HISTOIRE ROMAINE
TOME QUATRIEME.
HISTOIRE ROMAINE DEPUIS LA FONDATION DE ROME JUSQU'A LA BATAILLE D'ACTIUM:
C'est-à-dire jusqu'à la fin de la République.
Par M. Rollin, ancien Recteur de l'Université de Paris, Professeur d'Eloquence au Collége Royal, & Associé à l'Académie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres.
TOME QUATRIEME.
A AMSTERDAM, Chez J. WETSTEIN.M. DCC. XLII.
Avec Privilége.
                    AVERTISSEMENT  DE  L'AUTEUR.
                    
                
 DAns L'Histoire que  renferme la fin du Volu me précédent, & le com mencement de celui-ci,
     je n'ai point eu Tite-Live pour gui de: j'ai lieu de craindre qu'on ne  s'en aperçoive que trop. Nous  avons perdu la seconde Décade
     de cet Historien, qui contenoit la  guerre contre les Tarentins &
     contre Pyrrhus, la fin de celle  des Samnites, la prémiére Guerre  Punique, & les événemens de  l'intervalle qui s'est écoulé jusqu'à  la seconde. A la vérité nous a-
     vons les Supplémens de Freinshé
        mius, qui a ramassé avec un tra
 vail immense, & un discernement  merveilleux, une infinité de pas
    sages répandus de côté & d'autre  dans les Auteurs, pour remplir
     les lacunes & les vuides de Tite-  Live, & en faire une histoire sui vie. On ne peut trop estimer un  Ouvrage si utile, ou plutôt si né cessaire, & composé avec tant  d'exactitude, & même avec tant
    d'élégance: mais ce n'est point Ti
        te-Live. Rien n'est au dessus du
     mérite de cet illustre Historien.  Il a égalé, par la beauté & la no blesse de son stile, la grandeur &  la gloire du Peuple dont il a écrit  l'histoire. Il est par-tout clair,  intelligible, agréable: mais quand  il entre dans des matiéres impor tantes, il s'éléve en quelque ma niére au dessus de lui même, pour  les traiter avec un soin particulier,  & avec une espéce de complai
    sance. Il rend présente l'action  qu'il décrit, il la met sous les yeux;  il ne la raconte pas, il la montre.
  Il peint d'après nature le génie  & le caractére des Personnages  qu'il fait paroître sur la scéne, &  leur met dans la bouche les paro les toujours conformes à leurs sen timens & à leurs différentes situa tions. Sur-tout, il a l'art merveil leux de tenir tellement les Lec teurs en suspens par la variété des  événemens, & d'intéresser si vi vement leur curiosité, qu'ils ne  peuvent quiter le récit d'une his toire, avant qu'elle soit entiére ment terminée. Il étoit fâcheux qu'on n'eût
     point dans notre Langue une tra
        duction raisonnable d'un Histo rien si excellent, & l'on souhai toit depuis longtems qu'une main  habile y travaillât. Mr. Guérin,  ancien Professeur de Rhétorique  au Collége de Beauvais, a rempli  les vœux du Public, en entrepre
    nant de nous donner en François,  non seulement tout ce qui nous
     reste de Tite-Live, mais encore
  tous les Supplémens de Freinshé
        mius, & il en a déja fait paroître  plusieurs tomes. C'est un grand  travail, & qui forme un Corps
     d'Histoire Romaine complet: j'en tens celle de la République. Il  ne me convient point d'en faire  ici un grand éloge, qui pourroit  être suspect, parce qu'il part de  la main d'un de mes disciples. Je  me contente de dire, ce qui fait,  selon moi, la louange parfaite d'u
    ne Traduction, que celle-ci n'en  a point l'air. On y trouvera peut-  être quelques négligences, qu'u ne seconde édition fera aisément  disparoître. Il n'est pas étonnant  qu'il s'en glisse dans un Ouvrage  d'aussi longue haleine que celui-ci. Opere in longo fas est obrepere somnum. J'ai grand intérêt qu'on use de  cette indulgence à mon égard: Hanc veniam petimusque, damusque vicissim. Et j'avoue, avec une sincére re
 connoissance, que le Public me  traite plus favorablement, que je  ne crois le mériter. Au reste, je  dois me féliciter moi-même d'a voir formé des disciples qui sont  devenus mes maitres, ou du moins,  pour ne pas blesser leur modestie,  qui me sont d'un grand secours  dans la composition de mon Ou(Mr. Cre vier.)  vrage, l'un par sa nouvelle Edi
        tion de Tite-Live, accompagnée  de Notes qui m'éclairent & me  guident; l'autre, par la Traduc tion du même Auteur, à laquel le il travaille encore actuellement.  C'est ce qui me met en état de  ne pas faire attendre longtems  mes Volumes de l'Histoire Ro maine. J'espére que le cinquiéme  paroîtra avant la fin de l'année  courante.
                    II. AVERTISSEMENT  DE L'AUTEUR.
                    
                
 LOrsque ce quatrié me Tome de l'Histoi re Romaine étoit tout  prêt de paroître, &  déja entre les mains des Relieurs,  j'ai eu connoissance d'un Livre  imprimé en Hollande, qui a pour  titre, Essais de Critique, I. sur  les Ecrits de Mr. Rollin: II.  sur les Traductions d'Hérodote:  III. sur le Dictionaire Géogra phique & Critique de Mr. Bru zen la Martiniére. L'Auteur ne  se nomme point, mais il n'est pas  inconnu. On ne m'a laissé ce Li vre entre les mains que pendant  vingt-quatre heures. Je n'en ai lu  que la Préface, & la prémiére des  trois Lettres qui me regardent,  intitulée, Lettre sur un passage de
    Tite-Live, où l'on réfute une  interprétation de deux Ecrivains  Modernes. Ces deux Ecrivains Modernes
  sont Mr. Crevier Professeur de  Rhétorique au Collége de Beau vais, & moi. Dans le passage en  question, il s'agit du supplice des  fils de Brutus. Le fait est connu  de tout le monde. Consules in(Liv. II. 5.)  sedem processere suam, missique  lictores ad sumendum supplicium,  nudatos virgis cædunt, securique  feriunt: cùm inter omne tempus  pater, vultusque & os ejus spec taculo esset,
                eminente ani mo patrio
                inter publicæ pœnæ  ministerium. La difficulté consiste dans la  seconde partie. Voici comme j'ai  exposé ce fait dans le prémier  Tome de l'Histoire Romaine. Les Consuls parurent alors sur  leur Tribunal; & pendant qu'on  exécutoit les deux Criminels,  toute la multitude ne détourna  point la vue de dessus le pére,
     examinant ses mouvemens, son  maintien, sa contenance, qui,  malgré sa fermeté, laissoit entre
                 voir les sentimens de la nature,  qu'il sacrifioit à la nécessité de  son ministére, mais qu'il ne pou voit étoufer. (Tome I.) Dans le Traité des Etudes, j'ai  marqué „qu'on donne deux sens  tout opposés à ces mots, ani mo patrio, sur lesquels seuls  roule la difficulté. Les uns pré tendent qu'ils signifient, que  dans cette occasion la qualité  de Consul l'emporta sur celle  de pére, & que l'amour de la  Patrie étoufa dans Brutus tout
     sentiment de tendresse pour son  fils. D'autres, au contraire  soutiennent que ces mots signi fient, qu'à travers ce ministére  que la qualité de Consul im posoit à Brutus, quelque effort
     qu'il fît pour supprimer sa dou-
         leur, la tendresse de pére écla toit malgré lui sur son visage.  Et j'ajoute dans le même en droit, que ce dernier sentiment  me paroit le plus raisonnable,
  & le plus fondé dans la natu-
         re.“ Je pense encore de la mê me maniére, sans condamner ceux  qui pensent autrement. C'est sur-  tout dans de pareilles matiéres  qu'il est permis à chacun d'abon der dans son sens. Mais l'Auteur
     de la Critique n'auroit pas dû,  pour faire valoir le sien, & pour  jetter une sorte de ridicule sur le  nôtre, supposer, comme il le fait  en plus d'un endroit, que nous(Pag. 25.)  prétendons, Mr. Crevier & moi,
     que Tite-Live a dit que Brutus  a versé des larmes; &, comme  il s'explique dans un autre en droit, que nous le faisons pleurer  comme un imbécille. Ni Mr. Cre vier, ni moi, n'avons parlé de
    larmes, ni supposé que Tite-Li-
         ve
                ait fait pleurer Brutus. La Lettre
                 suivante a pour  titre, & c'est tout ce que j'en  connois, Seconde Lettre sur  quelques méprises de Mr. Rollin  dans son Histoire Ancienne. Ces
  méprises roulent sur plusieurs pas
    sages de Livres Grecs, dont on  m'accuse d'avoir mal rendu le sens;  & l'Auteur laisse entrevoir assez  clairement dans sa Préface, qu'il  me soupçonne d'une ignorance  grossiére dans la Langue Grec que. J'avoue franchement, qu'à près une étude suivie que j'ai fai te de cette Langue depuis ma  prémiére jeunesse jusqu'à présent,  dont je pourrois citer bien des té moins, je ne m'attendois pas à ce  reproche. J'ajoute, moins pour  ma propre réputation, que pour
     celle des Compagnies dont j'ai
    l'honneur d'être membre, qu'un  pareil soupçon ne trouvera guéres  de crédit auprès de ceux qui me  connoissent particuliérement; &  que mon Critique lui-même auroit  pureconnoitre combien ce soupçon  est mal fondé, par un assez grand
     nombre de fautes des Traductions  d'Auteurs Grecs soit Latines, soit  Françoises, que j'ai souvent cor
 rigées dans mon Ouvrage, sans  en faire la remarque. Je ne nie pas néanmoins qu'il  ne m'ait échapé peut-être un as sez grand nombre de méprises sur  le sens des Auteurs Grecs dont  j'ai fait usage. Je n'ai point eu  le tems d'examiner, ni même de  lire les observations de mon Cen seur, & je n'ai point de peine à  me persuader qu'elles soient soli des. Seulement je souhaiterois  qu'elles ne fussent pas accompa gnées d'une vivacité & d'une ai greur, qui semblent montrer un  dessein formé de décrier l'Ecri vain qu'il critique. Entre Auteurs,  qui forment tous ensemble une es-
     péce de Société & de Républi que commune, il conviendroit  que l'on s'aidât & que l'on se sou tînt mutuellement, & sur-tout que  ceux qui se croient plus habiles  que les autres, eussent pour eux  plus d'indulgence. Il y auroit,  dans cette maniére d'agir, une
  modération & une noblesse qui  marqueroient un mérite supérieur,  & qui certainement attireroient
     aux Gens de Lettres, & aux Let-
         tres mêmes, une estime générale. Quoiqu'on n'ait pas observé à  mon égard ces ménagemens, je  ne me crois point en droit de me  plaindre, parce que je puis être  tombé dans des fautes d'inatten tion & de négligence qui auront  attiré la censure. Je ne rougis  point de l'avouer, & c'est en me  corrigeant que je prétens me ven ger. Je n'ai point dissimulé que je  faisois beaucoup d'usage du tra vail des autres, & je m'en suis fait
    honneur. Je ne me suis jamais
     cru savant, & je ne cherche point  à le paroître. J'ai même quelque fois déclaré que je n'ambitionne  point le titre d'Auteur. Mon  ambition est de me rendre utile  au Public, si je le puis. Pour ce la je tire des secours de tout cô té, & j'emprunte d'ailleurs tout
  ce qui peut contribuer à la perfec-
         tion de mon Ouvrage. Cette li-
             berté que je me suis donnée, &  dont il me semble que communé ment parlant on ne m'a point su  mauvais gré, me met en état d'a vancer dans mon travail beaucoup  plus que je ne ferois sans cela.  Qu'importe au Lecteur que ce que  je lui présente soit de moi, ou  d'un autre, pourvu qu'il le trouve  bon, & qu'il en soit content.  Mais je lui dois ce respect & cet te reconnoissance, de ne pas le  tromper en lui donnant, par dé faut d'attention, comme vérita bles des faits qui ne le seroient pas. Au reste je ne crois pas que  parmi les fautes que l'on a rele vées dans la seconde Lettre, il y  en ait beaucoup de ce genre; &  encore moins dans la troisiéme,  qui a pour objet quelques expres sions neuves de l'Histoire Ancien ne de Mr. Rollin. Je les exami nerai avec soin, quand le Livre
  deviendra public, & j'en ferai  l'usage que je dois, en corrigeant  dans les nouvelles éditions les en droits qui me paroîtront mériter  quelque changement. C'est tout  ce que l'Auteur a droit d'exiger de  moi. Mais je lui dois de mon cô té des remercimens, de la peine  qu'il s'est donnée de relever mes  fautes, par où il m'a mis en état  de rendre mon Ouvrage moins  défectueux. Je lui suis encore plus  obligé du service considérable qu'il
     me rend par sa Critique, bien  capable de mortifier l'amour pro pre, & de servir de contrepoids  contre les louanges & les applau dissemens, bien plus à craindre  pour moi, & bien plus dange reux, que ne le seroient les criti ques les plus vives.
                    
                        
                            APPROBATION.
                        
                    
                    
                
 J'
                    Ai
                 lu, par l'ordre de Monseigneur le  Chancelier, le troisiéme Volume de l'Histoire Romaine par Mr. Rollin,
                  & je n'y ai rien trouvé qui en puisse em pêcher l'impression. A Paris ce 16 de  Mai 1740.SECOUSSE.
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                        - Occasion de la prémiére Guerre Puni que. Secours accordé aux Mamertins con tre les Carthaginois par les Romains. Appius Consul passe en Sicile. Il remporte une victoire sur Hiéron, & entre à Mes sine. Il bat les Carthaginois, & aiant laissé une forte garnison à Messine, il re tourne à Rome, & reçoit l'honneur du triomphe. Cloture du Dénombrement. E tablissement des Combats de Gladiateurs. Vestale punie. Les deux nouveaux Con suls passent en Sicile. Traité conclu entre Hiéron & les Romains. Punition de sol dats qui s'étoient rendus lâchement aux ennemis. Les Consuls retournent à Rome. Triomphe de Valére. Horloge. Clou at taché pour la peste. Nouvelles Colonies. Les Romains joints aux troupes de Syra cuse forment le siége d'Agrigente. Il se donne une bataille, où les Carthaginois sont pleinement défaits. La ville est prise après sept mois de siége. Noire perfidie d'Hannon à l'égard de ses soldats merce naires. Amilcar est envoyé à la place d'Hannon, qui est révoqué. Les Romains, pour disputer l'empire de la mer aux Car thaginois, bâtissent & équipent une Flotte. Le Consul Cornélius est pris avec dix-sept vaisseaux, & conduit à Carthage. Le reste de la Flotte bat le Général Cartha ginois. Célébre victoire navale remportée par Duilius près des côtes de Myle. Son triomphe. Expédition contre la Sardaigne & la Corse. Conspiration à Rome étoufée dans sa naissance.33
- Le Consul Atilius est sauvé d'un grand péril par le courage de Calpurnius Flam ma, Tribun Légionaire. Il bat la Flot te Carthaginoise. Régulus est nommé Con sul. Célébre bataille d'Ecnome gagnée sur mer par les Romains. Les deux Consuls passent en Afrique, se rendent maitres de Clypéa, & ravagent tout le pays. Ré gulus continue de commander en Afrique en qualité de Proconsul: son Collégue re tourne à Rome. Régulus demande qu'on lui envoie un successeur. Combat contre le serpent de Bagrada. Bataille gagnée par Régulus. Prise de Tunis. Dures proposi tions de paix que Régulus offre aux Car thaginois. Ils les refusent. L'arrivée de Xanthippe Lacédemonien rend le courage & la confiance aux Carthaginois. Régu lus battu dans un combat par Xanthippe, est fait prisonnier. Xanthippe se retire. Réflexions de Polybe sur ce grand événe ment. On construit une nouvelle Flotte à Rome. Les Carthaginois lévent le siége de Clypéa. Les Consuls passent en Afrique avec une nombreuse Flotte. Après le gain de deux batailles, ils se remettent en mer pour retourner en Italie. La Flotte Ro maine essuye une horrible tempête sur les côtes de Sicile. Les Carthaginois assié gent & prennent Agrigente. La prise de Panorme par les Romains est suivie de la reddition de plusieurs villes. Les Romains, rébutés par plusieurs naufrages, renoncent à la mer. Prise de Lipari. Desobéissan ce d'un Officier sévérement punie. Ancien bienfait de Timasithée récompense dans sa postérité. Sévérité remarquable des Cen seurs. Le Sénat tourne de nouveau tous ses efforts du côté de la mer. Célébre ba taille par terre près de Panorme, gagnée sur les Carthaginois par le Proconsul Mé tellus. Les éléphans qu'on avoit pris sont envoyés à Rome. Maniére dont on leur fit passer le Détroit. Les Carthaginois envoient des Ambassadeurs à Rome pour traiter de la paix, ou de l'échange des pri sonniers. Régulus les accompagne. Il se déclare contre l'échange. Il retourne à Carthage, où on le fait mourir au milieu des plus cruels supplices. Réflexions sur la fermeté & la patience de Régulus.73
- Triomphe de Métellus. Siége de Lily bée par les Romains. Trahison dans la vil le découverte. On y fait entrer un secours considérable. Combat sanglant aux ma chines. Incendie des ouvrages. Caractére vain du Consul Clodius. Bataille de Dré pane. Perte de la Flotte des Romains. Le Consul Junius passe en Sicile. Nouvelle disgrace des Romains à Lilybée. Ils évi tent heureusement deux batailles. Perte entiére des vaisseaux Romains par une horrible tempête. On nomme un Dicta teur. Junius se rend maitre d'Eryx. A milcar Barcas est chargé du commande ment en Sicile. Des particuliers de Rome arment en course, & ravagent Hippone. Naissance d'Annibal. Echange des prison niers. Deux nouvelles Colonies. Dénom brement. Une Dame Romaine accusée de vant le Peuple, & condannée. Amilcar se rend maitre de la ville d'Eryx. Nou velle Flotte Romaine construite & équipée par le zèle des particuliers. Postumius Consul retenu à Rome comme Prêtre. Le Sénat défend à Lutatius de consulter les Divinations de Préneste. Bataille aux Iles d'Egates gagnée par les Romains. Traité de paix entre Rome & Carthage. Fin de la prémiére Guerre Punique. La Sicile de venue Province du Peuple Romain.132
- Des Combats de Gladiateurs.174
 LIVRE ONZIEME.
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                        - Joie de la paix avec Carthage troublée par le débordement du Tibre, & par un grand incendie. Dénombrement. Deux nou velles Tribus. Livius Andronicus. Jeux Floraux. Guerres contre les Liguriens & contre les Gaulois. Revolte des Mercenai res contre les Carthaginois. La Sardaigne enlevée aux Carthaginois par les Ro mains. Ambassadeurs envoyés au Roi d'Egypte. Arrivée d'Hiéron à Rome. Jeux Séculaires. Expéditions contre les Boyens & contre les Corses Mort d'un Censeur. Rome confirme la paix accordée aux Carthaginois. La Sardaigne subju guée. Réflexions sur les guerres continuel les des Romains Vestale condannée. Dé nombrement. Le Poëte Nævius. Brouil leries entre les Romains & les Carthagi nois. Troubles à l'occasion d'une Loi pro posée par Flaminius. Expéditions contre la Sardaigne & la Corse. Prémier triom phe sur le Mont Albain. Dénombrement. Teuta succéde à son mari Agron Roi des Illyriens. Plaintes portées au Sénat contre leurs pirateries. Dénombrement. Teuta fait tuer un Ambassadeur Romain Expé dition des Romains dans l'Illyrie. Traité de paix entre les Romains & les Illyriens194
- Des Jeux Séculaires.223
- La puissance de Carthage, qui crois soit de jour en jour, allarme les Romains. Construction de Carthage la neuve. Traité des Romains avec Asdrubal. Création de deux nouveaux Préteurs. Allarme au bruit de la guerre des Gaulois. Cause & occasion de cette guerre. Irruption des Gaulois dans l'Italie. Préparatifs des Romains. Prémier combat près de Clusium, où les Romains sont vaincus. Bataille & célébre victoire des Romains près de Télamon. Réflexion sur cette victoire. Dénombrement. Les Boyens se rendent à discrétion. Bataille de l'Adda entre les Gaulois & les Romains. Mécontentemens des Romains contre Fla minius. Caractére de Marcellus. Nou velle guerre contre les Gaulois. Dépouil les opimes remportées par Marcellus. Triom phe de Marcellus. Les Romains soumettent l'Istrie. Annibalchargé du commandement en Espagne. Démétrius de Pharos attire sur lui les armes des Romains. Dénombre ment. Diverses opérations des Censeurs. Guerre d'Illyrie. Emilius remporte une victoire sur Démétrius. L'Illyrie se sou met aux Romains. Archagathus Médecin. Nouvelles Colonies.227
- Digression sur les Tribus de Rome.271
 LIVRE DOUZIEME.
- 
                        - Idée générale de la seconde Guerre Puni que. Mécontentement & haine d'Amilcar contre les Romains. Serment qu'il fait prêter à son fils Annibal encore enfant. Pareille haine dans Asdrubal, qui lui succéde. Il fait venir à l'Armée Annibal. Caractére de ce dernier. Annibal est chargé du com mandement des troupes. Il se prépare à la guerre contre les Romains, par les conquêtes qu'il fait en Espagne. Siége de Sagonte par Annibal. Ambassade des Romains vers Annibal, puis à Carthage. Alorque ten te envain de porter les Sagontins à un ac commodement. Prise & ruïne de Sagonte. Trouble & douleur que cause à Rome la ruï- ne de Sagonte. Guerre résolue à Rome contre les Carthaginois. Département des provin ces entre les Consuls. Les Ambassadeurs Ro mains déclarent la guerre aux Carthaginois. Frivoles raisons des Carthaginois pour justi fier le siége de Sagonte. Véritable cause de la seconde Guerre Punique. Les Ambassadeurs Romains passent en Espagne, puis dans la Gaule. Annibal se prépare à passer dans l'Italie. Dénombrement des Armées Cartha ginoises. Voyage d'Annibal à Cadiz. Il pour voit à la sureté de l'Afrique, & à celle de l'Espagne, où il laisse son frére Asdrubal.280
- Annibal s'assure de la bonne volonté des Gaulois. Il marque aux troupes le jour du départ. Songe & vision d'Annibal. Il marche vers les Pyrénées. Chemin qu'An nibal eut à faire pour passer de Cartha gène en Italie. Les Gaulois favorisent le passage d'Annibal sur leurs terres. Révol te des Boyens contre les Romains. Défaite du Préteur Manlius. Les Consuls partent chacun pour leur province. P. Scipion ar rive par mer à Marseille. Il apprend qu'An nibal est près de passer le Rhône. Passage du Rhône par Annibal. Rencontre des dé tachemens envoyés par les deux partis. Dé put ation des Boyens vers Annibal. Il ha rangue les soldats avant que de s'engager dans les Alpes. P. Scipion trouve Anni bal parti. Celui-ci continue sa route vers les Alpes. Pris pour arbitre entre deux fréres, il retablit l'ainé sur le trône. Célé bre passage des Alpes par Annibal. Grandeur & sagesse de l'entreprise de ce Général.324
- Prise de Turin par Annibal. Com bat de cavalerie près du Tésin, où P. Sci pion est vaincu. Les Gaulois viennent en foule se joindre à Annibal. Scipion se reti re, passe la Trébie, & se fortifie près de cette riviére. Actions qui se passent en Si cile. Combat naval où les Carthaginois sont vaincus Sempronius est rapellé de Sicile en Italie, pour secourir son collégue. Malgré les remontrances de P. Scipion, il donne la bataille près de la Trébie, & est défait. Heu reuses expéditions de Cn. Scipion en Espagne. Annibal tente le passage de l'Apennin. Se cond combat entre Sempronius & Annibal. Le Consul Servilius part pour Rimini. Re nouvellement de la Fête des Saturnales. An nibal renvoie sans rançon les prisonniers faits sur les Alliés de Rome. Stratagême dont il se sert pour empêcher qu'on n'attente à sa vie. Il passe par le marais de Clusium, où il perd un œil. Il s'avance vers l'ennemi, & ravage tout le pays pour attirer le Consul au combat. Flaminius, malgré les avis du Conseil de Guerre, & les mauvais présages, engage le combat. Fameuse bataille du Lac de Trasi méne. Contraste de Flaminius & d'Annibal. Mauvais choix du Peuple, cause de la défaite. Affliction générale qu'elle cause à Rome.355
- Digression sur les Saturnales.408
- Réflexion sur les Vœux.414
- Digression sur les Publicains.417
 LIVRE TREIZIEME. Fin de la Table.
                        
                            TABLE 
                                Du Quatrieme Volume
                             DE L'HISTOIRE ROMAINE.
                        
                        
                    
   
                
                    SUITE DE L'HISTOIRE ROMAINE.
                
                
            
   
            
                    
                        AVANT-PROPOS.
                    
                    
                
 C
                    Et Avant-Propos
                  renfermera deux paragraphes.  Dans le prémier j'essayerai de  donner une idée du gouverne
    ment, du caractére, des
    mœurs des Carthaginois, qui dans l'Histoi re que je vais commencer, occuperont long tems le théatre, & y joueront un grand rô le. Dans le second, je raporterai les diffé rens Traités conclus entre les Carthaginois  & les Romains avant les Guerres Puni ques.
                 
                
                        §. I. Origine, accroissement, puissance, caracté re, mœurs & défauts des Carthaginois.
                        
                        
                    
 
                        Avant
                     que d'entrer dans les guerres  des Romains contre Carthage, je crois de voir exposer en peu de mots l'origine de  cette ville, l'étendue de sa puissance, le ca ractére & les mœurs des Carthaginois. J'en  ai donné un plan assez circonstancié dans  le prémier to mede l'Histoire Ancienne  en parlant des Carthaginois, je ne ferai ici  que l'abréger. (Origine, & fonda tion de Carthage par Didon.) Carthage d'Afrique étoit une colonie de  Tyr, la ville du monde la plus renommée  pour le Commerce. Longtems (a) aupara vant, Tyr avoit déja fait passer dans le mê me pays une autre colonie, qui y bâtit la  ville d'Utique, célébre par la mort du se cond Caton, qu'on appelle ordinairement  pour cette raison Caton d'Utique. Les Auteurs varient beaucoup sur l'épo que de l'établissement de Carthage. On en  peut placer la fondation l'Année du Monde  3121, lorsqu'Athalie régnoit sur Juda, 13.  ans avant que Rome fût bâtie, 883. avant 
                        Jesus-Christ.
                     Les époques que  j'ai marquées dans l'Histoire Ancienne sont 
                        
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                       différentes, je m'en tiens à celle-ci. L'établissement de Carthage est attribué(Just in. XVIII. 4- 6.)   à Elissa Princesse Tyrienne, plus connue  sous le nom de Didon. Son frére Pygma lion régnoit à Tyr. Celui-ci aiant fait mou(Appian. de Bel. Pun. pag. 1.)  rir Sicharbas, appellé autrement Sichée,  mari de Didon, dans le dessein de s'empa rer de ses grands biens, elle trompa la cruel le avarice de son frére, s'étant retirée se crettement avec tous les trésors de Sichée.  Après plusieurs courses, elle aborda enfin  sur les côtes du golfe où étoit bâtie Utique,  dans le pays appellé l'Afrique propre, à six  lieues de Tunis, ville aujourd'hui fort con nue par ses Corsaires, & s'y établit avec sa  petite troupe, aiant acheté un terrain des  habitans du pays. Plusieurs de ceux qui demeuroient dans  le voisinage, invités par l'attrait du gain,  s'y rendirent en foule pour vendre à ces  nouveaux-venus les choses nécessaires à la  vie, & s'y établirent eux-mêmes peu de  tems après. De ces habitans ramassés de  différens endroits, se forma une multitude  fort nombreuse. Ceux d'Utique, qui les  regardoient comme leurs compatriotes, leur  envoyérent des Députés avec de grands pré sens, & les exhortérent à construire une  ville dans l'endroit même où ils s'étoient  d'abord établis. Les naturels du pays, par  un sentiment d'estime & de considération  assez ordinaire pour les étrangers, en firent  autant de leur côté. Ainsi, tout concourant  aux vues de Didon, elle bâtit sa ville, qui
  fut chargée de payer aux Africains un tri but annuel pour le terrain qu'on avoit ache (*Kartha hadath, ou hadtha.) té d'eux, & qui fut appellée Carthada,
                    *  Carthage: nom qui dans la Langue Phéni cienne & dans la Langue Hébraïque, qui  sont fort semblables, signifie la ville neuve. (Etendue du domai ne de Car thage.) Carthage s'accrut d'abord peu à peu dans  le pays même. Mais sa domination ne de meura pas longtems enfermée dans l'Afri que. Cette ville ambitieuse porta ses con quêtes au dehors, envahit la Sardaigne,  s'empara d'une grande partie de la Sicile, se  soumit presque toute l'Espagne; & aiant  envoyé de tous côtés de puissantes colo nies, elle demeura maitresse de la mer pen
    dant plus de six cens ans, & se fit un Etat  qui pouvoit le disputer aux plus grands Em pires du monde par son opulence, par son  commerce, par ses nombreuses armées, par  ses flottes redoutables, & sur-tout par le  courage & le mérite de ses Capitaines. El le étoit dans le plus haut point de sa gran deur, lorsque les Romains lui déclarérent
     la guerre. (Gouver nement de Carthage.) Le Gouvernement de Carthage é toit fondé sur des principes d'une profonde
    sagesse; & ce n'est point sans raison qu'A
        (Aristot. de Rep. II. 11.) ristote met cette République au nombre de  celles qui étoient les plus estimées dans
    l'Antiquité, & qui pouvoient servir de mo déle aux autres. Il appuye d'abord ce senti ment sur une réflexion qui fait beaucoup  d'honneur à Carthage, en marquant que  jusques à son tems, c'est-à-dire depuis plus
  de cinq cens ans, il n'y avoit eu ni aucune  Sédition considérable qui en eût troublé le  repos, ni aucun Tyran qui en eût opprimé
     la liberté. En effet c'est un double incon vénient des Gouvernemens mixtes, tel qu'é toit celui de Carthage, où le pouvoir est  partagé entre le Peuple & les Grands, de  dégénérer ou en Licence populaire par les  séditions du côté du Peuple, comme cela  étoit ordinaire à Athénes & dans toutes les
     Républiques Grecques; ou en Tyrannie du  côté des Grands par l'oppression de la Li berté publique, comme cela arriva à Athé nes, à Syracuse, à Corinthe, à Thébes, à  Rome même du tems de Sylla & de Cé sar. Le Gouvernement de Carthage réunissoit,  comme celui de Sparte & de Rome, trois  autorités différentes qui se balançoient l'une  l'autre, & se prêtoient un mutuel secours:  celle des deux Magistrats suprêmes, appel lés*Suffétes; celle du Sénat; & celle du  Peuple. On y ajouta ensuite le Tribunal des  Cent, qui eurent beaucoup de crédit  dans la République. Le pouvoir des Suffétes ne duroit qu'un(Les Suffé tes. Liv. XXXIII. 46. & 47.)   an. Ils étoient à Carthage, à peu de chose  près, ce que les Consuls étoient à Rome.  C'étoit une charge considérable; puisqu'ou tre le droit de présidence dans les Jugemens,  elle leur donnoit celui de proposer & de 
                        
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                       porter de nouvelles Loix, & de faire ren dre compte à ceux qui étoient chargés du  recouvrement des Deniers publics. (Le Sénat. Aristot. loco cit. Polyb. XV. 706.) Le Sénat formoit le Conseil de l'Etat, &  étoit comme l'ame de toutes les délibéra tions publiques, à peu près comme celui  de Rome. Quand les sentimens étoient u niformes, & que tous les suffrages se réu nissoient, alors le Sénat décidoit souverai nement & en dernier ressort. Lorsqu'il y  avoit partage, & qu'on ne convenoit point,  les affaires étoient portées devant le Peuple,  & dans ce cas le pouvoir de décider lui  étoit dévolu. Il est aisé de comprendre
         quelle sagesse il y avoit dans ce réglement,  & combien il étoit propre à arrêter les ca
        bales, à concilier les esprits, à appuyer &  à faire dominer les bons conseils, une Com pagnie comme celle-là étant extrêmement  jalouse de son autorité, & ne consentant  pas facilement à laisser passer à un autre
         corps les affaires dont elle étoit saisie. Po
            lybe remarque, que tant que le Sénat fut le  maitre des affaires, l'Etat fut gouverné avec  beaucoup de sagesse, & que toutes les en treprises eurent un grand succès. (Le Peuple.) Il paroit, par ce qu'on lit dans Aristote,  que le Peuple se reposoit volontiers sur le  Sénat du soin des affaires publiques, & lui  en laissoit la principale administration: &  c'est par-là que la République devint si puis sante. Il n'en fut pas ainsi dans la suite. Le  Peuple, devenu insolent par ses richesses &  par ses conquêtes, & ne faisant pas réfle
 xion qu'il en étoit redevable à la prudente  conduite du Sénat, voulut se mêler aussi  du gouvernement, & s'arrogea presque tout  le pouvoir. Tout se conduisit alors par ca bales & par factions; ce qui fut une des
         principales causes de la ruïne de l'Etat. Le Tribunal des Cent étoit une Compa(Le Tribu nal des Cent. Aristot.)  gnie de cent quatre personnes. Elle tenoit  lieu à Carthage de ce qu'étoient les Epho res à Sparte; par où il paroit qu'elle fut é tablie pour balancer le pouvoir des Grands;  mais avec cette différence, que les Ephores  n'étoient qu'au nombre de cinq, & qu'ils  ne demeuroient qu'un an en charge; au lieu que ceux-ci étoient perpétuels, & pas soient le nombre de cent. On (a) voulut,  par-là mettre un frein à l'autorité des Gé néraux, laquelle, pendant qu'ils comman doient les troupes, étoit presque sans bor nes & souveraine; & l'on prétendit la sou mettre au joug de la Loi, en lui imposant  la nécessité de rendre compte de leur ad ministration à ces Juges au retour de leurs  campagnes. Les établissemens les plus sages  & les mieux concertés dégénérent peu à  peu, & font place enfin au desordre & à
     la licence, qui percent & pénétrent par
    tout. Ces Juges, qui devoient être la ter
        reur du crime, & le soutien de la justice,  abusant de leur pouvoir qui étoit presque  illimité, devinrent autant de petits Tyrans. 
                        
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                      (Liv. XXXIII. 46.) Annibal, étant en* charge, après qu'il fut  retourné en Afrique, de perpétuelle qu'étoit  l'autorité de ces Juges, la rendit annuelle,  environ deux cens ans depuis que la Com pagnie des Cent avoit été formée. (Deux dé fauts du gouverne ment de Carthage.) Aristote, entre quelques autres observa tions qu'il fait sur le gouvernement de Car thage, y remarque deux grands défauts,  fort contraires, selon lui, aux vues d'un (Aristot. loco citato.) sage Législateur, & aux régles d'une bon
        ne & saine Politique. (1. Mettre sur la tête d'une mê me person ne plu sieurs char ges.) Le prémier de ces défauts consiste en ce  qu'on mettoit sur la tête d'un même hom me plusieurs charges, ce qui étoit considé ré à Carthage comme la preuve d'un mérite
     non commun. Aristote regarde cette cou tume comme très préjudiciable au bien pu blic. En effet, dit-il, lorsqu'un homme n'est  chargé que d'un seul emploi, il est beau coup plus en état de s'en bien acquitter, les  affaires pour lors étant examinées avec  plus de soin, & expédiées avec plus de  promtitude. On ne voit pas, ajoute-t-il,  que ni dans les Troupes, ni dans la Mari ne, on en use de la sorte. Un même Offi cier ne commande pas deux corps différens,  un même Pilote ne conduit pas deux vais seaux. D'ailleurs, le bien de l'Etat deman de, que, pour exciter de l'émulation par mi les gens de mérite, les charges & les fa veurs soient partagées: au-lieu que lorsqu'on
    
                        
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                       les accumule sur un même sujet, souvent  elles produisent en lui une distinction si mar quée, & excitent dans les autres la jalousie,  les mécontentemens, les murmures. Le second défaut qu'Aristote trouve(2. Ne donner les charges qu'aux gens riches.)   dans le gouvernement de Carthage, c'est  que, pour parvenir aux prémiers postes,  avec du mérite & de la naissance il faloit  avoir encore un certain revenu; & qu'ainsi  la pauvreté en pouvoit exclure les plus gens  de bien, ce qu'il regarde comme un grand
         mal dans un Etat. Car alors, dit-il, la ver
            tu n'étant comptée pour rien, & l'argent
         pour tout, parce qu'il conduit à tout, l'ad
            miration & la soif des richesses saisit toute  une ville, & la corrompt: outre que les Ma gistrats & les Juges, qui ne le deviennent qu'à  grands frais, semblent être en droit de s'en dé dommager ensuite par leurs propres mains. On ne voit point, je crois, dans l'An(Vénalité de charges inconnue dans l'An tiquité.)  tiquité aucune trace qui marque que les  Dignités, soit de l'Etat, soit de la Judica ture, y ayent jamais été vénales; & ce que
         dit ici Aristote des dépenses qui se faisoient  à Carthage pour y parvenir, tombe sans  doute sur les présens par lesquels on ache toit les suffrages de ceux qui conféroient les  charges; ce qui, comme le remarque aussi
        Polybe, étoit fort ordinaire parmi les Car(Polyb. VI. 497.)   thaginois, chez qui nul gain n'étoit hon
        teux. Il n'est donc pas étonnant qu'Aristo
            te condanne un usage, dont il est aisé de  voir combien les suites peuvent être funes-  tes. Mais, s'il prétendoit qu'on dût mettre  également dans les prémiéres dignités les ri ches & les pauvres, comme il semble l'in sinuer, son sentiment seroit réfuté par la  pratique générale des Républiques les plus  sages, qui, sans avilir ni deshonorer la pau vreté, ont cru devoir sur ce point donner  la préférence aux richesses; parce qu'on a  lieu de présumer que ceux qui ont du bien
     ont reçu une meilleure éducation, pensent  plus noblement, sont moins exposés à se  laisser corrompre & à faire des bassesses, &  que la situation même de leurs affaires les
     rend plus affectionnés à l'Etat, plus dis
    posés à y maintenir la paix & le bon or
        dre, plus intéressés à en écarter toute sédi tion & toute révolte. (Le Com merce, une des sources des riches ses & de la puissance de Cartha ge.) Le Commerce étoit, à proprement  parler, l'occupation de Carthage, l'objet  particulier de son industrie, son goût dé cidé & dominant. C'en étoit la plus  grande force, & le principal soutien. Si tuée au centre de la Méditerranée, & prê tant une main à l'Orient, & l'autre à l'Oc cident, elle embrassoit par l'étendue de son  Commerce toutes les Régions connues. Les  Carthaginois, en se rendant les Facteurs  & les Négocians de tous les Peuples, é toient devenus les Princes de la Mer, le  lien de l'Orient, de l'Occident & du Midi,  & le canal nécessaire de leur communication. Les plus considérables de la ville ne dé daignoient pas de faire négoce. Ils s'y  appliquoient avec le même soin que les
  moindres citoyens; & leurs grandes riches ses ne les dégoutoient jamais de l'assiduïté,  de la patience, & du travail nécessaire  pour les augmenter. C'est ce qui leur a  donné l'empire de la Mer, ce qui a fait  fleurir leur République, qui l'a mise en  état de le disputer à Rome même, &  qui l'a portée à un si haut degré de puis sance, qu'il falut aux Romains plus de
     quarante années à deux reprises d'une guer
        re cruelle & douteuse pour domter cette  fiére rivale. Car on peut la regarder com me domtée après la seconde guerre. Dans  la troisiéme, elle ne fit que rendre géné reusement les derniers soupirs. Au reste,  il n'est pas étonnant que Carthage, sortie  de la prémiére école du monde pour le  Commerce, je veux dire de Tyr, y ait  eu un succès si promt & si constant. 
                        Diodore
                     remarque avec raison que les(Mines d'Espagne autre sour ce des ri chesses & de la puis sance de Carthage. Diod. IV. 312.)   Mines d'or & d'argent que les Carthagi nois trouvérent en Espagne, furent pour  eux une source inépuisable de richesses,  qui les mirent en état de soutenir de si  longues guerres contre les Romains.  Les naturels du pays avoient long tems ignoré ces trésors cachés dans le sein  de la terre, ou du moins ils en connois soient peu l'usage & le prix. Ce furent les  Phéniciens qui en firent la prémiére décou verte; & par l'échange qu'ils faisoient de  quelques marchandises de peu de valeur a vec ce précieux métal, ils amassérent des  richesses immenses. Les Carthaginois surent
  bien profiter de leur exemple, quand ils se  furent rendus maitres du pays, & les Ro mains ensuite, quand ils l'eurent enlevé à ces
        (Strab. III. 147.) derniers. Polybe, cité par Strabon, dit que  de son tems il y avoit quarante mille  hommes occupés aux mines qui étoient  dans le voisinage de Carthagéne, & qu'ils  fournissoient chaque jour au Peuple Ro main vingt-cinq mille dragmes, c'est-à-di re douze mille cinq cens livres. (Avantages & incon véniens du gouverne ment de Carthage par raport à la guerre.) Carthage doit être considérée com me une République marchande tout en semble & guerriére. Elle étoit marchande  par inclination & par état: elle devint
    guerriére, d'abord par la nécessité de se dé fendre contre les Peuples voisins, & ensui
    te par le desir d'étendre son Commerce,  & d'agrandir son Empire. Cette double
     idée donne le vrai plan & le vrai carac
        tére de la République Carthaginoise. La puissance militaire de Carthage con sistoit en Rois alliés; en Peuples tributai res, dont elle tiroit des milices & de l'ar gent; en quelques Troupes composées de ses
     propres citoyens; & en Soldats mercenai res, qu'elle achetoit dans les Etats voisins,  sans être obligée ni de les lever, ni de les  exercer, parce qu'elle les trouvoit tout  formés & tout aguerris, choisissant dans  chaque pays les troupes qui avoient le plus  de mérite & de réputation. Elle tiroit de  la Numidie une cavalerie légére, hardie,  impétueuse, infatigable, qui faisoit la prin cipale force de ses Armées; des Iles Baléa
 res, les plus habiles frondeurs de l'univers;  de l'Espagne & de l'Afrique, une infante rie ferme & invincible; des Côtes de Gé nes & des Gaules, des troupes d'une va
    leur reconnue; & de la Grèce même, des  soldats également bons pour toutes les opé rations de la guerre, propres à servir en  campagne ou dans les villes, à faire des sié ges, ou à les soutenir. Elle mettoit ainsi tout d'un coup sur pié  une puissante Armée, composée de tout ce  qu'il y avoit de troupes d'élite chez diffé rens peuples, sans dépeupler ses campagnes  ni ses villes par les nouvelles levées, sans  suspendre les manufactures, ni troubler les  travaux des artisans, sans interrompre son  commerce, sans affoiblir la marine. Par un  sang vénal elle s'acquéroit la possession des  Provinces & des Royaumes, & faisoit ser
    vir les autres nations d'instrumens à sa gran deur & à sa gloire, sans y rien mettre du  sien que de l'argent, que même les peu ples étrangers lui fournissoient par son né goce. Si dans le cours d'une guerre elle rece voit quelque échec, ces pertes étoient com me des accidens étrangers, qui ne faisoient
     qu'effleurer extérieurement le corps de l'E tat, sans porter de plaies profondes dans les  entrailles mêmes ni dans le cœur de la Ré publique. Ces pertes étoient promtement ré parées par les sommes qu'un commerce flo rissant fournissoit comme un nerf perpétuel  de la guerre, & comme un restaurant de
  l'Etat toujours nouveau, pour acheter des  troupes toujours prêtes à se vendre; & par  l'étendue immense des côtes dont ils étoient  les maitres, il leur étoit aisé de lever en peu  de tems tous les matelots & les rameurs  dont ils avoient besoin pour les manœuvres  & le service de la Flotte, & de trouver d'ha biles Pilotes & des Capitaines expérimentés  pour la conduire. Mais toutes ces parties fortuitement as sorties ne tenoient ensemble par aucun lien  naturel, intime, nécessaire. Comme nul  interêt commun & réciproque ne les unis soit, pour en former un corps solide & inal térable, aucune ne s'affectionnoit sincére ment au succès des affaires & à la prospé
    rité de l'Etat. On n'agissoit pas avec le mê me zèle, & on ne s'exposoit pas aux dan gers avec le même courage pour une Ré publique qu'on regardoit comme étrangére,  & par là comme indifférente, que l'on au roit fait pour sa propre patrie, dont le bon
    heur fait celui des citoyens qui la compo sent. (*Comme Syphax & Masinissa.) Dans les grands revers, les Rois* alliés  pouvoient être aisément détachés de Car
    thage, ou par la jalousie que cause natu rellement la grandeur d'un voisin plus puis sant que soi, ou par l'espérance de tirer  des avantages plus considérables d'un nou vel ami, ou par la crainte d'être envelop
    pé dans le malheur d'un ancien allié. Les peuples tributaires dégoutés par le  poids & la honte d'un joug qu'ils por
 toient impatiemment, se flatoient pour l'or dinaire d'en trouver un plus doux en chan geant de maitre: ou, si la servitude étoit  inévitable, ils étoient fort indifférens pour  le choix, comme on verra par plusieurs  exemples que cette histoire nous fournira. Les troupes mercenaires, accoutumées à  mesurer leur fidélité sur la grandeur ou la  durée du salaire, étoient toujours prêtes,  au moindre mécontentement, ou sur les  plus légéres promesses d'une plus grosse sol de, à passer du côté de l'ennemi qu'ils ve noient de combattre, & à tourner leurs ar mes contre ceux qui les avoient appellés à  leur secours. Ainsi la grandeur de Carthage, qui ne  se soutenoit que par ces appuis extérieurs,  se voyoit ébranlée jusques dans ses fonde mens, aussitôt qu'ils lui étoient ôtés. Et si,  par dessus cela, le Commerce, qui faisoit  son unique ressource, venoit à être inter rompu par la perte de quelque bataille na vale, elle croyoit toucher à sa ruïne, & se  livroit au découragement & au desespoir,  comme il parut clairement à la fin de la  prémiére Guerre Punique. Aristote, dans le Livre où il marque les  avantages & les inconvéniens du gouverne ment de Carthage, ne la reprend point de  n'employer que des milices étrangéres; &  il semble qu'on peut inférer de ce silence,  qu'elle n'est tombée que quelque tems a près dans ce défaut. Les révoltes des mer cenaires, qui suivirent immédiatement la
  paix des Iles Egates, & dont les effets fu rent si terribles, que Carthage, avant sa  derniére ruïne, ne se vit jamais si près de  périr, dûrent lui apprendre qu'il n'y a rien  de plus malheureux qu'un Etat qui ne se  soutient que par les étrangers, dans lesquels  il ne trouve ni zèle, ni sureté, ni obéis sance. Il n'en étoit pas ainsi dans la République  Romaine. Comme elle étoit sans commer ce & sans argent, elle ne pouvoit acheter  des secours capables de l'aider à pousser ses  conquêtes aussi rapidement que Carthage.  Mais aussi, comme elle tiroit tout d'elle-  même, & que toutes les parties de l'Etat  étoient intimement unies ensemble, elle a voit des ressources plus sures dans ses grands  malheurs, que n'en avoit Carthage dans  les siens. Et delà vient qu'elle ne songea  point du tout à demander la paix après la  bataille de Cannes, comme celle-ci l'avoit  demandée après la victoire navale rem
    portée par Lutatius, dans une conjonc ture où le danger étoit beaucoup moins  pressant. Outre les milices dont nous avons parlé,  Carthage avoit un corps de troupes com
    posé seulement de ses propres citoyens,  mais peu nombreux. C'étoit l'école où la principale Nobles se, & ceux qui se sentoient plus d'éleva tion, de talens, & d'ambition pour aspi rer aux prémiéres dignités, faisoient l'ap prentissage de la profession des Armes.
  C'étoit de leur sein que l'on tiroit tous  les Officiers-Généraux qui commandoient  les différens corps de troupes, & qui a voient la principale autorité dans les Ar
    mées. Cette nation étoit trop jalouse &  trop soupçonneuse, pour en confier le  commandement à des Capitaines étrangers.  Mais elle ne portoit pas si loin que Ro me & Athénes sa défiance contre ses ci toyens à qui elle donnoit un grand pou voir, ni ses précautions contre l'abus qu'ils  en pouvoient faire pour opprimer leur pa trie. Le commandement des Armées n'y é toit point annuel, ni fixé à un tems limité,  comme dans ces deux autres Républiques.  Plusieurs Généraux l'ont conservé pendant  un long cours d'années, & jusqu'à la fin  de la guerre ou de leur vie, quoiqu'ils de meurassent toujours comptables de leurs ac tions à la République, & sujets à être ré voqués, quand ou une véritable faute, ou un  malheur, ou le crédit d'une cabale oppo sée y donnoit occasion. 
                        Il nous reste
                     à exposer le carac(Caractére & mœurs des Car thaginois. Cic. de Arusp. reip. n. 19.)  tére & les mœurs des Carthaginois. Dans  le dénombrement des différentes qualités
         que Cicéron attribue aux différentes na tions, & par lesquelles il les définit, il  donne aux Carthaginois pour caractére  dominant la finesse, l'habileté, l'adresse,  l'industrie, la ruse, calliditas, qui avoit  lieu sans doute dans la guerre, mais qui  paroissoit encore davantage dans tout le  reste de leur conduite, & qui étoit jointe
  à une autre qualité fort voisine, qui leur
         étoit encore moins honorable. La ruse &  la finesse conduisent naturellement au men songe, à la duplicité, à la mauvaise foi;
         & en accoutumant insensiblement l'esprit  à devenir moins délicat sur le choix des  moyens pour parvenir à ses fins, elles le  préparent à la fourberie & à la perfidie.  C'étoit (a) encore un des caractéres des  Carthaginois; & il étoit si marqué & si  connu, qu'il avoit passé en proverbe. Pour  désigner une mauvaise foi, on disoit une  foi Carthaginoise, fides Punica; & pour  marquer un esprit fourbe, on n'avoit d'ex pression ni plus propre, ni plus énergi que, que de l'appeller un esprit Carthagi nois, Punicum ingenium. Le desir extrême d'amasser des richesses,  & l'amour desordonné du gain (défaut  qui fait le grand danger du Commerce)  étoit parmi eux une source ordinaire d'in
        justices & de mauvaisprocédés. Un seul  exemple en sera la preuve. Pendant (b)
         une tréve que Scipion avoit accordée à  leurs instantes priéres, des Vaisseaux Ro 
                        
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                       mains, battus par la tempête, étant arri vés à la vue de Carthage, furent arrêtés  & saisis par ordre du Sénat & du Peuple,  qui ne purent laisser échaper une si belle  proie. Ils vouloient gagner à quelque prix  que ce fût. Les* habitans de Carthage,  bien des siécles après, reconnurent, au
         raport de St. Augustin, dans une occasion  assez particuliére, qu'ils n'avoient pas dé généré en ce point de leurs péres. Ce n'étoient pas-là les seuls vices des(
                        Plut. de Ger. Rei. pag. 799.)   Carthaginois. Ils avoient dans l'humeur  & dans le génie quelque chose de dur &  de sauvage, un air hautain & impérieux,  une sorte de férocité, qui dans le pré
    mier feu de la colére n'écoutant ni raison,  ni remontrance, se portoit brutalement  aux derniers excès & aux derniéres vio lences. Le peuple, timide & rampant
     dans la crainte, fier & cruel dans ses em portemens, en même tems qu'il trembloit  sous ses Magistrats, faisoit trembler à son  tour tous ceux qui étoient dans sa dépen dance. 
                        
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                      On voit ici quelle différence l'éducation  met entre une nation & une nation. Le  Peuple d'Athénes, ville qui a toujours été
         regardée comme le centre de l'Erudition  & de la Politesse, étoit naturellement fort  jaloux de son autorité, & difficile à ma nier: mais cependant il avoit un fond de
         bonté & d'humanité qui le rendoit com
            pâtissant au malheur des autres, & qui lui  faisoit souffrir avec douceur & patience  les fautes de ses Conducteurs. Cléon de manda un jour qu'on rompît l'Assemblée,  parce qu'il avoit un sacrifice à offrir, &  des amis à traiter. Le Peuple ne fit que ri
        re, & se leva. A Carthage, dit Plu
            tarque, une telle liberté auroit couté la  vie. (Liv. XXII. 61.) Tite-Live fait une pareille réflexion au
         sujet de Terentius Varro, lorsque revenant  à Rome après la bataille de Cannes, qui  avoit été perdue par sa faute, il fut reçu
         par tous les Ordres de l'Etat qui allérent  au devant de lui, & le remerciérent de ce  qu'il n'avoit pas desespéré de la Républi que: lui, dit l'Historien, qui auroit dû  s'attendre aux derniers supplices, s'il avoit  été Général à Carthage. En effet, chez les Carthaginois il y avoit  un Tribunal établi exprès pour faire rendre  compte aux Généraux de leur conduite, &  on les rendoit responsables des événemens
     de la guerre. A Carthage, un mauvais suc cès étoit puni comme un crime d'Etat, &  un Commandant qui avoit perdu une ba
 taille, étoit presque sûr à son retour de per tre la vie à une potence; tant ce Peuple  étoit d'un caractére dur, violent, cruel,  barbare, & toujours prêt à répandre le sang
     des citoyens, comme celui des étrangers.  Les supplices inouïs qu'il fit souffrir à Re gulus en sont une bonne preuve, & leur  histoire en fournit des exemples qui font  frémir. Ils portoient ce caractére de férocité jus
        ques dans le culte des Dieux, qui semble
        roit devoir adoucir les mœurs les plus sau vages, & inspirer des sentimens de bonté &  d'humanité. Dans les grandes calamités, ils(Q. Curt. IV. 3.)   immoloient à leurs Dieux des victimes hu
        maines, pour appaiser leur colére; action qui  méritoit bien plus le nom de sacrilége,  que celui de sacrifice; Sacrilegium verius,  quàm Sacrum. Ils (a) leur sacrifioient un(Justin. XVIII. 6.)   grand nombre d'enfans, sans pitié pour un
        âge qui excite la compassion des ennemis  les plus cruels, cherchant un reméde à
         leurs maux dans le crime, & usant de  barbarie pour attendrir leurs Dieux. Diodore raporte un exemple de cette(Lib L{??}. 756.)   cruauté, qu'on ne peut lire sans horreur. 
                        
                            8
                        
                       Dans le tems qu'Agathocle étoit près de  mettre le siége devant Carthage, les habi tans de cette ville se voyant réduits à la  derniére extrémité, imputérent leur mal heur à la juste colére de Saturne contr'eux;  parce qu'au-lieu des enfans de la prémiére  qualité qu'on avoit coutume de lui sacrifier,  on avoit mis frauduleusement à leur place  des enfans d'esclaves & d'étrangers. Pour  réparer cette prétendue faute, ils immolé rent à Saturne deux cens enfans des meil leures maisons de Carthage; & outre ce
        la, plus de trois cens citoyens, qui se sen toient coupables de ce crime, s'offrirent  volontairement en sacrifice. (Plut. de Superstit. pag. 169- 171.) Est-ce là, dit Plutarque, adorer les
        Dieux? Est-ce avoir d'eux une idée qui
         leur fasse beaucoup d'honneur, que de les  supposer avides de carnage, altérés du sang  humain, capables d'exiger & d'agréer de  telles victimes? Croiroit-on le genre humain susceptible  d'un tel excès de fureur & de phrénésie?  Les hommes ne portent point communé ment dans leur propre fond un renverse
    ment si universel de tout ce que la nature  a de plus sacré. Immoler, égorger soi-mê me ses propres enfans, les jetter de sang  froid dans un brasier ardent, étoufer (a)
     leurs cris & leurs gémissemens, de peur 
                        
                            9
                        
                       qu'une victime offerte de mauvaise grace ne  déplût à Saturne; quelle horreur! Des sen timens si dénaturés, si barbares, adoptés
     cependant par des nations entiéres, & par  des nations très policées; par les Phéni ciens, les Carthaginois, les Gaulois, les
     Scythes, les Grecs mêmes & les Romains,  & consacrés par une pratique constante de  plusieurs siécles, ne peuvent avoir été in spirés que par celui qui a été homicide dès  le commencement, & qui ne prend plaisir  qu'à la dégradation, à la misére, & à la
     perte de l'homme.
                        §. II. Traités conclus entre les Romains & les  Carthaginois avant la prémiére Guerre  Punique.
                        
                        
                    
 
                        Les Traite's
                     que je raporte ici  pourront être de quelque secours pour con noitre l'état où étoient ces deux Peuples, sur-  tout par raport au Commerce, lors de ces
     Traités. C'est principalement Polybe qui  nous en a conservé la mémoire. 
                    
                            
                                Prémier Traité entre les Romains & les  Carthaginois.
                            
                            
                        
 
                            Ce premier Traite'
                         est du(An. R. 244. Av. J. C. 508. Polyb. III. 176-178.)   tems des prémiers Consuls qui furent créés  après l'expulsion des Rois. Le voici, dit
    Polybe, tel qu'il m'a été possible de l'in
 terpréter. Car la Langue Latine de ces tems-  là est si différente de celle d'aujourd'hui,  que les plus habiles ont bien de la peine à  entendre certaines choses. „Entre les Romains & leurs Alliés d'u ne part, & entre les Carthaginois & leurs  Alliés de l'autre, il y aura alliance à ces  conditions. Que ni les Romains ni leurs  Alliés ne navigeront au-delà du Beau* Promontoire, s'ils n'y sont poussés par la  tempête, ou contraints par les ennemis.  Qu'en cas qu'ils y ayent été poussés par  force, il ne leur sera permis d'y rien a cheter ni d'y rien prendre, sinon ce qui  sera précisément nécessaire pour le ra doubement de leurs vaisseaux, ou pour
     le culte des Dieux, c'est-à-dire pour les  sacrifices; & qu'ils en partiront au bout  de cinq jours. Que les Marchands ne  payeront aucun droit, à l'exception de ce  qui se paye au Crieur & au Greffier: que  tout ce qui sera vendu en présence de  ces deux témoins, ou en Afrique, ou en  Sardaigne, la foi publique en sera garant  au vendeur. Que si quelque Romain a borde dans la partie de la Sicile qui est  soumise aux Carthaginois, on lui fera  bonne justice en tout. Que les Cartha ginois s'abstiendront de faire aucun dé gât chez les Antiates, les Ardéates, les 
                            
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                           Laurentins, les Circéens, les Tarraciniens,  & chez quelque peuple des Latins que ce  soit qui obéisse au Peuple Romain. Qu'ils  ne feront aucun tort aux villes mêmes qui  n'y seront pas sous la domination Romai ne. Que s'ils en prennent quelqu'une,  ils la rendront aux Romains en son en tier. Qu'ils ne bâtiront aucune forteresse  dans le pays des Latins: que s'ils y en trent à main armée, ils n'y passeront pas  la nuit.“
                            
                                Second Traité.
                            
                            
                        
 
                            Ce second Traite'
                         se fit cent(An. R. 407. Av. J. C. 345. Polyp. III. 178-180.)   soixante & trois ans après le prémier, sous  le Consulat de Valérius Corvus, & de Po pillius Lænas. On y trouve quelques diffé rences. „Les habitans de Tyr & d'Uti que, avec leurs Alliés, sont compris dans  ce second Traité. On ajoute au Beau  Promontoire deux villes peu connues,  Mastie & Tarséium, au-delà desquelles  les Romains ne pourront naviger. Il y  est dit, que si les Carthaginois prennent  dans le pays Latin quelque ville qui ne  soit pas de la domination Romaine, ils  garderont pour eux l'argent & les prison niers, mais qu'ils ne pourront s'y établir,  & qu'ils la remettront aux Romains ...  Que les Romains ne trafiqueront point  & ne bâtiront point de ville dans la Sar daigne, ni dans l'Afrique ... Qu'à  Carthage, & dans la partie de la Sicile
  qui obéit aux Carthaginois, les Romains  auront, par raport au trafic, les mêmes
     droits & les mêmes priviléges que les Ci
        (Liv. VII. 27.) toyens.“ Tite-Live, qui n'a point fait  mention du prémier Traité, ne raporte au cun détail de celui-ci, & se contente de  dire, „Que les Ambassadeurs de Cartha ge étant venus à Rome pour faire allian ce & amitié avec les Romains, on fit a vec eux un Traité.“
                            
                                Troisiéme Traité.
                            
                            
                        
 (An. R. 447. Av. J. C. 305. Liv. IX. 43.) 
                            
                                Tite-Live
                            
                         seul parle de ce Traité,  & n'en dit qu'un mot. „On renouvella  cette année pour la troisiéme fois le Trai té avec les Carthaginois, & l'on fit des
         présens avec politesse & amitié à leurs  Ambassadeurs, qui étoient venus à Ro me pour ce sujet.“
                            
                                Quatriéme Traité.
                            
                            
                        
 (An. R. 474. Av. J. C. 278. Liv. Epit. XIII. Polyb. III. 180.) 
                            Vers le tems
                         de la descente de
    Pyrrhus dans l'Italie, les Romains firent un  Traité avec les Carthaginois, où l'on voit  les mêmes conventions que dans les précé dens. Voici ce qu'on y avoit ajouté. „Que  si les uns ou les autres font alliance par é
    crit avec Pyrrhus, ils mettront cette con dition, qu'il leur sera permis de porter  du secours à celui qui sera attaqué. Que  soit que l'un ou l'autre des deux peuples  soit attaqué, ce seront toujours les Car
 thaginois qui fourniront les vaisseaux, soit  pour le transport des soldats ou des vi vres, soit pour le combat; mais que les  uns & les autres payeront leurs troupes de  leurs propres deniers. Que les Carthagi nois secourront les Romains même sur  mer, s'il en est besoin. Que l'on ne for cera point l'équipage de sortir d'un vais seau malgré lui.“ Ce fut apparemment en conséquence de(Justin. XVIII. 2. Val. Max. III. 7.)   ce dernier Traité, que Magon Général des  Carthaginois, qui tenoit alors la mer, vint,  par ordre de ses maitres, trouver le Sénat,  pour lui témoigner la peine qu'ils avoient de
     voir l'Italie attaquée par un puissant Roi,  & pour faire offre aux Romains de six-(Pyrrhus.)   vingts vaisseaux, afin qu'un secours étran ger les mît en état de se défendre contre u ne puissance étrangére. Le Sénat les reçut  fort gracieusement, & marqua beaucoup de  reconnoissance pour la bonne volonté des  Carthaginois, mais n'accepta point leur of fre, ajoutant, que le Peuple Romain n'en
    treprenoit de guerres, que celles qu'il pou voit soutenir & terminer par ses propres for ces. Ces Traite's, sur-tout le prémier,  nous donnent lieu de faire quelques observa tions sur l'état des deux Peuples. Par ce  prémier Traité, il paroit que dans le tems  qu'il fut conclu, les Carthaginois étoient  beaucoup plus puissans que les Romains.  Outre l'étendue fort grande de pays qu'ils  possédoient dans l'Afrique, ils avoient con
 quis la Sardaigne entiére avec une partie de  la Sicile, & étoient maitres absolus sur mer,  ce qui les mettoit en état de faire la loi aux  autres peuples, & de leur fixer des bornes  au-delà desquelles il ne leur fût pas permis  de porter leur navigation. Mais Rome pour  lors, délivrée tout récemment du joug de  la Royauté, lutoit encore contre ses voisins,  & voyoit son domaine resserré dans d'étroi tes limites. Cependant il semble que cet  Etat naissant, quelque foible qu'il fût, com mençoit déja à donner de l'ombrage & à  causer de l'inquiétude à Carthage. En effet,  en même tems que d'un côté elle ménage  extrêmement les Romains en recherchant  leur alliance, & en leur donnant pour eux  & pour leurs Alliés toutes les suretés qu'ils  pouvoient desirer; d'un autre côté, en li mitant leur navigation, elle prend de sages  mesures pour les mettre hors d'état d'entrer  dans une trop grande connoissance de l'état  & des affaires de l'Afrique. Quoi qu'il en  soit, l'alliance avec Rome étoit d'une gran de utilité pour les villes maritimes de leurs  Alliés, puisqu'elle les mettoit en sureté con tre les invasions d'un peuple aussi puissant  sur mer qu'étoit celui de Carthage. Ce même Traité nous apprend que dès
     le tems des Rois, il y avoit à Rome des ci
        toyens qui s'appliquoient au trafic. Et cela  étoit absolument nécessaire dans un Etat qui  étoit obligé d'avoir recours aux autres peu ples pour plusieurs besoins de la vie, & sur tout pour ce qui regarde les provisions de
  blé & les vivres. Il en est rarement parlé
     dans les Historiens. Tite-Live fait mention(An. R. 259. Liv. II. 27.)   du choix d'un Magistrat qui devoit être  chargé du soin des vivres, & établir une  société de Négocians. Dans la suite le tra fic fut une des principales sources des ri chesses qu'acquéroient les Romains, soit en  l'exerçant par eux-mêmes, soit en plaçant  leur argent sur les vaisseaux, comme faisoit
     Caton le Censeur. Il est parlé dans sa vie(
                            Plut. in Cat. pag. 349.)   d'une société de cinquante Négocians qui  mettoient sur mer cinquante vaisseaux. Ce (a)  célébre Romain faisoit cas & usage de cette
     maniére d'acquérir du bien. Cicéron s'ex plique encore plus nettement sur ce sujet,  comme je l'ai déja marqué ailleurs. Quant  (b) au trafic, dit-il, celui qui roule sur un  grand négoce, & qui apportant de toutes  parts une grande abondance des choses uti les à la vie, donne moyen à chacun de se  fournir de ce qu'il lui faut, on ne sauroit le  blâmer, lorsqu'il s'exerce sans fraude & sans  mensonge. Il n'a rien même que d'honnê te & de louable, si ceux qui s'y appliquent  ne sont pas insatiables, & se contentent 
                            
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                           d'avoir gagné du bien jusqu'à un certain  point. Il est donc constant que les Romains al loient sur mer dès le tems de leurs Rois, du  moins pour le négoce. Ils le firent ensuite  pour la guerre même, comme le remarque  Mr. Huet dans son Histoire du Commer ce. L'an de Rome 417. les Romains aiant  vaincu les Antiates, leur interdirent tout  commerce sur la mer, leur (a) ôtérent tous  leurs vaisseaux, en brulérent une partie, fi rent remonter les autres par le Tibre jus qu'à Rome, & les placérent dans le lieu  destiné à la garde & à la fabrique des vais seaux. Ce qui prouve que dès ce tems-là  les Romains s'appliquoient aux affaires de la  Marine. L'an de Rome 443. il est parlé  d'une charge (b) de Duumvirs, dont l'offi ce étoit d'équiper, de réparer, & d'entre (Freinshem. XII. 7. & 8.) tenir la Flotte. L'an 470. les Romains avoient  en mer une Flotte de dix vaisseaux, com mandée par le Duumvir Valérius. Elle fut  insultée par les Tarentins, ce qui donna
     lieu à la guerre contre ce peuple. Il paroit par le dernier Traité conclu du
     tems de Pyrrhus, & par le silence des His
        toriens sur la marine des Romains avant  les guerres Puniques, que jusques-là les Ro 
                            
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                           mains n'avoient guéres tourné leurs soins du  côté de la mer, quoiqu'ils ne l'eussent pas  entiérement négligée; ensorte que s'il s'agis soit d'avoir une Flotte considérable pour une  guerre, ils nétoit pas en état de la mettre  sur pié: & que c'est par cette raison qu'ils  stipulent que les Carthaginois leur fourni roient des vaisseaux. Il y a eu de tems en tems, comme on le  voit ici, des Traités & des Alliances entre  les Romains & les Carthaginois, mais ja
    mais de véritable amitié. Ils se craignoient,  & peut-être aussi se haïssoient naturellement.  Le refus que firent en dernier lieu les Ro mains du secours que Carthage leur fit offrir
     contre Pyrrhus, marque un peuple qui ne  vouloit point avoir d'obligation aux Cartha ginois, & qui prévoyoit peut-être dès lors  une rupture. En effet le dernier Traité en tre ces deux peuples fut suivi de près de la  prémiére Guerre Punique.  
                    
                        LIVRE ONZIEME.
                    
                    
                
 CE Livre onziéme renferme l'histoire de  la prémiére Guerre Punique, qui dura  vingt-quatre ans, depuis l'an de Rome 488.  jusqu'à l'an 509. 
                
                        §. I.
                        
                    
 Occasion de la prémiére Guerre Punique. Se cours accordé aux Mamertins contre les
     Carthaginois par les Romains. Appius  Consul passe en Sicile. Il remporte une
     victoire sur Hiéron, & entre à Messine.  Il bat les Carthaginois, & aiant laissé  une forte garnison à Messine, il retourne  à Rome, & reçoit l'honneur du triom phe. Cloture du Dénombrement. Eta blissement des combats de Gladiateurs. Ves tale punie. Les deux nouveaux Consuls  passent en Sicile. Traité conclu entre
    Hiéron & les Romains. Punition de sol dats qui s'étoient rendus lâchement aux  ennemis. Les Consuls retournent à Ro-
     me. Triomphe de Valére. Horloge. Clou  attaché pour la peste. Nouvelles Colo nies. Les Romains joints aux troupes  de Syracuse forment le siége d'Agrigente.  Il se donne une bataille, où les Carthagi
                     nois sont pleinement défaits. La ville est  prise après sept mois de siége. Noire per-
     fidie d'Hannon à l'égard de ses soldats
     mercenaires. Amilcar est envoyé à la pla-
     ce d'Hannon, qui est révoqué. Les Ro mains, pour disputer l'empire de la mer  aux Carthaginois, bâtissent & équipent
     une Flotte. Le Consul Cornelius est pris  avec dix-sept vaisseaux, & conduit à  Carthage. Le reste de la Flotte bat le Gé néral Carthaginois. Célébre victoire na-
     vale remportée par Duilius près des côtes  de Myle. Son triomphe. Expédition con tre la Sardaigne & la Corse. Conspira tion à Rome étoufée dans sa naissance.  
                        L'Histoire
                     va nous ouvrir un nou vel ordre de choses, & les événemens vont  devenir beaucoup plus grands & plus im portans qu'ils n'ont été jusqu'ici. Depuis  près de cinq cens ans que Rome a été fon dée, les Romains ont été occupés à sou
    mettre les peuples d'Italie, les uns par la  force des Armes, les autres par des Traités  & des Alliances, & à poser les fondemens  d'un Empire qui devoit embrasser presque  tout l'Univers. Maintenant ils vont re cueillir le fruit de leurs conquêtes domesti ques, en y ajoutant celles du dehors, qui  commenceront par la Sicile & les Iles voi sines, puis, comme un incendie qui gagne  toujours de proche en proche, passeront  dans les Espagnes, dans l'Afrique, dans l'A fie, dans la Gréce, dans les Gaules: con
 quêtes, qui, malgré leur vaste étendue,  leur couteront moins de tems que celle de  l'Italie seule. (Occasion de la pré miére Gu erre Puni que. Se cours ac cordé aux Mamer tins contre les Car thaginois par les Ro mains. Polyb. lib. I. Pag. 6-11.) Un corps d'Avanturiers Campaniens qui  étoient à la solde d'Agathocle Tyran de Si cile, étant entré dans la ville de Messane,  dont le nom un peu adouci se prononce au jourd'hui Messine, égorgérent bientôt après  une partie des habitans, chassérent les au tres, épousérent leurs femmes, envahirent  tous leurs biens, & demeurérent seuls mai tres de cette place qui étoit fort importan te. Ils prirent le nom de Mamertins. Après qu'à leur exemple & par leur se cours une Légion Romaine, comme nous  l'avons raporté dans le Volume précédent,  eut traité de la même sorte la ville de Rhé ge, les Mamertins, soutenus de ces dignes  Alliés, devinrent très puissans, & causérent  bien de l'inquietude aux Syracusains & aux  Carthaginois, entre lesquels l'empire de la  Sicile étoit alors partagé. Cette puissance  fut de courte durée. Les Romains, aussi-  tôt qu'ils eurent terminé la guerre contre
    Pyrrhus, aiant tiré vengeance de la perfide  Légion qui avoit envahi Rhége, & aiant  rendu la ville à ses anciens habitans, les  Mamertins, demeurés seuls & sans appui,  ne furent plus en état de résister aux forces
     des Syracusains. Le sentiment de leur foi blesse, & la vue du danger prochain où ils  se trouvoient de tomber entre les mains de  leurs ennemis, les obligérent de recourir aux  Romains, & d'implorer leur secours. Mais
 Hiéron ne leur laissa pas le tems de respi rer. Il les attaqua vivement, & remporta  sur eux une victoire considérable, par la quelle il se voyoit en état de les réduire à se
     rendre à sa discrétion. Mais un secours im prévu les tira de cette extrémité. *Annibal, Général des Carthaginois,  qui pour lors se trouvoit par hazard aux Iles  Lipariennes voisines de la Sicile, aiant ap
        pris la victoire d'Hiéron, craignit que, s'il  ruïnoit entiérement Messine, la puissance  des Syracusains ne se rendît redoutable à sa  patrie. C'est pourquoi il vint promtement
         trouver Hiéron; & sous prétexte de le féli citer de sa victoire, il le retint pendant quel ques jours, & l'empêcha d'aller sur le champ  à Messine, comme c'étoit son dessein. Ce pendant le perfide entra le prémier dans cet te ville; & voyant que les Mamertins se dis posoient à se rendre au vainqueur, il les en  détourna en leur promettant de puissans se cours, & même en faisant entrer sur le champ  dans leur ville une partie de ses troupes. Hiéron, reconnoissant qu'il s'étoit laissé  tromper, & qu'il n'étoit pas en état d'assié ger Messine après le renfort qu'on venoit  d'y faire entrer, prit le parti de retourner à  Syracuse, où il fut reçu avec une joie uni verselle des habitans, & déclaré Roi, com 
                        
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                       me je l'ai exposé ailleurs avec plus d'éten due. Après la retraite d'Hiéron, les Mamer tins reprirent courage, & commencérent à  délibérer sur le parti qu'ils avoient à pren dre. Mais ils ne s'accordoient pas entr'eux.  „Les uns prétendoient qu'il faloit, sans ba lancer, se mettre sous la protection des  Carthaginois; qu'elle leur étoit avanta geuse pour bien des raisons; & que d'ail leurs elle leur étoit devenue nécessaire,  depuis qu'ils avoient reçu leurs soldats  dans la ville. Les autres soutenoient au  contraire, que les Mamertins n'avoient pas  moins à craindre de la part des Cartha
        ginois, que de celle d'Hiéron. Que c'é toit se jetter de gayeté de cœur dans la  servitude, que de se confier à une Répu blique qui avoit une puissante Flotte sur les  côtes de Sicile, qui possédoit actuellement  une grande partie de cette Ile, & qui  cherchoit depuis longtems à envahir le  reste. Que par conséquent l'unique par ti qu'ils pussent prendre avec sureté, é toit d'implorer le secours des Romains,  peuple aussi invincible dans la guerre,  que fidéle dans ses engagemens, qui ne  possédoit pas un pouce de terre dans la
         Sicile, qui étoit sans flotte & sans expé
            rience dans la Marine, & qui avoit un  égal intérêt à empêcher que ni les Syra cusains ni les Carthaginois ne devinssent  trop puissans en Sicile. Qu'enfin, aiant  déja envoyé des Ambassadeurs à Rome
          pour se mettre sous la protection du Peu ple Romain, ce seroit en quelque sorte  lui insulter, que de changer subitement  de résolution, & d'avoir recours à d'au tres.“ Pendant que les choses étoient en cet état  à Messine, l'affaire fut mise en délibération  à Rome, qui avoit alors pour Consuls. 
                    (An. R. 488. Av. J. C. 264. Le Peu ple Ro main se determine à secourir les Ma mertins. Polyb. I. 10. 11. Zonar. VIII. 381)
Le Sénat Romain, envisageant cette af faire par ses différentes faces, y trouva de la difficulté. D'un côté, il paroissoit hon teux & indigne de la vertu Romaine de prendre ouvertement la défense de traîtres & de perfides, qui étoient précisément dans le même cas que ceux de Rhége, qu'on venoit de punir si sévérement. D'un autre côté, il étoit de la derniére importance d'arrêter les progrès des Carthaginois, qui, non contens des conquêtes qu'ils avoient faites en Afrique & en Espagne, s'étoient encore rendus maitres de presque toutes les Iles de la Mer de Sardaigne & d'Etrurie, & le deviendroient bientôt certainement de la Sicile entiére, si on leur abandonnoit Messine. Or de-là en Italie la distance n'é toit pas grande, & c'étoit en quelque sorte inviter un ennemi si puissant à y passer, que de lui en ouvrir l'entrée. D'ailleurs le Sé nat étoit mécontent de ce que les Cartha (An. R. 488. Av. J. C. 264.) ginois avoient fourni des secours aux Ta rentins. Ces raisons, quelque fortes qu'elles parus sent, ne purent le déterminer à se déclarer pour les Mamertins: les motifs d'honneur & de justice l'emportérent ici sur ceux de l'intérêt & de la politique. Mais le Peuple ne fut pas si délicat. Dans l'Assemblée qui se tint à ce sujet, il fut résolu qu'on secour (Appius Consul passe en Sicile.) roit les Mamertins. Le Consul Appius Claudius, qui avoit fait prendre les devans à un des Tribuns de son Armée nommé aussi Claudius pour disposer les esprits des habi tans de Messine, partit avec son Armée. Cependant les Mamertins, partie par me naces, partie par surprise, chassérent de la citadelle le Gouverneur qui y comman doit au nom des Carthaginois. Son impru dence & sa lâcheté lui coutérent la vie: à son retour à Carthage il fut pendu. Les Carthaginois, pour reprendre Messine, fi rent avancer auprès du Pélore une Armée navale, & placérent leur infanterie d'un au tre côté. En même tems Hiéron, pour profiter de l'occasion qui se présentoit de chasser tout-à-fait de la Sicile les Mamer tins, fait alliance avec les Carthaginois, & part aussitôt de Syracuse pour les aller join dre. (Frontinus, I. 4-11.) Pendant ce tems-là, Appius avoit fait toute la diligence possible pour venir au se cours des Mamertins. Il s'agissoit de passer le Détroit de Messine. L'entreprise étoit hazardeuse, ou pour mieux dire téméraire, & même, selon toutes les régles de la vrai(An. R. 488. Av. J. C. 264.) semblance, impossible. Les Romains n'a voient point de Flotte, mais seulement des bateaux grossiérement construits, que l'on peut comparer aux canots des Indiens. Car c'est ce que paroit signifier le terme caudi cariæ naves, dont se servent les Anciens en parlant du fait que je raporte actuellement; & c'est delà que vint au Consul le surnom de Caudex. Les Carthaginois, au contrai re, avoient une Flotte bien équipée & très nombreuse. Appius, dans cet embarras qui auroit rebuté tout autre, eut recours à la ruse. Ne pouvant passer le détroit occu pé par les Carthaginois, il feignit d'aban donner l'entreprise, & de retourner du côté de Rome avec tout ce qu'il avoit de trou pes de débarquement. Sur cette nouvelle, les ennemis qui bloquoient Messine du côté de la mer, s'étant retirés comme s'il n'y avoit plus rien à craindre, le Consul, pro fitant de leur absence, & des ténébres de la nuit, traversa le détroit, & arriva en Si cile. On voit ici les terribles suites que peut avoir une faute qui paroit d'abord légére. Si les Carthaginois avoient empêché ce tra jet, comme il leur étoit très facile, & qu'ils se fussent rendus maitres de Messine, ce qui en étoit une suite immanquable, peut-être que les Romains n'auroient jamais pu passer en Sicile, ni par conséquent faire toutes les conquêtes qui les rendirent maitres de l'U nivers. Mais la Providence, qui leur en (An. R. 488. Av. J. C. 264.) avoit destiné l'empire, leur en ouvrit ici les voies. Il est remarquable que cette hardie démarche d'Appius, est le prémier pas que les Romains ont fait hors de l'Italie. (Appius remporte une victoi re sur Hié ron, & en tre à Mes sine. Zonar. VIII. 324.) L'endroit où il aborda étoit assez près du camp des Syracusains. Il exhorta ses trou pes à tomber sur eux brusquement, leur promettant une victoire assurée dans la sur prise où ils les trouveroient. L'événement répondit aux promesses du Consul. Hié ron, qui ne s'attendoit à rien moins, eut à peine le tems de ranger ses troupes en bataille. Sa cavalerie eut d'abord quelque avantage: mais l'infanterie Romaine aiant donné dans le gros de son Armée, l'enfon ça bientôt, & la mit entiérement en dé route. Appius, après avoir fait dépouil ler les corps morts des ennemis, se reti ra, & entra dans Messine, où il fut reçu comme un libérateur venu du ciel, & remplit les Mamertins d'une joie d'au tant plus grande & sensible, qu'elle n'étoit presque plus espérée. Hiéron se voyant vain cu presque avant que d'avoir vu l'ennemi, comme il le disoit lui-même depuis, & soupçonnant que les Carthaginois avoient li vré le passage du Détroit aux Romains, mé content d'ailleurs depuis longtems de la per fidie de ce peuple, fit sortir du camp ses trou pes la nuit suivante à petit bruit, & retour na à Syracuse en grande diligence. (Il bat les Carthagi nois.) Appius délivré de toute inquiétude de ce côté-là, songea à profiter de la terreur que le bruit de cette prémiére victoire avoit ré pandue même chez les Carthaginois. Il(An. R. 488. Av. J. C. 264) alla donc les attaquer dans leur camp, qui paroissoit inaccessible, tant par sa situation naturelle, que par les retranchemens dont on l'avoit fortifié. Aussi fut-il repoussé a vec quelque perte, & obligé de se retirer. Les Carthaginois regardant cette retraite forcée comme un effet de leur bravoure, & de la frayeur des ennemis, se mirent à les poursuivre. C'est à quoi le Consul s'attendoit. Il tourna face. Alors la for tune du combat changea avec la situation du lieu. Il ne resta à chacun que son propre courage. Les Carthaginois ne tin rent pas devant les Romains. Il y en eut un grand nombre de tués. Les uns se sau vérent dans leur camp, les autres dans les villes voisines; & ils n'oférent plus sortir de leurs retranchemens, tant qu'Appius de meura dans Messine. Se voyant donc maitre de la campagne, il ravagea impunément tout le plat-pays, & brula les bourgs des Alliés des Syracu sains. Une consternation générale lui in(Zonar. VIII. 384.) spira le dessein hardi d'approcher de Syra cuse même. Là il se donna plusieurs com bats, dont le succès varia fort, & dans l'un desquels le Consul courut un grand danger. Il eut encore ici recours à la ru se. Il dépêcha un Officier à Hiéron, com me pour traiter de paix. Le Roi écouta volontiers cette proposition. Ils eurent en semble quelques entrevues; & pendant ces pourparlers, Appius se tira insensiblement (An. R. 488. Av. J. C. 264.) du mauvais pas où il s'étoit engagé. Il y eut encore des propositions entre quelques particuliers des deux Armées. Il paroit que les Syracusains souhaitoient la paix, mais le Roi ne voulut point alors y entendre; ap paremment parce que le Consul, sorti une fois de danger, se rendoit plus difficile. (Appius retourne à Rome.) Ces divers mouvemens occupérent une grande partie de l'année. Le Consul re tourna à Messine, où il laissa une forte gar nison capable de mettre la ville en sureté; puis il passa à Rhège, pour se rendre delà à Rome. Il y fut reçu avec de grands ap plaudissemens & une joie universelle. Son triomphe sur Hiéron & sur les Carthagi nois fut célébré avec d'autant plus de so lennité & de concours, que c'étoit le pré mier qui eût été remporté sur des peuples situés au-delà des mers. (Cloture du Dé nombre ment. Freinshem. XVI. 40 42.) Dans la cloture du Dénombrement ter miné cette année par les Censeurs Cn. Cornelius & C. Marcius, il se trouva deux cens quatre-vingts-douze mille deux cens vingt-quatre citoyens, nombre ex cessif, & qui paroit presque incroyable, quand on fait attention à cette suite non interrompue de guerres depuis la fondation de Rome, & à ces pestes si fréquentes non moins meurtriéres que les combats. On ne se lasse point d'admirer la sage po litique des Romains pour réparer toutes ces pertes, qui étoit d'aggréger au corps de la République un grand nombre de citoyens tirés des peuples vaincus: politique établie dès le régne de Romulus, pratiquée depuis(An. R. 488. Av. J. C. 264.) avec une constance inviolable: source principale de la grandeur de Rome, & qui a contribué beaucoup à la rendre invinci ble, en la rendant supérieure à tant de dé faites, dont quelques-unes sembloient de voir la ruïner pour toujours. Cette même année donna commence(Etablisse ment des combats de Gladia teurs.) ment à une coutume cruelle & barbare, qui devint pourtant très commune dans la suite, où le sang humain versé dans les combats des Gladiateurs, fut regardé com me le spectacle le plus agréable qu'on pût donner au Peuple Romain. Ce furent les deux fréres M. & D. Junius Brutus, qui introduisirent cet usage pour honorer les funerailles de leur pére. Je traiterai légé rement cette matiére à la fin de ce Tome. La Vestale Capparonia, convaincue d'in(Vestale punie.) ceste, prévient le supplice en s'étranglant. Le corrupteur & les complices sont punis selon les Loix.
                            M. 
                                    
                                        Valerius Maximus.
                                
                            
                            
                        
(An. R. 489. Av. J. C. 263.)   
                        L'année précédente on avoit été obligé(Les deux Consuls passent en Sicile. Polyb. I. 15, 16. Freinshem XVI. 43. 48. Zonar. VIII.385.) d'envoyer l'un des deux Consuls contre les esclaves révoltés de Volsinies en Toscane. Cet te année Rome n'étant plus distraite par d'au tres guerres, fit passer les deux nouveaux Consuls en Sicile. Ils y agirent avec un grand concert, tantôt unissant leurs troupes, tantôt les séparant; battirent en plusieurs occasions les (An. R. 489. Av. J. C. 263.) Carthaginois & les Syracusains; & répandi rent tellement la terreur du nom Romain dans presque toute l'Ile, que les villes envoyoient de tous côtés faire leurs soumissions aux Consuls: on en comptoit jusqu'à soixante & sept. De ce nombre étoient Tauromé nium* & Catina, deux fortes places. (Traité conclu en tre Hié ron & les Romains.) De si promts succès les portérent à s'ap procher de Syracuse, dans le dessein d'en former le siége. Hiéron, qui se défioit de ses forces & de celles des Carthaginois, & qui comptoit encore moins sur leur bonne foi; qui d'ailleurs se sentoit un secret panchant pour les Romains, sur l'estime qui s'établissoit généralement de leur probité & de leur justice, députa vers les Consuls pour traiter de paix. L'accommodement fut bientôt conclu. Il étoit trop desiré de part & d'autre, pour traîner en lon gueur. Les conditions du Traité furent: „Qu'Hiéron restitueroit aux Romains les places qu'il auroit prises sur eux, ou sur leurs Alliés; qu'il leur rendroit sans ran çon les prisonniers qu'il auroit faits; (Cent mille écus.) qu'il leur payeroit cent talens d'argent pour les frais de la guerre; qu'il demeu reroit paisible possesseur de Syracuse, & des villes qui en dépendoient.“ .{!D} Les principales étoient Acres, Léontium, Mé gare, Nétines, Tauroménium. Le Traité 16 fut bientôt après ratifié à Rome. Il n'é(An. R. 489. Av. J. C. 263.) toit que pour quinze ans: mais l'estime mutuelle, & les bons services rendus de part & d'autre, le rendirent perpétuel. Les Romains n'eurent point d'allié plus fidéle ni d'ami plus constant que ce Prince. Ce fut pour eux un coup de partie de l'avoir détaché du parti de Carthage. Il leur fut d'une utilité infinie, sur-tout par raport aux vivres, dont le transport leur étoit très difficile auparavant; parce que les Cartha ginois étoient maitres de la mer, ce qui a voit causé aux Romains beaucoup d'incom modités l'année précédente. Le Général Carthaginois, qui venoit a vec une Flotte au secours de Syracuse qu'il comptoit être assiégée, aiant reçu la nou velle du Traité conclu entre Hiéron & les Romains, s'en retourna plus promte ment qu'il n'étoit venu. Les forces des deux nouveaux Alliés étant unies ensem ble, soumirent un grand nombre de villes des Carthaginois. Le Consul Otacilius donna pour lors un(Punition de soldats qui s'é toient ren dus lâche ment aux ennemis. Frontin. IV. 1.) utile exemple de sévérité par raport à la discipline militaire, & bien conforme au génie Romain. Quelques soldats Romains, dans une occasion périlleuse, s'étoient sou mis à passer sous le joug pour conserver leur vie. Lorsqu'ils furent de retour à l'Ar mée, le Consul les condanna à camper hors des retranchemens dans un lieu sépa ré, où il y avoit beaucoup moins de su reté pour eux, étant plus exposés aux in- (An. R. 489. Av. J. C. 263.) cursions des ennemis: outre que c'étoit un affront permanent qui leur reprochoit continuellement leur lâcheté, & les aver tissoit d'en effacer la tache par quelque action de courage. (Triomphe de Valé rius. Hor loge.) L'hiver approchant, les Consuls, après avoir laissé des garnisons suffisantes dans les places, retournérent à Rome avec le reste des troupes. M. Valérius, qui s'étoit distingué d'une maniére particuliére dans cette campagne, reçut l'honneur du triom phe. On y porta une Horloge, ou Cadran Solaire, objet nouveau pour les Romains, qui jusques-là n'avoient distingué les heu res, que comme font nos paysans à la cam pagne, par les différentes hauteurs du So leil. Le Cadran étoit horisontal, & venoit de Catane. Valére le déposa depuis sur un pié-d'estal, près de la Tribune aux Haran gues. Il fit placer aussi au côté de la sale Hostilia un Tableau, où étoit peint le com bat qu'il avoit donné contre Hiéron & les Carthaginois, ce qui n'avoit point encore été pratiqué, & qui le fut depuis fort com munément. Il (a) eut le surnom de Mes sala pour avoir délivré de danger la ville de Messine, qui apparemment, depuis le départ d'Appius Claudius, avoit été attaquée 17 de nouveau par les Carthaginois & par Hié(An R. 489. Av. J. C. 263.) ron. Il fut d'abord appellé Messana, puis ce nom se changea insensiblement en ce lui de Messala. C'est sans doute par inad(De Brevit. Vit. 13.) vertance, que Senéque a dit que ce fut la prise de Messine qui lui donna ce sur nom. J'ai dit que les Horloges étoient incon nues à Rome avant le Consulat de Valé re. Un ancien Auteur, selon Pline, en fai(Plin. VII. 60.) soit remonter le prémier usage plus haut, jusqu'à la onziéme année avant la guerre de Pyrrhus: mais Pline lui-même infirme ceté moignage. Le (a) Cadran Solaire que Va lére apporta à Rome, aiant été dressé pour le climat de Catane, se trouva ne pas con venir au climat de Rome, & ne rendoit pas les heures au juste. Environ cent ans après, le Censeur Marcius Philippus en plaça un autre plus régulier tout près de celui de Valére. Dans l'intervalle ils de vinrent assez communs à Rome, comme il paroit par un fragment de Plaute qu'Au lu-Gelle nous a conservé. C'est un Pa rasite affamé qui parle. Puissent (b) les 18 19 (An. R. 489. Av. J. C. 263.) Dieux perdre celui qui le prémier a inventé, & qui le prémier a apporté à Rome cette horloge, qui pour mon malheur coupe le jour en je ne sai combien de parcelles. Autrefois la faim étoit pour moi la meilleure & la plus sure horloge. Au prémier signal qu'elle me donnoit, je pouvois prendre de la nourriture, à moins que je n'en manquasse. Mais aujourd'hui j'ai beau en avoir, c'est comme si je n'en avois point. Je ne puis manger que quand il plaît au Soleil, il faut en consulter le cours. Tou te la ville est pleine d'horloges; & cette rare invention fait secher de faim la plus grande partie du peuple. Cette sorte d'horloge n'étoit que pour le jour, & pour un tems où le Soleil se mon (An. R. 495.) troit. Cinq ans après la Censure de Mar cius, un autre Censeur (c'étoit Scipion Nasica) en exposa une qui servoit égale ment le jour & la nuit. On l'appelloit Clepsydre. Elle indiquoit toutes les heures par le moyen de l'eau & de quelques roues qu'elle faisoit tourner. On en voit la des cription dans Vitruve, qui en attribue l'in vention, aussi-bien qu'Athenée & Pline, à Ctésibius natif d'Alexandrie, qui a vécu sous les deux prémiers Ptolémées. Cette clepsydre étoit différente de celles dont on s'est servi d'abord chez les Grecs, puis chez les Romains, pour fixer le tems qu'on(An. R. 489. Av. J. C. 263.) laissoit aux Avocats pour plaider; & (a) dont on se servoit aussi dans les Armées, pour marquer le tems des quatre veilles de la nuit, dont chacune étoit de trois heures pour les sentinelles. Quelle différence entre les Horloges anciennes, soit publiques, soit particuliéres, & les nôtres! Je ne sai si nous sommes as sez reconnoissans pour un bienfait si consi dérable, & qui renferme tant de commo dités: lequel certainement n'est point l'ef ft duhazard, mais de l'attention bienfai sante de Dieu sur nous. Tout le monde sait que le plus ancien(IV. Reg. XX. 11.) Cadran Solaire dont il soit parlé dans l'His toire, est celui d'Achaz Roi de Juda, dans lequel le Prophéte Isaïe fit retrograder l'om bre de dix degrés. Je reviens à la suite de l'histoire. La pes(Clou atta ché pour la peste.) te se faisant encore sentir dans la ville, on nomma un Dictateur pour attacher le clou, & arrêter par cette cérémonie religieuse la colére des Dieux. On établit aussi quelques Colonies: à(Nouvelles Colonies.) Esernie, à Firmum, à Castrum, villes du Royaume de Naples. 20
                         (An. R. 490. Av. J. C. 262. Les Ro mains, joints aux troupes de Syracuse, forment le siége d'A grigente. Il se don ne une ba taille, où les Car thaginois sont plei nement défaits. Polyb. I. 16-19.) (*Gergenti.)  
                        
                            
 Ces deux Consuls eurent pour départe ment la Sicile, mais on ne leur assigna en  tout que deux Légions, qui parurent suf
    fisantes depuis l'alliance avec Hiéron; &  cette diminution soulageoit beaucoup du  côté des vivres. Aiant réuni à leurs troupes celles de  leurs Alliés, ils entreprirent le siége d'une  des plus fortes places de la Sicile, c'est-à-  dire* Agrigente. Sa situation naturelle & ses  fortifications la rendoient presque imprena ble. Les Carthaginois, qui avoient prévu  que les Romains, enhardis par les secours
     considérables qu'ils tiroient d'Hiéron, for meroient sans doute quelque importante  entreprise, & qu'elle tomberoit vraisem blablement sur Agrigente, l'avoient choisie  pour place d'armes, & dans cette vue l'a voient munie abondamment de tout ce  qui étoit nécessaire pour faire une bonne  défense. Ils avoient d'abord envoyé une  partie de leurs troupes en Sardaigne, dans  la vue d'empêcher ou de retarder le pas sage des Romains en Sicile. Voyant cette
    précaution inutile, ils les avoient fait re venir; & y avoient joint un grand nom bre de troupes auxiliaires, tirées de la Li gurie, des Gaules, & sur-tout de l'Es pagne. Les Consuls viennent se camper à un
  mille d'Agrigente, & forcent les ennemis(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   à se renfermer dans les murs. Les mois sons, parvenues à leur maturité, étoient  actuellement sur la terre. Comme il étoit  visible que le siége dureroit longtems, les  soldats Romains, uniquement attentifs à  couper & à ramasser les blés, s'écartoient  plus loin & avec moins de précaution  que ne le demandoit la proximité d'un en nemi puissant. Il s'en falut peu que cette  négligence ne leur devînt funeste, & ne  ruinât entiérement leur Armée. Les Car thaginois étant tombés brusquement sur  eux, les fourageurs ne purent soutenir une  attaque si vive, & furent mis en desordre.  Alors les ennemis s'avancérent vers le camp  des Romains, & aiant partagé leurs trou pes en deux corps, l'un commença à ar racher les pallissades, & l'autre en vint  aux mains avec les corps de garde placés  en cet endroit pour la défense du camp.  Quoique ceux-ci fussent beaucoup infé rieurs en nombre aux Carthaginois, cepen dant, comme ils savoient qu'il y alloit de  la tête chez les Romains de quitter son pos te, ils soutinrent ce choc avec une fermeté  inconcevable. Il y en eut beaucoup de  tués, & plus encore parmi les ennemis.  Cette vigoureuse résistance donna lieu au  secours d'arriver à tems. Alors les Cartha ginois qui en étoient aux mains furent en foncés & mis en déroute; & ceux qui a voient déja arraché une partie des pallissa des, furent enveloppés de toutes parts, &
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) taillés presque tous en piéces: les autres  furent poursuivis jusques dans la ville. Cet te action, où le courage invincible des  troupes Romaines répara leur négligence,  rendit desormais les ennemis moins vifs à  faire des sorties, & les Romains plus pré cautionnés dans les fourages. Les sorties en effet, depuis ce tems-là,  furent plus rares. C'est ce qui détermina  les Consuls à partager leur Armée en deux  gros corps, & de les placer vis-à-vis deux  endroits de la ville; l'un vers le temple  d'Esculape, l'autre sur le grand chemin qui  conduisoit à Héraclée. Ils fortifiérent les  deux camps de bonnes lignes de contre vallation & de circonvallation: les prémié res, pour empêcher les sorties; les autres,  pour couper le chemin aux secours & aux  vivres. L'intervalle d'entre les deux camps  étoit rempli de plusieurs petits corps de  troupes placés  d'espace en espace. Les Romains dans toutes ces opérations,  tiroient de grands secours des peuples de  Sicile qui s'étoient joints récemment à  eux. Leurs troupes, jointes à celles des  Romains, formoient une Armée de cent  mille hommes. On leur voituroit des vi vres jusques à Erbesse: les Romains ensui te les transportoient de cette ville dans leurs  camps, qui n'en étoient pas fort éloignés.  Moyennant ces secours ils étoient dans une  abondance générale de toutes choses. Le siége demeura en cet état durant près
  de cinq mois, sans que de part ni d'autre(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   il y eût aucune action considérable, le  tout se réduisant à quelques légéres escar mouches. Mais cependant les Carthagi nois souffroient beaucoup, parce qu'étant  enfermés depuis longtems dans la ville au  nombre de cinquante mille hommes au  moins, ils avoient consumé presque tous  leurs vivres, & n'espéroient pas qu'on pût  y en faire entrer de nouveaux, tant les  Romains faisoient bonne garde pour fermer  tous les passages. Ainsi les maux qu'ils a voient déja soufferts par le passé, & ceux  qu'ils craignoient pour l'avenir, les décou rageoient entiérement. Annibal, fils de Gisgon, qui commandoit  dans la place, demandoit depuis longtems des  vivres & du secours, envoyant couriers
         sur couriers. Enfin Hannon arriva en Sicile  avec cinquante mille hommes d'infanterie,  six mille chevaux, & soixante éléphans. Il  aborda avec ces troupes à Lilybée, d'où  il passa à Héraclée. Là vinrent le trouver  des habitans d'Erbesse, qui lui promirent  de lui livrer la ville, par où passoient tous  les convois pour les Romains. En effet il  s'en rendit maitre par leur moyen. Depuis  ce tems-là les assiégeans ne furent pas fati gués d'une moindre disette que celle qu'ils  faisoient souffrir aux assiégés. Ils furent en fin réduits à une telle extrémité, qu'ils dé libérérent plus d'une fois de lever le siége;  & ils auroient été contraints de le faire, si
        Hiéron, en tentant toutes sortes de voies,
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) n'eût trouvé le moyen de leur faire passer  quelques convois, ce qui les fit un peu  respirer. Hannon informé que les Romains étoient  fort incommodés & de la famine, & des  maladies qui en sont la suite ordinaire, &  voyant au contraire ses troupes en bon état,  résolut de s'approcher de plus près des en nemis, pour les engager, s'il pouvoit, à  un combat. Il partit donc d'Héraclée avec  cinquante éléphans & toute son Armée, &  fit prendre les devans à la cavalerie Numi de, après lui avoir donné les instructions  nécessaires pour attirer celle des Romains  dans une embuscade. Les Numides s'ac quitérent exactement de leur commission,  & s'approchérent du camp des Consuls d'un  air méprisant, & avec une sorte d'insulte.  Les Romains ne manquérent pas de sortir  aussitôt, & de donner sur eux. Les Nu mides résistérent quelque tems: puis étant  mis en desordre ils prennent la fuite, & se  retirent précipitamment par le chemin par
         où ils savoient que venoit Hannon. Les  Romains les poursuivent vivement, jus qu'à ce qu'ils rencontrent le corps de l'Ar mée. Plus ils s'étoient éloignés du camp,  plus ils s'étoient rendu la retraite difficile.  Il y en eut beaucoup qui ne purent se sau ver, & qui demeurérent sur la place. Ce succès donnant à Hannon l'espérance  de remporter une pleine victoire, il s'em pare d'une colline qui n'étoit éloignée du
  camp des Romains que de quinze cens(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   pas. Cependant, quoique les deux Armées  fussent si voisines, le combat ne se donna  que longtems après, les deux partis crai gnant également une bataille qui devoit être  décisive pour eux. Les Romains en par ticulier, étant découragés par l'échec de  leur cavalerie, se tenoient renfermés dans  leurs camps. Mais, quand ils virent que  leur crainte abbatoit le courage des Alliés,  & augmentoit au contraire celui des enne mis, ils prirent leur parti, & sortirent en
         campagne. Alors Hannon commença à  craindre aussi de son côté, & à traîner en  longueur. Deux mois se passérent de la  sorte, sans qu'il y eût aucune action con sidérable. Enfin, sollicité par les vives instances
     d'Annibal, qui lui marquoit que les assié gés ne pouvoient plus résister à la famine,  & que plusieurs passoient chez les ennemis,  il résolut de donner la bataille sans plus dif
    férer, & convint avec Annibal qu'il feroit  dans le même tems une sortie. Les Consuls  en étant instruits, affectérent de se tenir  tranquilles dans leurs camps. Ce fut une rai
    son pour Hannon de présenter la bataille avec  encore plus de fierté. Il s'avançoit tout près  de leurs retranchemens, & leur reprochoit  avec insulte leur lâche timidité. Les Romains,  contens de défendre leur camp, n'enga geoient que de petits combats: ce qui aug mentoit toujours la sécurité des Cartha-
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) ginois, & leur mépris pour l'ennemi. En
    fin un jour qu'Hannon vint à son ordinaire  pour attaquer les retranchemens, le Consul
    Postumius fit aussi sortir selon sa coutume  quelques troupes pour le repousser simple ment, lesquelles le fatiguérent & le harce lérent depuis six heures du matin jusqu'à
     midi. Alors comme Hannon se retiroit,  le Consul mena toutes ses Légions en bon  ordre pour tomber sur lui. Quoiqu'il se  vît surpris, ne s'attendant plus à la batail le, il combattit avec toute la valeur possi ble, de sorte que le succès demeura incer tain presque jusqu'à la fin du jour. Mais  comme ses troupes avoient déjà beaucoup  fatigué avant le combat sans prendre de  nourriture, au-lieu que les Romains qui s'y  étoient bien préparés en toute maniére ap portoient des forces toutes fraîches & un  courage tout neuf, la partie ne fut plus é gale. La déroute commença par les sol dats mercenaires qui étoient à la prémiére li gne, & qui ne purent soutenir plus long tems la fatigue. Non seulement ils aban donnérent leur poste; mais se jettant avec  précipitation au milieu des éléphans & sur  la seconde ligne, ils troublérent tous les  rangs, & entraînérent tous les autres a près eux. L'autre Consul n'eut pas moins  de succès de son côté, & il repous
    sa vivement dans la ville Annibal qui avoit  fait une sortie, & lui tua beaucoup de mon de. Le camp des Carthaginois fut pris. Il  y eut trois éléphans de blessés, trente de
  tués, & onze qui tombérent entre les(An. R 490. Av. J. C. 262.)   mains des Romains. Les hommes furent  taillés en piéces, ou dispersés par la fuite.  D'une Armée si nombreuse peu se sauvérent  à Héraclée avec leur Général. Annibal voyant que les Romains fatigués(La ville d'Agri gente est prise après sept mois de siége.)   d'une si rude journée, se livroient à la joie  de la victoire, & faisoient moins bonne  garde qu'à l'ordinaire, profita de ce moment  d'inaction & de négligence, sortit de la  ville de nuit, & emmena avec lui les trou pes mercenaires. Les Romains, qui ap prirent sa sortie le lendemain matin, se mi rent aussitôt à le poursuivre. Mais comme  il avoit beaucoup d'avance sur eux, ils ne  purent atteindre que son arriére-garde,  dont ils maltraitérent une partie. Les ha bitans d'Agrigente se voyant abandonnés  par les Carthaginois, égorgérent plusieurs  de ceux qui étoient restés dans la ville,  soit pour se venger des auteurs de leurs  maux, soit pour faire leur cour aux vain queurs. Ils y eut plus de vingt-cinq mil le hommes réduits en esclavage. Ainsi fut  prise Agrigente, après sept mois de siége.  En conséquence, un grand nombre d'au tres places se rendirent aux vainqueurs.  Cette victoire fut fort utile & glorieuse  aux Romains, mais elle leur couta cher.  Pendant ce siège il périt par différentes  causes, tant de l'Armée des Consuls, que  de celle des peuples de Sicile, plus de tren te mille hommes. Comme les approches  de l'hiver ne laissoient plus lieu à aucune
  entreprise en Sicile, ils retournérent à Mes sine, pour se rendre de-là à Rome.
                     
                    
                            Q. 
                                    
                                        Mamilius Vitulus.
                                
                            
                            
                        
 Ces deux Consuls eurent pour départe ment la Sicile, mais on ne leur assigna en  tout que deux Légions, qui parurent suf
    fisantes depuis l'alliance avec Hiéron; &  cette diminution soulageoit beaucoup du  côté des vivres. Aiant réuni à leurs troupes celles de  leurs Alliés, ils entreprirent le siége d'une  des plus fortes places de la Sicile, c'est-à-  dire* Agrigente. Sa situation naturelle & ses  fortifications la rendoient presque imprena ble. Les Carthaginois, qui avoient prévu  que les Romains, enhardis par les secours
     considérables qu'ils tiroient d'Hiéron, for meroient sans doute quelque importante  entreprise, & qu'elle tomberoit vraisem blablement sur Agrigente, l'avoient choisie  pour place d'armes, & dans cette vue l'a voient munie abondamment de tout ce  qui étoit nécessaire pour faire une bonne  défense. Ils avoient d'abord envoyé une  partie de leurs troupes en Sardaigne, dans  la vue d'empêcher ou de retarder le pas sage des Romains en Sicile. Voyant cette
    précaution inutile, ils les avoient fait re venir; & y avoient joint un grand nom bre de troupes auxiliaires, tirées de la Li gurie, des Gaules, & sur-tout de l'Es pagne. Les Consuls viennent se camper à un
  mille d'Agrigente, & forcent les ennemis(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   à se renfermer dans les murs. Les mois sons, parvenues à leur maturité, étoient  actuellement sur la terre. Comme il étoit  visible que le siége dureroit longtems, les  soldats Romains, uniquement attentifs à  couper & à ramasser les blés, s'écartoient  plus loin & avec moins de précaution  que ne le demandoit la proximité d'un en nemi puissant. Il s'en falut peu que cette  négligence ne leur devînt funeste, & ne  ruinât entiérement leur Armée. Les Car thaginois étant tombés brusquement sur  eux, les fourageurs ne purent soutenir une  attaque si vive, & furent mis en desordre.  Alors les ennemis s'avancérent vers le camp  des Romains, & aiant partagé leurs trou pes en deux corps, l'un commença à ar racher les pallissades, & l'autre en vint  aux mains avec les corps de garde placés  en cet endroit pour la défense du camp.  Quoique ceux-ci fussent beaucoup infé rieurs en nombre aux Carthaginois, cepen dant, comme ils savoient qu'il y alloit de  la tête chez les Romains de quitter son pos te, ils soutinrent ce choc avec une fermeté  inconcevable. Il y en eut beaucoup de  tués, & plus encore parmi les ennemis.  Cette vigoureuse résistance donna lieu au  secours d'arriver à tems. Alors les Cartha ginois qui en étoient aux mains furent en foncés & mis en déroute; & ceux qui a voient déja arraché une partie des pallissa des, furent enveloppés de toutes parts, &
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) taillés presque tous en piéces: les autres  furent poursuivis jusques dans la ville. Cet te action, où le courage invincible des  troupes Romaines répara leur négligence,  rendit desormais les ennemis moins vifs à  faire des sorties, & les Romains plus pré cautionnés dans les fourages. Les sorties en effet, depuis ce tems-là,  furent plus rares. C'est ce qui détermina  les Consuls à partager leur Armée en deux  gros corps, & de les placer vis-à-vis deux  endroits de la ville; l'un vers le temple  d'Esculape, l'autre sur le grand chemin qui  conduisoit à Héraclée. Ils fortifiérent les  deux camps de bonnes lignes de contre vallation & de circonvallation: les prémié res, pour empêcher les sorties; les autres,  pour couper le chemin aux secours & aux  vivres. L'intervalle d'entre les deux camps  étoit rempli de plusieurs petits corps de  troupes placés  d'espace en espace. Les Romains dans toutes ces opérations,  tiroient de grands secours des peuples de  Sicile qui s'étoient joints récemment à  eux. Leurs troupes, jointes à celles des  Romains, formoient une Armée de cent  mille hommes. On leur voituroit des vi vres jusques à Erbesse: les Romains ensui te les transportoient de cette ville dans leurs  camps, qui n'en étoient pas fort éloignés.  Moyennant ces secours ils étoient dans une  abondance générale de toutes choses. Le siége demeura en cet état durant près
  de cinq mois, sans que de part ni d'autre(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   il y eût aucune action considérable, le  tout se réduisant à quelques légéres escar mouches. Mais cependant les Carthagi nois souffroient beaucoup, parce qu'étant  enfermés depuis longtems dans la ville au  nombre de cinquante mille hommes au  moins, ils avoient consumé presque tous  leurs vivres, & n'espéroient pas qu'on pût  y en faire entrer de nouveaux, tant les  Romains faisoient bonne garde pour fermer  tous les passages. Ainsi les maux qu'ils a voient déja soufferts par le passé, & ceux  qu'ils craignoient pour l'avenir, les décou rageoient entiérement. Annibal, fils de Gisgon, qui commandoit  dans la place, demandoit depuis longtems des  vivres & du secours, envoyant couriers
         sur couriers. Enfin Hannon arriva en Sicile  avec cinquante mille hommes d'infanterie,  six mille chevaux, & soixante éléphans. Il  aborda avec ces troupes à Lilybée, d'où  il passa à Héraclée. Là vinrent le trouver  des habitans d'Erbesse, qui lui promirent  de lui livrer la ville, par où passoient tous  les convois pour les Romains. En effet il  s'en rendit maitre par leur moyen. Depuis  ce tems-là les assiégeans ne furent pas fati gués d'une moindre disette que celle qu'ils  faisoient souffrir aux assiégés. Ils furent en fin réduits à une telle extrémité, qu'ils dé libérérent plus d'une fois de lever le siége;  & ils auroient été contraints de le faire, si
        Hiéron, en tentant toutes sortes de voies,
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) n'eût trouvé le moyen de leur faire passer  quelques convois, ce qui les fit un peu  respirer. Hannon informé que les Romains étoient  fort incommodés & de la famine, & des  maladies qui en sont la suite ordinaire, &  voyant au contraire ses troupes en bon état,  résolut de s'approcher de plus près des en nemis, pour les engager, s'il pouvoit, à  un combat. Il partit donc d'Héraclée avec  cinquante éléphans & toute son Armée, &  fit prendre les devans à la cavalerie Numi de, après lui avoir donné les instructions  nécessaires pour attirer celle des Romains  dans une embuscade. Les Numides s'ac quitérent exactement de leur commission,  & s'approchérent du camp des Consuls d'un  air méprisant, & avec une sorte d'insulte.  Les Romains ne manquérent pas de sortir  aussitôt, & de donner sur eux. Les Nu mides résistérent quelque tems: puis étant  mis en desordre ils prennent la fuite, & se  retirent précipitamment par le chemin par
         où ils savoient que venoit Hannon. Les  Romains les poursuivent vivement, jus qu'à ce qu'ils rencontrent le corps de l'Ar mée. Plus ils s'étoient éloignés du camp,  plus ils s'étoient rendu la retraite difficile.  Il y en eut beaucoup qui ne purent se sau ver, & qui demeurérent sur la place. Ce succès donnant à Hannon l'espérance  de remporter une pleine victoire, il s'em pare d'une colline qui n'étoit éloignée du
  camp des Romains que de quinze cens(An. R. 490. Av. J. C. 262.)   pas. Cependant, quoique les deux Armées  fussent si voisines, le combat ne se donna  que longtems après, les deux partis crai gnant également une bataille qui devoit être  décisive pour eux. Les Romains en par ticulier, étant découragés par l'échec de  leur cavalerie, se tenoient renfermés dans  leurs camps. Mais, quand ils virent que  leur crainte abbatoit le courage des Alliés,  & augmentoit au contraire celui des enne mis, ils prirent leur parti, & sortirent en
         campagne. Alors Hannon commença à  craindre aussi de son côté, & à traîner en  longueur. Deux mois se passérent de la  sorte, sans qu'il y eût aucune action con sidérable. Enfin, sollicité par les vives instances
     d'Annibal, qui lui marquoit que les assié gés ne pouvoient plus résister à la famine,  & que plusieurs passoient chez les ennemis,  il résolut de donner la bataille sans plus dif
    férer, & convint avec Annibal qu'il feroit  dans le même tems une sortie. Les Consuls  en étant instruits, affectérent de se tenir  tranquilles dans leurs camps. Ce fut une rai
    son pour Hannon de présenter la bataille avec  encore plus de fierté. Il s'avançoit tout près  de leurs retranchemens, & leur reprochoit  avec insulte leur lâche timidité. Les Romains,  contens de défendre leur camp, n'enga geoient que de petits combats: ce qui aug mentoit toujours la sécurité des Cartha-
 (An. R. 490. Av. J. C. 262.) ginois, & leur mépris pour l'ennemi. En
    fin un jour qu'Hannon vint à son ordinaire  pour attaquer les retranchemens, le Consul
    Postumius fit aussi sortir selon sa coutume  quelques troupes pour le repousser simple ment, lesquelles le fatiguérent & le harce lérent depuis six heures du matin jusqu'à
     midi. Alors comme Hannon se retiroit,  le Consul mena toutes ses Légions en bon  ordre pour tomber sur lui. Quoiqu'il se  vît surpris, ne s'attendant plus à la batail le, il combattit avec toute la valeur possi ble, de sorte que le succès demeura incer tain presque jusqu'à la fin du jour. Mais  comme ses troupes avoient déjà beaucoup  fatigué avant le combat sans prendre de  nourriture, au-lieu que les Romains qui s'y  étoient bien préparés en toute maniére ap portoient des forces toutes fraîches & un  courage tout neuf, la partie ne fut plus é gale. La déroute commença par les sol dats mercenaires qui étoient à la prémiére li gne, & qui ne purent soutenir plus long tems la fatigue. Non seulement ils aban donnérent leur poste; mais se jettant avec  précipitation au milieu des éléphans & sur  la seconde ligne, ils troublérent tous les  rangs, & entraînérent tous les autres a près eux. L'autre Consul n'eut pas moins  de succès de son côté, & il repous
    sa vivement dans la ville Annibal qui avoit  fait une sortie, & lui tua beaucoup de mon de. Le camp des Carthaginois fut pris. Il  y eut trois éléphans de blessés, trente de
  tués, & onze qui tombérent entre les(An. R 490. Av. J. C. 262.)   mains des Romains. Les hommes furent  taillés en piéces, ou dispersés par la fuite.  D'une Armée si nombreuse peu se sauvérent  à Héraclée avec leur Général. Annibal voyant que les Romains fatigués(La ville d'Agri gente est prise après sept mois de siége.)   d'une si rude journée, se livroient à la joie  de la victoire, & faisoient moins bonne  garde qu'à l'ordinaire, profita de ce moment  d'inaction & de négligence, sortit de la  ville de nuit, & emmena avec lui les trou pes mercenaires. Les Romains, qui ap prirent sa sortie le lendemain matin, se mi rent aussitôt à le poursuivre. Mais comme  il avoit beaucoup d'avance sur eux, ils ne  purent atteindre que son arriére-garde,  dont ils maltraitérent une partie. Les ha bitans d'Agrigente se voyant abandonnés  par les Carthaginois, égorgérent plusieurs  de ceux qui étoient restés dans la ville,  soit pour se venger des auteurs de leurs  maux, soit pour faire leur cour aux vain queurs. Ils y eut plus de vingt-cinq mil le hommes réduits en esclavage. Ainsi fut  prise Agrigente, après sept mois de siége.  En conséquence, un grand nombre d'au tres places se rendirent aux vainqueurs.  Cette victoire fut fort utile & glorieuse  aux Romains, mais elle leur couta cher.  Pendant ce siège il périt par différentes  causes, tant de l'Armée des Consuls, que  de celle des peuples de Sicile, plus de tren te mille hommes. Comme les approches  de l'hiver ne laissoient plus lieu à aucune
  entreprise en Sicile, ils retournérent à Mes sine, pour se rendre de-là à Rome. (An. R. 491. Av. J. C. 261.)  
                        
                            
  
                        
                     
                    
                            L. 
                                    
                                        Valerius Flaccus.
                                
                            
                            
                        
  
                        Les nouveaux Consuls eurent tous deux pour leur département la Sicile, qui faisoit alors le grand objet de l'attention des Ro mains; & ils s'y rendirent dès que le tems le leur permit. (Noire per fidie d'Hannon à l'égard de ses sol dats mer cenaires. Frintin. Stratag. III. 16. Zonar. VIII. 386.) A la douleur que ressentoit Hannon de sa défaite, se joignit une terrible inquié tude par raport à la révolte des soldats mercenaires, & sur-tout des Gaulois, qui se plaignoient avec des cris séditieux de ce qu'on ne leur avoit pas payé quel ques mois de solde. Il tâcha de les adou cir par de magnifiques promesses d'un a vantage considérable & promt qu'il son geoit à leur procurer, & leur dit qu'il a voit une ville voisine dont il étoit sûr de se rendre maitre par intelligence, & dont il leur destinoit le pillage, qui les dédom mageroit avantageusement de tout ce qui leur étoit dû. Ils goutérent fort cette pro position, & se croyant déja fort riches, ils lui marquoient beaucoup de reconnois sance de la bonne volonté qu'il avoit pour eux, & se félicitoient mutuellement du butin qn'ils alloient faire. Cependant Han non avoit engagé son Trésorier à aller trouver le Consul Otacilius comme trans fuge, sous prétexte qu'il vouloit éviter de rendre ses comptes à son Général; & à lui(An. R. 491. Av. J. C. 261.) donner avis en même tems que la nuit sui vante quatre mille Gaulois avoient ordre de se rendre près de la ville d'Entelle*, qu'on devoit leur livrer par trahison; qu'il seroit aisé de les faire tous périr en leur dressant une embuscade. Quoique le Con sul ne comptât pas beaucoup sur la parole d'un transfuge, il crut néanmoins ne de voir pas mépriser entiérement cet avis, & plaça une embuscade à l'endroit dont on é toit convenu. Les Gaulois ne manquent pas de venir à l'heure & au lieu marqués. L'embuscade se léve, les attaque brusque ment, & les passe tous au fil de l'épée: mais ils vendirent bien cher leur vie. Ainsi Hannon eut une double joie: de s'être ac quité de ses dettes à bon marché, & d'a voir fait périr un bon nombre de ses en nemis. Quelle horreur! Hannon justifie bien ici le proverbe appliqué aux Cartha nois, La Foi Punique, Fides Punica. Peut on se flatter qu'une si noire & si détestable perfidie demeurera, ou inconnue aux hom mes, ou impunie de la part de la Divinité? Aussi l'on verra, à la fin de cette guerre, Carthage conduite à deux doigts de sa perte, pour avoir manqué de parole à d'autres sol dats mercenaires, & avoir refusé de leur(Amilcar est envoyé à la place d'Hannon) payer leur solde. Les Carthaginois, mécontens d'Hannon, 21 (An. R. 491. Av. J. C. 261.) le révoquérent, & le condannérent à une grosse amende. Amilcar, qu'il ne faut pas confondre avec le pére d'Annibal, fut envoyé en sa place. Ce nouveau Géné ral, n'espérant pas pouvoir l'emporter sur les Romains dans les combats sur terre, songea à tourner toutes les opérations de la guerre du côté où les Carthaginois avoient incontestablement la supériorité, c'est-à-di re du côté de la mer. Il se mit donc à par courir avec sa Flotte, non seulement les cô tes de la Sicile, dont toutes les villes se rendirent à lui, mais celles mêmes de l'I talie, & il portoit par-tout le ravage. Il n'y eut point cette année-ci en Sicile de nouvelle action. Il se fit comme un parta ge entre les villes situées au milieu des ter res, & les maritimes. Les prémiéres em brassoient le parti des Romains, & les au tres celui des Carthaginois.
 (An. R. 492. Av. J. C. 260. Les Ro mainspour disputer l'empire de la mer aux Car thaginois, bâtissent & équi pent une Flotte. Polyb I. 20. 21.)  
                        
                            
 Nous commençons ici la cinquiéme an née de la prémiére Guerre Punique. Les  Romains n'avoient pas lieu de se repentir  de l'avoir entreprise. Jusqu'ici, siéges ou  batailles, tout leur avoit réussi. Cepen dant, quelque avantageuse que fût la vic
    toire remportée sur Hannon, & la conquê te d'une place aussi importante que celle  d'Agrigente, ils comprirent bien que, tant  que les Carthaginois demeureroient maitres
  de la mer, les villes maritimes de l'Ile se(An. R. 492. Av. J. C. 260.)   déclareroient toujours pour eux, & que ja mais ils ne pourroient venir à bout de les  en chasser. D'ailleurs, ils souffroient avec  peine que l'Afrique demeurât paisible &
     tranquille, pendant que l'Italie étoit infes tée par les fréquentes incursions de l'enne mi. Car autant que Rome étoit puissante  par ses Légions & ses Armées de terre, au tant Carthage étoit redoutable par ses Flot tes & ses Armées de mer. Les Romains  songérent donc sérieusement pour la pré miére fois à bâtir une Flotte, & à disputer  l'empire de la mer aux Carthaginois. L'en treprise étoit hardie, & pouvoit sembler  même téméraire: mais elle montre quel é
    toit le courage & la grandeur d'ame des  Romains. Ils n'avoient pas, lorsqu'ils a voient passé en Sicile, un seul bâtiment,  si petit qu'il pût être, armé en guerre; &  pour faire ce trajet, ils n'avoient eu que  leurs canots dont nous avons parlé, avec  quelques vaisseaux empruntés de leurs voi
    sins. Ils n'avoient aucun usage de la mari ne. Ils n'avoient aucun ouvrier habile dans  la construction des vaisseaux. Ils ne con noissoient pas même la forme des quinquéré mes, c'est-à-dire des galéres à cinq rangs  de rames, qui faisoient alors la principale
     force des Flottes. Mais heureusement, dès  le commencement de la guerre, ils en a voient pris une qui avoit échoué sur la cô te, & qui leur servit de modéle. Cette
    nation appliquée & ingénieuse, que nul tra
 (An. R. 492. Av. J. C. 260.) vail ne rebutoit, & qui profitoit de tout,  apprit de ses ennemis mêmes l'art & l'in vention de les vaincre. Les Consuls prési dérent à ce nouveau travail. Les Romains,  animés par leurs vives exhortations, & en core plus par leur exemple, se mirent avec  une ardeur & une industrie incroyables à  bâtir des vaisseaux de toutes sortes. Pen dant qu'ils étoient occupés à ce travail,  d'un autre côté on amassoit des rameurs;  on les formoit à une manœuvre, qui jus ques-là leur avoit été absolument incon nue; & assis sur des bancs au bord de la
     mer dans le même ordre qu'on l'est dans  les vaisseaux, on les accoutumoit, comme  s'ils eussent été actuellement à la chiourme,  & qu'ils eussent eu en main des rames, à  s'élancer en arriére en retirant leurs bras, puis  à les repousser en avant pour recommencer
     le même mouvement, & cela tous ensemble,  de concert, & dans le même instant, dès
     qu'on en donnoit le signal. On équipa  dans l'espace de deux mois, cent galéres à  cinq rangs de rames, & vingt à trois  rangs: en (a) sorte, dit un Auteur, qu'on  auroit presque cru, que ce n'étoient pas
     des bâtimens construits par l'art, mais des  arbres métamorphosés en galéres par les
    Dieux. Après qu'on eut exercé pendant  quelque tems les rameurs dans les vais 
                            
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                           seaux mêmes, la Flotte se mit en mer. Le(
                            An.
                         R. 492. Av. J. C. 260.)   commandement de l'Armée de terre dans la
     Sicile étoit échu à Duilius, celui de la
     Flotte à Cornélius. C'est ainsi que Polybe raconte la cons truction de cette Flotte & les préparatifs de  cette prémiére Armée navale des Romains.  Il n'en faut pas conclure qu'ils n'eussent  jamais été en mer. Le contraire est prouvé  par des monumens certains, dont nous de
        vons la connoissance à cet Historien mê me. Mais ils n'avoient jamais eu de Flot te qui méritât ce nom, ni vraisemblable ment jamais de vaisseaux à plusieurs rangs  de rames. Le Consul Cornélius avoit pris les de(Le Consul Cornélius est pris a vec
                                17. vaisseaux, & conduit à
        Cartha ge. Polyb. I. 22.)  vans avec dix-sept vaisseaux. Le reste de  la Flotte devoit le suivre de près. S'étant  fié trop légérement à des Liparéens qui lui  promettoient de lui livrer par trahison la  ville & l'Ile de (a) Lipari, il s'en appro cha, & se vit tout d'un coup
                            enveloppé  par les vaisseaux Carthaginois. Il se
                            mettoit  en devoir de combattre, & de se bien dé
                                fendre: mais le Général des
                            ennemis lui  aiant fait parler d'accommodement, sur sa
                                 parole il se rendit à sa galére avec ses prin cipaux Officiers pour traiter des
                            conditions.  Dès qu'il y fut entré, le perfide Carthagi
                                nois se saisit de sa personne,
                            & de tous  ceux qui l'accompagnoient; &
                            après s'ê tre rendu maitre de tous
                            ses vaisseaux, il  conduisit ses prisonniers à
                            Carthage. 
                            
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                          (
                            An.
                         R. 492. Av. J. C. 260. Le reste de la Flotte bat le Général Carthagi nois.) Il fut bientôt puni de sa lâche perfidie.  Il s'étoit avancé avec cinquante vaisseaux  pour reconnoitre de près la Flotte Romai ne, examiner de combien de vaisseaux elle  étoit composée, & comment se conduisoit  la chiourme. Plein de mépris pour des en nemis qui étoient tout neufs sur mer, il  n'avoit point pris la précaution de se ranger
     en bataille, mais alloit sans ordre. En dou blant un cap, il rencontra la Flotte des  Romains, au moment qu'il s'y attendoit le  moins. Elle fit force de rames & de voi les, & tomba rudement sur celle des Car thaginois. Ce ne fut point un combat,  mais une déroute. Il perdit la meilleure  partie de ses vaisseaux, & eut bien de la pei ne à se sauver avec le reste. (Célébre victoire navale remportée par Duilius près des côtes de Myle. Polyb. I. 22-24. Zonar. VIII. 377.) La Flotte victorieuse aiant appris ce qui  étoit arrivé à Cornélius, en donna avis à Duilius son collégue
                            en Sicile, où il é toit à la tête
                            des troupes de terre, & lui  apprit aussi
                            qu'elle étoit arrivée après avoir  remporté un avantage
        sur l'ennemi. Dui lius aiant laissé
                            aux Tribuns le commande ment de son
                            Armée, se rend promtement à  la Flotte. Quand on fut à
                            la vue des Car thaginois près des
                            côtes de (a)
                            Myle, on  se prépara au combat. Comme les galéres des Romains, cons truites grossiérement & à la hâte, n'étoient  pas fort agiles ni faciles à manier, ils a voient suppléé à cet inconvénient par une 
                            
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                          machine qui fut inventée sur le champ, &(
                            An.
                         R. 492. Av. J. C. 260.)   que depuis on a appellée (a) Corbeau, par le  moyen de laquelle ils accrochoient les vaisse aux des ennemis, passoient dedans malgré  eux, & en venoient aussitôt aux mains. On donna le signal du combat. La  Flotte des Carthaginois étoit composée de  cent trente vaisseaux, & commandée par
        Annibal, le même dont on a déja parlé.  Il montoit une galére à sept rangs de ra
        mes, qui avoit appartenu à Pyrrhus. Les  Carthaginois, à qui l'échec qu'ils venoient  de recevoir n'avoit pas encore appris à ne  point mépriser leurs ennemis, s'avancent  fiérement, moins pour combattre, que  pour recueillir les dépouilles dont ils se  croyoient déja maitres. Ils furent pourtant  un peu étonnés de ces machines, qu'ils  voyoient élevées sur la proue de chaque  vaisseau, & qui étoient nouvelles pour eux.  Mais ils le furent bien plus, quand ces
         mêmes machines, abaissées tout d'un coup,  & lancées avec force contre leurs vaisseaux,  les accrochérent malgré eux, & changeant  la forme du combat les obligérent à en ve nir aux mains comme si on eût été sur  terre. C'étoit le fort des Romains de  combattre de pié ferme. C'est pourquoi,  lorsqu'ils en vinrent à l'abordage par le  moyen de leurs corbeaux, ils eurent une
        
                            
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                         R. 492. Av. J. C. 260.) grande supériorité sur des ennemis qui ne  les surpassoient qu'en agilité & en adresse  pour la manœuvre, mais qui leur étoient  inférieurs dans tout le reste. Aussi ne pu rent-ils soutenir l'attaque des Romains. Le  carnage fut horrible. Les Carthaginois per dirent trente vaisseaux, parmi lesquels étoit  celui du Général, qui se sauva avec peine  dans une chaloupe. Il sentit bien ce que cette défaite devoit  lui couter. Il envoya promtement un ami  à Carthage, avant qu'on eût pu y apprendre  cette triste nouvelle. Etant entré dans le
     Sénat: 
                            Annibal, dit-il, m'envoie vous con sulter, Messieurs, s'il doit donner le combat  contre le Consul qui commande une nombreu se Flotte. On lui répondit d'une commu ne voix qu'il n'y avoit point à délibérer. Il l'a fait, Messieurs, ajouta-t-il, & il  a été vaincu. C'étoit mettre ses Juges hors  d'état de le condanner, puisqu'ils ne pou voient plus le faire sans se condanner eux-  mêmes. Aussi, à son retour, il ne perdit  que le commandement. Après la fuite du Général, ce qui res toit de vaisseaux se trouva fort embarrassé.  Ils avoient honte de quiter le combat sans  avoir tenté le danger ni rien souffert, &  sans être pressés par l'ennemi: mais ils n'o
    soient pas aussi l'attaquer, tant ils redou
        toient ces nouvelles & terribles machines,  auxquelles ils ne pouvoient échaper. En  effet, aiant voulu faire quelque effort, ils  en furent accablés. Il y eut, soit dans ce
  second combat, soit dans les deux ensem(
                            An.
                         R. 492. A. J. C. 262.)  ble, quatorze vaisseaux coulés à fond,  trente & un de pris, sept mille hommes  faits prisonniers, & trois mille de tués. Tel  fut le succès du combat naval donné près  des Iles de Lipari. Le prémier fruit de la victoire fut la  délivrance de (a) Ségeste, qui étoit fort  pressée par les Carthaginois, & réduite à
     la dernière extrémité. Duilius, après en  avoir fait lever le siège, attaqua & prit
     (b) Macella, sans qu'Amilcar osât venir  à sa rencontre. La campagne étant sur sa  fin, le Consul retourna à Rome. Son ab sence rétablit beaucoup les affaires des Car thaginois, & plusieurs villes rentrérent sous  leur obéissance ou de gré, ou de force. Il est aisé de concevoir avec quels té(Triomphe naval de Duilius.)  moignages de joie Duilius fut reçu à Ro me. On rendit des honneurs extraordinai res à l'auteur d'une gloire toute nouvelle.  Il fut le prémier de tous les Romains à  qui le triomphe naval fut accordé. On  érigea dans la place publique un monument  de cette victoire, qui fut une Colonne Ros trale de marbre blanc, avec une Inscrip tion, qui marquoit le nombre des vaisseaux  qui avoient été pris ou coulés à fond, &  les sommes d'or & d'argent qui furent mi ses dans le Trésor. Cette Colonne subsiste  encore aujourdhui, & l'Inscription est un 
                            
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                         R. 492. A. J. C. 260.) des plus anciens monumens de la Langue La tine, alors encore bien grossiére & bien
     imparfaite. Duilius perpétua en quelque  manière son triomphe pendant toute sa vie. (Florus, II. 2.) (a) Quand il revenoit le soir de souper en  ville, il marchoit toujours précédé d'un  flambeau & d'un joueur d'instrument, com me pour perpétuer son triomphe: distinc tion sans exemple pour un particulier, &  qu'il s'étoit attribuée à lui-même: tant la  gloire qu'il avoit acquise lui donnoit de con
    fiance, & l'élevoit au dessus des régles.
                     
                    
                            C. Duilius.
                            
                            
                        
 Nous commençons ici la cinquiéme an née de la prémiére Guerre Punique. Les  Romains n'avoient pas lieu de se repentir  de l'avoir entreprise. Jusqu'ici, siéges ou  batailles, tout leur avoit réussi. Cepen dant, quelque avantageuse que fût la vic
    toire remportée sur Hannon, & la conquê te d'une place aussi importante que celle  d'Agrigente, ils comprirent bien que, tant  que les Carthaginois demeureroient maitres
  de la mer, les villes maritimes de l'Ile se(An. R. 492. Av. J. C. 260.)   déclareroient toujours pour eux, & que ja mais ils ne pourroient venir à bout de les  en chasser. D'ailleurs, ils souffroient avec  peine que l'Afrique demeurât paisible &
     tranquille, pendant que l'Italie étoit infes tée par les fréquentes incursions de l'enne mi. Car autant que Rome étoit puissante  par ses Légions & ses Armées de terre, au tant Carthage étoit redoutable par ses Flot tes & ses Armées de mer. Les Romains  songérent donc sérieusement pour la pré miére fois à bâtir une Flotte, & à disputer  l'empire de la mer aux Carthaginois. L'en treprise étoit hardie, & pouvoit sembler  même téméraire: mais elle montre quel é
    toit le courage & la grandeur d'ame des  Romains. Ils n'avoient pas, lorsqu'ils a voient passé en Sicile, un seul bâtiment,  si petit qu'il pût être, armé en guerre; &  pour faire ce trajet, ils n'avoient eu que  leurs canots dont nous avons parlé, avec  quelques vaisseaux empruntés de leurs voi
    sins. Ils n'avoient aucun usage de la mari ne. Ils n'avoient aucun ouvrier habile dans  la construction des vaisseaux. Ils ne con noissoient pas même la forme des quinquéré mes, c'est-à-dire des galéres à cinq rangs  de rames, qui faisoient alors la principale
     force des Flottes. Mais heureusement, dès  le commencement de la guerre, ils en a voient pris une qui avoit échoué sur la cô te, & qui leur servit de modéle. Cette
    nation appliquée & ingénieuse, que nul tra
 (An. R. 492. Av. J. C. 260.) vail ne rebutoit, & qui profitoit de tout,  apprit de ses ennemis mêmes l'art & l'in vention de les vaincre. Les Consuls prési dérent à ce nouveau travail. Les Romains,  animés par leurs vives exhortations, & en core plus par leur exemple, se mirent avec  une ardeur & une industrie incroyables à  bâtir des vaisseaux de toutes sortes. Pen dant qu'ils étoient occupés à ce travail,  d'un autre côté on amassoit des rameurs;  on les formoit à une manœuvre, qui jus ques-là leur avoit été absolument incon nue; & assis sur des bancs au bord de la
     mer dans le même ordre qu'on l'est dans  les vaisseaux, on les accoutumoit, comme  s'ils eussent été actuellement à la chiourme,  & qu'ils eussent eu en main des rames, à  s'élancer en arriére en retirant leurs bras, puis  à les repousser en avant pour recommencer
     le même mouvement, & cela tous ensemble,  de concert, & dans le même instant, dès
     qu'on en donnoit le signal. On équipa  dans l'espace de deux mois, cent galéres à  cinq rangs de rames, & vingt à trois  rangs: en (a) sorte, dit un Auteur, qu'on  auroit presque cru, que ce n'étoient pas
     des bâtimens construits par l'art, mais des  arbres métamorphosés en galéres par les
    Dieux. Après qu'on eut exercé pendant  quelque tems les rameurs dans les vais 
                            
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                           seaux mêmes, la Flotte se mit en mer. Le(
                            An.
                         R. 492. Av. J. C. 260.)   commandement de l'Armée de terre dans la
     Sicile étoit échu à Duilius, celui de la
     Flotte à Cornélius. C'est ainsi que Polybe raconte la cons truction de cette Flotte & les préparatifs de  cette prémiére Armée navale des Romains.  Il n'en faut pas conclure qu'ils n'eussent  jamais été en mer. Le contraire est prouvé  par des monumens certains, dont nous de
        vons la connoissance à cet Historien mê me. Mais ils n'avoient jamais eu de Flot te qui méritât ce nom, ni vraisemblable ment jamais de vaisseaux à plusieurs rangs  de rames. Le Consul Cornélius avoit pris les de(Le Consul Cornélius est pris a vec
                                17. vaisseaux, & conduit à
        Cartha ge. Polyb. I. 22.)  vans avec dix-sept vaisseaux. Le reste de  la Flotte devoit le suivre de près. S'étant  fié trop légérement à des Liparéens qui lui  promettoient de lui livrer par trahison la  ville & l'Ile de (a) Lipari, il s'en appro cha, & se vit tout d'un coup
                            enveloppé  par les vaisseaux Carthaginois. Il se
                            mettoit  en devoir de combattre, & de se bien dé
                                fendre: mais le Général des
                            ennemis lui  aiant fait parler d'accommodement, sur sa
                                 parole il se rendit à sa galére avec ses prin cipaux Officiers pour traiter des
                            conditions.  Dès qu'il y fut entré, le perfide Carthagi
                                nois se saisit de sa personne,
                            & de tous  ceux qui l'accompagnoient; &
                            après s'ê tre rendu maitre de tous
                            ses vaisseaux, il  conduisit ses prisonniers à
                            Carthage. 
                            
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                         R. 492. Av. J. C. 260. Le reste de la Flotte bat le Général Carthagi nois.) Il fut bientôt puni de sa lâche perfidie.  Il s'étoit avancé avec cinquante vaisseaux  pour reconnoitre de près la Flotte Romai ne, examiner de combien de vaisseaux elle  étoit composée, & comment se conduisoit  la chiourme. Plein de mépris pour des en nemis qui étoient tout neufs sur mer, il  n'avoit point pris la précaution de se ranger
     en bataille, mais alloit sans ordre. En dou blant un cap, il rencontra la Flotte des  Romains, au moment qu'il s'y attendoit le  moins. Elle fit force de rames & de voi les, & tomba rudement sur celle des Car thaginois. Ce ne fut point un combat,  mais une déroute. Il perdit la meilleure  partie de ses vaisseaux, & eut bien de la pei ne à se sauver avec le reste. (Célébre victoire navale remportée par Duilius près des côtes de Myle. Polyb. I. 22-24. Zonar. VIII. 377.) La Flotte victorieuse aiant appris ce qui  étoit arrivé à Cornélius, en donna avis à Duilius son collégue
                            en Sicile, où il é toit à la tête
                            des troupes de terre, & lui  apprit aussi
                            qu'elle étoit arrivée après avoir  remporté un avantage
        sur l'ennemi. Dui lius aiant laissé
                            aux Tribuns le commande ment de son
                            Armée, se rend promtement à  la Flotte. Quand on fut à
                            la vue des Car thaginois près des
                            côtes de (a)
                            Myle, on  se prépara au combat. Comme les galéres des Romains, cons truites grossiérement & à la hâte, n'étoient  pas fort agiles ni faciles à manier, ils a voient suppléé à cet inconvénient par une 
                            
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                         R. 492. Av. J. C. 260.)   que depuis on a appellée (a) Corbeau, par le  moyen de laquelle ils accrochoient les vaisse aux des ennemis, passoient dedans malgré  eux, & en venoient aussitôt aux mains. On donna le signal du combat. La  Flotte des Carthaginois étoit composée de  cent trente vaisseaux, & commandée par
        Annibal, le même dont on a déja parlé.  Il montoit une galére à sept rangs de ra
        mes, qui avoit appartenu à Pyrrhus. Les  Carthaginois, à qui l'échec qu'ils venoient  de recevoir n'avoit pas encore appris à ne  point mépriser leurs ennemis, s'avancent  fiérement, moins pour combattre, que  pour recueillir les dépouilles dont ils se  croyoient déja maitres. Ils furent pourtant  un peu étonnés de ces machines, qu'ils  voyoient élevées sur la proue de chaque  vaisseau, & qui étoient nouvelles pour eux.  Mais ils le furent bien plus, quand ces
         mêmes machines, abaissées tout d'un coup,  & lancées avec force contre leurs vaisseaux,  les accrochérent malgré eux, & changeant  la forme du combat les obligérent à en ve nir aux mains comme si on eût été sur  terre. C'étoit le fort des Romains de  combattre de pié ferme. C'est pourquoi,  lorsqu'ils en vinrent à l'abordage par le  moyen de leurs corbeaux, ils eurent une
        
                            
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                         R. 492. Av. J. C. 260.) grande supériorité sur des ennemis qui ne  les surpassoient qu'en agilité & en adresse  pour la manœuvre, mais qui leur étoient  inférieurs dans tout le reste. Aussi ne pu rent-ils soutenir l'attaque des Romains. Le  carnage fut horrible. Les Carthaginois per dirent trente vaisseaux, parmi lesquels étoit  celui du Général, qui se sauva avec peine  dans une chaloupe. Il sentit bien ce que cette défaite devoit  lui couter. Il envoya promtement un ami  à Carthage, avant qu'on eût pu y apprendre  cette triste nouvelle. Etant entré dans le
     Sénat: 
                            Annibal, dit-il, m'envoie vous con sulter, Messieurs, s'il doit donner le combat  contre le Consul qui commande une nombreu se Flotte. On lui répondit d'une commu ne voix qu'il n'y avoit point à délibérer. Il l'a fait, Messieurs, ajouta-t-il, & il  a été vaincu. C'étoit mettre ses Juges hors  d'état de le condanner, puisqu'ils ne pou voient plus le faire sans se condanner eux-  mêmes. Aussi, à son retour, il ne perdit  que le commandement. Après la fuite du Général, ce qui res toit de vaisseaux se trouva fort embarrassé.  Ils avoient honte de quiter le combat sans  avoir tenté le danger ni rien souffert, &  sans être pressés par l'ennemi: mais ils n'o
    soient pas aussi l'attaquer, tant ils redou
        toient ces nouvelles & terribles machines,  auxquelles ils ne pouvoient échaper. En  effet, aiant voulu faire quelque effort, ils  en furent accablés. Il y eut, soit dans ce
  second combat, soit dans les deux ensem(
                            An.
                         R. 492. A. J. C. 262.)  ble, quatorze vaisseaux coulés à fond,  trente & un de pris, sept mille hommes  faits prisonniers, & trois mille de tués. Tel  fut le succès du combat naval donné près  des Iles de Lipari. Le prémier fruit de la victoire fut la  délivrance de (a) Ségeste, qui étoit fort  pressée par les Carthaginois, & réduite à
     la dernière extrémité. Duilius, après en  avoir fait lever le siège, attaqua & prit
     (b) Macella, sans qu'Amilcar osât venir  à sa rencontre. La campagne étant sur sa  fin, le Consul retourna à Rome. Son ab sence rétablit beaucoup les affaires des Car thaginois, & plusieurs villes rentrérent sous  leur obéissance ou de gré, ou de force. Il est aisé de concevoir avec quels té(Triomphe naval de Duilius.)  moignages de joie Duilius fut reçu à Ro me. On rendit des honneurs extraordinai res à l'auteur d'une gloire toute nouvelle.  Il fut le prémier de tous les Romains à  qui le triomphe naval fut accordé. On  érigea dans la place publique un monument  de cette victoire, qui fut une Colonne Ros trale de marbre blanc, avec une Inscrip tion, qui marquoit le nombre des vaisseaux  qui avoient été pris ou coulés à fond, &  les sommes d'or & d'argent qui furent mi ses dans le Trésor. Cette Colonne subsiste  encore aujourdhui, & l'Inscription est un 
                            
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                         R. 492. A. J. C. 260.) des plus anciens monumens de la Langue La tine, alors encore bien grossiére & bien
     imparfaite. Duilius perpétua en quelque  manière son triomphe pendant toute sa vie. (Florus, II. 2.) (a) Quand il revenoit le soir de souper en  ville, il marchoit toujours précédé d'un  flambeau & d'un joueur d'instrument, com me pour perpétuer son triomphe: distinc tion sans exemple pour un particulier, &  qu'il s'étoit attribuée à lui-même: tant la  gloire qu'il avoit acquise lui donnoit de con
    fiance, & l'élevoit au dessus des régles. (
                            An.
                         .{!D}R 493. A. J. C. 259. Expédi tion contre la Sardai gne & la Corse. Freinshem. XVII. 12- 21.)  
                        
                            
  
                        
                
                            L. 
                                    
                                        Cornelius Scipio.
                                
                            
                            
                        
  
                        Les départemens des Consuls furent, comme auparavant, la Sicile & la Flotte. Le Sénat laissa à celui à qui la Flotte é cherroit, la liberté de passer dans la Sardai gne & dans la Corse, s'il le jugeoit à pro pos. Le sort donna ce département à Cor nélius. Il partit aussi-tôt. Ce fut-là la pré miére expédition des Romains contre la Sardaigne & la Corse. (Descrip tion des Iles de Sar daigne & de Corse. Freinshem. XVII. 13- 15.) Ces deux Iles sont si voisines, qu'on les prendroit presque pour une seule & même Ile: mais elles sont fort différentes pour 28 la nature du terroir & pour le climat,( An. R. 493. A. J. C. 259.) aussi-bien que pour le génie & le carac tére des habitans. La Sardaigne étoit ap pellée autrement Ichnusa. Elle ne le céde point pour l'étendue aux plus grandes Iles de la Méditerranée, ni pour la bonté aux plus fertiles. Valére Maxime, en (a) par lant de la Sicile & de la Sardaigne, les appelle les nouriciéres de Rome. Elle étoit riche en troupeaux, portoit beaucoup & d'excellent blé, avoit des mines en grand nombre, & même d'argent & d'or. L'air, de tout tems, en a passé pour mau vais, sur-tout en Eté. La principale ville est Caralis, aujourdhui Cagliari, qui re garde l'Afrique, & a un bon port. La Corse, appellée par les Grecs Cyr nus, n'est comparable à la Sardaigne ni pour la grandeur, ni pour la puissance. Elle est montueuse & âpre, inaccessible & inculte en plusieurs endroits. Les habi tans se sentent de la nature du terroir, & sont d'un caractére dur & féroce. Ils souf frent avec peine la soumission, & ne veu lent point de maitres. Ils avoient plusieurs villes, mais peu fréquentées: les principa les étoient Alérie colonie de Phocéens, & Nicée des Etrusques. Maintenant elle est divisée en deux parties: l'une deçà les monts, où il y a quarante-cinq petits quartiers, qu'ils nomment les Piéves, où 29 ( An. R. 493. A. J. C. 259.) sont la Bastie capitale de l'Ile, Balagnia, Calvi, Corte, Aléria, & le Cap de Cor se: l'autre partie delà les monts, où il y a vingt-un quartiers ou Piéves, qui ont pour villes principales Ajazzo, Boniface, Porto-Vecchio, & Sarna. Les Carthaginois ont longtems fait la guerre aux habitans de ces deux Iles, & s'étoient à la fin emparés de tout le pays, à l'exception des endroits qui étoient inac cessibles & impraticables, d'où nulle Ar mée ne pouvoit approcher, & où il étoit impossible de les forcer. Comme il étoit plus facile de vaincre ces peuples que de les domter, les Carthaginois employérent à leur égard un étrange moyen, qui fut d'ar racher tous leurs blés & toutes les autres productions de la terre, pour les tenir dans une entière dépendance, en les obligeant de venir chercher dans l'Afrique tout ce qui étoit nécessaire pour la vie, & leur défen dant sous peine de mort soit de semer des grains, soit de planter des arbres fruitiers. (De mirabil. auscult. pag. 1159.) Aristote, qui raporte ce fait, n'en marque point le tems. Combien un traitement si dur & si inhumain étoit-il capable de ré volter des esprits déja féroces par eux-mê mes, & ennemis de tout joug! Pour les réduire, il auroit falu, non arracher de leurs terres les blés, mais arracher de leur cœur l'amour de la liberté naturel à tous les hommes; ou, pour parler plus juste, il faloit travailler à adoucir & à polir leurs mœurs, en les traitant avec douceur & bonté. Aussi jamais les Carthaginois ne( An. R. 493. A. J. C. 259.) purent-ils se rendre entiérement maitres de ces peuples, assez (a) domtés pour souffrir l'obéissance, mais non assez pour consentir à la servitude, comme le dit Tacite de certains peuples de la Grande- Bretagne. Le Consul Cornélius s'avança vers ces Iles. Il prit d'abord Alérie dans la Cor se, & toutes les autres places se rendirent. De-là il passa en Sardaigne. Il rencon tra, en y allant, la Flotte ennemie, qu'il mit en fuite. Il avoit dessein d'attaquer Olbia:{??} mais se sentant trop foible, & trou vant cette ville trop en état de se bien défendre, il renonça à ce siège, & re tourna à Rome pour y ramasser des trou pes plus nombreuses. A son retour il fut plus heureux. Aiant vaincu dans une ba taille Hannon qui y fut tué, il prit la ville. Le Consul fit faire au Général Car thaginois d'honorables funérailles, persuadé que cet acte d'humanité à l'égard d'un ennemi reléveroit beaucoup l'éclat de la victoire qu'il avoit remportée. Cette action de Cornélius convient à sa probité & à sa vertu attestée par une inscription anti que, que je raporterai ici parce qu'elle est courte, mais qui renferme un éloge par fait, en marquant que Cornélius parmi les 30 ( An. R. 493. A. J. C. 259.) gens de bien tenoit le prémier rang, Honc oinom ploerumei cosentiont duonorum optimom fuisse virom. Ce qui s'écriroit selon la manière des âges postérieurs: Hunc unum plurimi consentiunt bonorum optimum fuisse virum. (Conspira tion à Ro me étou fée dans sa naissance. Oros. IV. 7. Zonar. VIII. 386.) Rome alors se vit exposée, dans l'en ceinte même de ses murs, à un extrême danger, dont elle fut préservée par un grand bonheur. Voici le fait. La chiourme, chez les Romains, étoit composée, partie d'affranchis, qui d'esclaves étoient devenus citoyens Romains; partie de soldats que fournissoient les Alliés. Ils étoient appel lés les uns & les autres socii navales, com me on le voit dans plusieurs endroits de ( Liv. XXXVI. 2 XXXVII. 2. XL. 16. XLII. 27. Liv.XXIV. 11.) Tite-Live. Ils étoient enrôlés comme les soldats, & prêtoient serment comme eux. Dans la seconde Guerre Punique, comme le Trésor public étoit épuisé, on obligea les citoyens de fournir pour la chiourme, & d'entretenir à leurs frais & dépens cer tain nombre de leurs esclaves, réglé sur la quantité de leurs revenus. Dans le tems dont nous parlons, il y avoit à Rome qua tre mille hommes, Samnites pour la plu part, envoyés par les Alliés pour remplir la chiourme. Comme ils avoient un éloi gnement déclaré du service de mer, ils ne cessoient de s'entretenir ensemble en secret du malheur où ils alloient être exposés. Les esprits s'échauférent à un tel point, qu'ils formérent le dessein de bruler & de piller la ville. Trois mille esclaves entré- rent dans leur complot. Heureusement( An. R. 493. Av. J. C. 259.) un des Officiers des Samnites découvrit la conspiration, & en apprit tout le détail, dont il donna aussitôt avis au Sénat, qui l'étoufa dans sa naissance, & avant qu'elle éclatât. Le Consul Florus ne fit pas de grands exploits en Sicile. Cornélius, aiant chassé les Armées Carthaginoises & de Corse & de Sardaigne, triompha glorieusement.
                        §. II.
                        
                    
 Le Consul Atilius est sauvé d'un grand pé-
         ril par le courage de Calpurnius Flamma,  Tribun Légionaire. Il bat la Flotte Car-
         thaginoise. Régulus est nommé Consul. Cé lébre bataille d'Ecnome gagnée sur mer  par les Romains. Les deux Consuls pas sent en Afrique, se rendent maitres de
         Clypéa, & ravagent tout le pays. Ré-
             gulus continue de commander en Afrique  en qualité de Proconsul: son Collégue re-
         tourne à Rome. Régulus demande qu'on  lui envoie un successeur. Combat contre  le serpent de Bagrada. Bataille gagnée
         par Régulus. Prise de Tunis. Dures pro-
         positions de paix que Régulus offre aux  Carthaginois: ils les refusent. L'arrivée
         de Xanthippe Lacédémonien rend le cou rage & la confiance aux Carthaginois.
        Régulus battu dans un combat par Xan-
             thippe, est fait prisonnier. Xanthippe  se retire. Réflexions de Polybe sur ce  grand événement. On construit une nou
                     velle Flotte à Rome. Les Carthaginois  lévent le siége de Clypéa. Les Consuls  passent en Afrique avec une nombreuse  Flotte. Après le gain de deux batailles,  ils se remettent en mer pour retourner en  Italie. La Flotte Romaine essuye une hor rible tempête sur les côtes de Sicile. Les  Carthaginois assiégent & prennent Agri gente. La prise de Panorme par les Ro mains est suivie de la reddition de plu sieurs villes. Les Romains, rebutés par  plusieurs naufrages, renoncent à la mer.  Prise de Lipari. Desobéissance d'un Offi cier sévérement punie. Ancien bienfait de  Timasithée récompensé dans sa postérité.  Sévérité remarquable des Censeurs. Le  Sénat tourne de nouveau tous ses efforts  du côté de la mer. Célébre bataille par  terre près de Panorme, gagnée sur les
     Carthaginois par le Proconsul Métellus.  Les éléphans qu'on avoit pris sont envoyés  à Rome. Maniére dont on leur fit passer  le Détroit. Les Carthaginois envoient des  Ambassadeurs à Rome pour traiter de la
     paix, ou de l'échange des prisonniers. Ré-
         gulus les accompagne. Il se déclare contre  l'échange. Il retourne à Carthage, où on  le fait mourir au milieu des plus cruels  supplices. Réflexions sur la fermeté & la
     patience de Régulus.
                     
                     (
                            An.
                         R. 494. Av. J. C. 258. Siége &)  
                        
                    
                     
                    Atilius, à qui le commandement de l'Ar- mée de terre en Sicile étoit échu par le( An. R. 494. A. J. C. 258. prise de Mytistrate. Zonar. VIII. 388. Liv. Epit. XVII. A. Gell. III. 7.) sort, s'attacha au siége de (a) Mytistra te, place très forte, que ses prédécesseurs avoient attaquée à plusieurs reprises, mais toujours sans succès. Après une longue résistance, la garnison Carthaginoise, fati guée des cris & des lamentations tant des femmes que des enfans, qui demandoient avec instance qu'on mît fin aux maux cruels que la ville souffroit depuis un fort long tems, sortit de nuit, & laissa les ha bitans maitres de leur sort. Dès le ma tin, ils ouvrirent leurs portes aux Romains. Leur soumission toute volontaire méritoit un traitement plein de douceur & d'indul gence. Mais le soldat, qui avoit souffert impatiemment la longueur du siége, trans porté de fureur, & n'écoutant que son ressentiment, fit main-basse sur tout ce qu'il rencontra sans distinction d'âge ni de sexe, jusqu'à ce que le Consul, pour met tre fin au carnage, fit déclarer que le prix des prisonniers qu'on feroit, seroit pour le compte des soldats. L'avarice l'emporta sur la cruauté, & desarma les mains de ces furieux. Ce qui étoit échapé de ci toyens fut vendu: la ville fut abandonnée au pillage, puis détruite. Le même Consul s'étant engagé dans(Le Consul Atilius est sauvé d'un grand péril par le cou rage de Calpurnius) un vallon dominé par une hauteur, sur laquelle le Général Carthaginois s'étoit pos té, n'auroit pu en sortir, & y seroit péri 31 ( An. R. 494. Av. J. C. 258. Flamma, Tribun Légionai re. Florus II. 2. Aul. Gell. III. 7.) avec toutes ses troupes, sans le courage & la hardiesse d'un de ses Officiers. Il s'ap pelloit, selon la plus commune opinion (car il y a de la variété sur le nom de ce brave homme) Calpurnius Flamma, & é toit Tribun dans une Légion. A l'exem ple du prémier des Décius, il s'expose à une mort certaine pour sauver l'Armée a vec trois cens hommes intrépides comme lui. Mourons, leur dit-il, & par notre mort délivrons les Légions & le Consul. Il part, & trouve moyen de s'emparer d'une hauteur voisine. L'ennemi ne manque pas de les y aller attaquer. Quoiqu'en petit nombre, comme ils étoient déterminés à périr, ils vendent cher leur vie, font un horrible carnage, & résistent assez longtems pour donner lieu au Consul de se sauver avec son Armée, pendant que l'ennemi est uniquement attentif à les débusquer de cet te éminence. Les Carthaginois, voyant leur dessein rendu inutile, se retirérent. L'issue d'une action si héroïque est toute merveilleuse, & en reléve encore l'éclat. On trouva Calpurnius au milieu d'un tas de corps morts tant des ennemis que des siens, parmi lesquels seul il respiroit encore. Il étoit couvert de blessures, mais dont heureusement aucune n'étoit mortelle. On l'enléve, on le panse, on en prend un soin infini; & parfaitement guéri, il rendit en core longtems d'utiles services à sa patrie. Etre tiré de la sorte du milieu d'un tas de cadavres, n'est-ce pas presque sortir du tombeau, & se survivre à soi-même? (a)( An. R. 494. Av. J. C. 258.) Caton, de qui Aulu-Gelle a tiré le récit de cette courageuse action, la compare à celle de Léonidas chez les Grecs près des Thermopyles, avec cette différence, que la valeur du Roi de Sparte fut célébrée par les louanges & les applaudissemens de toute la Gréce, & que la mémoire en fut consi gnée dans toutes les histoires, & transmise à la postérité par des tableaux, des sta tues, des inscriptions, & par toutes les autres sortes de monumens publics desti nés à perpétuer le nom & la gloire des grands hommes: au-lieu qu'une louange médiocre & passagére, une couronne de gazon, (corona graminea) fut toute la ré compense du Tribun Romain. Combien d'actions héroïques dans nos Armées sont- elles aujourd'hui moins connues encore & moins célébrées que celle de Calpurnius Flamma! Celui-ci fut très content de son sort, & se trouva suffisamment ho noré. En effet, (b) parmi toutes les 32 33 ( An. R. 494. Av. J. C. 258.) couronnes dont on récompensoit les bel les actions des Citoyens Romains, la cou ronne de gazon l'emportoit infiniment sur toutes les autres, & sur celles même qui étoient d'or, & enrichies de diamans. Dans ces heureux tems, les Romains n'é toient point du tout sensibles à l'intérêt, & auroient cru que c'eût été se desho norer que d'agir par des vues si basses. La gloire, & le plaisir de servir la pa trie, étoient jugés la seule récompense digne de la vertu. Le Consul répara avantageusement sa faute, en soumettant aux Romains plusieurs villes de Sicile. Son Collégue eut en même tems de si heureux succès en Sardaigne, qu'il osa faire passer sa Flotte en Afrique. L'allarme y fut grande. Annibal, qui étoit à Cartha ge depuis sa fuite de Sicile, reçut ordre d'aller contre le Consul. Une furieuse tempête sépara les deux Armées, & les poussa toutes deux dans les ports de Sar (Polyb. I. 25.) daigne. Le combat se donna près de cette Ile. Annibal y fut vaincu par sa faute, & la plupart de ses vaisseaux pris. Les troupes, qui attribuoient leur défaite à sa témérité, s'en vengérent sur lui, en l'at tachant à une croix, supplice ordinaire chez les Carthaginois. (C{??}as{??}ti Capit.) C. Duilius exerça la Censure cette année, & il eut pour Collégue L. Cornélius Sci pion.
                            C. 
                                    
                                        Atilius Regulus.
                                
                            
                            
                        
(
                            An.
                         R. 495. Av. J. C. 257.)   
                        
                            
                                Cn. 
                                        Cornelius Blasio.
                                
                            
                            
                        
 (a) Régulus étoit actuellement occupé  à* ensemencer son champ, lorsque les Of(*C'est ce qui lui fit donner le surnom de Serranus.)  ficiers envoyés par le Sénat vinrent lui ap prendre qu'il avoit été nommé Consul.  Heureux tems, où la pauvreté étoit ainsi  en honneur, & où l'on alloit prendre les  Consuls à la charrue! Ces mains endurcies
         aux travaux rustiques, soutenoient l'Etat,  & tailloient en piéces les nombreuses Ar mées des ennemis. Il étoit arrivé quelques prodiges sur le  Mont Albain, en plusieurs autres endroits,  & dans la ville même. Le Sénat ordonna  que l'on offrît des sacrifices, & que l'on  célébrât de nouveau les Féries Latines. Pour  cet effet on nomma un Dictateur. Le Consul Régulus (ce n'est pas le grand(Polyb. I. 25.)   Régulus) qui commandoit la Flotte Ro maine, étant abordé à Tyndaride, ville de  Sicile vis-à-vis des Iles de Lipari, & y  aiant aperçu la Flotte des Carthaginois com
        mandée par Amilcar, qui passoit sans or
            dre, part le prémier avec dix vaisseaux, & 
                            
                                34
                            
                          (
                            An.
                         R. 495. Av. J. C 257.) commande aux autres de le suivre. Les  Carthaginois voyant les ennemis partagés &  mal en ordre, les uns s'embarquant actuel lement, les autres levant l'ancre, & l'avant garde fort éloignée de ceux qui la suivoient,  ils se tournent vers cette avantgarde, l'en veloppent, & coulent à fond toutes les ga léres, excepté celle du Consul, qui cou rut grand risque: mais comme elle étoit  mieux fournie de rameurs, & plus légére,  elle se tira heureusement de ce danger. C'é toit une grande faute à l'Amiral de s'être a vancé précipitamment avec un si petit nom bre de vaisseaux, sans avoir reconnu les for ces des ennemis. Il eut le bonheur de la  réparer promtement. Les autres vaisseaux  des Romains arrivent peu de tems après.  Ils s'assemblent, & se rangent de front,  chargent les Carthaginois, prennent dix vais seaux, & en coulent huit à fond. Le reste  se retira dans les Iles de Lipari. (
                            An.
                         R. 496. Av. J. C. 256.)  
                        
                            
  
                        
                            
 Le dernier de ces Consuls étant mort en  charge, on lui substitua.
                     
                    
                            L. 
                                    
                                        Manlius Vulso.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            Q. 
                                    Cædicius.
                                
                            
                            
                        
 Le dernier de ces Consuls étant mort en  charge, on lui substitua.
                            M. 
                                    
                                        Atilius Regulus
                                     II.
                            
                            
                        
 (Célébre bataille d'Eonome gagnée sur mer par les Romains.) Quoique les Romains se fussent extrême ment fortifiés sur mer les années précéden tes, & qu'ils y eussent gagné plusieurs com bats; cependant ils ne regardoient tous les
  avantages qu'ils avoient remportés jusqu'ici(
                            An.
                         R. 496. A. J. C. 256. Polyb. I. 26. 30.)   que comme des essais & des préparatifs pour  une grande entreprise qu'ils avoient dans  l'esprit, qui étoit d'aller attaquer les Car thaginois dans leur propre pays. Il n'y a voit rien que ceux-ci craignissent davanta ge; & pour détourner un coup si dange reux, ils résolurent de donner bataille à  quelque prix que ce fût. Les préparatifs étoient terribles de part &  d'autre. La Flotte des Romains étoit de  trois cens trente vaisseaux, & portoit cent  quarante mille hommes, chaque vaisseau  ayant trois cens rameurs, & six-vingts  combattans. Celle des Carthaginois, com
    mandée par Amilcar & Hannon, avoit dix  vaisseaux de plus, & plus de monde aussi  à proportion. Je prie les Lecteurs de faire  une attention particuliére à la grandeur de  cet armement, qui doit donner une idée  toute autre qu'on ne l'a ordinairement de la
     marine des Anciens. Les Romains mouillent d'abord à Mes sine: de-là ils laissent la Sicile à leur droi te, & doublant le Cap Pachynum, ils cin glent vers (a) Ecnome, parce que leur  Armée de terre étoit aux environs. Pour les  Carthaginois, ils s'avancérent vers Lily bée, & de-là ils furent à Héraclée de  Minos. Ils se trouvérent bientôt en présen ce les uns des autres. On ne pouvoit en 
                            
                                35
                            
                          (
                            An.
                         R. 496. Av. J. C. 296.) visager deux Flottes & deux Armées si nom
    breuses, ni être témoin des mouvemens ex traordinaires qui se faisoient pour se préparer
     au combat, sans être saisi de quelque fraieur  à la vue du danger qu'alloient courir deux  des plus puissans peuples de la terre. Les Romains se tinrent prêts à accepter  le combat si on le leur présentoit, & à fai re irruption dans le pays ennemi si l'on n'y  mettoit pas obstacle. Ils choisissent dans  leurs troupes de terre ce qu'il y avoit de meil leur, & divisent toute leur Armée en quatre  parties, dont chacune avoit deux noms. La  prémiére s'appelloit la prémiére Légion &  la prémiére Escadre, & ainsi des autres, ex cepté la quatriéme, qu'on appella les Triai res, nom que l'on donnoit chez les Ro mains à la derniére ligne de l'Armée de terre. Faisant réflexion qu'ils alloient combattre  en pleine mer, & que la force des ennemis  consistoit dans la légéreté de leurs vaisseaux,  ils songérent à prendre une ordonnance qui  fût sure, & qu'on eût peine à rompre.  Pour cela les deux vaisseaux à six rangs que
     montoient les deux Consuls Régulus &
    Manlius, furent mis de front à côté l'un  de l'autre. Ils étoient suivis chacun d'une  ligne ou file de vaisseaux, dont l'une for moit la prémiére Escadre, & l'autre la se conde. Les bâtimens de chaque ligne s'é cartoient, & élargissoient l'intervalle du
     milieu à mesure qu'ils se rangeoient, & te noient leurs proues tournées en dehors. Les  deux prémiéres Escadres ainsi rangées for-
  moient les deux côtés d'un triangle aigu.(
                            An.
                         R. 496. Av. J. C. 256.)   L'espace du milieu étoit vuide. La troisié me Escadre faisoit la base du triangle, s'é tendant en large depuis le bout de la pré miére Escadre jusqu'à celui de la seconde.  Ainsi l'ordre de bataille avoit la figure d'un  triangle. Cette troisiéme Escadre remor quoit les vaisseaux de charge placés derriére  elle sur une longue ligne. Enfin la quatrié me Escadre, ou les Triaires, venoit après,  tellement rangée, qu'elle débordoit des deux  côtés la ligne qui la précédoit. Cet ordre de bataille, propre dans son
     tout au mouvement & à l'action, & en  même tems très difficile à rompre, étoit  tout-à-fait extraordinaire, & peut-être sans  exemple, mais sans doute fondé sur de bon nes raisons, dont des personnes habiles dans  la marine pourroient rendre compte, mais  qui passent mon intelligence. Je me con tente, pour aider le Lecteur à le concevoir  plus aisément, d'en exposer ici à ses yeux  l'image. Pendant que tout se préparoit de la sorte,  les Généraux des Carthaginois exhortérent  leurs soldats, „leur faisant entendre fort  succinctement qu'en gagnant la bataille,  ils n'auront de guerre à soutenir que dans  la Sicile; au-lieu que s'ils la perdent, ce  sera pour défendre leur propre patrie &  ce qu'ils ont au monde de plus cher,  qu'ils seront obligés de combattre.„ Ils  ordonnérent ensuite de monter dans les vais seaux, & de se préparer au combat: ce que
 (
                            An
                         R. 496. Av. J. C. 256.) les soldats exécutérent avec joie & promti tude, extrêmement animés par les puissans  motifs qu'on venoit de leur mettre devant  les yeux en peu de mots, & faisant paroître
     un courage & une confiance capables d'in
        timider les ennemis. Les Généraux Carthaginois se réglant &  prenant leur parti sur l'arrangement de la  Flotte Romaine, partagent la leur en trois  Escadres, rangées sur une même ligne, sa voir le centre & les deux ailes. Ils étendent  en pleine mer l'aile droite, en l'éloignant  un peu du centre, comme pour envelopper  les ennemis, & tournent les proues vers  eux. Ils joignent à l'aile gauche une qua triéme Escadre, rangée en courbure, tirant
     vers la terre. Hannon, ce Général qui avoit  eu du dessous au siége d'Agrigente, com mandoit l'aile droite, & avoit avec soi les  vaisseaux & les galéres les plus propres par
     leur légéreté à envelopper les ennemis. Amil
        car, qui avoit déja commandé à Tyndari de, s'étoit réservé le centre & la gauche.  Il se servit, pendant la bataille, d'un stra tagême, qui auroit pu causer la perte des  Romains, si les ennemis en eussent fait l'usage  qu'ils devoient. Comme l'Armée Cartha ginoise étoit rangée sur une simple ligne,  qui par cette raison paroissoit facile à être  enfoncée, les Romains commencent par  l'attaque du centre. Alors, pour desunir  leur Armée, le centre des Carthaginois re çoit ordre de faire retraite. Il fuit en ef fet, & les Romains, se laissant emporter à
                        
                          leur courage, poursuivent avec une ardeur(An. R. 496. Av. J. C. 256.)   téméraire les fuyards. La prémiére & la  seconde Escadre, par cette manœuvre, s'é loignoient de la troisiéme qui remorquoit  les vaisseaux, & de la quatriéme où étoient  les Triaires destinés à les soutenir. Quand  elles furent à une certaine distance, alors du
     vaisseau d'Amilcar s'éléve un signal, &  aussitôt les fuyards tournant face fondent a vec force sur les vaisseaux qui les poursui voient. Le combat s'étant engagé vive ment de part & d'autre, les Carthaginois  l'emportoient sur les Romains par la légé reté de leurs vaisseaux, par l'adresse & la  facilité qu'ils avoient tantôt à approcher,  tantôt à reculer: mais la vigueur des Ro mains dans la mêlée, leurs corbeaux pour  accrocher les vaisseaux ennemis, la présence  des Généraux qui combattoient à leur tête,  & sous les yeux desquels ils bruloient de se  signaler, ne leur inspiroient pas moins  de confiance qu'en avoient les Car thaginois. Tel étoit le choc de ce côté-  là. En même tems Hannon, qui comman doit l'aile droite, & qui au commencement  du combat l'avoit tenue à quelque distance  du reste de l'Armée, s'avançant en pleine  mer, vient tomber en queue sur les vais seaux des Triaires, & y jette le trouble &  la confusion. D'un autre côté, les Car thaginois de l'aile gauche qui étoient proche  de la terre en courbure, changent de situa tion, se rangent de front tenant leurs proues
 (An. R. 496. Av. J. C. 256.) opposées à l'ennemi, & fondent sur la troi siéme Escadre, dont les galéres étoient at tachées aux vaisseaux de charge pour les re morquer. Ceux-ci lâchent aussitôt leurs  cordes, & en viennent aux mains. Ainsi  toute cette bataille étoit divisée en trois par ties, qui faisoient autant de combats fort é loignés l'un de l'autre. L'avantage fut long tems égal & balancé de part & d'autre.
         Mais enfin l'Escadre que commandoit A
            milcar ne pouvant plus résister, fut mise en
         fuite, & Manlius attacha à ses vaisseaux
         ceux qu'il avoit pris. Régulus vient au se cours des Triaires & des vaisseaux de char ge, menant avec lui les bâtimens de la se conde Escadre qui n'avoient rien souffert.  Pendant qu'il est aux mains avec la Flotte
         de Hannon, les Triaires qui étoient prêts  de se rendre reprennent courage, & re tournent à la charge avec vigueur. Les  Carthaginois attaqués devant & derriére,  embarrassés & enveloppés par le nouveau  secours, pliérent, & prirent la fuite. Sur ces entrefaites Manlius revient, &  aperçoit la troisiéme Escadre aculée contre  le rivage par les Carthaginois de l'aile gau che. Les vaisseaux de charge & les Triai
        res étant en sureté, ils se joignent, Régu
            lus & lui, pour courir la tirer du danger  où elle étoit. Car elle soutenoit une espéce  de siége, & elle auroit été immanquable ment défaite, si les Carthaginois, par la  crainte de l'abordage & du combat de pié  ferme, ne se fussent contentés de la resser-
  rer contre la terre. Les Consuls arrivent,(An. R. 496. Av. J. C. 256.)   entourent les Carthaginois, & leur enlé vent cinquante vaisseaux avec tout l'équi page. Quelques-uns ayant viré vers la  terre, trouvérent leur salut dans la fuite.  Telle fut l'issue de tous les combats parti culiers, d'où résulta pour les Romains l'a vantage général de toute l'action, & une  victoire complette. Pour vingt-quatre de  leurs vaisseaux qui périrent, il en périt plus  de trente du côté des Carthaginois. Nul  vaisseau des Romains ne tomba en la puis sance de leurs ennemis, & ceux-ci en per dirent soixante-quatre. Le fruit de cette victoire fut, comme(Polyb. I. 30. Zonar. VIII. 390.)   l'avoient projetté les Romains, de faire voi le en Afrique, après avoir radoubé les  vaisseaux, & les avoir fournis de toutes les  munitions nécessaires pour soutenir une lon
    gue guerre dans un pays étranger. Les Gé néraux Carthaginois voyant bien qu'ils ne  pouvoient pas empêcher le passage, au roient souhaité au moins le retarder de quel ques semaines, pour donner à Carthage le  tems de se mettre en état de défense, ou  de leur envoyer les secours qu'ils attendoient.  Il s'agissoit de faire des propositions de paix
     aux Consuls. Amilcar n'osa pas y aller en  personne, de peur que les Romains ne  l'arrêtassent peut-être, en represailles du
     Consul Cornélius Asina, surpris cinq ans  auparavant par perfidie, & envoyé à Car
    thage chargé de chaînes. Hannon fut plus  hardi. Il s'aboucha avec les Consuls, &
 (An. R. 496. Av. J. C. 256.) déclara qu'il étoit venu pour traiter de paix  avec eux, & faire, s'il étoit possible, une  bonne alliance entre les deux peuples. Il  entendit cependant autour des Consuls un  bruit sourd de quelques Romains, qui rap
    pelloient en effet l'exemple de Cornélius,  & disoient qu'il en faudroit user ici de mê
    me. Si vous le faites, dit Hannon, alors  vous ne vaudrez pas mieux que les Afri cains. Les Consuls imposérent silence à
     leurs gens; & adressant la parole à Han
        non: Ne craignez rien, lui dirent-ils: La  (a) bonne foi de Rome vous met en toute  sureté. Ils n'entrérent point en conféren ce avec lui au sujet d'un accommodement.  Ils sentoient bien dans quelle vue il étoit  venu. Et d'ailleurs l'espérance des grands  succès qu'ils se promettoient, leur faisoit  préférer la guerre à la paix. (Florus. II. 2.) Quelques jours après les Consuls partirent  avec la Flotte. Ce ne fut point sans une  extrême répugnance de la part de quelques  soldats, & même de quelques Officiers, à  qui le nom seul de mer, de longue navi
    gation, de rivage ennemi faisoit peur. Man nius Tribun de Légion se distingua entre  tous les autres, & porta les plaintes & le
     murmure jusqu'au refus d'obéir. Régulus,  qui étoit homme ferme & d'autorité, en  lui montrant les verges & les haches que  portoit le Licteur, lui dit d'un ton mana-
    
                            
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                           çant qu'il sauroit bien se faire obéir. Une(An. R. 496. Av. J. C. 256.)   crainte (a) en étoufa une autre, & la me nace d'une mort présente le rendit hardi na vigateur. Le voyage fut heureux, & ne fut traver(Les deux Consuls passent en Afrique, se rendent maitres de Clypéa, & ravagent tout le pays. Polyb. I. 30, 31.)  sé ni par aucune tempête, ni par aucune
     mauvaise rencontre. Les prémiers navires  abordérent au promontoire (b) d'Hermée,  qui s'élevant du glofe de Carthage s'avance  dans la mer du côté de Sicile. Ils attendi rent là les bâtimens qui les suivoient; &  après avoir assemblé toute leur Flotte, ils  rangérent la côte jusqu'à Aspis, nommée  autrement (c) Clypéa. Ils y débarquérent,  & ayant tiré leurs vaisseaux sur la terre, ils  les couvrirent d'un fossé & d'un retranche ment; & sur le refus que firent les habitans  d'ouvrir les portes de leur ville, ils y mi rent le siége. On conçoit aisément quel trouble & quel  mouvement l'arrivée des Romains causa par mi les Carthaginois. Dès le moment qu'ils  apprirent la perte de la bataille d'Ecnome,  l'allarme devint générale dans tout le pays.  Persuadés que les Consuls, enflés d'un suc cès si heureux, &, à ce qui sembloit, si  inespéré, ne manqueroient pas d'ame ner d'abord leurs troupes victorieuses 
                            
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                          (An R. 496. Av. J. C. 256.) devant Carthage, quand ce ne seroit que  pour lui insulter; ils étoient dans des tran ses continuelles, & s'attendoient à chaque  instant à voir devant leur porte l'Armée en nemie. Quand ils virent qu'ils avoient pris  un autre parti, ils commencérent un peu à  respirer; & profitérent de cette espéce de  repos qu'on leur laissoit, pour prendre toutes  les précautions possibles contre un si terrible  ennemi. Les Consuls de leur côté, dès qu'ils se  furent rendus maitres de Clypéa, y établi rent leur place d'armes après l'avoir bien  fortifiée: puis ils dépêchérent des couriers  à Rome, pour donner avis de leur heureux  débarquement, & pour recevoir les ordres  du Sénat sur ce qu'ils auroient à faire dans  la suite. Cependant ils se répandirent dans  le plat-pays, y firent un dégât épouvanta ble, emmenérent un grand nombre de  troupeaux, & enlevérent vingt mille pri sonniers. Ils trouvérent une contrée grasse  & fertile, qui depuis l'irruption d'Agatho cle, c'est-à-dire depuis plus de cinquan te ans, n'avoit point senti le fer enne mi. (Régulus demeure en Afrique en qualité de Procon sul: son Collégue retourne à Rome.) Le courier étant revenu de Rome, ap porta les ordres du Sénat, qui avoit jugé à
     propos de continuer à Régulus sous la qua lité de Proconsul le commandement des Ar mées de l'Afrique, & de rappeller son Col légue avec une grande partie de la Flotte  & des troupes, ne laissant à Régulus que  quarante vaisseaux, quinze mille hommes
  de pié, & cinq cens chevaux. On pou(
                            An.
                         R. 496. Av. J. C. 256.)  voit avoir besoin d'une partie de la Flotte  pour conserver les conquêtes de la Sicile:  mais c'étoit renoncer visiblement au fruit  que l'on pouvoit attendre de la descente en  Afrique, que de réduire les forces du Con sul à un si petit nombre de vaisseaux & de  troupes. Manlius, prévenant le tems de l'hiver,  partit avec ce qui restoit de la Flotte & de  l'Armée. Zonare raporte que ce Consul
         emmena plusieurs citoyens Romains pris  par les Carthaginois dans les années précé dentes, & délivrés par lui d'esclavage. Peut-  être Cornélius Asina, que nous reverrons  Consul dans peu, fut-il de ce nombre.  Manlius de retour à Rome avec un grand  butin, y fut très bien reçu, & on lui ac
        corda l'honneur du triomphe naval.
                            
                                Serv. Fulvius Pætinus Nobilior.
                            
                            
                        
(An. R. 497. Av. J. C. 255. Régulus demande qu'on lui envoie un successeur.)   
                        
                            M. 
                                    Æmilius Paulus.
                                
                            
                            
                        
 J'ai déja dit que le Sénat n'avoit pas
     jugé à propos de rappeller Régulus d'Afri que, & d'interrompre le cours de ses vic toires, mais qu'il lui avoit continué le  commandement des Armées. Personne ne  fut autant affligé de ce Decret, que celui  à qui il étoit si glorieux. Il écrivit au Sé nat pour s'en plaindre, & pour demander  qu'on lui envoyât un successeur. Une de  ses raisons étoit, qu'un homme de journée pro fitant de l'occasion de la mort de son Fer
                         (An. R. 497. Av. J. C. 255.) mier, qui cultivoit son petit champ composé  de sept arpens, s'étoit enfui après avoir en levé tout son équipage rustique: Que sa pré sence étoit donc nécessaire, de peur que si son  champ venoit à n'être plus cultivé, il n'eût  point de quoi nourrir sa femme & ses en fans. Le Sénat ordonna que le champ se roit cultivé aux dépens du public, qu'on ra chetteroit les instrumens du labour qui a voient été volés, & que la République se  chargeroit aussi de la nourriture & de l'en
    tretien de la femme & des enfans de Régu
        lus. Ainsi (a) le Peuple Romain se cons
    titua en quelque sorte le Fermier de Régu
        lus. Voila (b) ce que couta au Trésor
     public un si rare exemple de vertu, qui fe
    ra honneur à Rome pendant la durée de  tous les siécles. Quelle étonnante simplicité dans ce vain queur des Carthaginois! Quelqu'un ne dira-  t-il point, quelle rusticité? Mais quelle
     noblesse & quelle grandeur d'ame! Je ne  sai où l'on doit plus l'admirer: ou à la tête
     des Armées, vainquant les ennemis de l'E
        tat; ou à la tête de ses compagnons de tra vail, cultivant son petit champ. On voit  ici combien le vrai mérite est supérieur aux
     richesses. La gloire de Régulus subsiste enco re; car qui peut lui refuser son estime? Le 
                            
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                           bien de ces gros riches périt avec eux, &(An. R. 497. Av. J. C. 255. Polyb. I. 31.)   souvent même avant eux. Les Carthaginois cependant avoient établi  deux Chefs dans la ville, Asdrubal fils  d'Hannon, & Bostar; & avoient fait re
    venir de Sicile Amilcar, qui avoit amené  avec lui cinq mille hommes d'infanterie, &  cinq cens chevaux. Ces trois Généraux,  après avoir délibéré ensemble sur l'état pré sent des affaires, conclurent tous unanime ment qu'il ne faloit point tenir les troupes  renfermées dans la ville comme on avoit fait
     jusqu'ici, ni laisser aux Romains la liberté  de ravager impunément tout le pays. Ainsi  l'on mit l'Armée en campagne. Pour Régulus, il ne laissoit pas la sienne(Combat contre le Serpent de Bagrada. Val. Max. I. 8.)   en repos. Allant toujours de proche en pro che, il ruïnoit tout ce qui se rencontroit  sur son passage. Etant arrivé en un lieu  par où passe le fleuve* Bagrada, il y trou
        va, s'il en faut croire les Historiens, un  ennemi d'un genre tout nouveau, auquel il  ne s'attendoit point, & de qui toute son  Armée eut beaucoup à souffrir: c'étoit un  serpent d'une grandeur monstrueuse. Quand  les soldats approchoient de la riviére pour  y faire de l'eau, il se lançoit sur eux, les
         écrasoit du poids de son corps, ou les étou foit dans les replis de sa queue, ou les fai soit périr par le souffle empesté de sa gueu le. Les dures écailles de sa peau le rendoi ent invulnérable à tous les traits & à tou tes les armes. Il falut dresser contre lui des 
                            
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                          (An. R. 497. Av. J. C. 255.) balistes & des catapultes, & l'attaquer en  forme comme une Citadelle. Enfin, après  bien des coups inutiles, une grosse & énor me pierre, lancée avec une roideur extrême,  lui brisa l'épine du dos, & le coucha par  terre. On eut bien de la peine à l'achever,  tant les soldats craignoient d'approcher d'un  ennemi encore formidable, quoique dans le
         sein presque de la mort. Régulus en en voya les dépouilles à Rome, c'est-à-dire sa (Plin. VIII.) peau, longue de six-vingts piés. Elle fut
         suspendue dans un Temple, où Pline le Na turaliste dit qu'on la voyoit encore du tems  de la guerre de Numance. (Bataille gagnée par Régulus. Polyb. I. 31.) De Bagrada Régulus s'avança vers* A dis, une des plus fortes places du pays, &  en forma le siége. Les Carthaginois mar chérent aussitôt au secours de cette place.  Ils se postérent sur une colline qui comman doit le camp des Romains, & d'où ils pou voient fort les incommoder, mais dont la  situation rendoit inutile une partie de leur  Armée. Car la principale force des Cartha ginois consistoit dans la cavalerie & les é léphans, qui ne sont d'usage que dans les
         plaines. Régulus ne leur laissa pas le tems  d'y descendre: & pour profiter de la faute  essentielle des Généraux Carthaginois, il les  attaqua dans ce poste, & après une foible  résistance de leur part, leurs propres élé phans les aiant plus incommodés que les  ennemis mêmes, il les mit en déroute. La 
                            
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                           plaine mit en sureté la cavalerie & les élé(An. R. 497. Av. J. C. 255.)  phans. Les vainqueurs, après avoir pour suivi quelque tems l'infanterie, revinrent  piller le camp. Il y eut dans cette action  dix-sept mille morts du côté des Carthagi nois, cinq mille prisonniers avec douze  éléphans. La nouvelle de cette victoire,  qui se répandit bientôt par-tout, gagna aux  Romains non seulement les contrées voisi nes, mais des peuples fort éloignés, & en  peu de jours près de quatre-vingts villes ou
         bourgs se rendirent à eux. Régulus, peu(Prise de Tunis.)   de tems après, se rendit maitre de Tunis,  place importante, & qui l'approchoit fort de  Carthage, dont elle n'étoit éloignée que de  douze ou quinze milles, c'est-à-dire de quatre  ou cinq lieues. L'allarme fut extrême parmi les ennemis.(Dures conditions de paix que Régu lus offre aux Car thaginois. Ils les re fusent. Polyb. I. 31.)   Tout leur avoit mal réussi jusques-là. Ils  avoient été battus par terre & par mer.  Plus de deux cens places s'étoient rendues  au Vainqueur. Les Numides faisoient encore  plus de ravages dans la campagne que les  Romains. Ils s'attendoient à chaque mo ment à se voir assiégés dans la capitale.  Les paysans s'y réfugiant de tous côtés avec  leurs femmes & leurs enfans pour y cher cher leur sureté, augmentérent le trouble,
         & firent craindre la famine en cas de sié ge. Les Carthaginois, se voyant sans espé(Zonar. VIII. 391.)  rance & sans ressource, députèrent les  principaux de leur Sénat au Général Ro
    main pour demander la paix. Régulus,
 (An. R. 497. Av. J. C. 255.) dans la crainte qu'un successeur ne vînt lui  enlever la gloire de ses heureux succès, &  d'ailleurs se voyant hors d'état, avec le peu  de troupes qu'on lui avoit laissées, d'entre prendre le siége de Carthage, qui étoit le  seul moyen de terminer entiérement la guer re en Afrique, ne refusa pas d'entrer en (Polyb.) négociation. Il fit quelques propositions de  paix aux vaincus: mais elles leur parurent  si dures, qu'ils ne purent y prêter l'oreille.  Ces conditions étoient: „Qu'ils céderoi ent aux Romains la Sicile & la Sardai gne entiéres; qu'ils leur rendroient gra tuitement leurs prisonniers; qu'ils rachet teroient les leurs pour le prix dont on  conviendroit; qu'ils restitueroient tous  les frais de la guerre; & qu'ils payeroi ent un tribut annuel.“{??} On y ajoutoit  encore d'autres conditions non moins fâ cheuses: „Qu'ils regarderoient comme a mis & ennemis tous ceux qui le seroient  des Romains; qu'ils ne feroient point u sage de vaisseaux longs; qu'ils ne pour roient mettre en mer qu'un seul vaisseau  de guerre; qu'ils fourniroient aux Ro mains, toutes les fois qu'ils en seroient  requis, cinquante galéres à trois rangs  de rames tout équipées.“ Comme il étoit  persuadé que les Carthaginois étoient aux  abois, il ne rabatit rien de ces conditions,  quelque instance que lui en fissent les Dé putés; & par un éblouissement que cau sent presque toujours les succès grands &  inopinés, il les traita avec hauteur, préten-
  dant qu'ils devoient regarder comme une(An. R. 497. Av. J. C. 255.)  grace tout ce qu'il leur laissoit, & ajoutant  avec une sorte d'insulte, Qu'il faut ou savoir  vaincre, ou savoir se soumettre au Vain queur. Un traitement si dur & si fier ré volta les Carthaginois, & ils prirent la ré solution de périr plutôt les armes à la main,  que de rien faire qui fût indigne de la gran deur de Carthage. Réduits à cette fatale extrémité, il leur(L'arrivée de Xan thippe La cédémo nien rend le courage & la confi ance aux Carthagi nois.)   arriva fort à propos de Gréce un renfort de  troupes auxiliaires, parmi lesquelles se trou
        voit Xanthippe Lacédémonien, élevé dans la
         discipline de Sparte, & qui avoit appris l'art
             militaire dans cette excellente école. Quand  il se fut fait raconter toutes les circonstances  de la derniére bataille, qu'il eut vu claire ment pourquoi on l'avoit perdue, qu'il eut  connu par lui-même en quoi consistoient les  principales forces de Carthage, il dit haute ment, & le répéta souvent dans les conver sations qu'il eut avec les autres Officiers, que  si les Carthaginois avoient été vaincus, ils ne  devoient s'en prendre qu'à l'incapacité de leurs  Généraux, qui n'avoient pas su faire usage  des forces & des avantages qu'ils avoient  entre leurs mains. Ces discours furent ra portés au Conseil public. On en fut frapé.  On le pria de vouloir bien s'y rendre. Il  appuya son sentiment de raisons si fortes &  si convaincantes, qu'il rendit palpables à  tout le monde les fautes qu'avoient commis  les Généraux; & il fit voir aussi claire ment, qu'en gardant une conduite oppoiée
 (An. R. 497. Av. J. C. 255.) on pouvoit, non seulement mettre le pays  en sureté, mais en chasser l'ennemi. Un tel discours fit renaître dans les es prits le courage & l'espérance. On le pria,  & on le força en quelque sorte; car il se  rendit longtems difficile, d'accepter le com mandement de l'Armée. Quand on vit,  dans les exercices qu'il fit faire aux trou pes tout près de la ville, la maniére dont  il s'y prenoit pour les ranger en bataille,  pour les faire avancer ou reculer au pré
    mier signal, pour les faire défiler avec or
        dre & promtitude, en un mot pour leur  faire faire toutes les évolutions & tous les
    mouvemens que demande l'art militaire; on  fut tout étonné, & l'on avoua que tout  ce que Carthage jusques-là avoit eu de plus  habiles Commandans, n'étoient que des  ignorans en comparaison de celui-ci. Officiers & soldats, tout étoit dans l'ad miration; &, ce qui est bien rare, la ja
    lousie ne vint point à la traverse, la crain
        te du danger présent & l'amour de la pa
    trie étoufant sans doute dans les esprits tout  autre sentiment. A la morne consternation  qui s'étoit répandue dans les troupes, suc cédérent tout-d'un-coup la joie & l'allegres se. Elles demandoient à grands cris & a vec empressement qu'on les menât droit à  l'ennemi, assurées, disoient-elles, de vain cre sous leur nouveau Chef, & d'effacer
     la honte de leurs défaites passées. Xanthip
        pe ne laissa pas refroidir cette ardeur. La  vue de l'ennemi ne fit que l'augmenter.
  Lorsqu'il n'en fut plus éloigné que de dou(An. R. 497. Av. J. C. 255.)  ze cens pas, il crut devoir tenir Conseil  de guerre, pour faire honneur aux Officiers  Carthaginois en les consultant. Tous, d'un  consentement unanime, s'en raportérent u niquement à son avis, & promirent de le  bien seconder. La bataille fut donc résolue  pour le lendemain. L'Armée des Carthaginois étoit compo(Régulus battu dans un combat par Xan thippe, est fait pri sonnier.)  sée de douze mille hommes de pié, de  quatre mille chevaux, & d'environ cent  éléphans. Celle des Romains, autant que  l'on peut conjecturer par ce qui précéde,
         (car Polybe ne le marque point ici) avoit  quinze mille hommes de pié, & trois cens  chevaux. Il est beau de voir aux prises deux Ar mées peu nombreuses comme celles-ci,  mais composées de braves soldats, & com mandées par d'habiles Généraux. Dans ces  actions tumultueuses, où l'on compte des  deux ou trois cens mille combattans, il ne  se peut qu'il n'y ait beaucoup de confusion;
     & il est difficile, à travers mille événemens  où le hazard pour l'ordinaire semble avoir  plus de part que le conseil, de démêler le  vrai mérite des Commandans, & les véri tables causes de la victoire. Ici rien n'é
    chape à la curiosité du Lecteur, qui en visage clairement l'ordonnance des deux Ar mées, qui croit presque entendre les ordres  que donnent les Généraux, qui suit tous  les mouvemens & toutes les démarches des  troupes, qui touche, pour ainsi dire, au
 (An. R. 497. Av. J. C 255.) doigt & à l'œil toutes les fautes qui se font  de part & d'autre, & qui par là est en état  de juger certainement à quoi l'on doit attri buer le gain & la perte de la bataille. Le  succès de celle-ci, quoiqu'elle paroisse peu  considérable par le petit nombre des com
    battans, devoit décider du sort de Cartha ge. Voici quelle étoit la disposition des deux
     Armées. Xanthippe mit à la tête ses élé phans sur une même ligne. Derriére, à quel que distance, il rangea en phalange qui ne  faisoit qu'un même corps, l'infanterie com posée de Carthaginois. La cavalerie fut  placée sur les deux ailes. Pour les troupes  étrangéres qui étoient à leur solde, les unes  armées pesamment furent mises à la droite  entre la phalange & la cavalerie; & les  autres, composées de soldats armés à la lé gére, furent rangées par pelotons sur l'une  & l'autre aile avec la cavalerie. Du côté des Romains, comme ce qui
     les épouvantoit les plus étoient les éléphans,
    Régulus, pour remédier à cet inconvénient,  distribua les troupes armées à la légére sur  une prémiére ligne. Après elles il plaça les  cohortes les unes derriére les autres, & mit  sa cavalerie sur les deux ailes. En donnant  ainsi au corps de bataille moins de front &  plus de profondeur, il prenoit à la vérité de
     justes mesures contre les éléphans, (dit  Po
        lybe) mais il ne remédioit point à l'inégalité  de la cavalerie, qui, du côté des Enne mis, étoit beaucoup supérieure à la sienne. Il ne faut pas être fort habile dans la Scien(
                            An.
                         R. 497. Av. J. C. 255.)  ce militaire, pour voir que les Carthaginois  aiant quatre mille chevaux, & les Romains  n'en aiant en tout que trois cens, le Géné ral Romain devoit éviter les plaines, &  prendre des postes où la cavalerie des enne mis ne pût point agir, & leur devînt inuti le: ce qui étoit ôter, en quelque sorte, aux  Carthaginois la partie de leurs troupes sur
         laquelle ils comptoient le plus. Régulus sa voit lui-même, que c'étoit par une pareille  faute, quoique dans un genre opposé, que  les Carthaginois avoient perdu la bataille  précédente, c'est-à-dire pour avoir choisi  un poste où ils ne pouvoient faire aucun u sage de leur cavalerie, ni de leurs éléphans.  Il faut l'avouer: l'éclat d'une victoire si bril lante l'avoit ébloui. Il se crut invincible,  dans quelque lieu que se donnât le com bat. Les deux Armées rangées comme je l'ai
     marqué, n'attendoient que le signal. Xan
        thippe donna ordre à ses soldats armés à la  légére, après qu'ils auroient fait leur déchar ge & lancé leurs traits, de se retirer dans  les vuides des corps de troupes qui étoient  derriére eux, & pendant que l'ennemi se roit aux prises avec la phalange Carthagi noise, de sortir de côté, & de l'attaquer  en flanc. Le combat commença par les éléphans,
     que Xanthippe fit avancer pour enfoncer
     les rangs des ennemis. Ceux-ci, pour ef
        frayer ces animaux, jettent de grands cris,
 (
                            An.
                         R. 497. Av. J. C. 255.) & font un grand bruit avec leurs armes.  La cavalerie Carthaginoise donne en même  tems contre celle des Romains, qui ne tint  pas longtems, étant infiniment inférieure à  l'autre. L'infanterie Romaine qui étoit du  côté gauche, soit pour éviter le choc des  éléphans, soit parce qu'elle espéroit avoir  meilleur marché des soldats étrangers qui  faisoient la droite dans l'infanterie ennemie,  l'attaque, la renverse, & la poursuit jusqu'au  camp. De ceux qui étoient opposés aux  éléphans, les prémiers furent foulés aux  piés & écrasés, en se défendant vaillamment:  le reste du corps de bataille fit ferme quel que tems à cause de sa profondeur. Mais  lorsque les derniers rangs, enveloppés par la  cavalerie & par les armés à la légére, fu rent contraints de tourner face pour faire  tête aux ennemis, & que ceux qui avoient  forcé le passage au travers des éléphans,  rencontrérent la phalange des Carthaginois  qui n'avoit point encore chargé, & qui
     étoit en bon ordre, les Romains furent  mis en déroute de tous côtés, & entiére ment défaits. La plupart furent écrasés sous  le poids énorme des éléphans: le reste, sans  sortir de ses rangs, fut criblé par les traits  des armés à la légére, & accablé par la  cavalerie. Il n'y en eut qu'un petit nom bre qui prit la fuite: mais, comme c'étoit  dans un plat-pays, les éléphans & la ca valerie Numide en tuérent une grande par tie. Cinq cens, ou environ, furent faits pri
    sonniers avec Régulus. Les Carthaginois, après avoir dépouillé(An. R. 497. Av. J. C. 255.)   les morts, rentrérent triomphans dans Car thage, faisant marcher devant eux le Géné ral des Romains, & cinq cens prisonniers.  Leur joie fut d'autant plus grande, que quel ques jours auparavant ils s'étoient vus à  deux doigts de leur perte. A peine pouvoi ent-ils croire ce qu'ils voyoient de leurs  yeux. Hommes & femmes, jeunes gens  & vieillards, tous se répandirent dans les
     temples pour rendre aux Dieux de vives ac tions de graces; & ce ne furent, pendant  plusieurs jours, que festins & réjouissances.
    Régulus fut enfermé dans un cachot, où il  resta pendant cinq ou six ans, & où il eut  beaucoup à souffrir de la cruauté des Car thaginois. Nous voyons le Général Romain  battu & pris: mais sa prison le rendra plus  illustre que ses victoires. Xanthippe, qui avoit eu tant de part à(Xanthippe se retire.)   cet heureux changement, prit le sage parti  de se retirer bientôt après & de disparoître,  de peur que sa gloire, jusques-là pure & en tiére, après ce prémier éclat éblouissant  qu'elle avoit jetté, ne s'amortît peu à peu, & ne
         le mît en bute aux traits de l'envie & de la ca lomnie, toujours dangereux, mais encore  plus dans un pays étranger, où l'on se trou ve seul, sans amis, & destitué de tout secours. Polybe dit qu'on racontoit autrement le
         départ de Xanthippe, & promet de l'expo ser ailleurs: mais cet endroit n'est pas parve
        nu jusqu'à nous. On lit dans Appien, que(De Bell. Pun. pag. 3.)   les Carthaginois, piqués d'une basse & noire
 (An. R. 497. Av. J. C. 255.) jalousie de la gloire de Xanthippe, & ne  pouvant soutenir l'idée d'être redevables de  leur salut à un étranger, sous prétexte de le  reconduire par honneur dans sa patrie avec  une nombreuse escorte de vaisseaux, don nérent ordre sous main à ceux qui les con duisoient, de faire périr en chemin le Géné ral Lacédémonien, & tous ceux qui l'ac compagnoient: comme s'ils avoient pu en sevelir avec lui dans les eaux, & le souvenir  du service qu'il leur avoit rendu, & l'hor reur du crime qu'ils commettoient à son é gard. Une telle noirceur ne me paroit pas  croyable, même dans des Carthaginois. (Réflexions de Polybe sur ce grand évé nement.) Cette bataille, dit Polybe, quoique moins  considérable que beaucoup d'autres, peut  nous donner de salutaires instructions; &  c'est, ajoute-t-il, le solide fruit de l'His toire. Voilà le maitre que je tâche de suivre. Prémiérement, doit-on beaucoup comp
    ter sur son bonheur, après ce qui arrive ici
     à Régulus? Fier de sa victoire, & inexora ble à l'égard des vaincus, à peine daigne-  t-il les écouter: & lui-même bientôt après
     il tombe entre leurs mains. Annibal fera
     faire la même réflexion à Scipion, lorsqu'il  l'exhortera à ne se pas laisser éblouir par
     l'heureux succès de ses armes. (a) 
                            Régulus, 
                            
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                           lui dira-t-il, auroit été un des plus rares mo(An. R. 497. Av. J. C. 255.)  déles de courage & de bonheur qu'il y ait ja mais eu, si, après la victoire qu'il remporta  dans le même pays où nous sommes, il avoit  voulu accorder à nos péres la paix qu'ils lui  demandoient. Mais, pour n'avoir pas su  mettre un frein à son ambition, & ne s'ê tre pas contenu dans de justes bornes, plus  son élevation étoit grande, plus sa chute fut  honteuse. En second lieu, on reconnoit bien ici la
     vérité de ce que dit Euripide, Qu'un (a)
    sage conseil vaut mieux que mille bras. Un  seul homme, dans cette occasion, change  toute la face des affaires. D'un côté il met  en fuite des troupes qui paroissoient invinci bles; de l'autre, il rend le courage à une  ville & à une Armée qu'il avoit trouvées  dans la consternation & dans le deses poir. Voilà, remarque Polybe, l'usage qu'il faut  faire de ses lectures. Car, y aiant deux  voies de profiter & d'apprendre; l'une par
         sa propre expérience, & l'autre par celle  d'autrui; il est bien plus sage & bien plus  utile de s'instruire par les fautes des autres,  que par les siennes. La nouvelle de la défaite & de la prise de(On con struit une nouvelle Flotte à Rome.)  Régulus causa une grande allarme à Rome,  & fit craindre que les Carthaginois, enflés  de leur victoire, & irrités des maux qu'ils  avoient soufferts, ne songeassent à venir 
                            
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                          (An. R. 497. Av. J. C. 255.) s'en venger sur Rome même, & n'entre
    prissent de faire sentir à l'Italie les mêmes  ravages que l'Afrique venoit d'éprouver.  C'est pourquoi le Sénat ordonna aux Con suls de pourvoir d'abord à la sureté du pays,  en y laissant les troupes nécessaires pour sa  défense; de travailler à la construction d'u ne Flotte considérable; de partir au plutôt  pour la Sicile; & de passer même en A frique s'ils le jugeoient à propos, pour don ner de l'occupation aux ennemis dans leur  propre pays. (Les Car thaginois lévent le siége de Clypéa. Polyb. I. 37.) Les Carthaginois ne songérent d'abord  qu'à pacifier l'Afrique, à réduire par la  douceur ou par la force les peuples qui s'é toient révoltés, à recouvrer les villes dont  les Romains s'étoient rendu maitres. Clypéa  étoit la plus considérable. La garnison que  les Romains y avoient laissée, fit une vi goureuse défense, & tint longtems en haleine  l'Armée des Carthaginois: desorte que,  lorsqu'ils eurent appris les préparatifs extra ordinaires qu'on faisoit en Italie pour mettre  en mer une Flotte, ils levérent le siége, pour  ne plus s'occuper qu'à en équiper une de leur  côté, capable de disputer aux Romains l'en trée en Afrique. (Les Con suls pas sent en A frique a vec une nombreu se Flotte. Après le gain de) Les Consuls avoient fait une si grande  diligence, qu'au commencement de l'été il  se trouva trois cens cinquante galéres par faitement équipées, & prêtes à se mettre en  mer. Ils partirent sans perdre de tems, a bordérent d'abord en Sicile où ils laissérent  de bonnes garnisons dans les villes qui en
  avoient besoin, & en partirent aussitôt pour(
                            An.
                         R. 497. Av. J. C. 255. deux ba tailles, ils se re mettent en mer pour re tourner en Italie.)   l'Afrique. Une rude tempête les poussa vers  l'Ile Cossura, située entre l'Afrique & la Si cile vis-à-vis le promontoire de Lilybée. Ils  y firent une descente, ravagérent tout le  plat-pays, & prirent la ville capitale, qui  portoit le nom même de l'Ile. De-là ils  gagnérent le promontoire d'Hermée, près  duquel est située la ville de Clypéa, où la  Flotte Carthaginoise vint à leur rencontre. Il  s'y donna un rude combat, dont le succès  fut longtems douteux. Le secours qui sur vint fort à propos de Clypéa, fit pancher  la balance du côté des Romains, & leur pro cura une victoire complette. Les Cartha ginois eurent plus de cent galéres coulées à  fond, trente de prises; & ils y perdirent  près de quinze mille hommes. Les Ro mains ne perdirent qu'onze cens hommes,  & neuf vaisseaux. La Flotte passa aussitôt  à Clypéa, & les troupes aiant été débar quées, y établirent leur camp près de la vil le. Les Carthaginois vinrent peu après les  y attaquer. Il se donna un combat sur  terre. Les Carthaginois furent encore vain cus, & perdirent près de neuf mille hom mes. Parmi les prisonniers il s'en trouva
     plusieurs des principaux citoyens de Cartha ge, qu'on garda soigneusement pour servir
     à l'échange de Régulus & des autres Ro mains les plus distingués. On délibéra ensuite sur le parti qu'il fa loit prendre. Les grands avantages qu'on  venoit de remporter, avoient d'abord fait
 (
                            An.
                         R. 497. Av. J. C. 255.) espérer qu'on pourroit se maintenir dans  l'Afrique. Mais comme tous les pays cir convoisins avoient été ravagés, on craignoit  la famine. On jugea donc à propos d'em mener la garnison de Clypéa, & de faire  voile en Sicile. On emporta un grand bu
    tin, qui étoit le fruit des victoires de Ré
        gulus, & qu'il avoit mis en dépôt dans cet te ville. (La Flot te Romai ne essuye une hor rible tem pête sur les côtes de Sicile. Polyb. l. 38.) Ils avoient fait un heureux voyage jusqu'en  Sicile, & ils seroient arrivés en sureté dans
    l'Italie, si les Consuls avoient su prendre  & suivre conseil. Les Pilotes les avertirent  que la navigation deviendroit très dangereu se, se trouvant entre le lever de l'Orion &  celui du Chien, qui est un tems où il s'ex cite pour l'ordinaire de très grands orages:  (on fixe ce tems aux mois de Juin & de  Juillet.) Ils firent peu de cas de cet avis,  & s'amusérent au siége de quelques villes  maritimes qu'ils voulurent reprendre en pas sant. Ils reconnurent bientôt à leur grand  malheur, la vérité de l'avis qui leur avoit été  donné. A leur départ, il s'éleva une tem pête des plus violentes qu'on eût encore  vues. De plus de trois cens soixante vais seaux, à peine s'en sauva-t-il quatre-vingts,  dont il falut même jetter la charge en mer;  sans compter un nombre encore plus grand  de barques, & de petits bâtimens qui pé rirent. La mer étoit couverte de cadavres  d'hommes & d'animaux, de planches & de
  débris de galéres, depuis la côte de (a) Ca(
                            An.
                         R. 497. Av. J. C. 255.)  marine où cet orage avoit accueilli la Flotte,  jusqu'au cap de Pachyn. La bonté, la gé nérosité du Roi Hiéron fut pour eux, dans  un si triste desastre, une grande consola tion, & un secours bien nécessaire. Il  leur fournit des habits, des vivres, & tout  l'armement nécessaire pour les vaisseaux, &  les conduisit jusqu'à Messine. Les Carthaginois surent bien mettre à(Les Car thaginois assiégent & pren nent Agri gente.)   profit la disgrace de leurs ennemis. Aiant  repris en passant la Ville & l'Ile de (b)  Cossura, ils abordérent en Sicile, formé rent le siége d'Agrigente sous la conduite
     de Carthalon, prirent en peu de jours cet te ville qui ne reçut point de secours, &  la ruïnérent entiérement. Il étoit à crain dre que toutes les autres places des Ro
    mains n'eussent le même sort, & ne fus sent obligées de se rendre: mais la nouvel le du puissant armement que l'on prépa roit à Rome, donna du courage aux Al liés, & les engagea à tenir ferme contre  les ennemis. En effet, dans l'espace de  trois mois, deux cens vingt galéres furent  mises en état de faire voile.
                            
                                Cn. Cornelius Scipio Asina
                                 II.
                            
                        
(An. R. 498. Av. J C. 254.)   
                        Ce Cornélius est le même, qui, sept ans 46 47 (An. R. 498. Av. J. C. 254.) auparavant, étant Consul, avoit été pris par les Carthaginois dans une embuscade près des Iles de Lipari, conduit à Carthage, & enfermé dans une prison où on lui fit souf frir d'indignes traitemens. “(a) Qui croi roit, s'écrie un Auteur, que ce Corné lius seroit conduit de la Pourpre Consu laire à un cachot, & du cachot rendu de nouveau à la Pourpre Consulaire? il éprouva ce double changement dans l'espace de quelques années, devenu de Consul captif, & de captif Consul.“ De telles vicissitudes sont rares; mais il suffit qu'elles ne soient pas sans exemple, pour servir d'avertissement au Sage de ne point se laisser abbatre par la mauvaise fortune, ni élever par la prospérité. (La prise de Panor me par les Romains est suivie de la red dition de plusieurs villes. Polyb. I. 39.) Les deux Consuls, aiant pris à Messine en passant quelques vaisseaux qu'ils y trou vérent, les seuls presque qui s'étoient sau vés du dernier naufrage, abordérent en Si cile avec une Flotte de deux cens cinquan te voiles à l'embouchure de la rivière (b) d'Himére, & se rendirent maitres de la ville de Céphalédie, qui n'en est éloignée que de dix-huit milles. (six lieues.) Ils man quérent Drépane, dont ils furent obligés de lever le siége. Ils en formérent sur le champ un autres d'une bien plus grande importan 48 49 ce: ce fut celui de (a) Panorme, la prin( An. R. 498. A. J. C. 254.) cipale ville du domaine des Carthaginois. Ils s'étoient d'abord emparés du port. Les habitans refusant de se rendre, ils travail lérent à environner la ville de fossés & de retranchemens. Comme le lieu fournissoit du bois en abondance, les travaux avan cérent considérablement en peu de tems. L'attaque fut poussée vivement. Aiant ab batu par le moyen des machines une tour située sur le bord de la mer, les soldats en trérent par la bréche, & après avoir fait un grand carnage s'emparérent de la ville extérieure, appellée la Ville-neuve. L'an cienne ne tint pas longtems. Comme elle commençoit à manquer de vivres, les as siégés offrirent de se rendre, sans autre condition, sinon qu'ils auroient la liberté & la vie sauve. Leur offre ne fut point acceptée. On les obligea de se racheter pour un certain prix, dont on convint; qui fut deux mines par tête, c'est-à-dire cent livres; & il y eut quatorze mille personnes rachetées à ce prix, ce qui fait quatorze cens mille livres. Le reste de la popula ce, qui montoit à près de treize mille tê tes, fut vendu avec le butin. La prise de cette ville fut suivie de la reddition volontaire de plusieurs autres pla 50 ( An. R. 498. Av. J. C. 254.) ces, dont les (a) habitans chassérent la gar nison Carthaginoise, & embrassérent le par ti des Romains. Les Consuls, après de si glorieuses expéditions, retournérent à Ro me.
 (An. R. 499. Av. J. C. 253.)  
                        
                            
  
                        
                     
                    
                            
                                Cn. 
                                        Servilius Cæpio.
                                
                            
                            
                        
  
                        (Polyb. I. 40.) Ces Consuls passérent dans l'Afrique a vec une Flotte de deux cens soixante vais seaux. Ils y firent des descentes, prirent quelques places, & en remportérent un grand butin. Il ne s'y passa aucune expé dition importante, parce que les Carthagi nois les empêchérent toujours d'y prendre aucun poste commode. Ils avoient bien rétabli leurs affaires dans tout le pays, aiant repris toutes les places dont Régulus s'étoit rendu maitre, & fait rentrer dans le devoir tous ceux qui s'étoient révoltés. Amilcar aiant parcouru la Numidie & la Maurita nie, avoit pacifié toutes ces contrées, & avoit exigé des peuples en forme d'amende & de satisfaction mille talens d'argent (trois millions) & vingt mille bœufs. Pour ce qui regarde les principaux des villes, qu'on ac cusoit d'avoir été favorables aux Romains, il en fit pendre jusqu'à trois mille. On re connoit bien ici le caractére des Carthagi nois. 51 Les Consuls aiant été portés par le vent(An. R. 499. Av. J. C. 253.) a (a) l'Ile des Lotophages, appellée Mé ninx, voisine de la petite Syrte, y essuyé rent un péril qui marque combien peu ils (b) connoissoient la mer, dont le flux & le reflux étoit pour eux une chose nouvelle. L'eau s'étant retirée, ils furent fort étonnés de se trouver presque à sec; & se croyant perdus, ils jettérent beaucoup de choses hors des vaisseaux pour les décharger. Le retour du flux ne les surprit pas moins, mais ce fut d'une maniére agréable; car il les tira d'un péril qu'ils avoient cru sans ressource. Le reste du voyage leur fut assez favorable jusqu'au cap de (c) Palinure, qui s'avance des montagnes de Lucanie dans la mer. Quand ils vinrent à le doubler, une furieuse tempête s'éleva tout-à-coup, & leur coula à fond plus de cent cinquante gros vaisseaux, sans parler d'un grand nom bre de barques, & d'autres petits bâti mens. Tant de pertes de vaisseaux qui se suivi(Les Ro mains, re butés par plusieurs naufrages de leurs Flottes, renoncent à l'empire de la mer.) rent d'assez près, & qui ne pouvoient être réparées qu'avec des frais immenses, affli gérent extrêmement les Romains, & leur firent croire que la volonté des Dieux n'é toit pas qu'ils eussent l'empire de la mer. 52 53 54 (An. R. 499. Av. J. C. 253.) Le Sénat, en conséquence, ordonna qu'on n'équiperoit plus qu'une Flotte de soixante vaisseaux, pour tenir les côtes de l'Italie en sureté, & pour transporter en Sicile les vi vres & les autres munitions nécessaires aux Armées qui y feroient la guerre. L'un des deux Censeurs étant mort, l'autre abdiqua, selon la coutume établie depuis longtems: ce qui fit remettre le dé nombrement à l'année suivante.
 (An. R. 500. Av. J. C. 252.)  
                        
                            
  
                        
                            
 Ils reprennent une ville en Sicile, nom mée Himére, ou (a) Thermes d'Himére. (Prise de Lipari. Deso béissance d'un Offi cier sévé rement punie. Val. Max. II. 4.) C. Aurélius forme le siége de Lipari, ville  située dans l'Ile de même nom. Obligé de  retourner à Rome pour prendre de nouveau  les auspices, il confie le soin du siége à Q.  Cassius Tribun Légionaire, avec ordre de  veiller seulement à la conservation des ou vrages, & avec défense expresse d'attaquer  la place en son absence. Le jeune Officier,
     emporté par un desir effrené de gloire, mé ne ses troupes à l'attaque de la ville. Sa té mérité fut bien punie. Les assiégés firent  une violente sortie où ils lui tuérent beau coup de monde, le repoussérent lui-même  jusques dans le camp qu'il eut bien de la  peine à défendre, & ensuite brulérent tous 
                            
                                55
                            
                           les ouvrages. Le retour du Consul eut(An. R. 500. Av. J. C. 252.)   bientôt tout rétabli. La ville fut prise, &  il s'y fit un grand carnage. Il songea pour  lors à la punition de l'Officier, qui fut dé gradé, frapé publiquement de verges, &  obligé de servir dans les derniers rangs de  l'infanterie comme simple soldat. Quand on se fut rendu maitre de Lipa(Ancien bienfait de Tima sithée ré compensé dans sa postérité. Liv. V. 28.)  ri, les descendans de Timasithée furent  exemtés de tout tribut & de tout impôt,  en reconnoissance d'un service signalé qu'il  avoit rendu à la République il y avoit  cent quarante ans. Il avoit pour lors l'au torité souveraine à Lipari. Il fit rendre aux  Romains une coupe d'or qu'ils envoyoient  à Delphes, & que les pirates de Lipari a voient prise: donna une bonne escorte aux  Ambassadeurs pour les mener à Delphes:  enfin les fit reconduire en toute sureté jus qu'à Rome. L'action est héroïque: mais  la reconnoissance du Peuple Romain, aussi  vive après tant d'années que si le service  eût été tout récent, est bien remarquable,  & bien digne de louange. Depuis le malheur de Régulus, les élé phans, qui y avoient beaucoup contribué,
         avoient jetté une si grande terreur parmi  les troupes Romaines, qu'elles n'osoient  presque plus se présenter devant les enne mis, ni hazarder de combat contre eux.  Ce changement, dont les Carthaginois s'a perçurent bien, joint à la résolution qu'ils  surent que le Sénat avoit prise de ne plus  équiper de nouvelles Flottes, leur fit espé-
 (
                            An.
                         R. 500. Av. J. C. 252. Ambassa de des Carthagi nois vers Ptolémée. Appian. apud Fulv. Urs. Six millions.) rer, que, pour peu qu'ils voulussent faire  d'efforts, il leur seroit facile de recouvrer  toute la Sicile. Ils manquoient d'argent, le Trésor public  étant épuisé par les dépenses énormes que
     la guerre que l'on faisoit depuis douze ans  avoit entraînées. Ils envoyérent une Ambas
    sade à Ptolémée Roi d'Egypte, (c'étoit
        Ptolémée Philadelphe) pour le prier de leur
     prêter deux mille talens d'argent. Ptolé
        mée, qui étoit lié aussi d'amitié avec les  Romains, aiant tenté mutilement de récon cilier les deux peuples comme médiateur,  témoigna aux Ambassadeurs que quelque  desir qu'il eût d'obliger les Carthaginois,  il ne pouvoit le faire dans la conjoncture  présente; parce que ce seroit violer la foi  des Traités, que d'aider d'argent ou de
     troupes des amis contre d'autres amis. (Liv. Epit. XVIII.) Ce fut cette année pour la prémiére fois  que la dignité de Grand Pontife passa dans  l'Ordre des Plébéïens. Ti. Coruncanius fut  élevé à cet honneur. (Sévérité remarqua ble des Censeurs.) Les nouveaux Censeurs firent la clôture  du dénombrement: c'étoit le trente-septiè me lustre. Il se trouva deux cens quatre-  vingts-dix-sept mille sept cens quatre-vingts-  dix-sept citoyens capables de porter les ar (Val. Max. II. 9.) mes. Cette censure fut sévére & rigoureu se. Treize des Sénateurs furent dégradés.  On ôta les chevaux à quatre cens jeunes  Romains, & ils furent rejettés dans les plus (Ærarii facti.) bas rangs du peuple. La cause d'une puni tion si deshonorante, fut la plainte que le
  Consul Aurélius avoit portée contre eux au(
                            An.
                         .{!D}R. 500. Av. J. C. 252.)   Tribunal des Censeurs, sur ce qu'en Sici le, dans une nécessité pressante, aiant été  commandés pour des travaux, ils avoient  refusé d'obéir. Le Consul, à cette punition  infligée par les Censeurs, en fit ajouter une  autre par le Sénat. Il fut dit que leurs an nées de service passées ne leur seroient point  comptées, & qu'ils seroient obligés de les  recommencer tout de nouveau. C'étoit par  de pareils exemples de sévérité placés à pro pos, que se conservoit chez les Romains  l'exactitude de la discipline militaire, d'où  dépend tout le succès des Armées, & qui a  contribué plus que toute autre chose à por ter la grandeur Romaine au point où elle  est arrivée.
                     
                    
                            C. 
                                    Aurelius Cotta.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            P. 
                                    Servilius Geminus.
                                
                            
                            
                        
 Ils reprennent une ville en Sicile, nom mée Himére, ou (a) Thermes d'Himére. (Prise de Lipari. Deso béissance d'un Offi cier sévé rement punie. Val. Max. II. 4.) C. Aurélius forme le siége de Lipari, ville  située dans l'Ile de même nom. Obligé de  retourner à Rome pour prendre de nouveau  les auspices, il confie le soin du siége à Q.  Cassius Tribun Légionaire, avec ordre de  veiller seulement à la conservation des ou vrages, & avec défense expresse d'attaquer  la place en son absence. Le jeune Officier,
     emporté par un desir effrené de gloire, mé ne ses troupes à l'attaque de la ville. Sa té mérité fut bien punie. Les assiégés firent  une violente sortie où ils lui tuérent beau coup de monde, le repoussérent lui-même  jusques dans le camp qu'il eut bien de la  peine à défendre, & ensuite brulérent tous 
                            
                                55
                            
                           les ouvrages. Le retour du Consul eut(An. R. 500. Av. J. C. 252.)   bientôt tout rétabli. La ville fut prise, &  il s'y fit un grand carnage. Il songea pour  lors à la punition de l'Officier, qui fut dé gradé, frapé publiquement de verges, &  obligé de servir dans les derniers rangs de  l'infanterie comme simple soldat. Quand on se fut rendu maitre de Lipa(Ancien bienfait de Tima sithée ré compensé dans sa postérité. Liv. V. 28.)  ri, les descendans de Timasithée furent  exemtés de tout tribut & de tout impôt,  en reconnoissance d'un service signalé qu'il  avoit rendu à la République il y avoit  cent quarante ans. Il avoit pour lors l'au torité souveraine à Lipari. Il fit rendre aux  Romains une coupe d'or qu'ils envoyoient  à Delphes, & que les pirates de Lipari a voient prise: donna une bonne escorte aux  Ambassadeurs pour les mener à Delphes:  enfin les fit reconduire en toute sureté jus qu'à Rome. L'action est héroïque: mais  la reconnoissance du Peuple Romain, aussi  vive après tant d'années que si le service  eût été tout récent, est bien remarquable,  & bien digne de louange. Depuis le malheur de Régulus, les élé phans, qui y avoient beaucoup contribué,
         avoient jetté une si grande terreur parmi  les troupes Romaines, qu'elles n'osoient  presque plus se présenter devant les enne mis, ni hazarder de combat contre eux.  Ce changement, dont les Carthaginois s'a perçurent bien, joint à la résolution qu'ils  surent que le Sénat avoit prise de ne plus  équiper de nouvelles Flottes, leur fit espé-
 (
                            An.
                         R. 500. Av. J. C. 252. Ambassa de des Carthagi nois vers Ptolémée. Appian. apud Fulv. Urs. Six millions.) rer, que, pour peu qu'ils voulussent faire  d'efforts, il leur seroit facile de recouvrer  toute la Sicile. Ils manquoient d'argent, le Trésor public  étant épuisé par les dépenses énormes que
     la guerre que l'on faisoit depuis douze ans  avoit entraînées. Ils envoyérent une Ambas
    sade à Ptolémée Roi d'Egypte, (c'étoit
        Ptolémée Philadelphe) pour le prier de leur
     prêter deux mille talens d'argent. Ptolé
        mée, qui étoit lié aussi d'amitié avec les  Romains, aiant tenté mutilement de récon cilier les deux peuples comme médiateur,  témoigna aux Ambassadeurs que quelque  desir qu'il eût d'obliger les Carthaginois,  il ne pouvoit le faire dans la conjoncture  présente; parce que ce seroit violer la foi  des Traités, que d'aider d'argent ou de
     troupes des amis contre d'autres amis. (Liv. Epit. XVIII.) Ce fut cette année pour la prémiére fois  que la dignité de Grand Pontife passa dans  l'Ordre des Plébéïens. Ti. Coruncanius fut  élevé à cet honneur. (Sévérité remarqua ble des Censeurs.) Les nouveaux Censeurs firent la clôture  du dénombrement: c'étoit le trente-septiè me lustre. Il se trouva deux cens quatre-  vingts-dix-sept mille sept cens quatre-vingts-  dix-sept citoyens capables de porter les ar (Val. Max. II. 9.) mes. Cette censure fut sévére & rigoureu se. Treize des Sénateurs furent dégradés.  On ôta les chevaux à quatre cens jeunes  Romains, & ils furent rejettés dans les plus (Ærarii facti.) bas rangs du peuple. La cause d'une puni tion si deshonorante, fut la plainte que le
  Consul Aurélius avoit portée contre eux au(
                            An.
                         .{!D}R. 500. Av. J. C. 252.)   Tribunal des Censeurs, sur ce qu'en Sici le, dans une nécessité pressante, aiant été  commandés pour des travaux, ils avoient  refusé d'obéir. Le Consul, à cette punition  infligée par les Censeurs, en fit ajouter une  autre par le Sénat. Il fut dit que leurs an nées de service passées ne leur seroient point  comptées, & qu'ils seroient obligés de les  recommencer tout de nouveau. C'étoit par  de pareils exemples de sévérité placés à pro pos, que se conservoit chez les Romains  l'exactitude de la discipline militaire, d'où  dépend tout le succès des Armées, & qui a  contribué plus que toute autre chose à por ter la grandeur Romaine au point où elle  est arrivée.(An. R. 501. Av. J. C. 251.)
                            C. 
                                    Furius Pacilus.
                                
                            
                            
                        
 Il ne se fit rien de considérable cette an(Le Sénat tourne de nouveau tous ses efforts du côté de la mer. Polyb. I. 41.)  née. Les Consuls, qui étoient passés en Si cile, n'attaquérent point l'ennemi, & n'en  furent point non plus attaqués. Cependant
    Asdrubal, nouveau Général des Carthagi nois, étoit arrivé tout récemment avec deux  cens galéres, cent trente éléphans, & vingt  mille tant fantassins que cavaliers. Cette
     inaction, laquelle, en traînant la guerre en  longueur, épuisoit les fonds du trésor, don na lieu au Sénat d'examiner de nouveau la  résolution qu'on avoit prise de ne plus cons truire de Flottes, à cause des grandes dépen-
 (
                            An.
                         R. 501. Av. J. C. 251.) ses auxquelles elles engagoient la Républi que.“ Le Sénat voyoit qu'on retomboit  dans le même inconvénient par la pro longation de la guerre. Depuis l'échec
     de Régulus, les troupes Romaines ne  montroient plus la même ardeur qu'aupa ravant. Quand tout réussiroit à l'ordi naire dans les combats de terre, on ne  pouvoit rien terminer, ni chasser les Car thaginois de la Sicile, tant qu'ils demeu roient maitres de la mer. D'ailleurs, il  y avoit quelque chose de honteux, &
     d'indigne du caractére Romain, de se  laisser rebuter par des pertes causées non  par leur faute, mais par des malheurs in évitables à toute la prudence humaine.“  Ces considérations déterminérent le Sénat à  reprendre leur ancien plan, & à tourner les  principaux efforts de la République du côté  de la mer. (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)  
                        
                            
  
                        
                            
 Ces Consuls furent chargés du soin de  préparer une Flotte, & de l'équiper de tout
     ce qui étoit nécessaire. On continua à L.
         Métellus en qualité de Proconsul le com mandement de l'Armée de Sicile, où il é toit resté, pendant que son Collégue étoit  retourné à Rome pour l'élection des Con suls. (Célébre bataille près de) Cependant Asdrubal, voyant qu'il n'y a voit plus en Sicile qu'un seul Général Ro-
  main avec la moitié des forces, & faisant ré(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Panorme gagnée sur les Car thaginois. Polyb. I. 41. 43.)  flexion que l'Armée Romaine, lors même
         qu'elle étoit entiére, n'avoit osé par crain
            te, quoiqu'elle fût presque tous les jours ran gée en bataille en présence de l'ennemi, ac cepter le combat; crut que le tems étoit  venu d'hazarder une action, d'autant plus  que ses troupes la demandoient avec em pressement, & souffroient impatiemment  tout délai. Il partit de Lilybée, & aiant  traversé un chemin fort difficile par le pays  de Sélinunte, il arriva sur les terres de Pa norme, & y campa. Le Proconsul Métellus étoit pour lors  dans cette ville avec son Armée. C'étoit le  tems de la moisson; il y étoit venu pour  mettre les habitans en état de scier & de serrer  leurs blés en sureté. Aiant appris par des
         espions qu'Asdrubal avoit dans la ville, qu'il  étoit venu dans le dessein de donner un  combat, pour le fortifier dans cette réso lution, & le rendre moins précautionné, il  affecte de montrer de la crainte, & se tient  renfermé dans la ville. Cette conduite, en  effet, enhardit extrêmement le Général  Carthaginois. Il ravage impunément le plat pays, porte part-tout le fer & le feu, &  s'avance fiérement jusqu'aux portes de Pa
        norme. Métellus demeure toujours dans
         l'inaction; & pour donner à Asdrubal de  plus en plus mauvaise idée & du courage  & du nombre de ses troupes, il ne fait pa roître que fort peu de soldats sur les murs.
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) Asdrubal n'hésita plus. Il fait marcher tou tes ses troupes tant de pié que de cheval,  & tous ses éléphans, vers les murs de la  ville, & y établit son camp avec tant de  sécurité, & tant de mépris pour des enne mis qui n'osoient pas se montrer, qu'il ne  daigna pas même l'environner de retran chemens. Les vivandiers & les valets qui suivent  l'Armée, avoient apporté dans le camp du  vin en abondance. Le soldats mercenaires  ne s'épargnérent pas, & remplis de vin ils  excitoient un tumulte, & poussoient des  cris confus & violens, tels que l'ivresse en  fait jetter. Le Proconsul crut que c'étoit  là le tems d'agir. Il commence par faire  sortir ses armés à la légére, pour attirer  les ennemis au combat: ce qui ne man qua pas d'arriver. S'avançant insensible ment les uns après les autres, toute l'Ar
    mée à la fin sortit du camp. Métellus pla ce une partie des armés à la légére le long  de quelques fossés de la ville, avec ordre  si les éléphans s'approchoient, de jetter for ce traits contr'eux, &, quand ils se trouve roient pressés, de descendre dans le fossé,  pour en remonter bientôt après, & tour menter de nouveau les éléphans. Et afin  qu'ils ne manquassent point de traits, il en  fait porter une bonne quantité sur les murs,  & charge les gens du petit-peuple d'en jet ter en bas de tems en tems. Il range sur  les mêmes murs ses archers. Pour lui, il  demeure avec ses troupes pesamment armées
  à la porte de la ville qui étoit vis-à-vis l'ai(An. R. 502. Av. J. C. 250.)  le gauche des ennemis, prêt à sortir quand  il seroit tems. Cependant les armés à la légére, qui a voient commencé l'action, tantôt pressés  par la multitude des ennemis, se retiroient
     vers la ville en bon ordre; tantôt fortifiés  par les nouvelles troupes que le Proconsul  leur envoyoit de tems en tems, soutenoient  le combat. Du côté des Carthaginois, les  conducteurs des éléphans, voulant s'attri
    buer à eux principalement l'honneur de la
     victoire, & l'enlever à Asdrubal, mettent  en mouvement leurs pesans animaux sans  attendre l'ordre, & poursuivirent ceux qui  se retiroient vers la ville jusqu'au fossé. C'é toit là où on les attendoit. Les archers  qui étoient sur les murs, & les armés à la  légére qui bordoient le fossé, font tomber  sur eux une grêle de fléches & de traits.  Les éléphans, percés de coups & de bles sures, n'écoutent plus la voix de leurs mai tres; & devenus furieux, ils se tournent  contre les Carthaginois mêmes, troublent  & renversent les rangs, & écrasent tout ce  qu'ils rencontrent. C'est l'inconvénient or
    dinaire des éléphans. Métellus sort dans ce  moment de trouble & de confusion, qui  fut pour lui comme un signal. Trouvant  les ennemis dans cet état, comme il l'avoit  prévu, il n'eut pas de peine à les renver ser, & à les mettre en déroute. Le carna ge fut horrible, & dans le combat, &  dans la fuite. Pour comble de malheur la
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) Flotte Carthaginoise arrive dans cette triste  conjoncture, & loin de leur être de quel que secours, devient pour eux une occa sion d'une nouvelle & plus grande disgra ce. Dès qu'elle parut, aveuglés par la
    crainte ils courent tous précipitamment vers  cette Flotte, comme vers leur unique asy le; & se renversant les uns les autres ils se  foulent aux piés, ou sont écrasés par les  éléphans, ou tués par les ennemis qui les  poursuivent, ou noyés dans la mer en vou
    lant arriver à la nage aux vaisseaux. Asdru
        bal se sauva à Lilybée. Il fut condanné  pendant son absence à Carthage; & quand  il y fut retourné sans savoir ce qui s'étoit  passé contre lui, il fut mis à mort. C'é toit un des plus grands Généraux qu'eût eu  la République. Un seul malheur fit ou blier tous les services qu'il lui avoit rendus.  On n'en usoit pas de la sorte à Rome. Les Romains n'ont guéres remporté de  victoire plus grande que celle-là. Elle  rendit le courage à leurs troupes, & ab battit entiérement celui des Carthaginois;  de sorte que pendant tout le reste de cette
    guerre, ils n'osérent plus hazarder de com bat par terre. Vingt mille Carthaginois péri rent dans cette action. On y prit vingt- (Les élé phans qu'on a voit pris, sont en voyés à Rome.) six éléphans dans l'action même, & tous  les autres dans les jours qui suivirent. Le  Proconsul, prévoyant que ceux qui ne sa voient pas la maniére de traiter & de con duire ces animaux, auroient de la peine à  les prendre & à les emmener dans l'état
  de fureur où ils étoient, errans de côté &(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   d'autre dans la campagne, fit proclamer  par un héraut qu'il accorderoit la vie &
     la liberté à ceux qui contribueroient à en  prendre quelques-uns. Les Carthaginois  saisirent avec joie une occasion si favorable
     d'adoucir leur sort. Ils prirent d'abord ceux  qui étoient les moins farouches, & qu'ils  connoissoient davantage, & par leur moyen
     attirérent les autres sans peine. Métellus les  envoya tous à Rome au nombre de cent  quarante-deux. Voici comme il s'y prit pour ce trans(Maniére dont on fit passer le trajet de mer aux éléphans. Frontin. I. 7. Plin. VIII. 6.)  port, qui n'étoit pas facile, parce qu'il n'a voit point de vaisseaux propres pour une  telle opération. On commença par amas ser un grand nombre de tonneaux vuides,  qu'on attachoit ensemble deux à deux par  le moyen d'une poutre qu'on inséroit entre  ces tonneaux, laquelle les empêchoit de  s'entreheurter & de se séparer. On cons truisoit dessus une espéce de plancher for mé d'ais, qu'on couvroit de terre & d'au tres matériaux, aux deux côtés duquel on  élevoit un garde-fou, c'est-à-dire comme  une petite muraille, pour empêcher les é léphans de tomber dans l'eau. Ils y en troient de dessus la terre sans peine, avan çoient sur la mer sans s'en apercevoir, &  arrivoient, à la faveur de ces radeaux, jus qu'au bord du rivage, comme s'ils eussent
     toujours été portés sur terre. Métellus fit  ainsi transporter tous ses éléphans jusqu'à  Rhége, & de-là on les conduisit à Rome,
     où ils furent exposés dans le Cirque: spec-
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Les Car thaginois envoient des Am bassadeurs à Rome, pour trai ter de la paix, ou de l'é change des prison niers. Ré gulus les accompa gne. Freinshem. XVIII. 57- 66.) tacle qui fit autant de plaisir au peuple, qu'il  avoit jusques-là causé de terreur aux trou pes. Les pertes considérables que les Cartha ginois avoient faites tant par terre que sur  mer depuis quelques années, les déterminé rent à envoyer à Rome des Ambassadeurs  pour y traiter de paix; & en cas qu'ils n'en  pussent obtenir une qui leur fût favorable,  pour y proposer l'échange des prisonniers,  & sur-tout de certains d'entr'eux qui étoient  des prémiéres familles de Carthage. Ils cru
    rent que Régulus pourroit leur être d'un  grand secours, sur-tout par raport au se cond article. Il avoit à Rome sa femme &  ses enfans, grand nombre de parens & d'a mis dans la place de Consul. On avoit lieu  de présumer que le desir de se tirer du triste  état où il languissoit depuis plusieurs années,  de rentrer dans sa famille qui lui étoit fort  chére, & d'être rétabli dans une patrie où  il étoit généralement estimé & respecté, le  porteroit infailliblement à appuyer la deman de des Carthaginois. On le pressa donc de  se joindre aux Ambassadeurs dans le voyage  qu'ils se préparoient de faire à Rome. Il ne  crut pas devoir se refuser à cette demande:  la suite fera connoitre quels furent ses mo tifs. Avant que de partir, on lui fit prêter  serment, qu'en cas qu'il ne réussît point  dans ses demandes, il reviendroit à Cartha ge; & on lui fit même entendre que sa vie  dépendoit du succès de sa négociation. Quand ils furent près de Rome, Régu-
  lus refusa d'y entrer, apportant pour raison(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   que la coutume des ancêtres étoit de ne  donner audience aux Ambassadeurs des en nemis que hors de la ville. Le Sénat s'y  étant assemblé, les Ambassadeurs, après a voir exposé le sujet de leur ambassade, se re
        tirérent. Régulus vouloit les suivre, quoique  les Sénateurs le priassent de rester; & il  ne se rendit à leurs priéres qu'après que  les Carthaginois, dont il se regardoit com me l'esclave, le lui eurent permis. Il ne paroit pas qu'on fit mention de ce(Régulus se déclare contre l'é change des prison niers.)   qui regardoit la paix, ou du moins qu'on  s'y arrêta: la délibération ne roula que sur
     l'échange des prisonniers. Régulus, invité  par la Compagnie à dire son avis, répon dit qu'il ne pouvoit le faire comme Séna teur, ayant perdu cette qualité, aussi-bien
     que celle de Citoyen Romain, depuis qu'il  étoit tombé entre les mains des ennemis:  mais il ne refusa pas de dire comme parti culier ce qu'il pensoit. La conjoncture é toit délicate. Tout le monde étoit tou ché du malheur d'un si grand homme. Il
     n'avoit, dit Cicéron, qu'à prononcer un
     mot pour recouvrer avec sa liberté, ses  biens, ses dignités, sa femme, ses enfans, sa  patrie. Mais ce mot lui paroissoit contraire
     à l'honneur & au bien de l'Etat. Il ne fut
     attentif qu'aux sentimens que lui inspiroient
     la force & la grandeur d'ame. Ce (a) sont 
                            
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                         R. 502. Av. J. C. 250.) ces vertus, dit Cicéron en parlant de Ré
        gulus, qui apprennent aux hommes à ne  rien craindre; à mépriser toutes les choses  humaines; à se préparer à tout ce qui peut
     arriver de plus fâcheux; j'ajouterai avec Se
        néque, à marcher par-tout où le devoir  nous appelle à travers les plus grands dan gers, en foulant aux piés tout autre intérêt  quel qu'il puisse être. Il (a) déclara donc  nettement,“ qu'on ne devoit point songer  à faire l'échange des prisonniers: qu'un  tel exemple auroit des suites funestes à la
     République: que des citoyens qui avoient  eu la lâcheté de livrer leurs armes à l'en
    nemi, étoient indignes de compassion,  & incapables de servir leur patrie. Que
     pour lui, à l'âge où il étoit, on devoit  compter que le perdre, c'étoit ne rien  perdre; au-lieu qu'ils avoient entre leurs  mains plusieurs Généraux Carthaginois  dans la vigueur de l'âge, & en état de  rendre encore à leur patrie de grands ser vices pendant plusieurs années.“
                            
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                          Ce ne fut point sans peine que le Sénat(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   se rendit à un avis qui devoit couter si  cher, & qui étoit inoui & sans exemple
     dans le cas où se trouvoit Régulus. Cicé
        ron, au troisiéme livre des Offices, exami
    ne si Régulus, après avoir dit son avis dans  le Sénat, étoit obligé de retourner à Car thage, & de s'exposer aux tourmens les  plus cruels, plutôt que de manquer à un  serment extorqué de lui par force, fait à  un ennemi qui ne savoit ce que c'étoit  que d'être fidéle à sa parole, de qui il n'a voit rien à craindre, non plus que de la  colére des Dieux, qui en (*) sont incapa bles. Cicéron rejette ce frivole raisonnement  avec une sorte d'indignation. Ce qu'on doit  considérer dans le serment, dit-il, & ce qui
         doit le faire garder, ce n'est pas la crainte  d'être puni si l'on y manque: c'est sa force  & sa sainteté. Car (a) le serment est une
     affirmation religieuse. Or ce qu'on affirme
        
                            
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                          (
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                         R. 502. Av. J. C. 250.) de cette sorte, & dont on prend Dieu  même à témoin, il faut le tenir par respect
         pour la foi donnée, cette foi dont Ennius  a dit ce beau mot: O (a) sainte & divi ne Foi, par qui Jupiter même jure, que  vous êtes digne d'être placée au plus haut  des temples! Quiconque viole son serment,  viole donc cette foi si sainte & si respec
        table. La guerre même a ses loix, qui doi vent être inviolablement observées par ra port aux ennemis quels qu'ils soient; &  prétendre que la foi donnée à quelqu'un  qui n'en a point est nulle, c'est chercher  à couvrir par un prétexte insoutenable la  noirceur du parjure & de l'infidélité. Il faut conclure de ce qui vient d'être  dit, que tout ce que la crainte & la bas sesse de cœur font faire, c'est-à-dire toutes
     les actions telles qu'auroit été celle de Ré
        gulus, si en opinant sur l'échange des pri sonniers il eût regardé ce qui lui convenoit  plutôt que ce qui convenoit à la Républi que, ou qu'au-lieu de retourner il fût de meuré chez lui; que ces actions doivent  être regardées comme criminelles, honteu
    ses, & infames. C'est toujours Cicéron qui
     parle. Et voilà jusqu'où peut aller la sa
        gesse humaine, toujours bien courte, lors qu'il s'agit de remonter aux prémiers prin
    cipes des choses, & qui bâtissant sa morale  sans raport à Dieu, sans la crainte d'être  puni de lui, sans l'espérance de lui plaîre, 
                            
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                           ôte à la vertu tout solide motif, & tout(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Régulus retourne à Carthage, où il expi re au mi lieu des plus cruels suplices.)   soutien réel. Régulus n'hésita point sur le parti qu'il  devoit prendre. Cet (a) illustre exilé par tit de Rome pour retourner à Carthage,
         sans être touché ni de la vive douleur de
         ses amis, ni des larmes de sa femme & de
         ses enfans, mais avec la tranquillité d'un  Magistrat, qui libre enfin de toute affaire  part pour sa campagne. Cependant il n'i gnoroit pas à quels suplices il étoit réser vé. En effet, dès que les ennemis le vi rent de retour sans avoir obtenu l'échange,  & qu'ils surent qu'il s'y étoit même oppo sé, il n'y eut sorte de tourmens que leur  barbare cruauté ne lui fît souffrir. Ils le  tenoient longtems resserré dans un noir ca chot, d'où, après lui avoir coupé les pau piéres, ils le faisoient sortir tout-à-coup,  pour l'exposer au soleil le plus vif & le  plus ardent. Ils l'enfermérent ensuite dans  une espéce de coffre tout hérissé de pointes,
                            
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                         R. 502. Av. J. C. 250.) qui ne lui laissoient aucun moment de re pos ni jour, ni nuit. Enfin, après l'avoir  ainsi longtems tourmenté par d'excessives
        douleurs & une cruelle insomnie, ils l'at
        tachérent à une croix, qui étoit le suplice  le plus ordinaire chez les Carthaginois, &  l'y firent périr. (Ré flexions sur la fer meté & la patience de Régu lus.) Telle fut la fin de ce grand homme. Il
         (a) auroit manqué quelque chose à sa gloire,  si sa fermeté & sa patience n'eussent été mi ses à une si rude épreuve. Ce ne sont point
         les prospérités, mais les malheurs, qui font
         paroître la vertu avec éclat, qui la mettent  dans tout son jour, & qui font connoitre
         jusqu'où va sa force. C'est un Payen qui  parle ainsi: mais il ignoroit l'usage des gran
        des vérités qu'il enseignoit. Quand vous
         voyez les gens de bien, dit encore Sené
            que, poursuivis par les méchans, affligés,
         tourmentés, ne croyez pas que Dieu les ou blie. Il les traite, comme un bon pére 
                            
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                           traite ses enfans, qu'il aime, mais qu'il for(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)  me avec sévérité à la sagesse & aux bon
        nes mœurs. Dieu n'a pas pour les hom
        mes vertueux une tendresse foible, qui le  porte à les traiter délicatement: il les  éprouve, il les endurcit, il travaille à les  rendre dignes de lui. (a) Un Tyran peut
         exercer son pouvoir sur leur corps, mais il  ne va pas plus loin: il ne peut rien sur
         leur ame, qui est un asyle sacré, & inac cessible à ses coups. Au (b) milieu des  tourmens, ils demeurent tranquilles, & at tachés inviolablement à leur devoir: ils les  sentent, mais ils les surmontent. Voila le
         portrait de Régulus, le Héros du Paganis
            me en fait de courage & de patience;  mais, malheureusement pour lui, le marty re de la vanité, de l'amour de la gloire,
         & d'un vain phantôme de vertu. Il est à remarquer que Polybe ne dit
         rien de tous ces prodiges de constance. Le Sénat aiant appris la mort tragique(Cartha ginois li vrés au ressenti ment de)   de Régulus, & la cruauté inouie des Car thaginois, livra les plus distingués de leurs
     prisonniers à Marcia sa femme, & à ses 
                            
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                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Marcia femme de Régulus. Zonar. VIII. 394. Aul. Gell. VI. 4. Diod. apud Vales. LXXIV.) enfans. Ils les enfermérent dans une ar moire garnie de pointes de fer, pour leur  rendre avec usure les douleurs au milieu
     desquelles Régulus avoit fini sa vie; & les  laissérent cinq jours entiers sans nourritu re, au bout desquels Bostar mourut de
     faim & de misére. Mais Amilcar, dont  le tempérament étoit plus vigoureux, vécut  encore cinq autres jours à côté du cadavre  de Bostar avec lequel il étoit enfermé, au  moyen de la nourriture qu'on ne lui four
    nit que pour prolonger ses tourmens. A  la fin, les Magistrats, informés de ce qui
     se passoit dans la maison de Marcia, firent  cesser ces inhumanités, renvoyérent à Car thage les cendres de Bostar, & ordonné rent que les autres prisonniers fussent trai tés plus doucement. Il me semble que quel que dignes que parussent les Carthaginois  d'une telle barbarie, le Sénat n'auroit pas  dû les livrer au ressentiment d'une femme,
     & qu'un contraste d'humanité auroit été  une plus noble vengeance, & plus digne  du nom Romain.
                
                            C. 
                                    
                                        Atilius Regulus
                                    
                                 II.
                            
                        
  
                        
                            L. 
                                    
                                        Manlius Vulso
                                    
                                 II.
                            
                        
 Ces Consuls furent chargés du soin de  préparer une Flotte, & de l'équiper de tout
     ce qui étoit nécessaire. On continua à L.
         Métellus en qualité de Proconsul le com mandement de l'Armée de Sicile, où il é toit resté, pendant que son Collégue étoit  retourné à Rome pour l'élection des Con suls. (Célébre bataille près de) Cependant Asdrubal, voyant qu'il n'y a voit plus en Sicile qu'un seul Général Ro-
  main avec la moitié des forces, & faisant ré(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Panorme gagnée sur les Car thaginois. Polyb. I. 41. 43.)  flexion que l'Armée Romaine, lors même
         qu'elle étoit entiére, n'avoit osé par crain
            te, quoiqu'elle fût presque tous les jours ran gée en bataille en présence de l'ennemi, ac cepter le combat; crut que le tems étoit  venu d'hazarder une action, d'autant plus  que ses troupes la demandoient avec em pressement, & souffroient impatiemment  tout délai. Il partit de Lilybée, & aiant  traversé un chemin fort difficile par le pays  de Sélinunte, il arriva sur les terres de Pa norme, & y campa. Le Proconsul Métellus étoit pour lors  dans cette ville avec son Armée. C'étoit le  tems de la moisson; il y étoit venu pour  mettre les habitans en état de scier & de serrer  leurs blés en sureté. Aiant appris par des
         espions qu'Asdrubal avoit dans la ville, qu'il  étoit venu dans le dessein de donner un  combat, pour le fortifier dans cette réso lution, & le rendre moins précautionné, il  affecte de montrer de la crainte, & se tient  renfermé dans la ville. Cette conduite, en  effet, enhardit extrêmement le Général  Carthaginois. Il ravage impunément le plat pays, porte part-tout le fer & le feu, &  s'avance fiérement jusqu'aux portes de Pa
        norme. Métellus demeure toujours dans
         l'inaction; & pour donner à Asdrubal de  plus en plus mauvaise idée & du courage  & du nombre de ses troupes, il ne fait pa roître que fort peu de soldats sur les murs.
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) Asdrubal n'hésita plus. Il fait marcher tou tes ses troupes tant de pié que de cheval,  & tous ses éléphans, vers les murs de la  ville, & y établit son camp avec tant de  sécurité, & tant de mépris pour des enne mis qui n'osoient pas se montrer, qu'il ne  daigna pas même l'environner de retran chemens. Les vivandiers & les valets qui suivent  l'Armée, avoient apporté dans le camp du  vin en abondance. Le soldats mercenaires  ne s'épargnérent pas, & remplis de vin ils  excitoient un tumulte, & poussoient des  cris confus & violens, tels que l'ivresse en  fait jetter. Le Proconsul crut que c'étoit  là le tems d'agir. Il commence par faire  sortir ses armés à la légére, pour attirer  les ennemis au combat: ce qui ne man qua pas d'arriver. S'avançant insensible ment les uns après les autres, toute l'Ar
    mée à la fin sortit du camp. Métellus pla ce une partie des armés à la légére le long  de quelques fossés de la ville, avec ordre  si les éléphans s'approchoient, de jetter for ce traits contr'eux, &, quand ils se trouve roient pressés, de descendre dans le fossé,  pour en remonter bientôt après, & tour menter de nouveau les éléphans. Et afin  qu'ils ne manquassent point de traits, il en  fait porter une bonne quantité sur les murs,  & charge les gens du petit-peuple d'en jet ter en bas de tems en tems. Il range sur  les mêmes murs ses archers. Pour lui, il  demeure avec ses troupes pesamment armées
  à la porte de la ville qui étoit vis-à-vis l'ai(An. R. 502. Av. J. C. 250.)  le gauche des ennemis, prêt à sortir quand  il seroit tems. Cependant les armés à la légére, qui a voient commencé l'action, tantôt pressés  par la multitude des ennemis, se retiroient
     vers la ville en bon ordre; tantôt fortifiés  par les nouvelles troupes que le Proconsul  leur envoyoit de tems en tems, soutenoient  le combat. Du côté des Carthaginois, les  conducteurs des éléphans, voulant s'attri
    buer à eux principalement l'honneur de la
     victoire, & l'enlever à Asdrubal, mettent  en mouvement leurs pesans animaux sans  attendre l'ordre, & poursuivirent ceux qui  se retiroient vers la ville jusqu'au fossé. C'é toit là où on les attendoit. Les archers  qui étoient sur les murs, & les armés à la  légére qui bordoient le fossé, font tomber  sur eux une grêle de fléches & de traits.  Les éléphans, percés de coups & de bles sures, n'écoutent plus la voix de leurs mai tres; & devenus furieux, ils se tournent  contre les Carthaginois mêmes, troublent  & renversent les rangs, & écrasent tout ce  qu'ils rencontrent. C'est l'inconvénient or
    dinaire des éléphans. Métellus sort dans ce  moment de trouble & de confusion, qui  fut pour lui comme un signal. Trouvant  les ennemis dans cet état, comme il l'avoit  prévu, il n'eut pas de peine à les renver ser, & à les mettre en déroute. Le carna ge fut horrible, & dans le combat, &  dans la fuite. Pour comble de malheur la
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) Flotte Carthaginoise arrive dans cette triste  conjoncture, & loin de leur être de quel que secours, devient pour eux une occa sion d'une nouvelle & plus grande disgra ce. Dès qu'elle parut, aveuglés par la
    crainte ils courent tous précipitamment vers  cette Flotte, comme vers leur unique asy le; & se renversant les uns les autres ils se  foulent aux piés, ou sont écrasés par les  éléphans, ou tués par les ennemis qui les  poursuivent, ou noyés dans la mer en vou
    lant arriver à la nage aux vaisseaux. Asdru
        bal se sauva à Lilybée. Il fut condanné  pendant son absence à Carthage; & quand  il y fut retourné sans savoir ce qui s'étoit  passé contre lui, il fut mis à mort. C'é toit un des plus grands Généraux qu'eût eu  la République. Un seul malheur fit ou blier tous les services qu'il lui avoit rendus.  On n'en usoit pas de la sorte à Rome. Les Romains n'ont guéres remporté de  victoire plus grande que celle-là. Elle  rendit le courage à leurs troupes, & ab battit entiérement celui des Carthaginois;  de sorte que pendant tout le reste de cette
    guerre, ils n'osérent plus hazarder de com bat par terre. Vingt mille Carthaginois péri rent dans cette action. On y prit vingt- (Les élé phans qu'on a voit pris, sont en voyés à Rome.) six éléphans dans l'action même, & tous  les autres dans les jours qui suivirent. Le  Proconsul, prévoyant que ceux qui ne sa voient pas la maniére de traiter & de con duire ces animaux, auroient de la peine à  les prendre & à les emmener dans l'état
  de fureur où ils étoient, errans de côté &(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   d'autre dans la campagne, fit proclamer  par un héraut qu'il accorderoit la vie &
     la liberté à ceux qui contribueroient à en  prendre quelques-uns. Les Carthaginois  saisirent avec joie une occasion si favorable
     d'adoucir leur sort. Ils prirent d'abord ceux  qui étoient les moins farouches, & qu'ils  connoissoient davantage, & par leur moyen
     attirérent les autres sans peine. Métellus les  envoya tous à Rome au nombre de cent  quarante-deux. Voici comme il s'y prit pour ce trans(Maniére dont on fit passer le trajet de mer aux éléphans. Frontin. I. 7. Plin. VIII. 6.)  port, qui n'étoit pas facile, parce qu'il n'a voit point de vaisseaux propres pour une  telle opération. On commença par amas ser un grand nombre de tonneaux vuides,  qu'on attachoit ensemble deux à deux par  le moyen d'une poutre qu'on inséroit entre  ces tonneaux, laquelle les empêchoit de  s'entreheurter & de se séparer. On cons truisoit dessus une espéce de plancher for mé d'ais, qu'on couvroit de terre & d'au tres matériaux, aux deux côtés duquel on  élevoit un garde-fou, c'est-à-dire comme  une petite muraille, pour empêcher les é léphans de tomber dans l'eau. Ils y en troient de dessus la terre sans peine, avan çoient sur la mer sans s'en apercevoir, &  arrivoient, à la faveur de ces radeaux, jus qu'au bord du rivage, comme s'ils eussent
     toujours été portés sur terre. Métellus fit  ainsi transporter tous ses éléphans jusqu'à  Rhége, & de-là on les conduisit à Rome,
     où ils furent exposés dans le Cirque: spec-
 (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Les Car thaginois envoient des Am bassadeurs à Rome, pour trai ter de la paix, ou de l'é change des prison niers. Ré gulus les accompa gne. Freinshem. XVIII. 57- 66.) tacle qui fit autant de plaisir au peuple, qu'il  avoit jusques-là causé de terreur aux trou pes. Les pertes considérables que les Cartha ginois avoient faites tant par terre que sur  mer depuis quelques années, les déterminé rent à envoyer à Rome des Ambassadeurs  pour y traiter de paix; & en cas qu'ils n'en  pussent obtenir une qui leur fût favorable,  pour y proposer l'échange des prisonniers,  & sur-tout de certains d'entr'eux qui étoient  des prémiéres familles de Carthage. Ils cru
    rent que Régulus pourroit leur être d'un  grand secours, sur-tout par raport au se cond article. Il avoit à Rome sa femme &  ses enfans, grand nombre de parens & d'a mis dans la place de Consul. On avoit lieu  de présumer que le desir de se tirer du triste  état où il languissoit depuis plusieurs années,  de rentrer dans sa famille qui lui étoit fort  chére, & d'être rétabli dans une patrie où  il étoit généralement estimé & respecté, le  porteroit infailliblement à appuyer la deman de des Carthaginois. On le pressa donc de  se joindre aux Ambassadeurs dans le voyage  qu'ils se préparoient de faire à Rome. Il ne  crut pas devoir se refuser à cette demande:  la suite fera connoitre quels furent ses mo tifs. Avant que de partir, on lui fit prêter  serment, qu'en cas qu'il ne réussît point  dans ses demandes, il reviendroit à Cartha ge; & on lui fit même entendre que sa vie  dépendoit du succès de sa négociation. Quand ils furent près de Rome, Régu-
  lus refusa d'y entrer, apportant pour raison(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   que la coutume des ancêtres étoit de ne  donner audience aux Ambassadeurs des en nemis que hors de la ville. Le Sénat s'y  étant assemblé, les Ambassadeurs, après a voir exposé le sujet de leur ambassade, se re
        tirérent. Régulus vouloit les suivre, quoique  les Sénateurs le priassent de rester; & il  ne se rendit à leurs priéres qu'après que  les Carthaginois, dont il se regardoit com me l'esclave, le lui eurent permis. Il ne paroit pas qu'on fit mention de ce(Régulus se déclare contre l'é change des prison niers.)   qui regardoit la paix, ou du moins qu'on  s'y arrêta: la délibération ne roula que sur
     l'échange des prisonniers. Régulus, invité  par la Compagnie à dire son avis, répon dit qu'il ne pouvoit le faire comme Séna teur, ayant perdu cette qualité, aussi-bien
     que celle de Citoyen Romain, depuis qu'il  étoit tombé entre les mains des ennemis:  mais il ne refusa pas de dire comme parti culier ce qu'il pensoit. La conjoncture é toit délicate. Tout le monde étoit tou ché du malheur d'un si grand homme. Il
     n'avoit, dit Cicéron, qu'à prononcer un
     mot pour recouvrer avec sa liberté, ses  biens, ses dignités, sa femme, ses enfans, sa  patrie. Mais ce mot lui paroissoit contraire
     à l'honneur & au bien de l'Etat. Il ne fut
     attentif qu'aux sentimens que lui inspiroient
     la force & la grandeur d'ame. Ce (a) sont 
                            
                                56
                            
                          (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) ces vertus, dit Cicéron en parlant de Ré
        gulus, qui apprennent aux hommes à ne  rien craindre; à mépriser toutes les choses  humaines; à se préparer à tout ce qui peut
     arriver de plus fâcheux; j'ajouterai avec Se
        néque, à marcher par-tout où le devoir  nous appelle à travers les plus grands dan gers, en foulant aux piés tout autre intérêt  quel qu'il puisse être. Il (a) déclara donc  nettement,“ qu'on ne devoit point songer  à faire l'échange des prisonniers: qu'un  tel exemple auroit des suites funestes à la
     République: que des citoyens qui avoient  eu la lâcheté de livrer leurs armes à l'en
    nemi, étoient indignes de compassion,  & incapables de servir leur patrie. Que
     pour lui, à l'âge où il étoit, on devoit  compter que le perdre, c'étoit ne rien  perdre; au-lieu qu'ils avoient entre leurs  mains plusieurs Généraux Carthaginois  dans la vigueur de l'âge, & en état de  rendre encore à leur patrie de grands ser vices pendant plusieurs années.“
                            
                                57
                            
                          Ce ne fut point sans peine que le Sénat(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)   se rendit à un avis qui devoit couter si  cher, & qui étoit inoui & sans exemple
     dans le cas où se trouvoit Régulus. Cicé
        ron, au troisiéme livre des Offices, exami
    ne si Régulus, après avoir dit son avis dans  le Sénat, étoit obligé de retourner à Car thage, & de s'exposer aux tourmens les  plus cruels, plutôt que de manquer à un  serment extorqué de lui par force, fait à  un ennemi qui ne savoit ce que c'étoit  que d'être fidéle à sa parole, de qui il n'a voit rien à craindre, non plus que de la  colére des Dieux, qui en (*) sont incapa bles. Cicéron rejette ce frivole raisonnement  avec une sorte d'indignation. Ce qu'on doit  considérer dans le serment, dit-il, & ce qui
         doit le faire garder, ce n'est pas la crainte  d'être puni si l'on y manque: c'est sa force  & sa sainteté. Car (a) le serment est une
     affirmation religieuse. Or ce qu'on affirme
        
                            
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                          (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) de cette sorte, & dont on prend Dieu  même à témoin, il faut le tenir par respect
         pour la foi donnée, cette foi dont Ennius  a dit ce beau mot: O (a) sainte & divi ne Foi, par qui Jupiter même jure, que  vous êtes digne d'être placée au plus haut  des temples! Quiconque viole son serment,  viole donc cette foi si sainte & si respec
        table. La guerre même a ses loix, qui doi vent être inviolablement observées par ra port aux ennemis quels qu'ils soient; &  prétendre que la foi donnée à quelqu'un  qui n'en a point est nulle, c'est chercher  à couvrir par un prétexte insoutenable la  noirceur du parjure & de l'infidélité. Il faut conclure de ce qui vient d'être  dit, que tout ce que la crainte & la bas sesse de cœur font faire, c'est-à-dire toutes
     les actions telles qu'auroit été celle de Ré
        gulus, si en opinant sur l'échange des pri sonniers il eût regardé ce qui lui convenoit  plutôt que ce qui convenoit à la Républi que, ou qu'au-lieu de retourner il fût de meuré chez lui; que ces actions doivent  être regardées comme criminelles, honteu
    ses, & infames. C'est toujours Cicéron qui
     parle. Et voilà jusqu'où peut aller la sa
        gesse humaine, toujours bien courte, lors qu'il s'agit de remonter aux prémiers prin
    cipes des choses, & qui bâtissant sa morale  sans raport à Dieu, sans la crainte d'être  puni de lui, sans l'espérance de lui plaîre, 
                            
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                           ôte à la vertu tout solide motif, & tout(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Régulus retourne à Carthage, où il expi re au mi lieu des plus cruels suplices.)   soutien réel. Régulus n'hésita point sur le parti qu'il  devoit prendre. Cet (a) illustre exilé par tit de Rome pour retourner à Carthage,
         sans être touché ni de la vive douleur de
         ses amis, ni des larmes de sa femme & de
         ses enfans, mais avec la tranquillité d'un  Magistrat, qui libre enfin de toute affaire  part pour sa campagne. Cependant il n'i gnoroit pas à quels suplices il étoit réser vé. En effet, dès que les ennemis le vi rent de retour sans avoir obtenu l'échange,  & qu'ils surent qu'il s'y étoit même oppo sé, il n'y eut sorte de tourmens que leur  barbare cruauté ne lui fît souffrir. Ils le  tenoient longtems resserré dans un noir ca chot, d'où, après lui avoir coupé les pau piéres, ils le faisoient sortir tout-à-coup,  pour l'exposer au soleil le plus vif & le  plus ardent. Ils l'enfermérent ensuite dans  une espéce de coffre tout hérissé de pointes,
                            
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                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.) qui ne lui laissoient aucun moment de re pos ni jour, ni nuit. Enfin, après l'avoir  ainsi longtems tourmenté par d'excessives
        douleurs & une cruelle insomnie, ils l'at
        tachérent à une croix, qui étoit le suplice  le plus ordinaire chez les Carthaginois, &  l'y firent périr. (Ré flexions sur la fer meté & la patience de Régu lus.) Telle fut la fin de ce grand homme. Il
         (a) auroit manqué quelque chose à sa gloire,  si sa fermeté & sa patience n'eussent été mi ses à une si rude épreuve. Ce ne sont point
         les prospérités, mais les malheurs, qui font
         paroître la vertu avec éclat, qui la mettent  dans tout son jour, & qui font connoitre
         jusqu'où va sa force. C'est un Payen qui  parle ainsi: mais il ignoroit l'usage des gran
        des vérités qu'il enseignoit. Quand vous
         voyez les gens de bien, dit encore Sené
            que, poursuivis par les méchans, affligés,
         tourmentés, ne croyez pas que Dieu les ou blie. Il les traite, comme un bon pére 
                            
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                           traite ses enfans, qu'il aime, mais qu'il for(
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250.)  me avec sévérité à la sagesse & aux bon
        nes mœurs. Dieu n'a pas pour les hom
        mes vertueux une tendresse foible, qui le  porte à les traiter délicatement: il les  éprouve, il les endurcit, il travaille à les  rendre dignes de lui. (a) Un Tyran peut
         exercer son pouvoir sur leur corps, mais il  ne va pas plus loin: il ne peut rien sur
         leur ame, qui est un asyle sacré, & inac cessible à ses coups. Au (b) milieu des  tourmens, ils demeurent tranquilles, & at tachés inviolablement à leur devoir: ils les  sentent, mais ils les surmontent. Voila le
         portrait de Régulus, le Héros du Paganis
            me en fait de courage & de patience;  mais, malheureusement pour lui, le marty re de la vanité, de l'amour de la gloire,
         & d'un vain phantôme de vertu. Il est à remarquer que Polybe ne dit
         rien de tous ces prodiges de constance. Le Sénat aiant appris la mort tragique(Cartha ginois li vrés au ressenti ment de)   de Régulus, & la cruauté inouie des Car thaginois, livra les plus distingués de leurs
     prisonniers à Marcia sa femme, & à ses 
                            
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                          (
                            An.
                         R. 502. Av. J. C. 250. Marcia femme de Régulus. Zonar. VIII. 394. Aul. Gell. VI. 4. Diod. apud Vales. LXXIV.) enfans. Ils les enfermérent dans une ar moire garnie de pointes de fer, pour leur  rendre avec usure les douleurs au milieu
     desquelles Régulus avoit fini sa vie; & les  laissérent cinq jours entiers sans nourritu re, au bout desquels Bostar mourut de
     faim & de misére. Mais Amilcar, dont  le tempérament étoit plus vigoureux, vécut  encore cinq autres jours à côté du cadavre  de Bostar avec lequel il étoit enfermé, au  moyen de la nourriture qu'on ne lui four
    nit que pour prolonger ses tourmens. A  la fin, les Magistrats, informés de ce qui
     se passoit dans la maison de Marcia, firent  cesser ces inhumanités, renvoyérent à Car thage les cendres de Bostar, & ordonné rent que les autres prisonniers fussent trai tés plus doucement. Il me semble que quel que dignes que parussent les Carthaginois  d'une telle barbarie, le Sénat n'auroit pas  dû les livrer au ressentiment d'une femme,
     & qu'un contraste d'humanité auroit été  une plus noble vengeance, & plus digne  du nom Romain.
                        §. III.
                        
                    
 Triomphe de Métellus. Siége de Lilybée par  les Romains. Trahison dans la ville dé couverte. On y fait entrer un secours  considérable. Combat sanglant aux machi nes. Incendie des ouvrages. Caractère vain  du Consul Clodius. Bataille de Drépane: perte de la Flotte des Romains. Le Con
                     sul Junius passe en Sicile. Nouvelle dis grace des Romains à Lilybée. Ils évitent  heureusement deux batailles. Perte entiére  des vaisseaux Romains par une horrible  tempête. On nomme un Dictateur. Junius
     se rend maitre d'Eryx. Amilcar Barcas  est chargé du commandement en Sicile.  Des particuliers de Rome arment en cour-
     se, & ravagent Hippone. Naissance d'An-
         nibal. Echange des prisonniers. Deux nou velles Colonies. Dénombrement. Une Da me Romaine accusée devant le Peuple, &
     condannée. Amilcar se rend maitre de la  ville d'Eryx. Nouvelle Flotte Romaine  construite & équipée par le zéle des par-
     ticuliers. Postumius Consul retenu à Rome  comme Prêtre. Le Sénat défend à Luta tius de consulter les Divinations de Pré neste. Bataille aux Iles d'Egates gagnée  par les Romains. Traité de Paix entre  Rome & Carthage. Fin de la prémiére  Guerre Punique. La Sicile devenue Pro vince du Peuple Romain.  A 
                        la douleur
                     qu'avoit causé la(
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250. Triom phe de Métellus. Freinshem. XIX. Liv. Epit. XIX.)   triste fin de Régulus, succéda la joie que  répandit dans toute la ville l'agréable spec
    tacle du triomphe de L. Métellus, devant  le char duquel marchoient treize Officiers  considérables de l'Armée Carthaginoise, &  six-vingts éléphans. J'ai déja dit que ces  éléphans furent encore exposés aux yeux  du peuple dans le Cirque, après quoi on  les fit tous mourir, parce qu'on ne jugea
 (
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250. Plin. XVIII. 3.) pas à propos d'en faire usage dans les Ar mées Romaines. On a remarqué que cette année les vi vres furent à un très bas prix: un (a) bois seau de blé, un (b) conge de vin, trente  livres de figues séches, dix livres d'huile  d'olive, douze livres de viande, toutes ces  choses étoient du même prix, & ne cou toient chacune qu'un seul as; & l'as, qui  étoit la dixiéme partie du denier Romain  évalué par plusieurs Savans à dix sols, ne
    (Polyb. II. 103.) valoit qu'un sou. Polybe nous apprend que  de son tems le boisseau de froment ne va
    loit ordinairement en Italie que quatorze  oboles, c'est-à-dire six sols & demi, & le  boisseau d'orge la moitié. Un boisseau de  froment suffisoit à un soldat pour huit  jours. Dans le tems dont nous parlons, les  dépenses extraordinaires qu'il avoit falu faire  pour équiper des Flottes, avoient épuisé le  trésor public, & rendu l'argent très rare:  c'est ce qui avoit fait baisser si fort le prix  des vivres. (Siége de Lilybée par les Romains. Polyb. I. 43 47.) La cruauté des Carthaginois à l'égard de
    Régulus, avoit allumé dans l'esprit des Ro
    mains un vif desir de vengeance. Les deux  Consuls partirent pour la Sicile avec quatre  Légions, & une Flotte de deux cens vais feaux, auxquels ils en ajoutérent quarante 
                        
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                       qu'ils trouvérent à Panorme, sans compter(
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.)   un grand nombre d'autres moindres bâti mens. Après avoir tenu Conseil, & exami né mûrement quel parti ils devoient pren dre, ils formérent le hardi dessein d'atta quer Lilybée. C'étoit la plus forte place  qu'eussent les Carthaginois dans la Sicile,  dont la perte devoit entraîner après elle cel le de tout ce qui leur restoit dans l'Ile, &  laisser aux Romains un libre passage dans  l'Afrique. Ce siége, qui fut d'une longue  durée, & qui ne put être terminé que par
     la fin de la guerre même, peut être regardé  comme le chef-d'œuvre de l'art & de la  capacité Romaine. La figure de la Sicile est celle d'un trian(Polyb. I. 43.)  gle. Les pointes de chaque angle sont au tant de promontoires. Celui qui est au mi di, & qui s'avance dans la mer de Sicile,  s'appelle (a) Pachin. Le (b) Pélore est  celui, qui, situé au septentrion, borne le  Détroit au couchant, & est éloigné de l'Ita lie d'environ douze stades, c'est-à-dire un  peu plus d'une demie lieue. Enfin le troi siéme se nomme (c) Lilybée. Il regarde  l'Afrique, & n'en est éloigné que de mille  stades ou environ (cinquante lieues), & est  tourné au couchant d'hiver. Sur ce der nier cap est la ville de même nom. Elle  étoit bien fermée de murailles, & entourée 
                        
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                      (
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.) d'un fossé profond & de marais formés par  les eaux de la mer. C'est par ces marais que  l'on entre dans le port, & la route est pé rilleuse pour ceux qui ne connoissent pas  parfaitement les lieux. On conçoit aisément quelle fut l'ardeur  de part & d'autre, soit pour l'attaque, soit
     pour la défense. Imilcon commandoit dans  la place. Il avoit dix mille hommes de  troupes, sans compter les habitans: nous  verrons bientôt qu'il lui survint un renfort  considérable. Les Romains aiant établi  leurs quartiers devant la ville de l'un &  de l'autre côté, & aiant fortifié l'espace  qui étoit entre les deux camps d'un fossé,  d'un retranchement & d'un mur, ils com mencérent l'attaque par la tour la plus pro che de la mer, & qui regardoit l'Afrique.  Ajoutant toujours de nouveaux ouvrages  aux prémiers, & s'avançant de plus en plus,  enfin ils culbutérent six tours qui étoient  du même côté que la prémiére dont nous  avons parlé, & entreprirent de jetter bas les
     autres à coups de bélier. Imilcon faisoit tous  ses efforts pour empêcher le progrès des as siégeans. Il relevoit les bréches, il faisoit  des contremines, il épioit le moment où il
     pourroit mettre le feu aux machines, &  pour le pouvoir faire, il livroit jour &  nuit des combats plus sanglans quelquefois  & plus meurtriers, que ne sont ordinaire ment les batailles rangées. (Trahison dans la vil le décou verte.) Pendant qu'il faisoit une si généreuse dé fense, des soldats étrangers, Gaulois & au-
  tres, formérent entr'eux le complot de li(
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.)  vrer la ville aux Romains. Heureusement  pour les assiégés, la trahison fut découver te, & étoufée sur le champ. Carthage ne s'endormoit pas sur le dan(On y fait entrer un secours considéra ble.)  ger auquel Lilybée étoit exposée. On équi pa cinquante vaisseaux, dont on confia le
     commandement à Annibal fils d'Amilcar.  On lui donna ordre de partir sans délai,  & on l'exhorta à saisir en homme de cœur  le prémier moment favorable qui se présen
    teroit de se jetter dans la place assiégée. An
        nibal se met en mer avec dix mille soldats  bien armés, mouille à l'Ile (a) Eguse en tre Lilybée & Carthage, & au prémier  vent frais qui commença à souffler déploie  toutes les voiles, s'avance avec un courage  intrépide à travers la Flotte ennemie, entre  hardiment dans le port, & y débarque ses  soldats, sans que les Romains qui furent  surpris, & qui craignoient d'être poussés  par la violence du vent jusques dans le  port, osassent lui disputer le passage. Imilcon, dans le dessein qu'il avoit de(Combat sanglant aux ma chines.)   mettre le feu aux machines des assiégeans,  & voulant faire usage des bonnes disposi tions où paroissoient être les troupes qui  étoient dans la ville, & les soldats fraîche ment débarqués, ceux-là parce qu'ils se  voyoient secourus, ceux-ci parce qu'ils n'a voient encore rien souffert, convoque une 
                        
                            70
                        
                      (
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.) assemblée des uns & des autres; & par un  discours où il promettoit à ceux qui se si gnaleroient, & à tous en général, des pré sens & des récompenses de la part de la  République des Carthaginois, il sut telle ment enflammer leur zèle & leur courage,  qu'ils criérent tous qu'il n'avoit qu'à faire  d'eux sans délai tout ce qu'il jugeroit à  propos. Le Commandant, après leur avoir  temoigné qu'il leur savoit gré de leur bon ne volonté, congédia l'assemblée, & leur  dit de prendre pour le présent quelque re pos, & du reste d'attendre les ordres de  leurs Officiers. Peu de tems après il assembla les prin cipaux d'entr'eux, il leur assigna les postes  qu'ils devoient occuper, leur marqua le  signal & le tems de l'attaque, & ordonna  aux Chefs de s'y trouver de grand matin  avec leurs soldats. Ils s'y rendirent au tems  marqué. Au point du jour on se jette sur  les ouvrages par plusieurs endroits. Les Ro mains, qui avoient prévu la chose, & qui  se tenoient sur leurs gardes, courent par tout où le secours étoit nécessaire, & font  une vigoureuse résistance. La mêlée de vient bientôt générale, & le combat san glant. Car de la ville il sortit vingt mille  hommes, & les assiégeans étoient encore  en plus grand nombre. L'action étoit d'au tant plus vive, que les soldats, sans garder
     de rang, se battoient pêle-mêle, & ne sui voient que leur impétuosité. Cette attaque,  où ils en venoient aux mains homme con-
  tre homme, rang contre rang, formoit plu(
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.)  sieurs combats particuliers, plutôt qu'une  seule action. Mais les cris & le fort du  combat étoient aux machines: car c'étoit-  là le but de la sortie. Ils ne se battoient  avec tant d'émulation & d'ardeur, les uns  que pour les ruïner, les autres que pour  les défendre. De côté & d'autre ils tom boient morts dans leur poste, plutôt que  de l'abandonner, & de céder à l'ennemi.  Les assiégés, la torche à la main, & por tant des étoupes & du feu, fondoient de  tous côtés sur les machines avec tant de  fureur, que les Romains se virent plusieurs  fois réduits à la derniére extrémité, & prêts  à succomber. Cependant, comme il se fai soit un grand carnage des Carthaginois,  sans qu'ils pussent venir à bout de leur en treprise, leur Général qui s'en aperçut fit  sonner la retraite; & les Romains qui a voient été sur le point de perdre tous leurs  préparatifs, restérent enfin maitres de leurs  ouvrages, & les conservérent sans en avoir  perdu aucun. Cette affaire finie, Annibal se mit en  mer pendant la nuit, où il crut sans dou te que les Romains fatigués de la rude  action qu'ils venoient d'essuyer, feroient  moins de garde. Il emmenoit avec lui la(Diod. in Eclog. pag. 849.)   cavalerie de Lilybée, qui ne pouvoit être  qu'à charge dans une ville assiégée, & qui  pouvoit être fort utile ailleurs. Dérobant  sa marche il prit la route de Drépane, où
         étoit Adherbal Général des Carthaginois.
 (
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.) Drépane étoit une place avantageusement  située, avec un beau port, à six-vingts sta des de Lilybée (six lieues), & que les  Carthaginois avoient toujours eu fort à  cœur de se conserver. (Incendie des ouvra ges. Polyb. I. 49.) Les Romains, animés par l'avantage  qu'ils venoient de remporter, recommen cérent à attaquer la place avec encore plus  d'ardeur qu'auparavant, sans que les assié gés osassent penser à faire une seconde ten tative pour bruler les machines, tant la  prémiére les avoit rebutés par la perte  qu'ils y avoient faite. Mais un vent très  violent s'étant levé tout-à-coup, quelques  troupes de soldats mercenaires le firent re marquer au Commandant, lui représentant  que c'étoit une occasion tout-à-fait favo
    rable pour mettre le feu aux machines des  assiégeans, d'autant plus que le vent don noit de leur côté; & ils s'offrirent pour  cette expédition. Leur offre fut acceptée.  On leur fournit tout ce qui étoit néces saire pour cette entreprise. En un moment  le feu prit à toutes les machines, sans qu'il  fût possible aux Romains d'y remédier;  parce que dans cet incendie, qui étoit devenu  presque général en fort peu de tems, le vent  portoit dans leurs yeux les étincelles & la fu mée, & les empêchoit de discerner où il fa loit appliquer le secours; au-lieu que les au tres voyoient clairement où ils devoient por ter leurs coups, & jetter le feu. Cet accident  fit perdre aux Romains l'espérance de pouvoir (Diod. ibid.) emporter la place de vive force. D'ailleurs
  la disette de vivres, qui fut telle qu'ils se(
                        An.
                     R. 502. Av. J. C. 250.)   trouvérent réduits à n'avoir pour toute  nourriture que de la viande de cheval, &  la maladie qui en fut la suite, firent mourir  en peu de tems près de dix mille hommes.  Ils étoient donc résolus à renoncer absolu
    ment au siége. Mais Hiéron Roi de Syra cuse leur aiant envoyé du blé en abondan ce, leur rendit le courage, & les exhorta  vivement à ne pas quiter leur entreprise.  Ils se contentérent donc de changer le siége  en blocus, & entourant la ville par une  bonne contrevallation, ils répandirent leur  Armée dans tous les environs, résolus d'at tendre du tems ce qu'ils se voyoient hors  d'état d'exécuter par une voie plus courte. 
                    
                            P. 
                                    
                                        Clodius Pulcher.
                                
                            
                            
                        
(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.)   
                        
                            L. 
                                    
                                        Junius Pullus.
                                
                            
                            
                        
 Quand on apprit à Rome ce qui se pas soit au siége de Lilybée, & qu'une partie  des troupes y avoit péri, cette fâcheuse
     nouvelle, loin d'abbattre les esprits, sembla
     renouveller l'ardeur & le courage des ci
        toyens. Chacun se hâtoit de porter son nom  pour se faire enrôler. On leva en peu de  tems dix mille hommes, lesquels aiant pas sé le Détroit, allérent par terre se joindre  aux assiégeans. Le département de la Sicile étoit échu(Caractére vain du Consul Clodius. Diod. apud Vales. lib.)   au Consul Clodius, & il y étoit déja pas
        sé. C'étoit un homme d'un caractére dur,  fier, violent; entêté de sa noblesse, encore
 (
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249. IV. pag. 270.) plus de son propre mérite, & méprisant  tous les autres; incapable de prendre con seil, & cependant formant des entreprises  hardies qui en auroient eu grand besoin.  Dès qu'il fut arrivé en Sicile, il commen ça par condanner devant les troupes la  conduite des Consuls ses prédécesseurs, les  accusant de négligence & de lâcheté, &  leur reprochant d'avoir passé le tems dans  les plaisirs & la bonne chére, au-lieu de  pousser vivement le siége. (Polyb. I. 49.) Pour mettre les assiégés hors d'état de  recevoir ni nouvelles, ni secours, il avoit  entrepris de fermer l'entrée du port en la  comblant par des jettées: grand & hardi  dessein, mais téméraire, & qui se trouva  absolument impraticable! Et ce qui rendoit
    Clodius plus digne de blâme, c'est que ses  prédécesseurs avoient déja essayé inutilement  de combler l'entrée du port. La mer, en  cet endroit, avoit trop de profondeur.  Rien de ce qu'on y jettoit ne demeuroit  où il étoit nécessaire. Les flots, la rapi dité du courant, emportoient & dissipoient  les matériaux avant qu'ils arrivassent au  fond. (Bataille de Drépa ne: perte de la Flot te des Ro mains. Polyb. I. 51-53.) Comme il vouloit, à quelque prix que  ce fût, se signaler, il songea à une autre
     entreprise, qui étoit d'aller attaquer Adher
        bal dans Drépane. Il comptoit sur une  victoire certaine, se tenant comme sûr de  le surprendre; parce qu'après la perte que  les Romains venoient de faire à Lily bée, l'ennemi, qui ne savoit pas qu'il
  leur étoit arrivé un secours considérable, ne(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.)   pourroit pas s'imaginer qu'ils songeassent à  se mettre en mer. Sur cette espérance, il  choisit deux cens vaisseaux, où il fit entrer  tout ce qu'il avoit de meilleurs hommes de  mer, & l'élite des Légions. Les troupes  s'embarquérent avec joie, parce que le tra jet n'étoit pas long, & que d'ailleurs, sur  tout ce que leur avoit dit le Consul, le bu tin paroissoit immanquable. Pour mieux  couvrir son dessein, il fait partir de nuit la  Flotte, sans être aperçu des assiégés. A la  pointe du jour l'avantgarde étant déja à la
     vue de Drépane, Adherbal, qui ne s'atten doit à rien moins, fut surpris, mais non  pas déconcerté. Il assemble aussitôt son ar mement sur le rivage, donne ordre de se  mettre en mer, & de suivre en poupe le  vaisseau qu'il montoit sans en détourner les  yeux. Il ne vouloit pas donner le combat  dans le port, où n'aiant pas la liberté de  s'étendre, de doubler, ou de couler entre  les vaisseaux des ennemis, il auroit perdu  tout l'avantage qu'il pouvoit tirer de la lé géreté des siens; & où il n'auroit pu éviter  l'abordage de ceux des Romains, ce qu'il  craignoit plus que tout le reste. Il part donc le prémier, gagne le large,  & fait filer sa Flotte sous des rochers qui  bordoient le côté du port opposé à celui  par lequel l'ennemi entroit. Le Consul,  qui commençoit à faire entrer l'aile droite
     de sa Flotte dans le port, étonné du mou
        vement des Carthaginois, envoie ordre aux
 (
                            An.
                         R. 503. A. J. C. 249.) navires de sa droite, qui étoient déja dans  le port, ou prêts d'y entrer, de revirer de  bord, pour se joindre au gros de la Flotte.  Ce mouvement causa un desordre infini  dans l'équipage: car les bâtimens qui é toient dans le port, heurtant ceux qui en troient, les embarrassoient extrêmement, (Cic. de Nat. Deor. II. 7. Flor. II. 2.) ou même en brisoient les rames. Le trou ble & l'agitation dont cette mauvaise manœu vre fut accompagnée, avoit commencé à
     jetter de l'inquiétude & de la frayeur dans  l'Armée. Une action du Consul acheva  de la déconcerter, & de lui faire perdre  tout courage & toute espérance. Les Ro mains, du moins le peuple, avoient grande
     foi aux Auspices & aux Augures. Dans le  moment qu'on étoit près de donner la ba
    taille, on vint dire à Clodius que les Pou lets ne vouloient point sortir de leur cage,  ni manger. Il (a) les fit jetter dans la mer,  ajoutant d'un ton railleur: Qu'ils boivent,  puisqu'ils ne veulent point manger. Ce (b)
     ris moqueur, est-il dit dans Cicéron, lui  causa bien des larmes, & au Peuple Ro main un grand desastre. Toutes les obser vances des Augures n'étoient, dans le fond,  qu'une pure momerie: mais elles faisoient
     partie de la Religion de ces malheureux tems; 
                            
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                           & c'étoit se faire regarder comme un impie(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.)   & un ennemi des Dieux, que de paroître  les mépriser. Cependant, à mesure que  quelque vaisseau se débarrassoit, les Offi ciers le faisoient aussitôt ranger le long de  la côte, la proue opposée aux ennemis.  D'abord le Consul s'étoit mis à la queue  de sa Flotte: mais alors, prenant le large,  il alla se poster à l'aile gauche. En même
     tems Adherbal, s'avançant en pleine mer,  rangea toutes ses galéres sur une même ligne  vis-à-vis de celles des Romains, lesquels  postés près de la terre attendoient les vais seaux qui sortoient du port: disposition qui  leur fut très pernicieuse. Les deux Armées
     se trouvant proche l'une de l'autre, & le si
        gnal étant donné des deux côtés, on com mença à charger. Tout fut d'abord assez  égal de part & d'autre, parce que des deux  côtés c'étoit l'élite des Armées de terre qui  combattoit: mais les Carthaginois gagné rent peu à peu le dessus. Aussi, avoient-ils  pendant tout le combat bien des avantages  sur les Romains. Leurs vaisseaux étoient
     construits de maniére à se mouvoir en tout  sens avec beaucoup de légéreté; leurs ra meurs étoient fort expérimentés; & enfin  ils avoient eu la sage précaution de se ran ger en bataille en pleine mer. Si quelques-  uns des leurs étoient pressés par l'ennemi,  ils se retiroient sans courre aucun risque; &  avec des vaisseaux si légers il leur étoit aisé  de prendre le large. L'ennemi s'avançoit-il  pour les poursuivre? ils se tournoient, vol-
 (
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.) tigeoient autour, ou lui tomboient sur le  flanc, & le choquoient sans cesse; au-lieu  que les vaisseaux Romains pouvoient à pei ne revirer, à cause de leur pesanteur, & du
     peu d'expérience des rameurs: ce qui fut  cause qu'il y en eut un grand nombre cou lé à fond. Comme ils se battoient près de  la terre, & qu'ils ne s'étoient pas réservé  d'espace pour se glisser par derriére, ils ne  pouvoient ni se tirer eux-mêmes du dan ger lorsqu'ils étoient pressés, ni porter du  secours où il étoit nécessaire. Ainsi la plu part des vaisseaux, partie restérent immo biles sur les bancs de sable, partie furent  brisés contre la terre. Il ne s'en échapa  que trente, qui étant auprès du Consul  prirent la fuite avec lui en se dégageant le  mieux qu'ils purent le long du rivage. (Frontin. Stratag. II. 13.) Comme il faloit, pour arriver à l'Armée  qui assiégeoit Lilybée, passer à travers les  Carthaginois, il orna ses galéres de toutes  les marques de la victoire; & par ce stra tagême il trompa les ennemis, qui le re gardant comme victorieux, crurent qu'il  étoit suivi de toute sa Flotte. Tout le res te, au nombre de quatre-vingts-treize,  tomba avec l'équipage en la puissance des (Oros. IV. 8.) Carthaginois. Les Romains perdirent dans  cette action huit mille hommes, qui furent  tués ou noyés; & vingt mille, tant soldats  que matelots & rameurs, furent pris &  conduits à Carthage. Une victoire si considérable fit chez les
     Carthaginois autant d'honneur à la pruden-
  ce & à la valeur d'Adherbal, qu'elle cou(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249. Le Consul Junius pas se en Sici le. Polyb. I. 53- 56.)  vrit de honte & d'ignominie le Consul  Romain. Cet échec ne fut pas le dernier qu'é prouvérent les Romains cette année. Ils
     avoient chargé L. Junius l'un des Consuls  de conduire à Lilybée des vivres & d'au tres munitions pour l'Armée qui assiégeoit  cette ville, & on lui donna soixante vais seaux pour les escorter. Junius étant arri vé à Messine, & y aiant grossi sa Flotte  de tous les bâtimens qui lui étoient venus  de Lilybée & du reste de la Sicile, il par tit en diligence pour Syracuse, où il arri va sans courir aucun danger. Sa Flotte  étoit de six-vingts vaisseaux longs, & d'en viron huit cens de charge. Il donna la  moitié de ceux-ci avec quelques-uns des  autres aux Questeurs, avec ordre de por ter incessamment des provisions au camp:  & pour lui, il resta à Syracuse dans le  dessein d'y attendre les bâtimens qui n'a voient pu le suivre depuis Messine, & pour  y recevoir les grains que les Alliés du mi lieu des terres devoient lui fournir. Vers ce même tems Adherbal, après(Nouvelle disgrace des Ro mains à Lilybée.)   avoir envoyé à Carthage tout ce qu'il avoit  pris d'hommes & de vaisseaux dans la der niére victoire, forma une Escadre de cent  vaisseaux, trente des siens, & soixante &
         dix que Carthalon qui commandoit avec  lui avoit amenés, mit cet Officier à la tê te, & lui donna ordre de cingler vers Li lybée, de fondre à l'improviste sur les vais-
 (
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.) seaux ennemis qui y étoient à l'ancre, d'en  enlever tout le plus qu'il pourroit, & de
         mettre le feu au reste. Carthalon se char ge avec plaisir de cette commission. Il  part au point du jour, brule une partie de  la Flotte ennemie, & disperse l'autre. La
        terreur se répand dans le camp des Ro mains. Ils accourent avec de grands cris  à leurs vaisseaux. Mais pendant qu'ils y
         portent du secours, Imilcon, qui s'étoit  aperçu le matin de ce qui se passoit, sort  de la ville, & tombe sur eux d'un autre  cóté avec ses soldats étrangers. On peut  juger quelle fut la consternation des Ro mains, lorsqu'ils se virent ainsi attaqués de  deux côtés en même tems. (Ils évi tent heu reusement deux ba tailles.) Carthalon aiant pris quelques vaisseaux,  & en aiant brulé quelques autres, s'éloigna  un peu de Lilybée, & alla se poster sur la  route (a) d'Héraclée, pour observer la nou velle Flotte des Romains, & l'empêcher  d'arriver au camp. Informé ensuite par ceux  qu'il avoit envoyés à la découverte, qu'une  assez grande Flotte approchoit composée  de vaisseaux de toute sorte, (c'étoit celle  que le Consul avoit envoyée devant lui sous  la conduite des Questeurs) il avance au de vant des Romains pour leur présenter la  bataille, croyant qu'après son prémier ex ploit il n'auroit qu'à paroître pour vaincre.  L'Escadre qui venoit de Syracuse, apprit que 
                            
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                           les ennemis n'étoient pas loin. Les Ques(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249. Diod. in Eclog. pag. 880.)  teurs ne se croyant pas en état de hazarder  une bataille, abordérent à une petite ville  alliée, nommée (a) Phintias, où il n'y  avoit pas à la vérité de port, mais où des  rochers s'élevant de terre formoient une es péce de rade & un abri assez commode. Ils  y débarquérent, & y aiant disposé tout ce  que la ville put leur fournir de catapultes  & de balistes, ils attendirent les Carthagi nois. Ceux-ci ne furent pas plutôt arri vés, qu'ils pensérent à les attaquer. Ils s'i maginoient que dans la frayeur où étoient  les Romains, ils ne manqueroient pas de  se retirer dans cette bicoque, & de leur a bandonner leurs vaisseaux. Mais l'affaire  ne tournant pas comme ils avoient espéré,  & les Romains se défendant avec vigueur,  ils se retirérent de ce lieu, où d'ailleurs ils  étoient fort mal à leur aise; & emmenant  avec eux quelques vaisseaux de charge qu'ils  avoient pris, ils allérent gagner la riviére  Halycus, où ils demeurérent pour obser(Diodor. ibid.)  ver quelle route prendroient les Romains. Junius aiant fini à Syracuse tout ce qu'il  avoit à y faire, doubla le Cap de Pachyn, &  cingla vers Lilybée, ne sachant rien de ce  qui étoit arrivé à ceux qu'il avoit envoyés
         devant. Cette nouvelle étant venue à Car
            thalon, il mit en diligence à la voile, dans 
                            
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                         R. 503. Av. J. C. 249.) le dessein de donner bataille au Consul pen dant qu'il étoit éloigné des autres vaisseaux.
        Junius aperçut de loin la Flotte nombreuse  des Carthaginois. Mais trop foible pour  soutenir un combat, & trop proche de  l'ennemi pour prendre la fuite, il prit le  parti d'aller jetter l'ancre près de Camarine  dans des lieux escarpés & absolument ina bordables, aimant mieux s'exposer à périr  au milieu des écueils, que de tomber avec
         sa Flotte au pouvoir des ennemis. Cartha
            lon se garda bien de donner bataille aux  Romains dans des lieux si difficiles. Il se  saisit d'un promontoire, y mouilla l'ancre;  & ainsi placé entre les deux Flottes des  Romains, il examinoit ce qui se passoit  dans l'une & dans l'autre. (Perte en tiére des vaisseaux Romains par une horrible tempête.) Une tempête affreuse commençant à  menacer, les pilotes Carthaginois, fort ex perts sur ces sortes de cas, prévirent ce qui
     alloit arriver. Ils en avertirent Carthalon,  & lui conseillérent de doubler au plutôt le  Cap de Pachyn, & de s'y mettre à l'abri  de l'orage. Le Commandant se rendit pru demment à cet avis. Il falut beaucoup de  peine & de travail pour passer jusqu'au-delà  du Cap: mais enfin on y passa, & on y  mit la Flotte à couvert. La tempête écla te bientôt après. Les deux Flottes Romai nes se trouvant dans des endroits exposés &  découverts, en furent si cruellement maltrai tées, qu'il n'en resta pas même une plan (Diedor. ibid.) che dont on pût faire usage: excepté deux  vaisseaux, dont le Consul se servit pour
  ramasser ceux qui avoient eu le bonheur(
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249.)   d'échaper au naufrage, soit en se jettant sur  les bords, ou y étant poussés par la tem pête même: & ils étoient en assez grand
     nombre. Cet accident, qui relevoit les  affaires des Carthaginois, & affermissoit  leurs espérances, acheva d'abattre les Ro mains, déja affoiblis par les pertes précé dentes. Ils quitérent la mer, résolurent  de ne plus faire d'armement naval, & d'en tretenir seulement quelques vaisseaux de  transport pour les convois qu'ils envoyoient  de tems à autre dans la Sicile; cédant ainsi  aux Carthaginois une supériorité qu'ils ne  pouvoient plus leur disputer, peu surs  même d'avoir sur eux par terre tout l'a vantage. Ces tristes nouvelles causérent une sensi ble affliction tant à Rome qu'à Lilybée,  mais n'en firent point lever le siége: on prit  même de justes mesures pour y faire porter  des vivres. On songea seulement à mettre  l'autorité en de meilleures mains qu'elle  n'étoit actuellement: car on étoit égale ment mécontent des deux Consuls, dont les  mauvais succès étoient attribués au mépris  que l'un & l'autre avoient témoigné de la
    Religion. Clodius avoit déja été rapellé à  Rome pour y rendre compte de sa con duite. On prit donc le parti de nommer  un Dictateur, pour lui donner le comman dement des Armées dans la Sicile. Jusqu'ici  aucun de ceux qui avoient été revétus de
 (
                            An.
                         R. 503. Av. J. C. 249. On nom me un Dictateur. Sueton. in Tib. pag. 2.) cette importante charge, ne l'avoit exercée
     hors de l'Italie. Clodius eut ordre de nommer ce Dicta teur. On ne sait quel nom donner à l'ex travagante conduite qu'il tint ici, & qui est  sans exemple. Comme s'il eût pris à tâ che, en avilissant & dégradant la prémié
        re charge de l'Etat, d'insulter à la majesté  du Sénat & du Peuple, & de les irriter  de plus en plus contre lui, il choisit dans  la lie du peuple un nommé Glicias, qui  lui avoit servi de Greffier ou d'Huissier,  pour le faire Dictateur. Alors l'indigna tion publique éclata contre cet indigne  Consul: il fut obligé d'abdiquer, & cité (Val. Max. VIII. 1.) aussitôt après devant le Peuple. On pré tend qu'un orage subit qui s'éleva rom
        (Liv. Epit. XVIII.) pit l'Assemblée, & le sauva. Atilius Ca
            latinus fut nommé Dictateur à la place de  Glicias. Il prit pour Général de la ca
        valerie Cécilius Métellus. Ils partirent tous  deux pour la Sicile, mais n'y firent rien de  mémorable. (Junius se rend mai tre d'Erix. Polyb. I. 56.) Junius, qui étoit resté en Sicile, cher chant à couvrir ses fautes & son malheur  par quelque exploit considérable, ména gea des intelligences secrettes dans Eryx,  & se fit livrer la ville. Sur le sommet  de la montagne qui porte le même nom,  étoit le Temple de Vénus Erycine, le  plus beau sans contredit & le plus riche  de tous les Temples de la Sicile. La ville  étoit située un peu au dessous de ce som met, & l'on n'y pouvoit monter que par
  un chemin très long & très escarpé. Ju(
                                An.
                             R. 503. Av. J. C. 249. Diod. in Eclog. pag. 841.)  nius plaça une partie de ses troupes sur le  sommet, & le reste au pié de la monta gne, près d'un petit bourg nommé Egi thalle, qu'il fortifia, & où il laissa huit  cens hommes en garnison. Après avoir  pris ces précautions, il crut n'avoir rien à
         craindre. Mais Carthalon, y aiant débar qué ses troupes pendant la nuit, s'empara  du petit bourg. Une partie de la garnison fut  tuée, l'autre se réfugia dans la ville d'Eryx. L'Histoire ne nous apprend rien de cer
    tain depuis ce tems-là au sujet de Junius.  Quelques Auteurs croient qu'il fut pris(Zonar. Val. Max.)   par Carthalon, dans l'expédition dont nous  venons de parler: d'autres, que prévoyant  bien ce qui lui arriveroit à Rome s'il y  retournoit, il prévint sa condannation par  une mort volontaire. Les Ecrivains varient aussi sur la célé(Censorin. de Die Natali. cap. 17.)  bration des Jeux Séculaires. Les uns la  placent dans l'année dont nous parlons,  d'autres quatorze ans après, sous le Con
    sulat de P. Cornélius Lentulus & de C.  Licinius Varus.
                            C. 
                                    Aurelius Cotta
                                 II.
                            
                        
  
                        
                            P. 
                                    Servilius Geminus
                                 II.
                            
                        
(
                            An.
                         R. 504. Av. J. C. 248. Amilcar est chargé du com mande ment en Sicile.)  Les années suivantes ne fournissent pas  de grands événemens, jusqu'à la bataille dé
    cisive qui termina la guerre. Amilcar,
     surnommé Barcas, pére du grand Annibal,
     succéde à Carthalon en Sicile. Il part de-
 (
                            An.
                         R. 504. Av. J. C. 248.) là avec sa Flotte pour l'Italie, & ravage les  terres des Locriens & des Brutiens. Rome, comblée des bienfaits d'Hiéron,  pour en marquer sa reconnoissance lui re met le tribut annuel qu'il s'étoit engagé de  lui payer, & lie avec lui une amitié plus  étroite que jamais. Amilcar s'empare d'une montagne nom mée Epiercte ou Ercte, & située entre Pa norme & Eryx, d'où il incommode fort  les Romains. (
                            An.
                         R. 505. Av. J. C. 247. Des parti culiers de Rome ar ment en course, & ravagent Hippone. Zonar. VIII. 397.)  
                        
                     
                    Le Sénat avoit résolu de ne plus agir sur mer: mais des particuliers l'engagérent à leur fournir des vaisseaux pour faire des courses contre les ennemis, à condition qu'à leur retour ils rendroient les vaisseaux à la République, & garderoient pour eux le butin qu'ils auroient fait. On leur prêta un assez bon nombre de galéres, qu'ils équi pérent à leurs dépens. Ils portérent la ter reur sur les côtes d'Afrique, & étant entrés dans le port de la ville (a) d'Hippone, ils mirent le feu à tous les vaisseaux qu'ils y rencontrérent, brulérent plusieurs maisons de la ville, & y firent un butin considéra ble. Pendant que ces armateurs étoient occupés au pillage, les habitans fermérent 75 la sortie du port avec des chaînes. L'em( An. R. 505. Av. J. C. 247.) barras des Romains fut grand, mais leur industrie les en tira. Quand une galére é toit près de la chaîne, tous ceux qui la montoient, se retiroient vers la poupe: aussitôt la proue élevée passoit par dessus la chaîne. Dans le moment ils retournoient tous vers la proue, & la poupe élevée à son tour se dégageoit. Par ce moyen tous les vaisseaux échapérent au danger. Arrivés près de Panorme, ils furent attaqués par la Flotte Carthaginoise, qu'ils mirent en fui te. Les Consuls étoient occupés, l'un au sié(Polyb. I. 58) ge de Lilybée, l'autre à celui de Drépane. Amilcar, du poste qu'il avoit occupé, les harceloit continuellement; & cette manœu vre dura plusieurs années. On mit des deux côtés tout en usage. C'étoient tous les jours de nouvelles ruses de guerre, des pié ges, des surprises, des approches, des atta ques. Rien ne fut oublié: mais il ne se passa rien de décisif. Ce qui doit rendre cette année très re(Naissance d'Annibal. Polyb. XV. 706. Liv. XXX. 37.) marquable, est la naissance du grand Anni bal. Ce qu'il dit lui-même, après la ba taille qu'il perdit en Afrique contre Scipion l'an de Rome 550, qu'il étoit pour lors âgé de quarante-cinq ans, donne lieu de placer sa naissance dans l'année dont il s'a git ici, qui est la 505. de Rome. Il s'étoit fait, depuis plusieurs années,(Echange des prison niers. Liv. XXII. 23.) un assez grand nombre de prisonniers de part & d'autre. On convint d'en faire l'é- ( An. R. 505. Av. J. C. 247.) change. Le cartel fut réglé sur le pié de cent vingt-cinq livres par tête. Le nombre fut plus grand de la part des Carthaginois: ils payérent la somme convenue. (Deux nou velles Co lonies Vellei. I. 14.) On établit deux nouvelles Colonies, l'u ne à Æsulum, l'autre à Alsium, dans l'E trurie & l'Ombrie. (Dénom brement. Fasti Capi tol. Liv. Epit. XIX.) Le Dénombrement que firent les Cen seurs Atilius Calatinus & Manlius Torqua tus, finit par la cérémonie ordinaire du Lustre: ce fut le trente-huitiéme. On compta deux cens cinquante & un mille deux cens vingt-deux citoyens. C'étoit près de cinquante mille hommes moins que dans le dernier Dénombrement: diminu tion considérable, causée par les guerres & les fréquens naufrages.
 (
                            An.
                         R. 506. Av. J. C. 246. Dame Ro maine ac cusée de vant le Peuple, & condannée Liv. Epit. XIX. Val. Max. VIII. 1 A. Gell. X. 6. Sueton. iu Tib. cap. 2.)  
                        
                     
                    On vit cette année une Dame Romaine appellée en jugement devant le Peuple, ce qui étoit sans exemple, comme cou pable du crime de lése-majesté. C'étoit la sœur de Clodius Pulcher, qui avoit fait périr par sa faute la Flotte Romaine. Un jour que revenant des Jeux, son char al loit lentement à cause de la multitude du peuple qui remplissoit les rues, il lui écha pa de dire, en s'écriant d'une voix haute: Plût aux Dieux que mon frére pût revivre, & commandât encore la Flotte! Se sentant incommodée de la multitude, elle en sou- haitoit la diminution. Quelques efforts( An. R. 506. Av. J. C. 246.) que fissent ses parens & les amis de sa fa mille qui étoient les prémiers de Rome, en remontrant que les Loix ne punissoient point les paroles indiscrettes, mais seule ment les actions criminelles, elle fut con dannée à une amende, qui fut employée à bâtir un petit Oratoire à la Liberté.
( An. R. 507. Av. J. C. 245. Vellei. I. 14.)
                            C. 
                                    Atilius Bulbus.
                                
                            
                            
                        
 On conduit une Colonie à Frégelles vil le de l'Etrurie, éloignée seulement de trois  lieues d'Alsium, où l'on en avoit établi une  deux ans auparavant. On donne un combat naval près d'Egi(Flor. II. 2.)  mure, qui fut funeste aux deux partis: aux  Carthaginois par leur défaite, aux Romains  par le naufrage qui le suivit de près. Amilcar trouve le moyen de faire entrer(Frontin. III. 10.)   du secours & des vivres dans Lilybée.( An. R. 508. Av. J. C. 244. <Amilcar se rend mai tre de la ville d'E ryx. Polyb. I. 59. Diod. Eclog. XXIV. pag. 881.)
Nous avons dit auparavant que les Ro mains s'étoient rendu maitres d'Eryx. Aiant placé un bon corps de troupes au sommet de la montagne, & un autre pareil au bas, ils croyoient n'avoir rien à craindre pour la ville située entre les deux, d'autant plus que sa situation seule sembloit la mettre hors de tout danger. Mais ils avoient af- ( An. R. 508. Av. J. C. 244.) faire à un ennemi dont la vigilance & l'activité auroient dû les tenir toujours en haleine. Amilcar fit avancer ses troupes pendant la nuit, & marchant à leur tête il fit une lieue & demie dans un profond silence en tournoyant sur cette montagne, s'empara de la ville après avoir tué une partie de la garnison, & fit conduire le reste à Drépane. On ne conçoit pas com ment les Carthaginois purent se soutenir dans ce poste, attaqués comme ils l'étoient & d'en haut & d'en bas, & ne pouvant recevoir de convois que par un seul en droit de mer dont ils étoient maitres. C'est par de tels coups, autant & peut-être plus que par le gain d'une bataille, qu'on connoit l'habileté & la sage hardiesse d'un Commandant. La guerre, dans ce petit intervalle de lieu sur la montagne d'Eryx, étoit la plus vive & la plus animée qu'il soit possible d'imaginer. Amilcar, posté entre deux corps de troupes, l'un en haut, l'autre en bas, étoit assiégé par celui-ci, comme de son côté il assiégeoit l'autre. L'attaque & la résistance étoient soutenues de part & d'autre avec une égale vivacité. Nul re pos ni jour ni nuit. Ils avoient appris à ne se pas laisser surprendre. Ils savoient qu'un moment pouvoit être décisif. Tan tôt vainqueurs, tantôt vaincus, ils ne per doient point courage. Ni la disette de vivres, ni les fatigues, ni les dangers qu'ils eurent à souffrir pendant deux ans, ne pu- rent engager aucun des deux partis à céder.( An. R. 508. Av. J. C. 244. Vell. I. 14.) Ce double siége, car on peut bien l'appel leé ainsi, ne finit qu'avec la guerre même. Sous les Consuls de cette année, on envoya une Colonie à Bronduse (Brindes) dans le territoire des Sallentins, vingt ans après que ce pays étoit tombé sous la do mination des Romains. L. Cécil. Métellus succéde dans la Sou veraine Sacrificature à Ti. Coruncanius, qui le prémier des Plébéïens avoit eu cette dignité.
                            C. 
                                    Fundanius Fundulus.
                                
                            
                            
                        
(
                            An,
                         R. 509. Av. J. C. 243. Nouvelle Flotte Ro maine construite & équi pée par le zèle des particu liers. Polyb. I. 60.)   
                        Cinq années s'étoient passées, sans que de part ni d'autre on eût rien fait de con sidérable. Les Romains avoient cru qu'a vec leurs seules troupes de terre ils pour roient terminer le siége de Lilybée: mais voyant qu'il traînoit en longueur, ils re vinrent à leur prémier plan, & firent des efforts extraordinaires pour armer une nou velle Flotte. L'argent manquoit au Tré sor public: le zèle des particuliers y sup pléa, tant l'amour de la patrie dominoit dans les esprits! Chacun selon ses forces contribua à la dépense commune; & sur la foi publique qui s'engageoit à rendre dans le tems les sommes qu'on auroit prê tées pour cet armement, on n'hésita point à faire les avances pour une expédition d'où dépendoient la gloire & la sureté de la République. L'un équipoit seul un ( An. R. 509. Av. J. C. 243.) vaisseau à ses frais: d'autres se joignoient deux ou trois ensemble pour en faire autant. En fort peu de tems il y en eut deux cens de prêts à cinq rangs de rames. Ils furent construits sur le modéle d'une galére prise sur les ennemis, qui étoit d'u ne légéreté extraordinaire. Nous verrons, dans le cours des Guerres Puniques, plus d'un exemple de cet amour généreux des Romains pour la patrie, qui faisoit un de leurs principaux caractéres. Mais aussi la République étoit fidéle à ses engagemens. C'est ainsi que la foi publique, on ne peut trop le répéter, est une ressource assurée pour un Etat dans les grands besoins. Y donner la moindre atteinte, c'est pécher contre la régle la plus essentielle d'une sai ne Politique, & laisser dans les esprits une défiance qui souvent devient sans reméde. Cette ressource subite, à laquelle il semble que Rome avoit peu lieu de s'attendre a près les pertes récentes qu'elle avoit faites sur mer, mit le Peuple Romain en état d'achever la conquête de la Sicile, & de passer ensuite aux autres conquêtes que la Providence Divine lui destinoit.
 (
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)  
                        
                            
 Postumius se préparoit à partir avec son (Postumius Consul re tenu à Ro me com me Prê tre.) collégue pour la Sicile, où l'on se pro mettoit cette année quelque grand événe ment. Mais comme il étoit Prêtre de
  Mars (Flamen Martialis), & que les Prê(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242. Liv. Epit. XIX. Tacit. Ann. III. 71. Val. Max. I. 1. Le Sénat dé fend à Lutatius de con sulter les Divina tions de Préneste. Val. Max. l{!D}. 3.)  tres ne pouvoient pas s'éloigner de Rome,
     le Grand Pontife Métellus l'empêcha de  partir pour la province. Dans la suite on  se relâcha de cette grande régularité. Le Sénat fit paroître aussi une pareille
    délicatesse par raport à la Religion, en dé
    fendant à Lutatius de consulter les Divina tions de Préneste qui se donnoient par le  Sort, Prænestinas Sortes, ne voulant pas  qu'un Consul Romain eût recours à des  cérémonies étrangéres. Le Sort se prenoit
     chez les Anciens pour toutes sortes de  prédictions. Il y en avoit de différentes espé ces. Les Sorts de Préneste étoient fort an
    ciens, & fort célébres dans toute l'Italie. C'é toient de petites piéces de bois, inscrites de  caractéres énigmatiques, enfermées dans un  coffre, que les Prêtres gardoient avec grand
     soin dans le Temple de la Fortune. Quand
     on alloit consulter cet Oracle, les Prêtres ti roient ce coffre, & faisoient remuer à diffé
    rentes reprises par un enfant les petits mor ceaux de bois, après quoi il les tiroit au ha zard. Les Prêtres prétendoient trouver dans  les caractéres qui y étoient inscrits, la répon
    se aux demandes des consultans. Cicéron  (a) se moque avec raison de la stupide  crédulité des peuples, qui se laissoient abu ser par une grossiére fourberie, fondée u 
                            
                                76
                            
                          (An. R. 510. Av. J. C. 242. Création d'un se cond Pré teur. Liv. Epit. XIX.) niquement, d'un côté sur l'avarice des
     Prêtres, & de l'autre sur la superstition  de ceux qui venoient consulter l'Oracle. Comme les deux Consuls ne pouvoient  pas partir pour soutenir le poids d'une
    guerre si importante, on commença cette  année à créer deux Préteurs, (car jusques-  là il n'y en avoit eu qu'un seul, chargé  uniquement de l'administration de la Jus tice). Q. Valérius Falto, l'un d'eux,
     eut ordre d'accompagner Lutatius, & de  partager avec lui sous ses ordres les soins  de la guerre. Dès que l'hiver fut fini,  ils partirent pour la Sicile avec une Flot te de trois cens galéres, & de sept cens  vaisseaux de charge. Dans la suite on  continua à créer deux Préteurs, quoi qu'on n'en eût pas besoin pour l'Armée.  Ils demeuroient tous deux à Rome, pour
     y administrer la Justice, l'un entre citoyens  & citoyens, il étoit appellé Prætor urba nus; l'autre entre citoyens & étrangers,  & on le nommoit Prætor peregrinus. (Bataille aux Iles d'Egates gagnée par les Ro mains. Polyb. I. 60- 62.) Lutatius aborda en Sicile lorsqu'on l'y  attendoit le moins. La Flotte ennemie  s'étoit retirée en Afrique, parce qu'on ne  croyoit pas que les Romains songeassent  à se remettre en mer. Il se rendit maitre  du port de Drépane, & de tous les postes  avantageux qui étoient aux environs de  Lilybée, & que la retraite des vaisseaux (Oros. IV. 10.) Carthaginois laissoit sans défense. Il fit  ses approches autour de Drépane, & dis
        posa tout pour le siége. Les machines  eurent bientôt fait bréche, & les soldats(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)   se préparoient déja à monter à l'assaut le  Consul à leur tête, lorsqu'il fut dangereu sement blessé à la cuisse. Les soldats,  dont il étoit fort aimé, abandonnérent la  bréche pour lui rendre service, & le sui virent en foule au camp où il fut trans porté. Pendant qu'on pançoit sa blessu re, il ne perdit pas son tems. Prévoyant  que la Flotte ennemie ne tarderoit pas à  venir, & ayant toujours devant les yeux  ce qu'on avoit pensé d'abord, que la guer re ne finiroit que par un combat naval;  sans perdre un moment, chaque jour il  dressoit son équipage aux exercices qui le  rendoient propre au dessein qu'il avoit  d'attaquer les ennemis; & par son assidui té à l'exercer en tout genre, de simples ma telots il fit peu de tems d'excellens soldats. Les Carthaginois fort surpris que les  Romains osassent reparoître en mer, & ne  voulant pas que le camp d'Eryx manquât  d'aucune des munitions nécessaires, équi pérent sur le champ des vaisseaux, & les  ayant fournis de grains & d'autres provi fions, ils firent partir cette Flotte, dont
     ils donnérent le commandement à Han
        non. Celui-ci cingla d'abord vers l'Ile  d'Hiére, dans le dessein d'aborder à Eryx  sans être aperçu des ennemis, d'y déchar ger ses vaisseaux, d'ajouter à son Armée  navale ce qu'il y avoit de meilleurs sol
    dats à Eryx, & d'aller avec Amilcar pré senter la bataille aux ennemis. (
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.) Le Consul n'étoit pas encore bien guéri  de sa blessure, lorsqu'il apprit que la Flot te ennemie approchoit. Conjecturant en  lui-même quelles pouvoient être les vues  de l'Amiral Carthaginois, il choisit dans  son Armée de terre les troupes les plus braves  & les plus aguerries, & fit voile vers (a)  Eguse, Ile située devant Lilybée. Là, a près avoir excité son monde à bien faire,  il avertit les pilotes qu'il y auroit combat  le lendemain matin. Au point du jour, voyant que le vent,  favorable aux Carthaginois, lui étoit fort  contraire, & que la mer étoit extrême ment agitée, il hésita d'abord sur le parti  qu'il devoit prendre. Mais il fit ensuite  réflexion, que s'il donnoit le combat  pendant ce gros tems, il n'auroit affaire  qu'à l'Armée navale, & à des vaisseaux  chargés & pesans: qu'au contraire, s'il
     attendoit le calme, & laissoit Hannon se  joindre avec le camp d'Eryx, il auroit à  combattre contre des vaisseaux devenus  légers par la décharge de leurs fardeaux;  contre l'élite de l'Armée de terre; &, ce  qui étoit alors plus formidable que tout
     le reste, contre l'intrépidité d'Amilcar.  Toutes ces raisons le déterminérent à sai sir l'occasion présente. Ces motifs de la  conduite d'un Général, exposés de la sor te par un homme plus habile encore com me Guerrier que comme Ecrivain, tel 
                            
                                77
                            
                           que Polybe, ajoutent un prix infini au(
                            An.
                         R. 510. A. J. C. 242.)   récit des faits, & en sont comme l'ame. Le Consul avoit des troupes d'élite, de  bons matelots qui avoient été fort exercés,  d'excellens vaisseaux construits, comme  nous l'avons dit, sur le modéle d'une ga lére qu'on avoit prise quelque tems aupara vant, & qui étoit la plus accomplie qu'on  eût encore vue en ce genre. C'étoit tout  le contraire du côté des Carthaginois.  Comme depuis quelques années ils s'étoient  vu seuls maitres de la mer, & que les  Romains n'osoient paroître devant eux,  ils les comptoient pour rien, & se regar doient eux-mêmes comme invincibles.  Au prémier bruit du mouvement que ceux-  ci se donnérent, Carthage avoit mis en  mer une Flotte équipée à la hâte, & où  tout sentoit la précipitation: soldats &  matelots, tous mercenaires, nouvellement  levés, sans expérience, sans courage, sans  zèle pour la patrie, comme sans intérêt  pour la cause commune. Il y parut bien  dans le combat. Ils ne purent pas soute tenir la prémiére attaque. Cinquante de  leurs vaisseaux furent coulés à fond, &  soixante & dix furent pris avec tout l'é quipage. Le reste, à la faveur d'un vent  qui se leva fort à propos pour eux, se re tira vers la petite Ile d'où ils étoient par tis. Le nombre des prisonniers passa dix  mille. Hannon se retira à Carthage avec ce  qu'il avoit pu sauver de vaisseaux. Il y
                                 (An.
                                    R. 510. Av. J.
                                C. 242.) perdit la vie, traitement ordinaire qu'on  faisoit aux Généraux qui avoient mal réussi.  Rome n'en usoit pas de la sorte; & sa po litique en cela, outre qu'elle
        convenoit da vantage à l'humanité
                            dont les Romains  ont toujours fait profession, étoit
        aussi  plus avantageuse à l'Etat & au bien du
        service, en laissant aux Généraux qui a voient mal réussi, le tems de
                            réparer ou  leur faute ou leur malheur. Lutatius, après l'action, s'avança vers  Lilybée, & joignit ses troupes à celles des (Orosius, IV. 10.) assiégans. Quand il les y eut fait reposer  quelque tems, il les mena à Eryx, où il
         remporta un avantage sur Amilcar, sans  doute dans un combat sur terre, & lui  tua deux mille hommes. (Traité de paix entre Rome & Carthage. Polyb. I. 63. 64.) Quand ces tristes nouvelles furent por tées à Carthage, elles y causérent d'autant
     plus de surprise & d'effroi, qu'on s'y étoit  moins attendu. Le Sénat ne perdit pas
     courage. Le desir de continuer la guerre  ne leur manquoit pas: mais l'état de leurs  affaires s'y refusoit. Les Romains tenant  la mer, il n'étoit plus possible d'envoyer  ni vivres, ni secours aux Armées de Si cile. Ils dépêchérent donc au plutôt vers
    Amilcar Barcas qui y commandoit, &  laissérent à sa prudence de prendre tel  parti qu'il jugeroit à propos. Ce grand  homme, tant qu'il avoit vu quelque rayon  d'espérance, avoit fait tout ce qu'on pou voit attendre du courage le plus intrépi de, & de la sagesse la plus consommée.
  Mais comme il ne lui restoit plus de res(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)  source, il députa vers le Consul pour  traiter d'alliance & de paix: la prudence,
     dit Polybe, consistant à savoir & résister  & céder à propos. Lutatius, outre l'intérêt particulier qu'il  avoit de ne point laisser à son successeur  la gloire d'avoir terminé une guerre si  importante, savoit combien le Peuple Ro
        main étoit las d'une guerre si ruïneuse qui  avoit épuisé  ses forces & ses finances; &  il n'avoit pas oublié les malheureuses sui tes de la hauteur inexorable & impruden
        te de Régulus. Il ne se rendit donc point  difficile, & dicta le Traité suivant. 
                            Il
                        
                        y aura, si le Peuple Romain  l'approuve, amitie' entre  Rome et Carthage auxcon ditions qui suivent. Les  Carthaginois evacueront  toute la Sicile. Ils ne fe ront point la guerre a
    
                                Hie'ron, et ne porteront  point les armes contreles  Syracusains, ni contre leurs  Allie's. Ils rendront aux  Romains sans rançon tous  les prisonniers qu'ilsont  faits sur eux. Ilsleur paye ront, dans l'espace de  vingt ans, deux
                         (a) 
                            mille
                         
                            
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                          (An. R. 510. Av. J. C. 242.) 
                            deux cens talens Euboiques  d'Argent.
                         Il est bon de remarquer en  passant la simplicité, la précision, la clarté  de ce Traité, qui dit tant de choses en si  peu de mots, & qui régle en peu de li gnes tous les intérêts des deux puissans Peu ples, & de leurs Alliés sur terre & sur mer. (Cornel. Nep. in Amilc.) Le Consul avoit demandé que les troupes  qui étoient dans Eryx, livrassent leurs ar
    mes. Barcas tint ferme sur cet article, &  déclara qu'il s'exposeroit aux derniéres ex trémités & périroit, plutôt que de consen (Liv. XXI. 41.) tir à une telle infamie. Il convint seule ment de payer dix-huit deniers Romains  (neuf livres) pour chacun des soldats qui  composoient cette garnison. Quand on eut porté ces conditions à  Rome, le Peuple ne les approuvant point  dans leur tout, envoya dix Députés sur les  lieux pour régler l'affaire en dernier ressort.  Ils ne changérent rien dans le fond du Trai té. “Ils abrégérent seulement les termes du  payement, en les réduisant à dix années;  & ajoutérent à la somme imposée par le  Consul mille talens, qui seroient payés sur  le champ pour les frais de la guerre, &  exigérent des Carthaginois qu'ils sorti roient de toutes les Iles qui sont entre
    l'Italie & la Sicile.“ Il faut remarquer  que la Sardaigne n'étoit point comprise dans
     ce Traité. On continua à Lutatius le com mandement dans la Sicile, pour y régler  l'état & le gouvernement de la nouvelle  conquête. Ainsi fut terminée l'une des plus longues(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242. Fin de la prémiére Guerre Punique.)   guerres dont il soit parlé dans l'Histoire,  puisqu'elle dura vingt-quatre ans entiers sans  interruption. L'ardeur opiniâtre à disputer  l'empire, fut presque égale de part & d'au tre. On voit des deux côtés beaucoup de
     fermeté, beaucoup de grandeur d'ame &  dans les projets, & dans l'exécution. Les  Carthaginois l'emportoient par la science de  la marine; par l'habileté dans la construc tion des vaisseaux; par l'adresse & la facili té avec laquelle ils faisoient les manœuvres;
     par l'expérience des pilotes; par la connois sance des côtes, des plages, des rades, des  vents; par l'abondance des richesses capa bles de fournir à toutes les dépenses d'une  rude & longue guerre. Les Romains n'a voient aucun de ces avantages: mais le cou rage, le zèle pour le Bien public, l'amour
     de la patrie, une noble émulation pour la
    gloire, un vif desir d'étendre leur domina tion, leur tenoient lieu de tout ce qui leur  manquoit d'ailleurs. On est étonné de les  voir, tout neufs & encore inexpérimentés  dans la marine, non seulement tenir tête à
     la nation du monde la plus habile & la  plus puissante sur mer, mais gagner con tre elle plusieurs batailles navales. Nulles  difficultés, nuls malheurs n'étoient capables  de les décourager. Ils perdirent dans le  cours de cette prémiére Guerre Punique,  soit dans les combats, soit par les tempêtes,  sept cens galêres. On peut juger par-là de  la fermeté du Peuple Romain. Il n'au-
 (An. R. 510. Av. J. C. 242.) roit point fait certainement la paix dans  les mêmes circonstances où nous venons  de voir que les Carthaginois la demandé rent. Une seule campagne malheureuse  les abbat, plusieurs n'ébranlérent point les  Romains. Pour les soldats, nulle comparaison en tre ceux de Rome & ceux de Carthage,  les prémiers l'emportant infiniment sur les  autres pour le courage. Parmi les Gé
    néraux, Amilcar, surnommé Barcas, fut  sans contredit celui de tous qui se distin gua le plus & par sa bravoure, & par sa  prudence. Dans toute cette guerre, il n'a  paru, du côté des Romains, aucun Géné ral dont les talens éclatans puissent être  regardés comme la cause de la victoire:  ensorte que c'est uniquement par la cons
    titution de son état, & par des vertus,  si j'ose ainsi parler, nationales, que Rome  triompha de Carthage. Quand on considére d'une même vue  & d'un seul coup d'œil toute la suite de  la prémiére Guerre Punique, on s'imagi ne voir ce qui se passoit dans les com
    bats des Anciens, où deux Athlétes, éga lement forts & robustes, pleins de coura ge & d'ardeur, animés par un vif desir  de vaincre & par les cris des spectateurs,  en venoient aux mains, se colletoient,  s'empoignoient, s'élevoient en l'air, se  secouoient violemment, se jettoient par  terre l'un l'autre, se relevoient dans le  moment avec une nouvelle vigueur, em-
  ployoient la force, la ruse, & tous les(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)   tours de souplesse imaginables; jusqu'à ce  qu'enfin terrassés de nouveau, après avoir  luté encore longtems sur le sable, s'être  roulés l'un sur l'autre, & s'être entrela cés en mille façons, l'un des deux gagnant  le dessus, contraignît son adversaire à de mander quartier, & à se confesser vain
    cu. Tel fut à peu près le sort des Ro
    mains & des Carthaginois dans la guerre  dont il s'agit ici.
                     
                    
                            A. 
                                    Postumius Albinus.
                                
                            
                            
                        
 Postumius se préparoit à partir avec son (Postumius Consul re tenu à Ro me com me Prê tre.) collégue pour la Sicile, où l'on se pro mettoit cette année quelque grand événe ment. Mais comme il étoit Prêtre de
  Mars (Flamen Martialis), & que les Prê(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242. Liv. Epit. XIX. Tacit. Ann. III. 71. Val. Max. I. 1. Le Sénat dé fend à Lutatius de con sulter les Divina tions de Préneste. Val. Max. l{!D}. 3.)  tres ne pouvoient pas s'éloigner de Rome,
     le Grand Pontife Métellus l'empêcha de  partir pour la province. Dans la suite on  se relâcha de cette grande régularité. Le Sénat fit paroître aussi une pareille
    délicatesse par raport à la Religion, en dé
    fendant à Lutatius de consulter les Divina tions de Préneste qui se donnoient par le  Sort, Prænestinas Sortes, ne voulant pas  qu'un Consul Romain eût recours à des  cérémonies étrangéres. Le Sort se prenoit
     chez les Anciens pour toutes sortes de  prédictions. Il y en avoit de différentes espé ces. Les Sorts de Préneste étoient fort an
    ciens, & fort célébres dans toute l'Italie. C'é toient de petites piéces de bois, inscrites de  caractéres énigmatiques, enfermées dans un  coffre, que les Prêtres gardoient avec grand
     soin dans le Temple de la Fortune. Quand
     on alloit consulter cet Oracle, les Prêtres ti roient ce coffre, & faisoient remuer à diffé
    rentes reprises par un enfant les petits mor ceaux de bois, après quoi il les tiroit au ha zard. Les Prêtres prétendoient trouver dans  les caractéres qui y étoient inscrits, la répon
    se aux demandes des consultans. Cicéron  (a) se moque avec raison de la stupide  crédulité des peuples, qui se laissoient abu ser par une grossiére fourberie, fondée u 
                            
                                76
                            
                          (An. R. 510. Av. J. C. 242. Création d'un se cond Pré teur. Liv. Epit. XIX.) niquement, d'un côté sur l'avarice des
     Prêtres, & de l'autre sur la superstition  de ceux qui venoient consulter l'Oracle. Comme les deux Consuls ne pouvoient  pas partir pour soutenir le poids d'une
    guerre si importante, on commença cette  année à créer deux Préteurs, (car jusques-  là il n'y en avoit eu qu'un seul, chargé  uniquement de l'administration de la Jus tice). Q. Valérius Falto, l'un d'eux,
     eut ordre d'accompagner Lutatius, & de  partager avec lui sous ses ordres les soins  de la guerre. Dès que l'hiver fut fini,  ils partirent pour la Sicile avec une Flot te de trois cens galéres, & de sept cens  vaisseaux de charge. Dans la suite on  continua à créer deux Préteurs, quoi qu'on n'en eût pas besoin pour l'Armée.  Ils demeuroient tous deux à Rome, pour
     y administrer la Justice, l'un entre citoyens  & citoyens, il étoit appellé Prætor urba nus; l'autre entre citoyens & étrangers,  & on le nommoit Prætor peregrinus. (Bataille aux Iles d'Egates gagnée par les Ro mains. Polyb. I. 60- 62.) Lutatius aborda en Sicile lorsqu'on l'y  attendoit le moins. La Flotte ennemie  s'étoit retirée en Afrique, parce qu'on ne  croyoit pas que les Romains songeassent  à se remettre en mer. Il se rendit maitre  du port de Drépane, & de tous les postes  avantageux qui étoient aux environs de  Lilybée, & que la retraite des vaisseaux (Oros. IV. 10.) Carthaginois laissoit sans défense. Il fit  ses approches autour de Drépane, & dis
        posa tout pour le siége. Les machines  eurent bientôt fait bréche, & les soldats(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)   se préparoient déja à monter à l'assaut le  Consul à leur tête, lorsqu'il fut dangereu sement blessé à la cuisse. Les soldats,  dont il étoit fort aimé, abandonnérent la  bréche pour lui rendre service, & le sui virent en foule au camp où il fut trans porté. Pendant qu'on pançoit sa blessu re, il ne perdit pas son tems. Prévoyant  que la Flotte ennemie ne tarderoit pas à  venir, & ayant toujours devant les yeux  ce qu'on avoit pensé d'abord, que la guer re ne finiroit que par un combat naval;  sans perdre un moment, chaque jour il  dressoit son équipage aux exercices qui le  rendoient propre au dessein qu'il avoit  d'attaquer les ennemis; & par son assidui té à l'exercer en tout genre, de simples ma telots il fit peu de tems d'excellens soldats. Les Carthaginois fort surpris que les  Romains osassent reparoître en mer, & ne  voulant pas que le camp d'Eryx manquât  d'aucune des munitions nécessaires, équi pérent sur le champ des vaisseaux, & les  ayant fournis de grains & d'autres provi fions, ils firent partir cette Flotte, dont
     ils donnérent le commandement à Han
        non. Celui-ci cingla d'abord vers l'Ile  d'Hiére, dans le dessein d'aborder à Eryx  sans être aperçu des ennemis, d'y déchar ger ses vaisseaux, d'ajouter à son Armée  navale ce qu'il y avoit de meilleurs sol
    dats à Eryx, & d'aller avec Amilcar pré senter la bataille aux ennemis. (
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.) Le Consul n'étoit pas encore bien guéri  de sa blessure, lorsqu'il apprit que la Flot te ennemie approchoit. Conjecturant en  lui-même quelles pouvoient être les vues  de l'Amiral Carthaginois, il choisit dans  son Armée de terre les troupes les plus braves  & les plus aguerries, & fit voile vers (a)  Eguse, Ile située devant Lilybée. Là, a près avoir excité son monde à bien faire,  il avertit les pilotes qu'il y auroit combat  le lendemain matin. Au point du jour, voyant que le vent,  favorable aux Carthaginois, lui étoit fort  contraire, & que la mer étoit extrême ment agitée, il hésita d'abord sur le parti  qu'il devoit prendre. Mais il fit ensuite  réflexion, que s'il donnoit le combat  pendant ce gros tems, il n'auroit affaire  qu'à l'Armée navale, & à des vaisseaux  chargés & pesans: qu'au contraire, s'il
     attendoit le calme, & laissoit Hannon se  joindre avec le camp d'Eryx, il auroit à  combattre contre des vaisseaux devenus  légers par la décharge de leurs fardeaux;  contre l'élite de l'Armée de terre; &, ce  qui étoit alors plus formidable que tout
     le reste, contre l'intrépidité d'Amilcar.  Toutes ces raisons le déterminérent à sai sir l'occasion présente. Ces motifs de la  conduite d'un Général, exposés de la sor te par un homme plus habile encore com me Guerrier que comme Ecrivain, tel 
                            
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                           que Polybe, ajoutent un prix infini au(
                            An.
                         R. 510. A. J. C. 242.)   récit des faits, & en sont comme l'ame. Le Consul avoit des troupes d'élite, de  bons matelots qui avoient été fort exercés,  d'excellens vaisseaux construits, comme  nous l'avons dit, sur le modéle d'une ga lére qu'on avoit prise quelque tems aupara vant, & qui étoit la plus accomplie qu'on  eût encore vue en ce genre. C'étoit tout  le contraire du côté des Carthaginois.  Comme depuis quelques années ils s'étoient  vu seuls maitres de la mer, & que les  Romains n'osoient paroître devant eux,  ils les comptoient pour rien, & se regar doient eux-mêmes comme invincibles.  Au prémier bruit du mouvement que ceux-  ci se donnérent, Carthage avoit mis en  mer une Flotte équipée à la hâte, & où  tout sentoit la précipitation: soldats &  matelots, tous mercenaires, nouvellement  levés, sans expérience, sans courage, sans  zèle pour la patrie, comme sans intérêt  pour la cause commune. Il y parut bien  dans le combat. Ils ne purent pas soute tenir la prémiére attaque. Cinquante de  leurs vaisseaux furent coulés à fond, &  soixante & dix furent pris avec tout l'é quipage. Le reste, à la faveur d'un vent  qui se leva fort à propos pour eux, se re tira vers la petite Ile d'où ils étoient par tis. Le nombre des prisonniers passa dix  mille. Hannon se retira à Carthage avec ce  qu'il avoit pu sauver de vaisseaux. Il y
                                 (An.
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                                C. 242.) perdit la vie, traitement ordinaire qu'on  faisoit aux Généraux qui avoient mal réussi.  Rome n'en usoit pas de la sorte; & sa po litique en cela, outre qu'elle
        convenoit da vantage à l'humanité
                            dont les Romains  ont toujours fait profession, étoit
        aussi  plus avantageuse à l'Etat & au bien du
        service, en laissant aux Généraux qui a voient mal réussi, le tems de
                            réparer ou  leur faute ou leur malheur. Lutatius, après l'action, s'avança vers  Lilybée, & joignit ses troupes à celles des (Orosius, IV. 10.) assiégans. Quand il les y eut fait reposer  quelque tems, il les mena à Eryx, où il
         remporta un avantage sur Amilcar, sans  doute dans un combat sur terre, & lui  tua deux mille hommes. (Traité de paix entre Rome & Carthage. Polyb. I. 63. 64.) Quand ces tristes nouvelles furent por tées à Carthage, elles y causérent d'autant
     plus de surprise & d'effroi, qu'on s'y étoit  moins attendu. Le Sénat ne perdit pas
     courage. Le desir de continuer la guerre  ne leur manquoit pas: mais l'état de leurs  affaires s'y refusoit. Les Romains tenant  la mer, il n'étoit plus possible d'envoyer  ni vivres, ni secours aux Armées de Si cile. Ils dépêchérent donc au plutôt vers
    Amilcar Barcas qui y commandoit, &  laissérent à sa prudence de prendre tel  parti qu'il jugeroit à propos. Ce grand  homme, tant qu'il avoit vu quelque rayon  d'espérance, avoit fait tout ce qu'on pou voit attendre du courage le plus intrépi de, & de la sagesse la plus consommée.
  Mais comme il ne lui restoit plus de res(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)  source, il députa vers le Consul pour  traiter d'alliance & de paix: la prudence,
     dit Polybe, consistant à savoir & résister  & céder à propos. Lutatius, outre l'intérêt particulier qu'il  avoit de ne point laisser à son successeur  la gloire d'avoir terminé une guerre si  importante, savoit combien le Peuple Ro
        main étoit las d'une guerre si ruïneuse qui  avoit épuisé  ses forces & ses finances; &  il n'avoit pas oublié les malheureuses sui tes de la hauteur inexorable & impruden
        te de Régulus. Il ne se rendit donc point  difficile, & dicta le Traité suivant. 
                            Il
                        
                        y aura, si le Peuple Romain  l'approuve, amitie' entre  Rome et Carthage auxcon ditions qui suivent. Les  Carthaginois evacueront  toute la Sicile. Ils ne fe ront point la guerre a
    
                                Hie'ron, et ne porteront  point les armes contreles  Syracusains, ni contre leurs  Allie's. Ils rendront aux  Romains sans rançon tous  les prisonniers qu'ilsont  faits sur eux. Ilsleur paye ront, dans l'espace de  vingt ans, deux
                         (a) 
                            mille
                         
                            
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                            deux cens talens Euboiques  d'Argent.
                         Il est bon de remarquer en  passant la simplicité, la précision, la clarté  de ce Traité, qui dit tant de choses en si  peu de mots, & qui régle en peu de li gnes tous les intérêts des deux puissans Peu ples, & de leurs Alliés sur terre & sur mer. (Cornel. Nep. in Amilc.) Le Consul avoit demandé que les troupes  qui étoient dans Eryx, livrassent leurs ar
    mes. Barcas tint ferme sur cet article, &  déclara qu'il s'exposeroit aux derniéres ex trémités & périroit, plutôt que de consen (Liv. XXI. 41.) tir à une telle infamie. Il convint seule ment de payer dix-huit deniers Romains  (neuf livres) pour chacun des soldats qui  composoient cette garnison. Quand on eut porté ces conditions à  Rome, le Peuple ne les approuvant point  dans leur tout, envoya dix Députés sur les  lieux pour régler l'affaire en dernier ressort.  Ils ne changérent rien dans le fond du Trai té. “Ils abrégérent seulement les termes du  payement, en les réduisant à dix années;  & ajoutérent à la somme imposée par le  Consul mille talens, qui seroient payés sur  le champ pour les frais de la guerre, &  exigérent des Carthaginois qu'ils sorti roient de toutes les Iles qui sont entre
    l'Italie & la Sicile.“ Il faut remarquer  que la Sardaigne n'étoit point comprise dans
     ce Traité. On continua à Lutatius le com mandement dans la Sicile, pour y régler  l'état & le gouvernement de la nouvelle  conquête. Ainsi fut terminée l'une des plus longues(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242. Fin de la prémiére Guerre Punique.)   guerres dont il soit parlé dans l'Histoire,  puisqu'elle dura vingt-quatre ans entiers sans  interruption. L'ardeur opiniâtre à disputer  l'empire, fut presque égale de part & d'au tre. On voit des deux côtés beaucoup de
     fermeté, beaucoup de grandeur d'ame &  dans les projets, & dans l'exécution. Les  Carthaginois l'emportoient par la science de  la marine; par l'habileté dans la construc tion des vaisseaux; par l'adresse & la facili té avec laquelle ils faisoient les manœuvres;
     par l'expérience des pilotes; par la connois sance des côtes, des plages, des rades, des  vents; par l'abondance des richesses capa bles de fournir à toutes les dépenses d'une  rude & longue guerre. Les Romains n'a voient aucun de ces avantages: mais le cou rage, le zèle pour le Bien public, l'amour
     de la patrie, une noble émulation pour la
    gloire, un vif desir d'étendre leur domina tion, leur tenoient lieu de tout ce qui leur  manquoit d'ailleurs. On est étonné de les  voir, tout neufs & encore inexpérimentés  dans la marine, non seulement tenir tête à
     la nation du monde la plus habile & la  plus puissante sur mer, mais gagner con tre elle plusieurs batailles navales. Nulles  difficultés, nuls malheurs n'étoient capables  de les décourager. Ils perdirent dans le  cours de cette prémiére Guerre Punique,  soit dans les combats, soit par les tempêtes,  sept cens galêres. On peut juger par-là de  la fermeté du Peuple Romain. Il n'au-
 (An. R. 510. Av. J. C. 242.) roit point fait certainement la paix dans  les mêmes circonstances où nous venons  de voir que les Carthaginois la demandé rent. Une seule campagne malheureuse  les abbat, plusieurs n'ébranlérent point les  Romains. Pour les soldats, nulle comparaison en tre ceux de Rome & ceux de Carthage,  les prémiers l'emportant infiniment sur les  autres pour le courage. Parmi les Gé
    néraux, Amilcar, surnommé Barcas, fut  sans contredit celui de tous qui se distin gua le plus & par sa bravoure, & par sa  prudence. Dans toute cette guerre, il n'a  paru, du côté des Romains, aucun Géné ral dont les talens éclatans puissent être  regardés comme la cause de la victoire:  ensorte que c'est uniquement par la cons
    titution de son état, & par des vertus,  si j'ose ainsi parler, nationales, que Rome  triompha de Carthage. Quand on considére d'une même vue  & d'un seul coup d'œil toute la suite de  la prémiére Guerre Punique, on s'imagi ne voir ce qui se passoit dans les com
    bats des Anciens, où deux Athlétes, éga lement forts & robustes, pleins de coura ge & d'ardeur, animés par un vif desir  de vaincre & par les cris des spectateurs,  en venoient aux mains, se colletoient,  s'empoignoient, s'élevoient en l'air, se  secouoient violemment, se jettoient par  terre l'un l'autre, se relevoient dans le  moment avec une nouvelle vigueur, em-
  ployoient la force, la ruse, & tous les(
                            An.
                         R. 510. Av. J. C. 242.)   tours de souplesse imaginables; jusqu'à ce  qu'enfin terrassés de nouveau, après avoir  luté encore longtems sur le sable, s'être  roulés l'un sur l'autre, & s'être entrela cés en mille façons, l'un des deux gagnant  le dessus, contraignît son adversaire à de mander quartier, & à se confesser vain
    cu. Tel fut à peu près le sort des Ro
    mains & des Carthaginois dans la guerre  dont il s'agit ici.
                            Q. 
                                    
                                        Lutatius
                            Cerco.
                                
                            
                            
                        
(
                            An.
                         R. 511. Av. J. C. 241. La Sicile devenue Province du Peuple Romain.)   
                        Lutatius & Valére étoient restés en Sici le, le prémier en qualité de Proconsul, l'autre contre tous les réglemens nécessai res pour y établir un bon ordre, & fixérent les droits & les tributs que chaque ville devoit payer à la République. Ils s'appliqué rent sur-tout à écarter toute cause & tou te occasion de trouble & de remuement. Pour cela ils ôtérent les armes à ceux des Siciliens qui s'étoient déclarés pour Amil car, & ils ordonnérent aux Gaulois qui avoient quité le parti du même Amilcar pendant qu'ils étoient en garnison sur le Mont Eryx, pour embrasser celui des Ro mains, de sortir de l'Ile & d'aller s'établir ailleurs, leur fournissant pour cet effet les vaisseaux qui leur étoient nécessaires. Ils prirent pour prétexte de cet ordre, qui de voit leur paroître fort dur, le crime qu'ils avoient commis en pillant le Temple de (An. R. 511. Av. J. C. 241.) Vénus bâti sur le Mont Eryx: crime qui les avoit rendu odieux à toute l'Ile. De puis ce tems-là, la partie de la Sicile qui avoit obéi aux Carthaginois, devint pro vince du peuple Romain. Le reste de l'Ile formoit le Royaume d'Hiéron. Après que tout eut été réglé, Lutatius & Valére retournérent à Rome. Le triomphe fut décerné à Lutatius. Pour lors Valére ayant représenté qu'il avoit contribué également à l'heureux succès des armes Romaines, ajouta qu'il paroissoit juste qu'ayant partagé avec Lutatius les soins & les dangers du combat, il en parta geât aussi avec lui l'honneur & la ré compense. Ce qui rendoit la cause du Préteur encore plus favorable, & ce qu'il ne manqua pas de faire valoir, c'est que dans la bataille, le Consul, qui n'é toit pas encore bien guéri de sa blessure, n'avoit pas pu agir; de sorte que Valére avoit fait les fonctions de Général dans cette action. Lutatius s'opposa à sa de mande comme insolite & injuste, préten dant qu'il étoit contre l'usage & contre les Loix d'égaler, dans la distribution des honneurs, deux puissances, dont l'u ne étoit inférieure & subordonnée à l'au tre. La dispute s'échaufant des deux cô tés, ils convinrent de prendre pour arbi tre Atilius Calatinus, qui, sur le titre de supériorité de pouvoir dans Lutatius que son adversaire ne pouvoit pas lui contes ter, donna gain de cause au prémier. Malgré ce jugement, comme Valére avoit( An. R. 511. Av. J. C. 241.) fait paroître dans cette guerre un mérite singulier, l'honneur du triomphe lui fut aussi accordé. J'ai dit qu'une partie de la Sicile étoit devenue Province du Peuple Romain. On appelloit Provinces chez les Romains les pays conquis par eux hors de l'Italie. Ces pays étoient gouvernés comme pays de conquête: & quoique les Peuples fus sent appellés Alliés de l'Empire & non pas Sujets, cependant ils ne se condui soient plus entiérement par leurs propres Loix, & ne choisissoient plus leurs Ma gistrats. Rome leur envoyoit chaque an née un Préteur & un Questeur: le pré mier, pour administrer la justice, & com mander les troupes quand il en étoit be soin; l'autre pour recueillir les droits que le pays nouvellement conquis payoit à ses vainqueurs. La Sicile fut la prémiére qui reçut la(Verr. 3. n. 2-7.) Loi des Romains. Cicéron, dans une de ses Verrines, en fait un bel éloge. „(a) C'est elle, dit-il, qui la prémiére de toutes les nations étrangéres a recher ché notre amitié; qui la prémiére a dé coré notre empire, en devenant notre province; qui la prémiére a fait sentir 79 ( An. R. 511. Av. J. C. 241.) à nos ancêtres la douceur & la gloire qu'il y a de commander aux peuples du dehors.“ Après avoir relevé la con stante fidélité de cette Ile pour la Ré publique; sa considération particuliére pour les Publicains, c'est-à-dire pour ceux qui recevoient des tributs, dont le nom étoit odieux par-tout ailleurs; sa fertilité extraordinaire en blés excellens, qui la fai soit appeller par l'ancien Caton le Grenier de Rome, & la Mére nourriciére du Peu ple Romain; il ajoute, en s'adressant au Peuple: „Les (a) Provinces & les Pays tributaires sont à votre égard, ce que sont pour les particuliers leurs métairies & leurs terres, dont les plus voisines de Rome sont les plus estimées, & cel les qui font le plus de plaisir. Ainsi la Sicile, qui est presque aux portes de Rome, vous est plus chére & plus agréable que toutes les autres Provinces de l'Empire.“
                            
                                Des Combats de Gladiateurs.
                            
                            
                        
 
                            On appelloit
                         Gladiateurs ceux  qui s'entretuoient sur l'aréne pour donner  du plaisir au peuple. 
                            
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                          Ce qui a donné occasion à ces com bats, est l'ancienne coutume d'immoler  des captifs, ou prisonniers de guerre, aux  mânes des grands hommes qui étoient  morts en combattant. Ainsi Achille, dans  Homére, immole douze jeunes Troyens(Iliad. XXIII. Eneid. XI.)   aux mânes de Patrocle; &, dans Virgile,  Enée envoie de même des captifs à Evan dre, pour les immoler aux funéralles de  son fils Pallas. Comme il parut barbare de massacrer  ces captifs comme des bêtes, on institua  qu'ils se battroient les uns contre les au tres, & qu'ils employeroient toute leur  adresse pour sauver leur propre vie, &  pour donner la mort à leur adversaire.  Cela parut moins inhumain, parce qu'en
    fin ils pouvoient éviter la mort, & que  leur vie étoit entre leurs mains, & dé pendoit de leur habileté à se défendre. Ce fut l'an de Rome 488 que ce spec(Val. Max. II. 4. Liv. Epit. XVI.)  tacle fut donné pour la prémiére fois au  Peuple Romain, lorsque les deux fréres  M. & D. Brutus firent célébrer avec  pompe les funérailles de leur pére. Cette  coutume n'avoit pas les Romains pour  auteurs. Elle étoit déja en usage chez
         d'autres peuples d'Italie, & Tite-Live en(Liv. IX. 40.)   parle sous l'an de Rome 444, comme d'u ne pratique usitée parmi les Campaniens,  qui s'en donnoient même le barbare di vertissement dans leurs repas. Les Ro mains ne donnérent d'abord des combats  de Gladiateurs que dans les funérailles des
  hommes illustres: mais dans la suite la  pratique en devint toute commune, jus (Senec. de Brevit. Vit. cap. XX.) ques-là que les particuliers marquoient  eux-mêmes dans leur testament combien  ils vouloient qu'il y eût de couples de  Gladiateurs qui combattissent ainsi après  leur mort. Ces Gladiateurs étoient appellés Bustuarii, parce qu'ils combattoient au tour du bucher, bustum. (Liv. XXIII. 30.) D'abord le nombre des Gladiateurs que  l'on faisoit combattre, ne fut pas exces sif: mais il alla toujours croissant, com me c'est l'ordinaire. L'an de Rome 536  les fils de M. Æmilius Lépidus donné rent dans les funérailles de leur pére  vingt-deux paires de Gladiateurs. Ce spec tacle dura trois jours, & fut célébré dans (Liv. XXXI. 50.) la grande place de Rome. L'an 552 les  fils de M. Valérius Lévinus donnérent,  pour la même cérémonie, vingt-cinq (Liv. XXXIX. 46. Liv. XLI. 28.) paires de Gladiateurs. L'an 569 il y eut  dans un semblable spectacle soixante &  dix Gladiateurs, & l'an 578 il y en eut  soixante & quatorze. Pour fournir à ces combats, il falut  préparer de loin les combattans. La pro fession des Gladiateurs devint un art. Il  y eut des Maitres en fait d'armes: ils  s'appelloient chez les Latins Lanistæ. On  apprit à se battre, on s'y exerça. (Livius XXVIII. 21.) Deux sortes de personnes avoient part  à ces combats: les uns par force & con trainte, savoir des esclaves & des crimi nels condannés à mort; les autres volon
 tairement & de bon gré. Ceux-ci étoient  des hommes libres, qui se louoient pour  cet infame métier, & qui mettoient leur  sang à prix. Le Maitre des Gladiateurs  faisoit jurer ces derniers qu'ils combat troient jusqu'à leur mort. Ils (a) s'enga geoient donc par serment à remplir reli gieusement tous les devoirs d'un bon &  fidéle Gladiateur: ils se dévouoient corps  & ame sans réserve à leur Maitre, &  consentoient, en cas qu'ils lui refusassent  le service, qu'on leur fît perdre la vie  par le fer, par le feu, ou sous les coups  de fouëts. Ce spectacle avoit commencé par la
     tristesse & la douleur, aiant été d'abord  employé pour la célébration des funérail les: mais dans la suite le plaisir & la  joie s'en saisirent, & il devint le plus  agréable & le plus sensible divertissement  du Peuple Romain, qui s'y rendoit avec  un concours & un empressement incro
    yable. (b) Cicéron dit que nulle autre  Assemblée, soit pour les affaires publi 
                            
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                           ques, soit pour l'élection des Magistrats,  n'étoit si nombreuse que celle-ci, & qu'il
     s'y trouvoit une multitude infinie de ci
        toyens de tout état & de toute condi tion. Les Gladiateurs avoient différens noms,  & étoient armés différemment. Je n'en  rapporterai ici que trois ou quatre sortes  pour abréger. 
                            Retiarii.
                         Ils avoient pour ar me un trident, avec un rêts, ou filet,  qu'ils jettoient sur la tête de leur anta goniste, pour l'embarrasser dans ce filet,  & le mettre hors d'état de se défendre. 
                            Thraces.
                         On les appelloit ainsi ap paremment, parce qu'ils avoient une ar mure semblable à celle des Thraces,  c'est-à-dire une espéce de dague, de
     poignard, avec une rondache. Horace en  fait mention, (Sermon. II. 6.) Thrax est Gallina Syro par? (a) 
                            Myrmillones.
                         On croit,
     sur un passage de Festus, que ce nom  leur étoit donné à cause de leur armure  à la Gauloise, qui étoit une longue épée,  & un bouclier avec un casque sur le 
                            
                                83
                            
                           haut duquel il y avoit ordinairement une  figure de poisson. 
                            Samnites.
                         Ils étoient appellés ainsi  sans doute, parce qu'ils étoient armés  comme les Samnites, quelle que fût cet te armure. Il en est souvent parlé dans
     les Auteurs. Tite-Live: Campani ab su(Livius IX.)  perbia, & odio Samnitium, gladiatores,  quod spectaculum inter epulas erat, eo or natu armarunt, Samnitiumque nomine ap
    pellarunt.
                        Horace:Cædimur, & totidem plagis consumimus hos(Horat. Epist. 2. Lib. 2.)
tem,
Lento Samnites ad lumina prima duello. Cicéron: Neque est dubium, quin exor(Cic. de Orat. II. 317. & 325.) dium dicendi vehemens & pugnax non sæpe esse debeat. Sed, si in ipso illo gladiatorio vitæ certamine, quo ferro decernitur, ta men ante congressum multa fiunt, quæ non ad vulnus, sed ad speciem valere videantur: quanto hoc magis in oratione expectandum, in qua non vis potiùs quàm delectatio postu latur? .. Atque ejusmodi illa prolusio debet esse, non ut Samnitum, qui vibrant hastas ante pugnam, quibus in pugnando nihil utun tur: sed ut ipsis sententiis, quibus proluse runt, vel pugnare possint. Je citerai dans la suite, sur le même sujet, un autre pas sage de Cicéron fort beau & fort remar quable. Ces Gladiateurs, comme je l'ai déja dit, étoient instruits & formés aux combats chez un Maitre d'armes, qui avoit grand soin de leur donner une bonne & solide nourriture, pour les rendre forts & robus tes; ce qui faisoit leur principal mérite, & augmentoit de beaucoup leur prix. On vou loit aussi qu'ils fussent d'une grande & belle taille, pour plaîre davantage aux Specta teurs. (a) Senéque, en plus d'un endroit, marque qu'ils combattoient nuds & sans habits. J'ai de la peine à croire que cela fût ordinaire. Les Maitres d'armes les vendoient fort cher, ou aux Magistrats, qui par le de voir de leur charge étoient obligés de don ner de ces sortes de spectacles; ou aux par ticuliers, qui, pour plaîre au peuple & ga gner ses suffrages, le divertissoient par ces jeux qui étoient infiniment de son goût. (Orat. pro Sext. n. 133.) Cicéron, pendant son Consulat, défendit par une Loi d'employer cette voie pour briguer ainsi les charges. Ceux qui don noient ce spectacle étoient appellés Edito res. La fureur pour les combats de Gla diateurs alla jusqu'au point de se donner, à l'exemple des Campaniens, ce plaisir brutal au milieu des festins. Ils préludoient avant le combat, comme nous l'avons vu dans le passage de Cicéron, en se donnant beaucoup de mouvement, en lançant leurs traits en l'air, en s'attaquant soiblement, & pour la seule parade. Mais 84 on en venoit bientôt aux coups & aux blessures, & l'on voyoit bientôt couler le fang. Il n'étoit point permis à ces malheureu ses victimes de la cruelle joie des Romains, de donner dans ces combats la moindre marque de foiblesse & de crainte. C'étoit un crime pour un Gladiateur de faire en tendre la moindre plainte quand il étoit blessé, ou de demander quartier quand il étoit vaincu. Le peuple alors entroit en indignation contre lui. Qu'on (a) le tue, s'écrioit-il, qu'on le brule, qu'on le déchire à coups de fouëts. Quoi! il va timidement au combat! Il se presente au coup d'un air timide! Il tombe d'une façon qui marque le découragement! Il n'a pas la force de mourir de bonne grace! Jamais Barbare a-t-il tenu un pareil langage? Au reste cette disposition de foiblesse & de crainte étoit fort rare. On voit ici avec étonnement, quelle impression la coutume & l'exemple sont capables de faire sur les esprits, & même sur des ames viles & mer cenaires. Un (b) Gladiateur se croyoit des honoré quand on le mettoit aux prises avec quelqu'un qui lui fût inférieur en force & en adresse, persuadé qu'il n'y a point de 85 86 gloire à vaincre, quand il n'y a point de danger à combattre. Ce principe d'honneur, gravé presque généralement dans l'esprit de ceux qui se présentoient sur l'aréne, & qui les- élevoit au-dessus de toutes les craintes humaines, est proposé par Cicéron dans plus d'un endroit, comme un modéle admi rable de courage & de fermeté, par lequel il s'animoit lui-même, & animoit les autres à tout souffrir pour la conservation de la liberté & la défense de la République. (Cic. Tusc. II. 41.) „Quels maux, dit-il, ne souffrent point les Gladiateurs, c'est-à-dire des miséra bles & des barbares? Comment ceux d'entr'eux qui ont été élevés dans de bons principes, aiment-ils mieux rece voir une blessure mortelle, que de l'é viter par une voie honteuse? Combien de fois voyons-nous que tout ce qu'ils se proposent, c'est de plaîre ou à leur Maitre, (c'est-à-dire à celui qui les a achetés pour les donner en spectacle) ou au Peuple? Percés de coups, ils en 87 voient vers leurs Maitres, leur deman der s'ils sont contens; & déclarent, s'ils le sont, qu'ils meurent de bon cœur. (a) Entend-on jamais un Gladiateur, de quel que mince mérite qu'il soit, pousser quelque gémissement? Le voit-on changer de couleur & pâlir à la vue du péril? Qui d'entr'eux, non seulement lorsqu'il combat, mais lorsque n'en pouvant plus il se laisse tomber pour recevoir le coup mortel, laisse paroître aucune marque de foiblesse & de crainte? tant ont de force l'exemple, la coutume, la réflexion! Quoi! un Samnite, un esclave, un hom me de néant, un malheureux, sera capable d'une telle fermeté; & un homme né pour la gloire, quand il s'agira de souf frir la douleur ou d'affronter les dangers, ne pourra pas, quelque foiblesse qu'il se sente intérieurement, s'encourager lui- même & se fortifier par les vues de la raison & de l'honneur? Quelques per sonnes trouvent cruel & inhumain le spectacle des Gladiateurs; & je ne sai si elles n'ont pas raison, de la maniére dont les choses se passent maintenant. Mais quand on n'exposoit à ces combats que des criminels condannés à perdre la vie, c'étoit, ce me semble, une leçon bien forte, qui frapoit non les oreilles mais les yeux, pour apprendre aux hommes à mépriser courageusement la douleur & la mort.“ Cicéron, dans un autre endroit, s'exhor(Philip. II. 35.) te lui-même & tous les bons citoyens au courage & à la constance par l'exemple des Gladiateurs: c'étoit en parlant contre An toine, ennemi de la paix & de la tranquillité publique, & qui menaçoit de renverser l'E tat. „Que (a) si dans ces malheureux tems, dit-il, la derniére heure de la Ré publique est venue., (ce qu'aux Dieux ne plaîse qui arrive!) imitons la conduite de ces généreux Gladiateurs, qui ne crai gnent point de mourir, pourvu que ce soit avec honneur. Combien nous, qui sommes les Maitres de l'Univers & de tous les Peuples, devons-nous, à plus juste titre, préférer hautement une mort glorieuse à une honteuse servitude?“ C'étoit ce sentiment de courage & de fermeté, qui faisoit le plus sensible plaisir des spectateurs. On (b) n'avoit que du mépris pour ceux des Gladiateurs qui montroient de la timidité, qui se rendoient supplians, & qui demandoient qu'on leur fît quartier: au contraire, ceux qui faisoient paroître de la force & de la grandeur d'ame, & qui s'offroient généreusement à la mort, on 88 89 s'intêressoit véritablement à leur conserva tion. C'étoit le Peuple qui décidoit du sort des combattans: car ceux qui donnoi ent le spectacle, s'en raportoient ordinaire ment à sa volonté. La main fermée avec le pouce étendu, étoit un signe de mort. Munera nunc edunt, & verso pollice vulgi(Juvenalis.) Quemlibet occidunt populariter. Le Peuple (a) se croyoit méprisé, quand les Gladiateurs ne se présentoient pas de bonne grace à la mort. Il entroit contr'eux dans une véritable colére, comme s'ils lui a voient fait injure, & de simple spectateur devenoit leur adversaire déclaré. Il est étonnant qu'on pût trouver un si grand nombre de personnes pour entrer dans une profession, laquelle, à proprement parler, étoit un dévouement certain à la mort. Ce nombre, qui d'abord avoit été fort médiocre, devint excessif dans les der niers tems de la République, & sous les Empereurs. Jule César, pendant son Edi(Plut. in Cæs. p. 709.) lité, donna trois cens vingt paires de Gla diateurs. Gordien, avant que d'être Em(Capitolin. in Gord.) pereur, fit représenter ce spectacle douze fois en un an, c'est-à-dire une fois chaque mois. Quelquefois il y avoit cinq cens pai 90 res de Gladiateurs, & jamais moins de cin (Dion, in Traj.) quante. Mais, ce qui paroîtra presque in croyable, longtems avant lui, Trajan, le mo déle des bons Empereurs, avoit donné ce spectacle avec d'autres pareils au Peuple cent vingt-trois jours de suite, & pendant cet espace dix mille Gladiateurs parurent sur l'aréne. Il s'en forma à Rome différentes Com pagnies; & le Peuple prenoit le parti de l'une contre les autres avec un acharnement & une fureur qui excita souvent de sanglan tes séditions. L'exemple de la capitale en traîna bientôt les autres villes, & tout l'Em pire se vit infecté d'un divertissement san (Senec. Epist. 96.) guinaire, dont Senéque exprime bien l'hor reur en peu de mots. „L'homme, dit-il, l'homme cette créature sacrée, on le compte pour si peu, qu'on se fait un jeu & un plaisir de l'égorger, & de répandre son sang.“ Homo, sacra res homo, jam per lusum & jocum occiditur. (Liv. XLI. 20.) Avant même que Rome fût devenue la capitale du Monde connu, Antiochus Epi phane Roi de Syrie avoit introduit dans ses Etats, à l'imitation de Rome, les combats de Gladiateurs. Tite-Live (a) observe que ce spectacle causa d'abord plus d'horreur 91 que de plaisir aux spectateurs pour qui il étoit nouveau. Il falut les y accoutumer peu à peu & par degrés. Dans les commence mens, à la prémiére blessure le combat ces soit. Puis leurs yeux, par l'usage souvent réi téré, se familiarisérent avec le sang; & ce spectacle enfin, tout horrible qu'il étoit en lui-même, finissant pour l'ordinaire par la mort de l'un des combattans, devint leur divertissement le plus ordinaire & le plus agréable. Il est remarquable que les Athéniens, dont(Lucian in vit. Demo nact. pag. 1014.) le caractére étoit la douceur & l'humanité, n'admirent jamais dans leur ville de specta cles sanglans. Et comme on leur proposoit d'y établir un combat de Gladiateurs, pour ne pas céder en ce point à ceux de Co rinthe: Renversez donc auparavant, s'écria un (*) Athénien du milieu de l'Assemblée, renversez l'autel que nos péres, il y a plus de mille ans, ont érigé à la Miséricorde. En effet, il faut avoir renoncé à tout sentiment de compassion & d'humanité, & être de venu féroce & barbare, pour voir couler le sang de ses semblables, non seulement sans peine, mais avec joie & délectation. Quelques Empereurs Payens, frapés des(M. Aurel. vita. Dio. apud Val. p. 718.) funestes effets de cette coutume meurtriére, avoient tenté d'y apporter des tempéra mens. C'est dans cette vue que Marc Au- 92 réle modéra les dépenses énormes que l'on faisoit pour ces combats, & qu'il ne permit aux Gladiateurs de se battre l'un contre l'autre qu'avec des épées fort émoussées, comme des fleurets; ensorte qu'on voyoit leur adrésse, sans qu'ils fussent en danger de se tuer. Mais il est des maux extrêmes, lesquels demandent des remédes qui le soi ent aussi. Aucun des Empereurs n'avoit osé en employer de tels. Cet honneur étoit réservé au Christianisme, & il falut bien des efforts & bien du tems pour en venir à bout, tant le mal avoit jetté de profondes racines, & s'étoit fortifié par la longue pos session de plusieurs siécles, & par l'opinion où étoient les peuples que ces combats étoient agréables aux Dieux, à qui, par cette raison, ils offroient en sacrifice le sang des Gladiateurs qui venoit d'être répandu, com me plusieurs Péres le marquent. Le grand Constantin fut le prémier des Empereurs qui fit des loix pour défendre aux villes de se souiller par les cruels spec tacles des Gladiateurs. Lactance lui avoit représenté dans ses Institutions, Ouvrage ad mirable qu'il lui adressa, combien les Spec tacles en général, mais sur-tout ceux des Gladiateurs, étoient dangereux & funestes. Toute l'autorité de Constantin ne fut pas suffisante pour les abolir, & il falut qu'Ho noré renouvellât cette défense. Prudence, Poëte Chrétien, l'avoit exhorté dans son Poëme contre Symmaque, à délivrer le Christianisme de cet opprobre: mais l'Em pereur y fut engagé par une occasion par ticuliére, qu'on ne me saura pas mauvais gré, je crois, d'avoir ici raportée. Un saint*(*Théode ret. V. 26.) Solitaire d'Orient, nommé Télémaque, vint à Rome, où la fureur des spectacles régnoit encore. Il se rendit à l'amphithéatre comme les autres, mais dans une intention bien dif férente. Quand le combat fut commencé, il descendit dans l'aréne, & fit son possible pour empêcher les Gladiateurs de s'entre tuer. Ce fut un spectacle auquel on ne s'at tendoit point, & qui révolta tous les spec tateurs. Aussi, pleins de l'esprit de celui qui a été homicide dès le commencement, c'est-à-dire du Démon, qui seul a pu inspi rer aux hommes cette soif barbare du sang humain, ils se jettérent sur le nouveau com battant ennemi de leur plaisir, & le tuérent à coups de pierres. Honorius ayant su ce qui s'étoit passé, défendit absolument des spectacles si pernicieux. Le sang du Martyr obtint de Dieu ce que les loix de Constan tin n'avoient pu faire, & depuis ce tems il ne fut plus parlé à Rome de combats de Gladiateurs. „Ainsi, dit Mr. de Tille mont dont j'ai tiré cette histoire, Dieu couronna, même devant les hommes, une action qu'apparemment les Sages du Monde, & peut-être une partie de ceux de l'Eglise, avoient condannée comme une indiscrétion & une folie. Mais la fo lie de Dieu est plus sage que toute la sa gesse des Hommes.“ Tous les saints Evêques, tous les vrais Fidéles, avoient la même horreur des com bats de Gladiateurs que ce généreux Soli taire. „(a) Quoi! s'écrie St. Cyprien, on ôte la vie à un homme pour le plai sir & le divertissement d'un autre hom me! Savoir égorger devient un art, une science, une profession! Non seulement on commet le crime, mais on l'enseigne par méthode! Est-il rien de plus atroce & de plus inhumain? C'est une étude que d'apprendre à tuer, & une gloire que d'avoir pratiqué de si barbares leçons.“ Lactance, dans l'Ouvrage que j'ai cité ci- dessus, montre combien sont criminels ceux qui assistent à ces combats. (b) „Si celui, dit-il, qui est présent à un homi cide, [sans l'empêcher s'il le peut,] se rend complice du crime; & si, dans ce cas, le témoin devient aussi criminel que l'assassin: il s'ensuit que le spectateur des combats dont il s'agit, est autant meur trier que le Gladiateur même; que con 93 94 sentant à l'effusion du sang, il en est res ponsable aussi-bien que celui qui l'a ré pandu; & qu'applaudissant à celui qui tue, il est censé avoir tué lui-même, quoique par la main d'un autre. Les spec tacles du Théatre ne sont pas moins con dannables.“ Je finirai ce petit Traité sur les Combats de Gladiateurs par le récit d'un fait que St. Augustin nous raconte sur ce sujet, & au quel je prie les jeunes gens de faire beau coup d'attention. Alipe, jeune homme d'u ne des meilleures maisons de Tagaste en Afrique, où étoit né aussi St. Augustin, étoit allé à Rome pour y étudier le Droit. Un jour, quelques jeunes gens de ses amis, & qui étudioient le Droit comme lui, l'a yant rencontré par hazard, lui proposérent de venir avec eux voir les combats des Gla diateurs. Il rejetta avec horreur cette pro position, ayant toujours eu un extrême éloi gnement de cet horrible spectacle, où l'on voyoit répandre le sang humain. Sa résis tance ne fit que les animer davantage, & usant de cette sorte de violence qu'on se fait quelquefois entre amis, ils l'emmenérent avec eux malgré lui. Que faites-vous, leur disoit-il? Vous pouvez bien entraîner mon corps, & me placer parmi vous à l'amphi théatre: mais disposerez-vous de mon esprit & de mes yeux, pour les rendre attentifs au spectacle? J'y assisterai, comme n'y assistant point; & j'en triompherai, aussi-bien que de vous. Ils arrivent, & trouvent tout l'am phithéatre dans l'ardeur & le transport de ces barbares plaisirs. Alipe ferma ses yeux aussitôt, & défendit à son ame de prendre part à une si horrible fureur. Heureux, s'il avoit pu aussi fermer ses oreilles! Elles fu rent frapées avec violence par un grand cri que jetta tout le peuple à l'occasion d'un coup mortel porté à un Gladiateur. Vaincu par la curiosité, & se croyant au-dessus de tout, il ouvrit les yeux, & reçut dans le moment une plus grande plaie dans l'ame, que celle que le Gladiateur venoit de rece voir dans le corps. (a) Dès qu'il eut vu couler le sang, loin d'en détourner ses yeux comme il s'étoit flaté de le faire, il y fixa ses regards avides, & s'enivrant, sans le sa voir, de ce plaisir barbare, il sembloit boire à longs traits la cruauté, l'inhumanité, la fureur, tant il étoit hors de lui. En un mot, il sortit tout autre qu'il n'étoit venu, & avec une telle ardeur pour les spectacles, qu'il ne respiroit plus autre chose, & que c'étoit lui, depuis ce tems, qui y entraînoit ses compagnons. Il pouvoit & méritoit ne point sortir de cet abîme, comme tant d'autres qui y pé rissent. Mais Dieu, qui vouloit en faire un grand Saint & un grand Evêque, & ap prendre aux jeunes gens dans sa personne à 95 se défier d'eux-mêmes & de leurs bonnes résolutions, & à éviter les compagnies dan gereuses, après lui avoir laissé sentir toute sa foiblesse, le guérit parfaitement par une réflexion de St. Augustin sur les combats de Gladiateurs, échapée, ce semble, par hazard à ce Saint dans une leçon de Rhétorique à laquelle assistoit Alipe, mais qui étoit l'effet des vues de miséricorde que Dieu avoit eues sur lui de toute éternité.
                    
                        LIVRE DOUZIEME.
                    
                    
                
 CE 
                    Livre
                 douziéme con tient l'histoire de vingt-trois  ans, depuis la fin de la pré miére Guerre Punique jusqu'au  commencement de la seconde. 
                
                        §. I.
                        
                    
 Joie de la paix avec Carthage troublée par  le débordement du Tibre, & par un grand  incendie. Dénombrement. Deux nouvelles
     Tribus. Livius Andronicus. Jeux Flo raux. Guerres contre les Liguriens & con tre les Gaulois. Révolte des Mercenaires  contre les Carthaginois. La Sardaigne  enlevée aux Carthaginois par les Ro mains. Ambassadeurs envoyés au Roi
     d'Egypte. Arrivée d'Hiéron à Rome.  Jeux Séculaires. Expéditions contre les  Boyens & contre les Corses. Mort d'un  Censeur. Rome confirme la paix accordée  aux Carthaginois. La Sardaigne subju guée. Réflexions sur les guerres continuel les des Romains Vestale condannée. Dé-
     nombrement. Le Poëte Nœvius. Brouil leries entre les Romains & les Carthagi
                     nois. Troubles à l'occasion d'une Loi pro posée par Flaminius. Expéditions contre  la Sardaigne & la Corse. Prémier triom phe sur le Mont Albain. Dénombrement.
    Teuta succéde à son mari Agron Roi des  Illyriens. Plaintes portées au Sénat contre
     leurs pirateries. Dénombrement. Teuta  fait tuer un Ambassadeur Romain. Expé dition des Romains dans l'Illyrie. Traité  de paix entre les Romains & les Illyriens.
                     
                    
                            Q. 
                                    Lutatius Cerco.
                                
                            
                            
                        
(An. R. 511. Av. J. C. 241. Joie de la paix avec Carthage troublée par le dé bordement du Tibre, & par un grand in cendie. Oros. IV. 11.)   
                        
                            A. 
                                    Manlius.
                                
                            
                            
                        
 
                            La Joie
                         que causoit à Rome la glo rieuse paix qui venoit de terminer la guerre  contre les Carthaginois, fut troublée par
     de tristes & funestes événemens, qui y cau sérent un dommage infini. Le Tibre, grossi  par le débordement subit de plusieurs autres  riviéres qui viennent s'y rendre, se déborda  lui-même tout-à-coup, & se répandit  dans une grande partie de la ville avec une  rapidité si violente, qu'il renversa plusieurs  édifices. Comme l'inondation fut de lon gue durée, les eaux, qui séjournérent long tems dans les bas lieux de Rome, y miné rent peu à peu les fondemens des maisons,  & en firent tomber plusieurs. Le débordement du Tibre fut suivi de(Liv. Epit. XIX. Oros. IV. 11. Plin. VII. 43.)   près d'un terrible incendie, qui commença  de nuit sans qu'on en connût la cause, &  qui aiant bientôt gagné dans plusieurs ré gions de la ville, fit périr un fort grand
 (An. R. 511. Av. J. C. 241.) nombre de maisons & de citoyens. L'in cendie consuma presque tous les édifices qui  étoient autour de la grande place, entr'au tres le Temple de Vesta. Ici le feu éternel,  confié à la garde des Vestales, céda au feu  passager. Ces Prêtresses ne songeant qu'à  se dérober aux flammes par la fuite, laissé
    rent à la Déesse le soin de se sauver elle-  même, & tout ce qui lui appartenoit. Le
     Grand Prêtre L. Cécilius Métellus, plus  courageux & plus religieux que les Vestales,  se jetta tête baissée au milieu des flammes,  & tira de l'incendie le Palladium, gage cer tain selon eux de l'éternité de l'Empire,  & les autres choses sacrées. Il y perdit la  vue, & eut un bras à demi brulé. Le  Peuple, pour récompenser un zèle si géné
    reux & si louable, lui accorda le privilége  singulier & inoui jusques-là, de se faire  conduire au Sénat dans un Char. Grande  (a) & magnifique distinction, mais méri tée par un triste événement. (Dénom brement.) Dans le Dénombrement que firent cette
     année les Censeurs C. Aurélius Cotta, M.
         Fabius Buteo, & qui fut le trente-neuvié me, il se trouva deux cens soixante mille
    citoyens. (Deux nouvelles Tribus.) Deux nouvelles Tribus ajoutées aux an ciennes, savoir la Véline & la Quirine,  achevérent le nombre de trente-cinq, auquel, 
                            
                                96
                            
                           depuis ce tems-là les Tribus demeurérent(An. R. 511. Av. J. C. 241.)   fixées. Ce seroit ici le lieu naturel de donner  quelques observations sur ce qui regarde les  Tribus de Rome. Je différe à en parler à  la fin du Livre XII. que nous commen çons, pour ne point trop couper le fil de  l'Histoire. Une espéce de mouvement phrénétique,(Liv. Epit. XIX. Zonar. VIII.)   qui fit prendre aux Falisques les armes con tre les Romains, obligea ceux-ci d'envoyer  contr'eux les deux Consuls. Cette expédi tion ne dura que six jours. Elle fut ter minée en deux combats. Le prémier fut  douteux: dans le second, les Falisques per dirent quinze mille hommes. Une perte  si considérable les aiant fait rentrer en eux-  mêmes, ils se rendirent aux Romains, qui  leur ôtérent leurs armes, leurs chevaux,  une partie de leurs meubles, leurs esclaves, &  la moitié de leurs terres. Leur ville, qui  par sa situation naturelle & les fortifications  que l'art y avoit ajoutées, leur avoit ins piré une folle confiance, fut transportée  de la hauteur escarpée où elle étoit, en ra se campagne. Le Peuple Romain, irrité(Val. Max. V. 1.)   de leurs fréquentes révoltes, songeoit à  exercer contr'eux une vengeance bien plus  sévére: mais aiant appris qu'en se rendant  ils avoient marqué expressément, que ce  n'étoit point à la puissance mais à la foi  du Peuple Romain qu'ils se rendoient, ce  mot seul calma tout-à-coup sa colére,
 (
                            An.
                         R. 511. Av. J. C. 241. 
                            An.
                         R. 512. Av. J. C. 240. Livius Androni cus. Freinshem. XX.) pour ne point paroître manquer à la bon ne foi & à la justice.Cette année fut remarquable par les nou veaux spectacles du Théatre, où le Poëte Livius Andronicus commença à représen ter des Tragédies & des Comédies à l'imi tation des Grecs; & par l'établissement ou (Jeux Flo raux.) le renouvellement des Jeux Floraux, insti tués pour obtenir des Dieux l'abondance (Val. Max. II. 10.) des fruits de la terre. Ces Jeux furent cé lébrés dans la suite avec une licence effre née. Colonie Latine conduite à Spoléte ville d'Ombrie.
 (An. R. 513. Av. J. C. 239.)  
                        
                            
  
                        
                            
 Année célébre par la naissance du Poëte
    (Hist. Anc. Tome XII.) Ennius. J'ai raporté ailleurs ce que l'on  sait de sa vie & de ses Ouvrages.
                     
                    
                            C. 
                                    Mamilius Turinus.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            Q. 
                                    Valerius Falto.
                                
                            
                            
                        
 Année célébre par la naissance du Poëte
    (Hist. Anc. Tome XII.) Ennius. J'ai raporté ailleurs ce que l'on  sait de sa vie & de ses Ouvrages. (
                            An.
                         R. 514. Av. J. C. 238.)  
                        
                            
 (Guerres contre les Liguriens & contre les Gau lois.) Rome, sous ces Consuls, eut deux guer
        res à soutenir: l'une contre les Gaulois,  qui ne cessoient de l'inquiéter: l'autre con
 tre les (a) Liguriens, nouveaux ennemis(
                            An.
                         .{!D}R. 514. Av. J. C. 238.)   pour elle. Valére perdit une prémiére ba taille contre les Gaulois, & en gagna une  seconde, où il y eut de leur part quatorze  mille hommes de tués, & deux mille faits
         prisonniers. Gracchus remporta contre les  Liguriens une victoire considérable, & ra vagea une grande partie de leur pays. De  la Ligurie il passa dans la Sardaigne & dans  la Corse, d'où il emmena un grand nom bre de prisonniers. Depuis le Traité de paix entre Rome &(Révolte des Merce naires con tre les Car thaginois. Polyb. I. 65-79.)   Carthage, qui mit fin à la prémiére Guer re Punique, les Carthaginois eurent une ter rible guerre à soutenir en Afrique contre  les Mercenaires, dont la révolte mit Car thage à deux doigts de sa perte. J'ai rendu  compte des événemens de cette guerre dans  l'Histoire des Carthaginois. Dans l'extrême danger où ceux-ci se(Polyb. I. 84.)   trouvoient, ils furent obligés d'avoir re
    cours à leurs Alliés. Hiéron, qui pendant  cette guerre en considéroit les événemens  avec une grande attention, avoit accordé  aux Carthaginois tout ce qu'ils demandoient  de lui. Il redoubla ses soins, quand il vit  les rapides progrès des Etrangers, sentant  bien qu'il étoit de son intérêt que les Car thaginois ne fussent pas écrasés, de peur  que la puissance des Romains n'aiant plus de 
                            
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                          (
                            An.
                         R. 514. Av J. C. 238.) contrepoids, ne lui devînt trop redoutable
     à lui-même. En quoi, dit Polybe, on doit  remarquer sa sagesse & sa prudence. Car  c'est une maxime qui n'est pas à négliger,  de ne pas laisser croître une puissance jus qu'au point, qu'on ne lui puisse contester  les choses même qui nous appartiennent de  droit. Les Romains de leur côté, pendant cette  guerre des Carthaginois contre les Etran gers, s'étoient toujours conduits à l'égard  des prémiers avec beaucoup de justice & de  modération. Une querelle passagére, au  sujet de quelques Marchands Romains qu'on  avoit arrêtés à Carthage, parce qu'ils por toient des vivres aux ennemis, les avoit  brouillés. Mais les Carthaginois, à la pré
    miére demande, leur aiant renvoyé leurs ci
        toyens, les Romains, qui se piquoient en  tout de générosité & de justice, leur avoient
     rendu leur amitié, les avoient servis en tout  ce qui dépendoit d'eux, & avoient défendu  à leurs Marchands de porter des vivres aux  ennemis des Carthaginois. A l'exemple des Mercenaires d'Afrique,  ceux qui étoient en Sardaigne secouérent le  joug de l'obéissance. Ils commencérent par  égorger Bostar leur Commandant, & tout  ce qu'il y avoit de Carthaginois avec lui.  On envoya en sa place un autre Général.  Toutes les troupes qu'il avoit amenées se  rangérent du côté des Séditieux, le mirent  lui-même en croix, & dans toute l'étendue  de l'Ile on fit main basse sur les Carthagi
 nois, en leur faisant souffrir des tourmens(
                            An.
                         R. 514. Av. J. C. 238.)   inouis. Aiant attaqué toutes les places l'une  après l'autre, ils se rendirent en peu de tems  maitres de tout le pays. La division se mit bientôt entre les Habi tans de l'Ile & les Mercenaires. Ceux-ci,  aiant imploré inutilement le secours des Ro mains, qui ne voulurent point alors s'enga ger dans une guerre manifestement injuste,  furent chassés entiérement de l'Ile, & se ré
    fugiérent en Italie. C'est ainsi que les Car thaginois perdirent la Sardaigne. Jusques-là  les Romains s'étoient conduits à l'égard des  Carthaginois d'une maniére irreprochable.  Ils avoient refusé constamment de prêter  l'oreille aux propositions que leur faisoient  les Révoltés de Sardaigne, qui les invitoient  à venir s'emparer de l'Ile. Ils portérent mê me la délicatesse jusqu'à refuser ceux d'Uti que pour sujets, quoiqu'ils vinssent d'eux-  mêmes se soumettre à leur domination. Un  Peuple capable d'une si grande générosité se roit bien louable, s'il y avoit toujours per sévéré. Les Romains, dans la suite, ne furent  pas si délicats; & il seroit difficile d'appli
    quer ici le témoignage avantageux que Cé
        sar rend à leur bonne foi dans Salluste.  „Quoique (a) dans toutes les guerres d'A 
                            
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                          (An. R. 514. Av. J. C. 238.) frique, dit-il, les Carthaginois eussent
     fait quantité d'actions de mauvaise foi  pendant la paix & pendant la tréve, les  Romains n'en usérent jamais de la sorte  à leur égard; plus attentifs à ce qu'exi
    geoit d'eux leur gloire, qu'à ce que la  justice leur permettoit contre leurs enne mis.“ (La Sar daigne en levée aux Carthagi nois par les Ro mains. Polyb. I. 88. 89.) Les Mercenaires qui s'étoient retirés,  comme nous l'avons dit, en Italie, déter minérent enfin les Romains à passer dans  la Sardaigne pour s'en rendre maitres. Les  Carthaginois l'apprirent avec une extrême
    douleur, prétendant, non sans raison, que  la Sardaigne leur appartenoit à bien plus  juste titre qu'aux Romains. Ils mirent donc  des troupes sur pié, pour tirer une prom te & juste vengeance de ceux qui avoient  fait soulever l'Ile contr'eux. Mais les Ro mains, sous prétexte que ces préparatifs se  faisoient contr'eux, & non contre les peu ples de Sardaigne, leur déclarérent la guer re. Les Carthaginois, épuisés en toutes  maniéres, & commençant à peine à respi rer, n'étoient point en état de la soutenir.  Il falut donc s'accommoder au tems, &  céder au plus fort. On fit un nouveau  Traité, par lequel ils abandonnoient la Sar daigne aux Romains, & s'obligeoient à leur  payer de nouveau douze cens talens, (dou ze cens mille écus) pour se rédimer de la
    guerre que l'on vouloit leur faire. Il est difficile, pour ne pas dire impossi ble, de justifier ou d'excuser ici la conduite
  des Romains. Ils avoient d'abord, comme(An. R. 514. Av. J. C. 238.)   nous l'avons dit, refusé l'offre des Merce naires de Sardaigne, parce que c'eût été  une trop grande flétrissure à leur réputation  que de recevoir l'Ile de la main de ces u surpateurs, & une infraction du Traité de  paix la plus énorme & la plus infame. Ils atten dirent que le tems leur fournît une occasion  de guerre qu'ils pussent appuyer de quelque  apparence de raison, & ils crurent la trou ver dans les préparatifs que faisoient les Car thaginois contre la Sardaigne, supposant que  c'étoit contr'eux qu'ils prenoient les armes.  Mais quelle apparence y avoit-il qu'un peu ple absolument épuisé comme l'étoit alors  celui de Carthage, songeât à rompre le  Traité de paix, & à attaquer de gayeté de  cœur les Romains plus puissans qu'ils n'a voient jamais été? Où est cette foi, cette  magnanimité, dont les Romains se sont fait
     quelquefois tant d'honneur? Polybe, leur  grand admirateur, ne fait aucune réflexion  sur cette conquête de la Sardaigne, & ter mine le récit qu'il en fait en disant simple ment, Que cette affaire n'eut pas de suite.  Elle n'en eut pas alors, parce que les Ro mains étoient les plus forts: mais elle sera(Liv. XXI. 1.)   une des principales causes de la seconde  Guerre Punique, comme nous le verrons  bientôt.
                     
                    
                            P. 
                                    Valerius Falto.
                                
                            
                            
                        
 (Guerres contre les Liguriens & contre les Gau lois.) Rome, sous ces Consuls, eut deux guer
        res à soutenir: l'une contre les Gaulois,  qui ne cessoient de l'inquiéter: l'autre con
 tre les (a) Liguriens, nouveaux ennemis(
                            An.
                         .{!D}R. 514. Av. J. C. 238.)   pour elle. Valére perdit une prémiére ba taille contre les Gaulois, & en gagna une  seconde, où il y eut de leur part quatorze  mille hommes de tués, & deux mille faits
         prisonniers. Gracchus remporta contre les  Liguriens une victoire considérable, & ra vagea une grande partie de leur pays. De  la Ligurie il passa dans la Sardaigne & dans  la Corse, d'où il emmena un grand nom bre de prisonniers. Depuis le Traité de paix entre Rome &(Révolte des Merce naires con tre les Car thaginois. Polyb. I. 65-79.)   Carthage, qui mit fin à la prémiére Guer re Punique, les Carthaginois eurent une ter rible guerre à soutenir en Afrique contre  les Mercenaires, dont la révolte mit Car thage à deux doigts de sa perte. J'ai rendu  compte des événemens de cette guerre dans  l'Histoire des Carthaginois. Dans l'extrême danger où ceux-ci se(Polyb. I. 84.)   trouvoient, ils furent obligés d'avoir re
    cours à leurs Alliés. Hiéron, qui pendant  cette guerre en considéroit les événemens  avec une grande attention, avoit accordé  aux Carthaginois tout ce qu'ils demandoient  de lui. Il redoubla ses soins, quand il vit  les rapides progrès des Etrangers, sentant  bien qu'il étoit de son intérêt que les Car thaginois ne fussent pas écrasés, de peur  que la puissance des Romains n'aiant plus de 
                            
                                97
                            
                          (
                            An.
                         R. 514. Av J. C. 238.) contrepoids, ne lui devînt trop redoutable
     à lui-même. En quoi, dit Polybe, on doit  remarquer sa sagesse & sa prudence. Car  c'est une maxime qui n'est pas à négliger,  de ne pas laisser croître une puissance jus qu'au point, qu'on ne lui puisse contester  les choses même qui nous appartiennent de  droit. Les Romains de leur côté, pendant cette  guerre des Carthaginois contre les Etran gers, s'étoient toujours conduits à l'égard  des prémiers avec beaucoup de justice & de  modération. Une querelle passagére, au  sujet de quelques Marchands Romains qu'on  avoit arrêtés à Carthage, parce qu'ils por toient des vivres aux ennemis, les avoit  brouillés. Mais les Carthaginois, à la pré
    miére demande, leur aiant renvoyé leurs ci
        toyens, les Romains, qui se piquoient en  tout de générosité & de justice, leur avoient
     rendu leur amitié, les avoient servis en tout  ce qui dépendoit d'eux, & avoient défendu  à leurs Marchands de porter des vivres aux  ennemis des Carthaginois. A l'exemple des Mercenaires d'Afrique,  ceux qui étoient en Sardaigne secouérent le  joug de l'obéissance. Ils commencérent par  égorger Bostar leur Commandant, & tout  ce qu'il y avoit de Carthaginois avec lui.  On envoya en sa place un autre Général.  Toutes les troupes qu'il avoit amenées se  rangérent du côté des Séditieux, le mirent  lui-même en croix, & dans toute l'étendue  de l'Ile on fit main basse sur les Carthagi
 nois, en leur faisant souffrir des tourmens(
                            An.
                         R. 514. Av. J. C. 238.)   inouis. Aiant attaqué toutes les places l'une  après l'autre, ils se rendirent en peu de tems  maitres de tout le pays. La division se mit bientôt entre les Habi tans de l'Ile & les Mercenaires. Ceux-ci,  aiant imploré inutilement le secours des Ro mains, qui ne voulurent point alors s'enga ger dans une guerre manifestement injuste,  furent chassés entiérement de l'Ile, & se ré
    fugiérent en Italie. C'est ainsi que les Car thaginois perdirent la Sardaigne. Jusques-là  les Romains s'étoient conduits à l'égard des  Carthaginois d'une maniére irreprochable.  Ils avoient refusé constamment de prêter  l'oreille aux propositions que leur faisoient  les Révoltés de Sardaigne, qui les invitoient  à venir s'emparer de l'Ile. Ils portérent mê me la délicatesse jusqu'à refuser ceux d'Uti que pour sujets, quoiqu'ils vinssent d'eux-  mêmes se soumettre à leur domination. Un  Peuple capable d'une si grande générosité se roit bien louable, s'il y avoit toujours per sévéré. Les Romains, dans la suite, ne furent  pas si délicats; & il seroit difficile d'appli
    quer ici le témoignage avantageux que Cé
        sar rend à leur bonne foi dans Salluste.  „Quoique (a) dans toutes les guerres d'A 
                            
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                          (An. R. 514. Av. J. C. 238.) frique, dit-il, les Carthaginois eussent
     fait quantité d'actions de mauvaise foi  pendant la paix & pendant la tréve, les  Romains n'en usérent jamais de la sorte  à leur égard; plus attentifs à ce qu'exi
    geoit d'eux leur gloire, qu'à ce que la  justice leur permettoit contre leurs enne mis.“ (La Sar daigne en levée aux Carthagi nois par les Ro mains. Polyb. I. 88. 89.) Les Mercenaires qui s'étoient retirés,  comme nous l'avons dit, en Italie, déter minérent enfin les Romains à passer dans  la Sardaigne pour s'en rendre maitres. Les  Carthaginois l'apprirent avec une extrême
    douleur, prétendant, non sans raison, que  la Sardaigne leur appartenoit à bien plus  juste titre qu'aux Romains. Ils mirent donc  des troupes sur pié, pour tirer une prom te & juste vengeance de ceux qui avoient  fait soulever l'Ile contr'eux. Mais les Ro mains, sous prétexte que ces préparatifs se  faisoient contr'eux, & non contre les peu ples de Sardaigne, leur déclarérent la guer re. Les Carthaginois, épuisés en toutes  maniéres, & commençant à peine à respi rer, n'étoient point en état de la soutenir.  Il falut donc s'accommoder au tems, &  céder au plus fort. On fit un nouveau  Traité, par lequel ils abandonnoient la Sar daigne aux Romains, & s'obligeoient à leur  payer de nouveau douze cens talens, (dou ze cens mille écus) pour se rédimer de la
    guerre que l'on vouloit leur faire. Il est difficile, pour ne pas dire impossi ble, de justifier ou d'excuser ici la conduite
  des Romains. Ils avoient d'abord, comme(An. R. 514. Av. J. C. 238.)   nous l'avons dit, refusé l'offre des Merce naires de Sardaigne, parce que c'eût été  une trop grande flétrissure à leur réputation  que de recevoir l'Ile de la main de ces u surpateurs, & une infraction du Traité de  paix la plus énorme & la plus infame. Ils atten dirent que le tems leur fournît une occasion  de guerre qu'ils pussent appuyer de quelque  apparence de raison, & ils crurent la trou ver dans les préparatifs que faisoient les Car thaginois contre la Sardaigne, supposant que  c'étoit contr'eux qu'ils prenoient les armes.  Mais quelle apparence y avoit-il qu'un peu ple absolument épuisé comme l'étoit alors  celui de Carthage, songeât à rompre le  Traité de paix, & à attaquer de gayeté de  cœur les Romains plus puissans qu'ils n'a voient jamais été? Où est cette foi, cette  magnanimité, dont les Romains se sont fait
     quelquefois tant d'honneur? Polybe, leur  grand admirateur, ne fait aucune réflexion  sur cette conquête de la Sardaigne, & ter mine le récit qu'il en fait en disant simple ment, Que cette affaire n'eut pas de suite.  Elle n'en eut pas alors, parce que les Ro mains étoient les plus forts: mais elle sera(Liv. XXI. 1.)   une des principales causes de la seconde  Guerre Punique, comme nous le verrons  bientôt.( An. R. 515. Av. J. C. 237.)
( An. R. 515. Av. J. C. 237. Ambassa deurs en voyés au Roi d'E gypte. Eutrop. lib. III.) Il y eut, sous ces Consuls, quelques guerres peu considérables contre les Gaulois établis en-deçà du Pô, & les Liguriens. On envoya dans le même tems des Am bassadeurs à Ptolémée Roi d'Egypte, (c'é toit Ptolémée Evergéte fils de Ptolémée Philadelphe) pour lui offrir du secours con tre Antiochus Roi de Syrie surnommé θεὸς, Dieu, avec qui on le croyoit encore en guerre: mais il avoit fait son accord avec lui, ce qui le dispensa d'accepter le secours qui lui étoit offert. (Arrivée d'Hiéron à Rome. Eutrop. Ibid.) On eut une grande joie à Rome d'y voir arriver Hiéron Roi de Sicile, Prince qui é toit attaché à la République par les liens d'une amitié sincére & d'une fidélité invio lable. Eutrope dit qu'il étoit venu à Rome (Jeux Sé culaires.) pour assister aux Jeux Séculaires, qui réel lement, selon quelques Auteurs, devoient se célébrer pour la troisiéme fois l'année sui vante, & aux préparatifs desquels on travail loit dès lors. Pour faire régner l'abondance à Rome dans un tems où il devoit s'y trou ver un grand concours de peuples, ce gé néreux Prince fit présent au Peuple Romain de deux cens mille boisseaux de blé. J'en expliquerai en peu de mots les cérémonies, à la fin de ce paragraphe.
 (
                            An.
                         R. 516. Av. J. C. 236.)  
                        
                    
                     
                    C. Licinius Varus. On nomma pour présider aux Jeux Sécu- laires & en prendre soin, M. Æmilius &( An. R. 516. Av. J. C. 236. Expédi tion contre les Bo yens.) M. Livius Salinator. La guerre contre les Boyens, dont on a voit chargé Lentulus, fut terminée, sans qu'il en coutât de sang aux Romains, par la discorde sanglante qui s'éleva tout-à-coup entre les Boyens & les troupes auxiliaires qu'ils avoient fait venir de-delà les Alpes. Licinius avoit envoyé avant lui dans la(Contre les Corses.) Corse M. Claudius Glicias avec une partie de ses troupes. Celui-ci, oubliant ce qu'il étoit, eut la sotte & criminelle vanité de vouloir s'attribuer la gloire d'avoir mis fin à la guerre par lui-même, & fit de son au torité privée un Traité de paix avec les Cor ses. Licinius étant survenu avec le reste de son Armée, n'eut aucun égard à un Traite fait sans pouvoir. Il poussa vivement les Corses, & les soumit. Claudius, l'auteur & le garant de la paix, fut remis entre leurs mains; & comme ils refusérent de le rece voir, il fut mis à mort dans la prison. On ne fit point cette année la clôture du(Mort d'un Censeur.) Dénombrement, parce que l'un des Cen seurs étoit mort pendant sa Magistrature. La Corse & la Sardaigne, animées sous(Rome confirme, non sans peine, la paix accor dée aux Carthagi nois. Zonar. VIII Oros. IV. 12. Dio in Ex cerpt. XI.) main par les Carthaginois qui leur faisoient espérer un puissant secours, se préparoient à reprendre les armes. Comme ces deux Iles étoient très foibles par elles-mêmes, leur ré volte n'allarma pas beaucoup Rome: mais elle ne fut pas insensible à la crainte de voir renaître une nouvelle guerre contre les Car thaginois. Pour en détourner l'effet en les ( An. R. 516. Av. J. C. 236.) prévenant, il fut résolu de mettre des trou pes sur pié sans perdre de tems. Au prémier bruit qui s'en répandit, les Carthaginois, chez qui cette nouvelle causa une allarme universelle, aiant envoyé inutilement à Ro me Députés sur Députes, firent partir en dernier lieu dix des principaux de la ville, a vec ordre d'employer les priéres les plus vi ves & les plus humbles, pour obtenir qu'on les laissât jouir de la paix que le Peuple Ro main leur avoit accordée. Comme ils ne furent point écoutés plus favorablement que les prémiers, Hannon, le plus jeune des Ambassadeurs, qui étoit intrépide & plein d'une noble fierté, prit la parole, & dit d'un ton vif & animé: Romains, si vous êtes déterminés à nous refuser la paix que nous a vons achetée de vous, non pour une ou deux années, mais pour toujours, rendez-nous donc la Sicile & la Sardaigne qui en ont été le prix. Entre particuliers, quand un mar ché est rompu, il n'est point d'un homme de bien & d'honneur de conserver la marchan dise, & de ne point rendre l'argent. La comparaison étoit juste, & sans replique. Aussi les Romains, dans la crainte qu'une injustice si criante ne les deshonorât entiére ment chez les peuples voisins, rendirent une réponse favorable aux Ambassadeurs, & les renvoyérent contens.
                            C. 
                                    Atilius Bulbus
                                 II.
                            
                        
(An. R. 517. Av. J. C. 235. La Sardai gne subju guée.)   
                        Manlius, à qui la Sardaigne étoit échue par sort, aiant battu les ennemis en plusieurs rencontres, subjugua toute l'Ile, & la sou mit entiérement aux Romains; ce qui lui mérita l'honneur du triomphe. Rome alors se trouva sans ennemis & sans(Temple de Janus fermé pour la se conde fois.) guerre, ce qui ne s'étoit point encore vu depuis près de quatre cens quarante ans, & le Temple de Janus fut fermé pour la secon de fois: cérémonie qui annonçoit une paix générale. Il avoit été fermé pour la pré miére fois sous le régne de Numa, & il ne le sera pour une troisiéme fois que sous Au guste. On a de la peine à concevoir comment Ro(Réflexi ons sur les guerres continuel les des Ro mains.) me, qui n'étoit d'abord ni fort riche, ni fort puissante, a pu soutenir pendant tant d'années des guerres continuelles, sans avoir jamais eu le tems de respirer; comment elle a pu suffire aux dépenses qui en étoient une suite nécessaire; & comment les Citoyens Ro mains ne se lassoient point de ces guerres qui les tiroient de leurs familles, & les mettoient hors d'état de cultiver leurs terres, dont le revenu faisoit toutes leurs richesses. Il faut se souvenir que les Romains étoi ent, à proprement parler, un peuple de sol dats, nés pour ainsi dire au milieu des armes, ennemis du repos & de l'inaction, & ne res pirant que guerre & combats. Dans les ( An. R. 517. Av. J. C. 235.) prémiers tems de la République jusqu'au sié ge de Véyes, les guerres étoient fort courtes, & ne duroient souvent que dix ou vingt jours. On entroit promtement en campa gne, on donnoit la bataille, & les ennemis vaincus, pour ne point voir plus longtems leurs terres pillées, faisoient leur accommo dement, & les Romains retournoient chez eux. Depuis qu'on eut établi la solde, & que le domaine des Romains se fut accru, les campagnes étoient plus longues, mais el les ne passoient pas ordinairement les six mois; parce que les Consuls qui commandoient les Armées, avoient intérêt de terminer prom tement la guerre, pour remporter l'honneur du triomphe. Quant à ce qui regarde les frais & les dépenses nécessaires pour payer & entretenir les troupes, il est remarquable que la guerre, qui ruïne & épuise les autres Etats, enri chissoit les Romains, tant pour le public que pour les particuliers. Ceux-ci, qui étoient sortis de Rome fort pauvres, y rentroient souvent fort riches, par le butin qu'ils avoi ent fait pendant la campagne, soit dans les villes qu'ils avoient prises d'assaut, soit dans le camp ennemi qu'ils avoient forcé, dont les Consuls, pour gagner l'amitié des sol dats, leur accordoient souvent le pillage; & l'espérance de ce dédommagement étoit pour eux une amorce bien forte, & un puissant appas qui leur faisoit soutenir avec pa tience, & même avec joie, les fatigues les plus dures. La guerre n'étoit pas moins utile ni moins( An. R. 517. Av. J. C. 235.) lucrative pour l'Etat que pour les particu liers. Quand les ennemis vaincus demandoi ent à faire la paix, un préalable ordinaire étoit d'exiger d'eux qu'ils commençassent par rembourser tous les frais de la campa gne; & le Peuple Romain, par les condi tions du Traité, les obligeoit ordinairement à lui payer des sommes plus ou moins con sidérables, pour les affoiblir & les contenir dans leur devoir par cette sorte de punition pécuniaire, qui souvent achevoit de les ruï ner, & les mettoit hors d'état de reprendre sitôt les armes. Les Généraux de leur côté, qui dans les dépouilles qu'ils prenoient sur les ennemis ne songeoient point à s'enrichir eux-mêmes, mais à enrichir l'Etat, se pi quoient, en rentrant dans Rome en triom phe, d'exposer aux yeux du peuple l'or & l'argent qu'ils raportoient de leurs expédi tions, & le faisoient porter sur le champ dans le Trésor public. Ces raisons, & beau coup d'autres que j'omets pour abréger, montrent qu'il n'est pas étonnant que les Romains ayent eu presque toujours les ar mes à la main, sans se rebuter d'un état si dur & si laborieux. Toutes ces guerres d'ail leurs, dans les desseins de la Providence, qui destinoit le Peuple Romain à devenir le Maitre du Monde entier, étoient pour lui comme un long apprentissage, pendant le quel il se préparoit, sans le savoir & par une espéce d'instinct, aux grandes conquêtes qui (An. R. 517. Av. J. C. 235.) devoient lui soumettre tous les Royaumes & tous les Empires de la Terre. La paix générale, dont nous avons dit que jouissoient les Romains, ne fut pas de longue durée. Elle fut troublée peu de mois après, hors de l'Italie par la Corse & la Sardaigne, dans l'Italie par les Liguriens.
 (
                            An.
                         R. 518. Av. J. C. 234.)  
                        
                            
 Ces trois guerres furent terminées en peu  de tems, & sans beaucoup de peine, par
     les deux Consuls & le Préteur L. Postumius. La Vestale Tuccia, convaincue de s'être (Vestale condan née.) abandonnée à un Esclave, se tua de sa pro pre main, pour éviter le supplice ordinaire  auquel elle avoit été condannée. Les Censeurs, cette année, firent jurer à
    (Dénom brement.) tous les citoyens en âge de se marier, qu'ils  prendroient femme, & se marieroient, pour  fournir des sujets à la République. Cette  précaution singuliére & inusitée fait conjec turer que par le Cens on trouva le nom bre des Citoyens Romains considérablement  diminué. Le Poëte Cn. Nævius de Campanie, qui
        (Le Poëte Nævius.) avoit servi dans la prémiére Guerre Punique,  commença cette année à donner au public  des Piéces de Théatre.
                    
                     
                    
                            
                                Sp. Carvilius Maximus.
                                
                            
                            
                        
 Ces trois guerres furent terminées en peu  de tems, & sans beaucoup de peine, par
     les deux Consuls & le Préteur L. Postumius. La Vestale Tuccia, convaincue de s'être (Vestale condan née.) abandonnée à un Esclave, se tua de sa pro pre main, pour éviter le supplice ordinaire  auquel elle avoit été condannée. Les Censeurs, cette année, firent jurer à
    (Dénom brement.) tous les citoyens en âge de se marier, qu'ils  prendroient femme, & se marieroient, pour  fournir des sujets à la République. Cette  précaution singuliére & inusitée fait conjec turer que par le Cens on trouva le nom bre des Citoyens Romains considérablement  diminué. Le Poëte Cn. Nævius de Campanie, qui
        (Le Poëte Nævius.) avoit servi dans la prémiére Guerre Punique,  commença cette année à donner au public  des Piéces de Théatre.
                            Q. Fabius Maximus Verrucosus.
                            
                            
                        
(
                            An.
                         R. 519. Av. J. C. 233.)   
                        
                            M. Pomponius Matho.
                            
                            
                        
 Le Fabius qui fut nommé Consul cette(Caractére de Fabius dans son enfance. Plin. in Fab. pag. 174.)   année pour la prémiére fois, est le célébre
        Fabius Maximus, dont il sera bientôt parlé
         dans la guerre contre Annibal, & qui ren dra de si grands services à la République. Il  eut le surnom de Verrucosus, à cause d'une  petite verrue qu'il avoit sur la lévre. Il fut  aussi appellé Ovicula dans son enfance, c'est-  à-dire petite brebis, à cause de la douceur  de son naturel, & de sa stupidité apparente.  Car son esprit rassis & tranquille, son silen ce, le peu d'empressement qu'il avoit pour  les plaisirs de son âge, la lenteur & la peine  avec lesquelles il apprenoit ce qu'on lui en seignoit, la douceur & la complaisance qu'il  avoit pour ses camarades, passoient dans l'es prit de ceux qui ne l'examinoient pas de près,  pour autant de marques de bêtise & de pe
        santeur d'esprit. Il n'y avoit qu'un petit nom bre de gens plus clairvoyans, qui reconnus sent dans cet air sérieux & grave une pro
        fondeur de bon sens & de jugement, & qui  entrevissent dans ce caractére de lenteur une  magnanimité incomparable & un courage  de lion. Excité dans la suite, &, pour ainsi  dire, réveillé par les affaires, il fit bien voir  à tout le monde que ce que l'on prenoit pour  lenteur & paresse, étoit gravité; que ce que  l'on appelloit timidité, étoit réserve & pru dence; & que ce qui passoit pour manque  d'activité & de hardiesse, n'étoit que con stance & fermeté. (An. R. 519. Av. J. C. 233. Brouille ries entre les Car thaginois & les Ro mains.) La Sardaigne & la Ligurie se révoltérent  de nouveau. La Ligurie échut par sort à
    Fabius, la Sardaigne à Pomponius. Comme  on soupçonnoit les Carthaginois de soulever  secrettement ces peuples, Rome leur envoya  des Ambassadeurs, sous prétexte de leur de mander les sommes qu'ils s'étoient engagés  de payer en différens termes. Ils leur dé fendirent aussi en termes fort durs de s'in gérer dans les affaires des Iles appartenantes  au Peuple Romain, avec menaces de leur  déclarer la guerre s'ils n'obéissoient. Les  Carthaginois s'étoient remis de leurs allar mes, & avoient commencé à reprendre cou
    rage, depuis qu'Amilcar leur Général avoit  non seulement pacifié les peuples d'afrique  qui s'étoient révoltés, mais encore augmen té de beaucoup le domaine de Carthage, par  les victoires qu'il avoit remportées en Es pagne. Ils répondirent donc avec fierté aux  Ambassadeurs: & comme ceux-ci, selon  l'ordre qu'ils en avoient reçu, leur présenté
    rent un javelot & un caducée, symboles de  la Guerre & de la Paix, en ajoutant qu'ils  eussent à choisir de l'un ou de l'autre, ils  répondirent qu'ils ne feroient point ce choix,  mais qu'ils accepteroient de bon cœur celui  des deux que les Romains leur laisseroient.
     Ainsi raconte ce fait*Zonare, Ecrivain  qui n'est pas de la plus grande autorité. La  chose en soi est peu vraisemblable. Les Ro mains étoient trop fiers pour reculer après  de telles avances. Et la ressemblance de ce 
                            
                                99
                            
                           que nous débite ici Zonare, avec la décla(
                            An.
                         R. 519. A. J. C. 233.)  ration de guerre qui suivit la prise de Sagon te, achéve de nous rendre son récit suspect.  Ils se séparérent de la sorte sans rien décider,  la haine mutuelle dans le cœur de part &  d'autre, qui n'attendoit qu'une occasion pour  éclater. Les habitans de Sardaigne & les  Liguriens furent aisément vaincus par les  Consuls, à qui cette expédition procura
     l'honneur du triomphe. Ils furent vaincus  mais non domtés, & reprirent encore les  armes l'année suivante, mais sans beaucoup
     de succès.(An. R. 520. Av. J. C. 232. Troubles à l'occa sion d'une Loi pro posée par Flami nius. Polyb. II. 109. Val. Max. V. 4.) 
                            M. 
                                    Æmilius Lepidus.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            M. 
                                    Publicius Malleolus.
                                
                            
                            
                        
 Les troubles domestiques entre le Sénat &  le Peuple, qui avoient été suspendus par la  guerre contre les Carthaginois, se renouvel lérent cette année-ci, à l'occasion d'une
     Loi que proposa C. Flaminius Tribun du  Peuple, tendante à ce qu'on distribuât au  peuple quelques terres des Picentins & des  Gaulois qui avoient appartenu aux Séno nois. Le Sénat s'opposa fortement à cette  Loi, dont il prévoyoit que les suites pou voient être très funestes à la République,  en irritant les Gaulois, & leur fournissant  un prétexte de prendre les armes contre Ro me; ce que le souvenir de ce qu'elle avoit  souffert de leur part, lui faisoit extrêmement  appréhender. On employa tantôt les prié res, tantôt les menaces, mais toujours inu tilement. On en vint même jusqu'à don ner ordre aux Magistrats de tenir des trou-
 (
                            An.
                         R. 520. Av. J. C. 232.) pes prêtes, pour les opposer à la violence
     du Tribun. Mais l'opiniâtre fierté de Fla
        minius ne se laissa ni fléchir par les priéres,  ni ébranler par les menaces. Il n'eut pas  plus d'égard pour les sages avis de son pére,  qui lui remontra d'abord avec douceur le  tort qu'il se faisoit à lui-même en se don nant ainsi pour chef de cabale, puis lui par la avec plus de force, comme un pére est  en droit de le faire à son fils. Le Tribun  demeura toujours ferme dans sa résolution,  & aiant assemblé le Peuple, il commençoit  déja à faire lecture de sa Loi, lorsque son  pére, transporté d'une juste indignation,  s'avance vers la Tribune aux Harangues, &  le saisissant par la main l'en fait descendre,
     & l'emméne avec lui. Je ne sai si l'Histoire  nous fournit aucun fait qui marque mieux  combien à Rome l'autorité paternelle étoit  grande, & combien elle y étoit respectée.  Ce Tribun, qui avoit méprisé l'indignation  & les menaces du Sénat entier, dans le feu  de l'action même, & à la vue du Peuple si  vivement intéressé à la Loi qu'il proposoit,  se laisse emmener de la Tribune comme un  enfant par la main d'un vieillard: &, ce  qui n'est pas moins admirable, l'Assemblée,  qui voyoit toutes ses espérances détruites par  la retraite de son Tribun, demeure tranquil le, sans montrer par aucune plainte ni par  le moindre murmure, qu'elle improuvât une  action si hardie, & si contraire en apparen ce à ses intérêts. Mais la promulgation de  cette Loi ne fut que différée, & un autre
  Tribun s'étant joint à Flaminius, bientôt a(An. R. 520. Av. J. C. 232.)  près la fit passer. Elle devint, selon Poly
        be, très funeste au Peuple Romain, & don
    na occasion à la guerre que lui firent, en viron huit ans après, les Gaulois.
                            M. 
                                    Pomponius Matho.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            C. 
                                    
                                        Papirius Maso.
                                
                            
                            
                        
(
                            An.
                         R. 521. Av. J. C. 231. Expédi tions con tre la Sar daigne & la Corse.)  Ces deux Consuls marchérent, l'un con tre la Sardaigne, l'autre contre la Corse:  expéditions qui d'abord donnérent plus de  peine aux troupes Romaines, qu'elles ne
     leur firent d'honneur. Mais enfin elles fu rent réduites, & devinrent province du Peu ple Romain. On vit cette année pour la prémiére fois(Prémier divorce à Rome. Dionys. Ha lic. II. 96. Val. Max. II. 1.)   un divorce à Rome. Sp. Carvilius Ruga ré pudia sa femme, qu'il aimoit pourtant beau coup, uniquement pour cause de stérilité;  à quoi il se détermina par respect pour le  serment qu'il avoit prêté comme les autres
         de se marier pour avoir des enfans, & don ner des sujets à la République. Quoique ce  fût par une espéce de nécessité, & après a voir pris conseil de ses amis, qu'il en eût  usé de la sorte, cette action fut générale ment improuvée, & le rendit extrêmement  odieux. On vit cette même année une autre nou(Prémier triomphe sur le Mont Al bain. Val. Max. III. 6.)  veauté. Le Consul Papirius prétendoit mé riter & demander à juste titre le triomphe  pour avoir pacifié la Corse: cependant le
     Sénat lui refusa cet honneur. Il se l'attribua
 (An. R. 521. Av. J. C. 231.) lui-même, & triompha sur le Mont Al
    bain: exemple qui depuis fut suivi, & de vint assez commun. (An. R. 522. Av. J. C. 230. Dénom brement.)  
                        
                     
                    On fit cette année le quarante & uniéme Dénombrement. Les Consuls furent chargés de la guerre contre les Liguriens, qui n'eut pas alors de suite. (Guerre contre l'Il lyrie. Polyb. II. 96-101. Zonar. VIII.) Une autre guerre dans un pays, où les Romains n'avoient point encore pénétré jusques-là, attira l'attention de Rome. C'é toit l'Illyrie, qui répond à ce que nous ap pellons les Côtes de Dalmatie. Cette région étoit partagée entre plusieurs peuples. Les Ardyéens, l'un de ces peuples, avoient eu pour Roi Agron, qui s'étoit rendu plus puis sant qu'aucun de ses prédécesseurs. Ce Roi, qui venoit de mourir tout récemment, laissa un fils encore enfant, nommé Pinée, sous la tutéle de Teuta sa seconde femme, qui n'étoit point mére du jeune Prince, & qui néanmoins administra le royaume en qualité de Tutrice & de Régente pendant sa mino rité. (Plaintes portées au Sénat con tre les Illyriens.) Sous ce gouvernement, les Illyriens fi rent avec une pleine liberté, & même par autorité publique, le métier de Corsaires sur toute la Mer Adriatique, & sur les Côtes de la Gréce; & entr'autres exploits de piraterie, prirent plusieurs Marchands d'Italie qui sor- toient du port de Bronduse, & en tuérent(An. R. 522. Av. J. C. 230.) même quelques-uns. D'abord le Sénat ne fit pas grand compte des plaintes qu'on lui portoit contre ces pirates. Mais comme leur audace croissoit de jour en jour, & que les plaintes augmentoient, on jugea à propos de leur envoyer des Ambassadeurs, pour leur de mander satisfaction sur plusieurs griefs qu'on énonçoit, & en particulier pour leur dé clarer que les Romains avoient pris sous leur protection la petite Ile (a) d'Issa. Les Il lyriens la maltraitoient en toute maniére, parce qu'elle s'étoit retirée de leur alliance, & actuellement l'assiégeoient en forme. Ce fut alors qu'arrivérent Caius & Lu(Teuta fait tuer les Ambassa deurs Ro mains.) cius Coruncanius Ambassadeurs Romains. Dans l'audience qu'on leur donna, ils se plaignirent des torts que leurs Marchands a voient soufferts de la part des Corsaires Illy riens. La Reine les laissa parler sans les in terrompre, affectant des airs de hauteur & de fierté. Quand ils eurent fini, sa réponse fut que de sa part elle ne donneroit aucun sujet de plainte aux Romains, & qu'elle n'envoyeroit point de pirates contr'eux; mais que ce n'étoit pas la coutume des Rois d'Il lyrie, de défendre à leurs sujets d'aller en course pour leur utilité particuliére. A ce mot, le feu monte à la tête au plus jeune des Ambassadeurs, & avec une liberté Ro maine à la vérité, mais qui ne convenoit pas au tems: Chez nous, Madame, dit-il, 100 (An. R. 522. Av. J. C. 230.) une de nos plus belles coutumes, c'est de ven ger en commun les torts faits aux particu liers; & nous ferons, s'il plaît à Dieu, en sorte que vous réformiez bientôt les coutumes des Rois Illyriens. La Reine, en femme hautaine & violente, fut si vivement piquée de cette réponse, que sans égard pour le Droit des gens, elle fit poursuivre les Am bassadeurs, & les fit tuer avec une partie de leur suite, fit mettre les autres en prison, & porta la cruauté jusqu'au point de faire périr par le feu les conducteurs des vaisseaux qui les avoient transportés. On peut juger combien les Romains furent irrités, quand (Plin. XXXIV. 6.) ils apprirent un si barbare attentat. Avant tout ils rendirent honneur à la mémoire de leurs Ambassadeurs, en leur érigeant une (Expédi tion des Romains dans l'Il lyrie.) statue dans la place publique. En même tems ils font des préparatifs de guerre, lé vent des troupes, équipent une Flotte, & la guerre est déclarée dans toutes les formes aux Illyriens. La Reine pour lors entra dans de grandes allarmes. C'étoit un esprit d'une légéreté & d'une inconstance étonnante, qui n'avoit rien de fixe ni d'assuré, & qui de la plus fiére & de la plus téméraire hardiesse passoit tout d'un coup au plus lâche découragement & à la plus basse crainte. Se voyant donc prête d'avoir sur les bras une puissance si formidable, elle députe aux Romains, & leur offre de leur rendre tous ceux qu'on a voit fait prisonniers & qui étoient encore vivans, déclarant au surplus que c'étoit sans son ordre que les pirates avoient tué quel( An. R. 522. Av. J. C. 230.) ques Romains. Il y a apparence qu'elle le va le siége d'Issa. La satisfaction étoit lé gére, & ne répondoit pas à l'énormité du crime commis par les Illyriens. Cependant, comme elle laissoit quelque espérance que l'affaire pouvoit se terminer sans prendre les armes & répandre du sang, Rome s'en contenta pour le présent, suspendit le dé part des troupes, & demanda seulement que les auteurs du meurtre lui fussent li vrés. Ce délai fit rentrer la Reine dans son prémier caractére. Elle refuse nettement de livrer qui que ce soit aux Romains; & pour agir conformément à ce refus, elle fait partir des troupes pour former de nouveau le siége d'Issa.
( An. R. 523. Av. J. C. 229.)
Au commencement du printems, Teuta aiant fait construire un plus grand nombre de bâtimens qu'auparavant, avoit envoyé faire le dégât dans la Gréce. Une partie passa à (a) Corcyre (Cursoli), les autres furent mouiller à (b) Epidamne. Ceux- ci, qui vouloient surprendre la ville, aiant 101 102 ( An. R. 523. Av. J. C. 229.) manqué leur coup, se rejoignirent aux pré miers, & se rendirent à Corcyre, qui ap pella à son secours les Achéens & les Eto liens. Après un rude combat sur mer, où ceux d'Illyrie soutenus par les Acarna niens eurent l'avantage, Corcyre n'étant plus en état de soutenir l'attaque des enne mis, capitula, & reçut garnison, laquelle avoit pour Commandant Démétrius de (a) Pharos. Alors les Illyriens retournérent à Epidamne, & en reprirent le siége. Les Romains, comme on peut bien le juger, ne demeurérent pas en repos. Les Consuls se mirent en campagne. Fulvius avoit le commandement de l'Armée navale, qui étoit de deux cens vaisseaux; & Postu mius son collégue celui de l'Armée de ter re. Fulvius vouloit d'abord cingler droit à Corcyre, croyant y arriver à tems pour donner du secours. Mais, quoique la ville se fût rendue, il ne laissa pas de suivre son prémier dessein, tant pour connoitre au juste ce qui s'y étoit passé, que parce qu'il avoit une intelligence avec Démétrius. Car celui- ci aiant été desservi auprès de Teuta, & craignant son ressentiment, avoit fait dire aux Romains qu'il leur livreroit Corcyre, & tout ce qui étoit en sa disposition. Les Ro mains débarquent dans l'Ile, & y sont bien reçus. Démétrius & les Corcyréens leur livrent la garnison Illyrienne, & toute l'Ile se soumet, dans la pensée que c'étoit l'unique 103 moyen de se mettre à couvert pour toujours( An. R. 523. Av. J. C. 229.) des insultes des Illyriens. Les Romains aiant mis sur pié une puis sante Flotte, & en même tems envoyé dans le pays de Teuta une Armée de terre, d'une part nettoyérent tous les postes que les Illy riens occupoient dans les Iles de la Mer A driatique, & de l'autre réduisirent Teuta à chercher sa sureté au milieu des terres, en s'éloignant de la côte. Ils donnérent plusieurs places d'Illyrie à Démétrius, pour récom pense des services qu'il leur avoit rendus. La campagne étant finie, Postumius, l'un des deux Consuls, prit des quartiers d'hiver au près d'Epidamne, pour tenir en respect les Ardyéens, & les peuples nouvellement sou mis. Au commencement du printems, Teu(Traité de paix entre les Ro mains & les Illy riens.) ta, se voyant sans ressource, envoya des Am bassadeurs à Rome pour demander la paix. Elle rejettoit tout ce qui s'étoit passé sur Agron son mari, dont elle avoit été obligée de suivre le plan, & de continuer les en treprises. La paix fut conclue, non sous son nom, mais sous celui de Pinée fils d'A gron, à qui le royaume appartenoit. On convint „que Corcyre, Pharos, Issa, E pidamne, & le pays des Atintaniens de meureroient aux Romains; que Pinée con serveroit le reste des Etats de son pére; qu'il payeroit un tribut aux Romains; &, ce qui étoit l'article le plus intéressant pour les Grecs, qu'il ne pourroit naviger au-delà de la ville de Lissus qu'avec deux ( An. R. 523. Av. J. C. 229. Dio. Zonar.) vaisseaux qui ne seroient point armés en guerre“. Teuta, soit de son propre gré, soit par l'ordre des Romains, quita l'admi nistration du royaume, dont Démétrius fut chargé sous le titre de Tuteur du jeune Roi. Ainsi fut terminée la guerre d'Illyrie. Postumius envoya l'année suivante des Am bassadeurs chez les Etoliens & les Achéens, pour leur exposer les raisons qui avoient enga gé les Romains à entreprendre cette guerre, & à passer dans l'Illyrie. Ils racontérent ce qui s'y étoit fait: ils lurent le Traité de paix conclu avec les Illyriens, & retournérent ensuite à Corcyre, très contens du bon ac cueil qu'on leur avoit fait chez ces deux peuples. En effet ce Traité étoit fort avan tageux aux Grecs, & les délivroit d'une grande crainte. Car ce n'étoit pas seulement contre quelque partie de la Gréce que les Illyriens se déclaroient: ils étoient ennemis de toute la Gréce, & infestoient par leurs pirateries tout le pays voisin. Ce fut là le prémier passage des Armées Romaines dans l'Illyrie, & la prémiére al liance qui se fit par ambassade entre les Grecs & les Romains. Ceux-ci envoyérent dans le même tems des Ambassadeurs à Corin the & à Athénes, qui y furent fort bien reçus, & traités fort honorablement. Les Corinthiens déclarérent par un Decret pu blic, que les Romains seroient admis à la célébration des Jeux Isthmiques comme les Grecs. Les Athéniens ordonnérent aussi qu'on accorderoit aux Romains le droit de Bourgeoisie à Athénes, & qu'ils pourroient être initiés dans les grands Mystéres.
                            
                                Des Jeux Séculaires.
                            
                            
                        
 
                            Les Jeux
                         Séculaires sont ainsi appel lés, parce qu'ils se célébroient de siécle en  siécle; mais on ne convient pas de la du
    rée d'un siécle. Jusqu'au tems d'Auguste on  entendoit par ce mot l'espace précis de cent  ans. Les Prêtres Sibyllins, pour faire leur  cour à ce Prince, qui souhaitoit ardemment  que les Jeux Séculaires se célébrassent de
     son tems, déclarérent que l'Oracle de la Si bylle qui en ordonnoit la célébration, dési gnoit par le tems de siécle l'espace de cent  dix ans; & à la faveur de cette interpréta tion, les Jeux Séculaires, qui étoient les  cinquiémes, furent célébrés pour lors, c'est-  à-dire l'an de Rome 737. Et c'est le sen
    timent qu'Horace a suivi dans son Poëme  Séculaire, dont nous parlerons bientôt. L'Empereur Claude revint à l'opinion des  cent ans, & célébra les Jeux Séculaires
         soixante & quatre ans après ceux d'Auguste.
         Ensuite Domitien reprit le systême de cent
         dix ans. Les Historiens ont remarqué qu'on(Tacit. An nal. XI. 11. Suet. in Claud. n. 21.)   se moqua de l'annonce du héraut, qui in vitoit à des Jeux que personne n'avoit vus,  ni ne verroit. Ce n'est pas le seul nom de siécle qui  fasse ici quelque difficulté. L'origine, l'oc casion, l'époque de l'établissement de ces  Jeux, ne sont pas plus certaines, & for
 ment parmi les Savans un sujet de dispute,  dans laquelle le plan que je me suis prescrit
     me dispense d'entrer. D'habiles Critiques  croient que ces Jeux furent établis par Va lérius Publicola après l'expulsion des Rois,  & célébrés pour la prémiére fois l'an de  Rome 245, qui est le prémier du rétablisse
    ment de la liberté. Il paroit qu'ils ne se  renouvelloient pas précisément à la fin de  chaque siécle, plusieurs raisons pouvant o bliger d'en différer, & même d'en interrom pre la célébration. Voici quelles en étoient les principales  cérémonies. Quelque tems avant qu'on  célébrât ces Jeux, les Magistrats envoyoient
     des hérauts chez tous les peuples d'Italie  qui dépendoient de Rome, pour les invi ter de venir assister à une Fête qu'ils n'a voient jamais vue, & qu'ils ne reverroient  jamais. Peu de jours avant la Fête les Prêtres gar diens des Livres Sibyllins, qui furent por
    tés par Sylla au nombre de quinze, d'où le  nom de Quindecim-Viri leur est resté; ces  Prêtres assis sur leurs siéges dans le Temple  de Jupiter Capitolin, distribuoient à tout  le peuple certaines choses lustrales, c'est-à-  dire propres & destinées à le purifier, com me des flambeaux, du bitume, & du souf fre. Chacun y portoit du froment, de l'or ge & des feves, pour les offrir aux Par ques. Ils passoient dans ce Temple, &  dans celui de Diane sur le Mont Aventin,  des nuits entiéres, en offrant des sacrifices
  à Pluton, à Proserpine, & à d'autres Divi
        nités. Quand le tems de la Fête étoit arrivé,  on en faisoit l'ouverture par une procession  solennelle, où se trouvoient les Prêtres de  chaque Collége, les Magistrats, tous les  Ordres de la République, & le Peuple re vétu de blanc, couronné de fleurs, & por tant des palmes à la main. Ils alloient du  Capitole au Champ de Mars. On plaçoit  les Statues des Dieux sur des coussins, où  on leur servoit un grand repas, selon la cou tume observée ordinairement dans les céré
    monies publiques de Religion. On sacrifioit, la nuit à Pluton, à Pro serpine, aux Parques, à* Ilithye, à la Ter re; & le jour, à Jupiter, à Junon, à A pollon, à Latone, à Diane, & aux Génies.  On n'immoloit aux prémiéres de ces Divi nités que des victimes noires. Ea prémiére nuit de la Fête, les Con suls, suivis des Prêtres Sibyllins, se rendoi ent sur le bord du Tibre à un lieu appellé Térente, où les Jeux Séculaires avoient pris  naissance. Ils y faisoient dresser trois autels,  qu'ils arrosoient du sang de trois agneaux,  & sur lesquels ils faisoient bruler les offran des & les victimes. Pendant la nuit, tous  les quartiers de Rome étoient éclairés par 
                            
                                104
                            
                           des feux & par des illuminations sans nom bre. Le second jour de la Fête, les Dames al loient au Capitole, & à d'autres Temples,
     offrir à différentes Divinités leurs vœux &  leurs priéres. Le troisiéme jour, qui finissoit la Fête,  vingt-sept jeunes garçons de maison illustre,  & autant de jeunes filles, qui devoient tous  avoir encore leurs péres & leurs méres, é toient partagés en différens chœurs, & chan toient dans le Temple d'Apollon Palatin des  hymnes & des cantiques en Grec & en La tin, composés exprès pour cette cérémo nie, dans lesquels ils imploroient pour Ro me le secours & la protection des Dieux que  l'on venoit d'honorer par des sacrifices. Pendant les trois jours que duroit cette
     Fête, on donnoit au peuple des spectacles de  toutes les sortes. On prétend que dans les Livres des Sibyl
    les il y avoit un ancien Oracle qui avertis soit les Romains, que tant qu'au commen cement de chaque siécle ils feroient dans le  Champ de Mars des Jeux à l'honneur de cer taines Divinités qui y sont nommées, Rome  seroit toujours florissante, & que tous les  peuples lui seroient soumis. Nous avons un modéle des hymnes dont  le chant faisoit partie des cérémonies qui vien nent d'être exposées, dans le Poëme Sécu
    laire qu'Horace composa par l'ordre d'Au
        guste l'an de Rome 736: Poëme qu'on re
 garde avec raison comme une des plus bel les Piéces dc ce Poëte. Je n'en raporterai  que deux strophes, qui montreront ce qu'on  doit penser des autres.Alme (a) Sol, curru nitido diem qui
Promis & celas, aliusque & idem
Nasceris: possis nihil urbe Roma
Visere majus. Quelle élégance de stile! & en même tems, quelle sublimité!
Dii (b) probos mores docili Juventæ,
Dii Senectuti placidæ quietem:
Romulæ genti date remque, prolemque, & de
cus omne. Peut-on, en quatre vers, renfermer plus de vœux, & plus importans? Je suis sur tout charmé de ceux qui regardent la Jeu nesse: docilité, & pureté de mœurs.
                        §. II.
                        
                    
 La puissance de Carthage, qui croissoit de  jour en jour, allarme les Romains. Con struction de Carthage la neuve. Traité
     des Romains avec Asdrubal. Création 
                        
                            105
                        
                      
                        
                            106
                        
                      de deux nouveaux Préteurs. Allarme au  bruit de la guerre des Gaulois. Cause &  occasion de cette guerre. Irruption des Gau lois dans l'Italie. Préparatifs des Romains.  Prémier combat près de Clusium, où les  Romains sont vaincus. Bataille & célé bre victoire des Romains près de Télamon.  Réflexion sur cette victoire. Dénombre ment. Les Boyens se rendent à discrétion.  Bataille de l'Adda entre les Gaulois &  les Romains. Mécontentemens des Romains
     contre Flaminius. Caractére de Marcel-
         lus. Nouvelle guerre contre les Gaulois.
     Dépouilles Opimes remportées par Marcel-
         lus. Triomphe de Marcellus. Les Romains
     soumettent l'Istrie. Annibal chargé du com-
     mandement en Espagne. Démétrius de Pha-
         ros attire sur lui les armes des Romains.  Dénombrement. Diverses opérations des
     Censeurs. Guerre d'Illyrie. Emilius rem-
     porte une victoire sur Démétrius. L'Illy rie se soumet aux Romains. Archagathus  Médecin. Nouvelles Colonies.
                     
                     (
                            An.
                         R. 523. Av. J. C. 229. Polyb. II. 101. Appian. Iber. 258.)  
                        
                     
                    Les Romains avoient terminé heureuse ment la guerre d'Illyrie; mais ils avoient d'ailleurs de grands sujets d'inquiétude. D'u ne part, ils apprenoient par des bruits cer tains, que les Gaulois se préparoient à pren dre les armes contr'eux; de l'autre la puis sance Carthaginoise, qui prenoit tous les jours de nouveaux accroissemens en Espagne,( An. R. 523. Av. J. C. 229.) leur causoit de justes craintes. Ils songérent à se mettre en repos de ce dernier côté, a vant que d'attaquer les Gaulois. Amilcar, surnommé Barcas, pére d'An(La puis sance de Carthage qui crois soit de jour en jour, allarme les Romains.) nibal, dont il a été fort parlé dans la guerre de Sicile, après avoir commandé les Armées en Espagne pendant neuf ans, & y avoir soumis à Carthage plusieurs nations puissan tes & belliqueuses, avoit été tué malheu reusement dans un combat. Asdrubal, son gendre & son successeur, qui avoit hérité de sa haine contre les Romains, marchant sur ses traces, avoit ajouté de nouvelles conquêtes à celles de son prédécesseur, em ployant néanmoins plutôt l'adresse & la persuasion, que les armes. Entre les ser(Construc tion de Carthage la neuve.) vices qu'il rendit à l'Etat, un des plus im portans, & qui contribua le plus à étendre & affermin la puissance de sa République en Espagne, ce fut la construction d'une ville, qu'on nomma Carthage la neuve, & qui depuis a été appellée Carthagéne. Sa situation étoit la plus heureuse que pussent souhaiter les Carthaginois pour tenir l'Es pagne en bride. Les grandes conquêtes qu'Asdrubal avoit déja faites, & le degré de puissance où il étoit parvenu, firent prendre aux Romains la résolution de penser sérieusement à ce qui se passoit en Espagne. Ils se voulurent du mal de s'être endormis sur l'accroissement de la domination des Carthaginois, & son gérent tout de bon à réparer cette faute; ( An. R. 523. A. J. C. 229.) sur-tout depuis que les Sagontins, qui se vo yoient près de tomber sous le joug de Car thage, eurent député vers les Romains pour implorer leur secours, & faire alliance avec eux.
 (
                            An.
                         R. 524. Av. J. C. 228. Traité des Romains avec As drubal.)  
                        
                            
  
                        
                    
                     
                    
                            
                                Sp. Carvilius Maximus II.
                            
                        
  
                        Telle étoit la disposition des Romains par raport aux Carthaginois. Ils n'avoient plus alors de loix à prescrire aux Carthagi nois, & ils n'osoient pas prendre les armes contre eux. Ils avoient assez à faire de se tenir en garde contre les Gaulois, dont ils étoient menacés, & que l'on attendoit pres que de jour en jour. Il leur parut qu'il é toit plus à propos de profiter du caractére pacifique d'Asdrubal pour faire un nouveau Traité, jusqu'à ce qu'ils se fussent débar rassés des Gaulois, ennemis qui n'épioient que l'occasion de leur nuire, & dont il fa loit nécessairement qu'ils se défissent, non seulement pour se rendre maitres de l'Italie, mais encore pour demeurer paisibles dans leur propre patrie. Ils envoyérent donc des Ambassadeurs à Asdrubal, & dans le Trai té qu'ils firent avec lui, sans faire mention du reste de l'Espagne, ils exigeoient seule ment qu'il ne portât pas la guerre au-delà de l'Ebre, qui serviroit de barriére aux deux peuples. On convint aussi que Sagonte, quoique située au-delà de l'Ebre, conserve roit ses loix & sa liberté.
( An. R. 525. Av. J. C. 227. Création de deux nouveaux Préteurs. Epit. Liv. 20.)
Aux deux Préteurs qui avoient été éta blis à Rome, on en ajouta cette année deux nouveaux, l'un pour la Sicile, l'autre pour la Sardaigne & la Corse.
( An. R. 526. Av. J. C. 226.)
Le bruit des préparatifs de guerre que fai(Allarme au bruit de la guer re des Gaulois. Plut. in Marcel. pag. 299.) soient les Gaulois, causa une grande allarme à Rome. Ce sont les ennemis que les Ro mains ont toujours le plus redoutés, se sou venant qu'autrefois ils s'étoient rendus mai tres de Rome, & que dès ce tems-là on avoit fait une Loi, qui dérogeant au privi lége qu'avoient les Prêtres d'être exemts d'al ler à la guerre, les obligeoit à prendre les armes comme les autres citoyens, lorsqu'il s'agiroit d'une guerre avec les Gaulois. Elle s'appelloit tumultus Gallicus, ce (a) qui di soit beaucoup plus que le simple mot bellum. Car dans les guerres ordinaires plusieurs ci toyens étoient exemts d'y aller: dans celle contre les Gaulois, toute exemtion, tout privilége cessoit. Ce qui augmenta la frayeur dans le tems(Sacrifice cruel & impie. Plut. in Marcel. pag. 299. Zonar. VIII. 19.) 107 ( An. R. 526. Av. J. C. 226. Oros. IV. 12.) dont nous parlons, fut un prétendu Oracle que l'on trouva dans les Livres Sibyllins, le quel portoit que les Grees & les Gaulois pren droient possession de Rome: Romam occupa turos. Pour détourner l'effet d'une si fu neste prédiction, les Pontifes suggérérent un étrange moyen, qui fut d'enfouir tout vivans en terre deux Grecs & deux Gau lois, hommes & femmes; prétendant qu'ain si l'Oracle se trouveroit accompli. Quelle absurdité! mais en même tems, quelle bar barie pour un peuple, qui, dans tout le (Eiv. XXII. 47.) reste, se piquoit d'humanité & de douceur! La même cérémonie, également impie & cruelle, fut encore employée au commence ment de la seconde Guerre Punique. (Cause & occasion de cette guerre. Polyb. II. 111-119.) La principale cause & l'occasion de la guerre présente, fut le partage que les Ro mains, sept ou huit ans auparavant, avoient fait à l'instigation de C. Flaminius Tri bun du Peuple des terres du Picénum, dont ils avoient chassé les Sénonois. Nous avons vu que le Sénat s'étoit fortement opposé à cette entreprise, dont il prévoyoit les suites. Plusieurs peuples de la nation Gauloise en trérent dans la querelle des Sénonois, les Boyens sur-tout qui étoient limitrophes aux Romains, & les Insubriens. Ils se persua dérent que ce n'étoit plus simplement pour commander & faire la loi que les Romains at taquoient, mais pour les perdre & les détruire entiérement en les chassant du pays. Dans cette pensée, les Insubriens & les Boyens, les deux plus puissans peuples de la nation, se liguent ensemble, comme nous venons de( An. R. 526. Av. J. C. 226.) le dire, & envoient même au-delà des Al pes solliciter les peuples Gaulois qui habi toient le long du Rhône, & qu'on appelloit (a) Gésates, parce qu'ils servoient pour une certaine solde; car, dit Polybe, c'est ce que signifie proprement ce mot: ils vendoi ent leurs services à tous ceux qui vouloient les employer dans la guerre. Pour gagner leurs Rois, & les engager à armer contre les Romains, ils leur font présent d'une somme considérable: „ils leur mettent de vant les yeux la grandeur & la puissance de ce peuple: ils les flatent par la vue des richesses immenses qu'une victoire gagnée sur lui ne manquera pas de leur procurer: ils leur rappellent les exploits de leurs ancêtres, qui aiant pris les ar mes contre les Romains, les avoient battus en pleine campagne, & pris leur ville.“ Cette harangue échaufa tellement les es(Irruption des Gau lois dans l'Italie.) prits, que jamais on ne vit sortir de ces provinces une Armée plus nombreuse, & composée de soldats plus braves & plus belliqueux. Quand ils eurent passé les Al pes, les Insubriens & les Boyens se joigni rent à eux. Les (b) Vénétes & les (c) Cé nomans se rangérent du côté des Romains, gagnés par les Ambassadeurs qu'on leur a 108 109 110 ( An. R. 526. Av. J. C. 226.) voit envoyés: ce qui engagea les Rois Gau lois à laisser dans le pays une partie de leur Armée pour le garder contre ces peuples. Les Insubriens étoient les plus puissans des Gaulois qui s'étoient établis en Italie, & après eux les Boyens. Les prémiers habi toient au-delà du Pô, leur capitale étoit Milan; les autres en-deçà du Pô. (Préparatifs des Ro mains.) Les Romains, avertis longtems aupa ravant des préparatifs que faisoient les Gaulois, n'avoient pas manqué d'en faire aussi de leur côté. Ils avoient fait de nouvelles levées, & mandé à leurs Al liés de se tenir prêts. Et pour connoitre au juste toutes les troupes qu'ils pou voient mettre sur pié en cas de besoin, ils avoient fait venir de toutes les pro vinces qui étoient sous leur domination des Régistres, où étoit exactement mar qué le nombre des jeunes gens en âge de porter les armes. Ce dénombrement paroîtroit incroya ble, s'il n'étoit attesté par un Auteur certainement bien digne de créance: c'est Polybe, qui, vraisemblablement, avoit vu & consulté les Régistres qui en fai soient foi. Je rapporterai ce dénombre ment tel qu'il se trouve dans cet Histo rien. Il nous fera connoitre dans quel état les affaires du Peuple Romain étoient lorsqu'Annibal passa en Italie, ce qui ar rivera dans peu d'années; & combien les forces Romaines étoient formidables, lors que ce Général Carthaginois osa les attaquer.
                            
                                Dénombrement des troupes que les Romains  pouvoient mettre sur pié du tems de la  guerre des Gaulois dont il est parlé ici.
                            
                            
                        
 
                            Ce De'nombrement
                         a deux(Polyb. II. 112.)   parties. Dans la prémiére, Polybe ex pose le nombre des troupes qui servoient  actuellement: dans la seconde, le nom bre des troupes que l'on pouvoit lever  en cas de nécessité. Ce Dénombrement  comprend les forces des Romains, &  celles de leurs Alliés. 
                        
                                I. Troupes qui servoient actuellement.
                                
                                
                            
 On fit partir avec les Consuls quatre  légions Romaines, chacune de cinq  mille deux cens hommes de pié, & de  trois cens chevaux. Il y avoit encore a vec eux un corps de troupes des Alliés de  trente mille hommes de pié, & de deux  mille chevaux. Il y avoit plus de cinquante mille hom mes d'infanterie & quatre mille chevaux,  tant des Sabins que des Tyrrhéniens, que  l'allarme générale avoit fait accourir au se cours de Rome, & que l'on envoya sur  les frontières de la Tyrrhénie avec un  Préteur pour les commander. Les Ombriens & les Sarsinates vinrent  aussi de l'Apennin au nombre de vingt  mille, & avec eux autant de Vénétes &  de Cénomans, que l'on mit sur les fron
 tiéres de la Gaule; afin que se jettant sur  les terres des Boyens, ils les obligeassent  de rappeller une partie de leurs forces  pour la défense de leur pays. A Rome, de peur d'être surpris, on  tenoit tout prêt un Corps d'armée, qui  dans l'occasion tenoit lieu de troupes au xiliaires, & qui étoit composé de vingt  mille hommes de pié des Romains, & de  quinze cens chevaux; de trente mille hom mes de pié des Alliés, & de deux mille  hommes de cavalerie. Toutes ces troupes montoient à deux  cens mille quinze cens hommes: 43500  des Romains, 158000 des Alliés.
                                II. Troupes qu'on pouvoit lever dans le  besoin.
                                
                                
                            
 Les Régistres envoyés au Sénat pour  connoitre le nombre des troupes sur les quelles on pouvoit compter en cas de be soin, portoient ce qui suit. Chez les Latins, quatre-vingts mille  hommes de pié, & cinq mille chevaux. Chez les Samnites, soixante & dix mil le hommes de pié, & sept mille chevaux. Chez les Japyges & les Messapiens, cin quante mille hommes de pié, & seize  mille chevaux. Chez les Lucaniens, trente mille hom mes de pié, & trois mille chevaux. Chez les Marses, les Marruciniens, les  Férentiniens, & les Vestiniens, vingt
  mille hommes de pié, & quatre mille  chevaux. Les Romains avoient actuellement en  Sicile & à Tarente deux légions, com posées chacune de quatre mille deux cens  hommes de pié, & de deux cens hommes  de cheval, que l'on pouvoit employer, en  cas de besoin, contre les Gaulois. On pouvoit lever encore chez les Ro mains & chez les Campaniens deux-cens  cinquante mille hommes d'infanterie, &  vingt-trois mille de cavalerie. Tous ces hommes capables de porter  les armes, tant parmi les Romains que  parmi les Alliés, montoient à cinq cens  soixante & six mille huit cens hommes.  Il faut qu'il se soit glissé quelque erreur  dans ce dénombrement, & qu'on y ait  omis dix-sept cens hommes. En les y a joutant, les deux sommes, savoir des trou pes employées actuellement contre les  Gaulois, & de celles qu'on pouvoit en core lever de nouveau, quadrent avec le
     total marqué par Polybe. Ce total monte à sept cens soixante &(Apud. Oros. IV. 12.)   dix mille hommes. Un Auteur contem
        porain, qui étoit présent à cette guerre,  le fait monter à huit cens mille: c'est
    Fabius. On peut juger par-là de la puis sance des Romains. C'est ce peuple
     qu'Annibal, avec moins de vingt mille  hommes, osa venir attaquer. Le nombre des troupes employées ac tuellement contre les Gaulois, étoit fort
  considérable, & montoit, comme on l'a  vu, à plus de deux cens mille hommes;  & il ne faut pas s'en étonner. Il venoit  aux Romains des secours, & de toutes  sortes, & de tous les côtés. Car telle
     étoit la terreur que l'irruption des Gaulois  avoit répandue dans l'Italie, que ce n'é toit plus pour les Romains que les peuples  croyoient porter les armes; ils ne pen soient plus que c'étoit à la puissance de  Rome que l'on en vouloit. C'étoit pour  eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs  villes qu'ils craignoient; & c'est pour ce la qu'ils étoient si bien intentionnés, &  si promts à exécuter tous les ordres qu'on  leur donnoit. (
                            An.
                         R. 527. Av. J. C. 225. Prémier combat près de Clusium, où les Ro mains sont vaincus.)  
                        
                     
                    Dès que les Romains apprirent que les Gaulois avoient passé les Alpes, ils firent marcher L. Emilius à Ariminum, pour arrêter les ennemis par cet endroit. Un des Préteurs fut envoyé dans l'Etrurie. A tilius étoit allé devant dans la Sardaigne qui s'étoit révoltée, mais qu'il fit bientôt rentrer dans le devoir. Les Gaulois prirent leur route par l'E trurie, apparemment pour éviter la ren contre de l'Armée d'Emilius, menant a vec eux cinquante mille hommes de pié, vingt mille chevaux, & autant de cha riots. Ils y font le dégat sans crainte, & sans que personne les arrêtât: après(An. R. 527. Av. J. C. 225.) quoi ils s'avancent vers Rome. Déja ils étoient aux environs de Clusium, ville à trois journées de cette capitale, lorsqu'ils apprennent que l'Armée Romaine, c'est- à-dire celle qui étoit commandée par le Préteur, les suivoit de près, & alloit les atteindre. Ils retournérent aussitôt sur leurs pas pour livrer bataille. Les deux Armées ne furent en présence que vers le coucher du Soleil, & campérent à fort peu de distance l'une de l'autre. La nuit venue les Gaulois allument des feux, & ayant donné ordre à leur cavalerie, dès que l'ennemi l'auroit aperçue le matin, de suivre la route qu'ils alloient prendre, ils se retirent sans bruit vers (a) Fésule, & prennent là leurs quartiers, dans le des sein d'y attendre leur cavalerie; &, quand elle auroit joint le gros, de fondre à l'im proviste sur les Romains qui la poursui vroient. Ceux-ci, à la pointe du jour, voyant cette cavalerie, sans qu'il parût de troupes de pié, croient que les Gaulois ont pris la fuite, & se mettent à la pour suivre. Ils approchent. Les Gaulois se montrent, & tombent sur eux. L'action s'engage avec vigueur de part & d'autre: mais les Gaulois, plus forts en nombre, & sentant croître leur audace par le suc cès de leur stratagême, eurent le dessus. Les Romains perdirent là au moins six 111 ( An. R. 527. Av. J. C. 225.) mille hommes. Le reste prit la fuite, la plupart vers un certain poste avantageux, où ils se cantonnérent. D'abord les Gau lois pensérent à les y forcer. C'étoit le bon parti; mais ils changérent de senti ment. Fatigués & harassés par la marche qu'ils avoient faite la nuit précédente, ils aimérent mieux prendre quelque repos, laissant seulement une garde de cavalerie autour de la hauteur où les fuyards s'é toient retirés, & remettant au lendemain à les assiéger, en cas qu'ils ne se rendis sent pas d'eux-mêmes. L'occasion veut être saisie: souvent, quand on l'a man quée, elle ne revient plus. (Bataille & célébre vic toire des Romains près de Té amon.) Pendant ce tems-là, L. Emilius, qui avoit son camp vers la Mer Adriatique, ayant appris que les Gaulois s'étoient jet tés dans l'Etrurie, & qu'ils approchoient de Rome, étoit venu en diligence au se cours de sa patrie, & il arriva fort à pro pos. S'étant campé proche des ennemis, les Romains retirés sur la hauteur virent les feux, & se doutant bien de ce que c'é toit, ils reprirent courage. Ils envoient au plus vite quelques-uns des leurs sans ar mes pendant la nuit, & à travers une fo rêt, pour annoncer au Consul ce qui leur étoit arrivé. Emilius, sans perdre le tems à délibérer, commande aux Tribuns, dès que le jour commenceroit à paroître, de se mettre en marche avec l'infanterie. Pour lui, il se met à la tête de la cavalerie, & tire droit vers la hauteur. Les Chefs des Gaulois avoient aussi vu( An R. 527. Av J C. 225.) les feux pendant la nuit, & conjecturant que les ennemis étoient proche, ils tin rent conseil. Anéroeste leur Roi dit, „Qu'après avoir fait un si riche butin, (car ils avoient ravagé une grande partie de l'Italie, & le butin étoit immense en prisonniers, en bestiaux, & en bageges), il n'étoit pas à propos de s'exposer à un nouveau combat, ni de courir le ris que de perdre tout. Qu'il valoit mieux retourner dans leur patrie. Qu'après s'être déchargés de leur butin, ils se roient plus en état, si on le jugeoit à propos, de reprendre les armes contre les Romains.“ Tous se rangeant à cet avis, avant le jour ils lévent le camp, & prennent leur route le long de la mer par l'Etrurie. Quoiqu'Emilius eût joint à ses troupes celles qui s'étoient réfugiées sur la hau teur, il ne crut pas pour cela qu'il fût de la prudence de hazarder une bataille ran gée. Il prit le parti de suivre les ennemis, & d'observer les tems & les lieux où il pourroit les incommoder, & regagner le butin. Par un bonheur singulier, le Consul C. Atilius venant de Sardaigne débarqua dans ce tems-là même ses légions à Pise, & pour les conduire à Rome prit la route par laquelle venoient les Gaulois. A Té lamon, ville & port de l'Etrurie, quel ques fourageurs Gaulois étant tombés dans (An. R. 527. Av. J. C. 225.) l'avant-garde du Consul, les Romains s'en saisirent. Interrogés par Atilius, ils racon térent tout ce qui s'étoit passé, ajoutant qu'il y avoit dans le voisinage deux Ar mées, & que celle des Gaulois étoit fort proche, aiant en queue celle d'Emilius. Le Consul fut touché de l'échec que l'Ar mée Romaine avoit reçu d'abord: mais il fut charmé d'avoir surpris les Gaulois dans leur marche, & de les voir entre deux Ar mées Romaines. Sur le champ il comman de aux Tribuns de ranger les légions en bataille, de donner à leur front l'étendue que les lieux permettroient, & d'aller gra vement au devant de l'ennemi. Sur le chemin il y avoit une hauteur, au pié de laquelle il faloit que les Gaulois passassent. Atilius y courut avec la cavalerie, & se posta sur le sommet, dans le dessein de commencer le prémier le combat, persua dé que par-là il auroit la meilleure part à la gloire de l'événement. Les Gaulois, qui croyoient Atilius bien loin, voyant cette hauteur occupée par les Romains, ne soup çonnérent rien autre chose, sinon que pen dant la nuit Emilius avoit battu la campa gne avec sa cavalerie, pour s'emparer le prémier des postes avantageux, & pour leur couper le passage. Sur cela ils déta chérent aussi la leur & quelques armés à la légére, pour chasser les Romains de la hauteur. Mais aiant su d'un prisonnier que c'étoit Atilius qui l'occupoit, ils met tent au plus vite l'infanterie en bataille, & la disposent de maniére que rangés dos(An. R. 527. Av. J. C. 252.) à dos, elle faisoit front par devant & par derriére: ordre de bataille qu'ils prirent sur le raport du prisonnier, & sur ce qui se passoit actuellement, pour se défendre, & contre ceux qu'ils avoient à leurs trous ses, & contre ceux qu'ils auroient en tête. Emilius avoit bien ouï parler du débar quement des légions à Pise, mais il ne s'attendoit pas qu'elles seroient si proche. Il n'apprit surement le secours qui lui étoit venu, que par le combat qui se donna à la hauteur. Il y envoya aussi de la cavale rie, & en même tems il fit marcher con tre les ennemis son infanterie rangée à la maniére ordinaire. Dans l'Armée des Gaulois, les Gésates, & après eux les Insubriens, faisoient front du côté de la queue qu'Emilius devoit atta quer. Ils avoient à dos les* Taurisques & les Boyens, qui faisoient face du côté qu'Atilius viendroit. Les chariots bor doient les ailes, pour empêcher l'ennemi de les prendre en flanc; & le butin fut mis sur une des montagnes voisines, avec un détachement pour le garder. Cet arrange ment étoit le mieux entendu que pussent choisir les Gaulois, dans la nécessité où ils se trouvoient de faire tête à deux Ar mées qui devoient les attaquer en même 112 (An. R 527. Av. J. C. 225.) tems, l'une de front, l'autre en queue. Il les obligeoit de combattre courageusement, les mettant hors d'état ni de reculer, ni de fuir. Les Insubriens y paroissoient avec leurs* brayes (braccati,) & n'aiant autour d'eux que des** sayes légers. Les Gésa tes, aux prémiers rangs, soit par vanité, soit par bravoure, avoient même jetté bas ces habits, & ne gardoient que leurs armes, de peur que les buissons qui se rencon troient là en certains endroits ne les arrê tassent, & ne les empêchassent d'agir. Cette pratique d'ailleurs étoit usitée parmi les Gaulois: & les Gallogrecs dans leurs combats contre les Romains en Asie se pré sentérent de même à demi nuds, au ra port de Tite-Live. Il leur en coutoit cher souvent; & dans l'occasion présente les Gésates payérent bien leur témérité. Le prémier choc se fit à la hauteur: & comme la cavalerie qui combattoit étoit nombreuse de part & d'autre, les trois Ar mées en apperçurent tous les mouvemens. Atilius perdit la vie dans la mêlée, où il se distinguoit par une intrépidité & une valeur qui tenoient un peu de la témérité, & sa tête fut apportée aux Rois des Gau lois, qui la firent montrer au bout d'une pique à toutes leurs troupes. Malgré cette 113 114 perte, la cavalerie Romaine fit si bien son(An. R. 527. A J. C. 225.) devoir, qu'elle demeura maitresse du pos te, & gagna une pleine victoire sur celle des ennemis. Ensuite commença le combat de l'infan terie. Ce fut, dit Polybe, un spectacle bien singulier, & dont, non seulement la vue, mais le simple récit a quelque chose de merveilleux. Car une bataille entre trois Armées tout ensemble, est assurément une action d'une espéce & d'une manœuvre bien particuliére. Les Gaulois trouvoient de grands obstacles & de grands dangers dans la nécessité où ils étoient de combat tre de deux côtés, qui sembloit diminuer leurs forces de la moitié: mais aussi, ran gés dos à dos, ils se mettoient mutuelle ment à couvert de tout ce qui pouvoit les prendre en queue. Et, ce qui étoit le plus capable de contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur étoit interdit; & une fois défaits, ils n'avoient plus de ressour ce, ni aucune espérance de se sauver; ce qui est un motif bien puissant pour encou rager des troupes. Quant aux Romains, voyant les Gau lois serrés entre deux Armées & envelop pés de toutes parts, ils ne pouvoient que bien espérer du combat. A la vérité la disposition extraordinaire de ces troupes a dossées les unes contre les autres, les cris & les espéces de hurlemens des soldats a vant le combat, le son effroyable des cors & des trompettes sans nombre, dont les (An. R. 527. Av. J. C. 225.) échos voisins doubloient & faisoient reten tir le bruit de tous côtés, tout cela pou voit leur causer quelque effroi. Mais aussi la vue des riches colliers & bracelets dont la plupart des Gaulois avoient le cou & les bras ornés selon la coutume de la nation, animoit le courage des Romains par l'es pérance d'un butin considérable. Les archers s'avancent sur le front de la prémiére ligne, selon la coutume des Romains, & commencent l'action par une grêle épouvantable de traits. Les Gaulois des derniers rangs n'en souffrirent pas extrêmement: leurs brayes & leurs sayes les en défendirent. Mais ceux des pré miers, qui ne s'attendoient pas à ce prélu de, & qui n'avoient rien sur leurs corps qui les mît à couvert, en furent très in commodés. Ils ne savoient que faire pour parer les coups. Leur bouclier n'étoit pas assez large pour les couvrir: ils étoient nuds depuis la ceinture jusqu'en haut, & plus leurs corps étoient grands, plus il tomboit de traits sur eux. Se venger sur les archers mêmes des blessures qu'ils rece voient, cela étoit impossible, ils en étoient trop éloignés; & d'ailleurs, comment a vancer au travers d'un si grand nombre de traits? Dans cet embarras, les uns trans portés de colére & de desespoir, se jet tent inconsidérément parmi les ennemis, & se livrent volontairement à la mort: les autres, pâles, défaits, tremblans, reculent, & rompent les rangs qui étoient derriére eux. C'est ainsi que dès la prémiére at(An. R. 527. Av. J. C. 225.) taque, fut rabaissé l'orgueil & la fierté des Gésates. Quand les archers se furent retirés, le corps des légions Romaines s'étant avan cé pour pousser les ennemis, les Insu briens, les Boyens, & les Taurisques les reçurent avec vigueur. Ils se battirent a vec tant d'acharnement, que malgré les plaies dont ils étoient couverts, on ne pouvoit les arracher de leur poste. Si leurs armes eussent été les mêmes que celles des Romains, ils n'auroient peut-être point été vaincus. Ils avoient à la vérité des bou cliers comme eux pour parer, mais leurs épées ne leur rendoient pas les mêmes ser vices. Celles des Romains tailloient & per çoient, au-lieu que les leurs ne frappoient que de taille. D'ailleurs, comme la lame en étoit mince & foible, elle plioit à l'ins tant; & le soldat perdoit du tems à la redresser pour la remettre en état de ser vir. Ces troupes ne soutinrent cette attaque que jusqu'à ce que la cavalerie Romaine, descendue de la hauteur, vint tomber sur elles à bride abbatue, & les prit en flanc. Alors l'infanterie fut taillée en piéces sans quiter son poste, & la cavalerie mise en tiérement en déroute. Quarante mille Gau lois restérent sur la place, & l'on fit au moins dix mille prisonniers, entre lesquels étoit Concolitan un de leurs Rois. Ané roeste se sauva avec quelques-uns des siens (An. R. 527. Av. J. C. 225.) en un endroit écarté, où il se tua de sa propre main; & ses amis en firent au tant. Emilius aiant ramassé les dépouilles, les envoya à Rome. Quant au butin qu'a voient fait les Gaulois, il fit rendre à cha cun ce qui lui avoit été enlevé. Puis mar chant à la tête des légions par la Ligu rie, il se jetta sur le pays des Boyens, qu'il abandonna au pillage des soldats, pour les récompenser de toutes les peines qu'ils ve noient d'essuyer, & du courage qu'ils a voient fait paroître dans le combat. Bien tôt après il retourna à Rome avec toute son Armée; & il y fut reçu avec d'autant plus de joie, que cette guerre y avoit cau sé une allarme incroyable. Tout ce qu'il avoit pris de drapeaux, de colliers, & de brasselets, il l'employa à la décoration du Capitole. Le reste des dépouilles servit à honorer son triomphe. On affecta, dit Florus, d'y faire paroître les Gaulois pri sonniers avec leurs baudriers, pour ac complir le (a) vœu qu'ils avoient fait de ne les quiter que lorsqu'ils seroient montés sur le Capitole. Ce ne fut que là en effet qu'ils les quitérent, mais à leur honte, & avec la risée de tout le Peuple. C'est ainsi qu'échoua cette formidable irruption des Gaulois, laquelle menaçoit d'une ruïne en 115 tiére, non seulement toute l'Italie, mais(An. R. 527. Av. J. C. 225. Réfle xions sur la victoire des Ro mains.) Rome même. La victoire remportée sur les Gaulois dans la bataille de Télamon, est une des plus célébres & des plus complettes dont il soit parlé dans l'Histoire Romaine. A en examiner de près & avec attention tou tes les circonstances, il est visible qu'elle fut l'effet, non de l'industrie humaine, mais de la Providence Divine, qui des tinoit les Romains à de grandes choses, & qui veilloit sur eux d'une maniére particu liére. Trois Armées Romaines se trouvent en Etrurie dans le tems précis où va se don ner la bataille, sans qu'aucune d'elles eût reçu des nouvelles des autres, sans que les Généraux qui les commandoient eussent appris certainement que leurs collégues é toient arrivés, sans qu'ils eussent rien con certé entr'eux, sans qu'ils sussent même où étoit l'ennemi. Si les Gaulois, après a voir tué au Préteur six mille hommes, a voient poursuivi les fuyards sur la hau teur où ils se retirérent, comme le bon sens le dictoit, l'Armée entiére eût été taillée en piéces: on remet l'attaque au lendemain matin. C'est dans cette nuit précisément qu'arrive le Consul Emilius, sans savoir rien de ce qui s'étoit passé, & il délivre les troupes du Préteur. Les Gaulois pren nent le parti de retourner sur leurs pas. Ils trouvent à leur rencontre Atilius l'au tre Consul, qui arrivoit de Sardaigne. Les (An. R. 527. Av. J. C. 225.) voilà enfermés entre deux Armées, & o bligés de donner le combat. Que les Con suls fussent arrivés un peu plus tard, à quel que distance l'un de l'autre, les Gaulois, en les attaquant séparément, auroient pu tailler en piéces leurs Armées. Un con cours si merveilleux de circonstances, tou tes décisives pour la victoire, doit-il être regardé comme l'effet du hazard, sur-tout quand on est instruit par les Ecritures, que Dieu préparoit aux Romains un grand Empire? La conjoncture du tems où ar riva la guerre contre les Gaulois, préci sément entre les deux Guerres Puniques, n'est-elle pas aussi fort remarquable? Que seroit devenue Rome, si des ennemis aussi terribles que les Gaulois s'étoient joints aux Carthaginois pour venir l'attaquer? Une puissance invisible veilloit sur elle sans qu'elle le sût; & elle avoit le malheur d'at tribuer à ses fausses Divinités une protec tion, qui venoit du seul Dieu véritable qu'elle ignoroit. (Dénom brement. Fasti Capit.) Avant la création des nouveaux Con suls, on fit la clôture du Dénombrement: c'étoit le quarante-deuziéme.
 (An. R. 528. Av. J. C. 224.)  
                        
                     
                    (Les Boyens se rendent à discré tion.) Après le succès de l'année précédente, les Romains ne doutant point qu'ils ne fussent en état de chasser les Gaulois de tous les environs du Pô tant en-deçà qu'en-delà, firent de grands préparatifs de(An. R. 528. Av. J. C. 224. Polyb. II. 119.) guerre, levérent des troupes, & les en voyérent contr'eux sous la conduite des nouveaux Consuls. Cette irruption épou vanta les Boyens: ils prirent le parti de se soumettre. Du reste, les pluies furent si grosses, & la peste ravagea tellement l'Ar mée des Romains, que cette campagne se passa sans autre événement mémorable.
( An. R. 529. Av. J. C. 223. Bataille de l'Adda entre les Gaulois & les Ro mains. Polyb. II. 119-121.)
Ces Consuls entrérent dans le pays des Insubriens par l'endroit où* l'Addua se jet te dans le Pô. C'est ici la prémiére fois, selon les meilleurs Auteurs, que les Ro mains aient passé ce fleuve. Aiant été fort maltraités au passage & dans leurs cam pemens, & mis hors d'état d'agir, ils fi rent un Traité avec les Insubriens, & sor tirent du pays. Après une marche de plu sieurs jours ils passérent le Clusius, aujour d'hui la Chiésa, entrérent dans le pays des Cénomans leurs Alliés, avec lesquels ils retombérent par le bas des Alpes sur les plaines des Insubriens, où ils mirent le feu, & saccagérent tous les villages. Les Chefs de ce peuple voyant les Romains dans une résolution fixe de les exterminer, font les derniers efforts pour se défendre, & au nombre de cinquante mille hommes ils vont 116 ( An. R. 529. Av. J. C. 223. Plut. in Marcel. pag. 299.) hardiment & avec un appareil terrible se camper devant les ennemis. Dans ce moment arrive un courier à l'Armée, dépêché par le Sénat avec des Lettres pour les Consuls. Soit que Flami nius eût été averti par ses amis de ce qu'el les contenoient, soit qu'il s'en doutât, il jugea à propos de ne les point ouvrir a vant que d'avoir livré le combat, & in spira la même résolution à son collégue. Les Consuls se voyant de beaucoup in férieurs en nombre aux ennemis, avoient d'abord dessein de faire usage dans cette ba taille des troupes Gauloises qui étoient dans leur Armée. Mais, sur la réflexion qu'ils firent que les Gaulois ne passoient pas pour se faire un scrupule d'enfraindre les Trai tés, & qu'ici la perfidie seroit d'autant plus à craindre, qu'il s'agissoit de faire combat tre Gaulois contre Gaulois, ils appréhendé rent d'employer ceux qu'ils avoient avec eux dans une affaire si délicate & si importante; & pour se précautionner contre toute tra hison, ils les firent passer au-delà de la ri viére, & pliérent ensuite les ponts. Pour eux, ils restérent en-deçà, & se mirent en bataille sur le bord, afin qu'aiant derriére eux une riviére qui n'étoit pas guéable, ils n'espérassent de salut que de la victoire. Polybe n'approuve pas en ce dernier point la conduite de Flaminius, & cet ar rangement des troupes, qui ne leur laissoit aucun espace pour reculer. Car, si pen dant le combat les ennemis avoient pressé, & gagné tant soit peu de terrain sur son(An. R. 529. Av. J. C. 223.) Armée, elle eût été renversée & culbutée dans la riviére. Heureusement le courage des Romains les mit à couvert de ce danger. Tout l'honneur de cette bataille fut dû aux Tribuns, qui instruisirent l'Armée en général, & chaque soldat en particulier, de la maniére dont on devoit s'y prendre. Ceux-ci, sur les combats précédens, a voient observé que le feu & l'impétuosité des Gaulois, tant qu'ils n'étoient pas en tamés, les rendoit à la vérité formidables dans le prémier choc; mais que leurs épées n'avoient pas de pointe, qu'elles ne frap poient que de taille & d'un seul coup; que le fil s'en émoussoit, & qu'elles se plioient d'un bout à l'autre; que si les soldats, après le prémier coup, n'avoient le loisir de les appuyer contre terre, & de les redresser avec le pié, ces épées leur devenoient inu tiles. Pour empêcher les Gaulois d'en fai re usage, les Tribuns employérent un mo yen qui leur réussit parfaitement. Ils fi rent prendre à leur prémiére ligne les ar mes des* Triaires, c'est-à-dire la javeli ne ou demi-pique, avec ordre, lorsqu'ils s'en seroient servis, de reprendre leur é pée, & d'en venir aux mains: ce qui fut heureusement exécuté. Les Romains com mencent donc l'action par pousser vive ment leur pique contre le visage des Gau lois, qui, pour en détourner le coup, se 117 (An. R. 529. Av. J. C. 223.) servent de leurs sabres, dont, par ce mou vement, le tranchant fut bientôt émous sé: puis les Romains, jettant à bas leur pi que, & reprenant leur épée, fondent tête baissée contre les ennemis, & les attaquent de si près, qu'ils les mettent presque en tiérement hors d'état de faire usage de leurs fabres, qui ne frappoient que de taille, c'est-à-dire de haut en bas; au-lieu que les Romains aiant des épées pointues & bien affilées, frappoient d'estoc, & non pas de taille. Portant donc alors des coups & sur la poitrine & au visage des Gaulois, ils en font un carnage horrible. Il en demeura huit mille sur la place, & on fit le double de prisonniers. Le butin fut immense. (Mécon tentement des Ro mains contre Flami nius.) Nous avons dit qu'un courier étoit ar rivé à l'Armée immédiatement avant le combat, chargé d'une Lettre pour les Consuls. Flaminius ne l'ouvrit qu'après qu'il eut défait les ennemis. Le Sénat, allarmé par plusieurs prodiges, avoit con sulté les Augures, & sur leur réponse, qui marquoit qu'il y avoit quelque dé faut dans la création des Consuls, avoit envoyé la Lettre dont il s'agit, laquelle portoit ordre aux Consuls de revenir prom tement à Rome pour se démettre de leur charge, & défense expresse de rien entre prendre contre l'ennemi. Sur la lecture de cette Lettre, Furius croyoit qu'il faloit re tourner sur le champ à Rome: & il y a beaucoup d'apparence qu'il n'avoit voulu prendre aucune part au combat qui venoit de se donner, car il n'y est point du tout( An. R. 529. Av. J. C. 223.) parlé de lui. Flaminius représenta à son collégue, que ces ordres n'étoient que l'ef „{??}fet d'une cabale jalouse de leur gloire. Que la victoire qu'ils venoient de rem porter, étoit une preuve certaine que les Dieux n'étoient point irrités contr'eux, & qu'il n'y avoit eu rien d'irrégulier dans leur nomination au Consulat. Que pour lui il étoit résolu de ne point re tourner à Rome, qu'il n'eût terminé la guerre qu'il avoit si heureusement com mencée, & de ne point quiter sa char ge avant le tems. Il ajouta, qu'il ap prendroit aux Romains par son exem ple, à ne se pas laisser tromper grossié rement par de frivoles superstitions, & par les vaines imaginations des Augu res.“ Comme Furius persistoit dans son sentiment, l'Armée de Flaminius, qui craignoit de n'être pas en sureté dans le pays, si celle de son collégue se retiroit, obtint de lui qu'il demeurât encore quel que tems: mais il ne voulut former aucune entreprise, par respect pour les ordres du Sénat. Flaminius se rendit maitre de quel ques places fortes, & d'une ville des plus considérables du pays. Le butin fut fort grand: il l'accorda tout entier aux soldats, pour se les rendre favorables dans la dis pute qu'il prévoyoit bien qu'il auroit à sou tenir contre le Sénat. En effet, lorsqu'il retourna à Rome,(Plut. in Marcel. pag. 299.) on n'alla point au devant de lui comme ( An. R. 529. Av. J. C. 223.) c'étoit la coutume, & le triomphe d'abord lui fut refusé. Il trouva les esprits extrê mement aigris contre lui, non seulement parce qu'étant rappellé par le Sénat, il n'é toit pas parti sur le champ, ce qui é toit une desobéissance criminelle; mais encore plus parce que sachant la réponse des Augures, il n'en avoit fait aucun cas, & en avoit même parlé d'une maniére im pie & irreligieuse. Car, dit Plutarque, les Romains avoient un grand respect pour la Religion, faisant dépendre toutes leurs af faires de la seule volonté des Dieux, & condannant sévérement, même dans ceux qui avoient eu les plus grands succès, tou te négligence, tout mépris pour les Divi nations autorisées par les Loix du pays: tant ils étoient persuadés, que ce qui con tribuoit le plus au salut de leur Républi que, c'étoit, non que leurs Magistrats & leurs Généraux vainquissent leurs enne mis, mais qu'ils fussent toujours soumis à leurs Dieux. Quelle leçon pour nous! Mais quel reproche, si nous étions moins religieux que des Payens! C'étoit principalement le Sénat qui s'é toit déclaré contre Flaminius: mais la fa veur du Peuple, qu'il s'étoit gagnée dans son Tribunat, l'emporta sur toute la ré sistance des Sénateurs. Flaminius obtint le triomphe, & par une suite nécessaire on ne put le refuser à son collégue. Mais aussitôt que la cérémonie en fut achevée, on les obligea l'un & l'autre à abdiquer leur charge. Dans toute la conduite de( An. R. 529. Av. J. C. 223.) ce Flaminius, on reconnoit aisément la témérité qui, dans peu d'années, lui fera perdre contre Annibal la bataille de Thra syméne. Plutarque, à l'occasion du mépris que(Plut. in Marcel. pag. 300.) Flaminius avoit fait des Auspices, racon te un fait très singulier. Deux Prêtres, des plus considérables maisons de Rome, Cornélius Céthégus & Q. Sulpicius, fu rent privés du Sacerdoce: le prémier, pour avoir présenté les entrailles de la victime contre l'ordre & les céremonies prescrites: & le dernier, parce que pen dant qu'il offroit un sacrifice, la verge, qui étoit au haut du bonnet que portent les Prêtres appellés Flamines, étoit tom bée. C'étoit porter bien loin le scrupu le. Mais, quelque excessif & supersti tieux qu'il fût, il nous montre au moins jusqu'où, parmi nous, doit aller le res pectueux tremblement dans ceux qui sont chargés du Ministére Sacerdotal.
( An. R. 530. Av. J. C. 222.)
Le prémier de ces Consuls est le célé(Caracté re de Mar cellus. Plut. in Marcel. pag. 298.) bre Marcellus, dont il sera beaucoup par lé dans la guerre contre Annibal, & qui sera cinq fois Consul. Il fut, selon*Plu- 118 ( An. R. 530. Av. J. C. 222.) tarque, le prémier de sa maison qu'on ap pella Marcellus, c'est-à-dire Martial. Il paroissoit né pour la guerre, robuste de corps, brave de sa personne, homme de tête & de main, fier & hautain dans les combats, mais dans le reste de la vie doux, modeste, posé. Il avoit beaucoup de goût pour les LettresGrecques, (les Latines balbutioient encore:) mais ce goût n'alla que jusqu'au point d'estimer & d'admirer ceux qui s'y distinguoient. Pour lui, occupé par les guerres, il ne put s'exercer à l'éloquence autant qu'il l'auroit souhaité. Encore tout jeune, il mérita les couronnes & les autres prix dont les Généraux récompensoient la va leur; & sa réputation croissant de jour à autre, le Peuple le nomma Edile Curule, & les Prêtres le créérent Augure. Il rem plit toujours avec succès les fonctions des charges qui lui furent confiées. (Nouvel le guerre contre les Gaulois. Plut. in Marcel. pag. 300.) Dans le tems qu'il fut nommé Consul, les Gaulois envoyérent des Ambassadeurs pour faire des propositions d'accommode ment. Le Sénat inclinoit assez à la paix, mais Marcellus anima le Peuple contre les Gaulois, & le détermina à la guerre. Ceux-ci, contraints de prendre les ar mes, se disposent à faire un dernier ef fort. Ils lévent à leur solde chez les Gé sates environ trente mille hommes, qu'ils tinrent toujours prêts en attendant que les ennemis vinssent. Au printems les Con suls entrent dans le pays des Insubriens, & s'étant campés proche d'Acerres, ville( An. R. 530. Av. J. C. 222.) située entre le Pô & les Alpes, ils y met tent le siège. Comme ils s'étoient em parés les prémiers des postes avantageux, les Insubriens ne purent aller au secours. Cependant, pour en faire lever le siége, ils firent passer le Pô à une partie de leur Armée, & assiégérent Clastidium, petit bourg qui depuis peu venoit d'être soumis aux Romains. Sur cette nouvelle, Mar cellus, à la tête de la cavalerie & d'une partie de l'infanterie, court au secours des Assiégés. Les Gaulois, laissant là Clasti dium, viennent au devant des ennemis, & se rangent en bataille. Ils le regar doient déja comme battu, voyant le peu d'infanterie qui le suivoit, & ne faisant pas grand compte de sa cavalerie. Car é tant fort adroits aux combats à cheval, comme le sont en général les Gaulois, & croyant avoir de ce côté-là un grand a vantage, ils se voyoient encore en cette occasion fort supérieurs en nombre à Marcellus. Ils marchent donc droit à lui avec une impétuosité pleine de fureur, & avec de grandes menaces, comme surs de le vain cre. Leur Roi Viridomare, superbement monté, devançoit ses bataillons & ses es cadrons. Marcellus, pour les empêcher de l'envelopper à cause de son peu de troupes, étendit le plus qu'il put ses ailes de cavalerie, & leur fit occuper un grand terrain, en les diminuant, les affoiblissant ( An. R. 530. Av. J. C. 222. Dépouil les Opi mes rem portées par Marcellus.) peu à peu, jusqu'à ce qu'il présentât un front à peu près égal à celui de l'ennemi. Sur le point de se mêler avec les Gau lois, il fit vœu de consacrer à Jupiter Fé rétrien les plus belles armes prises sur les ennemis. Dans ce moment le Roi des Gaulois l'aperçut, & jugeant bien à plu sieurs marques que c'étoit-là le Général des Romains, il poussa son cheval à toute bride, l'appellant à haute voix pour le défier au combat, & branlant une lon gue & pesante pique. C'étoit un hom me très bien fait, supérieur même aux au tres Gaulois, qui étoient communément fort grands. De plus il brilloit tellement par l'éclat de son armure enrichie d'or & d'argent, & rehaussée de pourpre & des plus vives couleurs, qu'il paroissoit com me l'éclair. Marcellus, frappé de cet éclat, par court des yeux toute la bataille ennemie, & voyant que les plus belles armes étoi ent celles de ce Roi, il ne doute point que ce ne soient-là celles qu'il a vouées à Jupiter. Poussant donc à lui de toute sa force, il perce avec sa pique la cuirasse de son ennemi. Le coup, augmenté par la vitesse & l'impétuosité du cheval, fut si roide, qu'il jetta le Roi à la renverse. Marcellus revient sur lui, lui appuye un second & un troisiéme coup qui achévent de le tuer; & sautant promtement à ter re, il le dépouille de ses armes, & les prenant entre ses bras, il les éléve vers le Ciel, & les offre à Jupiter Férétrien,( An. R. 530. Av. J. C. 222.) en le priant d'accorder une pareille pro tection à toutes ses troupes. La défaite du Roi entraîna celle de son Armée. La cavalerie Romaine fond sur les Gaulois avec impétuosité. Ils font d abord quel que résistance. Mais cette cavalerie les aiant ensuite enveloppés, & attaqués en queue & en flanc, ils pliérent de toutes parts. Une partie fut culbutée dans la riviére: le plus grand nombre fut passé au fil de l'épée. Les Gaulois qui étoient dans Acerres abandonnérent la ville aux Romains, & se retirérent à Milan, qui é toit la capitale des Insubriens. Le Consul Cornélius les y suivit de près, & en forma le siége. Comme la garnison étoit fort nombreuse, & qu'elle faisoit de fréquentes sorties, les assiégeans eurent beaucoup à souffrir, & furent fort maltraités. Tout changea bientôt de face, lorsque Marcellus parut devant la place. Les Gésates, qui apprirent la défaite de leurs troupes & la mort de leur Roi, aiant voulu à toute force s'en retourner dans leur pays, Milan fut pris, & les Insubriens rendirent toutes leurs autres villes aux Romains, qui leur ac cordérent la paix à des conditions raison nables, se contentant de leur ôter quel que partie de leurs terres, & d'exiger d'eux certaines sommes pour se dédom mager des frais de la guerre. ( An. R. 530. Av. J. C. 222.) Voilà donc enfin, après l'espace d'un peu plus de cinq cens ans, l'Italie entiére, depuis l'Occident jusqu'à l'Orient, c'est- à-dire depuis les Alpes jusqu'à la Mer Io nienne, soumise aux Romains. (Triom phe de Marcel lus.) Le Sénat décerna à Marcellus seul l'honneur du triomphe; & son triomphe fut un des plus remarquables qu'on eût vu à Rome, tant par les grandes riches ses & la quantité de belles dépouilles, que par le grand nombre & la taille pro digieuse des captifs, & par la magnificen ce de tout l'appareil. Mais le spectacle le plus agréable & le plus nouveau, ce fut Marcellus lui-même, portant à Jupi ter l'armure du Roi barbare. Car aiant fait tailler le tronc d'un chêne, & l'aiant accommodé en forme de trophée, il le revétit de ces armes, en les arrangeant pro prement & avec ordre. Quand toute la pompe se fut mise en marche, il monta sur un char à quatre chevaux, & prenant ce chêne ainsi ajus té, il traversa toute la ville les épaules chargées de ce trophée, qui avoit la figu re d'un homme armé, & qui faisoit le plus superbe ornement de son triomphe. Toute l'Armée le suivoit avec des armes magnifiques, en chantant des chansons composées pour cette cérémonie, & des chants de victoire à la louange de Jupiter & de leur Général. Dès qu'il fut arrivé dans cet ordre au Temple de Jupiter Férétrien, il planta ce trophée, & le consacra. Il fut le troisié(An. R. 530. Av. J. C. 222.) me & le dernier Capitaine qui eut la gloi re de remporter des dépouilles opimes. Nous avons parlé ailleurs de ce que les Romains entendoient par ce mot. Nous observe rons seulement ici, que Romulus fut le prémier qui remporta des dépouilles opi mes, après avoir tué Acron Roi des Cé niniens: le second, Cornélius Cossus, qui défit & tua Tolumnius Roi des Véïens: & le troisiéme, Marcellus, après avoir tué Viridomare Roi des Gaulois. Les Fastes portent que Marcellus triom pha des Gaulois & des Germains. C'est ici la prémiére fois qu'il est fait mention des Germains dans l'Histoire Romaine. Ceux que les Romains nomment ici Ger mains, sont sans doute les Gésates. Les Romains eurent tant de joie de cet te victoire & de la fin de cette guerre, que d'une partie du butin ils firent faire une coupe d'or, qu'ils envoyérent à Del phes à Apollon Pythien, comme un mo nument de leur reconnoissance; qu'ils partagérent libéralement les dépouilles a vec les villes qui avoient embrassé leur parti; & qu'ils en envoyérent une gran de partie à Hiéron Roi de Syracuse, leur ami & fidéle allié. On lui paya aussi le(Diod. Eclog. XXV. 4.) prix du blé qu'il avoit fait tenir gratui tement aux Romains, pendant la guerre contre les Gaulois.
                         (
                            An.
                         R. 531. Av. J. C. 221. Les Ro mains sou mettent l'Istrie.)  
                        
                     
                    Les deux Consuls furent envoyés con tre de nouveaux ennemis: c'étoient les peuples de* l'Istrie pirates de profes sion, qui avoient pris ou pillé quelques vaisseaux marchands Romains. Ils fu rent bientôt obligés de se soumettre. (Annibal chargé du comman dement en Espagne.) Annibal succéda cette année à Asdrubal, & fut mis à la tête des Armées d'Es pagne.
 (An. R. 532. Av. J C. 220. Demé trius de Pharos at tire sur lui les armes des Ro mains.)  
                        
                            
  
                        
                            
 Démétrius de Pharos, oubliant les bien faits qu'il avoit reçu des Romains, &  passant même jusqu'à les mépriser, parce
         qu'il avoit vu la frayeur où les avoient  jetté les Gaulois, & que d'ailleurs il pré voyoit qu'ils auroient bientôt sur les bras  les Carthaginois, crut pouvoir ravager im punément les villes de l'Illyrie qui apparte noient aux Romains. Pour cet effet, il  passa avec cinquante frégates au-delà du  Lisse** contre la foi des Traités, par  lesquels il lui étoit défendu de passer au-  delà de cette ville avec plus de deux fré 
                            
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                           gates, encore ne devoient-elles pas être(
                            An.
                         R. 532. Av. J. C. 220.)   armées en guerre; & il pilla, ou mit à  contribution les Iles Cyclades. Il avoit  engagé dans son parti les peuples d'Istrie  nouvellement subjugués, & les Atintanes;  & il se flatoit de recevoir un secours con sidérable du Roi de Macédoine, avec qui  il étoit lié d'intérêts. La guerre lui fut  déclarée, & sans perdre de tems l'on en  fit les préparatifs. Les Romains mirent  tous leurs soins à pacifier les provinces si
        tuées à l'Orient de l'Italie, pour n'avoir  pas en même tems plusieurs ennemis sur  les bras, & pour se mettre en état de sou
        tenir vigoureusement la guerre contre les  Carthaginois. Cependant on fit le dénombrement,(Dénom brement.)   qui fut le quarante-troisiéme. Il s'y trou va deux cens soixante-dix mille deux cens
     treize citoyens. L. Emilius & C. Fla
        minius étoient alors Censeurs. La multitude des Affranchis répandue(Diverses opérations des Cen seurs.)   confusément dans toutes les Tribus, avoit  jusqu'ici excité beaucoup de troubles. Les
     Censeurs, à l'exemple de Fabius Maxi
        mus, les renfermérent dans les quatre  Tribus de la ville. Flaminius, dans la même Censure, fit  un grand chemin qui conduisoit jusqu'à  Ariminum, & construisit le Cirque, qui  furent appellés l'un & l'autre de son  nom.
                     
                    
                            L. 
                                    Veturius.
                                
                            
                            
                        
  
                        
                            C. 
                                    Lutatius.
                                
                            
                            
                        
 Démétrius de Pharos, oubliant les bien faits qu'il avoit reçu des Romains, &  passant même jusqu'à les mépriser, parce
         qu'il avoit vu la frayeur où les avoient  jetté les Gaulois, & que d'ailleurs il pré voyoit qu'ils auroient bientôt sur les bras  les Carthaginois, crut pouvoir ravager im punément les villes de l'Illyrie qui apparte noient aux Romains. Pour cet effet, il  passa avec cinquante frégates au-delà du  Lisse** contre la foi des Traités, par  lesquels il lui étoit défendu de passer au-  delà de cette ville avec plus de deux fré 
                            
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                           gates, encore ne devoient-elles pas être(
                            An.
                         R. 532. Av. J. C. 220.)   armées en guerre; & il pilla, ou mit à  contribution les Iles Cyclades. Il avoit  engagé dans son parti les peuples d'Istrie  nouvellement subjugués, & les Atintanes;  & il se flatoit de recevoir un secours con sidérable du Roi de Macédoine, avec qui  il étoit lié d'intérêts. La guerre lui fut  déclarée, & sans perdre de tems l'on en  fit les préparatifs. Les Romains mirent  tous leurs soins à pacifier les provinces si
        tuées à l'Orient de l'Italie, pour n'avoir  pas en même tems plusieurs ennemis sur  les bras, & pour se mettre en état de sou
        tenir vigoureusement la guerre contre les  Carthaginois. Cependant on fit le dénombrement,(Dénom brement.)   qui fut le quarante-troisiéme. Il s'y trou va deux cens soixante-dix mille deux cens
     treize citoyens. L. Emilius & C. Fla
        minius étoient alors Censeurs. La multitude des Affranchis répandue(Diverses opérations des Cen seurs.)   confusément dans toutes les Tribus, avoit  jusqu'ici excité beaucoup de troubles. Les
     Censeurs, à l'exemple de Fabius Maxi
        mus, les renfermérent dans les quatre  Tribus de la ville. Flaminius, dans la même Censure, fit  un grand chemin qui conduisoit jusqu'à  Ariminum, & construisit le Cirque, qui  furent appellés l'un & l'autre de son  nom.
                         (An. R. 533. Av. J. C. 219. Guerre d'Illyrie. Polyb. III. 173. 174.)  
                        
                     
                    Le soin de la guerre d'Illyrie contre Dé métrius fut confié à ces Consuls, dont le dernier est le pére de celui qui vainquit Persée Roi de Macédoine. Sur la nou velle que les Romains se disposoient à le venir attaquer, il s'étoit mis en état de les bien recevoir. Il jetta dans Dimale une forte garnison, & toutes les muni tions nécessaires. Il fit mourir dans les autres villes les principaux citoyens dont il se défioit, & donna l'autorité à ceux qu'il croyoit lui être attachés; & choisit dans tout le royaume, dont il avoit l'ad ministration, six mille des plus braves hommes pour garder Pharos. (Emilius remporte une victoi re sur Dé métrius.) Le Consul Emilius [←] [→] arrive cependant en Illyrie; & parce que les ennemis comp toient beaucoup sur la force de Dimale qu'ils croyoient imprenable, & sur les provisions qu'ils avoient faites pour la dé fendre, il résolut, pour étonner les en nemis, d'ouvrir la campagne par ce sié ge. Il exhorte les principaux Officiers chacun en particulier, & pousse les ou vrages par plusieurs endroits avec tant de chaleur, qu'au septiéme jour la ville fut prise d'assaut. C'en fut assez pour faire tomber les armes des mains aux ennemis. Ils vinrent aussitôt de toutes les villes se rendre aux Romains, & se mettre sous leur protection. Le Consul les reçut tous( An. R. 533. Av. J. C. 219.) aux conditions qu'il crut les plus conve nables, & aussitôt mit à la voile pour aller à Pharos attaquer Démétrius même. Aiant appris que la ville étoit forte, que la garnison étoit nombreuse & com posée de soldats d'élite, & qu'elle avoit des vivres & des munitions en abondan ce, il craignit que le siége ne fût diffi cile, & ne traînât en longueur. Pour éviter cet inconvénient, il eut recours à un stratagême. Il prit terre pendant la nuit dans l'Ile avec toute son Armée. Il en posta la plus grande partie dans des bois & d'autres lieux couverts, & le jour veuu il se remit sur mer, & entra tête levée dans le port le plus proche de la ville avec vingt vaisseaux. Démétrius l'aperçut, & croyant se jouer d'une si pe tite Armée, il marcha vers ce port pour s'opposer à la descente des ennemis. A peine en fut-on venu aux mains, que le combat s'échaufant il venoit perpétuelle ment de la ville des troupes fraîches au secours. Enfin toutes se présentérent au combat. Ceux des Romains qui avoient débarqué pendant la nuit, s'étant mis en marche par des lieux couverts, arrivérent dans ce moment. Entre la ville & le port il y avoit une hauteur escarpée. Ils s'en emparent, & coupent ainsi la communi cation avec la ville, à ceux qui en étoient sortis pour aller attaquer le Consul. A lors Démétrius ne songea plus à empê- ( An. R. 533. Av. J. C. 219.) cher le débarquement. Il assembla ses troupes, les exhorta à faire leur devoir, & les mena à la hauteur dans le dessein de combattre en bataille rangée. Les Ro mains, qui virent que les Illyriens appro choient avec impétuosité & en bon or dre, vinrent sur eux, & les chargérent avec une vigueur étonnante. Pendant ce tems-là, les Romains qui venoient de débarquer, donnoient aussi par les derrié res. Les Illyriens, enveloppés de tous côtés, se virent dans un desordre & une confusion extrême. Enfin, pressés de front en queue, ils furent obligés de prendre la fuite. Quelques-uns se sauvérent dans la ville: la plupart se répandirent dans l'Ile par des chemins écartés. Démétrius mon ta sur des frégates qu'il avoit à l'ancre dans des endroits cachés; & faisant voile pen dant la nuit, il arriva heureusement chez Philippe Roi de Macédoine, où il passa (Polyb. apud Vales. I{??}. VII.) le reste de ses jours. Il contribua beau coup par ses flateries & par ses pernicieux conseils à gâter & à corrompre le naturel de ce Prince, qui dans les commence mens de son régne s'étoit acquis une esti me générale; & ce fut lui principalement, qui, pour se venger, le porta à se décla rer contre les Romains, & par-là lui at tira une longue suite de malheurs. Com bien les jeunes Princes doivent-ils être at tentifs au choix de ceux à qui ils donnent leur confiance! & avec quel soin doivent- ils écarter de leur personne tous ceux en qui ils reconnoissent un caractére de flate( An. R. 533. Av. J. C. 219. L'Illyrie se soumet aux Ro mains.) rie! Emilius [←] [→], après cette victoire, entra d'emblée dans Pharos, & la rasa, après en avoir abandonné le pillage aux soldats. Toute l'Illyrie reçut la loi des Romains. Le trône fut conservé au jeune Pinée, qui n'avoit eu aucune part à la révolte de son tuteur. On ajouta quelques nouvel les conditions à l'ancien Traité que l'on avoit conclu avec la Reine Teuta sa bel le-mére. Quand l'été fut fini, & que tout eut é té réglé dans l'Illyrie, le Consul revint à Rome, & y entra en triomphe. On lui fit tous les honneurs, & il reçut tous les applaudissemens, que méritoient la dexté rité & le courage qu'il avoit fait paroî tre dans la guerre d'Illyrie. Dans ce récit, nous avons suivi Poly be, qui ne parle que d' Emilius [←] [→]. Cepen dant il faut bien que Livius son collégue ait eu part au succès de la guerre, puis qu'il est constant qu'il triompha: & ce qui va suivre, en est une preuve évi dente. Tous deux, après être sortis de char ge, furent appellés en jugement devant le Peuple, & également accusés d'avoir dé tourné à leur propre avantage une partie du butin, & de n'avoir pas gardé une jus te & raisonnable égalité dans la distribu tion qu'ils avoient faite aux soldats de ce qui en restoit. Emilius [←] [→] ne se sauva de ce ( An. R. 533. Av. J. C. 219. Liv. XXVII. 34.) jugement qu'avec peine: toutes les Tribus, excepté la Tribu Mécia, condannérent Livius. Cet affront le pénétra d'une vive douleur. Il sortit de la ville, se retira à la campagne, renonça aux affaires & à tout commerce, jusqu'à ce que les besoins de la République lui firent reprendre son (Liv. XXIX. 37.) train de vie ordinaire. Nous le verrons se conduire dans la Censure d'une manié re bien extraordinaire. (Archa gathus Médecin.) Ce fut sous leur Consulat qu'Archaga thus vint du Péloponnése à Rome, & y exerça le prémier la profession de Méde cine. Il reçut le droit de Bourgeoisie, & (Hist. Anc. Tome XIII. Nouvel les Colo nies.) le Public lui fournit à ses frais un loge ment honorable. J'en ai parlé ailleurs. Sous les mêmes Consuls on envoya des Colonies à Plaisance & à Crémone, ce qui indisposa fort les Boyens & les Insu briens contre Rome. (Val. Max.) On sait combien les Romains étoient at tentifs à ne point admettre dans la ville de nouveau Culte des Dieux, & de Religions étrangéres. Une Loi des Douze Tables le défendoit absolument, à moins que l'Au torité publique n'y intervînt. Malgré la vigilance des Magistrats, de nouvelles cé rémonies s'introduisoient de tems en tems dans Rome. Les Consuls dont nous ve nons de parler, trouvérent le culte d'Isis & de Sérapis, Divinités Egyptiennes, pres que généralement établi parmi la popula ce. Le Sénat ordonna que les Oratoires qu'on leur avoit érigés, seroient démolis. Il ne se trouva aucun maçon qui voulût prê(An. R. 533. Av. J. C. 219.) ter son ministére à l'exécution de cet Ar rêt, tant la superstition avoit jetté de for tes racines dans les esprits! Il falut, si l'on en croit Valére Maxime, que le Consul Paul Emile [←] [→] fît lui-même cette fonction, & qu'aiant mis bas la Robe Consulaire il abbattît à grands coups de hache ces mo numens du Culte Egyptien. Le même Auteur raconte un autre fait(Val. Man. V. 6.) arrivé dans le même tems, qui paroit en core plus fabuleux. Pendant que le Pré teur Ælius Pætus Tubero, assis dans son Tribunal, rendoit la justice dans la place publique, un Pivert vint se percher sur sa tête, & y demeura tranquillement. Le fait parut singulier. Les Augures, qui fu rent consultés sur le champ, répondirent, que si le Préteur laissoit vivre cet oiseau, sa famille s'en trouveroit fort bien, & la République très mal: que le contraire ar riveroit, s'il le faisoit mourir. Il n'hésita pas, & mit en piéces le Pivert. L'évé nement, dit-on, vérifia la réponse. Dix- sept personnes de sa famille périrent dans la bataille de Cannes. J'ai promis de parler des Tribus de Ro me à la fin de ce Livre.
                            
                                Digression sur les Tribus de Rome.
                            
                            
                        
 On trouve, dans les Mémoires de l'A(Tomes I. & IV.)  cadémie Royale des Inscriptions & Belles-  Lettres, plusieurs Dissertations savantes par
  Mr. Boindin sur les Tribus Romaines,  dont j'ai extrait la plus grande partie de ce  qu'on en lira ici, & qui m'a paru néces saire pour donner au commun des Lec teurs une notion suffisante de cette matié
    re, qui revient souvent dans l'Histoire Ro maine. On appella d'abord Tribu à Rome une  certaine quantité de peuple, dont Romulus  avoit fait la distribution en trois quartiers,  d'où vint, selon plusieurs, le nom de Tri bus. Ces trois Tribus étoient partagées se
    lon la différence des trois nations qui com posoient alors le Peuple Romain: les pré miers fondateurs de la Colonie, Ramnen ses ou Ramnes; les Sabins, Titienses; les  Toscans, Luceres. Servius Tullius aiant supprimé les an ciennes Tribus, dont les noms ne se con servérent plus que dans les Centuries des  Chevaliers, en établit de nouvelles. Les  Romains pour lors étoient encore fort res serrés, & leurs frontiéres ne s'étendoient  pas à plus de cinq ou six milles; tout leur  domaine consistant dans la campagne qui  est autour de Rome, & que l'on nomma  depuis Ager Romanus: borné à l'orient  par les villes de Tibur, de Préneste, &  d'Albe; au midi, par le port d'Ostie &  la mer; à l'occident, par cette partie de la  Toscane que les Latins nommoient Sep tempagium; & au nord, par les villes de  Fidénes, de Crustumérie, & par le Té véron, appellé anciennement l'Anio.
                         C'est dans cette petite étendue de pays
     qu'étoient situées toutes les Tribus que Ser
        vius Tullius établit: savoir quatre dans la  ville, & dix-sept* dans la campagne. Les quatre de la ville tirérent leur dé nomination des quatre principaux quartiers  de la ville, & furent appellées la Subura ne, l'Esquiline, la Colline, la Palatine.  Elles tenoient d'abord le prémier rang,  non seulement parce qu'elles avoient été  établies les prémiéres, mais encore parce  qu'alors elles furent les plus honorables,  quoiqu'elles soient tombées depuis dans le
     mépris. Denys d'Halicarnasse raporte que(IV. 226.)  Servius Tullius assigna ces Tribus aux Af franchis. Il y a apparence que Servius Tullius  divisa d'abord le territoire de Rome en  dix-sept parties, dont il fit autant de Tri bus, & que l'on appella les Tribus rusti ques, pour les distinguer de celles de la  ville. Toutes ces Tribus portérent d'a bord le nom des lieux où elles étoient si tuées. Mais la plupart aiant pris depuis des  noms de familles Romaines, il n'y en a  que cinq qui aient conservé leurs anciens  noms, & dont on puisse par conséquent  marquer au juste la situation. Les Romains augmentérent successive 
                            
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                           ment le nombre de leurs Tribus, à mesu
    re que celui des citoyens se multiplia, &  qu'ils conquirent de nouvelles terres chez  différens peuples d'Italie, où ils envoyoient  des Colonies composées d'anciens citoyens,  pour y jetter les fondemens de leur Empi re. Et (a) c'étoit en effet le meilleur mo yen d'étendre leur domination. Car tou tes ces Colonies étoient autant de postes  avancés, qui servoient non seulement à  couvrir leurs frontiéres, & à contenir les  provinces où elles étoient situées, mais en core à y répandre l'esprit & le goût du  gouvernement Romain, par les priviléges  & les exemptions dont elles jouissoient. Ce  ne fut qu'après le fameux siége de Véies,  & lorsque les Romains se furent rendus  maitres d'une partie de la Toscane, qu'ils  établirent (b) les quatre prémiéres Tribus  des quatorze qu'on raporte aux tems Con sulaires l'an de Rome 368. Ensuite ils en  ajoutérent encore d'autres de tems en tems,  pour les mêmes raisons; jusqu'à ce qu'en fin l'an de Rome 511 on établit chez les  Sabins les Tribus Véline & Quirine, qui  furent les deux derniéres des quatorze que 
                            
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                           les Consuls instituérent. Jointes aux quatre  Tribus de la ville, & aux dix-sept rusti
    ques que Servius Tullius avoit établies,  elles achevérent le nombre des trente-cinq,  dont le Peuple Romain fut toujours com posé. Lorsque tous les peuples d'Italie furent  admis au droit de Citoyens Romains, on  en créa huit nouvelles pour cette multitu de de nouveaux venus. Mais elles ne sub sistérent pas longtems, & l'on en revint  au nombre de trente-cinq. Il ne nous reste plus qu'à parler de la  forme politique des Tribus, & à en mar quer les différens usages sous les Rois &  sous les Consuls. Quoique les Sabins & les Toscans que  Romulus avoit incorporés aux Romains,  ne formassent avec eux qu'un seul peuple,  ces nations ne laissoient pas de composer  trois différentes Tribus, & de vivre sépa rément & sans se confondre jusqu'au tems
     de Servius Tullius. Egalement soumises  aux ordres du Prince, elles avoient cha cune un Chef de leur nation, qui étoient  comme ses Lieutenans, & sur qui il se re posoit de leur conduite. Ces Chefs avoient  sous eux d'autres Officiers, à qui ils con fioient le soin des Curies: car chaque Tri bu étoit divisée en dix Curies ou Quar tiers différens, qui avoient chacun leur  Magistrat nommé Curion, lequel étoit le  ministre des sacrifices & des fêtes religieu ses de la Curie. Chaque Tribu avoit ou
 tre cela son Augure, qui avoit soin des
    auspices. Toutes les Curies avoient également part  aux honneurs civils & militaires. C'étoit  dans leurs Assemblées générales, c'est-à-  dire dans les Comices par Curie, que se  décidoient les affaires le plus importantes.
     Car quoique l'Etat fût alors monarchique,  le pouvoir du Prince n'étoit pas néanmoins  si arbitraire, ni l'autorité du Sénat si ab solue, que le Peuple n'eût beaucoup de  part au gouvernement. Non seulement  c'étoit à lui à décider de la Paix ou de la  Guerre; mais il étoit encore maitre de re cevoir ou de rejetter les Loix qu'on lui  proposoit, & il avoit même la liberté de  choisir tous ceux qui devoient avoir sous  lui quelque autorité. Car comme il n'y a voit point alors d'autres Comices que ceux
     des Curies, dans lesquels tous les Citoyens  avoient également voix délibérative, &  que le nombre des Plébéïens dans chaque  Curie l'emportoit de beaucoup sur celui  des Patriciens & des Chevaliers, c'étoit  presque toujours de leurs suffrages que dé pendoient les élections. C'est ce qui engagea Servius Tullius à  établir les Comices par Centuries, dans  lesquels les Riches & les Grands avoient  tout pouvoir, comme on l'a expliqué ail leurs; à supprimer les anciennes Tribus,  qui avoient eu jusqu'alors part au gouver nement; & à en établir de nouvelles, aux quelles il ne laissa aucune autorité, & qui
  ne servirent plus qu'à partager le territoire  de Rome, & à marquer le lieu de la ville  & de la campagne où chaque citoyen de meuroit. Comme les Tribus rustiques n'étoient  alors remplies que des citoyens qui demeu roient à la campagne, & qui faisoient eux-  mêmes valoir leurs terres; & que tous  ceux qui demeuroient à Rome étoient com pris dans celles de la ville, ces Tribus fu rent d'abord les plus honorables. Mais,  dans la suite, les Censeurs les aiant avilies  en y rassemblant toute la Populace & les  Affranchis, les Patriciens affectérent de  passer dans les rustiques, & sur-tout dans  les derniéres & les plus éloignées; parce  que les prémiéres que Servius Tullius a voit établies, & qui étoient les plus pro ches de Rome, étoient affectées aux  nouveaux citoyens. Depuis le nouveau plan qu'avoit tracé
    Servius Tullius, les Tribus n'eurent plus  aucune part dans les affaires publiques. Ce  furent les Comices par Curies & par Cen turies qui partagérent l'autorité: encore les  Assemblées par Curies ne se tenoient pres que plus que pour la forme, & à cause  des auspices dont elles étoient en posses sion: les Grands étoient absolument les  maitres dans les Assemblées par Centu ries, où se fit l'élection des Consuls, &  dans la suite celle des autres prémiers Ma gistrats, & où se traitoient les plus impor
    tantes affaires de l'Etat. Le Peuple Romain, qui d'abord, séduit  apparemment par la douceur & le plaisir  de se voir soulagé par raport aux contri butions & aux charges de l'Etat, n'avoit  pas fait attention aux conséquences du
     changement que le Roi Servius Tullius y  avoit introduit, en sentit dans la suite tout  l'effet & tout le poids. Il reconnut avec  un sensible chagrin, que pour un petit in térêt il s'étoit laissé dépouiller de toute l'au torité du gouvernement, dont les Grands  s'étoient entiérement emparés, & dont ils  faisoient un étrange abus pour le tenir dans  une espéce de servitude. Il ne s'en tira que  plus de soixante ans après, par la vigueur  & la fermeté de ses Tribuns, qui en firent (Dionys. Hal. VII. 463.) le prémier essai dans l'affaire de Coriolan,  qu'ils firent juger par le Peuple assemblé  par Tribus: c'est la prémiére fois qu'il est  parlé des Comices par Tribus. Les Tribuns ne s'en tinrent pas là. Dès  qu'ils se furent arrogé le droit d'assembler  le Peuple sans la permission du Sénat, ils  s'en servirent aussitôt pour rendre fréquens  les Comices par Tribus, & trouvérent  peu de tems après le moyen d'attribuer aux  Tribus l'élection des Magistrats Plébéïens,  qui s'étoit faite jusqu'alors par les Curies:
     Entreprise, dit (a) Tite-Live, qui n'aiant 
                            
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                           rien dans le dehors de choquant, n'effraya  point d'abord, mais qui dans la suite don na une grande atteinte à l'autorité des Pa triciens. C'étoit dans ces Comices par Tribus que  l'on nommoit les Magistrats du second or dre, minores Magistratus, & tous ceux du  Peuple: les Tribuns du Peuple, les Ediles  Plébéïens, les Questeurs, les Tribuns Lé gionaires, plusieurs Officiers destinés à dif férens emplois particuliers, Triumviri re(Liv. IX. 46.)  rum capitalium, Triumviri Monetales, &  autres. Dans les mêmes Comices par Tri bus on portoit des Loix, appellées Plebis cita, qui n'obligeoient d'abord que le Peu ple, mais qui dans la suite eurent aussi for ce de Loix par rapport au Sénat, aux quelles même il fut obligé de donner par  avance son approbation & son consente ment. Ce fut dans ces mêmes Assemblées  que la paix avec les Carthaginois, & cel
    le avec Philippe Roi de Macédoine, fu rent conclues. Ce fut par degrés & par succession de  tems que le Peuple, dont l'autorité dans  les commencemens avoit été si fort affoi blie, se mit en possession de tous les hon neurs civils, militaires, & même sacrés.  Par-là tout étoit devenu égal, & les Patri ciens ne jouissoient plus d'aucun avantage  que les Plébéïens ne partageassent avec eux. Il y eut quelques Comices, où l'on n'ap(Cic. in Rull. II. 17. 18.)  pelloit que dix-sept Tribus. C'étoient ceux  où il s'agissoit de la création du Grand  Pontife.
                    
                        LIVRE TREIZIEME.
                    
                    
                
 CE 
                    Livre
                 comprend les com mencemens de la seconde Guer re Punique; la prise de Sagon
    te par Annibal, son passage en  Italie après avoir traversé les Alpes; les  combats du Tésin, de la Trébie, du Lac  de Trasiméne. Il renferme aussi les pré
    miers avantages remportés par Cn. Sci
        pion en Espagne. 
                
                        §. I.
                        
                    
 Idée générale de la seconde Guerre Punique.
     Mécontentement & haine d'Amilcar con tre les Romains. Serment qu'il fait prêter
     à son fils Annibal encore enfant. Pareille
     haine dans Asdrubal, qui lui succéde. Il
     fait venir à l'Armée Annibal. Caractére
     de ce dernier. Annibal est chargé du com mandement des troupes. Il se prépare à la  guerre contre les Romains, par les conquêtes  qu'il fait en Espagne. Siége de Sagonte
     par Annibal. Ambassade des Romains vers
    Annibal, puis à Carthage. Alorque ten te envain de porter les Sagontins à un ac commodement. Prise & ruïne de Sagonte.  Trouble & douleur que cause à Rome la ruï-
                    
                     ne de Sagonte. Guerre résolue à Rome contre  les Carthaginois. Département des provin ces entre les Consuls. Les Ambassadeurs Ro mains déclarent la guerre aux Carthaginois.  Frivoles raisons des Carthaginois pour justi fier le siége de Sagonte. Véritable cause de la  seconde Guerre Punique. Les Ambassadeurs  Romains passent en Espagne, puis dans la
     Gaule. Annibal se prépare à passer dans  l'Italie. Dénombrement des Armées Cartha-
     ginoises. Voyage d'Annibal à Cadiz. Il pour voit à la sureté de l'Afrique, & à celle de
     l'Espagne, où il laisse son frére Asdrubal. 
                        Je puis bien,
                     en commençant à(Idée gé nérale de la seconde Guerre Punique. Liv. XXI. 1.)   décrire la guerre que les Romains ont sou tenue contre les Carthaginois commandés
     par Annibal, assurer que cette guerre est  une des plus mémorables de toutes celles
     dont l'Histoire nous a conservé le souve nir, & des plus dignes de l'attention d'un  Lecteur curieux, soit par la hardiesse des  entreprises, & par la sagesse des mesures  dans l'exécution; soit par l'opiniâtreté des  efforts des deux peuples rivaux, & par la  promtitude des ressources dans leurs plus  grands revers; soit par la variété des évé nemens inopinés, & par l'incertitude de  l'issue; soit enfin par la réunion des plus  beaux modéles en tout genre de mérite,  & des leçons les plus instructives que  puisse donner l'Histoire, tant pour la Guer
    re, que pour la Politique & l'Art de gou
    verner. Jamais villes ou nations plus puis-
  santes, ou du moins plus belliqueuses, ne  combattirent ensemble; & jamais celles  dont il s'agit ici, ne s'étoient vues dans un  plus haut degré de puissance & de gloire.  Rome & Carthage étoient alors sans con tredit les deux prémiéres villes du monde.  Aiant déja mesuré leurs forces dans la pré miére Guerre Punique, & fait essai de  leur habileté dans l'art de combattre, el les se connoissoient parfaitement de part  & d'autre: & dans cette seconde guerre  le sort des armes fut tellement balancé, &  les succès si mêlés de vicissitudes & de  variétés, que le parti qui triompha fut ce lui qui s'étoit trouvé le plus près du dan ger de périr. Quelque grandes que fussent  les forces des deux peuples, on peut pres que dire que leur haine mutuelle l'étoit  encore plus; les Romains d'un côté étant  indignés de voir un peuple vaincu repren dre le prémier contre ses vainqueurs des  armes qui lui avoient si mal réussi; & les  Carthaginois de l'autre, prétendant avoir  été traités par les Romains après leur dé faite avec une inhumanité & une avarice  insupportables. (Mécon tentement & haine d'Amilcar contre les Romains.) Annibal apporta dans cette guerre une  haine contre les Romains qui venoit de  plus loin, & qu'il avoit héritée de son pé
        re. Il étoit fils d'Amilcar surnommé* Bar 
                        
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                       cas, qui aiant été vaincu par ces redouta bles ennemis, avoit signé lui-même le  Traité honteux mais nécessaire qui avoit  mis fin à la prémiére Guerre Punique.  Mais en cessant de leur faire la guerre, il  n'avoit pas cessé de les haïr. Ce (a) cou rage altier ne pouvoit se consoler de la  perte de la Sicile & de la Sardaigne. Il é toit outré sur-tout de la maniére dont ces  Vainqueurs, également injustes & intéres sés, avoient envahi la derniére de ces  deux Iles, en profitant, pendant la paix,  du mauvais état des affaires des Carthagi nois en Afrique, pour les forcer à la leur  abandonner, & aiant encore eu la dure té de leur imposer un nouveau tribut. Il fut toujours, depuis la paix des Iles  Egates jusqu'à sa mort, à la tête des Ar mées Carthaginoises. Mais, pendant qu'il  faisoit la guerre, soit en Afrique contre les  Mercenaires rebelles, soit en Espagne con tre différens Peuples qu'il subjugua, il  paroissoit par sa conduite qu'il méditoit  en lui-même un projet plus grand &  plus hardi que celui qu'il exécutoit actu ellement. On rapporte qu'un jour Amilcar fai(Serment qu'il fait prêter à)  sant un sacrifice pour se rendre les Dieux 
                        
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                      (son fils Annibal encore enfant. Polyb. III. Liv. XXI. 1.) favorables dans la guerre qu'il alloit por ter en Espagne après avoir heureusement
     terminé celle d'Afrique, son fils Annibal  se jetta à son cou, & le conjura de le  mener avec lui à l'Armée, employant  pour cela les caresses ordinaires à cet âge,
    langage puissant sur l'esprit d'un pére qui  aimoit tendrement son fils. On ajoute que  ce Général, charmé de voir de si belles  dispositions dans un enfant de neuf ans, le  prit entre ses bras, & que l'aiant placé  près des autels, il le fit jurer, en mettant  la main sur la victime, qu'il se déclare roit l'ennemi des Romains dès qu'il se roit en âge de porter les armes. La suite  fera voir qu'il fut très fidéle à exécuter  ce serment. Si Amilcar eût vécu plus longtems, il  est certain qu'il auroit porté lui-même en
        Italie la guerre qu'Annibal y porta dans la  suite. Elle ne fut différée que par la mort  trop promte de ce Général, & par la trop  grande jeunesse de son fils. (Pareille haine dans Asdrubal, qui lui succéde. Polyb II. 123.) Pendant cet intervalle, Asdrubal, à qui
        Amilcar avoit fait épouser sa fille, aidé  du crédit immense que la Faction Barci ne avoit parmi le Peuple & dans l'Ar mée, se rendit maitre du gouvernement,  malgré les efforts que firent les Grands  pour l'empêcher. Il étoit plus propre à  négocier qu'à faire la guerre; & il ne fut  pas moins utile à sa patrie, par les allian ces que sa dextérité lui fit ménager avec
         de nouvelles nations dont il sut gagner les
  Chefs, que s'il eût remporté plusieurs vic
        toires par la force des armes. Asdrubal fit  un Traité avec les Romains: car nous  sommes obligés de répéter ici quelques  faits pour la plus grande commodité du  Lecteur. Par ce Traité il étoit réglé,  sans s'expliquer sur le reste de l'Espagne,  que les Carthaginois ne pourroient point  s'avancer au-delà de l'Ebre pour y faire la  guerre. Il y avoit aussi un article qui ex ceptoit les Sagontins, comme Alliés des  Romains, du nombre des peuples qu'il se roit permis aux Carthaginois d'attaquer. La prospérité dont jouissoit Asdrubal,(Il fait venir An nibal à l'Armée. Liv. XXI. 3.)   ne lui avoit pas fait oublier les obligations  qu'il avoit à son beaupére. Il écrivit à
         Carthage, où Annibal étoit retourné après
         la mort d'Amilcar, pour demander qu'on
         le lui envoyât à l'Armée. Annibal pou voit avoir* vingt-trois ans. La chose souf frit quelque difficulté. Le Sénat étoit par tagé par deux puissantes Factions, qui sui voient des vues tout opposées dans la con
        duite des affaires de l'Etat. L'une avoit
         pour Chef Hannon, à qui sa naissance,  son mérite, & son zèle pour le bien de  l'Etat donnoient une grande autorité dans  les délibérations publiques; & elle étoit
        
                        
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                       d'avis en toute occasion de préférer une  paix sure, & qui conservoit toutes les  conquêtes d'Espagne, aux événemens in certains d'une guerre hazardeuse, qu'elle  prévoyoit devoir un jour se terminer par  la ruïne de la patrie. L'autre Faction,  qu'on appelloit la Faction Barcine, parce
         qu'elle soutenoit les intérêts d'Amilcar sur
            nommé Barcas & de ceux de sa famille,
         étoit ouvertement déclarée pour la guerre.  Quand il s'agit donc de délibérer dans le
         Sénat sur la demande d'Asdrubal au sujet
         du jeune Annibal, la Faction Barcine, qui
         souhaitoit lui voir remplir la place d'A
            milcar son pére, appuya de tout son cré dit le dessein d'Asdrubal. D'un autre côté
        Hannon, Chef de la Faction opposée, fit  tous ses efforts pour le retenir dans la ville. Il paroit, dit-il alors, que la demande
     d'Asdrubal est juste; & cependant je ne suis  pas d'avis qn'on la lui accorde. Une propo sition si bizarre aiant réveillé l'attention de
         toute l'Assemblée: 
                        Asdrubal, continua-t-il,
        se croyant redevable de toute safortune à A
            milcar, semble avoir raison, pour lui témoigner  sa reconnoissance, de travailler à l'élevation de  son fils: mais il ne nous convient pas de pré férer des vues particuliéres à l'intérêt public.
             Craignons-nous qu'un fils d'Amilcar n'imite  pas assez-tôt l'ambition tyrannique de sonpé re? Craignons-nous d'être trop tard les esclaves  du fils, après avoir vule gendre envahir, après  la mort de son beaupére, le commandement de  nos Armées, comme un bien héréditaire qui lui
                     appartenoit par droit de succession? Mon  avis est, que nous devons retenir ce jeune  homme dans la ville, pour lui donner le  tems d'apprendre la soumission & l'obéissan ce qu'il doit aux Loix & aux Magistrats; de peur que cette légére étincelle n'allume  un jour quelque grand incendie. Les plus  gens de bien étoient du sentiment d'Han non: mais, comme il arrive d'ordinaire,  le plus grand nombre l'emporta sur la  plus saine partie. (a) Annibal fut donc envoyé en Espa(Caractè re d'An nibal. Liv. XXI. 4.)  
                        
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                      gne: & à cette occasion voici comme
        Tite-Live trace son portrait. Dès qu'il  parut dans l'Armée, il attira sur lui les  yeux & la faveur des troupes. Les vieux  soldats sur-tout croyoient voir revivre en
         lui Amilcar leur ancien Général. Ils re marquoient les mêmes traits, la même  vigueur martiale dans l'air du visage, la  même vivacité dans le regard. Mais bien tôt cette ressemblance avec son pére de vint le moindre des motifs qui lui gagné rent tous les cœurs. En effet, jamais un
         même caractére ne fut plus heureusement  disposé que le sien à deux choses aussi  contraires que le paroissent l'obéissance &  le commandement. Aussi eût-il été diffi cile de décider qui le chérissoit davantage  du Général ou des Soldats. S'il s'agissoit  d'exécuter quelque entreprise qui deman
        doit de la vigueur & du courage, Asdru
            bal le choisissoit préférablement à tout au tre: & les troupes n'avoient jamais plus  de confiance, que quand elles marchoient  sous sa conduite. Personne n'avoit plus  de valeur que lui, lorsqu'il faloit s'exposer  au péril: personne n'avoit plus de présen ce d'esprit dans le péril même. Nulle fa tigue ne pouvoit domter, ni les forces de
  son corps, ni la fermeté de son courage.  Il supportoit également & le froid, & le  chaud. Le plaisir n'avoit aucune part à  ses repas, & il régloit le boire & le man ger sur la simple nécessité, & sur les be
        soins de la nature. Il ne connoissoit point  la distinction du jour & de la nuit, pour  marquer les heures du travail ou du repos.  Il donnoit au sommeil le tems qui lui res toit après qu'il avoit terminé ses affaires;  & il ne cherchoit, pour l'inviter, ni le si lence, ni un lit mollet & délicat. On le  trouvoit souvent couché par terre enve loppé dans une casaque de soldat parmi les  sentinelles & les corps de garde. Il ne se  distinguoit point de ses égaux par la ma
        gnificence de ses habits, mais par la bonté  de ses chevaux & de ses armes. Il étoit  en même tems le meilleur homme de pie  & le meilleur cavalier de l'Armée. Il al loit toujours le prémier au combat, &  n'en revenoit jamais que le dernier. De  si grandes qualités se trouvoient jointes  en lui à des vices qui n'étoient pas moins  grands: une cruauté inhumaine, une per fidie plus que Carthaginoise: nul respect
         pour la Vérité, ni pour ce qu'il y a de
         plus sacré parmi les hommes: nulle crain
            te des Dieux, nul égard pour la sainteté
         des Sermens, nul sentiment de Religion.
         Avec ce mêlange de vertus & de vices, il
         servit trois ans sous Asdrubal, pendant les quels il s'appliqua avec une attention infi nie à voir faire aux plus habiles, & à pra-
  tiquer lui-même dans l'occasion, tout ce  qui peut former un grand Capitaine. Nous  examinerons dans la suite, si les traits vi
        cieux, dont Tite-Live a composé une  partie du portrait d'Annibal, lui convien nent tous véritablement. (Annibal est chargé du com mande ment des troupes. Polyb. III. 168. Liv. XXI. 3. Appianus de Bellis Annibalis, pag. 314.) Après la mort d'Asdrubal, les soldats  portérent aussitôt Annibal dans la tente du  Général, & d'un consentement unanime  le choisirent, tout jeune qu'il étoit, pour  les commander; il pouvoit alors avoir  vingt-six ans: & le Peuple, à Carthage,  ne fit aucune difficulté d'approuver leur
         choix. Annibal sentit bien que la Fac tion qui lui étoit contraire, & qui avoit  un grand crédit à Carthage, tôt ou tard  viendroit à bout de le supplanter, s'il ne  la mettoit hors d'état de lui nuire. Il ju gea donc que le plus sûr moyen de se  maintenir, étoit d'engager la République
         dans une guerre importante, où l'on au roit besoin de son ministére, & où il
         deviendroit nécessaire à l'Etat. C'est la  politique ordinaire des Ambitieux, qui,  peu touchés des intérêts publics, ne son gent qu'à leur propre avancement; &  souvent les Princes, aussi-bien que les  Républiques, sont assez aveugles pour ne  pas découvrir les ressorts secrets qui font
        agir leurs Ministres & leurs Généraux,  & prennent pour zèle, ce qui n'est l'ef fet que d'un vil intérêt, ou d'une furi
        euse ambition. Dès le moment qu'il eut été nommé(Il se pré pare à la guerre contre les Romains par les conquêtes qu'il fait en Espa gne. Polyb. III. 168, 169. Liv. XXI. 5.)   Général, comme s'il eût été déja chargé
     de porter la guerre en Italie, il tourna  secrettement toutes ses vues de ce côté-  là, & ne perdit point de tems, pour n'ê tre point prévenu par la mort, comme l'a voient été son pére & son beau-frére. Il  prit en Espagne plusieurs villes de force,  subjugua plusieurs peuples: & dans une  occasion importante, quoique l'Armée  ennemie, composée de plus de cent mille  hommes, passât de beaucoup la sienne en  nombre, il sut choisir si bien son tems &  ses postes, qu'il la défit & la mit en dé route. Après cette victoire, rien ne lui  résista. Cependant il ne touchoit point  encore à Sagonte, évitant avec soin de  donner aux Romains aucune occasion de  lui déclarer la guerre, avant qu'il eût pris  toutes les mesures qu'il jugeoit nécessaires  pour un si grand dessein; & en cela il  suivoit le conseil que lui avoit donné son  pére. Il s'appliqua sur-tout à gagner le
     cœur de ses Citoyens & des Alliés, & à  s'attirer leur confiance, en leur faisant  part avec largesse du butin qu'il prenoit  sur l'ennemi, & en leur payant exacte ment tout ce qui leur étoit dû de leur sol
    de pour le passé: précaution sage, & qui  ne manqua jamais de produire son effet  dans le tems. Annibal n'osant pas prendre sur lui une(
                        Appian. 315.)   entreprise aussi hazardeuse en elle-même  & dans ses suites que l'étoit celle de for-
  mer le siége de Sagonte, y prépara de
         loin les esprits. Il fit faire plusieurs plain tes à Carthage contre les Sagontins par ses  émissaires & ses créatures. Lui-même é crivit au Sénat à diverses reprises, que les  Romains travailloient sous main à leur  débaucher leurs Alliés, & à soulever con tr'eux l'Espagne. Il conduisit si adroite ment son intrigue, qu'on lui donna un  plein pouvoir de faire à l'égard de Sagon te tout ce qu'il jugeroit le plus avantageux  pour l'Etat. Voila comme s'engagent les
        guerres. Nous voyons au reste qu'Anni
            bal n'étoit pas moins habile Politique que  rusé Capitaine. Les Sagontins, de leur côté, sentant  bien le danger dont ils étoient menacés,
     firent savoir aux Romains combien Anni
        bal avançoit ses conquêtes. Ceci se pas soit au commencement du Consulat de
    Livius & d'Emilius, dont nous avons par lé dans le Livre précédent, ou même sur  la fin de l'année précédente. Les Ro mains nommérent des Députés pour aller  s'informer par eux-mêmes sur les lieux de  l'état présent des affaires, avec ordre de
     porter leurs plaintes à Annibal en cas  qu'ils le jugeassent à propos; &, supposé  qu'il ne leur donnât point satisfaction,  d'aller à Carthage pour le même sujet. (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218. Siége de Sagonte) Sagonte étoit située en-deçà de l'Ebre  par rapport à Carthagéne, environ à mille  pas de la mer, dans le pays où il étoit  permis aux Carthaginois de porter leurs
  armes. Mais les Sagontins, s'étant mis(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218. par Anni bal. Polyb. III. 170-173. Liv. XXI. 6. 15.)   quelques années auparavant sous la protec tion des Romains, & étant devenus leurs  Alliés, étoient exceptés, non seulement
     par le Traité avec Asdrubal qui en faisoit  une mention expresse, mais même par ce lui de Lutatius, qui défendoit aux deux  peuples d'attaquer les Alliés l'un de l'autre.  Au reste une situation favorable & qui leur  procuroit tous les avantages de la terre &  de la mer, une multitude considérable  d'habitans, une discipline exacte dans le  gouvernement de leur petit Etat, jointe à
     des principes d'honneur & de droiture,  dont ils donnérent des preuves éclatantes  par leur attachement & leur fidélité pour  les Romains; tout cela leur avoit acquis  en peu de tems des richesses immenses, &  une puissance qui les mettoit en état de  tenir tête à tous les peuples voisins. Annibal sentit de quelle importance il  étoit pour lui de se rendre maitre de cet te ville. Il comptoit que par-là il ôteroit  toute espérance aux Romains de faire la  guerre dans l'Espagne; que cette nouvelle  conquête assureroit toutes celles qu'il y a voit déja faites; que ne laissant point d'en nemi derriére lui, sa marche en seroit plus  tranquille & plus sure; qu'il amasseroit de  l'argent pour l'exécution de ses desseins;  que le butin qu'en remporteroient les soldats,  les rendroit plus vifs & plus ardens à le  suivre; qu'enfin les dépouilles qu'il enver
        roit à Carthage lui concilieroient les esprits,
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) & les disposeroient à lui être favorables  dans la grande entreprise qu'il méditoit. Depuis longtems il s'étoit ménagé un  prétexte, en semant des querelles & des su jets de division entre les Sagontins & les  Turdetans leurs voisins. Enfin il prend  hautement le parti de ces derniers, &  sous prétexte de leur faire rendre justice,  il entre sur les terres de Sagonte, & ra vage toute la campagne, pendant que les  Romains perdoient le tems à délibérer,  & à ordonner des Ambassades. Ayant  partagé son Armée en trois corps, il at taque la ville par autant de côtés tout à la  fois. Un angle du mur dominoit sur une  vallée plus étendue & plus unie que tout  le terrain d'alentour. Ce fut par cet en droit qu'il fit approcher ses galleries, pour  être en état de faire agir le bélier à cou vert. Ils avançoient d'abord assez facile ment: mais à mesure qu'ils approchoient  de la muraille, ils trouvoient de plus  grandes difficultés. Outre qu'ils étoient  en bute aux traits qu'on leur lançoit du  haut d'une tour fort élevée, ce côté du  mur, plus exposé que les autres, étoit  aussi plus fortifié, & un grand nombre de  soldats choisis défendoient avec plus de  force & de valeur la partie de la ville où  les ennemis faisoient le plus d'efforts pour  s'en rendre maitres. Ainsi les Sagontins  firent d'abord pleuvoir une gréle de flé
    ches & de traits sur les travailleurs d'An
        nibal, qui ne paroissoient point impuné-
  ment à découvert. Bientôt même, ne se(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   contentant pas de les attaquer du haut de  leurs murailles & de leur tour, ils osérent  faire des sorties sur eux pour détruire leurs  ouvrages; & dans toutes ces actions, il  ne périssoit pas moins de Carthaginois que
     de Sagontins. Mais lorsqu'Annibal lui-  même, en s'approchant du mur avec peu  de précaution, eut été blessé assez dange reusement d'un coup de javeline à la cuis se, ses gens furent si effrayés du péril  qu'il avoit couru, que peu s'en falut qu'ils  n'abandonnassent entiérement leurs tra vaux. Les combats furent interrompus pen dant quelques jours, c'est-à-dire jusqu'à
     ce qu'Annibal fût guéri de sa blessure;  mais on employa tout ce tems à travailler  à de nouvelles batteries. C'est pourquoi  il ne fut pas plutôt en état d'agir, que la  ville fut attaquée tout de nouveau avec  plus de vigueur qu'auparavant, & par dif férens côtés tout à la fois. On poussa les  mantelets plus avant, & l'on commença
     à attacher le bélier.  Annibal, dont on  croit que l'Armée étoit composée de cent  cinquante mille hommes, avoit assez de  monde pour suffire à tout. Mais les as siégés avoient bien de la peine à résister  à tant d'ennemis, & à repousser tant d'as sauts, qui ne leur laissoient pas le tems de  se reconnoitre. Le bélier avoit déja fait  à la muraille plusieurs ouvertures, qui  laissoient la ville à découvert. Trois tours
 (
                        An.
                     R. 534. A. J. C. 218.) ensuite tombérent avec tout ce qu'il y a voit de mur de l'une à l'autre. Une bré che si considérable fit croire aux Cartha ginois qu'ils alloient se rendre maitres de  Sagonte. La muraille ne fut pas plutôt  tombée, qu'ils coururent avec une ardeur  égale, les uns pour forcer la ville, les  autres pour la défendre. Cette action n'a voit point l'air de ces combats tumultuai res qui se livrent pendant le siége des vil les, à l'occasion d'un assaut ou d'une sor tie. C'étoit une bataille dans les formes,  soutenue par les deux Armées, rangées  comme en plein champ entre les ruïnes  des murs, & dans l'espace étroit qui sé paroit les maisons de la ville. D'un côté  l'espérance, de l'autre le desespoir anime  les combattans; les Carthaginois se per suadant, que, pour peu qu'ils fassent d'es forts, ils se rendront maitres de la place;
     & les Sagontins opposant leurs corps aux  assiégeans, en la place de leurs fortifica tions ruïnées. Personne ne lâchoit pié,  de peur de voir occupé par l'ennemi le  terrain qu'il auroit abandonné. Ainsi, com me ils combattoient avec beaucoup de  chaleur & d'animosité, & resserrés dans  un espace fort étroit, tous les coups por toient. Les Sagontins se servoient d'une espéce  de javeline qui se lançoit avec la main,  & qu'ils nommoient Falarique. Le bois  qui lui servoit de manche étoit rond par tout, excepté vers le bout d'où sortoit le
  fer qui étoit quarré. Ils enveloppoient(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   cette partie de chanvre enduit de poix,  & y mettoient le feu. Le fer avoit trois  piés de long, & pouvoit percer tout à la
     fois les armes & le corps de celui contre  qui on le lançoit. Mais quand il seroit  demeuré attaché au bouclier seulement,
     sans pénétrer jusqu'au corps, il ne laissoit
     pas de causer beaucoup de frayeur & d'em barras. Car, comme on le jettoit tout
     allumé, & que le mouvement l'embra soit encore davantage, le soldat qui en  étoit frappé laissoit tomber ses armes, &  demeuroit exposé sans défense aux coups  suivans. La victoire balança longtems entre les  deux partis. Mais une résistance inespé rée aiant augmenté le courage & les for ces des Sagontins, & les Carthaginois se  regardant comme vaincus, par la seule  raison qu'ils n'étoient pas victorieux, les  prémiers jettérent tout d'un coup de grands  cris, & repoussérent les assiégeans jusques  dans les bréches: puis, les voyant incer tains & chancelans, ils les chassérent en core de-là, & les obligérent enfin de  prendre tout-à-fait la fuite, & de se reti rer dans leur camp. Sur ces entrefaites, Annibal apprit que(Ambassa de des Romains vers Anni bal, puis à Cartha ge.)   les Ambassadeurs Romains étoient prêts  d'arriver dans son Armée. Résolu de les  refuser, il aima mieux ne les point enten dre. Il envoya au devant d'eux jusqu'à la  mer, & leur fit dire qu'il n'y auroit pas
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) de sureté pour eux à le venir trouver au  milieu d'une Armée composée de tant de
        peuples barbares, & qui avoient les ar mes à la main; & que pour lui, occupé  d'une entreprise si importante, il n'avoit  pas le tems de donner des audiences à des  Ambassadeurs. Il jugea bien que sur le  refus qu'il faisoit de les écouter, ils ne  manqueroient pas de s'en aller droit à Car thage. C'est pourquoi il écrivit aux Chefs  de la Faction Barcine de se tenir sur leurs  gardes, & de faire tous leurs efforts pour  rendre inutiles ceux que la Faction oppo sée pourroit faire en faveur des Romains. Ces Ambassadeurs ne réussirent pas  mieux à Carthage qu'à Sagonte. Toute  la différence fut, qu'on voulut bien leur  donner audience dans le Sénat. Le seul
    Hannon prit la défense du Traité. On  l'écouta sans l'interrompre; mais le silen ce qu'on prêta à son discours fut plutôt  un effet de l'autorité que son rang lui don noit dans l'Assemblée, qu'une marque  d'approbation & de consentement. Ce  n'est pas d'aujourd'hui, dit-il, Messieurs,  que je vous ai avertis de ce que vous aviez
     à craindre de la race d'Amilcar; & que je  vous ai conjurés par les Dieux arbitres &  témoins des Traités, de ne point confier le  commandement de vos troupes à quiconque  seroit sorti de cette race odieuse. Les mê
    nes d'Amilcar ne peuvent demeurer en re pos; & tant qu'il restera à Carthage quel qu'un du sang & du nom de Barcas, vous
                     ne devez point compter sur l'observation des(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  Traités & des Alliances. Malgré mes avis,  vous avez envoyé dans votre Armée un jeu
    ne ambitieux, qui brulant du desir de régner  ne voit point d'autre moyen de parvenir à  ses fins, que de vivre entouré de légions,
     & d'exciter toujours guerre sur guerre. Par-  là vous avez allumé vous-mêmes l'incendie  qui vous consume, au-lieu de travailler à  l'éteindre. Vos troupes assiégent aujourd'hui  Sagonte contre la foi d'un Traité récent:  mais bientôt les Armèes Romaines assiégeront
     Carthage sous la conduite des mêmes Dieux  qui ont vengé contre vous dans la prémiére  guerre le violement des anciens Traités. Quel  peut être donc le motif de votre confiance?  Ne connoissez-vous pas vos ennemis? Ne  vous connoissez-vous pas vous-mêmes? &
     ne savez-vous pas quelle est la fortune  des deux nations? Les Romains, avant que  de se déclarer, vous envoient, comme Alliés,  & pour des Alliés, des Ambassadeurs: &  votre important Général ne daigne pas les  admettre dans son camp, & leur refuse,  contre le Droit des gens, une audience, qu'on
     accorderoit à ceux d'une nation ennemie.  Traités de la sorte, ils viennent ici vous  faire leurs plaintes, & vous demander sa tisfaction. Ils veulent bien supposer que le  Conseil public de Carthage n'a point de part  à l'outrage; & en ce cas ils exigent qu'on
     leur livre Annibal, comme le seul coupable.  Mais plus ils font paroître de patience & de  retenue dans le commencement, plus je crains
                     (An. R. 534. Av. J. C. 218.) qu'ils ne soient inexorables quand ils auront  une fois pris les armes pour se venger. Sou venez-vous du Mont Erix, souvenez-vous  des Iles Egates. Remettez-vous devant les  yeux les maux que vous avez soufferts, &  les pertes que vous avez faites pendant  vingt-quatre ans par terre & par mer. Et  vous n'aviez pas à votre tête un jeune té
    méraire comme Annibal, mais son pére A
        milcar lui-même, cet autre Mars comme  l'appellent ses partisans. Pourquoi donc a vez-vous été vaincus? C'est que les Dieux  vouloient venger l'outrage que les Romains  avoient reçu de nous en Italie, lorsque con tre les Traités nous secourumes Tarente, com me ils vengeront celui que nous leur avons  fait en Espagne en assiégeant Sagonte. (a) Oui, ce sont les Dieux qui vous ont punis:  & quand on auroit pu douter dans les com mencemens de quel côté étoit le tort, ils ont  voulu que l'événement, comme un juge équi table, décidât la question, en accordant la  victoire au parti qui avoit la justice de son  côté. C'est contre les murailles de Cartha
    ge, qu'Annibal fait avancer aujourd'hui ses  tours & ses mantelets. Ce sont les murail les de Carthage qu'il bat à coups de bélier.  Je souhaite que ma prédiction soit fausse:  mais je prévois que les ruïnes de Sagonte re 
                        
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                      tomberont sur nos têtes, & qu'il nous fau(
                        An
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  dra soutenir contre les Romains la guerre  que nous aurons entreprise contre ceux de Sa
    gonte. Vous voulez donc qu'on livre Anni
        bal aux Romains, dira quelqu'un? Je sai  bien que l'inimitié qui a toujours été entre  son pére & moi peut me rendre suspect, &  ôter à mon sentiment une partie de l'autori té qu'il devroit avoir dans la Compagnie.  Mais je ne vous dissimulerai pas que je me
     suis réjoui de la mort d'Amilcar, parce que,  s'il eût vécu plus longtems, nous serions dé ja aux prises avec les Romains. A l'égard  de son fils, je le hai & le déteste comme
     la furie & le flambeau de cette guerre.  Et non seulement je suis d'avis que pour  expier la rupture du Traité on le livre aux  Romains, comme ils le demandent; mais,  quand ils ne nous sommeroient pas de le fai re, je vous conseillerois de le transporter  aux extrémités de la terre & de la mer si  loin, que jamais son nom ne pût frapper nos  oreilles, ni sa présence troubler le repos de  notre République. Mon sentiment est donc,  que vous décerniez trois Ambassades. La  premiére, pour aller sur le champ à Rome,  faire satisfaction au Sénat. La seconde,
     pour déclarer à Annibal de votre part,  qu'il ait à retirer ses troupes de devant Sa gonte, & pour le livrer lui-même entre les  mains des Romains. Vous chargerez la troi siéme, de dédommager les Sagontins des pertes  qu'ils ont faites pendant que leur ville a été  assiégée.
                     (
                        An.
                     R. 534 Av. J. C. 218.) Presque tous les Sénateurs étoient telle
    ment dans les intérêts d'Annibal, qu'il ne  fut pas besoin de longs discours pour re
    pliquer à Hannon. Bien loin qu'on ap prouvât son avis, on lui reprocha d'avoir
     parlé contre le fils d'Amilcar avec plus de  violence & d'animosité que Valére même  Chef des Ambassadeurs Romains. Ainsi  toute la réponse qu'on leur fit, fut „que
     ce n'étoit point Annibal, mais les ha bitans de Sagonte, qui avoient donné  lieu à la guerre: & que les Romains  auroient grand tort, s'ils préféroient les  Sagontins aux Carthaginois leurs anciens  Alliés.“ Pendant que les Romains perdoient le
     tems à envoyer des Ambassades, Annibal  poussoit vivement le siége de Sagonte.  Comme il vit que ses soldats étoient fati gués par les travaux & les combats qu'ils  avoient essuyés sans relâche, il leur accor da quelques jours de repos, aiant cepen dant pris la précaution de disposer quel ques troupes pour la conservation des  mantelets & des autres ouvrages. Pendant  ce tems-là il animoit leur courage, en leur  représentant l'orgueil insupportable des  ennemis, & en leur promettant de gran des récompenses. Mais quand il eut dé claré publiquement qu'il leur accorderoit  tout le butin qui se trouveroit dans la vil le après qu'ils l'auroient prise, cette espé rance enflamma tellement leur courage,
     que si on leur eût donné aussitôt le signal,
  il sembloit que rien n'eût été capable de(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   leur résister. Les Sagontins, de leur cô té, n'employérent pas à se reposer, le tems  que les attaques cessérent de la part des  Carthaginois: mais, sans faire eux-mêmes  aucune sortie, ils passérent les jours &  les nuits à refaire un nouveau mur à l'en droit où l'ancien étoit abbattu, & laissoit  la ville exposée. Les ennemis revinrent bientôt à la char ge, & attaquérent la ville avec plus de  chaleur que jamais: ensorte que les assié gés, étourdis par les cris qui retentissoient  de toutes parts, ne savoient de quel côté  ils devoient se tourner pour la défendre.
    Annibal lui-même encourageoit les siens  de la voix & de la main à l'endroit où il  faisoit avancer une tour mouvante, plus  élevée que toutes les fortifications de la  ville. Et par le moyen des catapultes &  balistes, qu'il avoit disposés à tous les é tages de cette tour, aiant tué ou renversé  à coups de pierre & de traits tous ceux  qui défendoient la muraille, il crut que le  moment étoit venu où il alloit se rendre  maitre de la ville. C'est pourquoi il en voya cinq cens Africains, avec des outils  propres à sapper le mur par le pié. Ils  n'eurent pas de peine à réussir: car les  pierres n'étoient pas liées ensemble avec  la chaux & le ciment, mais enduites de  simple mortier de terre, selon l'ancien  usage. Chaque coup de pic faisoit une  bréche beaucoup plus large que la place
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) où il avoit frappé, & des Compagnies en tiéres entroient dans la ville par ces ou vertures. Ce fut en cette occasion qu'ils s'empa rérent d'une éminence, où ils firent trans
    porter leurs machines, & qu'ils entouré rent d'un mur, pour avoir dans la ville  une espéce de forteresse qui dominât au  dessus de la ville même. Les Sagontins,  de leur côté, bâtirent un nouveau mur  dans la partie intérieure de la ville, qui  n'étoit pas encore au pouvoir de l'enne mi. Les deux partis se fortifient à l'envi,  & ils sont souvent obligés d'en venir aux  mains. Mais les assiégés, à force de re culer & de se retrancher en dedans, voient  leur ville diminuer de jour en jour. Ils  commençoient même à manquer de vi vres, la longueur du siége aiant consumé  toutes leurs provisions; & ils ne pouvoient  compter sur aucun secours étranger, les  Romains, leur unique espérance, étant  trop éloignés, & tout le pays d'alentour  étant au pouvoir de l'ennemi. Réduits à cette extrémité, Annibal leur  donna le tems de respirer un peu, aiant  été obligé de marcher promtement contre  les Carpetans & les Oretans, qui ve noient de reprendre les armes. Ces deux  peuples, irrités de la rigueur avec laquel le on faisoit des levées dans leur pays, s'é toient soulevés, & avoient même arrêté
         les Officiers d'Annibal. Mais surpris de
  la diligence de ce Général, ils rentrérent(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   aussitôt dans le devoir. La vigueur des assiégeans ne se rallentit  point pendant cette expédition. Mahar
    bal fils d'Himilcon, qu'Annibal avoit lais sé pour commander en sa place, travailla  avec tant d'ardeur, que les deux partis ne  s'apperçurent presque pas de son absence.  Cet Officier eut l'avantage dans tous les  combats qu'il livra aux Sagontins, & bat tit leurs murailles de trois béliers tout à
     la fois avec tant de furie, qu'Annibal à  son retour eut le plaisir de les voir entié rement ruïnées. Il fit donc avancer son  Armée contre la citadelle même. Les as siégés la défendirent avec beaucoup de  valeur, mais ne purent empêcher l'enne mi d'en prendre une partie. Sagonte étoit en cet état, lorsqu'Alcon(Alorque tente en vain de porter les Sagontins à un ac commode ment.)   Sagontin, & un Espagnol nommé Alor que, prirent sur eux de tenter quelque  voie d'accommodement. Le prémier,  sans consulter ses compatriotes, passa de  nuit dans le camp des assiégeans, ne de
    sespérant pas de fléchir Annibal par ses  priéres & par ses larmes. Mais, comme  il vit que ce Général vainqueur & irrité  étoit insensible à tout, & ne lui propo soit que des conditions extrêmement du res, devenant transfuge de négociateur  qu'il avoit prétendu être, il resta dans le  camp des Carthaginois, protestant qu'il  en couteroit la vie à quiconque oseroit  proposer aux Sagontins une telle capitula-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) tion. Or Annibal vouloit qu'ils satisfissent  les Turdetans sur tous leurs griefs; qu'ils  lui livrassent ce qu'ils avoient d'or & d'ar gent; & que sortant de la ville sans ar mes, ils allassent habiter le pays qu'il leur  assigneroit. Telles étoient les conditions auxquelles  Alcon soutenoit que les Sagontins ne se  soumettroient jamais. Cependant Alor
    que, qui servoit alors dans l'Armée d'An
        nibal, mais qui étoit hôte & ami des Sa gontins, ne fut pas de son sentiment. Per suadé au contraire, que quand on a tout  perdu, on perd aussi le courage, il se  chargea de la négociation. Etant donc  passé chez les assiégés, il livra ses armes  aux sentinelles, & demanda qu'on le con duisît au Préteur de Sagonte. Il y fut  suivi d'une foule de peuple de toute espé ce, qu'on fit écarter pour lui donner au dience dans le Sénat: il y parla en ces  termes.  Si Alcon votre concitoyen, après s'être  ingéré de demander des conditions de paix à
    Annibal, avoit eu assez de courage pour  vous rapporter celles qu'il lui avoit dictées,  il auroit été inutile que j'entreprisse ce voya ge, que je ne fais aujourd'hui ni comme Dé
    serteur, ni comme Député d'Annibal. Mais,  puisqu'il est resté parmi les ennemis, ou par  sa faute, s'il a feint mal à propos de vous  craindre; ou par la vôtre, si l'on ne peut
     vous dire la vérité sans péril; j'ai bien vou
                     lu faire cette démarche comme votre ancien(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  ami & votre hôte, afin de ne vous pas lais ser ignorer les moyens qui vous restent encore  d'obtenir la paix, & de vous sauver. Et  ce qui doit vous faire juger que votre seu le considération me fait agir, c'est que je ne  vous ai fait aucune proposition tant que  vous avez été en état de vous défendre par  vous-mêmes, ou que vous avez espéré d'être  secourus par les Romains. Maintenant que  vous n'attendez plus aucun secours de leur  part, & que ni vos murailles ni vos armes  ne peuvent vous défendre & vous mettre en  sureté, je viens vous offrir une paix plus né cessaire que favorable, & qui ne peut avoir  de lieu si vous n'en écoutez les conditions en
     vaincus, comme Annibal vous les propose en  vainqueur; & si vous ne regardez comme  un gain tout ce qu'on vous laisse, & non  comme une perte tout ce qu'on vous ôte, puis qu'à la rigueur tout appartient au victo rieux. Il veut que vous abandonniez une  ville qui est à moitié ruïnée, & dont il est  presque entiérement le maitre: mais il vous
     rend vos campagnes, & vous laisse la liber
        té d'en bâtir une nouvelle à l'endroit qu'il  vous désignera. Il vous ordonne de lui ap porter tout ce que vous avez d'or & d'ar gent, soit en public, soit en particulier:  mais il vous donne la vie & la liberté, à
     vous, à vos femmes, & à vos enfans, pour vu que vous sortiez de Sagonte sans armes.  Voila les loix que vous dicte un ennemi vain queur, & que l'état où vous vous trouvez
                     (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) vous engage à accepter, quelque tristes qu'el les soient. Je ne desespére pas, si vous vous
     abandonnez sans réserve à sa clémence, qu'il  ne tempére la dureté de ces conditions, &  ne vous en remette une partie. Mais quand  il les exigeroit toutes  à la rigueur, ne vau droit-il pas mieux vous y soumettre, que de  vous laisser égorger, & d'exposer vos fem mes & vos enfans à toutes les indignités  inévitables dans une ville prise d'assaut?  (Prise & ruïne de Sagonte.) Quand Alorque eut cessé de parler, les  prémiers du Sénat se séparérent d'avec le  peuple, qui étoit accouru en foule pour  l'entendre; & sans lui donner aucune ré ponse, ils firent porter tout l'argent du  trésor public, & tout celui qu'ils avoient  chez eux, dans un feu qu'ils avoient fait  allumer exprès dans la place publique; &  la plupart se précipitérent eux-mêmes au  milieu des flammes. Une résolution si desespérée avoit déja  jetté la consternation dans toute la ville,  lorsque l'on entendit du côté de la citadel
    le un fracas qui ne donna pas moins d'ef
        froi. Il étoit excité par la chute d'une  tour que les ennemis battoient depuis long tems. Une cohorte de Carthaginois étant  entrée brusquement par l'ouverture que  cette tour laissa en tombant, fit avertir
    Annibal que la ville n'avoit plus de défen se de ce côté-là. Le Général, sans per dre un moment, l'attaque avec toutes ses  forces, ordonnant à ses soldats de tuer
  tous ceux qui étoient en âge de porter les(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   armes. Cet ordre étoit cruel; mais l'évé nement fit connoitre qu'il étoit nécessaire.  Car à quoi auroit servi le ménagement  qu'on eût eu pour des furieux, qui, ou s'é tant enfermés dans leurs maisons s'y brulé rent avec leurs femmes & leurs enfans, ou  les armes à la main se défendirent en deses pérés, & ne les quitérent qu'en perdant la  vie. C'est ainsi qu'Annibal, après huit mois  de soins & de peines, prit la ville d'assaut.  Quoique les habitans eussent à dessein gâté  & ruïné tout ce qu'ils avoient de plus beau  & de plus magnifique, & que le vainqueur  irrité eût fait main basse sur les vaincus  sans aucune distinction d'âge ni de sexe, on  y fit un butin prodigieux d'argent, de pri
        sonniers, & de meubles. Annibal mit l'ar gent à part, pour servir à ses desseins; il  distribua aux soldats, chacun selon son mé rite, ce qu'il avoit fait de prisonniers; & il  envoya tout ce qu'il y avoit de précieux  en meubles & en étoffes à Carthage. Le  succès répondit à tout ce qu'il avoit pro jetté. Les soldats devinrent plus hardis à  s'exposer: les Carthaginois se rendirent avec  plaisir à tout ce qu'il demandoit d'eux: &  avec l'argent dont il s'étoit abondamment  fourni, il se vit en état d'exécuter les grands
         projets qu'il avoit formés. Annibal, après la  prise de Sagonte, se retira à Carthagéne,  pour y passer l'hiver. Les Ambassadeurs qu'on avoit envoyés(Trouble)  (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218. & douleur que cause à Rome la prise de Sagonte. Liv. I. 16.) à Carthage étoient à peine revenus à Ro me, qu'on y apprit la prise & la ruïne de  Sagonte. Il est difficile d'exprimer quelles  furent à Rome la douleur & la consterna tion qu'y causa cette triste nouvelle. La compassion que l'on eut pour cette ville in fortunée, la honte d'avoir manqué à secou rir de si fidéles Alliés, une juste indignation  contre les Carthaginois auteurs de tant de
     maux: tous ces sentimens causérent un si  grand trouble, qu'il ne fut pas possible dans  les prémiers momens de prendre aucune ré solution, ni de faire autre chose que de s'af fliger & de répandre des larmes sur la ruïne  d'une ville, qui avoit été la malheureuse vic time de son inviolable attachement pour les  Romains, & de l'imprudente lenteur dont  ceux-ci avoient usé à leur égard. A ces prémiers sentimens succédérent  bientôt de vives allarmes sur leur état &  sur leurs propres dangers, croyant déja voir
    Annibal à leur porte.Ils considéroient „qu'ils  n'avoient jamais eu affaire à un ennemi  si belliqueux & si redoutable, & que les  Romains n'avoient jamais été si peu a guerris qu'ils l'étoient alors. Que ce qui  s'étoit passé entr'eux & les habitans de  Sardaigne, de Corse, de l'Istrie, & de  l'Illyrie, pouvoit être regardé comme un  exercice pour leurs troupes, plutôt
     que comme une guerre dans les formes.
     Qu'Annibal étoit à la tête d'une Armée  de soldats vétérans, accoutumés depuis  vingt-trois ans à combattre & à vaincre,
  parmi les nations les plus belliqueuses de(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   l'Espagne, sous la conduite d'un Géné ral des plus braves & des plus entrepre nans. Qu'après les avoir rendu encore  plus fiers & plus hardis par la prise de la  ville la plus opulente de toute l'Espagne,  il étoit prêt de passer l'Ebre, traînant  après lui les nations les plus belliqueuses  de la province, qui étoient venues se ran ger sous ses drapeaux. Que les Gaulois,  toujours avides de combats, grossiroient  encore son Armée quand il passeroit sur  leurs terres. Qu'ils se verroient obligés  de combattre contre tous les peuples de  l'Univers sous les murailles de Rome, &  pour le salut de Rome même.“ Quand les esprits furent un peu revenus(Guerre résolue à Rome contre les Carthagi nois. Dé partement des pro vinces en tre les Consuls. Liv. XXI. 17.)   à eux, on convoqua l'Assemblée du Peuple,  & la guerre contre les Carthaginois y fut  résolue. Les Consuls tirérent les Provinces
         au sort. L'Espagne échut à Scipion, l'A
        frique avec la Sicile à Sempronius. Le Sé nat fixa à six légions le nombre des trou pes Romaines qui devoient servir cette an née. Chaque Légion Romaine étoit alors  composée de quatre mille hommes de pié,  & de trois cens chevaux: il laissa à la dis crétion des Consuls le nombre des Alliés  qu'ils y voudroient joindre: mais ils eurent  ordre de ne rien épargner, pour avoir une  Flotte des plus puissantes & des mieux  équipées. On donna à Sempronius deux Légions  Romaines: seize mille hommes de pié, &
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) dix-huit cens chevaux des Alliés: cent soi xante galéres à cinq rangs de rames, &  douze galliotes. Ce fut avec ces forces de
         terre & de mer qu'on envoya Sempronius  en Sicile, avec ordre de passer en Afrique,  supposé que son collégue fût en état, avec
         les troupes qui lui restoient, d'empêcher An
            nibal d'entrer en Italie. Comme celui-ci venoit par terre, on ne
     laissa à Scipion que soixante galéres. Il avoit  de troupes Romaines deux légions; & de  troupes des Alliés, quatorze mille hommes  de pié, & seize cens chevaux. On avoit envoyé dans la Gaule Cisalpi ne, avant même qu'on attendît de ce côté-  là les Carthaginois, le Préteur L. Manlius  avec deux légions Romaines, dix mille  hommes de pié, mille chevaux des Alliés. Les entreprises publiques, grandes ou pe tites, commençoient toujours à Rome par
     des actes de Religion, sans quoi ils ne cro yoient pas pouvoir se flater d'un heureux  succès. On décerna donc des processions  par la ville, & des priéres publiques dans  les Temples, pour obtenir la protection des
    Dieux pendant la guerre à laquelle le Peu ple Romain se préparoit. (Les Am bassa deurs Ro mains dé clarent la guerre aux Carthagi nois. Liv. XXI. 18.) Après qu'on eut pris à Rome toutes ces  mesures, le Sénat, pour n'avoir rien à se  reprocher, jugea à propos d'envoyer en  Afrique, avant que de commencer la guer re, des Ambassadeurs qui furent choisis d'en tre les principaux de cette auguste Compa gnie. Ils devoient demander au Sénat de
  Carthage, si c'étoit par son ordre qu'Anni(
                            An.
                         R. 534. Av. J. C. 218. Polyb. III. 187.)  bal avoit assiégé Sagonte; & si la réponse  étoit affirmative, comme il y avoit apparen ce, déclarer la guerre au Peuple de Cartha ge de la part de celui de Rome. Dès qu'ils  furent arrivés à Carthage, & qu'ils eurent
     obtenu audience, Fabius, qui étoit à la tê te de l'Ambassade, sans autre préliminaire,  exposa la commission dont il étoit chargé.
     Alors un des prémiers du Sénat prenant la  parole: Vos prémiers Ambassadeurs, dit-il,
    en demandant qu'on vous livrât Annibal,  sous prétexte qu'il avoit assiégé Sagonte de  son propre mouvement, nous avoient bien fait  connoitre jusqu'où vous portez l'orgueil. Cette  seconde Ambassade est plus modérée en appa rence, mais elle est dans le fond plus injuste  & plus violente encore que la prémiére. Vous
         n'en vouliez d'abord qu'à la personne d'An
            nibal: aujourd'hui vous attaquez tous les  Carthaginois, à qui vous voulez arracher  l'aveu de leur faute prétendue, pour prendre  droit sur cet aveu de leur en demander sur  le champ la réparation. Pour moi, il me  semble que la question entre vous & nous
         n'est pas de savoir si Annibal, en assiégeant  Sagonte, a agi par lui-même, ou par notre  commandement; mais si cette entreprise étoit  juste ou non. La prémiére question n'intéresse  que nous. Il n'appartient qu'à nous de juger  notre citoyen, & d'examiner s'il a entrepris  la guerre de lui-même, ou par nos ordres.  Tout ce que vous pouvez discuter ici avec  nous, se borne à savoir si le siége de Sagonte
                     (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) est une contravention au Traité. Mainte nant, puisque vous nous fournissez vous-mê mes la distinction entre les entreprises que  les Généraux font de leur chef, & celles  qu'ils font par l'autorité publique; j'avoue
     que le Consul Lutatius a fait avec nous un  Traité, dans lequel il y a une clause qui  met les Alliés des deux Peuples à couvert de  toute insulte. Il n'y est pas dit un mot des  Sagontins, qui alors n'étoient pas encore vos  Alliés. Vous me repondrez sans doute que  dans le Traité que vous fites quelque tems
     après avec Asdrubal, les Sagontins sont ex pressément nommés. J'en conviens. Mais à  cette objection je n'ai autre chose à répondre,  que ce que vous m'avez appris vous-mêmes.  Vous avez prétendu que vous n'étiez point
     tenu d'exécuter le prémier Traité de Luta
        tius, parce qu'il n'avoit point été confirmé  par le Peuple & le Sénat de Rome. Et c'est  par cette raison qu'on en a fait un second,  qui a été ratifié par ces deux Ordres. Nous  convenons de ce principe. Si donc les Traités  de vos Généraux ne vous engagent point, à  moins que vous ne les ayiez approuvés, celui
     qu'Asdrubal a fait avec vous sans nous con sulter, n'a pu nous engager non plus. Ainsi  cessez de parler de Sagonte & de l'Ebre, &  faites enfin éclater le projet que vous tenez  depuis si longtems renfermé dans votre cœur. Alors Fabius, montrant un pan de sa ro be qui étoit plié: Je porte ici, dit-il d'un  ton fier, la paix & la guerre; c'est à vous  de choisir l'un des deux. Sur la réponse qu'on
  lui fit, qu'il pouvoit lui-même choisir: Je(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  vous donne donc la guerre, dit-il en laissant  tomber le pli de sa robe. Nous l'acceptons  de bon cœur, & la ferons de même, repli quérent les Carthaginois avec la même fier té. Cette maniére simple & franche d'inter(Frivoles raisons des Car thaginois pour justi fier le sié ge de Sa gonte. Polyb. III. 175. 176. Liv. XXI. 19.)  roger les Carthaginois, puis sur leur répon se de leur déclarer la guerre, parut aux Ro mains plus convenable à la dignité de leur
    caractére, que si l'on se fût amusé à sub tiliser sur l'interprétation des Traités, sur tout depuis que la prise & la ruïne de Sa gonte avoient rompu toute espérance de  paix. Car s'il se fût agi d'entrer en dispute,  il auroit été aisé de repliquer au Sénateur  Carthaginois, qu'il avoit tort de comparer
     le prémier Traité de Lutatius qui fut chan
    gé, avec celui d'Asdrubal; puisqu'il étoit ex pressément marqué dans celui de Lutatius, qu'il n'auroit de force, qu'aut ant qu'il au roit été approuvé par le Peuple Romain: au lieu qu'il n'y avoit aucune exception sem
    blable dans celui d'Asdrubal, & que ce der nier avoit été confirmé par un silence de
     tant d'années du vivant d'Asdrubal même,  & depuis sa mort. Après tout, quand on
     s'en seroit tenu au Traité de Lutatius,  les Sagontins étoient suffisamment compris  dans les termes généraux d'Alliés des deux  Peuples; cette clause n'énonçant pas ceux  qui l'étoient alors, & n'exceptant point  ceux qui pourroient le devenir dans la suite.  Or les deux Peuples s'étant réservé là-dessus
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) une entiére liberté pour l'avenir, étoit-il
     jufte, ou qu'ils n'admissent aucune nation  dans leur alliance, quelque service qu'ils en  eussent reçu; ou qu'ils ne protégeassent pas  celle qu'ils y auroient admise? Tout ce que  les Romains & les Carthaginois pouvoient  exiger réciproquement les uns des autres,  c'est qu'ils ne chercheroient point à se dé baucher leurs Alliés; & que s'il se trouvoit  quelque Peuple qui voulût passer du parti  des uns à celui des autres, il ne seroit point  reçu. (Véritable cause de la seconde Guerre Punique.) Polybe, dont Tite-Live a tiré tout ce  raisonnement, ajoute une réflexion, que ce lui-ci n'auroit pas dû omettre. Ce seroit,
         dit-il, se tromper grossiérement, que de re
            garder la prise de Sagonte par Annibal com me la prémiére & véritable cause de la se conde Guerre Punique. Elle en fut le com mencement, mais non la cause. Le regret  qu'eurent les Carthaginois d'avoir cédé trop
         facilement la Sicile par le Traité de Luta
            tius qui termina la prémiére Guerre Puni que; l'injustice & la violence des Romains,  qui profitérent des troubles excités dans l'A frique pour enlever encore la Sardaigne aux  Carthaginois, & pour leur imposer un nou
        veau tribut; enfin les heureux succès & les  conquêtes de ces derniers dans l'Espagne,  qui donnérent de l'inquiétude aux uns, &  inspirérent du courage & de la fierté aux  autres: voilà quelles furent les véritables  causes de la rupture du Traité. Si l'on s'en  tenoit simplement à la prise de Sagonte,
  tout le tort seroit du côté des Carthaginois,(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   qui ne pouvoient, sous aucun prétexte rai sonnable, assiéger une ville comprise certai nement, comme Alliée de Rome, dans le
         Traité de Lutatius. Les Sagontins, il est  vrai, n'avoient pas encore fait alliance avec  les Romains lors de ce Traité: mais il est  évident que ce même Traité n'ôtoit point  aux deux Peuples la liberté de faire de nou veaux Alliés. A n'envisager les choses que  de ce côté, les Carthaginois auroient été  absolument inexcusables. Mais si l'on re monte plus haut, & qu'on aille jusqu'au  tems où la Sardaigne fut enlevée par force  aux Carthaginois, & où sans aucune raison  on leur imposa un nouveau tribut; il faut
         avouer (c'est toujours Polybe qui parle)  que sur ces deux points la conduite des  Romains ne peut être excusêe en aucune  sorte, étant fondée uniquement sur l'injus tice & sur la violence. Certainement c'est  une tache à leur gloire, que nulle de leurs  plus belles actions ne peut effacer. Je de mande seulement si l'injustice notoire des  Romains qui étoit précédente, dispensoit  les Carthaginois d'observer un Traité con clu dans toutes les formes, & si c'étoit une
         raison légitime d'entrer en guerre avec eux?  Il est bien rare que dans ces sortes de dis cussions de Traités on agisse de bonne foi,  & qu'on se fasse un devoir de n'y suivre  pour guide & pour interpréte que la justi ce. Les Ambassadeurs de Rome, selon l'or(Les Am)  (An. R. 534. Av. J. C. 218. bassadeurs Romains passent en Espagne & dans la Gaule. Liv. XXI. 19. 20.) dre qu'ils en avoient reçu en partant, pas sérent de Carthage en Espagne, pour tâcher  d'attirer les peuples de cette province dans
     l'amitié des Romains, ou au moins pour  les détourner de celle des Carthaginois. Les  (*) Bargusiens qu'ils visitérent les prémiers,  n'étant pas contens des Carthaginois dont  le joug leur étoit devenu insupportable, les  reçurent avec beaucoup de bienveillance;  & leur exemple fit naître à' la plupart des
    nations qui sont au-delà de l'Ebre, le desir  de passer dans un nouveau parti. Les Am bassadeurs Romains s'adressérent ensuite aux  Volsciens. Mais la réponse qu'ils en reçu rent s'étant répandue dans toute l'Espagne,  fit perdre aux autres peuples l'inclination  qu'ils pouvoient avoir de s'allier avec les  Romains. N'êtes-vous pas honteux, leur  dit le plus ancien de l'Assemblée où ils eu rent audience, de demander que nous préfé rions votre amitié à celle des Carthaginois,  après ce qu'il en vient de couter aux Sagon tins, que vous, leurs Alliés, avez traités  avec plus de cruauté en les abandonnant,
     qu'Annibal leur ennemi en ruïnant leur vil le. Je vous conseille d'aller chercher des  amis dans les pays où le desastre des Sagon tins n'est point encore connu. Les ruïnes de  cette malheureuse ville sont pour tous les  peuples d'Espagne une leçon, triste à la vé rité mais salutaire, qui doit leur apprendre 
                        
                            130
                        
                      à ne se point fier aux Romains. Après ce(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   discours, on leur ordonna de sortir sur le  champ des terres des Volsciens. Ils ne fu rent pas mieux traités par les autres nations  Espagnoles à qui ils s'adressérent. Ainsi,  aiant inutilement parcouru toute l'Espagne,  ils passérent dans la Gaule, & vinrent d'a bord à (a) Ruscinon. Les Gaulois étoient dans l'usage de venir  aux Assemblées tout armés; ce qui offrit  d'abord aux yeux des Romains un objet as sez effrayant. Ce fut bien pis encore, lors
    qu'après avoir vanté la gloire & la valeur  des Romains, & la grandeur de leur Em pire, ils eurent demandé aux Gaulois de ce  canton, de refuser le passage sur leurs ter res & par leurs villes aux Carthaginois, qui
     portoient la guerre en Italie. Car il s'éleva  dans l'Assemblée un si grand murmure, ac compagné d'éclats de rire, que les Magis trats & les Anciens eurent bien de la peine  à calmer l'impétuosité de la Jeunesse: tant
     il parut que c'étoit manquer de raison, &  même de pudeur, que de demander aux  Gaulois que pour épargner l'Italie, ils se  chargeassent eux-mêmes d'une guerre dange reuse, & exposassent leurs terres au pillage  pour conserver celles d'autrui. Le tumulte  étant enfin appaisé, le plus ancien répondit  aux Ambassadeurs, „que les Gaulois n'a voient jamais reçu ni des Romains aucun 
                        
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                      (
                        An.
                     R. 534. A. J. C. 218.) service, ni des Carthaginois aucune injure,  qui dût les engager à prendre les armes  pour les uns contre les autres. Qu'ils  apprenoient au contraire que leurs com patriotes établis en Italie étoient fort mal traités par les Romains, chassés des ter res qu'ils avoient conquises, chargés de  tributs, & outragés en toute façon.“ Ils ne furent pas traités plus favorable ment dans tout le reste de la Gaule. Les  Marseillois furent les seuls qui les reçurent  comme hôtes & comme amis. Ces Alliés,  aussi attentifs que fidéles, apprirent aux Ro mains tout ce qu'ils avoient intérêt de sa voir, après s'en être informés eux-mêmes  avec beaucoup de soin. Ils leur firent en
    tendre qu'Annibal avoit déja pris les devans,  pour s'assurer de l'amitié des Gaulois: mais
     que cette nation, féroce & avide d'argent,  ne lui demeureroit attachée, qu'autant qu'il  auroit soin de gagner les Chefs à force de  présens. Aiant ainsi parcouru les différentes con trées de l'Espagne & de la Gaule, ils arri vérent à Rome, immédiatement après que  les Consuls furent partis pour leurs provin
    ces, & trouvérent tous les citoyens occupés  de la guerre qu'ils alloient avoir sur les bras,
     personne ne doutant plus qu'Annibal n'eût  déja passé l'Ebre. (Annibal se prépare à passer en Italie. Dé nombre) Ce Général, après la prise de Sagonte,  étoit allé prendre ses quartiers d'hiver à Car thagéne. Ce fut-là qu'il apprit tout ce qui  s'étoit passé à son sujet, tant a Carthage qu'à
  Rome. Ainsi se regardant non seulement(An. R. 534. Av. J. C. 218. ment des Armées Carthagi noises. Polyb. III. 187-188. Liv. XXI. 21. 22.)   comme le chef, mais encore comme l'au teur & la cause de la guerre, il distribua ou  vendit ce qui restoit de butin; & persuadé  qu'il n'avoit point de tems à perdre, après  avoir assemblé les soldats Espagnols: Je  crois, leur dit-il, mes amis, que vous voyez  bien vous-mêmes, qu'après avoir pacifié tou te l'Espagne, le seul parti que nous avons  à prendre, si nous ne voulons pas quiter les  armes & congédier nos Armées, c'est de porter  la guerre ailleurs. Car nous ne pouvons pro curer à ces nations-ci les avantages de la paix  & de la victoire, qu'en marchant contre des  peuples dont la défaite nous puisse acquérir  de la gloire & des richesses. Mais, comme  nous allons entreprendre une guerre éloignée,  & qu'il peut arriver que nous ne reviendrons  pas si-tôt dans notre patrie, si quelques-uns  de vous ont envie d'aller voir leur pays &  leur famille, je leur en donne la permission.  Vous vous rassemblerez aux prémiers jours du  printems, afin que sous la protection des
    Dieux nous allions commencer une guerre qui  nous comblera de gloire & de biens. Ce congé qu'il leur accorda de lui-même  leur fit beaucoup de plaisir, parce qu'ils a voient presque tous un desir extrême de re voir leur patrie, dont ils prévoyoient qu'ils  pourroient être longtems éloignés. Le re pos dont ils jouirent pendant tout l'hiver,  placé entre les travaux qu'ils avoieut déja  soufferts, & ceux qu'ils devoient essuyer
     dans la suite, rendit à leurs corps & à leurs
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) courages toute la vigueur dont ils avoient  besoin pour exécuter de nouvelles entrepri ses. Ils se trouvérent au rendez-vous dès le  commencement du printems. (Voyage d'Annibal à Cadiz. Liv. XXI. 21.) Annibal aiant fait la revue des différentes  nations qui composoient son Armée, retour na à Gadès, Colonie Phénicienne aussi-bien  que Carthage, pour acquiter les vœux qu'il  avoit faits à Hercule, & il en fit de nou
        veaux à ce Dieu, pour obtenir un heureux (Il pour voit à la fureté d'A frique. Polyb. III. 187.) succès dans ses desseins. Mais, n'étant pas  moins occupé du soin de défendre sa patrie,  que de celui d'attaquer ses ennemis, il réso lut de laisser en Afrique des forces assez  considérables pour la mettre à couvert con tre les entreprises des Romains, en cas qu'ils  prissent le parti d'y faire des descentes par  mer, tandis qu'il traverseroit l'Espagne &  la Gaule pour se rendre par terre en Italie.  Pour cet effet il fit faire des levées en A frique & en Espagne, sur-tout de frondeurs  & de gens de trait: mais il voulut que les  Africains servissent en Espagne, & les Es pagnols en Afrique, persuadé qu'ils vau droient mieux dans un pays étranger que  dans le leur propre, sur-tout aiant contrac té par cet échange une obligation récipro que de se bien d%efendre. Il envoya en A frique treize mille huit cens cinquante hom mes de pié armés de boucliers légers, & huit  cens soixante-dix frondeurs des Iles Baléa res, avec douze cens cavaliers de différens  pays. Il mit une partie de ces troupes en  garnison dans Carthage, & distribua le res
 te dans l'Afrique. En même tems il or(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  donna qu'on levât dans les différentes villes  de la province quatre mille hommes de jeu nesse choisie, qu'il fit conduire à Carthage,  autant pour y servir d'ôtages, que pour dé fendre la ville. Il ne crut pas devoir négliger l'Espagne,(Et à celle d'Espagne, où il laisse son frére Asdrubal. Liv. XXI. 22. Polyb. III. 189.)   d'autant plus qu'il étoit informé que les Am bassadeurs de Rome avoient fait tous leurs  efforts pour engager les peuples dans leurs  intérêts. Il chargea son frére, homme hardi  & actif, de la défendre, & lui donna pour  cet effet des forces tirées la plupart de l'A frique: savoir, onze mille huit cens cin quante hommes de pié Africains, trois cens  Liguriens, cinq cens frondeurs Baléares. A  ces secours d'infanterie, il ajouta quatre cens  cinquante cavaliers Libyphéniciens, dix-huit  cens tant Numides que Maures, de ceux  qui habitent le long de l'Océan, & deux  cens Ilergétes, nation Espagnole. Et afin  qu'il n'y manquât rien de ce qui faisoit alors  la force des Armées de terre, il y joignit  vingt & un éléphans. Enfin, comme il ne  doutoit pas que les Romains n'agîssent sur  mer où ils avoient remporté une célébre  victoire qui avoit terminé la prémiére guer re entr'eux & les Carthaginois, il lui laissa,  pour défendre les côtes, cinquante galéres à  cinq rangs de rames, deux à quatre rangs,  & cinq à trois. Il donna à son frére de sa ges avis sur la maniére dont il devoit se con duire, soit par raport aux Espagnols, soit
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) par raport aux Romains s'ils venoient l'atta quer. On voit ici dès le commencement de cet
    te guerre, dans la personne d'Annibal, le  modéle d'un excellent Général, à la sage
    prévoyance duquel rien n'échape, qui don ne ses ordres par-tout où ils sont nécessai res, qui prend de bonne heure toutes les  mesures capables de faire réussir ses desseins,  qui suit constamment ceux qu'il a pris, &  qui n'en forme que de grands; qui fait pa roître une si parfaite connoissance de la  guerre, que, s'il eût été moins jeune, elle
     auroit passé pour l'effet d'une expérience  consommée.
                        §. II.
                        
                    
 
                        Annibal s'assure de la bonne volonté des  Gaulois. Il marque aux troupes le jour du
         départ. Songe & vision d'Annibal. Il
         marche vers les Pyrénées. Chemin qu'An
            nibal eut à faire pour passer de Carthagé ne en Italie. Les Gaulois favorisent le
         passage d'Annibal sur leurs terres. Révol te des Boyens contre les Romains. Défai-
         te du Préteur Manlius. Les Consuls par-
         tent chacun pour leur province. P. Scipion  arrive par mer à Marseille. Il apprend
         qu'Annibal est près de passer le Rhône.
         Passage du Rhône par Annibal. Rencontre  des détachemens envoyés par les deux par-
         tis. Députation des Boyens vers Annibal.  Il harangue les soldats avant que de s'en
                     gager dans les Alpes. P. Scipion trouve
            Annibal parti. Celui-ci continue sa route  vers les Alpes. Pris pour arbitre entre  deux fréres, il rétablit l'ainé sur le trône.
             Célébre passage des Alpes par Annibal.  Grandeur & sagesse de l'entreprise de ce  Général.  
                        
                            Annibal
                        
                     aiant pourvu à la sureté(Annibal s'assure de la bonne volonté des Gau lois. Polyb. III. 188.)   de l'Afrique & de l'Espagne, n'attendoit  plus que l'arrivée des couriers que les Gau lois devoient lui envoyer, & les instructions  qu'il espéroit d'eux touchant la fertilité du  pays qui est au pié des Alpes & le long du  Pô; le nombre des habitans; si c'étoient des  gens belliqueux; si de la guerre qu'ils a voient eue peu auparavant contre les Ro mains, il leur restoit quelque sentiment d'in dignation contre leurs vainqueurs. Il comp
        toit beaucoup sur cette nation. C'est pour  cela qu'il avoit dépêché avec soin à tous  les petits Rois des Gaules, tant à ceux qui  régnoient en-deçà des Alpes, qu'à ceux  qui demeuroient dans ces montagnes mê mes, résolu de ne combattre contre les
         Romains qu'en Italie, & jugeant bien qu'il  avoit besoin du secours des Gaulois pour  vaincre les obstacles qu'il trouveroit sur son  passage. Il eut donc soin de gagner par des  présens leurs Chefs qu'il savoit en être fort  avides, & de s'assurer par-là de l'affection  & de la fidélité d'une partie des peuples.  Enfin les couriers arrivérent, & lui appri rent les dispositions des Gaulois qui l'atten-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) doient avec impatience, la hauteur extra ordinaire des Alpes, la peine qu'il devoit  s'attendre à essuyer dans ce passage, quoi qu'absolument il ne fût pas impraticable. (Il marque aux trou pes le jour du départ. Polyb. III. 189.) Dès que le printems fut venu, Annibal  songea à faire sortir ses troupes des quartiers  d'hiver. Les nouvelles qu'il avoit reçues de  Carthage sur ce qui s'y étoit fait en sa faveur,  l'avoient extrêmement encouragé. Sûr de la  bonne volonté des Citoyens, il commença  pour lors d'annoncer ouvertement aux sol dats la guerre contre les Romains. Il leur  représenta „de quelle maniére les Romains  avoient demandé qu'on le leur livrât, lui  & tous les Officiers de l'Armée. Il leur  parla avec avantage de la fertilité du pays  où ils alloient entrer, de la bonne volon té des Gaulois, & de l'alliance qu'ils de voient faire ensemble“. Les troupes lui  aiant marqué qu'elles étoient prêtes à le sui vre par-tout, il loua leur courage, leur an nonça le jour du départ, & congédia l'As semblée. (Songe & vision d'Annibal. Liv. XXI. 22.) Au jour marqué, Annibal se met en mar che à la tête de quatre-vingts-dix mille hom mes de pié, & d'environ douze mille che vaux. Il passa près (a) d'Etovisse, &  s'avança vers l'Ebre, sans s'éloigner des cô tés maritimes. Ce fut là qu'il aperçut en  songe, à ce qu'on dit, un jeune homme  d'une figure & d'une taille au dessus de l'hu 
                        
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                       maine, & qui se disoit envoyé par Jupiter(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   pour conduire Annibal en Italie. On ajou te qu'il lui ordonna de le suivre sans détour ner la vue de dessus lui pour la porter ail leurs. Qu'en effet il le suivit d'abord avec
         un respect mêlé de frayeur, sans tourner les  yeux d'aucun autre côté. Mais qu'ensuite,  ne pouvant résister à une curiosité si natu relle aux hommes, sur-tout dans les choses  défendues, il tourna la tête pour voir quel  pouvoit être l'objet dont on lui avoit inter dit la vue. Qu'alors il aperçut un serpent  d'une grandeur énorme, qui se rouloit en tre des arbrisseaux, qu'il renversoit à droite &  à gauche avec un grand fracas. Qu'en mê me tems le tonnerre commença à gronder,  accompagné d'un orage épouvantable. Qu'en
        fin aiant demandé ce que signifioit ce pro
            dige, on lui répondit qu'il présageoit la déso
        lation de l'Italie; mais qu'il continuât sa rou te, sans chercher un plus grand éclaircisse
        ment sur un événement que les Destins vou loient tenir caché. Quoi qu'il en soit de ce songe, duquel(Il marche vers les Pyrénées. Polyb. III. 189. 190. Liv. XXI. 23.)  Polybe ne dit rien, Annibal passa l'Ebre,  attaqua les* peuples qui habitoient sur la  route depuis l'Ebre jusqu'aux Monts Pyré nées, donna plusieurs combats sanglans, où  il perdit lui-même assez de monde. Il sou mit néanmoins cette contrée, dont il don
    na le gouvernement à Hannon, afin d'être 
                        
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                      (An. R. 534. Av. J. C. 218.) le maitre des défilés qui séparent l'Espagne  d'avec la Gaule. Il lui laissa pour gardes ces  passages, & pour contenir les habitans du  pays, dix mille hommes de pié & mille de  cavalerie, & lui confia les bagages de ceux  qui devoient le suivre en Italie. Annibal apprit que trois mille Carpetans,  effrayés de la longueur du chemin, & de la  hauteur des Alpes qu'ils se représentoient  comme insurmontables, avoient repris le  chemin de leur pays. Il vit bien qu'il ne ga gneroit rien s'il entreprenoit de les retenir  par la douceur, & craignit aussi d'aigrir les
        esprits féroces des autres, s'il employoit la
         force. Il usa d'adresse & de politique, &  congédia, outre ce nombre, plus de sept  mille soldats, à qui il s'étoit aperçu que cette  guerre ne plaîsoit pas davantage, feignant  que c'étoit pareillement par son ordre que les
         Carpetans s'étoient retirés. Par cette sage  conduite, il prévint le mauvais effet qu'au roit pu produire dans l'Armée la désertion  des Carpetans, si elle y eût été connue; &  il laissa aux troupes l'espérance d'obtenir leur  congé quand elles voudroient: motif puis sant pour les engager à le suivre de bon  cœur, & à ne point s'ennuyer du service. L'Armée se trouvant alors déchargée de  ses bagages, & composée de cinquante mil le hommes de pié, de neuf mille chevaux,
     & de trente-sept éléphans, Annibal lui fait  prendre sa marche par les Monts Pyrénées  pour aller passer le Rhône. Cette Armée é toit formidable, moins par le nombre, que
  par la valeur des troupes, qui avoient servi(An. R. 534 Av. J. C. 218.)   plusieurs années en Espagne, & qui y avoient
     appris le métier de la guerre sous les plus  habiles Capitaines qu'eût jamais eu Cartha ge. Polybe nous donne en peu de mots une(Chemin qu'Anni bal eut à faire pour passer de Carthagé ne en Ita lie. Polyb. III. 192. 193.)   idée fort nette de l'espace des lieux que de
        voit traverser Annibal pour arriver en Italie.  On compte depuis Carthagéne d'où il partit  jusqu'à l'Ebre, deux mille deux cens stades:  (110* lieues.) Depuis l'Ebre jusqu'à Em porium, petite ville maritime qui sépare l'Es pagne de la Gaule selon Strabon, seize cens  stades: (80 lieues.) Depuis Emporium jus qu'au passage du Rhône pareil espace de sei ze cens stades: (80 lieues.) Depuis le pas sage du Rhône jusqu'aux Alpes, quatorze  cens stades: (70 lieues.) Depuis les Alpes  jusques dans les plaines de l'Italie, douze  cens stades: (60 lieues.) Ainsi depuis Car thagéne jusqu'en Italie, l'espace est de huit  mille stades, c'est-à-dire de quatre cens  lieues. Ces mesures doivent être justes; car
        Polybe marque que les Romains avoient dis tingué cette route avec soin par des espaces  de huit stades, c'est-à-dire par des milles  Romains. Annibal aiant passé les Pyrénées, alla cam(Les Gau lois favo risent le passage d'Annibal sur leurs terres.)  per auprès de la ville (a) d'Iilibére. Les 
                        
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                      (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218. Polyb. III. 195. Liv. XXI. 24.) Gaulois savoient bien que c'étoit à l'Italie  qu'il en vouloit, & ils avoient témoigné d'a bord assez de bonne volonté aux Députés
         qu'Annibal leur avoit envoyés. Mais appre nant qu'il avoit soumis par la force plusieurs  peuples d'Espagne au-delà des Monts Pyré nées, & qu'il avoit laissé de fortes garnisons  dans leur pays pour les tenir en bride; la  crainte de se voir asservis comme eux les fit  courir aux armes, & ils s'assemblérent en  assez grand nombre auprès de (a) Ruscinon.
        Annibal en étant averti, craignit le retarde ment qu'ils pouvoient apporter à son passa ge, beaucoup plus que la force de leurs ar mes. C'est ce qui l'obligea d'envoyer des  Deputés aux petits Rois du pays, pour leur  demander une entrevue. „Il leur donna le  choix, ou de le venir trouver auprès d'Il libére où il étoit campé, ou de souffrir  que lui-même s'approchât de Ruscinon,  afin que la proximité facilitât leurs entre tiens. Que pour lui il les recevroit avec  joie dans son camp, & ne balanceroit pas  un moment à les aller trouver dans le leur  s'ils l'aimoient mieux. Que les Gaulois  devoient le regarder comme un hôte, &  non comme un ennemi; & qu'à moins  qu'ils ne l'y forçassent, il ne tireroit point  l'épée qu'il ne fût arrivé en Italie“. Voilà ce  qu'il leur fit entendre par ses Députés. Mais  leurs Princes étant venus eux-mêmes sur le
         champ le trouver à Illibére, ils furent si 
                        
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                       charmés de la bonne reception qu'il leur fit,(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   & des présens qu'ils reçurent de lui, qu'ils  laissérent à son Armée toute la liberté dont  elle avoit besoin pour traverser le pays, en  passant à côté de Ruscinon. Cependant les Romains apprirent par les
     Députés de Marseille, qu'Annibal avoit pas sé l'Ebre. Ce fut un nouvel éguillon qui de voit hâter les Romains d'exécuter leur pro jet d'envoyer en Espagne une Armée sous le
     commandement de P. Cornélius, & une
     autre en Afrique sous la conduite de Tibé
        rius Sempronius. Mais, quelque diligence  qu'ils fissent, ils ne purent prévenir celle de  leur ennemi. Pendant que les deux Consuls levérent des(Révolte des Boyens. Polyb. III. 193. 194. Liv. XXI. 25. 26.)   troupes, & firent les autres préparatifs, on  se pressa de finir ce qui regardoit les Colo nies qu'on avoit auparavant destiné d'en voyer dans la Gaule Cisalpine. On enfer ma les villes de murailles, & l'on donna or dre à ceux qui devoient y habiter, de s'y  rendre dans l'espace de trente jours. Ces  Colonies étoient chacune de six mille hom mes. Une fut mise en-deçà du Pô, & fut  appellée Plaisance; & l'autre au-delà du  même fleuve, à laquelle on donna le nom  de Crémone. A peine ces Colonies furent-elles établies,  que les Boyens, apprenant que les Cartha ginois approchoient, & se promettant beau coup de leurs secours, se détachérent des  Romains, sans se mettre en peine des ôta ges qu'ils leur avoient donnés après la der-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) niére guerre. Ils entraînérent dans leur ré volte les Insubriens, qu'un ancien ressenti ment contre les Romains disposoit déja à se  soulever, & tous ensemble ravagérent le pays  que les Romains avoient partagé. Les  fuyards furent poursuivis jusqu'à Mutine,  autre Colonie des Romains: (Modéne.)  Mutine elle-même fut assiégée. Ils y in vestirent trois Romains distingués, qui y a voient été envoyés pour faire le partage des  terres, savoir C. Lutatius personnage Con sulaire, & deux anciens Préteurs. Ceux-ci  demandérent une entrevue. Les Boyens la  leur accordérent: mais, contre la foi don née, ils se saisirent de leurs personnes, dans  la pensée que par leur moyen ils pourroient  recouvrer leurs ôtages. (Défaite du Préteur Manlius.) Sur cette nouvelle, L. Manlius Préteur,  qui commandoit, comme nous l'avons dit,  une Armée dans le pays, fit marcher ses  troupes vers cette ville, sans avoir pris au cune précaution, ni fait reconnoitre les  lieux. Les Boyens avoient dressé des em buscades dans une forêt. Dès que les Ro mains y furent entrés, ils fondirent dessus
         de tous les côtés. Manlius perdit une gran de partie de son Armée, & eut bien de la  peine à se sauver lui-même avec le reste,  qu'il fit enfin entrer, non sans peine & sans  danger, dans Tanéte, bourgarde située sur  les bords du Pô, où ils se retranchérent, &  où ils furent bientôt après assiégés par les  ennemis. Quand on eut appris à Rome qu'à la
  guerre qu'on étoit à la veille d'avoir contre(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   les Carthaginois, se trouvoit encore joint le  soulévement des peuples de la Gaule, le Sé
    nat envoya au secours de Manlius le Préteur  C. Atilius avec une légion Romaine, &  cinq mille hommes des Alliés, que le Con
    sul P. Scipion avoit levés tout récemment.  Les ennemis se retirérent au bruit de sa mar
    che. Publius cependant leva une nouvelle  légion, pour remplacer celle qu'on avoit  envoyée avec le Préteur. Au commencement du même printems(Les Con suls par tent cha cun pour leur pro vince. Polyb. III. 194.)   où Annibal avoit passé l'Ebre & les Pyré nées, les Consuls aiant fait tous les prépara tifs nécessaires à l'exécution de leurs desseins,
     se mirent en mer, Publius avec soixante
     vaisseaux pour aller en Espagne, & Tibérius
         Sempronius avec cent soixante vaisseaux  longs à cinq rangs pour se rendre en Afri que. Celui-ci s'y prit d'abord avec tant d'im pétuosité, fit des préparatifs si formidables à  Lilybée, assembla de tous côtés des trou pes si nombreuses, qu'on eût dit qu'il son geoit, lorsqu'il seroit débarqué en Afrique,  à mettre le siége devant Carthage. Publius rangeant les côtes de l'Etrurie,(Publius arrive par mer à Marseille. Il apprend qu'Anni bal est près de passer le Rhône. Polyb. III 195.)   de la Ligurie, & des Montagnes des Saliens,  arriva le cinquiéme jour de Pise dans le voi sinage de Marseille, mit ses troupes à terre,  & campa auprès de la prémiére des embou chures par où le Rhône se décharge dans  la mer, dans le dessein de livrer bataille à
        Annibal dans la Gaule même avant qu'il
 (An. R. 534. Av. J. C. 218. Liv. XXI. 26.) fût arrivé aux Alpes. Il étoit bien éloigné  de croire qu'il eût déja passé les Pyrénées.  Mais aiant su qu'il étoit même sur le point  de passer le Rhône, il fut quelque tems in certain du lieu où il iroit à sa rencontre. Et  voyant que ses soldats n'étoient pas encore  bien remis des fatigues de la navigation, il  leur donna quelques jours de repos, se con tentant d'envoyer à la découverte trois cens  cavaliers des plus braves, auxquels il joi gnit, pour les guider & les soutenir, quel ques Gaulois qui servoient pour lors à la  solde de ceux de Marseille, avec ordre d'ap procher des ennemis autant qu'ils le pour roient sans s'exposer, & de bien observer  leur marche, leur nombre, & leur conte
        nance. Ce délai fut bien salutaire à Anni
            bal. Car s'il eût hâté sa marche, & qu'il  se fût joint aux Gaulois pour lui disputer le  passage du fleuve, il auroit pu l'arrêter tout  court, & faire échouer tous ses desseins. (Passage du Rhône par Anni bal. Polyb. III. 195-200. Liv. XXI. 26-28.) Annibal aiant ou contenu par la crainte,  ou gagné par des présens tous les autres  peuples de la Gaule dont il avoit eu à tra verser les terres, étoit arrivé à quatre jour nées environ au dessus de l'embouchure du
         Rhône, dans le pays des Volsques, nation  puissante. Elle habitoit le long du Rhône,  sur l'une & l'autre rive. Mais desespérant  de pouvoir défendre contre les Carthaginois  celle par où ces étrangers arrivoient dans  leur pays, ils passérent avec tous leurs effets  à l'autre bord, & se mirent en devoir de  leur disputer le passage par la force des ar-
  mes. Tous les autres peuples qui habitoient(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   le long du Rhône, & sur-tout ceux sur les
         terres desquels Annibal étoit campé, sou haitoient ardemment de le voir de l'autre  côté du fleuve, afin d'être délivrés d'une si  grande multitude de soldats qui les affa moient. Ainsi il les engagea facilement à  force de présens à ramasser tout ce qu'ils a voient de barques, & à en construire mê me de nouvelles. Il fit construire aussi à la  hâte une quantité extraordinaire de bateaux,  de nacelles, de radeaux: il employa deux  jours à ce travail. Les Gaulois s'étoient postés sur l'autre  bord, bien disposés à lui disputer le passage.  Il n'étoit pas possible de les attaquer de  front. Il commanda un détachement con sidérable de ses troupes sous la conduite (a)
     d'Hannon fils de Bomilcar, pour aller pas ser le fleuve plus haut; & afin de dérober  leur marche & son dessein à la connoissan ce des ennemis, il les fit partir au com mencement de la troisiéme nuit. Il lui or donna de remonter vers la source du Rhô ne avec une partie de l'Armée, de le passer  ensuite le plus secrettement qu'il pourroit au  prémier endroit facile, & enfin de faire faire  à ses gens un long circuit en approchant des  ennemis, pour les venir attaquer en queue  quand il en seroit tems. La chose reussit
    
                        
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                      (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) comme il l'avoit projettée. Des Gaulois,  qu'Annibal leur avoit donnés pour guides,  leur firent faire une marche d'environ vingt-  cinq milles, c'est-à-dire de huit ou neuf  lieues; au bout de laquelle ils montrérent à
    Hannon une petite Ile que forme le fleuve  en se partageant, ce qui fait qu'en cet en droit il est moins profond, & plus aisé à  traverser. Ils* passérent le fleuve le len demain, sans trouver aucune résistance, &  sans que les ennemis s'en aperçussent. Ils  se reposérent le reste du jour, & pendant  la nuit, (c'étoit la cinquiéme) ils s'avancé rent à petit bruit vers l'ennemi. Annibal cependant se mettoit en état de  tenter le passage. Les pesamment armés  devoient monter les plus grands bateaux,  & l'infanterie légére les plus petits. Les  plus grands étoient au dessus, en une lon gue file & sur une même ligne; & les plus  petits au dessous, afin que ceux-là soutenant  la violence du cours de l'eau, ceux-ci en  eussent moins à souffrir. On pensa encore  à faire suivre les chevaux à la nage; & pour  cela un homme, sur le derriére des bateaux,  en tenoit par la bride trois ou quatre de  chaque côté. On y avoit fait entrer une  partie des chevaux tout équipés, afin que  les cavaliers pussent à la descente attaquer  sur le champ les ennemis. Par ce moyen, 
                        
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                       on jetta un assez grand nombre de troupes(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   sur l'autre bord dès le prémier passage. Annibal n'avoit commencé à faire passer  la rivière à ses gens, qu'après avoir vu sur  l'autre rive une fumée s'élever: c'étoit le
        signal que devoient donner ceux qui étoient
         passés avec Hannon. Aussitôt tout s'arran ge, tout annonce les préludes d'un grand  combat. Sur les bateaux, les uns s'encou rageoient mutuellement avec de grands cris,  les autres lutoient pour ainsi dire contre la  violence des flots; & les Carthaginois res tés sur le bord, animoient de la main &  de la voix leurs compagnons. Les Barba res, de l'autre côté, poussoient selon leur  coutume des cris & des hurlemens épou vantables, heurtoient leurs boucliers les uns  contre les autres, & se promettoient déja  une victoire assurée. Dans ce moment, ils  entendent derriére eux un grand bruit, ils  voient toutes leurs tentes en feu, & se sen
        tent attaquer vivement en queue. Annibal,  animé par le succès, à mesure que ses gens  débarquent, les range en bataille, les ex horte à bien faire, & les méne aux enne mis. Ceux-ci, épouvantés & déja mis en  desordre par un événement si imprévu, sont  tout d'un coup enfoncés, & obligés de  prendre la fuite. Annibal maitre du passage, & en même  tems vainqueur des Gaulois, songea aussitôt  à faire passer ce qu'il restoit de troupes sur  l'autre bord, & campa cette nuit le long  du fleuve. Le matin, sur le bruit que la
 (An. R. 534. Av. J C. 218.) Flotte des Romains étoit arrivée à l'embou chure du Rhône, il détacha cinq cens  chevaux Numides pour reconnoitre où é toient les ennemis, combien ils étoient, &  ce qu'ils faisoient. Restoit à faire passer le Rhône aux élé phans, ce qui causa beaucoup d'embarras.  Voici comme on s'y prit. On avança du  bord du rivage dans le fleuve un radeau long  de deux cens piés, & large de cinquante,  qui étoit fortement attaché par de gros ca bles à des arbres plantés le long du rivage.  Ce radeau étoit tout couvert de terre, en
    sorte que ces animaux, en y entrant, s'imagi
        noient marcher à l'ordinaire sur la terre.  De ce prémier radeau qui étoit immobile,  ils passoient dans un second, construit de  la même sorte, mais qui n'avoit que cent  piés de longueur, & qui tenoit au prémier  par des liens faciles à détacher. On faisoit  marcher à la tête les femelles. Les autres  éléphans les suivoient; & quand ils étoient  passés dans le second radeau, on le déta choit du prémier, & on le conduisoit à  l'autre bord en le remorquant par le secours  des petites barques. Puis il venoit repren dre ceux qui étoient restés. Quelques-uns  tombérent dans l'eau, mais ils arrivérent  comme les autres sur le rivage, sans qu'il  s'en noyât un seul. (Rencon tre des dé tachemens envoyés par les) Cependant les deux partis, envoyés de cô té & d'autre pour reconnoitre l'ennemi s'é tant rencontrés, se livrérent un combat plus  acharné & plus sanglant qu'on ne devoit
  l'attendre d'un si petit nombre. Presque(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   tous furent blessés. Le nombre des morts  fut à peu près égal de part & d'autre. Et  ce ne fut qu'après une résistance opiniâtre,  que les Numides prirent la fuite, & aban(deux par tis. Polyb. III. 198 Liv. XXI. 29.)  donnérent la victoire aux Romains, qui  commençoient de leur côté à être extrê mement fatigués. Il resta sur la place du  côté des victorieux cent soixante soldats,  tant Romains que Gaulois; les vaincus y  en laissérent plus de deux cens. Cette ac
    tion, qui fut tout à la fois, dit Tite-Li
        ve, & le commencement de cette guerre  & le présage de l'événement, fit juger que  si les Romains avoient à la fin l'avantage,  au moins achetteroient-ils bien cher la vic toire. Après ce combat, les Romains en  poursuivant l'ennemi s'approchérent des re tranchemens des Carthaginois, examinérent  tout de leurs propres yeux, & coururent  aussitôt en rendre compte au Consul. Annibal étoit en doute s'il devoit aller(Députa tion des Boyens vers Anni bal. Polyb. III. 197. Liv. XXI. 29.)   jusqu'en Italie sans combattre, ou en venir  aux mains avec le prémier ennemi qu'il  trouveroit en chemin. Il fut tiré de cette in certitude par Magale Prince des Boyens,  & Chef d'une Ambassade qui lui fut en  voyée par cette nation. Magale lui marqua  „que les Boyens, & les autres Gaulois  l'appelloient à leur secours, & lui pro mettoient d'entrer avec lui dans la guerre  contre les Romains. Il se faisoit fort de
         conduire son Armée jusqu'en Italie par  des lieux où elle ne manqueroit de rien,
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) & par où sa marche seroit courte & su re. Il faisoit des descriptions magnifiques  de la fertilité du pays où elle alloit en trer, & vantoit sur-tout la disposition où  étoient les peuples de prendre les armes  en leur faveur contre leur ennemi com mun. Il conclut par lui conseiller de ré server toutes ses forces pour l'Italie, &  de ne point donner bataille jusqu'à ce  qu'il y fût arrivé.“ (Annibal, avant son départ pour les Alpes, harangue ses soldats. Polyb. III. 198. Liv. XXI. 30.) Annibal s'étant déterminé à suivre sa rou te jusqu'en Italie, assembla ses soldats. Et  comme il avoit apperçu en eux quelque re froidissement, par raport sur-tout à la lon gueur du chemin & au passage des Alpes,  dont la renommée leur avoit donné une  idée terrible, il employa, pour relever leur  courage abattu, tantôt les reproches, tan tôt les éloges. Il leur représenta, „Qu'aiant  jusqu'à ce jour affronté avec eux les plus  grands périls, il avoit de la peine à com
        prendre d'où venoit la terreur qui s'étoit  tout d'un coup emparée de leurs esprits.  Que depuis tant d'années qu'ils servoient
         sous son pére, sous Asdrubal, & sous  lui-même, ils avoient toujours été suivis  de la victoire. Qu'ils avoient passé l'E bre, dans le dessein de délivrer l'Univers  de la tyrannie des Romains, & d'effacer  jusqu'au nom d'un peuple si orgueilleux.  Qu'alors aucun d'eux n'avoit trouvé le  chemin trop long, quoiqu'ils s propo sassent de passer du Couchant à l'Orient.  Que maintenant qu'ils avoient fait la plus
  grande partie du chemin; qu'ils avoient(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   passé les Pyrénées au milieu des nations  les plus féroces; qu'ils avoient traversé  le Rhône, & domté les flots impétueux  d'un fleuve si rapide à la vue de tant de  milliers de Gaulois, qui leur en avoient  inutilement disputé le passage: mainte nant qu'ils se trouvoient tout près des Al pes, dont le côté opposé à celui qu'ils  avoient en face faisoit partie de l'Italie,  ils manquoient de force & de courage.  Quelle image s'étoient-ils donc formée  des Alpes? & pensoient-ils qu'elles fussent  autre chose que de hautes montagnes?  Que quand elles surpasseroient en hauteur  les Pyrénées, il n'y avoit assurément  point de terres qui touchassent le Ciel,  & qui fussent insurmontables au Genre  humain. Ce qu'il y avoit de certain,  c'est que les Alpes étoient habitées,  qu'elles étoient cultivées, qu'elles nour rissoient des hommes & d'autres animaux  à qui elles avoient donné la naissance.  Que les Ambassadeurs mêmes des Gau lois qu'ils voyoient devant leurs yeux,  n'avoient point d'ailes quand ils les avoient  passées pour les venir trouver. Que les  ancêtres de ces mêmes Gaulois, avant  que de s'établir en Italie où ils étoient é trangers, les avoient souvent passées en  toute sureté avec une multitude innom
        brable de femmes & d'enfans, avec qui  ils alloient chercher de nouvelles demeu res. Il finit en raportant tous les secours
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) dont les Ambassadeurs Gaulois les fla toient.“ Les soldats eurent peine à laisser achever
    Annibal. Pleins d'ardeur & de courage,  ils levérent tous ensemble les mains, & té moignérent qu'ils étoient prêts à le suivre  par-tout où il les méneroit. Il marqua le  départ pour le lendemain; & après avoir
     fait des vœux & des supplications aux Dieux  pour le salut de toute l'Armée, il les ren voya, en leur recommandant de prendre de  la nourriture & du repos. Il partit en effet  le lendemain. (Scipion trouve An nibal par ti. Polyb. III. 202. Liv. XXI. 31.) Quelque diligence que fit P. Scipion,
         dans le dessein de livrer bataille à Annibal,  il n'arriva à l'endroit où les Carthaginois  avoient passé le Rhône, que trois jours après  qu'ils en étoient partis. Hors d'espérance  de les atteindre, il retourna à sa Flotte, &  se rembarqua, résolu de les aller attendre à  la descente des Alpes. Mais afin de ne pas  laisser l'Espagne sans défense, il y envoya  son frére Cnéus avec la plus grande partie
         de ses troupes pour faire tête à Asdrubal,  & partit aussitôt pour Génes, destinant  l'Armée qui étoit dans la Gaule vers le Pô
         pour l'opposer à celle d'Annibal. (Annibal traverse la Gaule. Polyb. III. 200. Liv. XXI. 31.) Annibal partit le lendemain comme il l'a voit déclaré, & traversa la Gaule en cô toyant le fleuve, & s'avançant vers le Sep tentrion: non que ce chemin fût le plus  droit & le plus court pour arriver aux Al pes; mais parce qu'en l'éloignant de la mer,
         il l'éloignoit de Scipion, & favorisoit le
  dessein qu'il avoit d'entrer en Italie avec(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   toutes ses forces, sans les avoir affoiblies  par aucun combat. Après une marche de quatre jours, il  arriva à une espéce d'Ile (on l'appelloit ain si) formée par le confluent de* l'Isére &  du Rhône, qui se joignent en cet endroit.(Pris pour arbitre en tre deux fréres, il rétablit l'ainé sur le trône. Polyb. III. 203. Liv. XXI. 31.)   Là il fut pris pour arbitre entre deux fréres  qui se disputoient le Royaume. Il l'ajugea  à l'ainé, conformément à l'intention du  Sénat & des principaux. Le Prince, pour  reconnoitre ce bienfait, lui fournit abon damment des vivres, & des habillemens,  dont son Armée avoit un extrême besoin  pour se mettre à couvert contre le froid in supportable qui se fait sentir dans les Al pes. Le plus grand service qu'Annibal tira du  Prince qu'il venoit de rétablir sur le trône,  fut que ce Roi se mit avec ses troupes à la  queue de celles des Carthaginois, qui avoient  quelque défiance & quelque crainte des Al lobroges, & les escorta jusqu'à l'endroit où  il devoit entrer dans les Alpes. 
                        
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                      (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) Après avoir marché pendant dix jours,  & avoir fait environ huit cens stades, (qua rante lieues) on arriva au pié des Alpes. La  vue de ces montagnes, qui sembloient tou cher au Ciel, qui étoient couvertes par-tout  de neiges, où l'on ne découvroit que quel ques cabanes informes dispersées çà & là,  & situées sur des pointes de rochers inac cessibles, que des troupeaux maigres & tran sis de froid, que des hommes chevelus d'un  aspect sauvage & féroce: cette vue, dis-je,  renouvella la frayeur qu'on en avoit déja
     conçue de loin, & glaça de crainte tous  les soldats. (Célébre passage des Alpes par Annibal. Polyb. III. 203-209. Liv. XXI. 32-37.) Tant qu'Annibal avoit été dans le plat pays, les Allobroges ne l'avoient pas in quiété dans sa marche, soit qu'ils redoutas sent la cavalerie Carthaginoise, ou que les  troupes du Roi Gaulois dont elle étoit ac compagnée les tinssent en respect. Mais
         quand l'escorte se fut retirée, & qu'Annibal  commença d'entrer dans les défilés des mon tagnes, alors les Allobroges coururent en  grand nombre s'emparer des hauteurs qui  commandoient les lieux par où il faloit né cessairement que l'Armée passât. Elle fut  extrêmement allarmée, quand elle aperçut  ces montagnards perchés sur la cime de leurs  rochers. S'ils avoient su profiter de leur a vantage, & conserver leur poste comme il  leur étoit très facile, ç'en étoit fait de tou te l'Armée, & elle pouvoit périr entiére
        ment dans ces montagnes. Annibal s'arrê ta, & fit faire alte à ses soldats; & comme
  il n'y avoit point d'autre passage par cet en(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  droit, il campa du mieux qu'il put au mi lieu de mille précipices, & envoya quel ques-uns de ses guides Gaulois pour recon noitre la disposition des ennemis. Par leur  moyen il aprit que le défilé auquel il se trou voit arrêté, n'étoit gardé que pendant le  jour par les habitans, qui se retiroient  chacun dans leurs cabanes dès que la nuit  étoit venue. Cet avis fut le salut de l'Ar mée. Annibal, dès le matin, s'avança vers les  sommets, faisant mine de les vouloir fran chir de jour, & à la vue des Barbares.  Mais les soldats, accablés d'une grêle de  cailloux & de grosses pierres, s'arrêtérent  tout court, comme ils en avoient reçu or
        dre. Annibal aiant ainsi passé le jour entier  dans des tentatives inutiles, mais qu'il réi téroit à dessein de mieux tromper l'ennemi,  il campa dans le même lieu, & s'y retran cha. Dès qu'il se fut assuré que les mon tagnards avoient abandonné cette éminence,  il fit allumer une grande quantité de feux,  comme s'il eût voulu rester là avec toute  son Armée. Mais y aiant laissé ses baga ges avec la cavalerie & la plus grande par tie de l'infanterie, il se mit lui-même à la  tête des plus braves, passa avec eux le dé filé, & s'empara des mêmes sommets que  les Barbares venoient de quiter. A la poin te du jour le gros de l'Armée Carthaginoi se décampa, & se mit en devoir d'avan
        cer. Les ennemis, au signal que l'on a-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) voit coutume de leur donner, sortoient  déja de leurs forts, pour aller prendre leur  poste sur leurs rochers, lorsqu'ils aperçu rent une partie des Carthaginois au dessus  de leurs têtes, tandis que les autres étoient  en marche: mais ils ne perdirent pas cou rage. Accoutumés à courir sur ces ro chers, ils descendent sur les Carthaginois  qui étoient dans le chemin, & les harcel lent de tous côtés. Ceux-ci avoient en  même tems à combattre contre l'ennemi,  & à luter contre la difficulté des lieux où  ils avoient peine à se soutenir. Mais le  grand desordre fut causé par les chevaux  & les bêtes de somme chargées du baga ge, qui effrayées des cris & des hurlemens  des Gaulois, que les Montagnes faisoient  retentir d'une maniére horrible, & blessées  quelquefois par les montagnards, se ren versoient sur les soldats, & les entraînoient  avec elles dans les précipices qui bordoient  le chemin. Annibal n'avoit été jusques-là que spec tateur de ce qui se passoit, dans la crainte  d'augmenter le trouble en voulant porter du  secours. Mais voyant alors qu'il couroit  risque de perdre ses bagages, ce qui en traîneroit la ruïne de toute l'Armée, il  descend de la hauteur, met en fuite les  ennemis: après quoi le calme & l'ordre  s'étant rétablis parmi les Carthaginois, il  continua sa marche sans trouble & sans dan ger, & arriva à un château, qui étoit la  place la plus importante du pays. Il s'en
  rendit maitre, aussi-bien que de tous les(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   bourgs voisins, où il trouva de grands a mas de blé, & beaucoup de bestiaux, qui  servirent à nourrir son Armée pendant trois  jours. Après une marche assez paisible, on eut  un nouveau danger à essuyer. Les Gaulois  feignant de vouloir profiter du malheur de  leurs voisins, qui s'étoient mal trouvés d'a voir entrepris de s'opposer au passage des
     troupes, vinrent saluer Annibal, lui appor térent des vivres, s'offrirent à lui servir de  guides, & lui laissérent des ôtages pour as
    surance de leur fidélité. Annibal, sans trop  compter sur leurs promesses, ne voulut pas  cependant les rebuter, de peur qu'ils ne se  déclarassent ouvertement contre lui. Il leur  fit une réponse obligeante; & aiant accepté  leurs ôtages, & les vivres qu'ils avoient  eux-mêmes fait conduire dans le chemin, il  suivit leurs guides, ne s'en raportant pas  néanmoins pleinement à eux, mais toujours  sur ses gardes, avec beaucoup de circons pection & une secrette défiance. Lors qu'ils furent arrivés dans un chemin beau coup plus étroit, commandé d'un côté  par une haute montagne, les Barbares sor tant tout d'un coup d'une embuscade, vin rent les attaquer par devant & par derriére,  les accablant de traits de près & de loin,  & roulant sur eux de dessus les hauteurs  des pierres énormes. L'arriére-garde étoit  pressée plus vivement que le reste, & par  un plus grand nombre d'ennemis. Ce val-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) lon eût sans doute été le tombeau de tou te l'Armée, si le Général Carthaginois,  qui s'étoit précautionné contre la trahison,  n'avoit eu soin, dès le commencement,  de mettre à la tête les bagages avec la ca valerie, & les pesamment armés à la queue.  Cette infanterie soutint l'effort des ennemis,  & sans elle la perte eût été beaucoup plus
     grande; puisque, malgré toutes ses pré
        cautions, Annibal se vit à la veille d'être  entiérement défait. Car dans le tems qu'il  hésitoit à faire avancer son Armée dans  ces chemins étroits, parce qu'il n'avoit  point laissé de renfort à l'infanterie par der riére, comme il en servoit lui-même à la  cavalerie; les Barbares profitérent de ce  moment d'incertitude pour prendre les Car thaginois en flanc, & aiant séparé la queue  d'avec la tête de l'Armée, s'emparérent du  chemin qui étoit entre l'une & l'autre, en
    sorte qu'Annibal passa une nuit sans sa ca valerie & ses bagages. Le lendemain les Montagnards revinrent  à la charge, mais avec beaucoup moins de  chaleur que la veille. Ainsi les Carthaginois  se rassemblérent en un corps, & passérent  ce défilé, où ils perdirent plus de bêtes de  charge que de soldats. Depuis ce tems-là  les Barbares parurent en petit nombre, plu tôt comme des voleurs que comme de vé ritables ennemis, tantôt sur l'arriére-garde,  tantôt sur les prémiers rangs, selon que le  terrain leur étoit favorable, ou que les  Carthaginois eux-mêmes leur donnoient oc-
  casion de les surprendre, en s'éloignant(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   trop de la tête de l'Armée, ou en demeu rant trop loin derriére. Les éléphans qu'on  avoit mis à l'avant-garde, traversoient avec  beaucoup de lenteur ces routes âpres &  escarpées. Mais, d'un autre côté, par-tout  où ils paroissoient, ils mettoient l'Armée à  couvert de l'insulte des Barbares, qui n'o soient approcher de ces animaux, dont la  figure & la grandeur étoient nouvelles pour  eux. Après neuf jours de marche, Annibal  arriva enfin au sommet des montagnes. Il  y demeura deux jours, tant pour faire pren dre haleine à ceux qui étoient montés heu reusement, que pour donner aux traîneurs  le tems de joindre le gros. Pendant ce sé jour, on fut agréablement surpris de voir  paroître la plupart des chevaux & des bêtes  de charge qui avoient été abbattus dans la  route, & qui, sur les traces de l'Armée,  étoient venus droit au camp. On étoit alors sur la fin d'Octobre, &  il étoit tombé récemment beaucoup de nei ge qui couvroit tous les chemins, ce qui  jetta le trouble & le découragement parmi
     les troupes. Annibal s'en aperçut; & s'é tant arrêté sur une hauteur d'où l'on décou
    vroit toute l'Italie, il leur montra les* cam pagnes fertiles arrosées par le Pô, auxquel les ils touchoient presque, ajoutant „qu'il 
                        
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                      (An. R. 534. Av. J. C. 218.) ne faloit plus qu'un léger effort pour y  arriver. Il leur représenta qu'un ou deux  petits combats alloient finir glorieusement  leurs travaux, & les enrichir pour tou jours, en les rendant maitres de la capi tale de l'Empire Romain.“ Ce discours,  plein d'une si flateuse espérance, & soute nu de la vue de l'Italie, rendit l'allegresse  & la vigueur aux troupes abattues. On  continua donc de marcher. Mais la route  n'en étoit pas devenue plus aisée: au con traire, comme c'étoit en descendant, la  difficulté & le danger augmentoient, d'au tant plus que du côté de l'Italie la pente des  Alpes est plus droite & plus roide. Ainsi  ils ne trouvoient presque par-tout que des  chemins escarpés, étroits, glissans, ensorte  que les soldats ne pouvoient se soutenir en  marchant, ni s'arrêter lorsqu'ils avoient fait  un mauvais pas, mais tomboient les uns  sur les autres, & se renversoient mutuelle ment. On arriva à un endroit plus difficile que  tout ce que l'on avoit rencontré jusques-là.  Les soldats, sans armes & sans bagage, a voient encore bien de la peine à le descen dre, en tâtonnant & en s'accrochant des  piés & des mains aux ronces & aux bros sailles qui croissoient à l'entour. L'endroit  étoit extrêmement roide par lui-même, &  l'étoit encore devenu davantage par un nou vel éboulement des terres; desorte que  l'on se trouvoit vis-à-vis d'un abîme, qui  avoit plus de mille piés de profondeur. La
  cavalerie s'y arrêta tout court. Annibal,(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   étonné de ce retardement, y courut, & vit  qu'en effet il étoit impossible de passer ou tre. Il songea à prendre un long détour,  & à faire un grand circuit: mais la chose  ne se trouva pas moins impossible. Com me sur l'ancienne neige qui étoit durcie par  le tems, il en étoit tombé depuis quelques  jours une nouvelle qui n'avoit pas beaucoup  de profondeur, les piés d'abord y entrant  facilement s'y soutenoient. Mais quand  celle-ci, par le passage des prémiéres trou pes & des bêtes de somme, fut fondue, on  ne marchoit que sur la glace, où tout étoit  glissant, où les piés ne trouvoient point de  prise, & où, pour peu qu'on fît un faux  pas, & qu'on voulût s'aider des genoux ou  des mains pour se retenir, on ne rencon troit plus ni branches ni racines pour s'y at tacher. Outre cet inconvénient, les che vaux frapant avec effort la glace pour s'y  retenir, & y enfonçant leurs piés, ne pou voient plus les en retirer, & y demeuroient  pris comme dans un piége. Il falut donc  chercher un autre expédient. Annibal prit le parti de faire camper &  reposer son Armée pendant quelque tems sur  le sommet de cette colline qui avoit assez de  largeur, après en avoir fait nettoyer le ter rain, & ôter toute la neige qui le couvroit,  tant la nouvelle que l'ancienne, ce qui cou ta des peines infinies. On creusa ensuite,  par son ordre, un chemin dans le rocher  même; & ce travail fut poussé avec une
 (
                        An.
                     R. 534 Av. J. C. 218.) ardeur & une constance étonnante. Pour  ouvrir & élargir cette route, on abattit  tous les arbres des environs; & à mesure  qu'on les coupoit, les bois étoit rangé au tour du roc, après quoi on y mettoit le  feu. Heureusement il faisoit un grand vent,  qui alluma bientôt une flamme ardente, de  sorte que la pierre devint aussi rouge que le
         brasier même qui l'environnoit. Alors An
            nibal, si l'on en croit Tite-Live, (car Po
                lybe ne dit rien de cette circonstance) fit  verser dessus du* vinaigre, qui s'insinuant  dans les veines du rocher entr'ouvert par la  force du feu, le calcina & l'amollit. De  cette sorte, en prenant un circuit afin que  la pente fût plus douce, on pratiqua le  long du rocher un chemin qui donna un  libre passage aux troupes, aux bagages, &  même aux éléphans. On employa quatre  jours à cette opération. Les bêtes de som me mouroient de faim, car on ne trouvoit  rien pour elles dans ces montagnes toutes  couvertes de neige. On arriva enfin dans  des endroits cultivés & fertiles, qui fourni rent abondamment de fourrage aux che 
                        
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                       vaux, & toute sorte de nourriture aux soldats.(
                        An.
                     R 534. Av. J. C. 218.)  Ce fut ainsi qu'Annibal arriva en Italie,  après avoir employé quinze jours à traverser  les Alpes, & cinq mois à faire tout le che min depuis Carthagéne jusqu'à la sortie de  ces montagnes. Son Armée étoit alors  beaucoup inférieure en nombre à ce qu'elle  avoit été quand il partit de l'Espagne, où  nous avons vu qu'elle montoit à près de  soixante mille hommes. Sur la route elle  avoit déja fait de grandes pertes, soit dans  les combats qu'il falut soutenir, soit au pas sage des riviéres. En quitant le Rhône,  elle étoit encore de trente-huit mille hommes  de pié, & de plus de huit mille chevaux.  Le passage des Alpes la diminua de près de
         la moitié. Il ne restoit plus à Annibal que  vingt mille hommes d'infanterie, dont dou ze mille étoient Africains, & huit mille  Espagnols, & six mille chevaux. C'est  lui-même qui l'avoit marqué sur une colon ne près du Promontoire Lacinien. Pour peu que l'on soit accoutumé à lire(Grandeur & sagesse de l'entre prise d'An nibal.)   l'Histoire avec réflexion, on ne peut s'em
    pêcher d'admirer un dessein aussi grand,
     aussi noble, aussi hardi que celui d'Annibal,  qui entreprend de traverser quatre cens lieues  de pays, de passer les Pyrénées, le Rhône, les  Alpes, pour aller attaquer les Romains dans  le centre même de leur Empire, sans  être arrêté par les difficultés sans nombre  qui devoient immanquablement se ren contrer dans un pareil dessein. Mais quand  on considére tous les périls où il s'expose
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) lui & son Armée, sur-tout dans le passage  des Alpes où il en périt plus de la moitié,  on seroit tenté de taxer sa conduite d'impru dence & même de témérité, sur-tout si l'on  suppose qu'il se soit engagé dans une entre prise aussi hazardeuse que celle-ci sans en  avoir prévu toutes les suites, & sans s'être in formé de la disposition des peuples & de l'état  des lieux au travers desquels il devoit passer. Il  seroit sans doute inexcusable, s'il s'étoit con duit de la sorte: mais il a, sur ce sujet, un
     bon apologiste dans la personne de Polybe.
    (Polyb. III. 201.) Annibal, dit cet Historien, conduisit cette  grande affaire avec beaucoup de prudence.
     Il s'étoit informé exactement de la nature &  de la situation des lieux où il s'étoit proposé  d'aller. Il savoit que les peuples où il devoit  passer, n'attendoient que l'occasion de se  révolter contre les Romains. Enfin, pour  se précautionner contre la difficulté des che mins, il s'y faisoit conduire par des gens du  pays, qui s'offroient d'autant plus volontiers  pour guides, & auxquels on pouvoit se fier  avec d'autant plus d'assurance, qu'ils avoient  les mêmes espérances & les mêmes intérêts.  D'ailleurs les chemins par les Alpes n'étoient  point si impraticables qu'on pourroit se l'i
    maginer. Avant qu'Annibal en approchât,  les Gaulois voisins du Rhône avoient passé  plus d'une fois ces montagnes, & venoient  tout récemment de les traverser pour se join dre aux Gaulois des environs du Pô contre  les Romains. Et de plus, les Alpes mêmes
     sont habitées par un peuple très nombreux,
  où une Armée, par conséquent, peut trou(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  ver des vivres & des fourrages. Je puis par ler avec assurance de toutes ces choses, dit
    Polybe en terminant cette réflexion, parce  que je me suis instruit des faits par le témoi gnage des contemporains; & pour ce qui  est des lieux, je les connois par moi-mê me, aiant visité les Alpes avec soin, pour  en prendre une exacte connoissance.
                        §. III.
                        
                    
 Prise de Turin par Annibal. Combat de ca-
         valerie près du Tésin, où P. Scipion est  vaincu. Les Gaulois viennent en foule se
         joindre à Annibal. Scipion se retire, passe  la Trébie, & se fortifie près de cette ri viére. Actions qui se passent en Sicile.  Combat naval, où les Carthaginois sont
         vaincus. Sempronius est rappellé de Sicile  en Italie, pour secourir son collégue. Mal-
         gré les remontrances de P. Scipion il donne  la bataille près de la Trébie, & est dé-
         fait. Heureuses expéditions de Cn. Sci-
             pion en Espagne. Annibal tente le passa ge de l'Apennin. Second combat entre
        Sempronius & Annibal. Le Consul Ser vilius part pour Rimini. Renouvellement
         de la Fête des Saturnales. Annibal ren voie sans rançon les prisonniers faits sur  les Alliés de Rome. Stratagême dont il  se sert pour empêcher qu'on n'attente à sa  vie. Il passe par le marais de Clusium,  où il perd un œil. Il s'avance vers l'en
                     nemi, & ravage tout le pays pour attirer
     le Consul au combat. Flaminius, malgré  les avis du Conseil de guerre, & les mau vais présages, engage le combat. Fameuse  bataille du Lac de Trasiméne. Contraste
     de Flaminius & d'Annibal. Mauvais  choix du Peuple, cause de la défaite. Af fliction générale qu'elle cause à Rome. (An. R. 534. Av. J. C. 218. Prise de Turin. Polyb. III. 212. Liv. XXI. 39.) 
                        Le premier soin
                     d'Annibal au  sortir des Alpes, fut de donner quelque re pos à ses troupes, qui en avoient un extrê me besoin. Lorsqu'il les vit en bon état,  les peuples du territoire de Turin (Taurini)  aiant refusé de faire alliance avec lui, il alla  camper devant la principale de leurs villes,  l'emporta en trois jours, & fit passer au fil  de l'épée tous ceux qui lui avoient été op posés. Cette expédition jetta une si grande
        terreur parmi les Barbares, qu'ils vinrent tous  d'eux-mêmes se soumettre au Vainqueur. Le  reste des Gaulois en auroit fait autant, com me ils y étoient fort disposés par leur pan
        chant naturel, & comme ils en avoient fait
         assurer Annibal, si la crainte de l'Armée  Romaine qui approchoit ne les eût retenus.
        Annibal alors jugea qu'il n'y avoit point de  tems à perdre, qu'il faloit avancer dans le  pays, & hazarder quelque exploit propre à  établir la confiance parmi les peuples qui au roient envie de se déclarer pour lui. (Combat de cavale rie près du Tesin, gagné par) Les Romains, au commencement de la  campagne, ne s'étoient attendus à rien moins,
     qu'à être obligés de soutenir la guerre en I-
  talie. La rapidité extraordinaire de leur en(An. R. 534. Av. J. C. 218. Annibal. Polyb. III. 214-218. Liv. XXI. 39-47. Appian. 316.)  nemi, le succès d'une entreprise aussi hazar deuse que celle de traverser tant de pays, &  de passer les Alpes avec une Armée, la di
    ligence & la vivacité de ses mouvemens  aussitôt après son arrivée, tout cela étonna
     Rome, & y causa une grande allarme. Sem
        pronius, l'un des Consuls, reçut ordre de  quiter la Sicile pour venir au secours de sa
     patrie. P. Scipion, l'autre Consul, n'eut pas  plutôt débarqué à Pise, & reçu des mains de
    Manlius & d'Atilius, tous deux Préteurs, les  troupes qu'ils avoient commandées avant lui,  qu'il s'avança à grandes journées vers l'en nemi, passa le Pô, & alla camper près du  (a) Tésin. Ce fut là que les deux Armées se trouvé rent en présence. Les deux Généraux se  connoissoient peu, mais ils étoient déja pré
    venus d'estime & même d'admiration l'un
     pour l'autre. D'une part, le nom d'Anni
        bal étoit très célébre dès avant la prise de  Sagonte; & de l'autre, le Carthaginois ju geoit du mérite de Scipion par le choix qu'on  avoit fait de sa personne pour commander les  Romains contre lui. Ce qui augmenta encore  réciproquement cette haute opinion, c'est
     que Scipion avoit renoncé au commandement  de l'Armée d'Espagne, & quité la Gaule,
     pour venir à la rencontre d'Annibal en Ita
    lie; & qu'Annibal avoit été assez hardi pour 
                        
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                      (An. R. 534. Av. J. C. 218.) former le dessein de passer les Alpes, &  assez heureux pour l'exécuter. Les Généraux de part & d'autre, avant  que d'en venir aux mains, crurent devoir  haranguer leurs soldats. „Scipion, après avoir représenté à ses  troupes la gloire de leur patrie, & les ex ploits de leurs ancêtres, les avertit que la  victoire est entre leurs mains, puisqu'ils  n'auront affaire qu'à des Carthaginois si  souvent vaincus, réduits à être leurs tri butaires depuis longtems, & presque leurs
         esclaves. Qu'Annibal, au passage des  Alpes, a perdu la meilleure partie de  son Armée: que ce qui lui en reste,  est épuisé par la faim, le froid, les fati gues, & la misére: qu'il leur suffira de  se montrer, pour mettre en fuite des trou
        pes qui ressemblent plus à des spectres  qu'à des hommes.“ Tout ce que je crains,  leur dit-il, c'est qu'il ne paroisse que ce seront
     les Alpes qui auront vaincu Annibal, avant  que vous en soyiez venus aux mains avec lui.
     Mais il étoit juste que les Dieux, qui ont  été les prémiers outragés, commençassent aus
    si les prémiers la guerre contre un Peuple &  un Chef parjures & violateurs des Trai tés. Ils nous ont seulement laissé, à nous qui
     n'avons été offensés qu'après eux, la gloire de  porter les derniers coups. Essayons, ajouta-t-il, si depuis vingt ans, la terre a tout d'un coup  enfanté de nouveaux Carthaginois; ou si ce  ne sont pas les mêmes que nous avons vain
                     cus aux Iles Egates, & en tant d'autres en(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  droits. Nous pouvions faire passer notre Flot te victorieuse en Afrique, &, sans beaucoup  d'efforts, détruire Carthage leur capitale.  Nous leur avons accordé la paix, & les a vons pris sous notre protection, lorsqu'ils se  trouvoient pressés par la révolte de toute  l'Afrique. Pour tous ces bienfaits, ils vien nent attaquer notre patrie sous la conduite  d'un jeune furieux qui a juré notre perte.  Car ce n'est plus de la Sicile & de la Sar
    daigne dont il s'agit, mais de l'Italie. C'est  ici qu'il nous faut faire les derniers efforts,  comme si nous combattions sous les murailles  mêmes de Rome. Que chacun de vous s'ima gine qu'il défend non seulement sa personne,  mais encore celle de sa femme & de ses enfans.  Et ne vous occupez pas seulement de vos fa milles; faites aussi réflexion que le Sénat &  le Peuple Romain ont les yeux attachés sur  vos armes & sur vos bras; & que la fortu ne de Rome & de tout l'Empire dépend uni quement de votre vigueur & de votre cou rage. Annibal, pour se mieux faire entendre à
         des soldats d'un esprit grossier, parle à leurs  yeux avant que de parler à leurs oreilles, &  ne songe à les persuader par des raisons,
         qu'après les avoir remués par le spectacle.  Il offre des armes à plusieurs des prisonniers  montagnards, les fait combattre deux à  deux à la vue de son Armée, promettant
         la liberté avec une armure complette, & un  cheval de guerre, à ceux qui sortiroient
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) vainqueurs. “ La joie avec laquelle ces  Barbares courent au combat sur de pa
        reils motifs, donne occasion à Annibal  de tracer plus vivement à ses troupes, par  ce qui vient de se passer sous leurs yeux,  une image sensible de leur situation pré sente, qui en leur ôtant tous les mo yens de reculer en arriére, leur impose  une nécessité absolue de vaincre ou de  mourir, pour éviter les maux infinis pré parés à ceux qui auront la lâcheté de cé der aux Romains. Il étale à leurs yeux  la grandeur des récompenses, la conquête  de toute l'Italie, le pillage de Rome cet te ville si riche & si opulente, une victoi re illustre, une gloire immortelle. Il  rabaisse la puissance Romaine, dont le  vain éclat ne doit point éblouir des guer riers comme eux, qui sont venus des Co lonnes d'Hercule jusques dans le cœur de
         l'Italie, à travers les nations les plus fé roces. Pour ce qui le regarde person nellement, il ne daigne pas se comparer  avec un Général de six mois, (c'est
         ainsi qu'il définit Scipion) lui presque né,  du moins nourri & élevé dans la tente
         d'Amilcar son pére, vainqueur de l'Es pagne, de la Gaule, des habitans des  Alpes, &, ce qui est beaucoup plus,  vainqueur des Alpes mêmes. Il excite  leur indignation contre l'insolence des  Romains, qui ont osé demander qu'on  le leur livrât avec les soldats qui avoient  pris Sagonte; & il pique leur jalousie
  contre l'orgueil insupportable de ces mai(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  tres impérieux, qui croient que tout leur  doit obéir, & qu'ils ont droit d'imposer  des loix à toute la terre.“ Après ces discours de part & d'autre, on
     se prépare au combat. Scipion, aiant jet té un pont sur le Tésin, fit passer ses trou
    pes. Deux mauvais présages avoient jetté  le trouble & l'allarme dans son Armée.  Pour en détourner l'effet, il fit les sacrifi ces ordinaires. Les Carthaginois étoient
     pleins d'ardeur. Annibal leur fait de nou velles promesses, & aiant écrasé avec une  pierre la tête de l'agneau qu'il immoloit, il  prie Jupiter de l'écraser de même, s'il ne  donne à ses soldats les récompenses qu'il ve noit de leur promettre. On a raison de dire que tout dépend des  commencemens à la guerre, & que c'est
     un heureux présage pour un Général, que  d'ouvrir la campagne par une victoire.
    Annibal avoit grand besoin de bien débu ter, pour détruire l'opinion où l'on pou voit être, qu'il avoit entrepris au dessus de  ses forces. Il comptoit beaucoup sur la  valeur de sa cavalerie, & sur la vigueur  de ses chevaux qui étoient tous Espagnols. Les deux Généraux partirent avec toute  leur cavalerie dans le même dessein de se  reconnoitre l'un l'autre, & se rencontré rent dans une grande plaine en-deçà du
     Tésin. Scipion se forma sur une seule  ligne, la cavalerie Romaine aux ailes, cel le des Gaulois alliés au centre, qui étoit
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) fortifié des armés à la légére. Annibal se ré gla sur cette disposition. La cavalerie Nu mide étoit excellente. Tout ce qu'il avoit  de cavalerie équipée & bridée, égaloit tout  le front des Romains. Il jetta sa cavalerie * Numide sur les ailes, & marcha dans  cet ordre contre l'ennemi. Les Généraux & la cavalerie ne deman dant qu'à combattre, on commence à  charger. Au prémier choc, les soldats de  Scipion armés à la légére eurent à peine  lancé leurs prémiers traits, qu'épouvantés  par la cavalerie Carthaginoise qui venoit  sur eux, & craignant d'être foulés aux  piés par les chevaux, ils pliérent, & s'en fuirent par les intervalles qui séparoient les  escadrons. Le combat se soutint long tems à forces égales. De part & d'autre  beaucoup de cavaliers mirent pié à terre,  desorte que l'action devint d'infanterie  comme de cavalerie. Pendant ce tems-là  les Numides qui débordoient la cavalerie  Romaine, se replient court sur les ailes;  & pendant que les uns gagnent & pres sent les flancs, les autres taillent en piéces  ce qui restoit des armés à la légére qui  s'étoient retirés derriére l'aile, & prennent  ensuite la cavalerie à dos. Les Romains  étant environnés de toutes parts, la dérou
    te devient générale. Scipion fut blessé  dans cette action, & mis hors d'état de 
                        
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                       combattre. Il fut tiré d'entre les mains(
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                     R. 534. Av. J. C. 218.)   des ennemis par le courage de son fils, qui  n'avoit pour lors que dix-sept ans, & fai soit sa prémiére campagne. Ce jeune hé ros s'y distingua glorieusement par une ac tion de valeur, & en même tems de pié té filiale, en sauvant la vie à son pére.
     C'est le grand Scipion, qui mérita ensuite  le surnom d'Africain, pour avoir terminé  avantageusement cette guerre. Le Consul, blessé dangereusement, se
     retira en bon ordre, & fut conduit dans  son camp par un gros de cavaliers qui le  couvroient de leurs armes & de leurs  corps: le reste des troupes l'y suivit. Il  en sortit bientôt, aiant ordonné à ses sol dats de plier secrettement bagage, s'éloigna  du Tésin, gagna promtement les rives du  Pô, & fit passer ce fleuve à ses troupes  avec beaucoup de tranquillité. Ils arrivé
    rent à Plaisance, avant qu'Annibal sût qu'ils  étoient décampés d'auprès du Tésin. Il  se mit aussitôt à les poursuivre, mais il  trouva le pont rompu. Il fit prisonniers  seulement six cens hommes, qu'il trouva  encore en-deçà du fleuve, & qui n'avoi ent pas fait assez de diligence pour passer  de l'autre côté. C'étoient eux qui avoient  été chargés de la garde du fort, construit  à la tête du pont. Tel fut le prémier combat des Romains  & des Carthaginois, qui ne fut, à propre ment parler, qu'une rencontre de cavalerie,  & non un combat dans les formes. La
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) supériorité de la cavalerie Carthaginoise s'y  fit remarquer; & l'on jugea dès lors qu'elle  faisoit la principale force de son Armée, &  que pour cette raison les Romains devoi ent éviter les plaines larges & découvertes,  telles que sont celles qui se trouvent entre  le Pô & les Alpes. (Les Gau lois vien nent se joindre à Annibal Polyb. III. 220. Liv. XXI. 48.) Aussitôt après la journée du Tésin, tous  les Gaulois du voisinage s'empressérent à
     l'envi de venir se rendre à Annibal com me ils en avoient d'abord formé le plan,  de le fournir de munitions, & de prendre  parti dans ses troupes. Et ce fut là, com
        me Polybe l'a déja fait remarquer, la  principale raison qui obligea ce sage & ha bile Général, malgré le petit nombre &  la fatigue de ses troupes, de hazarder une  action, qui étoit devenue pour lui d'une  absolue nécessité, dans l'impuissance où il  étoit de retourner en arriére quand il l'au roit voulu; parce qu'il n'y avoit qu'une  victoire qui pût faire déclarer en sa faveur  les Gaulois, dont le secours étoit l'unique  ressource qui lui restât dans la conjonctu re présente. Annibal aiant passé le Pô sur un pont  de bateaux, alla camper tout près des en nemis. La nuit suivante, environ deux  mille fantassins & deux cens cavaliers Gau lois, qui servoient chez les Romains en  qualité de troupes auxiliaires, après avoir  tué ceux qui gardoient les portes du camp,
         passérent dans celui d'Annibal. Ce Géné ral les reçut avec beaucoup de marques
  d'amitié; & leur aiant promis de grandes(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   récompenses, il les renvoya chacun dans  leur pays, en leur recommandant d'engager  leurs compatriotes dans ses intérêts. Scipion regarda cette désertion des Gau(Scipion se retire, passe la Trébie, & se fortifie près de cette ri viére.)  lois comme le signal d'une révolte généra le. Il ne douta point qu'après s'être por tés à cet excès de perfidie, ils ne courus sent aux armes comme des furieux. C'est  pourquoi, malgré la douleur que lui cau soit encore sa blessure, il partit secrette ment vers la fin de la nuit suivante; &  s'étant avancé du côté de la Trébie, petite  riviére près de Plaisance, il alla camper  sur des hauteurs, où il n'étoit pas facile à  la cavalerie d'aborder. Sa retraite ne fut
         pas si secrette qu'auprès du Tésin. Anni
            bal aiant envoyé après lui prémiérement les  Numides, ensuite toute sa cavalerie, au roit infailliblement défait son arriére-garde,
         si les Numides, emportés par l'avidité du  butin, ne se fussent jettés dans le camp que  les Romains venoient d'abandonner. Pen dant qu'ils fouillent par-tout sans rien trou ver qui soit capable de les dédommager du  tems qu'ils perdent, l'ennemi leur échape  des mains. En effet ils aperçurent aussitôt  les Romains, occupés à se retrancher au delà de la riviére qu'ils avoient eu tout le  tems de passer; & tout leur avantage se  borna à tuer un petit nombre de traîneurs,  qu'ils trouvérent encore de leur côté. Scipion ne pouvant plus supporter la
        douleur que lui causoit l'agitation de la
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) marche, & croyant devoir attendre son  collégue qu'il savoit avoir été rappellé de  Sicile, choisit le long de la riviére le lieu  où il crut pouvoir séjourner avec le plus
         de sureté, & s'y retrancha. Annibal n'é toit pas campé loin de-là. Mais, si la vic toire qu'il avoit remportée sur la cavalerie  des Romains lui donnoit de la joie, la di sette qui augmentoit tous les jours dans u ne Armée obligée de marcher par un pays  ennemi, sans trouver aucunes provisions  préparées sur sa route, ne lui donnoit pas  moins d'inquiétude. C'est ce qui l'obligea  d'envoyer un parti du côté de* Clasti dium, où les Romains avoient fait un grand  amas de blé. Celui qu'il avoit chargé de  cette expédition, tenta d'abord de s'en ren dre maitre par la force. Mais Dasius de  Brindes, qui commandoit dans cette place,  aiant offert de la lui livrer pour de l'argent,  il accepta la proposition de ce traître; &
         il n'en couta à Annibal que quatre cens  piéces d'or, pour acheter de quoi nourrir  ses troupes pendant tout le tems qu'il de meura aux environs de la Trébie. Il trai ta favorablement la garnison qu'on lui avoit  livrée avec la place, afin de se donner dans  le commencement la réputation d'un Gé néral plein de clémence. (Actions qui se pas sent en Si cile. Com bat naval où les Carthagi) Pendant qu'Annibal faisoit la guerre en  Italie, par terre, les Carthaginois la faisoi 
                        
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                      ent par mer aux environs de la Sicile &(
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                     R. 534. Av. J. C. 218. nois sont vaincus. Liv. XXI. 49-51.)   des autres Iles voisines de l'Italie. De vingt  galéres à cinq rangs de rames que les Car thaginois avoient mises en mer pour aller
         ravager les côtes de l'Italie, neuf gagnérent  l'Ile de Lipari, & huit celle de Vulcain.  Les trois autres furent emportées dans le
         Détroit par un coup de vent. Le Roi Hié
            ron, qui pour lors étoit par hazard à Mes sine où il attendoit le Consul, les aiant a perçues, envoya douze galéres, qui les pri rent sans peine, & les amenérent dans le  port de cette ville. On apprit des prison niers qu'on fit sur ces vaisseaux, qu'outre  la Flotte de vingt galéres dont ils avoient  fait partie, il y en avoit une autre de tren te-cinq bâtimens de même espéce, qui ve noient en Sicile pour solliciter les anciens  Alliés des Carthaginois. Qu'ils croyoient  que cette seconde Flotte étoit principale ment destinée à faire la conquête de la  ville de Lilybée; mais qu'elle avoit été  poussée vers les Iles Egates, par la même  tempête qui les avoit dispersé eux-mêmes. Le Roi écrivit sur le champ à M. Emi lius Préteur de Sicile, pour lui apprendre  ces nouvelles, & l'avertir de l'arrivée des  ennemis. Le Préteur envoya aussitôt des  Lieutenans & des Tribuns à Lilybée, &  dans les villes du voisinage, avec ordre de  tenir leurs soldats prêts, & de veiller sur tout à la conservation de Lilybée, où é toient renfermées les provisions & les ma chines nécessaires pour la guerre. Il publia
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) en même tems une ordonnance, qui en joignoit aux matelots & aux soldats qui  devoient servir sur mer, de faire cuire des  vivres pour dix jours, de les porter dans  leurs vaisseaux, & de s'embarquer dès le
     moment qu'on leur en donneroit le signal.  Il fit aussi recommander à ceux qui fai soient sentinelle sur les côtes, de redoubler  de vigilance, & de donner avis de l'arri vée de la Flotte ennemie dès qu'ils l'ap percevroient en mer. Ainsi, quoique les  Carthaginois eussent réglé leur course de  façon qu'ils pussent arriver à Lilybée de  nuit, on les vit cependant d'assez loin,  parce qu'il y avoit clair de Lune, &  qu'ils venoient à hautes voiles. Dans un  même instant les sentinelles donnérent leur  signal; on courut aux armes dans la ville,  & les vaisseaux furent remplis. Les sol dats furent partagés ensorte que les uns  combattissent de dessus les galéres, pendant  que les autres défendroient les murs & les  portes de la ville. Les Carthaginois de leur côté, voyant  que les ennemis étoient sur leurs gardes,  ne voulurent point entrer dans le port a vant le jour. Ils passérent le reste de la  nuit à plier leurs voiles, & à disposer leurs  vaisseaux pour le combat. Dès que le jour  parut, ils s'avancérent en pleine mer, afin  d'avoir assez d'espace pour agir eux-mêmes,
     & de laisser aux ennemis la liberté de sortir  du port. Les Romains ne refusérent point  la bataille, fiers de l'avantage qu'ils se sou-
  venoient d'avoir remporté sur les Cartha(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  ginois à peu près dans les mêmes lieux, &  comptant sur le nombre & la valeur de  leurs soldats. Lorsque les deux Flottes furent en plei ne mer, les Romains, pleins d'ardeur &  de confiance, se mirent en devoir de me surer leurs forces avec celles des Carthagi nois. Ceux-ci, au contraire, tâchoient  d'éviter le combat d'homme à homme,  substituant la ruse à la force; parce que  toute leur espérance étoit uniquement dans  la légéreté de leurs vaisseaux, & non dans  leur propre courage. Ils avoient, en effet,  beaucoup plus de gens propres à manœu vrer qu'à combattre; & à l'abordage on  voyoit paroître sur leurs galéres bien plus  de matelots que de soldats. Cette différen ce de troupes aiant diminué leur confiance,  & augmenté celle des Romains, ils prirent  bientôt la fuite, laissant au pouvoir des en nemis sept de leurs vaisseaux, avec dix-sept  cens prisonniers, tant matelots que soldats,  parmi lesquels se trouvérent trois Carthagi nois de la prémiére noblesse. La Flotte  des Romains se retira sans avoir rien souf fert, à l'exception d'une seule galére, qui  fut percée, & regagna cependant le port  avec les autres. La nouvelle de ce combat n'avoit pas  encore été portée à Messine, lorsque le
     Consul Sempronius y arriva. En entrant
     dans le port, il trouva le Roi Hiéron qui  venoit au devant de lui avec une Flotte
 (
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                     R. 534. Av. J. C. 218.) bien équipée. Ce Prince étant passé de  son bord à celui du Consul, lui témoigna  la joie qu'il avoit de le voir arrivé heureu sement avec sa Flotte & son Armée, lui  souhaita toute sorte de bons succès en Sici le, & ensuite lui fit connoitre l'état de l'I le, & les entreprises des Carthaginois. En fin il lui promit que dans un âge avancé il  serviroit les Romains avec le même zèle  & le même courage dont il leur avoit  donné des preuves dès sa jeunesse. Il lui  dit qu'il fourniroit gratuitement des vivres  & des habits aux Légions, & à ceux qui  servoient sur la Flotte, soldats & mate lots: Que les ennemis en vouloient à Li lybée, & aux autres villes maritimes; &  qu'il étoit à craindre qu'ils ne fussent se condés d'un grand nombre de Siciliens,  attirés par l'amour de la nouveauté. Le  Consul, sur ces avis, croyant n'avoir point  de tems à perdre, partit pour Lilybée, ac
    compagné d'Hiéron & de sa Flotte. Dès  qu'ils furent un peu avancés en mer, ils  apprirent le combat qui s'étoit donné près  de cette ville, & la défaite des Carthagi nois. Quand on fut arrivé à Lilybée, Hiéron  prit congé du Consul, & se retira avec sa
         Flotte. Sempronius aiant recommandé au  Préteur qu'il laissa à Lilybée, de veiller à  la sureté des côtes, fit voile du côté de  Malte, où les Carthaginois tenoient une  garnison. Dès qu'il parut, on lui livra  Amilcar fils de Gisgon, qui commandoit
  dans l'Ile, & environ deux mille soldats(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   qui y étoient sous ses ordres. Quelques  jours après il revint à Lilybée, où lui & le  Préteur vendirent à l'encan tous les pri sonniers qu'ils avoient faits, excepté les per sonnes d'une naissance distinguée. Le Con sul, voyant que la Sicile n'avoit plus rien  à craindre de ce côté-là, passa aux* Iles  de Vulcain, où l'on publioit que la Flotte  des Carthaginois étoit à la rade; mais il  n'y trouva pas un seul ennemi; ils étoient  partis de-là pour aller piller les côtes d'I talie. Le Consul, en retournant en Sicile, ap(Sempro nius est rappellé de Sicile en Italie pour se courir son collégue. Polyb. III. 220. Liv. XXI. 51.)  prit la descente & les ravages de la Flotte  ennemie; & reçut en même tems des Let tres du Sénat, qui en lui donnant avis de
         l'arrivée d'Annibal, lui ordonnoit de reve nir promptement au secours de son collé gue. Partagé en tant de soins différens, il  commença par embarquer son Armée, &  lui ordonna de se rendre à Rimini par la  Mer Supérieure, autrement Adriatique. Il  envoya Sextus Pomponius son Lieutenant  avec vingt-sept galéres au secours de la Ca labre, & de toute la côte maritime d'Italie.  Il laissa au Préteur M. Emilius une Flotte  complette de cinquante galéres. Pour lui,  après avoir mis la Sicile en état de se dé fendre, il côtoya l'Italie avec dix vaisseaux,  & vint aborder à Rimini, où il prit son 
                        
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                     R. 534. Av. J. C. 218.) Armée, avec laquelle il alla joindre son  collégue auprès de la Trébie. Ainsi les deux Consuls avec toutes les  troupes de la République, se trouvoient réu nis; & l'on s'attendoit que les deux Ar mées en viendroient bientôt aux mains.
    Annibal s'étoit approché du camp des Ro mains, dont il n'étoit plus séparé que par  la petite riviére. La proximité des Armées  donnoit lieu à de fréquentes escarmouches;
     dans l'une desquelles Sempronius, à la tête  d'un corps de cavalerie, remporta contre  un parti de Carthaginois un avantage assez  peu considérable, mais qui augmenta beau
    coup la bonne opinion que ce Général a voit déja de son mérite. (Sempro nius, mal gré les re montran ces de Scipion, donne le combat près de la Trébie, & est vaincu. Polyb. III. 221-227. Liv. XXI. 52-57. App. 317.) Ce léger succès lui paroissoit une vic toire complette. Il se vantoit avec com plaisance d'avoir vaincu l'ennemi dès la  prémiére rencontre, dans un genre de com bat où son collégue avoit été défait, &  d'avoir par-là relevé le courage abattu des  Romains. Déterminé à en venir au plutôt  à une action décisive, il crut, pour la bien
        séance, devoir consulter Scipion, qu'il  trouva d'un avis entiérement contraire au  sien. „Celui-ci représentoit que si l'on  donnoit aux nouvelles levées le tems de  s'exercer pendant l'hiver, on en tireroit  beaucoup plus de service la campagne
         suivante; que les Gaulois, naturelle
            ment légers & inconstans, se détache
        roient peu à peu d'Annibal; que lui-  même n'étoit pas encore entiérement
  guéri de sa blessure, & que lorsqu'il se(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  roit en état d'agir, sa présence pourroit  être de quelque utilité dans une affaire  générale: enfin il le prioit instamment  de ne point passer outre.“ Quelque solides que fussent ces raisons,
    Sempronius ne put les goûter, ou du moins  il n'y eut aucun égard. Il voyoit sous ses  ordres seize mille Romains, & vingt mille  Alliés, sans compter la cavalerie: c'étoit  le nombre où se montoit dans ce tems-là  une Armée complette, lorsque les deux  Consuls se trouvoient joints ensemble.  L'Armée ennemie, quoique grossie par les  Gaulois, étoit moins nombreuse. La con joncture lui paroissoit tout-à-fait favorable.  Il disoit hautement „qu'Officiers & sol dats, tous demandoient la bataille, ex cepté son collégue, qui aiant par sa  blessure le courage encore plus affoibli
     que le corps, ne pouvoit entendre par ler de combat. Mais étoit-il juste de  laisser languir tout le monde avec lui?  Qu'attendoit-il davantage? Espéroit-il  qu'un troisiéme Consul & qu'une nou velle Armée dussent venir à son secours?
     Quelle douleur pour nos ancêtres, di soit-il, s'ils voyoient deux Consuls, à la  tête de deux grandes Armées, trembler  devant ces mêmes Carthaginois, qu'ils  avoient autrefois attaqués jusques dans les  murs de Carthage!“ Il tenoit de pareils discours, & parmi
     ses soldats, & dans la tente même de Sci-
 (
                            An.
                         R. 534. Av. J. C. 218.) pion. Un intérêt personnel le faisoit pen ser & parler de la sorte. Le tems de l'é lection des nouveaux Consuls qui appro choit, lui faisoit craindre qu'on ne lui en voyât un successeur avant qu'il eût pu en
     venir aux mains avec Annibal, & il croyoit  devoir profiter de la maladie de son collé
    gue pour s'assurer à lui seul tout l'honneur  de la victoire. Comme il ne cherchoit pas
     le tems des affaires, dit Polybe, mais le  sien, il ne pouvoit manquer de prendre de  mauvaises mesures. Il donna donc ordre  aux soldats de se tenir prêts à combat tre. C'étoit tout ce que desiroit Annibal, qui  avoit pour maxime qu'un Général qui s'est  avancé dans un pays ennemi ou étranger,  & qui a formé une entreprise extraordinai re, n'a de ressource qu'en soutenant tou jours les espérances des Alliés par quelque  nouvel exploit. Sachant qu'il n'auroit af faire qu'à des troupes de nouvelle levée qui  étoient sans expérience, il desiroit profiter  de l'ardeur des Gaulois qui demandoient le
         combat, & de l'absence de Scipion à qui  sa blessure ne permettoit pas d'y assister.  Enfin il voyoit que le poste qu'il occupoit  dans une plaine rase & découverte, étoit  tout ce qu'il pouvoit choisir de plus avan tageux pour faire agir sa nombreuse cavalerie  & ses éléphans, en quoi consistoit la prin cipale force de son Armée. Animé par  tous ces motifs, il ne songe plus qu'à dres ser une embuscade, dont la témérité de
 Sempronius lui promettoit un heureux suc(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  cès. Il y avoit entre les deux Armées un ter rain qu'Annibal jugea propre à ce dessein.  C'étoit une plaine rase & découverte, où  couloit un ruisseau, dont les bords assez  hauts étoient encore hérissés de brossailles  & d'épines, & près duquel se trouvoient  des cavités assez profondes pour y cacher  même de la cavalerie. Il savoit que sou vent une embuscade est plus sure dans un  terrain plat & uni, mais fourré comme  étoit celui-là, que dans des bois, parce
     qu'on s'en défie moins. Il ordonna à Ma
        gon son frére de s'y poster avec deux mil le hommes tant de cavalerie que d'infante rie. Il fit ensuite passer la Trébie aux ca valiers Numides, avec ordre de s'avancer  dès le point du jour jusques aux portes du  camp des ennemis pour les attirer au com bat, & de repasser la riviére en se retirant,  afin d'engager les Romains à la passer aussi,  & à entrer dans la plaine. Ce qu'il avoit  prévu ne manqua pas d'arriver. Le bouil
    lant Sempronius envoya d'abord contre les  Numides toute sa cavalerie, puis six mille  hommes de trait, qui furent bientôt suivis  de tout le reste de l'Armée. Les Numides  lâchérent pié à dessein. Les Romains les  poursuivirent avec chaleur. Il faisoit ce jour-là un brouillard très  froid, & il tomboit beaucoup de neige.  Comme le Consul avoit fait sortir les hom mes & les chevaux avec précipitation, sans
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) leur avoir fait prendre aucune nourriture,  ni leur avoir donné aucun préservatif con tre les incommodités du lieu & de la sai son, ils étoient transis d'un froid qui deve noit encore plus piquant à mesure qu'ils  approchoient de la riviére. Mais lorsqu'en  poursuivant les Numides, qui avoient lâ ché pié à dessein de les attirer, les fantas sins furent entrés dans l'eau jusqu'à la poitri ne; la pluie de la nuit précédente l'aiant  extrêmement grossie, tous leurs membres  furent tellement saisis & pénétrés de froid,  qu'ils avoient bien de la peine à soutenir  leurs armes: outre qu'ils souffroient de la  faim, n'aiant point mangé de tout le jour,  qui étoit déja bien avancé. Il n'en étoit pas ainsi des soldats d'Anni
        bal. Ils avoient allumé par son ordre des  feux devant leurs tentes, & s'étoient frotté  tous les membres de l'huile qu'on avoit  distribué par compagnies pour se les rendre
         plus souples: ils avoient aussi pris de la  nourriture tout à leur aise. On voit ici  quel avantage c'est que d'avoir un Chef at tentif & prévoyant, à la vigilance duquel  rien n'échape. Quand les Romains furent sortis de la
     riviére,  Annibal, qui attendoit ce mo ment, fit avancer ses troupes. Le Consul,  voyant que les Numides, en faisant volte face, menoient rudement ses cavaliers, de vant qui ils avoient feint d'abord de fuir,  avoit fait sonner la retraite, & les avoit  rappellés. Pour lors on se prépara de part
  & d'autre au combat. Voici comme les(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)   deux Généraux rangérent chacun leur Ar mée. Annibal mit au prémier rang les fron deurs & les soldats armés à la légére, ce  qui faisoit environ huit mille hommes. A près eux il rangea sur une seule ligne son  infanterie, qui faisoit près de vingt mille  hommes, tant Gaulois, qu'Espagnols &  Africains. Il partagea sur les deux ailes sa  cavalerie, qui, en comptant les Gaulois al liés, montoit à plus de dix mille hommes;  & fortifia ces deux ailes de ses éléphans,  qu'il plaça partie devant la gauche, partie  devant la droite. Sempronius rangea son infanterie, forte  de trente-six mille hommes, sur trois lignes,  selon la coutume des Romains. La cava lerie, qui consistoit en quatre mille che vaux, fut partagée sur les deux ailes. Les  armés à la légére furent placés à la tête de  tous. Selon cette disposition, l'Armée Ro maine devoit être débordée de beaucoup  par l'Armée Carthaginoise. Quand on fut en présence, les armés à  la légére, de part & d'autre, engagérent  l'action. Autant que cette prémiére charge  fut desavantageuse aux Romains, autant el le fut favorable aux Carthaginois. Du côté  des prémiers, c'étoit des soldats qui depuis  le matin souffroient le froid & la faim, &  dont les traits avoient été lancés pour la  plupart dans le combat contre les Numi des: ce qui leur restoit de traits, étoient
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) si appesantis par l'eau dont ils avoient été  trempés, qu'ils ne pouvoient être d'aucun  usage. La cavalerie, & toute l'Armée, é toient également hors d'état d'agir. Rien  de tout cela ne se trouvoit du côté des  Carthaginois. Frais, vigoureux, pleins d'ar deur, rien ne les empêchoit de faire leur  devoir. Aussi dès que les armés à la légére se fu rent retirés dans les intervalles des lignes,  & que l'infanterie pesamment armée en fut  venue aux mains, alors la cavalerie Cartha ginoise, qui surpassoit de beaucoup la Ro maine en nombre & en vigueur, tomba sur  celle-ci avec tant de force & d'impétuosité,  qu'en un moment elle l'enfonça, & la mit  en fuite. Les flancs de l'infanterie Romai ne se trouvant découverts, les armés à la  légére des Carthaginois & les Numides re viennent à la charge, fondent sur les flancs  des Romains, y mettent le desordre, &  empêchent qu'ils ne puissent se défendre  contre ceux qui les attaquoient de front.  Le fort de la mêlée étoit de part & d'autre  au centre de l'infanterie pesamment armée.  Les Romains s'y défendoient avec un cou rage, ou plutôt avec une fureur que rien  ne pouvoit vaincre. Ce fut le moment où  les Numides sortirent de leur embuscade,  chargérent en queue les légions qui com battoient au centre, & y portérent une  confusion extrême. Les deux ailes, c'est-  à-dire les troupes qui tenoient de côté &  d'autre au centre, attaquées en front par
  les éléphans, en flanc par les armés à la légé(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  re, furent culbutées dans la riviére. A l'é gard du centre, ceux qui étoient à la queue  ne purent tenir contre les Numides, qui é toient venus fondre sur eux par les derrié res, & furent mis entiérement en déroute:  les autres, qui étoient à la tête & sur la  prémiére ligne, forcés par une heureuse  nécessité de combattre en desespérés, après  avoir défait les Gaulois & une partie des  Africains, se firent jour à travers les Car thaginois. Voyant alors qu'ils ne pouvoient  ni secourir leurs ailes, qui avoient été mi ses entiérement en déroute, ni retourner au  camp, dont la cavalerie Numide, la rivié re, & la pluie ne leur permettoient pas de  reprendre le chemin, serrés & gardant leurs
    rangs, ils prirent la route de Plaisance, où  ils se retirérent sans danger, & au nombre  au moins de dix mille hommes. La plupart des autres qui restoient péri rent sur les bords de la riviére, écrasés par  les éléphans ou par la cavalerie. Ceux qui  purent échaper, tant fantassins que cava liers, se joignirent au gros dont nous ve nons de parler, & le suivirent à Plaisance.  Les Carthaginois poursuivirent l'ennemi jus qu'à la riviére, d'où arrêtés par la rigueur  de la saison, ils revinrent à leurs retranche mens. La victoire fut complette, & la  perte peu considérable. Il ne resta que très  peu d'Espagnols & d'Africains sur la place.  Les Gaulois furent les plus maltraités;  mais tous souffrirent extrêmement de la
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) pluie & de la neige. Beaucoup d'hommes  & de chevaux périrent de froid, & l'on  ne put sauver qu'un petit nombre d'élé phans. La nuit suivante, ceux des Romains qui  étoient restés à la garde du camp, passérent  la Trébie sans que les ennemis s'en aper çussent, à cause d'une violente pluie qui  tomboit avec grand bruit. Peut-être même  qu'épuisés de travail, & ayant beaucoup de  blessés, ils feignirent de ne s'en pas aper cevoir, & leur laissérent le tems de se re tirer à Plaisance. La perte de la bataille ne pouvoit être  imputée qu'à la témérité & à l'aveugle
     présomtion du Consul, qui, malgré les sa
        ges remontrances de son collégue, se hâta  de donner le combat dans des conjonctures  qui toutes lui étoient contraires. Le mau vais succès fut une juste punition de sa va nité, mais n'en fut pas le reméde. Pour  cacher sa honte & sa défaite, il envoya des  couriers à Rome, qui n'y dirent autre cho se sinon qu'il s'étoit donné une bataille, &  que sans le mauvais tems l'Armée Romai ne eût remporté la victoire. D'abord on  ne pensa point à se défier de cette nouvel le. Mais on apprit bientôt tout le détail  de l'action; que les Carthaginois avoient  défait l'Armée du Consul, qu'ils s'étoient  rendus maitres de son camp; que les lé gions avoient fait retraite, & s'étoient ré fugiées dans les colonies voisines; que tous
     les Gaulois avoient fait alliance avec Anni-
  bal; & que l'Armée n'avoit de munitions,(An. R. 534. Av. J. C. 218. Effroi que cette nouvelle cause à Rome. Polyb. III. 227. Liv. XXI. 57.)   que ce qui lui en venoit de la mer par le  Pô. Cette nouvelle causa tant d'effroi dans la  ville, que les citoyens croyoient à chaque  instant voir arriver l'Armée victorieuse de vant leurs murailles, sans avoir aucune res source pour les défendre. Ils disoient qu'a
        près la défaite de Scipion auprès du Té
        sin, ils avoient rappellé Sempronius de Si cile, & lui avoient ordonné de venir au  secours de son collégue. Mais après la  défaite des deux Consuls & des deux Ar mées Consulaires, quels autres Chefs, quel les autres légions pouvoient-ils opposer à  l'ennemi vainqueur? Ces tristes réflexions n'occupérent pas(Prépara tifs
                            pour la campa gne sui vante.)   longtems les Romains. Ils songérent à 
                        prévenir les suites d'un si fâcheux événe ment. On fit de grands préparatifs pour  la campagne
                        suivante: on mit des garni sons dans les
                        places: on envoya des trou pes en
                        Sardaigne & en Sicile: on en fit  marcher aussi à
                        Tarente, & dans tous les  postes importans. L'on
                        équipa soixante  galéres à cinq rangs de rames, &
                        l'on dé pêcha aussi vers Hiéron pour lui demander  du secours. Ce Roi leur fournit cinq cens  Crétois, & mille Rondachers. Enfin il  n'y eut
                        point de mesures que l'on ne prît,  point de mouvement que
    l'on ne se don nât. Car, ajoute Polybe,
                        tels sont les Ro mains en général
                        & en particulier: plus ils  ont raison de craindre,
                        plus ils deviennent  (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) redoutables. Avant
    tout, ils firent venir  de l'Armée le Consul Sempronius,
                        pour  présider à l'Assemblée où l'on devoit pro céder à l'élection des Consuls. On nomma
     pour cette charge Cn. Servilius, & C. Fla minius. Nous verrons bientôt quel étoit
                             le caractére de ce dernier, après que nous  aurons raporte ce qui se passa en Espagne  dans la même année. (Heureu ses expé ditions de Cn. Sci pion en Espagne. Polyb. III. 228. Liv. XXI. 60, 61.) Cn. Cornelius Scipion, à qui Publius  son frére avoit laissé le commandement de  l'Armée navale, étant parti des embouchu res du Rhône avec toute sa Flotte, alla a border à* Empories. Il assiégea sur la  côte jusqu'à l'Ebre toutes les villes qui re fusérent de se rendre, & traita avec beau coup de douceur celles qui se soumettoient  de bon gré. Il eut grand soin qu'il ne leur  fût fait aucun tort, & mit bonne garnison  dans les nouvelles conquêtes qu'il avoit fai tes. Puis, pénétrant dans les terres à la  tête de son Armée, qu'il avoit déja grossie  de beaucoup d'Espagnols devenus ses alliés  à mesure qu'il avançoit dans le pays, tan tôt il recevoit dans son amitié, tantôt il  prenoit par force les villes qui se rencon troient sur sa route. Annibal avoit donné à Hannon le gou vernement de cette province en-deçà de l'E bre, & l'avoit chargé de la maintenir dans  les intérêts des Carthaginois. Pour arrêter 
                        
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                       les progrès des Romains, & ne pas atten(
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                     R. 534. Av. J. C. 218.)  dre que tout le pays fût déclaré pour eux,  il alla camper à leur vue, & leur présenta
         la bataille. Scipion l'accepta avec joie,  parce que ne pouvant éviter d'avoir affaire
         à Asdrubal & à Hannon, il aimoit mieux  les combattre séparément, que de les avoir  sur les bras tous deux ensemble. La victoi re lui couta peu. Il tua aux ennemis six  mille hommes, prit le Général lui-même  avec quelques-uns des principaux Officiers,  fit deux mille prisonniers, avec ceux qui é toient restés à la garde du camp, dont il se  rendit maitre, aussi-bien que de* Scissis  ville voisine de ce lieu qu'il prit d'assaut.  Il y fit un butin très considérable, parce  que c'étoit-là que tous ceux qui étoient
         passés en Italie avec Annibal, avoient lais sé leurs équipages. Avant que le bruit de cette défaite se fût
     répandu, Asdrubal passa l'Ebre avec huit  mille hommes de pié, & mille cavaliers,
     & vint au devant de Scipion, dans la pen sée qu'il ne faisoit qu'arriver en Espagne.
     Mais quand il eut appris la perte qu'Han
        non avoit faite, auprès de Scissis, de la  bataille & de son camp, il tourna du côté  de la mer. Il rencontra assez près de Tar ragone** les matelots & les soldats de la 
                        
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                     R. 534. Av. J. C. 218.) Flotte de Scipion, épars négligemment  dans la campagne, par une suite de la sécu rité que leur inspiroient les heureux succès  de l'Armée de terre; & aiant envoyé con tr'eux sa cavalerie, il en passe un grand  nombre au fil de l'épée, & pousse les au tres jusqu'à leurs vaisseaux. Il se retire en suite, & repassant l'Ebre il prit son quar tier d'hiver à la nouvelle Carthage, où il  donna tous ses soins à de nouveaux prépa ratifs, & à la garde des pays d'en-deçà du  fleuve. Cn. Scipion, de retour à sa Flotte, pu nit selon la sévérité des loix ceux qui a voient négligé le service: puis aiant réuni  les deux Armées, celle de mer & celle de  terre, il alla prendre ses quartiers à Tarra gone. Là, partageant aux soldats le butin  selon les loix d'une exacte justice, il gagna  leur amitié, & leur fit souhaiter avec ar
        deur la continuation d'une guerre dont ils  tiroient de si grands avantages. Tel étoit  en Espagne l'état des affaires. Annibal, après la bataille de la Trébie,  fit encore quelques expéditions, mais peu  importantes. La rigueur du froid l'obligea  de donner à ses troupes quelque tems pour
    (Annibal passe en Etrurie. Liv. XXI. 58.) se reposer après tant de peines. Dès qu'il  lui parut, à des indices encore douteux,  que le printems approchoit, il les tira des  quartiers d'hiver pour les conduire dans  l'Etrurie, à dessein de gagner les habitans  de ce pays par la douceur, ou de les sou-
  mettre par la force, comme il avoit fait les(A{??} {??} Av.{??} 218. Il tente le passage de l'Apen nin.)   Gaulois & les Liguriens. Il lui faloit passer l'Apennin. Il y fut at taqué d'un orage si effroyable, que ce qu'il  avoit souffert dans le trajet des Alpes lui  parut presque moins affreux en comparai son. Un vent horrible, mêlé de pluie,  leur donnoit dans le visage avec tant de  violence, qu'ils ne pouvoient éviter ou  d'abandonner leurs armes, ou d'être ren versés s'ils vouloient se roidir contre la  violence de l'ouragan. Ils furent donc o bligés de s'arrêter. Mais comme le vent  leur faisoit perdre la respiration, ils lui  tournérent le dos, & demeurérent quelque  tems tranquilles en cet état. Alors le fracas  du tonnerre, & les épouvantables coups,  leur ôtant tout à la fois l'usage des yeux &  des oreilles, la frayeur les saisit, & les ren dit immobiles. Enfin la pluie cessa. Mais,  par une suite ordinaire, le vent s'étant éle vé avec encore plus de force, ils furent o bligés de camper dans le même lieu où la  tempête les avoit surpris. Ce fut pour eux  une nouvelle fatigue, aussi accablante que  la prémiére: car ils ne pouvoient ni dé velopper leurs tentes, ni les poser, le vent  les leur arrachant des mains, ou les enle vant de leur place. Et dans le même tems,  l'eau que le vent avoit élevée s'étant épaissie  & glacée sur le sommet des montagnes, il  tomba une si grande quantité de neige &  de grèle, qu'abandonnant un travail inutile,  ils se jettérent tous par terre, accablés sous
 (An. R. 534. Av. J. C. 218.) le poids de leurs tentes & de leurs vête mens, plutôt qu'ils n'en étoient couverts.  Le froid qui suivit devint si âpre & si pé nétrant, que les chevaux, aussi-bien que les  hommes, firent, pendant un longtems, d'in utiles efforts pour se relever, leurs nerfs  s'étant tellement roidis, qu'il leur étoit im possible de plier leurs membres & d'en fai re usage. Lorsqu'à force de s'agiter & de  se mouvoir, ils eurent repris un peu de for ce & de courage, on commença à allumer  des feux de distance en distance, ce qui fut  pour eux d'un grand soulagement, & parut
     leur rendre la vie. Annibal demeura deux  jours en cet endroit comme assiégé, & il  n'en sortit qu'après avoir perdu un grand  nombre d'hommes & de chevaux, avec  sept des éléphans qui lui étoient restés après  la bataille de la Trébie. (Combat entre Sempro nius & Annibal. Liv. XXI. 59. *Trois lieues.) Etant descendu de l'Apennin, il alla  camper à dix* milles de Plaisance. Le len demain il vint chercher l'ennemi avec dou ze mille hommes d'infanterie, & cinq mille
     de cavalerie. Sempronius, qui étoit déja  revenu de Rome, ne refusa pas le combat.  Les deux Armées n'étoient alors éloignées  l'une de l'autre que d'une lieue. Dès le jour  suivant elles marchérent avec une ardeur é gale à un combat qui fut longtems disputé,  & où les deux partis eurent alternativement  l'avantage l'un sur l'autre. Au prémier choc,  les Romains furent tellement supérieurs aux  Carthaginois, qu'après les avoir mis en fui te, ils les poursuivirent jusques dans leur
  camp, & entreprirent même de les y for(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  cer. Mais Annibal aiant mis aux portes un  petit nombre de soldats, suffisant néanmoins  pour en défendre l'entrée, ordonna aux au tres de se tenir bien serrés dans le milieu du
     camp, jusqu'à ce qu'il leur donnât le signal  d'en sortir pour aller attaquer les ennemis.  Il étoit environ trois heures après midi,
     lorsque Sempronius, aiant inutilement fati gué ses troupes, & desespérant de pouvoir  forcer les Carthaginois, fit sonner la retrai
    te. Aussitôt qu'Annibal se fut aperçu de  la retraite des Romains, il ordonna à sa ca valerie de sortir à droite & à gauche, &  de fondre sur eux, pendant qu'il sortiroit  lui-même par la porte du milieu pour aller  les attaquer avec l'élite de son infanterie.  L'affaire eût été des plus sanglantes, si le  jour eût permis qu'elle durât plus longtems.  La nuit sépara les combattans, horrible ment acharnés les uns contre les autres.  Ainsi le nombre des morts ne répondit pas  à l'animosité avec laquelle on combattit.  La perte n'alla pas à plus de six cens hom mes de pié, & trois cens cavaliers de cha que côté. Mais celle que firent les Ro mains fut plus considérable, tant par la  qualité que par le nombre de leurs morts;  puisqu'il resta sur la place plusieurs Cheva liers, cinq Tribuns des Légions, & trois  Commandans des Alliés.(Præfectos.)  Après ce combat, Annibal se retira dans  la Ligurie, dont les habitans, pour lui  prouver leur fidélité, lui livrérent à son ar-
 (
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.) rivée deux Questeurs Romains C. Fulvius  & C. Lucrétius, deux Tribuns Légionai res, & cinq Chevaliers, presque tous fils
         de Sénateurs. Sempronius se retira du côté  de Luques. Pendant (a) cet hiver il arriva plusieurs
    (Prodiges. Liv. XXI. 62.) prodiges à Rome & aux environs, ou,  pour parler plus juste, on en publia un  grand nombre, auxquels on ajouta foi assez  légérement, comme il arrive quand une fois
         la superstition s'est emparée des esprits. Ces
     paroles de Tite-Live sont remarquables, &  montrent qu'il n'étoit pas si crédule ni si  superstitieux que plusieurs se l'imaginent. On  s'acquita fort scrupuleusement de toutes les cé rémonies prescrites en pareil cas; & les esprits  se trouvérent fort soulagés, après qu'on eut
     achevé les sacrifices, & fait aux Dieux les  vœux que la Sibylle avoit marqués. (Téméri té & arro gance de Flami nius. Liv. XXI. 63.) On avoit désigné pour Consuls Cn. Ser
        vilius & C. Flaminius. Ce dernier s'étoit  fait connoitre depuis longtems pour un es prit brouillon, séditieux, incapable soit de
         prendre son parti avec sagesse, soit de flé chir après l'avoir pris une fois. Nous a vons vu qu'il avoit eu de vives contesta tions avec les Sénateurs, en prémier lieu  pendant son Tribunat, & une seconde fois  dans son prémier Consulat; d'abord au su jet du Consulat même qu'on vouloit l'obli ger d'abdiquer, puis à l'occasion du triom 
                        
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                       phe dont on avoit entrepris de le priver. Ils(An. R. 534. Av. J. C. 218.)   s'étoit encore rendu odieux aux Sénateurs,  à cause d'une nouvelle Loi que Q. Clau dius avoit portée contre leur Ordre, n'a yant de tous les Sénateurs que le seul Fla minius qui l'appuyât dans cette entreprise.  Cette Loi faisoit défense à tout Sénateur d'a voir une barque qui tînt plus de trois cens amphores, qui équivalent au poids de 15625  de nos livres, ou moins de huit* tonneaux,  comme l'on compte sur mer. Q. Claudius  trouvoit que c'étoit assez pour transporter  à Rome les fruits que les Sénateurs recueil loient dans leurs terres, & qu'il étoit indi gne de leur rang de faire servir leurs vais seaux de charge à transporter la recolte des  autres pour de l'argent. La haine du Sé nat ne servit qu'à lui acquérir la faveur du  Peuple, qui par une affection aveugle l'éle va une seconde fois au Consulat. Il se persuada que les Sénateurs, pour se  venger de lui, le retiendroient à Rome,
     soit en alléguant de mauvais présages, soit  en l'obligeant de célébrer les Féries Lati nes, ou enfin en apportant quelqu'un des  prétextes dont on avoit coutume de se ser vir pour retarder le départ des Consuls. Ré solu de couper court à toutes ces difficul tés, il feignit d'avoir affaire à la campagne;  & étant sorti de Rome il s'en alla furtive ment dans sa province, n'étant encore que 
                        
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                      (An. R. 534. Av. J. C. 218.) particulier. Cette évasion, quand elle fut  devenue publique, anima encore davanta ge les Sénateurs, déja fort irrités contre
     lui. On disoit hautement, „Que Fla
        minius avoit déclaré la guerre, non seu lement au Sénat, mais aux Dieux-mê mes. Qu'aiant été fait Consul la pré miére fois contre les Auspices qui s'op posoient à son élection, il s'étoit mo qué des Hommes & des Dieux, qui de  concert lui défendoient de donner ba taille. Que maintenant, agité par les  reproches que sa conscience lui faisoit  de son impiété, il avoit évité de pa roître au Capitole, & d'y faire la céré monie auguste de son entrée dans le  Consulat, pour n'être point obligé d'in voquer le grand Jupiter en un jour si  solennel; pour ne point voir ni consul ter le Sénat, qu'il haïssoit seul de tous  les Romains, & de qui il savoit qu'il  avoit mérité d'être haï; pour se sous
    traire aux cérémonies les plus augustes  & les plus indispensables; pour éviter  de faire dans le Capitole les vœux or dinaires pour la prospérité de la Répu blique, & la sienne propre; & partir  ensuite pour sa province revétu des mar ques honorables de sa dignité. Qu'il  étoit sorti de Rome à la dérobée com me le dernier des valets de son Armée,  sans être précédé de ses licteurs, sans  faire porter devant lui les haches & les  faisceaux, à peu près comme s'il eût
  quité sa patrie pour aller en exil. Croyoit(
                        An.
                     R. 534. Av. J. C. 218.)  il plus honorable & plus décent pour  lui & pour l'Empire Romain, de faire  une cérémonie si sainte & si éclatante  à Rimini qu'à Rome, & dans une hô tellerie qu'à la vue de ses Dieux domes tiques?“ Les plaintes de tout le Sénat, & les  Députés qu'on lui envoya pour l'obliger  de revenir, & de prendre possession du  Consulat selon les formes accoutumées,  ne gagnérent rien sur son esprit. Il entra  en charge à Rimini. Aiant reçu deux lé
    gions de Sempronius l'un des Consuls de  l'année précédente, & deux de C. Ati lius Préteur, il traversa les sentiers de  l'Apennin pour se rendre dans l'Etrurie.  
                    (An. R. 535. Av. J. C. 217. Le Con sul Servi lius part pour Ri mini. Liv. XXII. 1.)
                            
                                C. 
                                        Flaminius
                                    
                                 II.
                            
                        
 Servilius entra en charge à Rome aux  Ides, c'est-à-dire le 15 de Mars, jour  solennel & marqué alors pour cette cé rémonie; & assembla les Sénateurs, pour  les consulter sur les opérations de la cam pagne qu'il alloit commencer. Cette dé libération donna lieu de renouveller les
         reproches contre Flaminius. Ils se plai gnoient d'avoir créé deux Consuls, & de
         n'en avoir qu'un. Que Flaminius ne pou voit passer pour tel, étant parti de Rome  sans autorité & sans auspices. Que c'é toit au Capitole que les Consuls recevoient
 (An. R. 535. Av. J. C. 217.) ces deux caractéres, à la vue des Dieux  & des Citoyens de Rome, après avoir  célébré les Féries Latines, & fait sur la  Montagne d'Albe, & dans le Temple du  grand Jupiter, les sacrifices accoutumés;  & non pas dans la province & dans une  terre étrangére, où il n'avoit porté que la
         qualité de particulier. Servilius, après  avoir reçu ses instructions, s'en alla avec  ses troupes à Rimini, pour fermer aux  ennemis les passages de ce côté-là. Il laissa Rome dans une grande inquié
    tude. La crainte étoit augmentée par les  prodiges qu'on annonçoit de toutes parts. (Renou vellement de la Fête des Satur nales.) On ordonna des sacrifices, des proces sions, des priéres dans tous les Temples.
     Outre beaucoup d'autres actes de Reli
        gion, on donna un Festin public, & l'on  annonça les* Fêtes de Saturne par des  cris, qui furent continués un jour & une  nuit. On fit de cette cérémonie une Fê te annuelle, que le Peuple eut ordre de  célébrer à perpétuïté. J'en marquerai les  circonstances à la fin de ce paragraphe. (Annibal renvoie sans ran çon les prison niers faits sur les Al liés de Ro me. Polyb. III. 229.) Annibal passa son quartier d'hiver dans  la Gaule Cisalpine. Il traitoit fort diffé remment les prisonniers de guerre, selon  qu'ils étoient Romains ou Alliés. Il re tenoit dans des prisons les Romains, &  leur donnoit à peine le nécessaire; au-lieu  qu'il usoit de toute la douceur possible à 
                            
                                151
                            
                           l'égard de ceux qu'il avoit pris sur les Al(
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.)  liés. Il les assembla un jour, & leur dit  „que ce n'étoit pas pour leur faire la  guerre qu'il étoit venu, mais pour pren dre leur défense contre les Romains:  qu'il faloit donc, s'ils entendoient leurs  intérêts, qu'ils embrassassent son parti,  puisqu'il n'avoit passé les Alpes que
         pour remettre les Italiens en liberté, &  les aider à rentrer dans les villes &  dans les terres d'où les Romains les  avoient chassés“. Après ce discours, il  les renvoya sans rançon dans leur pays.  C'étoit une ruse pour détacher des Ro mains les peuples d'Italie, pour les porter  à s'unir avec lui, & pour soulever en sa  faveur tous ceux dont les villes ou les  ports étoient soumis à la domination Ro maine. Ce fut dans ce même quartier d'hiver,(Stratagê me dont il se sert pour em pêcher qu'on n'attente à sa vie. Polyb. III. 229. Liv. XXII. 1. App. 316.)   qu'il s'avisa d'un stratagême vraiment Car thaginois. Il étoit environné de peuples  légers & inconstans, & la liaison qu'il  avoit contractée avec eux étoit encore  toute récente. Il avoit à craindre que  changeant à son égard de dispositions, ils  ne lui dressassent des piéges, & n'atten tassent sur sa vie. Pour la mettre en su reté, il fit faire des perruques & des ha bits pour toutes les différentes sortes d'â ges: il prenoit tantôt un de ces équipages,  & tantôt l'autre, & se déguisoit si sou vent, que non seulement ceux qui ne le  voyoient qu'en passant, mais ses amis mê
 (An. R. 535. Av. J. C. 217. Annibal part pour l'Etrurie. Polyb. III. 230. Liv. XXII. 2.) me avoient peine à le reconnoitre. Cependant les Gaulois souffroient im patiemment que la guerre se fît dans leur  pays. Ils n'avoient été engagés à suivre
    Annibal que par l'espérance du butin. Ils  voyoient qu'au-lieu de s'enrichir aux dé pens d'autrui, leur pays, devenu le théa tre de la guerre, étoit également foulé par  les quartiers d'hiver des deux Armées.
    Annibal avoit tout à craindre de ce mé contentement, qui éclatoit déja par des  murmures & des plaintes assez publiques.  Pour en détourner les effets, dès que l'hi ver fut passé il se hâta de décamper. Il
     savoit que Flaminius étoit arrivé à Arré tium dans l'Etrurie: il dirigea sa marche  de ce côté-là. Il commença par consul ter ceux qui connoissoient le mieux ce  pays, pour savoir quelle route il prendroit  pour aller aux ennemis. On lui en indi qua plusieurs, qui lui déplurent comme  trop longues, & qui l'exposoient à être  traversé par les ennemis. Il y en avoit  une qui conduisoit à travers certains ma rais. Celle-ci se trouva plus de son goût,  & plus conforme au vif desir qu'il avoit  d'en venir aux mains avec le Consul, a vant que son collégue eût pu le joindre:  il la préféra. Au bruit qui s'en répandit  dans l'Armée, chacun fut effrayé. Il n'y  eut personne qui ne tremblât à la vue des  fatigues & des dangers que l'on éprouve roit en passant ces marécages, dans les
 quels même l'Arno depuis quelques jours(
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217. Il passe par le ma rais de Clusium où il perd un œil. Polyb. III. 230 231. Liv. XXII. 2.)   s'étoit débordé. Annibal, bien informé que le fond en  étoit ferme, leva le camp, & fit son a vant-garde des Africains, des Espagnols,  & de tout ce qu'il avoit de meilleures  troupes. Il y entre-mêla le bagage, afin  que, s'ils étoient obligés de s'arrêter, ils  ne manquassent de rien. Le corps de  bataille étoit composé de Gaulois, & la  cavalerie faisoit l'arriére-garde. Il en avoit
         donné la conduite à Magon, avec ordre  de faire avancer de gré ou de force les  Gaulois, en cas que par lâcheté ils parus sent se rebuter, & vouloir rebrousser che min. Les Espagnols & les Africains traver sérent sans beaucoup de peine. On n'a voit point encore marché dans ce marais;  il fut assez ferme sous leurs piés. D'ail leurs c'étoient des soldats endurcis à la fa tigue, & accoutumés à ces sortes de tra vaux. Il n'en fut pas de même quand les  Gaulois passérent. Le marais avoit été  foulé par ceux qui les avoient précédés.  Ils ne pouvoient avancer qu'avec une pei ne extrême; &, peu faits à ces marches  pénibles, ils ne supportoient celle-ci qu'a vec la derniére impatience. Cependant il  ne leur étoit pas possible de retourner en  arriére: la cavalerie les poussoit sans cesse  en avant. Il faut convenir que toute  l'Armée eut beaucoup à souffrir. Pen dant quatre jours & trois nuits elle eut le
 (
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.) pié dans l'eau. Mais les Gaulois souf frirent plus que tous les autres. La plu part des bêtes de charge moururent dans  la boue. Elles ne laissérent pas, même  alors, d'être de quelque utilité. Hors  de l'eau, sur les balots qu'elles portoient,  on dormoit au moins quelque partie de la  nuit. Quantité de chevaux y perdirent
     la corne de leurs piés. Annibal lui-mê me, monté sur le seul éléphant qui lui  restoit, eut toutes les peines du monde à  en sortir. Une fluxion qui lui survint  sur les yeux, causée tant par l'alternative  du froid & du chaud assez ordinaire au  commencement du printems, que par les  insomnies continuelles, & les vapeurs  grossiéres du marais, le tourmenta beau coup. Et comme la conjoncture ne lui  permettoit pas d'arrêter pour se guérir,
     cet accident lui fit perdre un œil. (Annibal s'avance vers l'en nemi, & ravage tout le pays, pour attirer le Consul au combat. Polyb. III. 231. Liv. XXII. 3.) Lorsqu'il fut sorti avec bien de la pei ne de ces terres humides & marécageuses,  il campa dans le prémier endroit sec qu'il  rencontra, pour donner quelque relâche  à ses troupes. Et aiant appris par ses cou reurs que l'Armée ennemie étoit encore  aux environs d'Arrétium, il s'attacha a vec une application infinie à connoitre,
     d'un côté les desseins & le caractére du  Consul, de l'autre la situation du pays,  les moyens dont il devoit se servir pour  avoir des vivres, les chemins par où il  pouvoit les faire conduire dans son camp,  & généralement toutes les choses qui pou
 voient lui être avantageuses dans la con(
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.)  joncture présente: attentions bien dignes  d'un grand homme de guerre, & qui n'a
    git point au hazard. Il sut donc que le  pays entre Fésules & Arrétium étoit le(Fiésole & Arizzo, villes de Toscane.)   plus fertile de l'Italie, & qu'on y trouvoit  en abondance des troupeaux, des blés, &  tous les fruits que la terre produit pour  la nourriture des hommes. A l'égard de
    Flaminius, que c'étoit un homme habile
     à s'insinuer dans l'esprit de la populace,
     mais qui, sans avoir aucun talent ni pour
     le Gouvernement ni pour la Guerre, avoit
     une haute idée de sa capacité dans l'un &  dans l'autre, & par cette raison ne con sultoit & ne croyoit personne: du reste  vif, bouillant, hardi jusqu'à la témérité.
     De-là Annibal conclut que s'il faisoit le  dégât de la campagne sous ses yeux, il l'at tireroit infailliblement à un combat. Il n'oublia rien de ce qui pouvoit irri ter le caractére bouillant de son adversaire,  & le précipiter plus infailliblement dans  les vices qui lui étoient naturels. Ainsi  laissant l'Armée Romaine à la gauche, il  prit sur la droite du côté de Fésules; &  mettant tout à feu & à sang dans le plus  beau pays de l'Etrurie, il étala aux yeux  du Consul le plus de ravage & de désola
    tion qu'il lui fut possible. Flaminius n'é(Flami nius, mal gré les a vis du Conseil de Guerre, & les)  toit pas d'humeur à rester tranquille dans
     son camp, quand même Annibal seroit  demeuré en repos dans le sien. Mais  quand il vit qu'on pilloit à ses yeux les
 (
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217. mauvais présages, engage le combat. Polyb. III. 233. Liv. XXII. 3. Appian. 319.) terres des Alliés, qu'on emportoit impu nément le butin qu'on avoit fait sur eux,  & que la fumée lui annonçoit de tout cô té la ruïne entiére du pays, il crut que
     c'étoit une honte pour lui, qu'Annibal  marchât la tête levée par le milieu de l'I talie, prêt de s'avancer jusques aux por tes de Rome, sans trouver de résistance.  Ce fut inutilement que tous ceux qui com posoient le Conseil de Guerre voulurent  lui persuader „de préférer le parti le plus  sûr à celui qui paroissoit le plus glo rieux; d'attendre son collégue pour a gir tous deux de concert avec toutes les  forces de l'Empire réunies ensemble,  & de se contenter jusques-là de déta cher la cavalerie & l'infanterie légére,  pour empêcher les ennemis de faire  leurs ravages avec tant de licence & de
     sécurité“. Flaminius ne put entendre  ces sages discours sans indignation. Il sor tit brusquement du Conseil, & donna en
     même tems le signal de la marche & du  combat. Oui sans doute, dit-il, demeurons  les bras croisés devant les murs d'Arrétium.  Car c'est là notre patrie, c'est là que sont
     nos Dieux pénates. Souffrons qu'Annibal,  échappé de nos mains, désole impunément l'I talie, & que mettant tout à feu & à sang  il arrive jusqu'aux portes de Rome. Et pour  nous, gardons-nous bien de sortir d'ici,
     qu'un Arrêt du Sénat ne vienne tirer Fla
        minius d'Arrétium, comme autrefois Camille  de Véies, pour aller au secours de la patrie.
                         En disant ces mots, il sauta sur son che(
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.)  val; mais le cheval s'abattit sous lui,  & le fit tomber la tête la prémiére. Tous  ceux qui étoient présens furent effrayés de
     cet accident, comme d'un mauvais présa ge. Pour lui il n'en fit aucun cas. L'Of(Cic. de Di vinat. I. 77.)  ficier qui présidoit aux Auspices lui aiant  annoncé que les poulets ne mangeoient  point, & qu'il faloit remettre le combat à  un autre jour: Et s'il leur prend fantaisie
     encore de ne point manger, dit Flaminius, que faudra-t-il faire? Se tenir en repos,  répondit l'Officier. Merveilleux auspices,  s'écria Flaminius! Si les poulets ont bon  appétit, on pourra donner le combat: s'ils  ne mangent point, parce qu'ils seront bien  rassasiés, il faudra se donner de garde de  livrer la bataille. Il donna ordre qu'on  prît les drapeaux, & qu'on le suivît.  Dans le moment même on vint l'avertir  qu'un Porte-enseigne ne pouvoit, quel que effort qu'il fît, arracher de terre son  drapeau, qui selon l'usage y étoit enfoncé.
    Flaminius, sans faire paroître aucun éton nement, se tournant du côté de celui qui  lui annonçoit cette nouvelle: Ne m'appor tes-tu point aussi, lui dit-il, des Lettres  du Sénat, pour m'empêcher de donner ba taille? Va-t-en: dis au Porte-enseigne, que
     si la crainte a glacé ses mains, il creuse la  terre tout autour pour retirer son drapeau. Dès lors l'Armée commença à marcher.  Pendant que la présomtion du Général  inspiroit une certaine joie au soldat, qui
 (An. R. 535. Av. J. C. 217.) étoit frapé de l'air de confiance de son  Général, sans être en état de peser les  motifs de cette confiance; les prémiers  Officiers qui avoient été d'un avis contrai re dans le Conseil, étoient de plus effrayés  du double prodige dont ils venoient d'ê tre témoins. (Fameuse bataille près du Lac de Trasimè ne. Polyb. III. 234-236. Liv. XXII. 4-7. Plut. in Fab. 175.) Cependant Annibal avançoit toujours  vers Rome, aiant Cortone à sa gauche,  & le Lac de Trasiméne à sa droite. Quand  il vit que le Consul approchoit, il étudia  le terrain, pour livrer bataille à son avan tage. Sur sa route il trouva un vallon fort  uni & spacieux. Deux chaînes de mon tagnes le bordoient de côté & d'autre dans  sa longueur. Il étoit fermé au fond par  une colline escarpée & de difficile accès.  A l'entrée se présentoit le lac, entre le quel & le pié des montagnes il y avoit  un défilé étroit qui conduisoit dans le val lon. Il fila par ce sentier, gagna la col line du fond, & s'y posta avec les Espa gnols & les Africains. A droite, derriére  les hauteurs, il plaça les Baléares, & les  autres gens de trait. Pour la cavalerie &  les Gaulois, il les posta derriére les hau teurs de la gauche, & les étendit de ma niére que les derniers touchoient au défilé  par lequel on entroit dans le vallon. Il  passa une nuit entiére à dresser ses embus cades, après quoi il attendit tranquille ment qu'on vînt l'attaquer. Le Consul marchoit derriére avec un
    empressement extrême de joindre l'enne
 mi. Le prémier jour, comme il étoit ar(An. R. 535. Av. J. C. 217.)  rivé tard, il campa près du lac. Il ne
     faloit pas une grande expérience de la  guerre, pour voir que c'étoit se perdre,  que de s'engager dans un pareil défilé.  Cependant, le lendemain avant la pointe  du jour, sans avoir pris la précaution de  faire reconnoitre les lieux, & sans atten dre que le jour l'éclairât suffisamment, il  y fait entrer ses troupes. Il poussa même(Polybe.)   si loin sa folle confiance, qu'il se fit suivre  par une troupe de valets d'Armée, qui  portoient des chaînes dont il prétendoit  charger les Africains déja vaincus dans
     son imagination. Il s'étoit élevé ce ma tin-là un brouillard fort épais. Quand le  Consul eut étendu ses troupes dans la plai ne, il crut n'avoir affaire qu'à ceux des  Carthaginois qu'il voyoit devant lui, &
     qui avoient Annibal à leur tête. Il ne  pensa point du tout qu'il pût y avoir d'au tres corps de troupes embusquées des deux
     côtés derriére les montagnes. Annibal  l'aiant laissé avancer plus de la moitié du  vallon, & voyant l'avant-garde des Ro
    mains assez près de lui, donna le signal du  combat, & envoya ordre à ceux qui é toient en embuscade d'attaquer en même  tems l'ennemi de tous côtés. On peut  juger du trouble des Romains. Ils n'étoient pas encore rangés en ba taille, & n'avoient pas préparé leurs ar mes, lorsqu'ils se virent assaillis en même  tems par devant, par derriére, & par les
 (
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.) flancs. Flaminius, destitué d'ailleurs de  toutes les qualités nécessaires à un Géné ral, avoit du courage. Seul intrépide dans  une consternation si universelle, il anime  ses soldats de la main & de la voix, & les  exhorte à se faire un passage par le fer à  travers les ennemis. Mais le tumulte qui  régne par-tout, les cris affreux des com battans, & le brouillard qui s'étoit élevé,  empêchent qu'on ne puisse ni le voir, ni  l'entendre. Cependant, lorsqu'ils apper çurent qu'ils étoient enfermés de tous cô tés, ou par les ennemis, ou par le lac &  les montagnes, l'impossibilité de se sauver  par la fuite rappella leur courage, & l'on  commença à combattre de tous côtés avec  une animosité étonnante. L'acharnement  fut si grand dans les deux Armées, que  personne ne sentit le tremblement de ter re qui renversa des villes presque entiéres
     en plusieurs contrées de l'Italie, & pro duisit des effets étonnans. L'action dura trois heures. Flaminius  aiant été tué par un Gaulois Insubrien, les  Romains commencérent à plier, & pri rent ensuite ouvertement la fuite. Un grand  nombre cherchant à se sauver, se précipi térent dans le lac. D'autres aiant pris le  chemin des montagnes, se jettérent eux-  mêmes au milieu des ennemis qu'ils vou loient éviter. Six mille seulement s'ouvri rent un passage à travers les vainqueurs,  & se retirérent en un lieu de sureté: mais  ils furent arrêtés & faits prisonniers le len-
  demain par Maharbal, qui les assiégea, &(An. R. 535. Av. J. C. 217.)   les réduisit à une si grande extrémité,  qu'ils mirent bas les armes, & se rendi rent, sous la promesse qui leur fut faite
         qu'ils auroient la liberté de se retirer. Telle fut la fameuse Bataille de Trasi méne, que les Romains mettent au nom bre de leurs plus grandes calamités; tel le
     fruit de la témérité de Flaminius. Il lui  en couta la vie à lui-même, & à Rome  la perte de tant de braves gens, qui au roient été invincibles sous un autre Géné ral. Les Romains perdirent quinze mille  hommes dans le combat même. Environ  dix mille se rendirent à Rome par diffé rens chemins. Il ne fut tué que quinze  cens hommes du côté des Carthaginois;  mais il leur mourut un grand nombre de
     blessés. Annibal traita fort durement les  prisonniers Romains, ceux même qui s'é
    toient rendus à Maharbal, prétendant que  cet Officier n'avoit point été en droit de  traiter avec eux sans l'avoir consulté. Pour  les Latins alliés des Romains, il les ren voya sans rançon. Il fit chercher inuti
    lement le corps de Flaminius, pour lui  donner une sépulture honorable. Il ren
    dit les derniers devoirs aux Officiers &  aux soldats de son Armée qui étoient res tés sur le champ de bataille, après quoi  il mit ses troupes en quartiers de rafraî chissement. Il n'est pas nécessaire que je ramasse ici(Contraste de Flami nius & d'Annibal.)   sous un même point de vue toutes les fau-
 (
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.) tes de Flaminius. Elles sont sensibles,  grossiéres, & frapent les yeux les moins  clairvoyans. Voilà ce que produit une
         aveugle estime de soi-même, & une fol
            le présomtion qui ne doute de rien, qui  croiroit se deshonorer que de demander  ou de suivre conseil, qui se flate toujours  d'un succès heureux, sans avoir pris au cune mesure pour se l'assurer, & qui ne  voit le péril que lorsqu'il n'est plus possi ble de l'éviter. Quel contraste dans Annibal, qui mon tre, dans l'action dont il s'agit, toutes les  qualités d'un grand Général d'Armée: vi gilance, activité, prévoyance de l'avenir,  science profonde de toutes les régles de
        l'Art Militaire & de toutes les ruses de  Guerre; attention infatigable à se faire in struire de tout; enfin habileté merveilleu se à profiter des conjonctures du tems,  des lieux, des personnes, & à les faire  toutes servir à ses desseins! (Mauvais choix du Peuple, cause de la défaite.) Je ne puis pardonner au Peuple Romain  d'avoir, par prévention pour un factieux  qui savoit le flater, opposé à un si formi dable ennemi un Capitaine aussi méprisa
    ble qu'étoit Flaminius. De tels choix, &  ils ne sont pas rares, mettent souvent un
    Etat à deux doigts de sa perte. (Affliction générale qu'elle cause à Rome. Polyb. III. 236. Livius XXII. 7.) Dès qu'on reçut à Rome la nouvelle  de la défaite de l'Armée auprès du Lac de  Trasiméne, tout le peuple courut dans la
     place publique avec beaucoup de frayeur  & de consternation. Les Dames errant
  par les rues demandoient à tous ceux qu'el(
                            An.
                         R. 535. Av. J. C. 217.)  les rencontroient, quelle étoit donc cette  fâcheuse nouvelle qui venoit d'arriver, &  en quel état se trouvoit l'Armée de la Ré publique? On s'assembloit en foule autour  de la Tribune aux Harangues & du Sénat,  & l'on invitoit les Magistrats à s'y ren dre, pour apprendre d'eux ce qui s'étoit  passé. Enfin vers le soir, le Préteur M.  Pomponius parut en public. Il ne cher cha aucun détour pour adoucir une nou velle si funeste: l'infortune étoit trop gran de pour pouvoir être palliée: Nous avons,  dit-il, perdu une grande bataille. Quoi qu'il ne fût entré dans aucun détail, les  particuliers, sur des bruits confus, ne lais soient pas de raporter diverses circonstan ces: „Que le Consul avoit été tué; que  la plus grande partie des troupes étoit  restée sur la place; qu'il ne s'étoit sau vé qu'un petit nombre de soldats, que  la fuite avoit dispersés dans l'Etrurie,  ou que le vainqueur avoit fait prison niers.“ Ceux dont les parens avoient servi sous
     le Consul Flaminius, avoient l'esprit par tagé en autant d'inquiétudes, qu'il y a de  malheurs différens qui peuvent arriver à  des vaincus; & personne ne savoit en core ce qu'il devoit espérer ou craindre.  Le lendemain, & plusieurs jours après,
     on vit aux portes une multitude de cito
        yens, mais beaucoup plus de femmes que  d'hommes, qui attendoient le retour de
 (An. R. 535 Av. J. C. 217.) leurs proches, ou de ceux qui leur en  pouvoient dire des nouvelles. Et, s'il ar rivoit quelqu'un de leur connoissance, ils  l'entouroient aussitôt, & ne le quitoient  point, qu'ils n'eussent appris de lui toutes  les particularités qu'ils desiroient savoir. Ils  s'en retournoient ensuite dans leurs mai
    sons la douleur ou la joie peintes sur le  visage, selon les nouvelles qu'ils avoient  apprises, accompagnés de gens qui leur  faisoient des complimens de félicitation  ou de condoléance. Les femmes, encore plus que les hom mes, firent éclater leur tristesse ou leur  joie. On raporte qu'il y en eut une qui  mourut aux portes mêmes de la ville, à  la vue inopinée de son fils qui revenoit  de l'Armée: qu'une autre, à qui l'on a voit faussement annoncé la mort du sien,  expira d'un excès de plaisir dans le mo ment même qu'elle le vit entrer dans son  logis, où elle s'abandonnoit à la douleur.  Pendant plusieurs jours, les Préteurs tin rent le Sénat assemblé depuis le matin jus qu'au soir, pour délibérer sur le parti qu'il  convenoit de prendre, & déterminer quel  Chef & quelles troupes ils pourroient op poser aux Carthaginois victorieux. (Nouvelle défaite de quatre mille ca valiers. Liv. XXII. 8.) Avant qu'ils eussent pris aucunes me sures certaines, on leur vint tout d'un
     coup annoncer un nouveau malheur. An
        nibal avoit défait quatre mille cavaliers,
     que le Consul Cn. Servilius avoit fait par tir pour aller au secours de son collégue,
  mais qui s'étoient arrêtés dans l'Ombrie,(An R. 535. Av. J. C. 217.)   dès qu'ils avoient appris ce qui s'étoit pas sé auprès du Lac de Trasiméne. Cette
     perte fit différentes impressions sur les es
        prits. Les uns la regardoient comme lé gére en comparaison de celle qu'on avoit  faite auparavant, dont ils étoient unique ment occupés. Les (a) autres n'en ju geoient pas par le nombre de ceux qu'on  avoit perdus: mais, comme le moindre
    accident suffit pour accabler un corps dé ja affoibli par une dangereuse maladie, pen dant que celui qui a encore toute sa vi gueur peut résister à un choc beaucoup  plus rude; de même ils croyoient qu'on  devoit considérer la défaite de ces cava liers non en elle-même, mais selon le ra port qu'elle avoit aux forces épuisées de  la République, qui la mettoient hors d'é tat de soutenir le plus léger échec. Dans  une si triste conjoncture, on eut recours  à un reméde qui n'avoit été employé de puis longtems, & l'on résolut de créer un  Dictateur. Nous verrons dans le Tome  suivant sur qui ce choix tomba. 
                            
                                152
                            
                         
                            
                                
                                    Digression
                                 Sur les Saturnales.
                            
                            
                        
 Les Saturnales étoient une Fête
     instituée en l'honneur de Saturne. La Fa
        ble, qui en a fait un Dieu, a caché sous
     plusieurs fictions la vérité de son histoire.  On croit que Saturne étoit un Roi fort  puissant. Après divers événemens, vain cu par son fils Jupiter qui s'empara de son  trône, il se retira auprès de Janus Roi  des Aborigénes en Italie, dont il fut bien  reçu. Il (a) gouverna avec lui ces peu ples qui étoient presque sauvages, régla
     leurs mœurs, leur donna des loix, leur ap prit à cultiver la terre, inventa la faucille  à moissonner, qui lui resta pour symbole.  La paix & l'abondance dont ils jouirent  pendant son régne, firent donner à cet  heureux tems le nom de Siécle d'Or; &  ce fut pour en retracer la mémoire, qu'on  institua la Fête des Saturnales. On s'attacha particuliérement à repré senter dans cette fête, l'égalité qui régnoit 
                            
                                153
                            
                           du tems de Saturne parmi les hommes,
     vivans sous les loix de la Nature sans di versité de conditions; la servitude ne s'é tant introduite dans le monde, que par la  violence & la tyrannie. Cette fête commença, à ce que l'on  croit, dès le tems de Janus, qui survécut à
     Saturne, & le mit au nombre des Dieux.  Elle N'étoit originairement qu'une solennité  populaire. Tullus Hostilius donna à cette  coutume dans Rome le sceau de l'autorité  publique, & l'éleva au rang de fête légiti me: du moins en fit-il le vœu. Il paroit(Dionys. Halic. III. 175. Liv. II. 21.)   que ce vœu ne fut accompli que sous le
     Consulat de A. Sempronius & de M. Mi
        nutius, du tems desquels ont fit la dédicace  d'un Temple consacré à Saturne, qui de vint le Trésor public du Peuple Romain,  (Ærarium) où l'on gardoit les Deniers &  les Actes publics. En même tems fut éta blie dans toutes les formes la Fête des Sa turnales. La célébration en fut apparem ment discontinuée dans la suite, & rétablie  à perpétuïté dans la seconde année de la
     guerre d'Annibal sous le Consulat de Ser(Liv. XXII. 1.)  vilius & de Flaminius, comme nous l'a vons marqué. C'étoit (a) des jours de réjouissance,  qui se passoient en festins. Les Romains  quitoient la Toge, & paroissoient en public  en habit de table. Ils s'envoyoient des pré 
                            
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                           sens, comme aux étrennes, qui s'appel loient apophoreta, & qui ont donné le nom
     au dernier Livre des Epigrammes de Mar
        tial. Les Jeux de hazard, défendus en un  autre tems, étoient alors permis. Le Sé nat vaquoit, les affaires du Barreau ces soient, les Ecoles étoient fermées. Il pa roissoit de mauvais augure de commencer  la guerre, & de punir les criminels, pen dant un tems consacré aux plaisirs. Les enfans annonçoient la fête en cou rant dans les rues dès la veille, & criant, Io Saturnalia. On voit encore des mé dailles sur lesquelles ces mots sont gravés. (Dio. LX. 677.) C'est le fondement de la raillerie piquante
     que le fameux Narcisse affranchi de Claude  essuya, lorsque cet Empereur l'envoya dans  les Gaules pour appaiser une sédition qui  s'étoit élevée parmi les troupes. Etant  monté sur le tribunal pour haranguer l'Ar mée à la place du Général, les soldats se  mirent à crier, Io Saturnalia, voulant di re que c'étoit la Fête des Saturnales, où  les Esclaves faisoient les Maitres. Cette fête ne duroit d'abord qu'un jour.  Dans la suite elle fut portée jusqu'à trois,  puis jusqu'à cinq, & enfin jusqu'à sept, en  y joignant les deux jours d'une fête conti gue. Elle se célébroit dans le mois de Dé cembre, xiv* Kal. Jan. 
                            
                                155
                            
                          La plus singuliére & la plus remarqua ble des pratiques qui s'observoient pendant  les Saturnales, est celle qui regarde les Es claves, & c'est pour cela que je l'ai réser vée pour la fin. J'ai déja remarqué que  cette fête avoit été principalement établie  pour conserver le souvenir de l'égalité pri mitive & naturelle qui étoit entre tous les
    hommes. C'est (a) pour cela qu'alors la  puissance des Maitres sur les Esclaves étoit  suspendue. Ils se faisoient un divertissement  de changer d'état & d'habit avec eux. Ils  leur donnoient autorité sur toute la mai son, qui leur devenoit soumise comme  une petite République. Ils vouloient qu'on  leur rendît les mêmes respects & les mê mes devoirs qu'à eux. Non seulement ils  les admettoient à leur table, mais, selon
    Athenée, ils les y servoient. Enfin ils(Athen. XIV. 639.)   leur donnoient la liberté de dire & de fai re tout ce qu'il leur plaîsoit. C'est ce
     droit dont Horace accorde l'exercice à(Satyr. 7. lib. 2.)   Davus son Esclave, qui souhaitoit lui di re bien des choses, mais qui craignoit de  lui déplaîre: Use, lui dit son Maitre, de  la liberté que te donne le mois de Décembre. Age: libertate Decembri  (Quando ita majores voluerunt) utere: narra. 
                            
                                156
                            
                          Le pouvoir souverain que les Maitres  avoient sur leurs Esclaves, pouvoit facile ment dégénérer en dureté & en tyrannie.  La coutume dont nous parlons avoit été
    sagement établie, pour les faire souvenir  que les (a) Esclaves étoient hommes com me eux, & devoient par conséquent être  traités avec humanité, & regardés par les  Maitres comme des espéces de commen
    saux & d'amis d'un ordre inférieur. C'est  (b) par la même raison qu'à Rome, dans  la cérémonie la plus capable d'inspirer des
    sentimens de complaisance & d'orgueil, je  veux dire dans le Triomphe, où le Vain queur du haut d'un char pompeux étoit
     donné en spectacle à tout un peuple, on  avoit soin de placer derriére lui un Escla ve, qui l'avertissoit de se souvenir qu'il é toit homme. On sait quelle cruauté les Lacédémo niens exerçoient sur les Ilotes, qui étoient  leurs Esclaves. Il n'en étoit pas ainsi à Ro
    (Plut. in Co riol. pag. 225.) me, & Plutarque en apporte une raison 
                            
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                           fort naturelle & fort sensible. „Alors,  dit-il en parlant des prémiers tems de la  République, on traitoit les Esclaves a vec beaucoup de douceur, les Maitres  les regardant comme leurs Compagnons  plutôt que comme leurs Esclaves, parce  qu'ils travailloient avec eux à la cam pagne, & vivoient avec eux. C'est  pourquoi ils leur témoignoient beaucoup  de bonté, leur permettoient une sorte
     de liberté & de familiarité, qui adou cissoit leur servitude.“ Sans parler des vues de la Religion, il  n'y a qu'à gagner pour les Maitres dans  les traitemens doux & humains qu'ils font
         à leurs Serviteurs. (a) L'amour sert avec  toute une autre fidélité & tout un autre
         zèle que la crainte. Senéque félicite un  de ses amis sur ce qu'il traite ses Esclaves  avec bonté & douceur; & il l'exhorte (b)  fort à ne point être sensible aux frivoles &  injustes reproches de ceux qui lui savent  mauvais gré de ce qu'il se familiarise avec  ceux qui le servent, & de ce qu'il ne leur  fait pas sentir sa supériorité avec un air de  fierté & de hauteur. D'ailleurs il se trouvoit à Rome des Es
    claves d'un rare mérite, soit pour l'esprit 
                            
                                159
                            
                          
                            
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                           & les sciences, soit pour la vertu & la  fidélité. La (a) servitude ne tombe que
     sur le corps, & n'a aucun droit sur  l'ame.  Le corps peut être vendu & acheté, l'a me demeure toujours libre & indépendan
    te. Cela est si vrai, dit Senéque, que nous  ne sommes pas en droit de leur comman der tout ce que nous voulons, ni eux o bligés de nous obéir en tout. Ils n'exécu teront jamais des ordres qui seront contre  la République, & ne prêteront leur mi nistére à aucun crime. (Mém. de l'Acad. des Bell. Lett. Tome III.) J'ai tiré une partie de ce que j'ai dit sur  les Saturnales d'un petit Mémoire sur la  même matiére, laquelle est traitée à fond
     dans Macrobe, & dans le Dialogue de
    Lipse sur les Saturnales.
                            
                                Réflexion sur les Vœux.
                            
                            
                        
 Ce n'est point sans raison que le Peu ple Romain fut extrêmement irrité & al
    larmé du refus impie que fit le Consul Fla
        minius, d'observer les cérémonies de Reli
            gion prescrites aux Consuls avant leur dé 
                            
                                161
                            
                           part de Rome pour la guerre, dont l'une  des plus solennelles étoit de faire des vœux
     & d'offrir des sacrifices aux Dieux dans le  Capitole, pour attirer la protection divine  sur leurs armes. Jamais les Consuls ne se  mettoient en campagne, que préalable ment à tout ils ne se fussent acquités de ce
     devoir. Jamais on n'entreprenoit de guer
        re, sans y avoir auparavant satisfait. Dans  l'année même dont nous parlons ici, le  (a) Préteur, au nom & par ordre du Peu ple Romain, fit des vœux en cas que la  République demeurât pendant dix ans dans  l'état où elle étoit actuellement. Quand le(Liv. XXXVI. 2.)   Peuple Romain porta ses armes contre An tiochus, il promit de faire célébrer pendant  dix jours de suite les grands Jeux Romains  en l'honneur de Jupiter, si cette guerre  réussissoit. (b) Souvent, dans l'ardeur mê me du combat, les Généraux faisoient des  vœux, lorsque l'Armée se trouvoit dans  un grand danger. Car (c) le tems de s'a dresser à la Divinité, c'est lorsqu'il ne  reste plus de ressource du côté des hom mes. L'Histoire Romaine est pleine de  faits pareils. Mais la coutume de faire des vœux n'é toit point particuliére au Peuple Romain. 
                            
                                162
                            
                          
                            
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                           Elle est de toutes les nations & de tous les
     tems, & vient par conséquent de la Révé
        lation; car un usage universel est une preu ve manifeste qu'une tradition générale vient  de la prémiére famille d'où sont sortis tous  les hommes. Et ce ne sont pas seulement
     les Etats & les Républiques, mais les Par ticuliers, qui de tout tems sont en posses
    sion de faire des vœux à Dieu, pour en  obtenir leurs besoins même temporels. A ne consulter que les lumiéres de la
    Raison humaine, on pourroit peut-être  croire que ce n'est pas traiter assez respec
    tueusement la Divinité, que de l'abaisser  à de petits détails, tels que le soin de nous  fournir les choses nécessaires pour la vie;  ou de stipuler avec elle, que, si elle veut  se charger de ce soin, nous remplirons de  notre côté certains devoirs, auxquels nous  ne nous obligeons qu'à cette condition.  Mais l'on se tromperoit, si l'on jugeoit  ainsi des Vœux. Dieu a voulu, par ce moyen, conser ver dans l'esprit de tous les peuples une
         idée claire de sa Providence, du soin qu'il  prend de tous les hommes en particulier,  de la souveraine autorité qu'il conserve sur  tous les événemens de leur vie, de la plei
        ne liberté où il est de faire servir la Natu
            re & toutes choses à ses volontés, & de  l'attention qu'il a sur ceux qui l'invoquent  & ont recours à lui dans leurs besoins. Les Payens ont reconnu cette vérité.
        Senéque, en réfutant Epicure qui préten-
  doit que la Divinitét ne se mêloit en aucu ne sorte des affaires des hommes, emploie  contre lui, comme un argument invinci ble, l'opinion commune & l'usage uni versel du Genre humain sur ce point. Il  (a) faut, dit-il, pour penser comme fait
        Epicure, ignorer que de toutes parts, dans  tous les tems, chez tous les peuples, les  hommes lévent des mains suppliantes vers  le Ciel, & lui font des vœux pour en ob
        tenir des graces. En useroient-ils de la  sorte, & auroient-ils tous la stupide ex travagance d'adresser leurs priéres & leurs  vœux à une Divinité qu'ils croiroient  sourde & impuissante? & ce concert gé néral n'est-il pas une preuve certaine de  la conviction intime où ils sont que Dieu  les écoute & les exauce?
                            
                                
                                    Digression
                                 Sur les Publicains.
                            
                            
                        
 
                            Comme
                         il sera parlé des Publicains  dans le Volume suivant, je me crois obli gé d'en donner une légére idée. Je rédui rai à deux articles ce que j'ai à dire sur ce  sujet. Le prémier traitera des Revenus du 
                            
                                165
                            
                           Peuple Romain, le second des Publicains,  chargés du recouvrement de ces revenus. 
                        
                                
                                    ARTICLE PREMIER. Des Revenus du Peuple Romain.
                                
                                
                            
 Les revenus du Peuple Romain con sistoient principalement en deux espéces de  droits, qui se levoient ou sur les Citoyens,  ou sur les Alliés de l'Empire: Tributum & Vectigal. Je les nommerai Tribut & Impôt,  quoique peut-être ces mots, en notre Lan gue, ne rendent pas exactement les termes  Latins. La suite en fera connoitre la dif férence. 
                            
                                    §. I. Des Tributs.
                                    
                                    
                                
 
                                    Tribut,
                                 est une contribution per sonnelle, que les Princes ou les Républiques  lévent sur leurs sujets pour soutenir les dé
    penses de l'Etat. Le Tribut se payoit à Rome d'abord é galement & par tête, sans distinction de
     biens ni de condition. Servius Tullius,  sixiéme Roi des Romains, abrogea cette  coutume, & régla les contributions sur le  revenu de chaque particulier, comme on l'a  expliqué en parlant de l'établissement du  Cens. Elles n'étoient pas considérables  dans les commencemens. Mais quand on  eut commencé à donner la paye aux soldats,  qui jusques-là avoient servi gratuitement, les
  contributions augmentérent toujours de plus  en plus avec les besoins de l'Etat. Elles étoient  de deux sortes: les unes ordinaires & réglées,  qui se payoient chaque année: les autres  extraordinaires, qui ne se levoient que dans  les nécessités pressantes de la République;  comme cela arriva l'année de Rome 538,
     sous le Consulat de Q. Fabius Maximus &(Liv. XXIV. 11.)   de M. Claudius Marcellus, où les particu liers furent taxés selon leur revenu à une  certaine somme, pour équiper la Flotte &  fournir des matelots. Ces Tributs continuérent d'être levés sur(Cic. de Offic. II. 76.)   les particuliers jusqu'à l'année de Rome 586.
     Alors  
                                
                                    Paul Emile
                                 [←] [→] fit porter dans le Trésor  public des sommes si considérables d'or &
     d'argent, du butin qu'il avoit fait sur Per
        sée dernier Roi des Macédoniens, que la  République se trouva en état de soulager
     absolument les citoyens de tout tribut; &
     ils jouirent de cette exemption, jusqu'à l'an
    née qui suivit la mort de César. Je ne puis m'empêcher d'insérer ici un
     mot que Cicéron ajoute au récit que je  viens de faire, & qui est bien honorable
     pour  
                                
                                    Paul Emile
                                 [←] [→]. Après avoir rapporté  qu'il fit entrer des sommes immenses dans  le Trésor public: „Pour lui, dit-il, il ne
     porta dans sa maison qu'une gloire im mortelle.“ At hic nihil domum suam præ ter memoriam nominis immortalem detulit.  Quel noble & rare desintéressement!
                                    §. II. Des Impôts.
                                    
                                    
                                
 J'appelle ainsi ce que les Latins nom moient Vectigalia. Ces revenus, dans les  anciens tems de la République, étoient de  trois sortes, & se tiroient ou des terres, ou  des pâturages appartenans à la République,  ou des droits de péage, d'entrée & de sor tie des marchandises: c'est ce que l'on appel loit Decumæ, Scriptura, Portorium. Decumæ, ou Decimæ. Quand les Ro mains avoient vaincu un peuple, soit dans  l'enceinte, soit hors de l'Italie, ils lui ôtoi ent une partie de ses terres, dont ils aban donnoient les unes aux citoyens qui s'y éta blissoient en Colonie, & se réservoient la  propriété des autres, qu'ils louoient à des  particuliers, à condition qu'ils payeroient au  Peuple Romain la dîme du revenu de ces  terres. Les dîmes ne se levoient pas de la même (In Verr. Ib. III. 12.) maniére dans toutes les provinces. Il y en  avoit de qui l'on exigeoit une certaine me sure de blé, ou une certaine somme d'ar gent fixe & réglée, comme dans l'Espagne  & dans l'Afrique; & cet impôt s'appelloit vectigal certum, parce qu'il étoit toujours  le même, soit que l'année fût bonne ou  mauvaise, & que les terres eussent raporté  peu ou beaucoup. D'autres provinces, com me l'Asie, étoient traitées avec plus de dou ceur, & ne payoient précisément que la dî me, ensorte que le Peuple Romain parta
 geoit avec elles le malheur des années stéri les. La Sicile étoit traitée de la même ma niére, & avec encore plus de ménagement. On tiroit du blé de la Sicile (il en étoit  de même des autres provinces) sous trois  titres; & le blé, selon ces trois différences,  s'appelloit ou decumanum, ou emptum, ou æstimatum. Frumentum Decumanum, étoit la dîme du  blé que chaque Laboureur retiroit de ses  terres, & qu'il étoit obligé de fournir gra tuitement au Peuple Romain. Emptum, étoit le blé que le Peuple Ro
    main achetoit pour les besoins de l'Etat, &  auquel il mettoit le prix. Æstimatum, étoit le blé qui se consu moit dans la maison du Préteur, & que la  province étoit obligée de lui fournir. Il le  recevoit quelquefois en argent, & y mettoit  lui-même le prix. On payoit aussi la dîme du vin, de l'hui(Cic. 5. in Verrem.)  le, & des menus grains. Scriptura. Ce revenu étoit celui que  le Peuple Romain tiroit des pâturages ap partenans en propriété à la République, &  qui étoient loués à des particuliers. On l'ap pelloit ainsi, parce qu'on inscrivoit sur des  régistres le nombre des bestiaux que ces par ticuliers devoient envoyer dans ces pâtura ges; & c'étoit sur ce nombre qu'on régloit  la somme qu'ils s'engageoient de payer par  an. Portorium. On appelloit ainsi le droit  imposé sur les marchandises qui entroient
  par les portes des villes & dans les ports, ou  qui en sortoient. Il y avoit un autre Impôt distingué des  précédens, que l'on appelloit vicesima ma numissorum: c'étoit le vingtiéme du prix  auquel on estimoit un Esclave que l'on af franchissoit, & qui étoit porté au Trésor
    (Liv. VII. 16.) public. Il fut établi par le Consul Cn.
         Manlius dans le camp, ce qui étoit sans  exemple. Le Sénat néanmoins ratifia cette  loi, parce que cet impôt étoit d'un grand
     revenu pour la République. Cicéron (a)  marque qu'il subsistoit encore de son tems,  après même qu'on eut ôté les droits de péa
    (Dio in Excerpt. LXXII.) ge de toute l'Italie. L'Empereur Caligula  doubla cet impôt de la moitié. Les Romains tiroient aussi du revenu de  la fabrication & de la vente du Sel. Ce  droit est ce que nous appellons aujourd'hui
    (Liv. I. 33. Liv. II. 9.) la Gabelle. Le Roi Ancus Marcius étoit  le prémier qui eût établi des Salines. Ceux  qui en avoient pris la ferme, vendant le sel  trop cher, les gabelles leur furent ôtées; &  pour soulager le peuple, elles furent exer cées depuis au nom du Public, par des Com mis qui rendoient compte de leur adminis tration. Ce fut l'an de Rome 246. Ce changement s'étoit fait à l'avantage du  peuple, & le Sel, pendant plus de trois  cens ans, demeura exemt de toute charge. 
                                    
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                                   L'an de Rome 548, on y mit pour la pré(Liv. XXIX. 37.)  miére fois un impôt sous la Censure de M.  Livius & de C. Claudius. Le prix du sel  avoit été jusques-là à Rome, & dans toute  l'Italie, de la deuxiéme partie de l'As, qui  est deux deniers de notre monnoie: sextan te sal & Romæ, & per totam Italiam, erat. Tite-Live n'explique point quelle quantité  de sel signifioit ce mot sal: on l'entendoit
     de son tems. On crut que Livius étoit  l'auteur de cet impôt, & qu'il l'avoit éta bli pour se venger du jugement inique que  le peuple avoit autrefois prononcé contre  lui; & par cette raison il fut surnommé Sa linator. On ne trouve nulle part où alloit  cet impôt. Les Mines de fer, d'argent & d'or fu rent dans la suite des tems d'un très grand
     revenu pour les Romains. Polybe, cité par
    Strabon, nous apprend que de son tems il(Strab. III. 247.)   y avoit quarante mille hommes occupés aux  mines qui étoient dans le voisinage de Car thagéne, & qu'ils fournissoient chaque jour  au Peuple Romain vingt-cinq mille dragmes,  c'est-à-dire douze mille cinq cens livres. Le Trésor public de Rome étoit consi dérablement enrichi par le butin qu'y fai soient porter les Généraux au retour de leurs  victoires, sur-tout quand ils étoient aussi
     desintéressés que  
                                
                                    Paul Emile
                                 [←], dont nous a vons parlé auparavant. Il est fâcheux qu'on ne trouve point dans  les Auteurs anciens, ni ce que raportoient  en détail aux Romains les Tributs & les
  Impôts, ni où montoient en gros les Re venus de la République. Ils étoient sans  doute fort médiocres dans les commence mens; mais, vers la fin de la République,  ils avoient pris un accroissement qui répon doit à celui de leurs conquêtes & à l'éten
    due de leur domination. Appien avoit trai té dans un Livre exprès, tout ce qui regar doit les forces, les revenus, les dépenses de  l'Empire: mais ce Livre est perdu avec la  plus grande partie de son Histoire. (Plut. in Pompeio.) Plutarque nous apprend que Pompée dans
         son triomphe sur Mithridate, fit porter des  Inscriptions ou Tableaux écrits en gros ca ractéres, où on lisoit que jusqu'alors les re venus publics ne s'étoient montés par an  qu'à cinq mille myriades ou cinquante mil lions de dragmes Attiques, c'est-à-dire à  vingt-cinq millions de notre monnoie; &  que du revenu de ses conquêtes les Romains  en tiroient huit mille cinq cens myriades,  ou quatre-vingts cinq millions de drag mes, c'est-à-dire quarante-deux millions  cinq cens mille livres de notre monnoie. Ces  deux sommes, en les additionnant, faisoient  soixante-sept millions cinq cens mille livres.  Il ne s'agit ici que de l'Asie. La conquête  des Gaules, & celle de l'Egypte, augmen térent encore les revenus du Peuple Ro
        main. Le Tribut qu'imposa César sur les
        (Sueton. in Cæs. XXV. Eutrop. lib. VI.) Gaules, selon Suétone & Eutrope, se mon toit à dix millions de dragmes, ou cinq  millions de livres de notre monnoie. Et
        (Vell. II. 39.) selon Velléïus, l'Egypte payoit à peu près  autant que la Gaule. Après avoir parlé des Revenus du Peuple  Romain, il est nécessaire de dire un mot  de ceux qui étoient chargés d'en faire le re couvrement.
                                
                                    ARTICLE SECOND. Des Publicains.
                                
                                
                            
 On nommoit ainsi ceux qui étoient  chargés du recouvrement des Deniers pu blics: c'est ce que l'on appelle maintenant  les Fermiers-Généraux, les Receveurs-Gé néraux. C'étoient ordinairement des Che valiers Romains qui exerçoient cette fonc tion. L'Ordre des Chevaliers étoit fort  considéré à Rome, & tenoit comme le mi lieu entre les Sénateurs & le Peuple. Leur  établissement remontoit jusqu'au tems de  Romulus. Ils ne parvenoient point aux  charges, & n'entroient point dans le Sénat,  tant qu'ils demeuroient dans l'Ordre des  Chevaliers. C'est ce qui les mettoit plus en  état de vaquer au recouvrement des revenus  du Peuple Romain. Ils formoient entr' eux plusieurs sociétés.  Trois sortes de personnes y étoient admises. Mancipes, ou redemptores, qui prenoient la  ferme en leur nom: Prædes, ceux qui les  cautionnoient: Socii, des Associés qui en troient en société avec les autres, & parta geoient avec eux les gains & les pertes. L'ajudication des Fermes publiques, soit  pour l'Italie, soit pour les Provinces, ne se  pouvoit faire qu'à Rome, & en présence
  du Peuple. C'étoient les Censeurs qui é toient chargés de ce soin. Quand il survenoit quelque difficulté, soit  pour la diminution ou la cassation d'un bail,  ou autre chose pareille, l'affaire étoit por tée au Sénat, qui en décidoit souveraine ment; car ces Fermiers couroient de grands
     risques. Cicéron, dans le beau Discours  qu'il prononça devant le Peuple pour faire
     donner à Pompée le commandement de la
     guerre contre Mithridate, représente d'une  maniére bien vive l'extrême danger auquel
     cette guerre exposoit ceux qui étoient char gés du recouvrement des deniers publics  dans l'Asie. Cette (a) province l'emportoit  sur toutes celles de l'Empire, & par la fer tilité des terres, & la variété des fruits qui y  naissoient, & par l'étendue des pâturages, &  par la multitude des marchandises que l'on  en transportoit dans d'autres lieux. Or le  seul bruit de la guerre, & le voisinage des  troupes ennemies, ruïne tout un pays, avant  même qu'elles y ayent fait aucune irruption;  parce qu'alors on laisse le soin des troupeaux, 
                                
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                               on abandonne la culture des terres, & l'on  interrompt absolument tout commerce sur  mer. Ainsi toutes les sources d'où venoit  le produit des fermes étant arrêtées & ta ries, les Fermiers se trouvoient hors d'é tat de remplir les engagemens de leurs baux,  & de payer les sommes convenues. Cicéron insiste beaucoup sur cet incon vénient, & parle des Fermier-Généraux  d'une maniére qui marque le cas extrême  qu'il en faisoit. „Si nous (a) avons tou jours cru, dit-il, que les Revenus qui  se tirent des tributs & des impôts sont  les nerfs de la République, nous devons  regarder l'Ordre de ceux qui se char gent de les lever comme l'appui & le  soutien de tous les autres Corps de l'E
        tat“. Cicéron tient par-tout dans ses dis
        cours le même langage. En effet ils ren doient de grands services à la République,  & ils en étoient souvent la ressource dans  des tems fâcheux & dans des besoins pres
        sans. Tite-Live rapporte, (& nous le ra porterons après lui) que dans les tems qui  suivirent la bataille de Cannes, le Préteur  Fulvius aiant représenté l'impuissance où  Rome étoit d'envoyer en Espagne des vi vres & des habits absolument nécessaires, 
                                
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                               (a) exhorta les Gens d'affaires, qui avoient  amassé du bien dans les fermes, à venir au  secours de la République qui les avoit en richis, en faisant pour elle des avances qui  leur seroient fidélement remboursées. Et  ils le firent avec une promtitude & une  joie qui marquoient leur zèle pour le Bien  public. On ne leur faisoit point un crime d'a voir amassé du bien dans le recouvrement  des Deniers publics. Rien n'est plus jus te ni plus légitime que ce profit, quand il  est modéré; & il paroit qu'il l'étoit dans  ceux dont nous parlons ici, puisqu'il est  dit simplement qu'ils avoient augmenté  leur patrimoine, qui redempturis auxissent  patrimonia. La profession des Gens d'af faires, loin donc d'être condannable en  elle-même, doit être regardée comme ab solument nécessaire à l'Etat. Les Princes  sont obligés, pour en soutenir les charges,  pour le défendre contre les ennemis du  dehors, pour y maintenir la tranquilité  intérieure, de tirer de leurs sujets des tri (Tacit. An nal. XIII. 50.) buts & des impôts. Un Empereur Ro main paroissoit avoir dessein de les abolir  entiérement, & de faire ce beau présent  au Genre humain: idque pulcherrimum do num generi mortalium faceret. Le Sénat,  en louant une si généreuse pensée, lui re 
                                
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                               présenta que ce seroit ruïner l'Empire. C'est  malgré eux que les Princes se voient réduits  à cette triste nécessité; & ne pouvant s'en  dispenser, leur intention est qu'en imposant  & levant les tributs, on traite leurs sujets  avec toute l'humanité possible; & ils entrent  volontiers dans les sentimens d'un Roi de  Perse, qui répondit à un Gouverneur de  province qui croyoit lui faire sa cour en  augmentant les impôts, qu'il vouloit que  l'on tondît ses brebis, & non pas qu'on les  écorchât. Le malheur est que l'intention des Prin ces n'est pas toujours suivie, & que ceux  à qui ils confient leur autorité, en abusent  quelquefois d'une maniére étrange. Et c'est  ce qui a souvent rendu odieux le nom de
     Publicains. Cicéron, si déclaré en leur fa(Epist. I. ad Quint. Fratr.)  veur, avoue „que l'Italie & les provinces  retentissoient des plaintes que l'on for moit contr'eux, & que (a) c'étoit moins  sur le fond même des impôts, que sur  la maniére dure & injuste dont ils les  exigeoient.“ C'est dans sa belle Lettre à  son frére Quintus, qui avoit pour lors le  Gouvernement d'Asie, qu'il s'explique ain si: Lettre, qui est un chef-d'œuvre, &  que tous ceux qui sont en place, Intendans,  Gouverneurs, Ministres, devroient avoir  toujours devant les yeux. „Il avertit son 
                                
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                               frére qu'il trouvera un grand obstacle à  la protection qu'il a dessein d'accorder  aux peuples, & au bien qu'il desire de  leur faire, de la part des Publicains. Il  exhorte à garder tous les ménagemens  possibles avec un ordre de personnes, à  qui son frére & lui ont de très grandes  obligations, mais de sorte pourtant que  le Bien public n'en souffre point.“ Car,  (a) ajoute-t-il, si vous aviez en tout une  aveugle complaisance pour eux, ce seroit le  moyen de faire périr sans ressource ceux dont  le Peuple Romain vous a confié le soin, pour  veiller non seulement à leur sureté & à la  conservation de leur vie, mais à tous leurs  intérêts, & pour leur procurer toutes les  commodités qui dépendent de vous. C'est-là,  à bien juger des choses, la seule difficulte  que vous trouverez dans l'administration de  votre province. Ces sages avis que Cicéron donne à son  frére dans une Lettre où l'on parle libre ment & à cœur ouvert, marquent ce qu'il  pensoit véritablement des Publicains, &  diminuent beaucoup du poids des louanges  qu'il leur donne dans ses Discours publics,  où il parle comme Orateur. En effet nous serons obligés de raconter 
                                
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                               dans la suite de cette Histoire, divers traits
     qui ne leur feront pas d'honneur: & quel ques-uns des plus grands hommes de la Ré publique ne se sont rendu plus recomman dables par aucun endroit, que par leur fer meté & leur vigilance à reprimer les vexa tions que les Publicains faisoient souffrir aux
     sujets de l'Empire. Entr'autres, Q. Mu(Diod. in Except. Va les. pag. 394.)  tius Scévola avoit été chargé du Gouver nement de l'Asie en qualité de Préteur.  Quand il fut arrivé dans sa province, ce  ne fut qu'un cri de tous les peuples contre  les exactions injustes & la dureté inhumai ne des Publicains. Il reconnut, par l'exa men sérieux qu'il en fit, que ces plaintes  n'étoient que trop bien fondées, & que ses  prédécesseurs, soit pour ménager l'Ordre  des Chevaliers fort puissant alors à Rome,  soit pour s'enrichir eux-mêmes, avoient lâ ché entiérement la bride à l'avidité insatia ble des Gens d'affaires. Il crut ne pouvoir
     arrêter un brigandage si criant, que par un  exemple de sévérité capable de jetter parmi  eux la terreur, & fit pendre un des prin cipaux Commis préposé au recouvrement  des Deniers publics. Un voleur de grand  chemin est-il plus coupable, qu'un homme  qui abuse de l'autorité qui lui est confiée  pour piller & ruïner les peuples? Il est vrai que souvent ce n'étoient pas  les Publicains qui commettoient de leurs  propres mains ces rapines, & qui profi toient de ces vols, mais leurs subalternes.  Cette excuse, en la supposant vraie, ne les
  justifioit point. Vos (a) mains, pouvoit-on
     leur dire avec Cicéron, vos mains ce sont  vos Soufermiers, vos Commis, vos Sécrétai res, vos Officiers, vos Parens, vos Amis,  qui abusent de votre autorité. Vous êtes
         responsables de leur conduite aux Citoyens,  aux Alliés, à la République. Leurs crimes  sont les vôtres. Si nous voulons paroître in nocens, il faut que non seulement nous soyons  desintéressés pour nous-mêmes, mais que nous  rendions tels tous ceux que nous employons  dans le ministére dont nous sommes chargés. Voilà la régle. Mais où est-elle obser vée?
                            
                                
                                    Digression
                                 Sur les Habits des Romains.
                            
                            
                        
 En commençant à parler des Habil lemens des Romains, je dois avertir qu'il  n'est guéres de matiére, ni plus embarrassée  que celle-ci, ni sur laquelle les Auteurs  conviennent moins entr'eux. Je ne songerai  point à les réfuter, ni à les concilier. Le 
                            
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                           but que je me propose, est de raporter le  plus briévement qu'il me sera possible, ce  qui me paroîtra le plus vraisemblable & le  plus nécessaire à mes Lecteurs. 
                        
                                
                                    Habillemens des Hommes.
                                
                                
                            
 
                                La Toge
                             étoit, à proprement parler;  l'habit des Romains: Romanos rerum dominos, gentemque togatam.(Virgil.)  C'étoit tellement un habit de paix, qu'on  la marquoit par le mot de Toge: Cedant arma togæ. La Toge étoit une espéce de manteau  fort ample, &, selon le sentiment le plus  reçu, tout ouvert par devant. On l'atta choit ordinairement sur l'épaule gauche,  ensorte que l'épaule droite, & le bras du  même côté, étoient tout-à-fait libres. Com me elle étoit d'une ampleur extraordinaire,  on lui faisoit faire plusieurs tours & con tours, pour l'empêcher de traîner, on la  plioit & on la retroussoit en plusieurs ma niéres, & l'on en faisoit passer de grands  pans sur les bras. Quintilien, dans le Livre  XI. chap. 3.) explique fort au long com ment l'Orateur doit tenir sa Toge en plai dant. L'endroit est curieux, mais très ob scur. Hortensius (a), ce fameux Orateur, 
                                
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                               curieux jusqu'à l'excès sur l'élégance & la  bonne grace de ses vêtemens, se regardoit  dans un miroir, pour examiner si tout y é toit bien disposé; & il n'apportoit pas moins  de soin à bien ajuster les plis de sa Toge,  qu'à arranger les périodes de son Discours.  Qu'il y a souvent du petit, même dans les  plus grands hommes! Quantum est in re bus inane! Il paroit dans les Marbres & les Monu mens antiques, que ce vêtement avoit beau coup de grandeur & de dignité; mais il ne  devoit pas être fort commode. La Toge é toit d'une étoffe fort légére, de laine ordi nairement, & de couleur blanche. On la  quitoit dans le deuil & dans les calamités  publiques, pour prendre un habit noir. La mesure de la Toge n'étoit point fixe,  elle suivoit celle du bien ou du faste. Ho race représente un Riche, qui recommande  sérieusement à un homme d'un très petit  revenu, de ne pas prétendre l'égaler dans la  grandeur de sa Toge:  Meæ, contendere noli,  Stultitiam patiuntur opes: tibi parvula res est.  Arcta decet sanum comitem toga. Il décrit ailleurs l'indignation publique  contre un autre Riche sans naissance, qui  fier de ses grands biens & de son crédit,
  balayoit les rues de Rome avec une Toge  ample de six aunes.Vides-ne Sacram metiente te viam(Ode 4 Epodon.)
Cum bis ter ulnarum toga,
Ut ora vertat huc & huc euntium
Liberrima indignatio. La Tunique étoit commune aux Grecs & aux Romains, mais chez les Grecs elle avoit des manches assez étroites. Chez les Romains elle en avoit de larges & extrêmement courtes, qui n'alloient pas mê me jusqu'au coude. Elle descendoit jusqu'au genou, ou un peu plus bas. La Tunique étoit fermée, & n'avoit point d'ouverture sur le devant. Comme elle étoit assez large, on la serroit avec une ceinture. C'étoit une honte chez les Romains de paroître en pu blic sans être ceint, discinctus ut nepos;(Horat.) ou (a) avec une tunique qui descendît jus qu'aux talons, cum tunica talari; ou dont(Cic.) les manches vinssent jusqu'au poignet, Et(Virg.) tunicæ manicas, & habent redimicula mi træ. César portoit un Laticlave dont les(Sueton. in Jul. Cæs. cap. 45.) manches venoient jusqu'au poignet, & é toient bordées de franges, & il ne mettoit jamais sa ceinture que sur son Laticlave, la laissant lâche & mal serrée. C'est (b) ce 174 175 qui donna lieu à ce mot de Sylla: Donnez- vous de garde, disoit-il souvent aux parti sans de l'Aristocratie, de cet enfant, dont la ceinture semble annoncer un caractére mou & efféminé. La pensée de Sylla étoit que cet extérieur de mollesse cachoit une ambi tion démesurée, & un esprit de cabale & de faction. La Tunique se mettoit immédiatement au dessous de la Toge. Il n'y avoit que le petit-peuple qui parût à Rome en Tunique: d'où vient qu'Horace l'appelle tunicatus. A la campagne, & dans les villes municipales, les plus honnêtes gens ne portoient que cet habit. Outre cette Tunique extérieure, plu sieurs en portoient une autre sur la peau, qui tenoit lieu de chemise. On l'appelloit interula, ou subucula, ou indusium; car ces trois noms signifient à peu près la même chose. Cette Tunique intérieure étoit de laine: on n'employoit point encore à cet usage le lin, & c'est ce qui rendoit le bain absolument nécessaire pour la netteté & la santé du corps. Voilà donc trois vêtemens d'un usage or dinaire & presque général à Rome: la Che mise, j'appelle ainsi indusium; la Tunique; la Toge. Il y en a d'autres selon la différen ce de l'âge, de l'état, & de la condition. Prætexta. C'étoit une espéce de To ge que l'on donnoit aux jeunes Romains de qualité quand ils entroient dans l'adolescen ce. On l'appelloit ainsi, parce que les bords étoient ornés & comme tissus de pourpre. Ils la quitoient, pour prendre la Robe vi rile, à 16 ou 17 ans, car les sentimens sont différens. Personne n'ignore l'histoire du jeune Pa(Macrob. I. 6.) pirius Prætextatus. Il avoit assisté, en qua lité de fils de Sénateur, selon la coutume de ce tems-là, à une délibération du Sénat qui avoit duré fort longtems. Sa mére le pressa vivement de lui en apprendre le sujet. Il s'en défendit, & résista longtems. Mais les refus de l'enfant ne faisoient qu'irriter la curiosité de la mére. Enfin, comme s'il eût été vain cu par ses instances, il lui dit que le Sénat avoit délibéré s'il seroit plus utile de donner deux femmes à un mari, ou deux maris à une femme, & que l'affaire ne seroit termi née que le lendemain. Il lui recommanda fortement le secret. Toute la ville en fut bientôt imbue. Le lendemain les Dames allarmées vinrent se présenter en corps au Sénat, qui ne fit que rire de l'ingénieuse fiction du jeune homme, & interdit pour l'avenir à tous les jeunes gens l'entrée aux délibérations, excepté à Papirius, à qui il accorda cette distinction, pour récompenser sa fidélité à garder le secret dans un âge où il portoit encore la Prétexte: c'est ce qui lui donna le surnom de Prætextatus. Je puis placer ici Bulla, quoique ce ne fût pas un habit. Les Bulles étoient un ornement qu'on ne donnoit anciennement qu'aux enfans de qualité, mais dont l'usage devint plus commun dans la suite. Elles é toient d'or pour l'ordinaire, de la figure d'un cœur le plus souvent, ou rondes, sus pendues à la poitrine, & vuides; afin, dit Macrobe, qu'on pût y mettre des préserva tifs contre l'envie. La Prétexte étoit aussi la Robe des Ma gistrats, tant à Rome que dans les Colonies & les Villes Municipales. La Robe virile, Toga virilis. C'est celle que nous avons décrite d'abord. On l'appelloit aussi Toga pura, parce qu'elle é toit sans pourpre: Ego meo Ciceroni Arpini ... puram togam dedi. C'étoit une grande joie pour les jeunes gens d'être revétus de cette robe, parce que c'étoit alors qu'ils commençoient à sortir de page comme on dit, à entrer dans les affaires, à pouvoir se montrer au Barreau; car, tant qu'ils por toient la Prétexte, il ne leur étoit pas per mis d'y paroître. Le Laticlave, Latus clavus. C'étoit l'ornement d'un habit, qui donnoit le nom à l'habit même. On convient que c'étoient des piéces de pourpre, que l'on inséroit dans la Tunique: mais les uns prétendent qu'el les étoient de forme ronde, comme une tê te de clou; & les autres, que c'étoit une longue piéce qui avoit la forme du clou même. Quoi qu'il en soit, la Tunique où ces piéces étoient plus larges, étoit propre aux Sénateurs: celle des Chevaliers en avoit de moindres, & se nommoit par cette rai son angustus clavus. Trabea. C'étoit aussi un habit d'hon neur. Les Rois d'abord s'en servirent, puis les Consuls. Les Augurs la portoient aussi. C'étoit une espéce de Toge, ou du moins en tenoit lieu. Cet habillement étoit de pourpre. Alde Manuce prétend que c'étoit un habit militaire, dont les Consuls se ser voient pendant la guerre. Les Chevaliers en faisoient usage aussi dans leur Revue gé nérale, le 15 de Juillet. Chlamys & Paludamentum sont assez souvent confondus dans les Auteurs. C'étoit un habit militaire. Il étoit ouvert, se jettoit sur la Tunique, étoit attaché avec une agrafe, & ordinairement sur l'épaule droite, pour laisser le bras droit libre. Le Consul, le Général, avant que de partir pour la guerre, montoit au Capitole revé tu de cet habillement, pour y présenter aux Dieux ses priéres & ses vœux; & à son retour il le quitoit, & rentroit dans la ville avec la Toge. Sagum, Saie, étoit une Casaque de gens de guerre. Elle étoit commune aux Officiers & aux simples soldats: mais les prémiers l'avoient d'une étoffe plus fine. C'étoit un habillement Gaulois dans l'ori gine, dont l'usage avoit passé aux Ro mains. On voit souvent dans Tite-Live, que parmi les vêtemens qu'on envoie à l'Ar mée, il y est parlé de Toges & de Tuni ques. Celles-ci y étoient d'usage en tout tems, & pour tous ceux qui étoient dans le service: mais les Toges n'étoient que pour les Officiers, & ils n'en usoient que dans le camp, dans un tems de repos, & hors de l'action. Cinctus Gabinus, n'est qu'une cer taine maniére de porter la Toge, dont on faisoit passer un pan par dessous le bras droit, pour s'en faire comme une ceinture autour du corps. Les Romains alloient assez ordinaire ment la tête nue: les Statues & les Marbres les représentent presque toujours dans cet état. Lorsque, ou la cérémonie d'un sa crifice, ou le soleil, la pluie, le froid, les obligeoient de se couvrir la tête, ils se fai soient une espéce de bonnet d'un bout de leur Toge, comme on le voit dans quel ques marbres. Ils avoient pourtant plu fieurs espéces de chapeaux, dont ils fai soient peu d'usage, pour se garantir des in jures des saisons. Cucullus, étoit une sorte de Capu chon, semblable au Capuchon des Moines. Il étoit ordinairement attaché à la Lacerne, espéce de surtout dont se servoient les sol dats & les gens de la campagne. Pileus, dont la forme répondoit assez à nos bonnets de nuit. On le donnoit aux Esclaves lorsqu'on les affranchissoit, & qu'on les mettoit en liberté. Petasus. Les Voyageurs s'en servoient. Le Pétase avoit ordinairement des bords, mais plus petits que ceux de nos chapeaux. Il faut avouer que les nôtres sont infiniment plus commodes pour garantir du soleil & de la pluie. Les Turcs cependant, & tous les Orientaux, gardent toujours leurs Tur bans. La matiére des chaussures est une des plus obscures, & sur laquelle les Auteurs fournissent le moins de lumiére, comme le reconnoit le R. P. de Montfaucon, qui m'a été d'un grand secours dans cette di gression. Les anciennes Chaussures se peuvent di viser en deux espéces. Celles qui couvroient entiérement le pié, comme nos souliers, calceus, &c: & celles qui avoient une ou plusieurs semelles au dessous du pié, & des bandes qui lioient le pié nud par dessus, en sorte qu'une partie demeuroit découverte; c'est à peu près ce que nous appellons san dales: caliga, solea, crepida, sandalium. La différence de ces chaussures est peu connue. Les unes n'alloient que jusqu'à la cheville du pié: d'autres s'élevoient plus haut, & quelquefois jusqu'a mi-jambe. Ca liga étoit la chaussure des gens de guerre. Ocreæ, étoient une espéce de petites bot tes, qui couvroient une bonne partie de la jambe.
                                
                                    Habillemens des Femmes.
                                
                                
                            
 Les Femmes, aussi-bien que les hom mes, avoient trois vêtemens les uns sur les  autres. Indusium, étoit sur la chair, & tenoit  lieu de chemise. Stola, étoit la même chose que la Tu
 nique des hommes, si ce n'est que celle des  femmes étoit plus longue, & descendoit  jusqu'aux talons. Elle avoit des manches  qui alloient jusqu'au coude, au-lieu que  celle des hommes n'en avoit que de très  courtes. Palla, ou Pallium, ou Amiculum,  ou Peplum, étoit l'habit extérieur des fem mes, qui répondoit à la Toge des hommes.  Il est difficile de distinguer la différente si gnification de ces noms. On n'attend pas de moi que je raporte ici  les différens ornemens que les femmes em ployoient pour leur parure, dont elles ont  été fort curieuses dans tous les tems & chez  toutes les nations, ce que St. Jérome a cru  devoir marquer, en donnant au Sexe l'épithé-
     te de Φιλόκοσμοςqui aime la parure. Je  ne songerai point non plus à m'étendre sur  leur Coëffure, qui de tout tems a éte sujet te à bien des variations: car pour lors les  modes changeoient pour le moins aussi sou vent qu'aujourd'hui. Comment viendrois-  je à bout de décrire ces coëffures que l'on  voit sur les marbres, où les cheveux mon tent sur le devant en fontange à cinq ou six  rangées de boucles, & où le tout s'éléve  comme par étages à un demi pié au dessus  du front; & où les cheveux, sur le derrié re de la tête, sont tressés, ou pour mieux  dire cordonnés à gros cordons, tournés, re tournés, & agencés avec un artifice éton nant? 
                                Tot premit ordinibus, tot jam compagibus, altum  Ædificat caput.
                             Et qu'une main savante avec tant d'artifice,  Bâtît de ses cheveux le galant édifice. On a peine à croire, dit le P. de Mont faucon, que les seuls cheveux d'une femme  pussent fournir tant de cordons sur le der riére, & tant de boucles sur le devant:  peut-être ajoutoit-on d'autres cheveux pour  cette espéce de coëffure.
                
                    
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                    (a) Utica & Carthago, ambæ inclytæ, ambæ à  Phœnicibus conditæ. illa fato Catonis insignis, hæc  suo. Pompon. Mel. cap. 67.
            
            
            
                
                    
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                    (a) Ut hoc metu ita in bello imperia cogitarent,  ut domi judicia legesque respicerent. Justiu XIX. 2.
            
            
            
                
                    
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                    (a) Carthaginenses fraudulenti & mendaces...  multis & variis mercatorum advenarumque sermo nibus ad studium fallendi quæstus cupiditate voca bantur. Cic. Orat. 2. in Rull. n. 94.
            
            
                
                    
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                    (b) Magistratus Senatum vocare, populus in Cu riæ vestibulo fremere, ne tanta ex oculis manibus que amitteretur præda. Consensum est &c. Liv.  XXX. 24.
            
            
                
                    
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                    *Un Charlatan avoit promis aux habitans de Carthage  de leur découvrir à tous leurs plus secrettes pensées, s'ils  venoient un certain jour l'écouter. Lorsqu'ils furent tous  assemblés, il leur dit qu'ils pensoient tous, quand ils ven doient, à vendre cher; &, quand ils achetoient, à le fai re à bon marché. Ils convinrent tous, en riant, que cela
     étoit vrai; & par conséquent ils reconnurent, dit
                    
                        St. Au
        gustin, qu'ils étoient injustes. Vili, vultis emere, &  carè vendere. In quo dicto levissimi scenici omnes  tamen conscientias invenerunt suas, eique vera ta men & improvisa dicenti admirabili favore plause
    runt. 
                        S. Augustin. de Trinit. XIII. 3.
            
            
                
                    
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                    (a) Cùm peste laborarent, cruenta sacrorum reli gione & scelere pro remedio usi sunt. Quippe ho mines ut victimas immolabant, & impuberes (quæ  ætas etiam hostium misericordiam provocat) aris ad movebant, pacem deorum sanguine eorum expos centes, pro quorum vita dii maximè rogari solent. Justin. XVI.
            
            
                
                    
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                    (a) Blanditiis & osculis (matres) comprimebant  vagitum, ne flebilis hostia immolaretur. Minut. Fel.
                
            
            
                
                    
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                    *On ne sait point précisément où étoit ce Promontoi re, ni les deux villes dont il est parlé dans le Traité sui vant.
                
            
            
                
                    
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                    (a) Est interdum præstare populo, mercaturis rem  quærere, ni tam periculosum fiet. Cat. init. lib. de Re  Rustica.
                
            
            
                
                    
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                    (b) Mercatura, si tenuis est, sordida putanda est.  Sin magna & copiosa, multa undique apportans,  multisque sine vanitate impertiens, non est admo dum vituperanda. Atque etiam, si satiata quæstu,  vel contenta potius ... videtur jure optimo posse  laudari. Offic. I. 151.
            
            
            
                
                    
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                    (b) Duo imperia eo anno dari cœpta per populum,  utraque pertinentia ad rem militarem ... alterum,  ut Duumviros navales classis ornandæ reficiendæque  causâ idem populus juberet. Liv. IX. 30.
            
            
                
                    
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                    *Les noms d'Annibal, d'Asdrubal, d'Adberbal,  d'Hannon, & autres pareils, étotent fort communs à
     Carthage. On voit assez que l'Annibal dont il est ici ques
    tion, n'est pas le grand Annibal.
                
            
            
            
                
                    
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                    (a) Primus ex familia Valeriorum urbis Messanæ  captæ in se translato nomine Messana appellatus   est, paulatimque vulgo permutante literas, Messala  dictus est. Senec. de Brevit. Vit. cap. 13.
            
            
                
                    
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                    (a) Quod cùm ad clima Siciliæ descriptum, ad  horas Romæ non conveniret, Marcius Philippus  Censor aliud juxtà constituit. Censorin. de Die Natali,  cap. 22.
            
            
                
                    
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(b) Ut illum dii perdant, primus qui horas rep
perit,
Quique adeo primus hîc statuit solarium,
Qui mihi comminuit misero articulatim diem!
Nam me puero uterus hic erat solarium,
Multo omnium istorum optumum & verissimum,
Ubi iste monebat esse, nisi cùm nihil erat.
Nunc etiam quod est, non est, nisi soli lubet.
Itaque adeo jam oppletum est oppidum solariis.
Major pars populi aridi reptant fame.
            (b) Ut illum dii perdant, primus qui horas rep
perit,
Quique adeo primus hîc statuit solarium,
Qui mihi comminuit misero articulatim diem!
Nam me puero uterus hic erat solarium,
Multo omnium istorum optumum & verissimum,
Ubi iste monebat esse, nisi cùm nihil erat.
Nunc etiam quod est, non est, nisi soli lubet.
Itaque adeo jam oppletum est oppidum solariis.
Major pars populi aridi reptant fame.
                
                    
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                    (a) Quia impossibile videbatur in speculis per to tam noctém vigilantes singulos permanere, ideo in  quatuor partes ad clepsydram sunt divisæ vigi liæ, ut non ampliùs quàm tribus horis nocturnis  necesse sit vigilare. Veget. de Re Mil. III. 8.
            
            
            
                
                    
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                    (a) Ut non arte factæ, sed quodam munere deo rum conversæ in naves, atque mutatæ arbores vi derentur. Flor. II. 2.
            
            
            
            
                
                    
                        25
                    (a) 
                        Polybe fait une description fort détaillée de cette ma chine, mais fort obscure. Il y a plusieurs sortes de Corbe aux. On peut voir la dissertation de Mr. Follart sur cette
            matière.Polybe Liv. I. pag. 83. &c.
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) C. Duilium. ... redeuntem à cœna senem  sæpe videbam puer. (C'est Caton qui parle) Delecta batur cereo funali, & tibicine; quæ sibi nullo exem plo privatus sumpserat: tantum licentiæ dabat gloria. Cic. de Senect. n. 44.
            
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) Leonidas Lacedæmonius laudatur, qui simile  apud Thermopylas fecit. Propter ejus virtutes om nis Græcia gloriam atque gratiam præcipuam clari tudinis inclutissimæ decoravere monimentis, signis,  statuis, elogiis, historiis, aliisque rebus gratissimum  id ejus factum habuere. At Tribuno militum parva  laus pro factis relicta, qui idem fecerat, atque rem  servaverat. Cato, apud Aul. Gell.
                
            
            
                
                    
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                    (b) Corona quidem nulla fuit gramineâ nobilior,  in majestate populi terrarum principis, præmiisque  gloriæ. Gemmatæ & aureæ. ... post hanc fuere,  suntque cunctæ magno intervallo, magnaque diffe rentia. Plin. XXII. 3.
            
            
                
                    
                        34
                    (a) Illis temporibus ab aratro arcessebantur, qui  Consules fierent. .. Atilium sua manu spargentem  semen, qui missi erant, convenerunt. Cic. pro Rosc.  Amer. n. 50. Sed illæ rustico opere attritæ manus salutem pu blicam stabilierunt, ingentes hostium copias pessum dederunt. Val. Max. IV. 4.
            
            
                
                    
                        35
                    (a) Ville & montagne, appellée maintenant Di licata, près de l'embouchure d'Himéra, ou Salsi, sur la cote mé ridionale de Sicile.
                
            
            
            
            
            
            
                
                    
                        40
                    (a) Fuit næ tanti servum non habere, ut colonus  ejus Populus Romanus esset. Senec. de Consol. ad Helv.  cap. 12.
            
            
                
                    
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                    (b) Tanti ærario nostro virtutis Atilianæ exem pium, quo omnis ætas Romana gloriabitur, stetit. Val. Max. IV. 4.
            
            
            
            
                
                    
                        44
                    (a) Inter pauca felicitatis virtutisque exempla M.
    Atilius quondam in hac eadem terra fuisset, si vic tor pacem petentibus dedisset patribus nostris. Sed  non statuendo tandem felicitati modum, nec cohi bendo efferentem se fortunam, quanto altiùs elatus  erat, eo fœdiùs corruit. Livius, XXX. 30.
            
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) Quis crederet illum â duodecim securibus ad  Carthaginiensium proventurum catenas? Quis rur sus existimaret à Punicis vinculis ad summa Imperii  perventurum fastigia? Sed tamen ex Consule capti vus, ex captivo Consul factus est. Val. Max. VI. 9.
            
            
                
                    
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                    (b) Il y a deux riviéres de ce nom, dont l'une coule vers le Nord, & l'autre vers le Sud. C'est de la prémiére dont  il s'agit ici, que l'on appelle aujourdhui, Fiume grande.
            
            
            
            
            
                
                    
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                    (b) Comme il n'y a point de flux & reflux dans la Médi terranée, si ce n'est en certains endroits particuliers, il est  moins étonnant que les Romains ignorassent ce qui arrive  aux Syrtes.
                
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) Magnitudo animi & fortitudo .... Harum enim  est virtutum proprium, nihil extimescere, omnia hu mana despicere, nihil quod homini accidere possit,  intolerandum putare. Offic. III. 100. Calcatis utilitatibus ad eam (virtutem) eundum est,  quocumque vocavit, quocumque misit, sine respec tu rei familiaris, Senec. de Benef. VI. 1.
            
            
                
                    
                        57
                    
                    
(a) Hoc caverat mens provida Reguli,
Dissentientes conditionibus
Fœdis, & exemplo trahenti
Perniciem veniens in ævum:
Si non periret immiserabilis
Captiva pubes...
Auro repensus scilicet acrior
Miles redibit! Flagitio additis
Damnum...
Erit ille fortis
Qui perfidis se credidit hostibus;
Et marte Pœnos proteret altero.
Qui lora restrictis lacertis
Sensit iners, timuitque mortem!
            (a) Hoc caverat mens provida Reguli,
Dissentientes conditionibus
Fœdis, & exemplo trahenti
Perniciem veniens in ævum:
Si non periret immiserabilis
Captiva pubes...
Auro repensus scilicet acrior
Miles redibit! Flagitio additis
Damnum...
Erit ille fortis
Qui perfidis se credidit hostibus;
Et marte Pœnos proteret altero.
Qui lora restrictis lacertis
Sensit iners, timuitque mortem!
                
                    
                        58
                    (*) C'étoit le sentiment de certains Philosophes, que la  Divinité ne se mettoit point en colére, & que les hommes  n'avoient rien à craindre de sa vengeance.
                
            
            
                
                    
                        59
                    (a) Est enim Jusjurandum affirmatio religiosa.  Quod autem affirmatè, quasi Deo teste, promiseris,  id tenendum est. Offic. III. 104.
            
            
            
                
                    
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(a) Fertur pudicæ conjugis osculum,
Parvosque natos, ut capitis minor,
A se removisse, & virilem
Torvus humi posuisse vultum,
Donec labantes consilio Patres
Firmaret auctor nunquam aliàs dato,
Interque mœrentes amicos
Egregius properaret exul.
Atqui sciebat quæ sibi barbarus
Tortor pararet. Non aliter tamen
Dimovit obstantes propinquos,
Et populum reditus morantem,
Quàm si clientum longa negotia
Dijudicatâ lite relinqueret,
Tendens Venafranos in agros,
Aut Lacedæmonium Tarentum.
            (a) Fertur pudicæ conjugis osculum,
Parvosque natos, ut capitis minor,
A se removisse, & virilem
Torvus humi posuisse vultum,
Donec labantes consilio Patres
Firmaret auctor nunquam aliàs dato,
Interque mœrentes amicos
Egregius properaret exul.
Atqui sciebat quæ sibi barbarus
Tortor pararet. Non aliter tamen
Dimovit obstantes propinquos,
Et populum reditus morantem,
Quàm si clientum longa negotia
Dijudicatâ lite relinqueret,
Tendens Venafranos in agros,
Aut Lacedæmonium Tarentum.
                
                    
                        62
                    (a) Adversi aliquid incurrat oportet, quod ani mum probet. Senec. ad Marc. cap. 6. Marcet sine adversario virtus. Tunc apparet quan ta sit, quantum valeat, quantumque polleat, cùm,  quid possit, patientia ostendit. Id. de Provid. cap. 2. Quem (virum bonum) parens ille magnificus,  virtutum non lenis exactor, sicut severi patres, du riùs educat. Itaque cùm videris bonos viros, ac ceptosque diis, laborare, sudare, per arduum ascen dere; malos autem lascivire, & voluptatibus fluere;  cogita filiorum nos modestia delectari, vernularum  licentia; illos disciplina tristiori contineri, horum  ali audaciam. Idem tibi de Deo liqueat. Bonum  virum in deliciis non habet: experitur, indurat, si bi illum præparat. Ib.
                
            
            
                
                    
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                    (a) Corpusculum hoc ... huc atque illuc jacta tur. In hoc supplicia, in hoc latrocinia, in hoc mor bi exercentur: animus quidem ipse sacer & æternus  est, & cui non possunt injici manus. De Consolat. ad  Helv. cap. 11.
            
            
                
                    
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                    (b) Est omnibus externis potentior, nec hoc dico,  non sentit illa, sed vincit; & alioquin quietus pla cidusque contra incurrentia attollitur. De Provid.  cap. 2.
            
            
            
            
            
            
            
            
            
                
                    
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                    (b) Qui risus, classe devicta, multas ipsi lacrymas,  magnam populo Romano cladem attulit. De Nat.  Deor. II. 7.
            
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) Tota res est inventa fallaciis, aut ad quæstum,  aut ad superstitionem, aut ad errorem. De Divinat,  II. 85.
            
            
            
            
                
                    
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                    (a) Omnium nationum exterarum princeps Sici lia se ad amicitiam fidemque populi Romani ap plicuit: prima omnium, id quod ornamentum impe rii est, provincia est appellata: prima docuit majo res nostros, quàm præclarum esset exteris gentibus  imperare.
            
            
                
                    
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                    (a) Et quoniam quasi quædam prædia Populi Ro mani sunt, vectigalia nostra atque provinciæ: quem admodum propinquis vos vestris prædiis maximè  delectamini, sic Populo Romano jucunda suburba nitas est hujusce provinciæ.
            
            
                
                    
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                    (a) In verba Eumolpi sacramentum juravimus,  uri, vinciri, verberari, ferroque necari; &, quicquid  aliud jussisset, tanquam legitimi gladiatores domi no corpora animosque addicimus. Petron. cap. 17.
            
            
                
                    
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                    (b) Id spectaculi genus erat, quod omni frequen tia atque omni genere hominum celebratur: quo  multitudo maximè delectatur ..... Equidem exi stimo nullum tempus esse frequentioris populi,  quàm illud gladiatorium, neque concionis ullius,  neque verò ullorum comitiorum. Pro Sext. 124. &  125.
            
            
                
                    
                        83
                    (a) Retiario pugnanti adversus Myrmillonem can tatur, Non te peto, piscem peto: quid me fugis, Galle? quia  myrmillonicum genus armaturæ Gallicum est, ipsi que Myrmillones antè Galli appellabantur, in quo rum galeis piscis effigies inerat. Festus.
                
            
            
                
                    
                        84
                    (a) Mutuos ictus nudis & obviis pectoribus exci piunt... Nihil habent quo tegantur, ad ictum totis  corporibus expositi. Senec. Epist. VII.
            
            
                
                    
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                    (a) Occide, ure, verbera. Quare tam timidè in currit in ferrum? quare parum audacter occidit?  quare parum libenter moritur? Senec. Epist. 7.
            
            
                
                    
                        86
                    (b) Ignominiam judicat gladiator, cum inferiore  componi: & scit eum sine gloria vinci, qui sine  periculo vincitur. Senec. de Provid. cap. 3.
            
            
                
                    
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                    (a) Quis mediocris gladiator ingemuit? quis vul tum mutavit unquam? quis non modò stetit, ve rumetiam decubuit turpiter? quis, cùm decubuisset,  ferrum recipere jussus, collum contraxit? tantum  exercitatio, meditatio, consuetudo valet! Ergo hoc  poterit 
                        Samnis, spurcus homo, vita illa dignu' locoque: vir natus ad gloriam, nullam partem animi tam mol lem habebit, quam non meditatione & ratione  corroboret?
            
            
                
                    
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                    (a) Quod si jam (quod dii omen avertant!) fatum  extremum Reip. venit: quod gladiatores nobiles fa ciunt, ut honestè decumbant, faciamus nos, prin cipes orbis terrarum gentiumque omnium, ut cum  dignitate potiùs cadamus, quàm cum ignominia ser viamus.
            
            
                
                    
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                    (b) In gladiatoriis pugnis timidos, & supplices,  & ut vivere liceat obsecrantes, etiam odisse solemus:  fortes, & animosos, & se acriter ipsos morti offe rentes, servari cupimus. Cic. pro Milone, n. 92.
            
            
                
                    
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                    (a) Gladiatoribus populus irascitur, & tam iniquè,  ut injuriam putet quòd non libenter pereunt. Con temni se judicat, & vultu, gestu, ardore de specta tore in adversarium vertitur. Senec. de Ira. I.
            
            
                
                    
                        91
                    (a) Gladiatorum munus, Romanæ consuetudinis,  primò majore cum terrore hominum insuetorum ad  tale spectaculum, quàm voluptate, dedit: deinde, sæ pius dando, & modò vulneribus tenus, modò sine  missione etiam, familiare oculis gratumque id spe ctaculum fecit.
            
            
                
                    
                        92
                    (*) C'étoit Démonax, célébre Philosophe, dont Lucien  avoit été disciple, & qui fleurissoit sous l'Empereur Marc
             Auréle.
                
            
            
                
                    
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                    (a) Homo in hominis voluptatem perimitur; & ut  quis possit occidere, peritia est, usus est, ars est! Sce lus non tantùm geritur, sed docetur! Quid potest  inhumanius, quid acerbius dici? Disciplina est, ut  perimere quis possit: & gloria est, quod peremit. S.  Cyprian.
                
            
            
                
                    
                        94
                    (b) Quod si interesse homicidio, sceleris conscien tia est, & eodem facinore spectator obstrictus est,  quo & admissor; ergo & his gladiatorum sceleribus  non minùs cruore perfunditur qui spectat, quàm ille  qui facit; nec potest esse immunis à sanguine, qui  voluit effundi, aut videri non interfecisse, qui inter fectori & favet, & præmium postulavit. Quid scena?  num sanctior? Lact. in Institut.
                
            
            
                
                    
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                    (a) Ut vidit illum sanguinem, immanitatem simul  ebibit; & non se avertit, sed fixit aspectum, & hau riebat furias, & nesciebat, & delectabatur scelere  certaminis, & cruenta voluptate inebriabatur.
            
            
                
                    
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                    (a) Magnum & sublime, sed pro oculis datum...  Memorabili causa, sed eventu misero. Plin. VII.  43.
            
            
            
                
                    
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                    (a) Bellis Punicis omnibus, cùm sæpe Carthagi nenses, & in pace & per inducias, multa nefanda  facinora fecissent, nunquam ipsi per occasionem ta lia fecere: magis, quod se dignum foret, quàm  quod in illos jure fieri posset, quærebant. Sallust. in  Bello Catilin.
                
            
            
            
            
                
                    
                        101
                    (a) Cette Ile est située vis-à-vis de la Dalmatie. On  l'appelloit Corcyra nigra, pour la distinguer d'une autre  située vis-à-vis de l'Epire, appellée maintenant Corfou.
            
            
                
                    
                        102
                    (b) Elle est appellée autrement Dyrrachium, mainte nant Durazzo. Elle confine à la nouvelle Epire.
                
            
            
            
            
                
                    
                        105
                    (a) Ame de la nature, Soleil, qui, par le mouvement  de votre char lumineux, nous montrez & nous cachez le  jour, & qui naissez toujours le même & toujours différent,  puissiez-vous ne rien voir de plus grand que Rome!
                
            
            
                
                    
                        106
                    (b) Grands Dieux donnez à la Jeunesse des mœurs pures
         & dociles: donnez à la Vieillesse un repos tranquille & as suré: enfin donnez à l'Empire de puissantes richesses, de
     nombreux sujets, & toute sorte de prospérité & de gloire.
                
            
            
                
                    
                        107
                    (a) Gravius autem tumultum esse, quàm bellum:  hinc intelligi licet, quòd bello vacationes valent, tu multu non valent. Cic. Philip. VIII. 3.
            
            
                
                    
                        108
                    (a) Selon quelques Auteurs le nom de Gésates vient d'u ne sorte d'armes dont ils se servoient, & qui s'appelloit Cæ fum.
            
            
            
                
                    
                        110
                    (c) Peuples situés entre le Pô & le pié des Alpes. Leurs  principales villes sont Bresce, Crémone, Mantoue.
            
            
            
                
                    
                        112
                    * Taurisci, ou Taurini, étoient des peuples Gaulois qui  s'étoient établis au-delà du Pô, dans l'endroit où est Tu rin.
            
            
                
                    
                        113
                    * Braye, habillement, espéce de haut-de-chausses, qui cou vroit depuis la ceinture jusqu'aux genoux.
                
            
            
            
                
                    
                        115
                    (a) Non priùs soluturos se baltea, quàm Capito lium ascendissent, juraverant. Factum est: victos enim  Æmilius in Capitolio discinxit. Flor. II. 4.
            
            
            
            
                
                    
                        118
                    *
                        Plutarque est, en ce point, réfuté par Tite-Live, qui,  L. VII, n. 18. nomme un M. Claudius Marcellus Con sul.
                
            
            
            
                
                    
                        120
                    **Cette ville, appellée maintenant Aléso, etoit la der niere de l'Illyrie, frontiére de Macédoine & d'Epire.
                
            
            
                
                    
                        121
                    *Ce que dit Tite-Live II. 21. que la Tribu établie l'an  de Rome 259. étoit la vingt & uniéme, peut faire conclure
     que Servius Tullius n'avoit établi que seize Tribus rusti ques.
                
            
            
                
                    
                        122
                    (a) Hoc in genere, sicut in ceteris Reip. partibus,  est operæ pretium diligentiam majorum recordari,  qui colonias sic idoneis in locis contra suspicionem  periculi collocarunt, ut esse non oppida Italiæ, sed  propugnacula imperii viderentur. In Rull. II. 73.
            
            
                
                    
                        123
                    (b) Tribus quatuor ex novis civibus additæ, Stel latina, Fromentina, Sabatina, & Aniensis. Liv. VI.  5.
            
            
                
                    
                        124
                    (a) Haud parva res, sub titulo prima specie mini mè atroci, ferebatur; sed quæ patriciis omnem  potestatem per clientium suffiagia creandi quos vel lent Tribunos auferret. Liv. II. 56.
            
            
                
                    
                        125
                    *De-là vient que le parti qui favorisoit à Carthage les  intérêts d'Amilcar & de sa famille, fut surnommé la Fac tion Barcine.
            
            
                
                    
                        126
                    (a) Angebant ingentis spiritûs virum Sicilia Sardi niaque amissæ. Nam & Siciliam nimis celeri despera tione rerum concessam; & Sardiniam inter motum  Africæ, fraude Romanorum, stipendio etiam super imposito, interceptam. Liv. XXI. 1.
            
            
                
                    
                        127
                    *
                        Tite-Live s'est ici trompé, en ne lui donnant que qua torze ans, vixdum puberem. Il en avoit neuf quand il
     fut mené en Espagne, où Amilcar sonpére passa neuf ans.  A oes dix-huit années il faut ajouter les cinq prémiéres du
     commandement d'Asdrubal
                    ; ce qui fait 22 ou 23 ans.
                
            
            
                
                    
                        128
                    (a) Missus Annibal in Hispaniam, primo statim ad ventu omnem exercitum in se convertit. Amilcarem  viventem redditum sibi veteres milites credere: eum dem vigorem in vultu, vimque in oculis, habitum oris,  lineamentaque intueri. Deinde brevi effecit, ut pa ter in se minimum momentum ad favorem conci liandum esset. Nunquam ingenium idem ad res di versissimas, parendum atque imperandum habilius  fuit. Itaque haud facilè discerneres, utrum impera
            tori an exercitui carior esset. Neque Asdrubal alium  quemquam præficere malle, ubi quid strenuè ac for titer agendum esset: neque milites alio duce plus  confidere, aut audere. Plurimum audaciæ ad peri cula capessenda, plurimum consilii inter ipsa pericu la erat. Nullo labore aut corpus fatigari, aut animus  vinci poterat. Caloris ac frigoris patientia par: cibi po tionisque, desiderio naturali, non voluptate, modus  finitus: vigiliarum somnique, nec die nec nocte dis criminata tempora; id quod gerendis rebus superes set, quieti datum. Ea neque molli strato, neque  silentio arcessita: multi sæpe militari sagulo opertum  humi jacentem inter custodias stationesque militum  conspexerunt. Vestitus nihil inter æquales excellens:  arma atque equi conspiciebantur. Equitum peditum que idem longè primus erat. Princeps in prælium  ibat: ultimus conserto prælio excedebat. Has tantas  viri virtutes ingentia vitia æquabant: inhumana cru delitas, perfidia plusquàm Punica: nihil veri, nihil  sancti, nullus deûm metus, nullum jusjurandum,  nulla religio. Cum hac indole virtutum atque vitio rum, triennio sub Asdrubale imperatore meruit;  nullâ re, quæ agenda videndaque magno futuro du ci esset, prætermissâ. Liv. XXI. 4.
            
            
                
                    
                        129
                    (a) Vicerunt ergo dii hominesque: & id de quo  verbis ambigebatur, uter populus fœdus rupisset,  eventus belli, velut æquus judex, unde jus stabat, &  victoriam dedit.
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
                
                    
                        139
                    *Le texte de Polybe tel que nous l'avons, & celui de
        Tite-Live, mettent cette Ile entre la Saonne & le Rhône,  c'est-à-dire à l'endroit où Lyon a été bâtie. On prétend  que c'est une faute. Il y avoit dans le GrecΣκώρας, & l'on a substitué à ce motἊραρος. Jaq. Gronovius dit avoir  vu dans un Manuscrit de Tite-Live, Bisarat: ce qui  montre qu'il faut lire Isara Rhodanusque amnes, an lieu de Arar Rhodanusque; & que l'Ile en question est  formée par le confluent de l'Isére & du Rhône La situa tion des Allobroges, dont il est parlé ici, en paroit une  preuve évidente. Je n'entre point dans ces sortes de dispu tes. J'ai cru devoir suivre la correction.
                
            
            
            
                
                    
                        141
                    *Plusieurs rejettent ce fait comme supposé & impossible.
     Cependant Pline fait remarquer la force du vinaigre pour  rompre des pierres & des rochers. Saxa rumpit infusum,  quæ non ruperit ignis antecedens. Lib. 23 cap. 1. C'est  pourquoi il appelle le vinaigre, succus rerum domitor.
    Lib. 33. cap. 2. 
                        Dion, en parlant du siége de la ville  d'Eleuthére, dit qu'on en fit tomber les murailles par la  force du vinaigre. Lib. 36. p. 8. Apparemment ce qui  arrête ici, est la difficulté de trouver dans ces montagnes  la quantité de vinaigre nécessaire pour cette opération.
                
            
            
            
            
            
            
            
            
            
                
                    
                        149
                    (a) Romæ aut circa urbem multa, eâ hieme,  prodigia facta: aut (quod evenire solet motis semel  in religionem animis) multa nunciata, & temerè  credita sunt. Liv.
                
            
            
            
                
                    
                        151
                    *Cette Fête avoit été établie près de trois cens ans au paravant. Liv. II. 21. On ne fit ici que la renouveller.
                
            
            
                
                    
                        152
                    (a) Pars, non id quod acciderat, per se æstima re: sed, ut in affecto corpore quamvis levis causa  magis, quàm valido gravior, sentiretur; ita tum  ægræ & affectæ civitati quodcumque adversi incide rit, non rerum magnitudine, sed viribus extenua tis, quæ nihil quod aggravaret pati possent, æsti mandum esse. Liv.
                
            
            
                
                    
                        153
                    (a) Italiæ cultores primi Aborigines fuere: quorum  rex Saturnus tantæ justitiæ fuisse traditur, ut neque  servierit sub illo quisquam, neque quicquam priva tæ rei habuerit; sed omnia communia, & indivisa  omnibus fuerint, veluti unum cunctis patrimonium  esset. Ob cujus exempli memoriam cautum est, ut  Saturnalibus exæquato omnium jure passim in con viviis servi cum dominis recumbant. Justin. XLIII. 1.
            
            
            
                
                    
                        155
                    *Le XIV. Kal. Jan. dans l'année de Numa, où le  mois de Décembre n'avoit que 29. jours, étoit le 17. Dé
    cembre. Depuis la réformation du Calendrier par César,  qui donna 31. jours à ce mois, c'étoit le dix-neuf.
                
            
            
                
                    
                        156
                    (a) Instituerunt diem festum, quo non solùm  cum servis domini vescerentur, sed quo utique ho nores illis in domo gerere, jus dicere permiserunt,  & domum pusillam rempublicam esse judicaverunt. Senec. Epist. 47.
            
            
                
                    
                        157
                    (a) Servi sunt? imò homines. Servi sunt? imo  contubernales. Servi sunt? imò humiles amici. Se nec. Epist. 47.
            
            
                
                    
                        158
                    (b) Hominem se esse etiam triumphans in sublimis simo illo curru admonetur. Suggeritur enim à ter go: Respice post te: Hominem memento te  etiam.
                    Tertull. Apolog. cap. 33.  Et sibi Consul  Ne placeat, servus curru portatur eodem. Juvenal. Sat. X.
            
            
                
                    
                        159
                    (a) Fidelius & gratius semper obsequium est,  quod ab amore, quàm quod à metu proficiscitur. Hieron. ad Celantiam.
                
            
            
                
                    
                        160
                    (b) Non est quòd fastidiosi te deterreant, quo mi nùs servis tuis hilarem te præstes, & non superbè  superiorem. Senec. Epist. 47.
            
            
                
                    
                        161
                    (a) Errat, si quis existimat servitutem in totum  hominem descendere: pars melior ejus excepta est.  Corpora obnoxia sunt, & ascripta dominis: mens  quidem sui juris.... Corpus itaque est, quod domi no fortuna tradidit: hoc emit, hoc vendit. Interior  illa pars mancipio dari non potest. Ab hac quidquid  venit, liberum est. Non enim aut nos omnia ju bere possumus, aut in omnia servi parere coguntur.  Contra rempublicam imperata non facient; nulli  sceleri manus commodabunt. Senec. de Benef. III. 20.
            
            
                
                    
                        162
                    (a) Prætor vota suscipere jussus, si in decem an nos Respublica eodem stetisset statu. Liv. XXI. 62.
            
            
            
            
                
                    
                        165
                    (a) Hoc qui dicit, non exaudit precantium voces,  & undique sublatis in cœlum manibus vota facien tium privata ac publica Quod profectò non fierer,  nec in hunc furorem omnes mortales consensissent,  alloquendi surda numina & inefficaces deos: nisi  nossent illorum beneficia nunc ultro oblata, nunc  orantibus data.
            
            
                
                    
                        166
                    (a) Portoriis Italiæ sublatis... quod vectigal su perest domesticum, præter vicesimam? Ep. ad Att.  II. 16.
            
            
                
                    
                        167
                    (a) Asia tam opima est & fertilis, ut ubertate a grorum, & varietate fructuum, & magnitudine pas tionum, & multitudine earum rerum quæ exportan tur, facilè omnibus terris antecellat. ... Pecora re linquuntur, agricultura deseritur, mercatorum navi gatio conquiescit. Ita neque ex portu, neque ex  decumis, neque ex scriptura vectigal conservari po test. Quare sæpe totius anni fructus uno rumore pe riculi, atque uno belli terrore, amittitur. Pro Leg.  Manil. 14. 15.
            
            
                
                    
                        168
                    (a) Si vectigalia nervos esse Reip. semper duxi mus, eum certè ordinem qui exercet illa, firma mentum ceterorum ordinum rectè esse dicemus. Ibid.
                
            
            
                
                    
                        169
                    (a) Cohortandos, qui redempturis auxissent pa trimonia, ut reipublicæ, ex qua crevissent, tempus  commodarent. Liv. XXIII. 48.
            
            
            
                
                    
                        171
                    (b) Sin autem omnibus in rebus obsequemur, fun ditus eos perire patiemur, quorum non modò salu ti, sed etiam commodis consulere debemus. Hæc  est una (si verè cogitare volumus) in toto imperio  tuo difficultas.
            
            
                
                    
                        172
                    (a) Comites illi tui delecti, manus erant tuæ:  præfecti, scribæ, accensi, præcones, manus erant  tuæ: ut quisque te maximè cognatione, affinitate,  necessitudine aliqua attingebat, ita maxime manus  tua putabatur... Si enim innocentes existimari vo lumus, non solùm nos abstinentes, sed etiam no stros comites præstare debemus. Verr. III. n. 27. 28. Circumspiciendum est diligenter, ut in hac custo dia provinciæ non te unum, sed omnes ministros  imperii tui sociis, & civibus, & reipublicæ præsta re videare, Cic. Epist. 1. ad Quint. frat.
                
            
            
                
                    
                        173
                    (a) Hortensins ... in præcinctu ponens omnem  decorem, fuit vestitu ad mundiciem curioso; & ut  bene amictus iret, faciem in speculo ponebat, ubi  se intuens, togam corpori sic applicabat, ut, &c. Macrob. II. 9.
            
            
                
                    
                        174
                    (a) Talares ac manicatas tunicas habere, olim a pud Romanos flagitium. S. August. de Doctr. Christ.
                
            
            
                
                    
                        175
                    (b) Unde emanavit Sullæ dictum, optimates sæ pius admonentis, ut malè præcinctum puerum cave rent. Sylla fort âgé traitoit Jule-César d'enfant.