l'entre prise étoit possible, & avoir fait voir en peu de mots combien, si elle réussissoit, elle seroit préjudiciable aux ennemis & avantageuse aux Romains, il promit des couronnes d'or à ceux qui les prémiers seroient montés sur la muraille, & les récompenses accoutumées à quiconque se signaleroit dans cette occasion. Enfin il ajouta que ce dessein lui avoit été in spiré par Neptune: que ce Dieu lui a iant apparu pendant le sommeil, lui a voit promis qu'au tems de l'attaque il le secourroit infailliblement, & d'une ma niére si évidente, que toute l'Armée re connoîtroit les effets de sa présence“. La justesse & la solidité des raisons qu'il apporta, les couronnes qu'il promit, & par dessus tout cela l'assistance de Neptune montrée comme certaine, inspirérent aux soldats une ardeur extraordinaire.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Le lendemain aiant garni la Flotte de traits de toute espéce, il donna ordre à Le lius qui la commandoit d'attaquer la ville du côté de la mer. Comme le siége dura peu de tems, il ne paroit pas qu'on fit beaucoup d'usage de la Flotte, sinon pour se saisir, après la prise de la ville, des vais seaux qui se trouvérent dans le port. Du côté de la terre Scipion détacha deux mille de ses plus forts soldats, leur donna des gens pour porter des échelles, & commen ça l'attaque vers les neuf heures du matin. Magon, qui commandoit dans la ville, aiant partagé sa garnison, laissa cinq cens hommes dans la citadelle, & avec les cinq cens autres alla camper sur la colline qui est à l'Orient. Deux mille habitans, à qui il distribua les armes qui se trouvérent dans la ville, furent postés à la porte qui con duit à cet endroit, qui joint la mer au con tinent, & qui par conséquent conduisoit aussi au camp des Romains: & le reste des habitans eut ordre de se tenir prêt à venir au secours, en quelque endroit que la muraille fût insultée. Dès que Scipion eut fait donner par les Trompettes le signal de l'assaut, Magon fit marcher les deux mille hommes qui gar doient la porte, persuadé que cette sortie effrayeroit les ennemis, & renverseroit leur dessein. Ces troupes fondent avec impé tuosité sur ceux des Romains qui étoient rangés en bataille au bout de l'Isthme. Il se donne-là un grand combat. De part &
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d'autre, c'est-à-dire de l'Armée & de la(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Ville, chacun anime les siens par de grands cris. Mais le secours n'étoit pas égal, les Carthaginois ne pouvant sortir que par une porte, & aiant un chemin de près de deux stades à faire; au-lieu que les Ro mains étoient à portée, & venoient de plusieurs côtés. Ce qui rendoit le combat si inégal, c'est que Scipion avoit mis ses gens en bataille près de son camp, afin de laisser aux assiégés plus d'espace à parcou rir pour venir au combat, voyant bien que si ce prémier corps, qui étoit l'élite des habitans, étoit une fois défait, tout seroit en confusion dans la ville, & que personne n'auroit plus la hardiesse de sortir de la porte. Comme de part & d'autre ce n'étoient que des troupes choisies qui com battoient, la victoire fut quelque tems dou teuse & sans se déclarer. Enfin les Cartha ginois, obligés de succomber, pour ainsi dire, sous le poids des soldats Légionai res, dont le nombre augmentoit sans ces se, furent repoussés. Grand nombre per dirent la vie sur le champ de bataille & en se retirant, mais la plus grande partie fut écrasée en entrant dans la porte: ce qui jetta les habitans dans une si grande consternation, que les murailles furent a bandonnées. Peu s'en falut que les Romains n'entrassent dans la ville avec les fuyards: mais du moins cette déroute leur don na lieu d'appliquer sans crainte leurs échel les.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Scipion se trouva dans la mêlée, mais tant qu'il put avec sureté de sa personne. Trois soldats vigoureux marchoient de vant lui, & le couvroient de leurs bou cliers contre les traits que l'on faisoit voler de dessus les murs en grande quantité. Tantôt il voltigeoit sur les côtés, tantôt il montoit sur des lieux élevés: ainsi, voyant tout ce qui se passoit, & étant vu de tout le monde, il contribua beaucoup à l'heu reux succès de ce combat, chacun s'em pressant pour mériter les louanges ou évi ter les reproches d'un tel spectateur & d'un tel juge. Cette attention du Général fit que rien ne fut négligé dans cette action, & que tous les ordres furent donnés & exécutés à propos. Ceux qui montérent les prémiers aux é chelles, ne trouvérent pas tant d'obstacle dans le courage des assiégés, que dans la hauteur des murailles. Les ennemis s'ap perçurent de l'embarras où elle les jettoit, & leur résistance en devint plus vigoureu se. En effet, comme ces échelles étoient fort hautes, les soldats y montoient en grand nombre à la fois, & les brisoient par la pesanteur du fardeau. Si quelques- unes résistoient, les prémiers qui montoient jusqu'au bout étoient éblouis par la pro fondeur du précipice; & pour peu qu'ils fussent repoussés, ils ne pouvoient se re tenir, & tomboient du haut en bas. Si l'on poussoit contr'eux par les crenaux des poutres, ou quelque autre chose sembla
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ble, tous ensemble étoient renversés, &(An. R. 542. Av. J. C. 210.) brisés contre terre. Malgré ces difficultés, les Romains ne laissérent pas de continuer l'escalade avec la même ardeur & le mê me courage. Les prémiers étant culbu tés, les suivans prenoient leur place, jus qu'à ce qu'enfin les soldats ne pouvant plus résister à la fatigue, le Général fit sonner la retraite. Les assiégés triomphoient en quelque sorte, croyant avoir détourné pour tou jours le danger, & se flatoient au moins de pouvoir traîner assez le siége en lon gueur, pour donner aux Généraux Cartha ginois le tems de venir à leur secours. Ils ignoroient jusqu'où alloit l'ardeur & la vi vacité de Scipion. En attendant que la mer se retirât, il dispose cinq cens hommes a vec des échelles sur le bord de l'étang. Il poste à l'endroit où le combat s'étoit don né des troupes fraîches, les exhorte à bien faire leur devoir, & leur fournit plus d'é chelles qu'auparavant pour attaquer la mu raille d'un bout à l'autre. On donne le si gnal, on applique les échelles, & les sol dats y montent dans toute la longueur de la muraille. Il s'excite un grand trouble parmi les Carthaginois. Ils s'étoient imagi né n'avoir plus rien à craindre, & voilà qu'un nouvel assaut les rejette dans le mê me péril. D'un autre côté les traits leur manquoient, & le nombre des morts leur abattoit le courage. Leur embarras étoit ex trême, cependant ils se déféndirent du mieux qu'ils purent.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Pendant le plus grand feu de l'escalade, la mer commença à se retirer, & les eaux à s'écouler du bord de l'étang; ensorte que ceux qui ne savoient pas la cause de cet é coulement, ne pouvoient assez l'admirer. Alors Scipion, qui avoit eu soin de tenir tout prêts des guides habiles & expérimen tés, commanda aux troupes qu'il avoit postées de ce côté-là d'entrer dans l'étang, & de ne rien appréhender. Un de ses grands talens étoit d'élever le courage de ceux qu'il exhortoit, & de les remplir de confiance. Les soldats obéirent, & se jet térent à l'envi dans l'étang. Il étoit envi ron midi; & comme le vent du Septen trion qui souffloit du même côté, poussoit encore avec violence la marée qui se reti roit déja d'elle-même, l'eau se trouva si basse que les soldats n'en avoient au plus que jusqu'à la ceinture, & que dans quel ques endroits à peine leur venoit-elle jus qu'aux genoux. Ce fut alors que toute l'Ar mée crut que quelque Divinité conduisoit ce siége, & qu'on se rappella tout ce que Scipion, dans sa harangue, avoit promis du secours de Neptune; & ce souvenir en flamma tellement le courage des soldats, qu'ils ne voyoient plus de danger, comp tant qu'ils avoient ce Dieu à leur tête. (Cartha géne prise d'assaut & par escala de. Polyb. X. 588.) Tout le fort de l'attaque étoit vers la porte située vis-à-vis le camp des Romains. Cependant les cinq cens hommes qui a voient passé l'étang arrivérent au pié de la muraille, & de-là en gagnérent le haut sans
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trouver de résistance. Car les habitans la(An. R. 542. Av. J. C. 210. Liv. XXVI. 46.) croyant imprenable de ce côté-là, n'a voient pris aucun soin de la fortifier, & n'avoient pas même cru devoir employer des troupes pour la garder, portant toute leur attention du côté où les Romains pa roissoient faire les plus grands efforts. Le détachement des cinq cens hommes dont nous venons de parler, entra donc dans la ville sans obstacle, & dans le moment ils coururent vers la porte où les deux partis en étoient aux mains. Là, le combat oc cupoit si fort, non seulement les esprits, mais encore les yeux & les oreilles des Carthaginois, que personne ne s'apperçut de ce qui s'étoit passé de l'autre côté, si non lorsqu'ils sentirent les coups dont on les frappoit par derriére, & qu'ils se virent entre deux corps d'ennemis. Les Carthagi nois ne songérent plus qu'à se mettre en sureté par la fuite. Les Romains aiant brisé les barres de fer qui fermoient la por te, ceux qui étoient au dehors entrérent en foule. Les soldats qui étoient montés en assez grand nombre par dessus les mu railles, se répandirent de toutes parts pour égorger les habitans par ordre de Scipion, qui leur défendit en même tems de piller avant que le signal en fùt donné. Voyant que les ennemis se sauvoient par deux en droits différens, les uns sur l'éminence tournée vers l'Orient, & gardée par un corps de cinq cens hommes; les autres dans la citadelle, où Magon s'étoit retiré
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) lui-même avec ceux des soldats qui a voient abandonné les murailles, il parta gea aussi ses troupes en deux corps. Il envoya l'un pour s'emparer de la hauteur dont on vient de parler, pendant que lui- même marcha avec mille hommes du côté de la citadelle. L'éminence fut em portée dès la prémiére attaque. Magon se mit d'abord en devoir de se défendre: mais se voyant investi de toutes parts, sans espérance de pouvoir résister, il se rendit au vainqueur avec la place & les troupes qu'il avoit dedans. (Butin considéra ble. Liv. XXVI. 47.) Jusqu'à ce moment on avoit fait main basse sur tous ceux des habitans qui é toient en âge de porter les armes. Mais Scipion fit cesser le carnage, dès qu'il se vit maître de la citadelle. Alors la ville fut abandonnée au pillage. Le butin fut très considérable. Dix mille hommes li bres devinrent prisonniers des Romains. Ils demeurérent maîtres de toutes les ma chines de guerre, qui étoient en très grand nombre. On porta au Général beaucoup d'or & d'argent; deux cens soixante-seize coupes d'or, presque toutes d'une livre pesant; dix-huit mille trois cens li vres d'argent, tant en monnoie qu'en vais selle, qui valent, selon notre maniére de peser l'argent, un peu plus de vingt-huit mille cinq cens quatre-vingts treize marcs. On mit ces richesses entre les mains du Questeur ou Receveur C. Flaminius, a près avoir pesé & compté le tout devant
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lui. Polybe dit que tout l'argent qui avoit(An. R. 542. Av. J. C. 210. Polyb. 593.) été pris sur les Carthaginois se montoit à plus de six cens talens *, qui joints aux quatre cens qu'il avoit apportés de Ro me, lui donnoient plus de mille talens(*Un mil lion huit cens mille livres.) pour fournir aux frais de la guerre. La nuit étant venue, ceux qui avoient ordre de rester dans le camp, y restérent.(† Trois millions. Maniére de parta ger le bu tin, usitée parmi les Romains. Polyb. X. 589. 590.) Le Général avec mille soldats se logea dans la citadelle. Il donna ordre au reste par les Tribuns de sortir des maisons, & de rassembler par cohortes sur la place tout le butin qu'ils avoient fait, & de passer la nuit auprès. Les armés à la lé gére furent amenés du camp, & postés sur la colline qui regarde l'Orient. Ainsi fut réduite en la puissance des Romains la nouvelle Carthage. Le lendemain, tout ce qui s'étoit pris tant sur la garnison que sur les citoyens & les artisans aiant été rassemblé sur le marché, les Tribuns le distribuérent à leurs Légions, selon l'usage établi chez les Romains. Or telle étoit la maniére d'a gir de ce peuple dans la prise des villes. On destinoit une partie des troupes au pillage, mais jamais plus de la moitié. Ceux qui devoient exécuter le pillage, é toient choisis sur tous les corps qui com posoient l'Armée, & chacun apportoit à sa Cohorte ou à sa Légion ce qu'il a voit pris. Le butin étoit vendu à l'encan, & les Tribuns en partageoient le prix en portions égales, qui se donnoient non seu
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) lement à ceux qui avoient occupé les pos tes nécessaires pour assurer le pillage, mais encore à ceux qui avoient gardé les ten tes & les bagages, aux malades, & aux autres qui avoient été détachés pour quel que fonction que ce fût. Et de peur qu'il ne se commît quelque infidélité dans cet te partie de la guerre, on faisoit jurer aux soldats, avant qu'ils se missent en campagne & le prémier jour qu'ils s'as sembloient, qu'ils ne mettroient rien à part du butin, & qu'ils apporteroient fi délement tout ce qu'ils auroient pris. Au reste, continue Polybe, les Romains, par cette sage coutume, se sont précautionnés contre les mauvais effets de la passion d'acquérir. Car l'espérance d'avoir part au butin ne pouvant être frustrée à l'égard de personne, & étant aussi certaine pour ceux qui restoient aux postes, que pour ceux qui faisoient le pillage, la discipline étoit toujours exactement gardée. Il n'en est pas ainsi chez les peuples qui ont pour maxime, que ce que chacun a pris dans le pillage des villes lui appartient. Car a lors, la partie des troupes qui est frustrée du butin, est frustrée en même tems d'un motif puissant pour engager les soldats à faire leur devoir & à mépriser les périls, qui est la vue & l'attrait du gain. On sait (I. Reg. XXX. 24. 25.) que David ordonna que celui qui auroit combattu, & celui qui seroit demeuré au ba gage, auroient la même part au butin, & le partageroient également; & que cette
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coutume devint une loi stable dans Israël.(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Il restoit encore dans la ville des provi sions que les ennemis avoient amassées: quarante mille boisseaux de blé-froment, & deux cens soixante & dix mille boisse aux d'orge. On força & l'on prit dans le port cent trente vaisseaux, la plupart avec leur charge, composée de blés, d'armes, de vivres, de fer, de voiles, de cordages, & autres matiéres nécessaires pour met tre une Flotte en état d'agir. Scipion prit aussi dix-huit galéres, qui augmenté rent considérablement sa Flotte: il en a voit déja trente-cinq. Ainsi de tant de biens que la conquête de Carthagéne avoit mis en la possession des Romains, la ville elle-même étoit le moins considérable. Ce jour-là, Scipion aiant confié la garde(Scipion haranguc l'Armée victorieu se, & lone son cou rage & son zèle. Liv. XXVI. 48.) de la ville à Lelius & aux soldats de la Flotte, ramena lui-même les Légions dans le camp, & leur ordonna de prendre de la nourriture & du repos. Le lendemain, aiant assemblé les soldats de l'Armée de terre & ceux des vaisseaux, “il commen ça par remercier les Dieux immortels, non seulement de ce qu'ils avoient en un seul jour réduit sous sa puissance la ville la plus opulente de toute la pro vince; mais de ce qu'ils y avoient aupa ravant rassemblé toutes les richesses de l'Afrique & de l'Espagne, pour ôter aux ennemis toutes leurs ressources, & le mettre, lui & les siens, dans l'abon dance. Ensuite il loua les soldats, dont
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) la valeur avoit surmonté tant d'obsta cles, sans pouvoir être arrêtée, ni par la sortie imprévue des Carthaginois, ni par la hauteur extraordinaire des murail les, ni par le passage difficile d'un étang inconnu, ni par une forte citadelle que défendoit une bonne garnison. Il a voua qu'il devoit à tous un succès si glorieux & si inespéré; mais que l'hon neur de la Couronne Murale étoit du en particulier à celui qui étoit monté le prémier sur la muraille. Que celui qui croyoit avoir mérité une récompense si glorieuse, n'avoit qu'à se présenter.“ (Dispute fort vive au sujet de la Couronne Murale, terminée pacifique ment par Scipion. Liv. XXVI. 48.) Il s'en présenta deux au-lieu d'un: Q. Trebellius Centurion de la quatriéme Lé gion, & Sext. Digitius soldat de la Flotte. La dispute s'échaufa extrême ment, beaucoup moins encore entre les deux prétendans, qu'entre l'Armée de terre & celle de mer, qui prenoient hautement le parti de celui qui étoit de leur corps. Lelius, Commandant de la Flotte, parloit fortement pour les troupes maritimes; & M. Sempronius Tuditanus appuyoit le parti des Légions. Scipion voyant que cette con testation étoit prête à dégénérer en une sé dition ouverte, nomma trois Commissai res, qu'il chargea d'examiner murement la cause, & de décider sur la déposition de témoins dignes de foi, lequel des deux compétiteurs étoit monté le prémier sur la muraille. Ces Commissaires furent C. Lelius, & M. Sempronius, tous deux
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intéressés dans la cause; auxquels Sci(An. R. 542. Av. J. C. 210.) pion associa P. Corn. Caudinus, qui étoit neutre. Ils se mirent en devoir de prendre connoissance de cette affaire. Mais cet ex pédient, qui sembloit devoir calmer les esprits, ne fit que les échaufer davantage. Car Lelius & Sempronius, qui avoient retenu chacun leur parti dans le devoir avec assez de peine, ne se furent pas plu tôt retirés en changeant la qualité de Chefs en celle de Juges, que les soldats ne gar dérent plus aucune mesure. Alors Lelius, quitant ses Collégues, alla trouver Scipion sur son tribunal, & lui fit connoître l'é tat des choses. Il lui dit qu'on étoit prêt, de part & d'autre, à se porter aux dernié res extrémités, & à faire d'une dispute d'honneur une véritable guerre civile. Scipion aiant loué la sage attention de Lelius, convoqua l'Assemblée, &, pour réunir tout d'un coup les esprits, déclara que Q. Trebellius & Sext. Digitius étoient montés dans le même tems sur la murail le; & que pour récompenser leur valeur, il leur accordoit à tous deux la Couronne Murale. Ensuite il donna des louanges, & distribua des récompenses aux autres, à proportion du courage que chacun avoit fait paroître, & des services qu'il avoit rendus pendant le siége. Lelius, Amiral de la Flotte, fut celui sur le mérite duquel il s'étendit davantage. Après lui avoir donné les plus grands éloges, & avoué que par sa prudence & sa valeur il avoit contribué
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) autant que lui-même à un succès si glo rieux, il lui fit présent d'une couronne d'or, & de trente bœufs. La Couronne Murale étoit ordinaire ment d'or, & façonnée par le haut en cre naux, tels qu'il y en a aux murailles des villes. L'ardeur que nous voyons ici entre ces deux contendans, montre l'effet mer veilleux que produisoient sur l'esprit des soldats ces marques d'honneur & de dis tinction. Et il en faut dire autant des au tres récompenses militaires. Voilà ce qui rend des troupes invincibles. (Générosi té de Sci pion en vers les ôtages & les prison niers. Polyb. X. 591. Liv. XXVI. 49.) Scipion, après avoir ainsi loué & ré compensé la valeur des siens, assembla les prisonniers, qui étoient, comme nous l'a vons déja dit, près de dix mille, & or donna qu'on en fît deux classes; une des gens distingués & des bourgeois de Car thagéne, de leurs femmes, & de leurs en fans; l'autre, des artisans. Après avoir ex horté les prémiers à s'attacher aux Ro mains, & à ne jamais perdre le souvenir de la grace qu'il alloit leur accorder, il les renvoya chacun chez eux. Ils se proster nérent devant lui, & se retirérent fondant en larmes, mais en larmes de joie, que ti roit de leurs yeux un événement auquel ils s'attendoient si peu. Pour les artisans, il leur dit qu'ils étoient maintenant esclaves du Peuple Romain; mais que s'ils s'affec tionnoient à la République, & lui ren doient, chacun selon sa profession, les ser vices qu'ils devoient, ils pouvoient comp
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ter qu'on les mettroit en liberté dès que la(An. R. 542. Av. J. C. 210.) guerre contre les Carthaginois seroit heu reusement terminée. Ils étoient au nombre de deux mille, qui eurent ordre d'aller donner leurs noms au Questeur; & on les partagea en bandes de trente, sur cha cune desquelles on préposa un Romain pour y veiller. Parmi le reste des prisonniers, Scipion choisit ceux qui avoient meilleure mine & le plus de vigueur, pour en grossir le nom bre de ses rameurs. Il leur fit la même promesse qu'aux artisans; & les assura qu'a près qu'il auroit vaincu les Carthaginois, il leur donneroit la liberté, s'ils servoient les Romains avec zèle & avec affection. Cette conduite à l'égard des prisonniers lui gagna & à la République l'amitié & la confiance des citoyens de Carthagéne; & par l'espérance de la liberté qu'il fit conce voir aux artisans, il leur inspira une grande ardeur pour son service: sans parler ici de l'augmentation considérable que reçurent ses forces de mer, par un effet de cette même clémence à l'égard des prisonniers. Il mit ensuite à quartier Magon, & ceux des Carthaginois qui avoient été pris avec lui, deux desquels étoient du Conseil des Anciens, & quinze du Sénat. Il les donna en garde à Lelius, lui enjoignant d'en a voir tout le soin possible. Puis s'étant fait amener tous les ôtages des Espagnols, qui étoient au nombre de plus de trois cens, il commença par flater & caresser les en
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) fans les uns après les autres, leur promet tant, pour les consoler, que dans peu ils reverroient leurs parens. Il exhorta les au tres à ne pas se laisser abattre à la douleur. Il leur représenta “qu'ils a étoient sous la puissance d'un peuple qui aimoit mieux gagner les hommes par des bienfaits, que de les assujettir par la crainte; & s'unir les peuples étrangers sous le nom hono rable d'amis & d'alliés, que de leur im poser le joug honteux de la servitude.“ Après cela, aiant choisi entre les dépouil les celles qui convenoient le plus à son dessein, il en fit des présens à chacun se lon son sexe & son âge. Il donna aux pe tites filles des jeux d'enfans & des brace lets, & aux jeunes garçons des couteaux & de petites épées. Quelle bonté, quelle attention! Aiant demandé à tous les ôtages leur pays, & aiant su combien il y en avoit de chaque nation, il envoya des couriers à leurs pa rens, & les fit avertir de venir retirer leurs enfans. Comme quelques villes lui avoient déja envoyé des Députés pour redemander ceux qui leur appartenoient, il les leur re mit sur le champ entre les mains, & or donna au Questeur C. Flaminius d'avoir grand soin des autres, & de les traiter 117
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avec beaucoup de douceur & d'huma(An. R. 542. Av. J. C. 210. Sage con duite de Scipion à l'égard des Dames qui se trouvé rent parmi les ôtages. Liv. XXVI. 49. Polyb. X. 592.) nité. Pendant qu'il étoit occupé de ces soins, une Dame fort âgée, femme de Mando nius frére d'Indibilis Roi des Ilergétes, sortit de la foule des ôtages, & s'étant jettée à ses piés, elle le conjura, les lar mes aux yeux, de recommander à ceux qui gardoient les Dames d'avoir égard à leur sexe & à leur naissance. Scipion, qui n'entendit pas d'abord sa pensée, l'assura qu'il avoit donné ordre qu'on ne les lais sât manquer de rien. Mais cette Dame reprenant la parole: Ce ne sont pas, lui dit- elle, ces commodités qui nous touchent. Dans l'état où la fortune nous a réduites, de quoi ne devons-nous pas nous contenter? J'ai bien d'autres inquiétudes, quand je considére d'une part la licence de la guerre, & de l'autre la jeunesse & la beauté des Princesses que vous voyez ici devant vous. Car pour moi, mon âge me met à l'abri de toute crainte à cet égard. Elle avoit avec elle les filles d'Indibilis, & plusieurs autres de même rang, toutes dans la fleur de l'âge, qui la respectoient comme leur mére. Scipion comprenant alors quel étoit le sujet de sa crainte: Ma propre gloire, dit-il, & celle du Peuple Romain, sont intéressées à ne pas souffrir que la vertu, toujours respectable en quelque lieu que ce puisse être, soit ex posée dans mon camp à un traitement indi gne d'elle. Mais vous me fournissez encore un nouveau motif d'y veiller avec plus de
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) soin, par l'attention vertueuse que vous fai tes paroître à ne penser qu'à la conservation de votre honneur au milieu de tant d'autres sujets de crainte. Après cet entretien, il les confia à des Officiers d'une sagesse éprou vée, & leur ordonna d'avoir pour elles tout le respect qu'ils pourroient rendre aux méres & aux femmes de leurs alliés & de leurs hôtes. (Il rend sans ran çon une jeune Princesse d'une rare beauté à Allucius, à qui elle étoit pro mise en mariage. Vive re connois sance de ce Prince. Liv. XXVI. 50. Liv. X. 593.) Ce fut en cette occasion que ses soldats lui amenérent une jeune personne d'une beauté si accomplie, qu'elle attiroit sur elle les regards de tout le monde. Il vou lut savoir qui elle étoit, & à qui elle ap partenoit: & aiant appris entre autres cho ses qu'elle étoit sur le point d'être mariée à Allucius Prince des Celtibériens, il en voya chez lui pour le faire venir avec les parens de cette jeune prisonniére. Et com me on lui dit qu'Allucius l'aimoit éperdu ment, ce Seigneur Espagnol ne parut pas plutôt en sa présence, qu'avant même que de parler au pére & à la mére, il le prit en particulier; & pour calmer les inquié tudes qu'il pouvoit avoir au sujet de la jeu ne Espagnole, il lui parla en ces termes. Nous sommes jeunes vous & moi, ce qui fait que je puis vous parler avec plus de li berté. Ceux des miens qui m'ont amené vo tre Epouse future, m'ont en même tems assu ré que vous l'aimicz avec une extrême ten dresse: & sa beauté ne m'a laissé aucun lieu d'en douter. Là-dessus, faisant réflexion, que si, comme vous, je songeois à prendre
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un engagement, & que je ne fusse pas uni(An. R, 542. Av. J. C. 210.) quement occupé des affaires de ma patrie, je souhaiterois que l'on favorisât une passion si honnête & si légitime; je me trouve heureux de pouvoir, dans la conjoncture présente, vous rendre un pareil service. Celle que vous devez épouser a été parmi nous, comme elle auroit été dans la maison de son pére & de sa mére. Je vous l'ai réservée, pour vous en faire un présent digne de vous & de moi. La seule reconnoissance que j'exige de vous pour ce don, c'est que vous soyez ami du Peuple Romain; & que, si vous me jugez homme de bien, tel que mon pére & mon oncle ont paru aux peuples de cette même province, vous sachiez qu'il y en a dans Rome beaucoup qui nous ressemblent, & qu'il n'est point de peuple dans l'Univers, que vous deviez plus craindre d'avoir pour ennemi, ni souhaiter davantage d'avoir pour ami. Allucius, pénétré de reconnoissance & de joie, baisoit les mains de Scipion, & prioit les Dieux de le récompenser en sa place pour un si grand bienfait; puisque lui-même il n'étoit pas en état de le faire autant qu'il l'auroit souhaité, & que le mé ritoit son bienfaiteur. Scipion fit ensuite venir les pére & mére, & les autres pa rens de la jeune fille. Ils avoient apporté une grande somme d'argent pour la rache ter. Mais quand ils virent qu'il la leur rendoit sans rançon, ils le conjurérent avec de grandes instances de recevoir d'eux cet te somme comme un présent, & témoi
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) gnérent que par cette complaisance & cet te nouvelle grace il mettroit le comble à leur joie & à leur reconnoissance. Scipion ne pouvant résister à des priéres si vives & si pressantes, leur dit qu'il acceptoit ce don, & le fit mettre à ses piés. Alors, s'adressant à Allucius: J'ajoute, dit-il, à la dot que vous devez recevoir de vo tre beaupére cette somme, que je vous prie d'accepter comme un présent de nôces. Ce jeune Prince, charmé de la libéra lité & de la politesse de Scipion, alla pu blier dans son pays les louanges d'un si gé néreux vainqueur. Il s'écrioit, dans les transports de sa reconnoissance, “qu'il é toit venu dans l'Espagne un jeune héros semblable aux Dieux, qui se soumettoit tout, moins encore par la force de ses armes, que par les charmes de ses ver tus & la grandeur de ses bienfaits.“ C'est pourquoi, aiant fait des levées dans le pays qui lui étoit soumis, il revint quelques jours après trouver Scipion avec un corps de quatorze cens Cavaliers. Allucius, pour rendre plus durables les marques de sa reconnoissance, fit graver dans la suite l'action, que nous venons de rapporter, sur un bouclier d'argent, dont il fit présent à Scipion: présent infini ment plus estimable & plus glorieux, que tous les trésors & tous les triomphes. Ce bouclier, que Scipion emporta avec lui en retournant à Rome, périt au passage du Rhône avec une partie du bagage. Il
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étoit demeuré dans ce fleuve jusqu'à l'an(An. R. 542. Av. J. C. 210.) 1665, que quelques pêcheurs le trouvé rent. Il est aujourd'hui dans le cabinet du Roi. J'aurai lieu dans la suite de m'arrêter sur(Eloge de Scipion.) ce qui regarde le caractére de Scipion, & je l'ai déja fait ailleurs avec assez d'éten due: mais je ne puis m'empêcher ici d'ob server en peu de mots, que dans l'expédi tion dont nous parlons il fait paroître tou tes les qualités d'un grand Général. Nous avons vu qu'il forma de lui-même le des sein le plus hardi qu'il fût possible d'ima giner, & tellement éloigné de toute vrai semblance, que les ennemis ne soupçon noient pas même qu'on pût y songer. Il passe le quartier d'hiver, non dans l'oisi veté & l'inaction, non à faire bonne ché re ou à jouer, mais à s'informer sous main de ce qui avoit quelque rapport à l'entre prise qu'il méditoit, & à préparer sourde ment tout ce qui pouvoit contribuer à la faire réussir. Il garde sur le tout un pro fond secret, & ne communique ses vues qu'à une seule personne, à qui il se fioit entiérement, & qui lui étoit nécessaire pour les mettre à exécution. Dès que le printems paroit, l'Armée & la Flotte par tent sans savoir à quoi on les destine. El les arrivent ensemble précisément dans le moment & le lieu marqués, & Cartha géne se trouve assiégée en même tems par terre & par mer. Le Général le plus con sommé dans le métier de la guerre pou
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) voit-il prendre des mesures plus justes? Scipion n'avoit alors que vingt-sept ans tout au plus, & l'on peut dire que c'étoit ici son coup d'essai, & les prémices de son commandement. Dans le siége même, quel courage, quelle intrépidité, mêlée pourtant d'une sage discrétion! Quelle pré sence d'esprit, qui prévoit tout, qui suffit à tout, & qui donne par-tout les ordres nécessaires! Mais Scipion est encore plus grand, & se surpasse lui-même dans ce qui suit la prise de la ville, & dans l'usage qu'il fait de la victoire, où il montre une grandeur d'ame, une noblesse de senti mens, un talent de gagner les cœurs, &, ce qui est au dessus de tout, une vertu, une sagesse, une retenue, d'autant plus ad (Val. Max. IV. 3.) mirables, comme le remarque un Histo rien, que Scipion alors étoit jeune, sans engagement, & victorieux: & juvenis, & cœlebs, & victor. (Scipion envoie Lelius à Rome, pour y porter la nouvelle de sa vic toire. Polyb. X. 594. Liv. XXVI. 51.) Après que Scipion eut réglé toutes cho ses de concert avec Lelius, il lui donna une galére à cinq rangs, & y aiant embar qué Magon & les Sénateurs Carthaginois qui avoient été pris avec lui, il l'envoya à Rome pour y porter la nouvelle de sa victoire. Il étoit persuadé que comme on n'y espéroit rien du côté de l'Espagne, on n'y auroit pas plutôt appris les avantages qu'il avoit remportés, que l'on reprendroit courage, & que l'on penseroit plus sé rieusement que jamais à pousser cette guerre. Pour lui il resta quelque tems
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dans la nouvelle Carthage pour y exercer(An. R. 542. Av. J. C. 210.) son Armée navale, & montrer aux Tri buns de quelle maniére ils devoient exer cer celle de terre. Le prémier jour, les Légions défilérent(Scipion fait faire l'exercice aux trou pes de ter re & de mer.) devant lui sous les armes, l'espace de qua tre mille pas. Le second, il leur ordonna de nettoyer & de fourbir leurs armes de vant leurs tentes. Le troisiéme, les trou pes présentérent aux yeux l'image d'une véritable bataille, les soldats se battant a vec des épées de bois, qui avoient un(Præpilatis.) bouton au bout, & lançant les uns con tre les autres des javelots garnis aussi d'un bouton à la pointe. Le quatriéme fut des tiné au repos & au divertissement. Le cinquiéme, on recommença l'exercice comme au prémier jour. Tant que les troupes restérent à Carthage, elles obser vérent cette alternative de travail & de repos. Il n'oublia pas sa Cavalerie, & il lui faisoit faire devant lui toutes les évolu tions qui lui convenoient selon les diffé rens besoins, & les différentes conjonctu res où elle pouvoit se trouver. Sur-tout il l'exerçoit à avancer à l'ennemi, & à faire retraite, de maniére que lors même qu'on étoit obligé de presser la marche, on ne quitât pas ses rangs, & que le même in tervalle se trouvât toujours entre les esca drons: rien n'étant plus dangereux que de mettre aux mains une Cavalerie qui a per du ses rangs.
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) Les soldats de la Flotte, de leur côté, s'avançant en pleine mer pendant qu'elle étoit calme, éprouvoient la vitesse de leurs vaisseaux par la représentation d'une batail le navale. Ces exercices, continués hors de la vil le par mer & par terre, disposoient les corps & les esprits tout à la fois à des combats réels & véritables. C'étoit en tenant ainsi toujours les troupes en ha leine, que les Romains les rendoient in fatigables, & les accoutumoient à garder en tous lieux & en tout tems la disci pline militaire dans toute son exactitu de. Pendant ce même tems, la ville reten tissoit du bruit que faisoient des Ouvriers de toute espéce, en travaillant dans les at teliers publics à fabriquer des armes de toute sorte, & généralement tout ce qui est nécessaire pour la guerre. Le Général se trouvoit par-tout, assistant aux exerci ces & de la Flotte, & des Légions, & passant chaque jour un tems considérable à examiner les ouvrages de toute espéce, auxquels un nombre infini d'Ouvriers tra vailloient à l'envi les uns des autres dans les magazins & dans les arsenaux. Dans tout ce que nous avons rapporté jusqu'ici du siége & de la prise de Cartha géne, & des événemens qui ont suivi, man que-t-il, par rapport à Scipion, quelque trait, quelque couleur au portrait d'un Gé néral accompli? Polybe, en traçant d'une
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main habile ce portrait, qui n'est point(An. R. 542. Av. J. C. 210.) flaté, mais tiré d'après nature, a eu des sein sans doute d'instruire toute la posté rité, & de proposer aux Généraux & aux Officiers d'Armées un modéle propre à former de grands hommes pour la guerre. Car c'est-là une des principales fins de l'Histoire. Lorsque Scipion crut ses troupes suffi(Scipion retourne à Tarra gone. Polyb. X. 594. Liv. XXVI. 51.) samment exercées, & la ville à couvert de toute insulte, par les fortifications qu'il y avoit faites, & la garnison qu'il y laissa, il partit pour se rendre à Tarragone. Aiant rencontré en chemin les Ambassadeurs de plusieurs nations, il en expédia quelques- uns sur le champ, il remit à donner au dience aux autres quand il seroit arrivé à Tarrogone, où il avoit ordonné à tous les Alliés, tant anciens que nouveaux, de se rendre. La prise de Carthagéne causa une terri(Les Car thaginois dissimu lent leur douleur sur la pri se de Car thagéne. Liv. ibid.) ble consternation parmi les Carthaginois. D'abord leurs Généraux supprimérent cet te nouvelle. Mais dans la suite, ne pou vant plus la cacher ni la dissimuler, ils af fectoient de diminuer autant qu'ils pou voient le mérite de cette victoire. Ils di soient, “que c'étoit-là une seulea ville surprise par un coup fourré. Que ce pendant un si petit objet avoit suffi 118
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(An. R. 542. Av. J. C. 210.) pour enfler le cœur d'un jeune Géné ral, qui, par une joie insolente, donnoit à ce foible avantage l'air d'une conquê te importante & d'une grande victoire. Mais qu'au moment qu'il apprendroit que les trois Généraux Carthaginois ap prochoient avec leurs trois Armées, les calamités de sa maison se présenteroient à sa mémoire, & rabattroient beaucoup de sa fierté & de son orgueil.“ Voilà ce qu'ils publioient en parlant au peuple & aux soldats. Mais dans le fond ils sen toient parfaitement combien la perte de Carthagéne leur étoit préjudiciable, & combien elle donnoit d'avantage à leurs ennemis pour l'avenir.

DIGRESSION

Sur les Repas des Romains.

Cette matiere, dont j'ai promis de parler, demanderoit beaucoup d'éten due, si l'on vouloit la traiter un peu à fond. Je me contenterai, selon ma cou tume, d'en donner une légére idée. Les Romains ne faisoient, à propre ment parler, qu'un repas; c'étoit le sou per. Ils prenoient bien quelque peu de nourriture vers le milieu du jour, pour se soutenir, & se mettre en état d'attendre
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le repas du soir. Pransus non avidè, dit Horace, quantum interpellet inani Ventre(Lib. 1. sat. 6.) diem durare. Mais ce léger dîner ne peut s'appeller un repas, non plus que le dé jeuné & le goûté, qui n'étoient que pour les enfans. L'heure du souper étoit la neuviéme ou la diziéme heure du jour, c'est-à-dire trois heures, ou même deux heures avant le coucher du Soleil. Jusques-là on s'étoit appliqué tout entier aux affaires sérieuses: mais pour lors on avoit l'esprit libre de tout soin, & l'on se trouvoit en état de recevoir chez soi ses amis. Prévenir ce tems pour se mettre à table & pour sou per, c'est ce qu'Horace appelle diem frange(Ibid.) re ... partem solido demere die, abréger le jour, en couper & en retrancher une par tie. Ils disoient aussi, pour signifier la même chose, epulari de die. C'étoit un air de débauche, qu'évitoient les gens sa ges, de se mettre ainsi de bonne heure à table. A Rome, le bain précédoit toujours le souper: ce qui d'un côté étoit néces saire pour entretenir la propreté, les Ro mains n'usant point de linge sur eux; &, de l'autre, pouvoit servir à éguiser l'appé tit. Les riches & les gens accommodés avoient des bains domestiques. Pline le Jeune, dans la description qu'il fait de ses maisons de campagne, nous marque quel soin on prenoit alors d'y construire des bains où l'on trouvât toutes les commodi
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tés nécessaires pour y prendre ce soulage ment à son aise. Pour le peuple, il y a voit des bains publics, dont quelques-uns étoient même des édifices somtueux, & dans lesquels la magnificence des Empe reurs avoit semblé prendre plaisir à se si gnaler. Au sortir du bain, avant que de se met tre à table, on prenoit un habit plus ou moins léger selon la saison, & le maître de la maison se piquoit souvent d'en four nir de magnifiques à ses hôtes. Le lieu où l'on prenoit les repas s'ap pelloit Triclinium, parce que la table étoit environnée de trois lits. Les tables ont é té de différentes figures, selon la différen ce des tems: quarrées, rondes, en demi cercle. Je ne parlerai que des prémiéres, qui étoient d'un plus fréquent usage. L'un des quatre côtés demeuroit vacant & libre pour servir les mêts. Dans les prémiers tems, les Romains mangeoient assis sur de simples bancs, à la maniére des peuples de Créte & de Spar te. Dans la suite la coutume d'être couchés en mangeant s'établit par mi eux: on croit qu'elle leur vint de l'Asie & de la Gréce. Les Dames conser vérent longtems l'ancien usage d'être assi ses à table, plus conforme à la modestie (Val. Max. II. 1.) & à la pudeur du sexe. Valére Maxime rapporte, qu'aux repas religieux que l'on donnoit aux Dieux, les Déesses étoient as sises, pendant que les Dieux étoient cou chés sur des lits.
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On rangeoit un lit autour de chacun des trois côtés de la table. Chaque lit tenoit pour l'ordinaire trois personnes, quel quefois quatre & cinq, mais rarement. Les lits étoient couverts de tapis, & gar nis de coussins pour les convives. Dans les commencemens, & la matiére & les couvertures des lits, tout étoit fort simple; mais le luxe y introduisit dans la suite une magnificence extraordinaire. Cea luxe vint d'Asie. Ce fut dans le triomphe de Cn. Manlius qu'on vit pour la prémiére fois à Rome des lits d'airain, des tapis & des couvertures d'étoffes les plus fines & les plus précieuses, des buffets travaillés a vec un extrême soin & une grande dépen se. Et ce n'étoient encore-là que les pré miers commencemens, & comme les se mences de ce prétendu bon goût, que quel que tems après desb hommes d'un génie inventif & d'une merveilleuse sagacité pour tous les rafinemens du luxe, & en même tems d'une prodigalité sans bornes, porté rent à des excès qu'on a peine à croire. Nous avons déja dit que les convives commençoient par prendre les bains, après quoi ils se revêtoient d'habits destinés pour la table. Avant que de monter sur les lits, 119 120
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ils quitoient leurs souliers pour plus gran de propreté. Dans les parties de plaisir ils usoient des essences & des parfums les plus exquis, & portoient des couronnes de fleurs sur la tête. Ils montoient en cet é tat sur leurs lits. Le repas commençoit toujours par des libations & des priéres que l'on faisoit aux Dieux, en versant un peu de vin sur la table en leur honneur: coutume de l'An tiquité la plus reculée, comme on le voit dans Homére & dans Virgile. Celui-ci parle ainsi de Didon, laquelle adresse ses priéres à Jupiter, & lui fait ensuite des libations.
(Æneid. I.) Jupiter, hospitibus nam te dare jura lo
quuntur, &c.
Dixit, & in mensâ laticum libavit hono
rem. Cette cérémonie étoit généralement é tablie: Mensam adisti, est-il dit dans une (Declam. CCCI.) des Déclamations attribuées à Quintilien, ad quam cùm venire cœpimus, deos invoca mus. Les Anciens finissoient toujours les repas par où ils les avoient commencés, c'est-à-dire par les priéres & les libations, comme on le voit en plusieurs endroits des Morales de Plutarque. Je ne puis m'empêcher d'insérer ici la traduction (Heliodor. Æthiop. lib. V. sub fi nem.) d'un passage Grec d'Héliodore, qui est fort précis. Il est tems, y est-il dit, de renvoyer les convives; mais auparavant souvenons
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nous de Dieu On porta ensuite la coupe des libations à tous les assistans, & le repas fi nit de la sorte. Cet acte de Religion, par où commençoient & finissoient les repas, étoit comme une protestation publique que faisoient les Payens, qu'ils reconnois soient tenir de la libéralité de Dieu tou tes les nourritures dont ils faisoient usage. Et c'est pour cela que les Auteurs an ciens parlent toujours de la table comme d'une chose sacrée. Tacite appelle les cé(Annal. XV. 52.) rémonies employées aux repas, sacra mensæ. C'est une chose bien triste, & qui mar que un grand oubli de Dieu, de voir que la coutume de consacrer en quelque sorte le commencement & la fin des repas par la priére & par l'action de gra ces, observée de tout tems par les Payens, soit maintenant parmi nous abolie entiére ment à la table de presque tous les grands Seigneurs & de tous les Riches, & n'ait plus de lieu que parmi les Bourgeois: en core commence-t-elle à y être négligée, tant le mauvais exemple des Grands a de force, & devient contagieux! Après qu'on avoit satisfait aux devoirs de Religion, on créoit un Roi du festin, qui prescrivoit les loix qu'on devoit y garder, & le nombre des coups qu'il fa loit boire. C'étoit le sort ordinairement qui décidoit de cette Royauté.
Quem* Venus arbitrum Dicet bibendi?(Horat. O de. 7. lib. 2. Ode 4. l. 1.)
Nec regna vini sortiere talis. 121
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Quelquefois, par exemple, on obligeoit de boire autant de coups qu'il y avoit de lettres dans le nom de la personne dont on buvoit la santé. Cicérona observe que Verrès, qui avoit foulé aux piés toutes les Loix du Peuple Romain, obéissoit ponc tuellement aux loix de la table. Au res te cette cérémonie de joie & de gayeté s'observoit dans les repas les plus sages. Ca ton b le Censeur disoit que cette Royauté de table, & cette espéce de Législation é tablie par une coutume ancienne, lui fai soit grand plaisir. Il est tems de faire servir les mêts. Dans les repas d'appareil, desc esclaves leste ment vétus, & ceints de serviettes blan ches, apportoient les plats en cérémonie. Ilsd étoient suivis par un Ecuyer tran chant, qui d'une main légére & savante dépêçoit les viandes avec art, & souvent en cadence. Il y avoit d'autres esclaves préposés au buffet, pour présenter les cou pes, verser du vin, changer les assiettes. Le buffet étoit l'endroit de la salle à man ger où le Maître du logis étaloit avec le 122 123 124 125
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plus de pompe sa magnificence, en y ex posant en grand nombre, des vases & des coupes d'or & d'argent, ciselées par la main des plus habiles Ouvriers, & souvent enrichies de pierreries. Leurs repas étoient à plusieurs services, comme parmi nous. Une singularité qui mérite de n'être pas oubliée, c'est qu'au prémier service on donnoit toujours des œufs frais: ab ovo usque ad mala, dit Ho race, pour signifier, depuis le commence ment du repas jusqu'à la fin. Il paroit aus si qu'ils faisoient servir le fruit sur une au tre table que celle qu'on avoit employée pour le fond du repas. De-là l'expression de Virgile, mensæ grata secundæ dona, pour marquer le dessert, fruits crus, ou cuits, ou confits, pâtisseries légéres, & autres choses semblables, qu'ils appelloient d'un nom commun dulciaria, ou bellaria. Dans les beaux tems de la République, les repas, quoique simples, étoient prépa rés avec soin, mais sans délicatesse recher chée. La gayeté & la liberté qui y ré gnoient, jointes à l'agrément & à la soli dité de la conversation, en faisoient le principal assaisonnement. Caton le Cen seur, tout austére qu'il étoit ailleurs, se déridoit & quitoit son sérieux à table. Il n'étoit point ennemi de la joie. Il buvoit velontiers & souvent, mais toujours mo dérément, & il dit lui-même qu'il aimoit(Cic. de Se nect. n. 46. Plut. in Cat. 351.) les petits coups: Me delectant pocula, sicut in symposio Xenophontis, minuta & roran tia. Quand il étoit à sa campagne, il prioit
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tous les jours à souper quelques-uns de ses amis du voisinage, & il passoit joyeuse ment le tems avec eux, en se montrant homme de très bonne & très agréable compagnie, non seulement à ceux de son âge, mais encore aux jeunes gens, com me aiant une grande expérience du mon de, & aiant vu par lui-même & entendu des autres une infinité de choses curieuses, que l'on écoutoit avec plaisir. Il étoit per suadé que la Table étoit un des moyens les plus propres à faire naître & à entre tenir l'amitié. A la sienne les propos les plus ordinaires étoient les éloges des bons & braves citoyens, & jamais on ne disoit un mot des méchans ou de ceux qui é toient sans mérite. Caton ne souffroit pas qu'on en parlât à sa table ni en bien ni en mal, & il étoit attentif & adroit à en dé tourner l'occasion. C'étoita la douceur de l'entretien qui lui rendoit agréables les repas qui duroient longtems; & il savoit bon gré, disoit-il, à la vieillesse, qui, en diminuant en lui le besoin du boire & du manger, lui avoit en récompense augmen té le goût & le plaisir de la conversation. Il fait une remarque fort sensée sur la dif (Cic. de Se nect. n. 45.) férence du nom que les Grecs & les Ro mains donnent au repas. Les prémiers l'appellent συμπόσιον, compotatio, ce qui si gnifie proprement une assemblée de person 126
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nes qui boivent & mangent ensemble: a par où ils paroissent donner dans les re pas la préférence à ce qui en fait le moin dre mérite. Chez les Romains, le repas est appellé convivium, une assemblée de personnes qui vivent ensemble, c'est-à-di re qui conversent entr'eux, qui s'entretien nent, qui tiennent des discours également spirituels & agréables; car c'est-là propre ment vivre. AussibCaton disoit-il, que ce qui lui plaîsoit le plus dans les repas, n'étoit point la bonne chére, mais la com pagnie & la conversation de ses amis. Y a-t-il parmi nous beaucoup de tables, où les repas se passent de la sorte? Il ne pa roit pas que l'on se pique d'y faire grande dépense d'esprit. Le luxe d'Asie, quand on l'eut vaincue, passa bientôt à Rome, & infecta les ta bles comme tout le reste.c Les Boufons, les Farceurs, les Joueuses d'Instrumens, les Danseuses en firent l'accompagnement ordinaire. Les repas furent préparés avec plus de soin & de dépense. Alors, dit Tite-Live, un Cuisinier, dont les Anciens faisoient peu de cas & peu d'usage, devint un homme de conséquence; & ce qui n'a 127 128 129
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voit été jusques-là qu'un bas & vil ministére, fut regardé comme un emploi & un art im portant. Le mal alla toujours en croissant, & fut porté à des excès qui paroissent à peine croyables. Les repas de Luculle sont connus de tout le monde. Ona en vint à cette perver sité de goût, de n'estimer les mêts que l'on servoit dans un festin, que par leur rareté, & par le prix énorme qu'ils coutoient, non par leur bonté & leur qualite réelle. Quelquefois il ne faut qu'un homme pour gâter ainsi toute une nation, comme on l'a dit du fameux Api cius, quib s'étant donné pour Maître dans la science des bons morceaux, vint à bout de corrompre tout son siécle. Senéque nous peint avec des couleurs bien vives, dans le portrait qu'il fait de cet Apicius, l'image d'un homme sensuel & voluptueux, qui reçoit avidement & savoure comme à longs traits le plaisir par tous ses sens.c Voyez, dit-il, un Apicius appuyé sur un coussin rem pli de roses, contemplant la magnificence de sa table, satisfaisant son ouïe par les concerts les plus harmonieux, sa vue par les specta 130 131 132
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cles les plus charmans, son odorat par les parfums les plus exquis, & son palais par les viandes les plus délicates. On fit, à diverses reprises, plusieurs sa ges réglemens, pour arrêter la dépense excessive des Repas & des Festins. Le prémier parut l'an de Rome 571. sous le Consulat de Q. Fabius & de M. Clau dius, & fut appellé Lex Orchia. Mais le luxe, plus fort que les loix, rompit tou tes les barriéres qu'on s'efforça de lui op poser en différens tems, & demeura pres que toujours victorieux & triomphant. Ta cite nous apprend que le luxe de la table, qui depuis plus de cent ans étoit excessif, s'amortit beaucoup sous Vespasien; & en tre plusieurs autres raisons de ce change ment, il en apporte une qui fait beau coup d'honneur à cet Empereur. Com mea Vespasien, dit cet Auteur, gardoit dans sa table & dans toute sa maniére de vivre, l'ancienne simplicité des Romains, plusieurs, pour plaîre au Prince, se pi quérent de l'imiter. Ainsi son exemple, plus puissant que toutes les loix & tous les supplices, vint à bout en peu de tems de réformer les desordres publics. Il en sera ainsi daus tous les Etats. Quand ce lui qui est le maître & le distributeur des 133
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récompenses se déclare pour la vertu, pour lors l'honneur, l'espérance, la pro tection, & sur-tout l'exemple du Prince, ont une force infinie sur l'esprit des su jets, & sont capables d'abolir, ou du moins de faire disparoître les vices les plus enracinés. Je reviens à quelques circonstances du repas, dont j'ai différé de parler jusqu'ici. La table, dans les prémiers tems, étoit nue, & à mesure qu'on levoit un service, on avoit soin de l'essuyer, & de la tenir dans une grande propreté. On la couvrit dans la suite d'une nape, qui s'appelloit mantile. Mais ce qui paroit étonnant, c'est que longtems même après le siécle d'Au guste, ce n'étoit point la mode que l'on fournît des serviettes aux conviés, map pas; ils en apportoient de chez eux. Ca tulle se plaint d'un certain Asinius qui lui avoit emporté la sienne, & le menace de le diffamer par ses vers, s'il ne la lui ren voie promtement.
Marrucine Asini, manu sinistrâ
Non bellè uteris in joco atque vino.
Tollis lintea negligentiorum ...
Quare aut Hendecasyllabos trecentos
Expecta, aut mihi linteum remitte. Martial dit à peu près la même chose d'un Hermogéne.
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Attulerat mappam nemo, dum furta ti mentur. Mantile è mensâ sustulit Hermogenes. Je ne m'arrête point à une coutume, assez commune chez les Anciens, mais fort basse & indigne, de se faire vomir exprès pour réveiller leur appétit, & pour se mettre en état de manger sur de nou veaux frais, comme si l'on n'avoit point encore commencé à le faire. Ils prenoient pour cela d'un vin léger & fade, qui ne manquoit pas de produire l'effet qu'ils vou loient. Quelle honte! “Ilsa vomissent pour manger, dit Senéque, & ils man gent pour vomir; & ils ne se donnent pas le tems de digérer des viandes qu'ils font venir à grands frais du bout du Monde.“ Je ne parle point non plus de la variété & de l'excellence des vins que les Ro mains employoient dans leurs repas. Ho race en fait l'éloge en plus d'un endroit. Il étoit assez voluptueux & d'assez bon goût, pour mériter d'en être cru sur sa parole. Leur coutume de garder des vins pen dant un très long tems, est connue de tout le monde. Pline en cite un exemple qui étonne. On avoit conservé jusqu'au 134
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(Plin. XIV. 4.) siécle où il vivoit des vins recueillis sous le Consulat de L. Opimius, & qui a voient par conséquent duré près de deux cens ans. Je finirai cette digression par une diffi culté qui laisse toujours du doute & de l'embarras dans l'esprit. L'habitude où nous sommes de manger assis, fait que nous a vons peine à comprendre que la posture des Romains, qui mangeoient couchés sur des lits, pût être aussi commode. Il faut pourtant bien que cela ait été ainsi, puisque les Romains, après avoir long tems suivi la coutume de manger assis, la quitérent enfin, pour adopter l'autre, qu'ils ont toujours observée depuis: ensorte que c'étoit chez eux une marque de douleur & de deuil, que de manger assis. Plutar que rapporte que Caton ne mangea qu'as sis depuis l'ouverture de la guerre entre César & Pompée. On ne sait pas l'épo que précise de ce changement: mais il y a beaucoup d'apparence qu'il fut la suite & l'effet du commerce des Romains avec les Asiatiques. On sait que ces peuples, vaincus par les armes Romaines, com muniquérent à leurs vainqueurs le goût du luxe & des délices, & l'attention à re chercher les aises & les commodités de la vie. Voyons donc comment dans cette si tuation, qui nous paroit fort gênante, ils mangeoient, buvoient, & s'entretenoient avec les convives. J'ai déja dit qu'il y avoit ordinairement
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trois personnes sur un lit. Ce lit étoit un peu plus bas que la table. Ils avoient la partie du corps supérieure un peu élevée & soutenue par des coussins, & la partie inférieure étendue en long sur le lit der riére le dos de celui qui suivoit. S'ap puyant sur le coude gauche, ils se ser voient de la main droite qu'ils avoient li bre pour boire & pour manger. Il arri voit ainsi que celui qui étoit le second a voit la tête vis-à-vis de la poitrine du prémier; & que s'il vouloit lui parler, principalement lorsque la chose devoit ê tre secrette, il étoit obligé de se pancher sur son sein, en comprenant sous ce nom depuis le bas du visage jusqu'à la ceintu re. Ce qui est dit ici peut servir à faire entendre quelle étoit la situation de St. Jean dans la* Cêne par rapport à Je sus-Christ, & comment la fem me Pécheresse pouvoit répandre ses par fums sur les piés du Sauveur. Il y a beau coup d'apparence que dans la conversa tion, lorsqu'elle étoit longue, ce qui ar rivoit ordinairement, celui qui parloit, pour se faire entendre des convives se te noit presque sur son séant, aiant le dos sou tenu par des coussins. C'est au Lecteur à juger si cette posture étoit fort commode. 135
Fin du Tome cinquiéme.
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FIN.
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1 *On nommoit quelquefois des Dictateurs pour quelque fonction civile, après laquelle ils abdiquoient. Dans l'es pace des treute-trois ans dont il s'agit ici, il y avoit en quelques Dictateurs de cette espéce, & entr'autres Fa bius lui-même.
2 (a) Atri, ville du Royaume de Naples.
3 (b) Duché d'Urbin.
4 (c) Ville dans l'Etat de l'Eglise.
5 (d) Marche d'Ancone & de Ferme.
6 (a) La plupart de ces pays font partie de l'Abruzze Citérieure, & du Royaume de Naples.
7 * Cossa, ville & promontoire d'Etrurie.
8 (a) Sed non Annibalem magis infestum tam sa nis consiliis habebat, quàm Magistrum equitum, qui nihil aliud, quàm quòd parebat in imperio, moræ ad præcipitandam remp. habebat: ferox rapidusque in consiliis, ac lingua immodicus, primò inter paucos, dein propalam in vulgus, pro cunctatore segnem, pro cauto timidum, affingens vicina virtutibus vi tia, compellabat: premendorumque superiorum ar te (quæ pessima ars nimis prosperis multorum suc cessibus crevit) sese extollebat.
9 (a) Capitanata, Province du Royaume de Naples dans l'Apouille.
10 (a) Nec tamen is terror, cum omnia bello flagra rent, fide socios dimovit: videlicet quia justo & moderato regebantur imperio, nec abnuebant, quod unicum vinculum fidei est, mclioribus parere. Liv.
11 (a) Ludibrium oculorum, specie terribile, ad frustrandum hostem commentus. Liv.
12 *Ville située sur la côte du Royaume de Valence.
13 *Ils occupoient une partie de l'Arragon.
14 a Vult sibi quisque credi, & habita fides ipsam plerumque obligat fidem. Liv.
15 a Ac sanè, quod difficillimum est, & prælio strenuus erat, & bonus consilio: quorum alterum ex providentia timorem, alterum ex audacia teme ritatem plerumque afferre solet. Sallust. in Bell. Ju gurt.
16 a Tandem eam nubem, quæ sedere in jugis mon tium solita sit, cum procella imbrem dedisse. Liv.
17 *Je ne puis m'empêcher d'insérer ici la harangue que >Plutarque met dans la bouche de Minucius, laquelle est toute brillante & petille d'esprit, au-lieu que celle de Ti te-Live est plus simple. Mon Dictateur, vous avez remporte dans ce jour deux victoires bien signalées: par votre valeur vous avez vaincu les Ennemis, & par votre prudence & votre générosité vous avez vaincu votre Collégue. Par l'une de ces victoires vous nous avez sauvés, & par l'autre vous nous a vez instruits; & autant que ma défaite par Anni bal m'a été honteuse & funeste, autant l'avantage que vous avez sur moi m'a été salutaire & glorieux. Je vous appelle donc mon pére, n'aiant point de nom plus vénérable que je puisse vous donner, quoique l'obligation que je vous ai soit plus gran de que celle que j'ai à celui qui m'a mis au mon de. Car je ne lui dois que ma vie seule, au lieu qu'avec la mienne, je vous dois aussi le salut de tous ces vaillans hommes.
18 a Adeo spreta in tempore gloria cum fœnore re dit! Liv.
19 b [Est] illa pietatis constantia admirabilis, quam Q. Fabius Maximus infatigabilem patriæ præstitit ... Compluribus injuriis lacessitus, in eodem animi ha bitu permansit nec unquam sibi reip. permisit iras ci, tam perseverans in amore civium fuit. Val. Max. III. 8.
20 a Quintus Maximus & bella gerebat ut adoles cens, cùm planè esset grandis; & Annibalem ju veniliter exultantem patientia sua molliebat: de quo præclarè familiaris noster Ennius: (C'est Caton l'ancien qui parle) Unus homo nobis cunctando restituit rem. Non ponebat enim rumores ante salutem. Ergo magis magisque viri nunc gloria claret. Cic. de Senect. n. 10.
21 a In militari tamen stipendio semper denarius pro decem assibus datus. Plin. ibid.
22 b Denis in diem assibus animam & corpus æsti mari. Tacit. Annal. I. 17.
23 a Inter bonos & malos discrimen nullum: omnia virtutis præmia ambitio possidet. Sallust. in Bell. Catil.
24 *On appelloit homme nouveau celui dont les ancê tres n'avoient jamais possédé de Charges Curules, ce qui constituoit chez les Romains la Noblesse, qui se divisoit en Patricienne & Plébéyenne.
25 *Le boisseau des Romains valoit plus des trois quarts du nôtre.
26 a Se, quæ consilia magis res dent hominibus, quàm homines rebus, ea ante tempus immatura non præcepturum. Liv.
27 a Nec eventus modò hoc docet, (stultorum iste magister est) sed eadem ratio quæ fuit, futuraque, donec eædem res manebunt, immutabilis est, Liv.
28 a Duobus ducibus unus resistas oportet. Resistes autem, adversus famam rumoresque hominum si satis firmus steteris; si te neque collegæ vana glo ria, neque falsa tua infamia moverit. Veritatem la borare nimis sæpe, aiunt, extingui nunquam. Glo riam qui spreverit, veram habebit. Sine timidum pro cauto, tardum pro considerato, imbellem pro perito belli vocent. Malo te sapiens hostis metuat, quàm stulti cives laudent. Omnia audentem con temnet Annibal: nil temere agentem metuet.
29 a Horum opportunus adventus Consules imperii potentes fecit, cùm ambitio alterius suam primam apud eos pravâ indulgentiâ majestatem solvisset.
30 a Annibali nimis læta res est visa, majorque, quàm ut eam statim capere animo posset. Itaque volun tatem se laudare Maharbalis, ait: ad consilium pensan dum, temporis opus esse. Tum Maharbal, Non omnia nimirum eidem Dii dedere. Vincere scis, Annibal, victoria uti nescis Mora ejus diei satis creditur saluti fuisse urbi atque imperio.
31 a Pœnum sedere ad Cannas, in captivorum pre tiis prædaque alia, nec victoris animo, nec magni ducis more, nundinantem.
32 *On ne la quitoit qu'à 17 ans. J'en ai parlé à la fin du Volume précédent, & des autres Vêtemens Ro mains.
33 (a) Maintenant Conza, dans la Principauté Ulté rieure.
34 (b) Qui baigne les côtes de la Campanie.
35 a Nihil, ne quod suppleremus quidem, nobis reliquit fortuna. Legiones, equitatus, arma, signa, equi virique, pecunia, commeatus, aut in acie, aut binis postero die amissis castris, perierunt. Ita que non juvetis nos in bello oportet, sed penè bel lum pro nobis suscipiatis. Liv.
36 a Vir, cui ad summam auctoritatem nihil præter sanam civium mentem defuit.
37 (a) Cœperunt epulari de die: & convivium non ex more Punico, aut militari disciplina esse, sed, ut in civitate atque etiam domo luxuriosa, omni bus voluptatum illecebris instructum. Liv.
38 (b) J'expliquerai dans la suite l'usage des Anciens pas rapport aux repas.
39 (a) Per ego te, inquit, fili, quæcumque jura liberos jungunt parentibus, precor quæsoque, ne ante oculos patris facere & pati omnia infanda ve lis. Paucæ horæ sunt, intra quas jurantes per quic quid Deorum est, dextræ dextras jungentes, fidem obstrinximus, ut sacratas fide manus, digressi ab colloquio, extemplo in eum armaremus? Surgis ab hospitali mensa, ad quam tertius Campanorum adhibitus ab Annibale es, ut eam ipsam mensam cruentares hospitis sanguine? Annibalem pater filio meo potui placare, filium Annibali non possum? Sed sit nihil sancti, non fides, non religio, non pietas: audeantur infanda, si non perniciem nobis cum scelere afferunt. Unus aggressurus es Anniba lem? Quid illa turba tot liberorum servorumque? quid in unum intenti omnium oculi? quid tot dextræ? torpescent-ne in amentia illa? Vultum ip sius Annibalis, quem armati exercitus sustinere nequeunt, quem horret populus Romanus, tu susti nebis? Et, alia auxilia desint, me ipsum ferire, corpus meum opponentem pro corpore Annibalis, sustinebis? Atqui per meum pectus petendus ille ti bi transfigendusque est. Deterreri hîc sine te po tiùs, quàm illîc vinci. Valeant preces apud te meæ, sicut pro te hodie valuerunt. Liv.
40 *C'éto it un petit pays entre le Rubicon & l'Esis, con quis sur les Gaulois Sénonois, & partagé à des Citoyens Romains en vertu de la Loi qu'avoit porté Flaminius é tant Tribun du Peuple.
41 a Quos nulla mali vicerat vis, perdidere nimia bona ac voluptates immodicæ: & eò impensiùs, quò avidius ex insolentia in eas se merserant. Liv.
42 *On n'en connoit point au juste la situation.
43 *Ces Peuples étoient voisins de l'Ebre vers l'Arragon.
44 *Partie de la Méditerranée entre la Gréce & la Sicile.
45 *Promontoire Lacinien, près de Crotone dans la Calabre.
46 a Omnes satis honestos generososque ducerent, quibus arma sua signaque Populus Romanus com misisset. Liv.
47 a Capuam Annibali Cannas fuisse. Ibi virtutem bellicam, ibi militarem disciplinam, ibi præteriti temporis famam, ibi spem futuri extinctam. Liv.
48 *C'est ce qu'on appelle aujourdhui la Calabre ulté rieure.
49 *Ce n'est pas tout-à-fait le sens du Latin. Il n'est pas aisé de faire ici l'application du sens ordinaire de ce proverbe. Taurea, par ce mot cantherium, qui vient deκανθήλιος âne, fait allusion au surnom du Romain, qui étoit Asellus.
50 a Indicandas populo publicas necessitates, cohor tandosque, qui redempturis auxissent patrimonia, ut reipublicæ, ex qua crevissent, tempus commo darent Liv.
51 a Hi mores, eaque caritas patriæ per omnes or dines velut tenore uno pertinebat. Liv.
52 a Si ea fecissem, in vestra amicitia exercitum. divitias, munimenta regni me habiturum. Sallust. in Bell. Jug.
53 a Movissetque in Sicilia res, nisi mors adeo op portuna, ut patrem quoque suspicione aspergeret, armantem eum multitudinem, sollicitantemque so cios, absumpsisset. Liv.
54 * Decumas lege Hieronica semper vendendas cen suerunt, ut iis jucundior esset muneris illius func tio, si ejus Regis, qui Siculis carissimus fuit, non solùm instituta, commutato imperio, verùm etiam nomen remaneret. Cic Orat. in Verr. de Frum. n. 15.
55 a In pace, ut sapiens, aptarit idonea bello. Ho rat.
56 a Puerum, vixdum libertatem, nedum domina tionem laturum.
57 b Pertinere ad utilitatem reipublicæ, occurrere illi quos Senatus innocentissimos habeat, qui ho nestis sermonibus aures [Principis] imbuant. Tacit. Hist. IV. 7. Properant occupare Principem adhuc vacuum. Ibid. V. 1.
58 a Non facile erat nonagesimum jam agenti an num, circumsesso dies noctesque mulieribus blan ditiis, liberare animum, & convertere ad publicam privata curam. Liv.
59 a Funus fit regium, magis amore civium & ca ritate, quàm curâ suorum, celébre. Liv.
60 b Vix quidem ulli bono moderatoque regi facilis erat favor apud Syracusanos, succedenti tantæ carita ti Hieronis. Verùm enim verò Hieronymus, velut suis vitiis desiderabilem efficere vellet avum, primo statim conspectu, omnia quàm disparia essent, osten dit.
61 a Hunc tam superbum apparatum habitumque con venientes sequebantur, contemptus omnium, super bæ aures, contumeliosa dicta, rari aditus, non a lienis modò, sed tutoribus etiam; libidines novæ, inhumana crudelitas.
62 *Chaque Centurie étoit divisée en deux parties: l'une des jeunes, l'autre des auciens, lesquelles consti tuoient deux Centuries séparées, qui portoient le même nom.
63 *On ne portoit point les hathes devant les Consuls quand ils étoient dans la ville. C'étoit Valerius Publice- la qui avoit introduit cette coutume.
64 *Tempus ac necessitas belli, ac discrimen rerum faciebant, ne quis aut in exemplum exquireret, aut suspectum cupiditatis imperii consulem habe ret. Quin laudabant potiùs magnitudinem animi, quòd, cum summo imperatore esse opus reipubli cæ sciret, seque eum haud dubiè esse, minoris in vidiam suam, si qua ex re oriretur, quàm utili tatem reipublicæ, fecisset. Liv.
65 a Ut facilè appareret, nihil omnium bonorum multitudini gratius, quàm libertatem, esse. Liv. XXXIII. 32.
66 a Marcellus, multa magnis ducibus sicut non ag gredienda, ita semel aggressis non dimittenda esse, dicendo, quia magna famæ momenta in utramque partem fierent, tenuit ne irrito incepto abiretur. Liv.
67 *Ville vers l'embouchure du fleuve Simæthus, à la partie Orientale de l'Ile.
68 * Leontium, ville sur la côte orientale, qui n'est pas éloignée de Catane.
69 a Urbem Syracusas elegerat, cujus hic situs atque hæc natura esse loci cœlique dicitur, ut nullus un quam dies tam magna turbulentaque tempestate fuerit, quin aliquo tempore solem ejus dici homi nes viderent. Cic. Verr. VII. 26.
70 *Le quintal, que les Grecs appellentτάλαντον, étoit de plusieurs sortes. Le moindre étoit de cent vingt-cinq livres: il monteit jusqu'à plus de douze ans.
71 *Les Scorpions étoient des machines, des espéces d'ar baletes, dont les Anciens se servoient pour lancer des traits & des pierres.
72 * Palerme, sur la côte septentrionale de l'Ile
73 a Tanta erat auctoritas & vetustas illius religio nis, ut, cum illuc irent, non ad ædem Cereris, sed ad ipsam Cererem proficisci viderentur.
74 *C'est la situation que lui donne Thucydide, Liv. VI. Il est plus digne de foi que Tite-Live, qui place ce petit bourg à cinq milles d'Héxapyle.
75 a Ludibrio oculorum aurium que credita pro veris.
76 La Numidie étoit une grande contrée d'Asrique, bornée au Nord par le Mont Atlas, qui la séparoit de l'Asrique propre & de la Mauritanie, & qui avoit du côté du Sud la Libye intérieure.
77 *La Celtibérie faisoit partie de l'Espagne Tarracon noise. Ces peuples habitoient sur la droite de l'Ebre. Nu mance étoit une de leurs principales villes.
78 * Freinshemius rapporte d'après Polybe & Zonaras que des Gaulois, dans la prémiére Guerre Punique, furent reçus à la solde des Romains.
79 C'étoit un grade militaire égal à celui de Tribun dans les Légions.
80 a Tum temerariæ pugnæ auctor, & antè publica nus, omnibus malis artibus & reipublicæ & socie tatibus infidus damnosusque. Liv.
81 a Cupidine atque ira, pessimis consultoribus, grassari Sallust. in Bel. Jug. Ira sibi indulget, ex libidine judicat, & audire non vult. Ratio utrique parti locum dat & rem pus ... ut excutiendæ spatium veritati habeat. Ratio id judicari vult, quod æquum est: ira id æquum vi deri vult, quod judicavit. Senec. de Ira. I. 16.
82 a Multa quæ impedita naturâ sunt, consilio ex pediuntur. Liv.
83 a Id non promissum magis stolidè, quàm stoli dè creditum: tanquam eædem militares & impera toriæ artes essent. Liv.
84 a Cùm in hoc statu ad Capuam res essent, Anni balem diversum Tarentinæ arcis potiundæ Capuæ- que retinendæ trahebant curæ. Vicit tamen respe ctus Capuæ, in quam omnium sociorum hostium que conversos videbat animos, documento futuræ, qualem cumque eventum defectio ab Romanis ha buisset. Liv.
85 a Audita vox Annibalis fertur, Potiunda sibi ur bis Roma, modò mentem non dari, modò fortu nam.
86 a Non videbo Ap. Claudium & Q Fulvium vic toria insolenti subnixos, neque vinctus per urbem Romam triumphi spectaculum trahar, ut deinde in carcere, aut ad palum deligatus, lacerato virgis tergo, cervicem securi Romanæ subjiciam; nec di rui incendique patriam videbo, nec rapi ad stuprum matres Campanas, virginesque, & ingenuos pue ros. Albam, unde ipsi oriundi erant, à fundamen tis proruerunt, ne stirpis, ne memoria originum suarum extaret: nedum eos Capuæ parsuros credam, cui infestiores quàm Carthagini sunt. Itaque qui bus vestrum antè fato cedere, quàm hæc tot tam acerba videant, in animo est, iis apud me hodie epulæ instructæ paratæque sunt. Satiatis vino cibo que poculum idem, quod mihi datum fuerit, cir cumferetur. Ea potio corpus ab cruciatu, animum à contumeliis, oculos, aures à videndis audiendis que omnibus acerbis indignisque, quæ manent vic tos, vindicabit. Parati erunt, qui magno rogo in propatulo ædium accenso corpora exanima injiciant. Hæc una via & honesta & libera ad mortem. Et ipsi virtutem mirabuntur ho ste, & Annibal fortes socios sciet ab se desertos ac proditos esse. Liv.
87 a Campani semper superbi bonitate agrorum, & fructuum magnitudine, urbis salubritate, descrip tione, pulcritudine. Ex hac copia atque omnium rerum affluentia, primùm illa nata sunt; arrogantia, quæ à majoribus nostris alterum Capua Consulem postulavit; deinde ea luxuries, quæ ipsum Anniba lem, armis etiam tum invictum, voluptate vicit{??} Cic.
88 a Itaque illam Campaniam arrogantiam atque in tolerandam ferociam ratione & consilio majores nostri ad inertissimum & desidiosissimum otium per duxerunt. Sic, & crudelitatis infamiam effugerunt, quòd urbem ex Italia pulcherrimam non sustule runt; & multum in posterum providerunt, quòd, nervis urbis omnibus exsectis, urbem ipsam solu tam ac debilitatam reliquerunt. Ibid.
89 a Fundum pulcherrimum populi Romani, caput vestræ pecuniæ, pacis ornamentum, subsidium bel li, fundamentum vectigalium, horreum legionum, solatium annonæ. Ibid.
90 a Confessio expressa hosti, quanta vis in Roma nis ad expetendas pœnas ab infidelibus sociis, & quàm nihil in Annibale auxilii ad receptos in fi dem tuendos. Liv.
91 *On ne sait point du tout en quel canton de l'Espagne étoit Anitorgis, ni par conséquent quelle étoit la riviére dont parle ici Tite-Live.
92 a Id quidem cavendum semper Romanis ducibus erit, exemplaque hæc verè pro documentis haben da, ne ita externis credant auxiliis, ut non plus sui roboris suarumque propriè virium in castris ha beant. Liv.
93 *Onze mille as font ici onze cens deniors, ou 550. livres tournois.
94 a O felices viros puellarum, quibus populus Romanus loco soceri fuit!
95 a Paternæ hereditati, præter opimam gloriam, nihil erat quod acceptum referrent. Val. Max.
96 b Jam libertinorum virgunculis in unum specu lum non sufficit illa dos, quam dedit Senatus pro Scipione. Processit enim immodestiùs, paulatim opibus ipsis invitata luxuria, & incrementum in gens vitia acceperunt.
97 a Cùm duo fulmina nostri Imperii subitò, in Hispania, Cn. & P. Scipiones, extincti occidissent, Cie. pro Corn. Balbo, n. 34.
98 a Scio audax videri consilium Sed in rebus asperis & tenui spe, fortissima quæque consilia tutissima sunt? quia, si in occasionis momento, cujus præter volat opportunitas, cunctatus paulum fueris, ne quicquam mox amissam quæras. Liv.
99 *Polybe Liv. X. prouve qu'il n'y avoit point de supersti tion, mais adresse & habileté dans Scipion.
100 a In specie fictæ simulationis, sicut reliquæ virtu tes, ita pietas inesse non potest; cum qua simul & sanctitatem & religionem tolli necesse est. Cic. de Nat. I. 3.
101 a Ita elato ab ingenti virtutum suarum fiducia a nimo, ut nullum ferox verbum excideret; ingens que omnibus quæ diceret, cum majestas inesset, tum fides. Liv.
102 *Dans l'Andalousie.
103 a In ornatu urbis habuit victoriæ rationem, habuit humanitatis. Victoriæ putabat esse, multa Romam deportare, quæ ornamento urbi esse possent: huma nitatis, non plane spoliare urbem, præsertim quam conservare voluisset. In hac partitione ornatus, non plus victoria Marcelli populo Romano appetivit, quàm humanitas Syracusanis reservavit. Romam quæ asportata sunt, ad ædem Honoris atque Virtu tis, itemque aliis in locis videmus: nihil in ædibus, nihil in hortis posuit, nihil in suburbano. Putavit, si urbis ornamenta domum suam non contulisset, domum suam ornamento urbi futuram. Syracusis autem permulta atque egregia reliquit: deum verò nullum violavit, nullum attigit. Cic. Verr. de Sign. 120. 121.
104 a Hostium quidem illa spolia, & parta belli ju re: ceterùm inde primum initium mirandi Græca rum artium opera, licentiæque hinc sacra profana que omnia vulgò spoliandi, factum est: quæ postre mò in Romanos deos, templum id ipsum primum, quod à Marcello eximiè ornatum est, vertit. Liv. XXV. 40.
105 *Cicéron dit le contraire. Deum vero nullum viola vit, nullum attigit.
106 a Jam nimis multos audio Corinthi & Athena rum ornamenta laudantes mirantesque, & antefixa fictilia Deorum Romanorum ridentes ... Infesta, mi hi credite.* signa ab Syracusis illata sunt huic urbi.
107 *Le François ne peut pas rendre le double sens du met Latin signa, qui signifie également des statues, des ta bleaux, & des drapeaux militaires.
108 a Impudentem & gubernatorem & imperatorem esse, qui, cùm alienis oculis ei omnia agenda sint, postulet sibi aliorum capita ac fortunas committi. Liv.
109 *Cet endroit étoit environné de balustrades, de claies, comme les parcs de brebis; & c'est ce qui lui en fit donner le nom.
110 a Eludant nunc antiqua mirantes. Non equidem, si qua sit sapientium civitas, quam docti fingunt magis quàm norunt, aut principes graviores tempe rantioresque à cupidine imperii, aut multitudinem meliùs moratam censeam fieri posse. Centuriam verò juniorum seniores verè consulere voluisse qui bus imperium suffragio mandaret, vix ut verisimile sit, parentum quoque hoc seculo vilis levisque a pud liberos auctoritas fecit.
111 *L'Etolie, appellée aujourd'hui le Despotat, petit pays de la Turquie d'Europe, est située sur la côte de la Mer Ionienne.
112 *Aujourd'hui la Carnia. Elle fait partie du Des potat.
113 *Petite ville, sur le Golfe de Lépate, appellée Suo la. Elle est célébre dans l'Antiquité par l'ellebore que son terrain produisoit en abondance.
114 a Viginti millia æris.
115 a Magistratus Senatui, & Senatum populo, sicut honore prastent, ita ad omnia, quæ dura atque as pera essent, subeunda duces debere esse. Si quid injungere inferiori velis, id prius in te ac tuos si ipse juris statueris, faciliùs omnes obedientes ha beas. Nec impensa gravis est, cùm ex ea plus quàm pro virili parte sibi quemque capere princi pum vident. Liv.
116 * Africus, vent qui souffle ontre l'Occidens & le Midi.
117 a Venisse eos in populi Romani potestatem, qui beneficio quàm metu obligare homines malit; ex terasque gentes fide ac societate junctas habere, quàm tristi sub, ectas servitio. Liv.
118 a Nec opinato adventu ac prope furto unius diei .... interceptam. Cujus rei tam parvæ præmio elatum insolentem, immodico gaudio speciem mag næ victoriæ imposuisse.
119 a Luxuriæ peregrinæ origo ab exercitu Asiatico invecta in urbem est. Ii primum lectos æreos, ves tem stragulam pretiosam & abacos Romam advexe runt. .. Vix tamen illa, quæ tum conspiciebantur, semina erant futuræ luxuriæ. Liv. XXXIX. 6.
120 b Prodigi & sagacis ad luxuriæ instrumenta inge nii. Plin. IX. 11.
121 *Ce mot signifie ici le coup de dé le plus heureux, com me seroit parmi nous rafle de six.
122 a Iste Prætor severus ac diligens, qui Populi Ro mani legibus nunquam paruisset, iis diligenter le gibus parebat, quæ in poculis ponebantur.
123 b Me verò & Magisteria delectant à majoribus instituta, & is sermo qui more majorum à summo adhibetur in poculis. Cic. de Senect. n. 46.
124 c Agmen servorum nitentium, & ministrorum ornatissimorum turba linteis succincta. Senec.
125 d Alius pretiosas avec scindit, & per pectus & clunes certis ductibus circumferens eruditam ma num, in frusta excutit. Senec.
126 a Ego propter sermonis delectationem tempestivis quoque conviviis delector, nec cum æqualibus so lùm, (qui pauci admodum restant) sed cum vestra etiam ætate atque vobiscum: habeoque senectuti magnam gratiam, quæ mihi sermonis aviditatem auxit, potionis & cibi sustulit Cic. de Senect. 46.
127 a Ut quod in eo genere minimum est, id maxi me probare videantur.
128 b Neque ipsorum conviviorum delectationem vo luptatibus magis, quàm cœtu amicorum & sermo nibus metiebar.
129 c Tum psaltriæ, sambucistriæque, & convivalia ludionum oblectamenta addita epulis: epulæ quo que ipsæ & cura & sumptu majore apparari cœptæ. Tum coquus, vilissimum antiquis mancipium & æstimatione & usu, in pretio esse; & quod minis terium fuerat, ars haberi cœpta. Liv. XXXIX. 6.
130 a Appositas dapes non sapors, sed sumptu æstima bant. Pacat. in Panegyr. Theod. O miserabiles, quorum palatum nisi ad pretiosos cibos non excitatur! pretiosos autem non eximius sa por, aut aliqua faucium dulcedo, sed raritas & diffi cultas parandi facit. Senec. de Consolat. ad Helv. IX.
131 b Apicius, scientiam popinæ professus, disciplina sua seculum infecit. Senec. ibid. X.
132 c Vide hos eosdem (Nomentanum & Apicium) è suggestu rosæ spectantes popinam suam, aures vo cum sono, spectaculis oculos, saporibus palatum suum delectantes. Mollibus lenibusque fomentis totum la cessitur corpus; &, ne nares interim cessent, odo ribus variis inficitur locus ipse, in quo luxuriæ pa rentatur. De Vita Beat. XI.
133 a Præcipuus astricti moris auctor Vespasianus fuit, antiquo ipse cultu victuque. Obsequium inde in principem. & æmulandi ardor, validior quàm pœ- na ex legibus & metus. Tacit. Annal. III. 55.
134 a Vomunt ut edant, edunt ut vomant, & epulas, quas toto orbe conquirunt, nec concoquere dignan tur. Senec de Consol. ad Helv. IX.
135 *Le Tableau de la Gêne par Poussin, dont il y a plusieurs copies, & dont les estampes sont fort multipliées, représente fort bien la disposition des lits & des conviés, & la situation particuliere de St. Jean.

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