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REMARQUES SUR L'HISTOIRE

Ne cessera-t-on jamais de nous tromper sur l'avenir, le présent & le passé? Il faut que l'homme soit bien né pour l'erreur, puisque dans ce siécle éclairé on prend tant de plaisir à nous débiter les Fables d'Hérodote, & des Fables encore qu'Hérodote n'auroit jamais osé conter même à des Grecs.Que gagne-t-on à nous redire, que Ménès étoit petit-fils de Noé? Et par quel excès d'injustice peut on se moquer des Généalogies de Moreri, quand on en fabrique de pareilles? Certes Noé envoya sa famille voyager loin; son petit-fils Ménès en Egypte, son autre petit-fils à la Chine, je ne sai quel autre petit-fils en Suede, & un cadet en Espagne. Les voyages alors formoient les jeunes-gens bien mieux qu'aujourd'hui: il a fallu chez nos Nations Modernes des dix ou douze siécles pour s'instruire un peu de la Géométrie; mais ces Voyageurs dont on parle, étoient à peine arrives dans des Païs incultes, qu'on y prédisoit les Eclipses. On ne peut douter aumoins que l'Histoire autentique de la Chine ne rapporte des Eclipses calculées il y a environ quatre mille ans. Confucius en cite trente-six dont les Missionnaires Mathématiciens ont vérifié trente-deux. Mais ces faits n'embarrassent point ceux, qui ont fait Noé grand-pere de Fohy, car rien ne les embarrasse.
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D'autres Adorateurs de l'Antiquité nous font regarder les Egyptiens comme le Peuple le plus sage de la Terre; parceque, dit-on, les Prêtres avoient chez eux beaucoup d'autorité; & il se trouve, que ces Prêtres si sages, ces Législateurs d'un Peuple sage, adoroient des Singes, des Chats & des Oignons.On a beau se recrier sur la beauté des anciens Ouvrages Egyptiens. Ceux, qui nous sont restés, sont des masses informes; la plus belle Statuë de l'ancienne Egypte n'approche pas de celle du plus médiocre de nos Ouvriers. Il a fallu, que les Grecs enseignassent aux Egyptiens la Sculpture, il n'y a jamais eu en Egypte aucun bon Ouvrage que de la main des Grecs.Quelle prodigieuse connaissance, nous dit-on, les Egyptiens avoient de l'Astronomie! les quatre côtéz d'une grande Pyramide sont exposés aux quatre régions du Monde; ne voilà-t-il pas un grand effort d'Astronomie? Ces Egyptiens étoient-ils autant de Cassini, de Halley, de Keplers, de Tichobrahé ? Ces bonnes-gens racontoient froidement à Hérodote, que le Soleil en onze mille ans s'étoit couché deux fois où il se leve: c'étoit-là leur Astronomie.Il en coûtoit, répéte Mr. Rollin, cinquante mille écus pour ouvrir & fermer les écluses du Lac Mœris. Mr. Rollin est cher en écluses, & se mécompte en Arithmétique. Il n'y a point d'écluse, qui ne doive s'ouvrir & se fermer pour un écu, à moins qu'elles ne soient très-mal faites: il en coûtoit, dit-il, cinquante talens pour ouvrir & fermer ces écluses. Il faut savoir, qu'on évalua le talent du tems de Colbert à trois mille livres de France. Rollin ne songe pas, que depuis ce tems la valeur numéraire de nos Espéces est augmentée presque du double, & qu'ainsi la peine d'ouvrir les écluses du Lac Mœris auroit dû coûter, selon lui, environ trois cent mille francs: ce qui est à-peu-près deux cens quatre vingt
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dix-sept mille livres plus qu'il ne faut. Tous les calculs de ses treize Tomes se ressentent de cette inattention.Il répéte encore après Hérodote, qu'on entretenoit d'ordinaire en Egypte, c'est-à-dire, dans un Païs beaucoup moins grand que la France, quatre cent mille soldats; qu'on donnoit à chacun cinq livres de pain par jour, & deux livres de viande. C'est donc huit cent mille livres de viande par jour pour les seuls soldats, dans un Païs, où l'on n'en mangeoit presque point. D'ailleurs, à qui appartenoient ces quatre cent mille soldats, quand l'Egypte étoit divisée en plusieurs petites Principautés? On ajoute, que chaque soldat avoit six arpens francs de contribution; voilà donc deux millions quatre cent mille arpens, qui ne payent rien à l'Etat. C'est cependant ce petit Etat, qui entretenoit plus de soldats que n'en a aujourd'hui le Grand-Seigneur, Maître de l'Egypte & de dix fois plus de païs que l'Egypte n'en contient. Louis XIV a eu quatre cent mille hommes sous les armes pendant quelques années; mais c'étoit un effort, & cet effort a ruïné la France.Si on vouloit faire usage de sa raison au-lieu de sa mémoire, & examiner plus que transcrire, on ne multiplieroit pas à l'infini les Livres & les erreurs, il faudroit n'écrire que de choses neuves & vrayes: ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'Histoire, c'est l'esprit philosophique: la plûpart, au-lieu de discuter des faits avec des hommes, font des Contes à des enfans.Faut-il qu'au siécle où nous vivons on imprime encore le Conte des oreilles de Smerdis, & de Darius, qui fut déclaré Roi par son cheval, lequel hennit le premier; & de Sanacharib, ou Sennakérib, ou Sennacabon dont l'Armée fut détruite miraculeusement par des rats? Quand on veut répéter ces Contes, il faut dumoins les donner pour ce qu'ils sont.
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Est-il permis à un homme de bon sens, né dans le dix-huitiéme siécle, de nous parler sérieusement des Oracles de Delphes? Tantôt de nous répéter, que cet Oracle devina, que Crésus faisoit cuire une tortuë & du mouton dans une tourtiere; tantôt de nous dire, que des batailles furent gagnées suivant la prédiction d'Apollon, & d'en donner pour raison le pouvoir du Diable? Mr. Rollin dans sa Compilation de l'Histoire ancienne, prend le parti des Oracles contreMrs. Vandale, Fontenelle & Basnage: Pour Mr. de Fontenelle , dit-il, il ne faut regarder que comme un Ouvrage de jeunesse son Livre contre les Oracles, tiré de Vandale , J'ai bien peur que cet Arrêt de la vieillesse de Rollin contre la jeunesse de Fontenelle, ne soit cassé au Tribunal de la Raison; les Rhéteurs n'y gagnent guéres leurs Causes contre les Philosophes.Il n'y a qu'à voir ce, que dit Rollin dans son dixiéme Tome, où il veut parler de Physique: il prétend qu'Archimede, voulant faire voir à son bon ami le Roi de Syracuse, la puissance des Mécaniques, fit mettre à terre une Galere, la fit charger doublement, & la remit doucement à flot en remuant un doigt, sans sortir de dessus sa chaise. On sent bien, que c'est-là le Rhéteur qui parle: s'il avoit été un peu Philosophe, il auroit vû l'absurdité de ce qu'il avance.Il me semble, que si on vouloit mettre à profit le tems présent, on ne passeroit point sa vie à s'infatuer des Fables anciennes. Je conseillerois à un jeune homme d'avoir une légére teinture de ces tems reculés; mais je voudrois qu'on commençât une Etude sérieuse de l'Histoire au tems où elle devient véritablement intéressante pour nous: il me semble, que c'est vers la fin du quinziéme siécle. L'Imprimerie, qu'on invente en ce tems-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face; les Turcs, qui s'y répandent, chassent les Belles-Lettres de
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Constantinople; elles fleurissent en Italie; elles s'établissent en France; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne & le Septentrion. Une nouvelle Religion sépare la moitié de l'Europe de l'obeïssance du Pape. Un nouveau systême de Politique s'établit; on fait avec le secours de la Boussole le tour de l'Afrique, & on commerce avec la Chine plus aisément, que de Paris à Madrid. L'Amerique est découverte, on subjugue un nouveau Monde, & le nôtre est presque tout changé; l'Europe Chrétienne devient une espece de République immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu'elle ne le fut en Grece. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que l'ambition des Rois suscite, & même malgré les guerres de Religion encore plus destructives.Les Arts, qui sont la gloire des Etats, sont portés à un point que la Grece & Rome ne connurent jamais. Voilà l'Histoire qu'il faut, que tout homme sçache; c'est-la qu'on ne trouve ni Prédictions chimériques, ni Oracles menteurs, ni faux Miracles, ni Fables insensées; tout y est vrai, aux petits détails près, dont il n'y a que les petits esprits qui se soucient beaucoup. Tout nous regarde, tout est fait pour nous; l'argent sur lequel nous prenons nos repas, nos meubles, nos besoins, nos plaisirs nouveaux, tout nous fait souvenir chaque jour, que l'Amérique & les grandes Indes, & par conséquent toutes les Parties du Monde entier, sont réunies depuis environ deux siécles & demi par l'industrie de nos Peres. Nous ne pouvons faire un pas, qui ne nous avertisse du changement, qui s'est opéré depuis dans le Monde. Ici ce sont cent Villes, qui obéïssoient au Pape, & qui sont devenues libres. Là on a fixé pour un tems les Privileges de toute l'Allemagne: Ici se forme la plus belle des Republiques dans un terrain, que la Mer menace
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chaque jour d'engloutir: l'Angleterre à réuni la vraye liberté avec la Royauté: la Suede l'imite, & le Dannemarc n'imite point la Suede. Que je voyage en Allemagne, en France, en Espagne, partout je trouve les traces de cette longue querelle, qui a subsisté entre les Maisons d'Autriche & de Bourbon, unies par tant de Traités, qui ont tous produit des guerres funestes. Il n'y a point de Particulier en Europe sur la fortune du quel tous ces changemens n'ayent influé. Il sied bien après cela de s'occuper de Salmanazar & de Mardokempad, & de rechercher les Anecdotes du Persan Cayamarrat, & de Sabaco Métophis: Un homme mûr, qui a des affaires sérieuses, ne répéte point les Contes de sa Nourrice.
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NOUVELLES CONSIDERATIONS SUR L'HISTOIRE

Peut-être arrivera-t-il bien-tôt dans la maniére d'écrire l'Histoire, ce qui est arrivé dans la Physique. Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens Systêmes. On voudra connaitre le Genre-Humain dans ce détail intéressant, qui fait aujourd'hui la bâse de la Philosophie Naturelle.On commence à respecter très-peu l'avanture de Curtius, qui referma un gouffre en se précipitant au fond lui & son cheval. On se moque des Boucliers descendus du Ciel, & de tous les beaux Talismans dont les Dieux faisoient présent si libéralement aux hommes; & des Vestales, qui mettoient un vaisseau à flot avec leur ceinture; & de toute cette foule de sottises célébres, dont les anciens Historiens regorgent. On n'est guéres plus content, que dans son Histoire AncienneMr. Rollin nous parle sérieusement du Roi Nabis, qui faisoient embrasser sa femme par ceux qui lui apportoient de l'argent, & qui mettoit ceux qui lui en refusoient dans les bras d'une belle poupée toute semblable à la Reine, & armée de pointe de fer sous son corps de jupe. On rit, quand on voit tant d'Auteurs répéter les uns après les autres, que le fameux Otton Archevêque de Mayence, fut assiégé & mangé par une Armée de Rats en 698, que des
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pluyes de sang inondérent la Gascogne en 1017, que deux armées de serpens se battirent près de Tournay en 1059. Les prodiges, les prédictions, les épreuves par le feu, &c. sont à présent dans le même rang que les Contes d'Hérodote.Je veux parler ici de l'Histoire moderne, dans laquelle on ne trouve ni poupées, qui embrassent les Courtisans, ni Evêques mangés par les rats.On a grand soin de dire, quel jour s'est donné une bataille, & on a raison. On imprime les Traités, on décrit la pompe d'un Couronnement, la cérémonie de la reception d'une Barrette, & même l'entrée d'un Ambassadeur, dans laquelle on n'oublie ni son Suisse ni ses Laquais. Il est bon, qu'il y ait des Archives de tout, afin qu'on puisse les consulter dans le besoin; & je regarde à présent tous les gros Livres comme des Dictionnaires. Mais après avoir lû trois ou quatre mille déscriptions de Batailles, & la teneur de quelques centaines de Traités, j'ai trouvé que je n'étois gueres plus instruit au fond. Je n'apprenois-là que des événemens. Je ne connais pas plus les Français & les Sarrasins par la bataille de Charles Martel, que je ne connais les Tartares & les Turcs par la victoire que Tamerlan remporta sur Bajazet. J'avoue, que quand j'ai lû les Mémoires du Cardinal de Retz & de Madame de Motteville, je sçai que ce que la Reine Mere a dit, mot pour mot, à Mr. de Jersay; j'apprens, comment le Coadjuteur a contribué aux Barricades; je peux me faire un précis des longs discours, qu'il tenoit à Madame de Bouillon. C'est beaucoup pour ma curiosité: c'est pour mon instruction très-peu de chose.Il y a des Livres, qui m'apprennent les Anecdotes vrayes ou fausses d'une Cour. Quiconque a vû les Cours, ou a eu envie de les voir, est aussi avide de ces illustres bagatelles, qu'une femme de Province aime à sçavoir les nouvelles de sa petite Ville. C'est au fond la même cho-se & le même mérite. On s'entretenoit sous Henri IV, des Anecdotes de Charles IX. On parloit encore de Mr. de Duc de Bellegarde dans les premieres années de Louis XIV. Toutes ces petites mignatures se conservent une génération ou deux, & périssent ensuite pour jamais.On néglige cependant pour elles des connaissances d'une utilité plus sensible & plus durable. Je voudrois apprendre, quelles étoient les forces d'un Païs avant une guerre, & si cette guerre les a augmentées ou diminuées. L'Espagne a-t-elle été plus riche avant la conquête du nouveau Monde, qu'aujourd'hui? De combien étoit elle plus peuplée du tems de Charles-Quint, que sous Philippe IV? Pourquoi Amsterdam contenoit-elle à peine vingt mille ames il y a deux cens ans? Pourquoi a-t-elle aujourd'hui deux cens quarante mille Habitans? Et comment le sçait-on positivement? De combien l'Angleterre est-elle plus peuplée qu'elle ne l'étoit sous Henri VIII? Seroit-il vrai ce qu'on dit dans les Lettres Persanes, que les hommes manquent à la Terre, & qu'elle est dépeuplée en comparaison de ce qu'elle étoit il y a deux mille ans? Rome, il est vrai, avoit alors plus de Citoyens qu'aujourd'hui. J'avoue, qu'Alexandrie & Carthage étoient de grandes Villes; mais Paris, Londres, Constantinople, le Grand Caire, Amsterdam, Hambourg, n'existoient pas. Il y avoit trois cens Nations dans les Gaules; mais ces trois cens Nations ne valoient la nôtre, ni en nombre d'hommes, ni en industrie. L'Allemagne étoit une Forêt; elle est couverte de cent Villes opulentes.Il semble, que l'esprit de critique, lassé de ne persécuter que des Particuliers, ait pris pour objet l'Univers. On crie toujours, que ce Monde dégénere, & on veut encore, qu'il se dépeuple. Quoi donc? nous faudra-t-il regretter les tems, où il n'y avoit pas de grand-chemin de Bordeaux à Orléans, & où Paris étoit une petite Ville
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dans laquelle on s'égorgeoit? On a beau dire, l'Europe a plus d'hommes qu'alors, & les hommes valent mieux. On pourra savoir dans quelques années, combien l'Europe est en effet peuplée; car dans presque toutes les grandes Villes on rend public le nombre des naissances, au bout de l'année; & sur la régle exacte & sure que vient de donner un Hollandais aussi habile qu'infatigable, on sait le nombre des habitans par celui des naissances. Voilà déjà un des objets de la curiosité de quiconque veut lire l'Histoire en Citoyen & en Philosophe. Il sera bien loin de s'en tenir à cette connaissance; il recherchera quel a été le vice radical & la vertu dominante d'une Nation; pourquoi elle a été puissante ou faible sur la Mer; comment & jusqu'à quel point elle s'est enrichie depuis un siécle; les Registres des exportations peuvent l'apprendre. Il voudra savoir, comment les Arts, les Manufactures se sont établies, il suivra leur passage & leur retour d'un Païs dans un autre. Les changemens dans les Mœurs & dans les Loix, seront enfin son grand objet. On sauroit ainsi l'Histoire des Hommes, au-lieu de savoir une faible partie de l'Histoire des Rois & des Cours.Envain je lis les Annales de France; nos Historiens se taisent tous sur ces détails.Aucun n'a eu pour devise: Homo sum, humani nil a me alienum puto. Il faudroit donc, me semble, incorporer avec art ces connaissances utiles dans le tissu des événemens.Je croi, que c'est la seule maniére d'écrire l'Histoire moderne en vrai Politique & en vrai Philosophe. Traiter l'Histoire ancienne, c'est compiler, me semble, quelques vérités avec mille mensonges. Cette Histoire n'est peut-être utile que de la même maniére, dont l'est la Fable, par de grands événemens, qui font le sujet perpétuel de nos Tableaux, de nos Poëmes, de nos conversations, & dont on tire des traits de Morale. Il faut
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savoir les exploits d'Alexander, comme on sait les travaux d'Hercule.Enfin cette Histoire ancienne me semble, à l'égard de la moderne, ce que sont les vieilles Médailles en comparaison des Monnoyes courantes: les premiéres restent dans les Cabinets, les secondes circulent dans l'Univers pour le commerce des hommes.Mais pour entreprendre un tel Ouvrage, il faut des hommes, qui connaissent autre chose que les Livres; il faut qu'ils soient encouragés par le Gouvernement, autant aumoins pour ce qu'ils feront, que le furent les Boileau, les Racine, les Valincourt, pour ce qu'ils ne firent point; & qu'on ne dise pas d'eux ce que disoit de ces Messieurs un Commis du Trésor Royal, homme d'esprit: Nous n'avons vu encore d'eux que leur signature.


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