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DES MENSONGES IMPRIMES.

On peut aujourd'hui diviser les habitans de l'Europe lecteurs & en auteurs, comme ils ont été divisés pendant sept ou huit siecles en petits tyrans barbares qui portoient un oiseau sur le poing, & en esclaves qui manquoient de tout.Il y a environ deux cens cinquante ans que les hommes se sont ressouvenus petit à petit qu'ils avoient une ame; chacun veut lire, ou pour fortifier cette ame, ou pour l'orner, ou pour se vanter d'avoir lû. Lors-que les Hollandais s'apperçurent de ce nouveau besoin de l'espece humaine, ils devinrent les facteurs de nos pensées, comme ils l'étoient de nos vins & de nos sels. Et tel libraire d'Amsterdam qui ne savoit pas lire, gagna un million, parce qu'il y avoit quelques Français qui se mêloient d'écrire. Ces marchands s'informoient par leurs correspondans, des denrées qui avoient le plus de cours, & selon le besoin ils commandoient à leurs ouvriers des histoires ou des romans, mais principale-ment des histoires, parce qu'après tout on ne laisse pas de croire qu'il y a toujours un peu plus de vérité dans ce qu'on appelle Histoire nouvelle, Mémoires histori-ques, Anecdotes, que dans ce qui est intitulé Roman. C'est ainsi que sur des ordres de marchands de papier & d'encre, leurs metteurs en œuvre composerent les mémoires d'Artagnan, de Pointis, de Vordac, de Ro-chefort, & tant d'autres, dans lesquels on trouve au long tout ce qu'ont pensé les Rois ou les Ministres quand ils étoient seuls, & cent mille actions publiques dont on n'avoit jamais entendu parler. Les jeunes Barons Allemands, les Palatins Polonais, les Dames de Stokolm & de Copenhague lisent ces livres, & croyent y ap-prendre ce qui s'est passé de plus secret à la cour de France.Varillas étoit fort au dessus des nobles auteurs dont je parle, mais il se donnoit d'assez grandes libertés. Il dit un jour à un homme qui le voyoit embarrassé: J'ai trois Rois à faire parler ensemble; ils ne se sont jamais vûs, & je ne sai comment m'y prendre. Quoi donc, lui dit l'autre, est-ce que vous faites une tra-gédie?Tout le monde n'a pas le don de l'invention. On fait imprimer in - 12. les Fables de l'histoire ancienne, qui étoient ci-devant in-folio. Je crois que l'on peut retrouver dans plus de deux cens auteurs les mêmes pro-diges opérés & les mêmes prédictions faites du tems que l'astrologie étoit une science. On nous redira peut- être encore que deux Juifs, qui sans doute ne savoient que vendre de vieux habits & rogner de vieilles especes, promirent l'Empire à Léon l'Isaurien, & exigerent de lui qu'il abattit les images des Chrétiens quand il seroit sur le trône; comme si un Juif se soucioit beaucoup que nous eussions ou non des images. Je ne désespere pas qu'on ne réimprime que Mahomet II. surnommé le
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Grand, le Prince le plus éclairé de son tems, & le ré-munérateur le plus magnifique des arts, mit tout à feu & à sang dans Constantinople, (qu'il préserva pourtant du pillage) abattit toutes les églises, (dont en effet il conserva la moitié,) fit empaler le Patriarche, lui qui rendit à ce même Patriarche plus d'honneurs qu'il n'en avoit reçu des Empereurs Grecs: qu'il fit éventrer qua-torze pages, pour savoir qui d'eux avoit mangé un me-lon, & qu'il coupa la tête à sa maîtresse pour réjouir ses Janissaires. Ces histoires dignes de Robert-le-diable & de Barbe bleue, sont vendues tous les jours avec ap-probation & privilege.Des esprits plus profonds ont imaginé une autre maniere de mentir. Ils se sont établis héritiers de tous les grands Ministres, & se sont emparés de tous les testamens. Nous avons vû les Testamens des Colbert & des Louvois, donnés comme des pièces authentiques par des politiques rafinés qui n'étoient jamais entrés seu-lement dans l'antichambre d'un bureau de la guerre ni des finances. Le testament du Cardinal de Richelieu fait par une main un peu moins mal-habile, a eu plus de fortune, & l'imposture a duré très-long-tems. C'est un plaisir surtout de voir dans des recueils de ha-rangues, quels éloges on a prodigués à l'admirablete-stament de cet incomparable Cardinal: on y trouvoit toute la profondeur de son génie; & un imbécile qui l'avoit bien lû & qui en avoit même fait quelques ex-traits, se croyoit capable de gouverner le monde.J'eus quelques soupçons dès ma jeunesse, que l'ou-vrage étoit d'un faussaire qui avoit pris le nom du Car-dinal de Richelieu pour débiter ses rêveries; je fis de-mander chez tous les héritiers de ce Ministre, si on avoit quelque notion que le manuscrit du testament eût jamais été dans leur maison; on répondit unanime-ment que personne n'en avoit eu la moindre connais-
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sance avant l'impression. J'ai fait depuis les mêmes perquisitions, & je n'ai pas trouvé le moindre vestige du manuscrit; j'ai consulté la bibliotheque du Roi, les dépôts des Ministres, jamais je n'ai vû personne qui ait seulement entendu dire qu'on ait jamais vû une ligne du manuscrit du Cardinal. Tout cela fortifia mes soup-çons, & voici les présomptions & les raisons qui me persuadent que le Cardinal n'a pas la plus petite part à cet ouvrage.1°. Le testament ne parut que 38 ans après la mort de son auteur prétendu. L'éditeur dans sa préface ne dit point comment le manuscrit est tombé dans ses mains. Si le manuscrit eût été authentique, il étoit de son devoir & de son intérêt d'en donner la preuve, de le déposer dans quelque bibliotheque publique, de le faire voir à quelque homme en place. Il ne prend aucune de ces mesures, (que sans doute il ne pouvoit prendre) & cela seul doit lui ôter tout crédit.2°. Le stile est entierement différent de celui du Car-dinal de Richelieu. On a cru y reconnaître la main de l'Abbé de Bourzeis, mais il est plus aisé de dire de qui ce livre n'est pas, que de prouver de qui il est.3° Non-seulement on n'a pas imité le stile du Car-dinal de Richelieu, mais on a l'imprudence de le faire signer Armand Duplessis, lui qui n'a de sa vie signé de cette maniere.4°. Dès le premier chapitre on voit une fausseté ré-voltante. On y suppose la paix faite, & non-seule-ment on étoit alors en guerre, mais le Cardinal de Ri-chelieu n'avoit nulle envie de faire la paix. Une pareille absurdité est une conviction manifeste de faux.5°. Aux louanges ridicules que le Cardinal se donne à lui-même dans ce premier chapitre & qu'un homme (Une partie de ces réflexions avoit déja paru dans les papiers publics.)
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de bon sens ne se donne jamais, on ajoute une con-damnation encore plus indécente de ceux qui étoient dans le conseil quand le Cardinal y entra. On y apelle le Duc de Mantoue, ce pauvre Prince. Quand on y mentionne les intrigues que trama la Reine Mere pour perdre le Cardinal, on dit la Reine tout court, comme s'il s'agissoit de la Reine Epouse du Roi. On y nomme la Marquise du Fargis, femme de l'Ambassadeur en Espagne, & favorite de la Reine Mere, la Fargis comme, si le Cardinal de Richelieu eût parlé de Marion de Lorme; il n'appartient qu'à quelques pédans grossiers qui ont écrit des histoires de Louis XIV. de dire la Montespan, la Maintenon, la Fontange, la Portsmouth. Un homme de qualité & aussi poli que le Cardinal de Richelieu, n'eut pas assurément tombé dans de telles in-décences. Je ne prétends pas donner à cette probabilité plus de poids qu'elle n'en a; je ne la regarde pas comme une raison décisive, mais comme une conjecture assez forte.6°. Voici une preuve qui me paraît entierement con-vaincante. Le testament dit au chapitre premier, que les cinq dernieres années de la guerre ont couté chacune soixante millions de livres de ce tems-là, sans moyens extraordinaires, & dans le chapitre neuf, il dit, qu'il entre dans l'épargne trente-cinq millions tous les ans. Que peut-on opposer à une contradiction si formelle? n'y découvre-t-on pas évidemment un faussaire qui écrit à la hâte, & qui oublie au neuviéme chapitre ce qu'il a dit dans le premier?7°. Quel est l'homme de bon sens qui pourra penser qu'un Ministre propose au Roi de réduire les dépenses secrettes de ce qu'on apelle comptant, à un million d'or? Que veut dire ce mot vague un million d'or? ces ex-pressions sont bonnes pour un homme qui compile l'hi-stoire ancienne sans entendre ce que valent les especes:
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est-ce un million de livres d'or, de marcs d'or, de Louis d'or? dans ce dernier cas, qui est le plus favo-rable, le million d'or comptant auroit monté à vingt- deux millions de nos livres numéraires d'aujourd'hui; & c'étoit une plaisante réduction qu'une dépense qui auroit monté alors à près du tiers du revenu de l'état.D'ailleurs est-il croyable qu'un Ministre insiste sur l'abolition de ce comptant? c'étoit une dépense secrette dont le Ministre étoit le maître absolu. C'étoit le plus cher privilege de sa place.L'affaire des comptans ne fit du bruit que du tems de la disgrace du célebre Fouquet qui avoit abusé de ce droit du Ministère. Qui ne voit que le testament pré-tendu du Cardinal de Richelieu n'a été forgé qu'après l'avanture de Monsieur Fouquet?8°. Est-il encore d'un Ministre d'apeller les rentes constituées au denier vingt les rentes au denier cinq? Il n'y a pas de clerc de notaire qui tombât dans cette mé-prise absurde. Une rente au denier cinq produiroit la cinquiéme partie du capital. Un fond de cent mille francs produiroit vingt mille francs d'intérêt, il n'y a jamais eu de rentes à ce prix. Les rentes au denier vingt produisent cinq pour cent, mais ce n'est pas là le denier cinq. Il est clair que le testament est l'ouvrage d'un homme qui n'avoit pas de rentes sur la Ville.9°. Il parait évident que tout le chapitre neuf, où il est question de la finance est d'un faiseur de projets, qui dans l'oisiveté de son cabinet, bouleverse paisible-ment tout le sistême du gouvernement, suprime les ga-belles, fait payer la taille au parlement, rembourse les charges sans avoir dequoi les rembourser. Il est assu-rément bien étrange qu'on ait osé mettre ces chimères sous le nom d'un grand Ministre, & que le public y ait été trompé. Mais où sont les hommes qui lisent avec attention? je n'ai gueres vû personne lire avec un pro-fond examen autre chose que les mémoires de ses pro-pres affaires. Delà vient que l'erreur domine dans tout l'univers. Si l'on mettoit autant d'attention dans la lecture, qu'un bon économe en apporte à voir les comptes de son maître d'hôtel, de combien de sottises ne seroit-on pas détrompé?10°. Est-il vraisemblable qu'un homme d'Etat qui se propose un ouvrage aussi solide, dise que le Roi d'Espagne en secourant les Huguenots, avoit rendu les Indes tributaires de l'enfer; que les gens de Palais me-surent la couronne du Roi par sa forme qui étant ronde n'a point de fin; que les élémens n'ont de pesanteur, que lorsqu'ils sont en leur lieu; que le feu, l'air ni l'eau ne peuvent soutenir un corps terrestre, parce qu'il est pesant hors de son lieu; & cent autres absurdités pareilles, dignes d'un professeur de rhétorique de pro-vince dans le seiziéme siecle, ou d'un répétiteur Irlan-dais qui dispute sur les bancs.11°. Se persuadera-t-on que le premier Ministre d'un Roi de France ait fait un chapitre tout entier pour en-gager son maître à se priver du droit de régale dans la moitié des Evêchés de son Royaume. Droits dont les Rois ont été si jaloux?12°. Seroit-il possible que dans un testament politique adressé à un Prince âgé de quarante ans passés, un Mi-nistre tel que le Cardinal de Richelieu eût dit tant d'ab-surdités quand il entre dans les détails, & n'eût en gé-néral, annoncé que des vérités triviales, faites pour un enfant qu'on éleve, & non pour un Roi qui régnoit depuis trente années. Il assure que les Rois ont besoin de conseils; qu'un conseiller d'un Roi doit avoir de la capacité & de la probité; qu'il faut suivre la raison, établir le regne de Dieu; que les intérêts publics doi-vent être préférés aux particuliers; que les flatteurs sont dangereux; que l'or & l'argent sont nécessaires. Voila
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de grandes maximes d'Etat à enseigner à un Roi de quarante ans! Voila des vérités d'une finesse & d'une profondeur dignes du Cardinal de Richelieu!13°. Qui croiroit enfin que le Cardinal de Richelieu ait recommandé à Louis XIII. la pureté & la chasteté par son testament politique? lui qui avoit eu publique-ment tant de maîtresses, & qui, si l'on en croit les mé-moires du Cardinal de Rets & de tous les courtisans de ce tems-là, avoit porté la témérité de ses désirs jusqu'à des objets qui devoient l'effrayer & le perdre.Qu'on pese toutes ces raisons, & qu'après on attri-bue ce livre, si on l'ose, au Cardinal de Richelieu.On n'a pas été moins trompé au testament de Charles IV. Duc de Lorraine, on a cru y reconnaître l'esprit de ce Prince, mais ceux qui étoient au fait y reconnurent l'esprit de M. de Chevremont qui le com-posa.Après ces faiseurs de testamens viennent les auteurs d'anecdotes. Nous avons une petite histoire imprimée en 1700. de la façon d'une Mademoiselle Durand, per-sonne fort instruite, qui porte pour titre: Histoire des amours de Grégoire VII. du Cardinal de Richelieu, de la Princesse de Condé, & de la Marquise Durfé. J'ai lû, il y a quelques années, les amours du révérend Pere de la Chaise, Confesseur de Louis XIV.Une très-honorable Dame réfugiée à la Haye, com-posa au commencement de ce siécle six gros volumes de Lettres d'une Dame de qualité de province, & d'une Dame de qualité de Paris, qui se mandoient familiere-ment les nouvelles du tems. Or, dans ces nouvelles du tems, je peux assurer qu'il n'y en a pas une de vé-ritable. Toutes les prétendues avantures du Chevalier , connu depuis sous le nom de Prince d'Au-vergne, y sont rapportées avec toutes leurs circonstan-ces. J'eus la curiosité de demander un jour à M. le Chevalier de Bouillon, s'il y avoit quelque fondement dans ce que Madame Dunoyer avoit écrit sur son compte. Il me jura que tout étoit un tissu de faussetés. Cette Dame avoit ramassé les sottises du peuple, & dans les pays étrangers elles passoient pour l'histoire de la Cour.Quelquefois les auteurs de pareils ouvrages font plus de mal qu'ils ne pensent. Il y a quelques années qu'un homme de ma connaissance ne sachant que faire, im-prima un petit livre dans lequel il disoit qu'une per-sonne célebre avoit péri par le plus horrible des assas-sinats: j'avois été témoin du contraire; je représentai à l'auteur combien les loix divines & humaines l'obli-geoient de se rétracter; il me le promit: mais l'effet de son livre dure encore, & j'ai vû cette calomnie ré-petée dans de prétendues histoires du siecle.Il vient de paraître un ouvrage politique à Londres, la ville de l'univers où l'on débite les plus mauvaises nouvelles, & les plus mauvais raisonnemens sur les nou-velles les plus fausses. Tout le monde sait, dit l'auteur (pag. 17,) que l'Empereur Charles VI. est mort empoi-sonné dans de l'aqua tuffana; on sait que c'est un Espagnol qui étoit son page favori, & auquel il a fait un legs par son testament, qui lui donna le poison. Les magistrats de Milan qui ont reçu les dépositions de ce page quelque tems avant sa mort & qui les ont envoyées à Vienne, peuvent nous apprendre quels ont été ses insti-gateurs & ses complices, & je souhaite que la Cour de Vienne nous instruise bientôt des circonstances de cet hor-rible crime.Je crois que la Cour de Vienne fera attendre long-tems les instructions qu'on lui demande sur cette chi-mere. Ces calomnies toujours renouvellées me font sou-venir de ces vers:
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Les oisifs courtisans que les chagrins dévorent,
S'efforcent d'obscurcir les astres qu'ils adorent;
Si l'on croit de leurs yeux le regard pénétrant,
Tout Ministre est un traitre & tout Prince un tiran;
L'hymen n'est entouré que de feux adulteres;
Le frere à ses rivaux est vendu par ses freres;
Et sitôt qu'un grand Roi penche vers son déclin,
Ou son fils ou sa femme ont hâté son destin...
Qui croit toujours le crime en paraît trop capable.Voilà comment sont écrites les histoires prétendues du siecle.La guerre de 1702 & celle de 1741, ont produit autant de mensonges dans les livres, qu'elles ont fait périr de soldats dans les campagnes; on a redit cent fois & on redit encore, que le Ministere de Versailles avoit fabri-qué le testament de Charles II. Roi d'Espagne. Des anecdotes nous apprennent que le dernier Maréchal de La Feuillade manqua exprès Turin, & perdit sa réputa-tion, sa fortune, & son Armée par un grand trait de cour-tisan; d'autres nous certifient qu'un Ministre fit perdre une bataille par politique. On vient de réimprimer dans les transactions de l'Europe qu'à la bataille de Fon-tenoi nous chargions nos canons avec de gros morceaux de verre, & des métaux venimeux: que le Général Cambel ayant été tué d'une de ces volées empoisonnées, le Duc de Cumberland envoya au Roi de France, dans un coffre, le verre & les métaux qu'on avoit trouvés dans sa plaie, qu'il mit dans ce coffre une lettre dans laquelle il disoit au Roy, que les nations les plus bar-bares ne s'étoient jamais servies de pareilles armes, & que le Roi frémit à la lecture de cette lettre. Il n'y a ni ombre de vérité ni de vraisemblance à tout cela. On ajoute à ces absurdes mensonges, que nous avons massacré de sang froid les Anglais blessés qui resterent
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sur le champ de bataille, tandis qu'il est prouvé par les registres de nos hôpitaux, que nous eûmes soin d'eux comme de nos propres soldats. Ces indignes impostu-res prennent crédit dans plusieurs provinces de l'Europe, & servent d'aliment à la haine des nations.Combien de mémoires secrets, d'histoires de cam-pagnes, de journaux de toutes les façons, dont les pré-faces annoncent l'impartialité la plus équitable, & les connaissances les plus parfaites? On diroit que ces ou-vrages sont faits par des Plénipotentiaires à qui les Mi-nistres de tous les Etats & les Généraux de toutes les Armées, ont remis leurs mémoires. Entrez chez un de ces grands Plénipotentiaires, vous trouverez un pauvre scribe en robe de chambre & en bonet de nuit, sans meubles & sans feu, qui compile & qui altere des ga-zettes.Quelquefois ces Messieurs prennent une puissance sous leur protection; on sait le conte qu'on a fait d'un de ces écrivains qui à la fin d'une guerre demanda une récompense à l'Empereur Leopold, pour lui avoir en-tretenu sur le Rhin une Armée complette de cinquan-te mille hommes pendant cinq ans. Ils déclarent aussi la guerre & font des actes d'hostilité, mais ils risquent d'être traités en ennemis. Un d'eux nommé Dubourg, qui tenoit son bureau dans Francfort, y fut malheureusement arrêté par un Officier de notre Armée en 1748, & conduit au mont S. Michel où il est mort dans une cage. Mais cet exemple n'a point refroidi le magnanime courage de ses confreres.Une des plus nobles supercheries & des plus ordi-naires, est celle des écrivains qui se transforment en Ministres d'Etat, & en Seigneurs de la Cour du pays dont ils parlent. On nous a donné une grosse histoire
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de Louis XIV. écrite sur les mémoires d'un Ministre d'Etat. Ce Ministre étoit un Jésuite chassé de son ordre, qui s'étoit réfugié en Hollande sous le nom de La Hode, qui s'est fait ensuite Secrétaire d'Etat de France en Hollande pour avoir du pain.Comme il faut toujours imiter les bons modèles, & que le Chancelier Clarendon & le Cardinal de Rets ont fait des portraits des principaux personnages avec lesquels ils avoient traité, on ne doit pas s'étonner que les écrivains d'aujourd'hui, quand ils se mettent aux gages d'un libraire, commencent par donner tout au long des portraits fidèles des Princes de l'Europe, des Ministres, & des Généraux dont ils n'ont jamais vû passer la livrée. Un auteur Anglais dans les anna-les de l'Europe, imprimées & réimprimées, nous assure que Louis XV. n'a pas cet air de grandeur qui annonce un Roi. Cet homme assurément est difficile en phisionomies. Mais en récompense il dit que le Cardinal de Fleury avoit l'air d'une noble confiance. Et il est aussi éxact sur les caracteres & sur les faits que sur les figures: il instruit l'Europe que le Car-dinal de Fleury donna son titre de Premier-Ministre (qu'il n'a jamais eû) à M. le Comte de Toulouse. Il nous apprend que l'on n'envoya l'Armée du Maré-chal de Maillebois en Bohême, que parce qu'une De-moiselle de la Cour avoit laissé une lettre sur sa table, & que cette lettre fit connaître la situation des affai-res; il dit que le Comte d'Argenson succéda dans le Ministere de la guerre à M. Amelot. Je crois que si on vouloit rassembler tous les livres écrits dans ce goût, pour se mettre un peu au fait des anecdotes de l'Eu-rope, on feroit une bibliotheque immense, dans laquelle il n'y auroit pas dix pages de vérité.
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Une autre partie considérable du commerce du papier imprimé, est celle des livres qu'on a apellés Polémiques, par excellence; c'est-à-dire, de ceux dans lesquels on dit des injures à son prochain pour gagner de l'argent. Je ne parle pas des factums des avocats qui ont le noble droit de décrier tant qu'ils peuvent la partie adverse, & de diffamer loyallement des familles; je parle de ceux qui en Angleterre, par exemple, excités par un amour ardent de la patrie, écrivent contre le Ministere des Philippiques de Dé-mostènes dans leurs greniers. Ces pieces se vendent deux sous la feuille, on en tire quelquefois quatre mille exemplaires, & cela fait toujours vivre un ci-toyen éloquent un mois ou deux. J'ai oui conter à M. le Chevalier Walpole, qu'un jour un de ces Démostènes à deux sous par feuille n'ayant point en-core pris de parti dans les différens du Parlement, vint lui offrir sa plume pour écraser tous ses enne-mis; le Ministre le remercia poliment de son zèle, & n'accepta point ses services. Vous trouverez donc bon, lui dit l'écrivain, que j'aille offrir mon secours à votre antagoniste M. Pultney. Il y alla aussi-tôt, & fut éconduit de même. Alors il se déclara con-tre l'un & l'autre; il écrivoit le lundi contre M. Walpole, & le mecredi contre M. Pultney. Mais après avoir subsisté honorablement les premieres semai-nes, il finit par demander l'aumône à leurs portes.Le célebre Pope fut traité de son tems comme un Ministre; sa réputation fit juger à beaucoup de gens de lettres, qu'il y auroit quelques choses à gag-ner avec lui. On imprima à son sujet, pour l'hon-neur de la littérature & pour avancer les progrès de l'esprit humain, plus de cent libelles dans lesquels on lui prouvoit qu'il étoit Athée; & ce qui est plus
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fort, en Angleterre on lui reprocha d'être catholique. On assura quand il donna sa traduction d'Homere, qu'il n'entendoit point le grec, parce qu'il étoit puant & bossu. Il est vrai qu'il étoit bossu, mais cela n'empêchoit pas qu'il ne sût très-bien le grec, & que sa traduction d'Homere ne fut fort bonne. On calomnia ses mœurs, son éducation, sa naissance; on s'attaqua à son pere & à sa mere. Ces libelles n'a-voient point de fin. Pope eut quelquefois la fai-blesse de répondre, cela grossit la nuée des libelles. Enfin il prit le parti de faire imprimer lui-même un petit abrégé de toutes ces belles pieces. Ce fut un coup mortel pour les écrivains qui jusque-là avoient vécu assez honnêtement des injures qu'ils lui disoient; on cessa de les lire, & on s'en tint à l'abrégé, ils ne s'en releverent pas.J'ai été tenté d'avoir beaucoup de vanité quand j'ai vû que nos grands écrivains en usoient avec moi comme on en avoit agi avec Pope. Je peux dire que j'ai valu des honoraires assez passables, à plus d'un auteur. J'avois, je ne sai comment, rendu à l'illustre Abbé Desfontaines un léger service. Mais comme ce service ne lui donnoit pas dequoi vivre, il se mit d'abord un peu à son aise, au sortir de la maison dont je l'avois tiré, par une douzaine de li-belles contre moi, qu'il ne fit à la vérité que pour l'honneur des lettres & par un excès de zèle pour le bon goût. Il fit imprimer la Henriade, dans laquelle il inséra des vers de sa façon, & ensuite il critiqua ces mêmes vers qu'il avoit faits. J'ai soigneusement conservé une lettre que m'écrivit un jour un auteur de cette trempe. Monsieur, j'ai fait imprimer un Libelle contre vous, il y en a quatre cens exemplaires; si vous voulez m'envoyer 400. liv. je vous remettrai tous
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les exemplaires fidèlement.
Je lui mandai que je me donnerois bien de garde d'abuser de sa bonté, que ce seroit un marché trop désavantageux pour lui, & que le débit de son livre lui vaudroit beaucoup davantage; je n'eus pas lieu de me repentir de ma génerosité.Il est bon d'encourager les gens de lettres incon-nus, qui ne savent où donner de la tête. Une des plus charitables actions qu'on puisse faire en leur fa-veur, est de donner une tragédie au public. Tout aussi-tôt vous voyez éclore des Lettres à des Dames de qualité; Critique impartiale de la piece nouvelle; Lettre d'un ami à un ami; Examen réfléchi; Exa-men par scenes: & tout cela ne laisse pas de se vendre.Mais le plus sur secret pour un honnête libraire, c'est d'avoir soin de mettre à la fin des ouvrages qu'il imprime, toutes les horreurs & toutes les bétises qu'on a imprimées contre l'auteur. Rien n'est plus propre à piquer la curiosité du lecteur & à favoriser le dé-bit: je me souviens que parmi les détestables édi-tions qu'on a faites en Hollande de mes prétendus ouvrages, un éditeur habile d'Amsterdam voulant faire tomber une édition de la Haye, s'avisa d'ajouter un recueil de tout ce qu'il avoit pu ramasser contre moi. Les premiers mots de ce recueil disoient que j'étois un chien rogneux. Je trouvai ce livre à Magdebourg entre les mains du maître de la poste, qui ne cessoit de me dire combien il trouvoit ce petit morceau élo-quent.En dernier lieu, deux libraires d'Amsterdam pleins de probité, après avoir défiguré tant qu'ils avoient pû la Henriade & mes autres pieces, me firent l'hon-neur de m'écrire que si je permettois qu'on fit à
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Dresde une meilleure édition de mes ouvrages qu'on avoit entreprise alors, ils seroient obligés en conscience d'imprimer contre moi un volume d'injures atroces, avec le plus beau papier, la plus grande marge & le meilleur caractère qu'ils pourroient. Ils m'ont tenu fidèlement parole. Ils ont eu même l'attention d'en-voyer leur beau recueil à un des plus respectables Mo-narques de l'Europe, à la Cour duquel j'avois alors l'honneur d'être. Le Prince a jetté leur livre au feu, en disant qu'il falloit traiter ainsi Messieurs les Edi-teurs. Il est vrai qu'en France ces honnêtes gens seroient envoyés aux galeres. Mais ce seroit trop gêner le commerce qu'il faut toujours favoriser.


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