Text

Le Pere de Famille
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|| [I.01]

ŒUVRES DE THÉATRE DE M. DIDEROT, AVEC UN DISCOURS SUR LA POÉSIE DRAMATIQUE.

TOME SECOND.

A AMSTERDAM.

M. DCC. LIX.

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|| [III.01]

LE LE PERE DE FAMILLE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES, ET EN PROSE.

Ætatis cujusque notandi sunt tibi mores, Mobilibusque decor naturis dandus & annis. Horat. de Art. poet

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|| [V.01]
A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADAME LA PRINCESSE DE NASSAU-SAARBRUCK. M ADAME, En soumettant le Pere de Fa mille au jugement de Votre Altesse Sérénissime, je ne me suis point dissimulé ce qu'il en avoit à redouter. Femme éclairée, mere tendre, quel est le sentiment que vous n'eussiez
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exprimé avec plus de délicatesse que lui? Quelle est l'idée que vous n'eussiez rendue d'une ma niere plus touchante? Cependant ma témérité ne se bornera pas, Madame, à vous offrir un si foible hommage. Quelque dis- tance qu'il y ait de l'ame d'un Poëte à celle d'une mere, j'oserai descendre dans la vôtre; y lire, si je le sais, & révéler quelquesunes des pensées qui l'occupent. Puissiez-vous les reconnoître & les avouer! Lorsque le Ciel vous eut ac cordé des enfans, ce fut ainsi que vous vous parlâtes; voici ce que vous vous êtes dit: Mes enfans sont moins à moi peut-être par le don que je leur ai fait de la vie, qu'à la femme mercenaire qui les alaita. C'est en prenant le soin de leur édu cation que je les revendiquerai
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sur elle. C'est l'éducation qui fondera leur reconnoissance & mon autorité. Je les éleverai donc. Je ne les abandonnerai point sans réserve à l'étranger ni au subalterne. Comment l'étranger y prendroit-il le même intérêt que moi? Comment le subalterne en seroit-il écouté comme moi? Si ceux que j'aurai constitué les censeurs de la conduite de mon fils, se disoient au dedans d'euxmêmes, aujourd'hui mon disciple, demain il sera mon maître; ils exagéreroient le peu de bien qu'il feroit; s'il faisoit le mal, ils l'en reprendroient mollement, & ils deviendroient ainsi ses adulateurs les plus dangereux. Il seroit à souhaiter qu'un en fant fût élevé par son supérieur, & le mien n'a de supérieur que moi.
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C'est à moi à lui inspirer le libre exercice de sa raison, si je veux que son ame ne se remplisse pas d'erreurs & de terreurs, telles que l'homme s'en faisoit à lui-même sous un état de nature imbécille & sauvage. Le mensonge est toujours nui sible. Une erreur d'esprit suffit pour corrompre le goût & la morale. Avec une seule idée fausse, on peut devenir barbare; on arrache les pinceaux de la main du Peintre; on brise le chef-d'œuvre du statuaire; on brûle un ouvrage de génie; on se fait une ame petite & cruelle; le sentiment de la haine s'étend, celui de la bienveillance se res serre; on vit en transe, & l'on craint de mourir. Les vues étroi tes d'un instituteur pusillanime ne réduiront pas mon fils dans cet état, si je puis.
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Après le libre exercice de sa raison, un autre principe que je ne cesserai de lui recom mander; c'est la sincérité avec soi-même. Tranquille alors sur les préjugés auxqueles notre foi blesse nous expose, le voile tomberoit tout-à-coup; & un trait de lumiere lui montreroit tout l'édifice de ses idées ren versé, qu'il diroit froidement: Ce que je croyois vrai, étoit faux; ce que j'aimois comme bon, étoit mauvais; ce que j'admirois comme beau, étoit difforme; mais il n'a pas dé pendu de moi de voir autrement. Si la conduite de l'homme peut avoir une base solide dans la considération générale, sans laquelle on ne se résout point à vivre; dans l'estime & le respect de soi-même, sans lesquels on n'ose guere en exiger des autres;
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dans les notions d'ordre, d'har monie, d'intérêt, de bienfai sance & de beauté, auxquelles on n'est pas libre de se refuser, & dont nous portons le germe dans nos cœurs, où il se déploie & se fortifie sans cesse; dans le sentiment de la décence & de l'honneur; dans la sainteté des loix: pourquoi appuierai-je la conduite de mes enfans sur des opinions passageres, qui ne tien dront ni contre l'examen de la raison, ni contre le choc des passions plus redoutables encore pour l'erreur que la raison? Il y a dans la nature de l'hom me deux principes opposés: l'amour propre qui nous rappelle à nous, & la bienveillance qui nous répand. Si l'un de ces deux ressorts venoit à se briser, on seroit ou méchant jusqu'à la fureur, ou généreux jusqu'à la
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folie. Je n'aurai point vécu sans expérience pour eux, si je leur apprens à établir un juste rap port entre ces deux mobiles de notre vie. C'est en les éclairant sur la valeur réelle des objets, que je mettrai un frein à leur imagina tion. Si je réussis à dissiper les prestiges de cette magicienne, qui embellit la laideur, qui en laidit la beauté, qui pare le men songe, qui obscurcit la vérité, & qui nous joue par des spectres qu'elle fait changer de formes & de couleurs & qu'elle nous montre, quand il lui plaît & comme il lui plaît, ils n'auront ni craintes outrées ni desirs dé réglés. Je ne me suis pas promis de leur ôter toutes les fantaisies; mais j'espere que celle de faire des heureux, la seule qui puisse
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consacrer les autres, sera du nombre des fantaisies qui leur resteront. Alors si les images du bonheur couvrent les murs de leur séjour, ils en jouiront. S'ils ont embelli des jardins, ils s'y promeneront. En quelqu'endroit qu'ils aillent, ils y porteront la sérénité. S'ils appellent autour d'eux les Artistes, & s'ils en forment de nombreux atteliers; le chant grossier de celui qui se fatigue depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, pour obtenir d'eux un morceau de pain, leur ap prendra que le bonheur peut être aussi à celui qui scie le marbre & qui coupe la pierre; que la puissance ne donne pas la paix de l'ame, & que le tra vail ne l'ôte pas. Auront-ils élevé un édifice au fond d'une forêt? ils ne
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craindront pas de s'y retirer quelquefois avec eux-mêmes, avec l'ami qui leur dira la vérité, avec l'amie qui saura parler à leur cœur, avec moi. J'ai le goût des choses utiles; & si je le fais passer en eux, des façades, des places publi ques, les toucheront moins qu'un amas de fumier sur lequel ils verront jouer des enfans tout nuds; tandis qu'une paysanne assise sur le seuil de sa chaumiere, en tiendra un plus jeune attaché à sa mammelle, & que des hommes basannés s'occuperont en cent manieres diverses, de la subsistance commune. Ils seront moins délicieuse ment émus à l'aspect d'une co lonnade, que si traversant un hameau, ils remarquent les épis de la gerbe sortir par les murs entr'ouverts d'une ferme.
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Je veux qu'ils voient la mi sere, afin qu'ils y soient sensi bles, & qu'ils sachent par leur propre expérience qu'il y a au tour d'eux, des hommes comme eux, peut-être plus essentiels qu'eux, qui ont à peine de la paille pour se coucher, & qui manquent de pain. Mon fils, si vous voulez con noître la vérité; sortez, lui dirai-je; répandez-vous dans les différentes conditions; voyez les campagnes; entrez dans une chaumiere; interrogez celui qui l'habite: ou plutôt regardez son lit, son pain, sa demeure, son vêtement; & vous saurez ce que vos flatteurs chercheront à vous dérober. Rappellez-vous souvent à vous-même qu'il ne faut qu'un seul homme méchant & puissant pour que cent mille autres hom-
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mes pleurent, gémissent & mau dissent leur existence. Que cette espece de méchans qui bouleversent le globe & qui le tyrannisent, sont les vrais auteurs du blasphême. Que la nature n'a point fait d'esclaves, & que personne sous le Ciel n'a plus d'autorité qu'elle. Que l'idée d'esclavage a pris naissance dans l'effusion du sang & au milieu des conquêtes. Que les hommes n'auroient aucun besoin d'être gouvernés, s'ils n'étoient pas méchans; & que par conséquent le but de toute autorité doit être de les rendre bons. Que tout systême de morale, tout ressort politique qui tend à éloigner l'homme de l'homme, est mauvais.
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Que si les Souverains sont les seuls hommes qui soient de meurés dans l'état de nature où le ressentiment est l'unique loi de celui qu'on offense; la limite du juste & de l'injuste est un trait délié qui se déplace ou qui disparoît à l'œil de l'homme irrité. Que la justice est la premiere vertu de celui qui commande, & la seule qui arrête la plainte de celui qui obéit. Qu'il est beau de se soumettre soi-même à la loi qu'on impose, & qu'il n'y a que la nécessité & la généralité de la loi qui la fassent aimer. Que plus les Etats sont bor nés, plus l'autorité politique se rapproche de la puissance pa ternelle. Que si le Souverain a les qua lités d'un Souverain, ses Etats seront toujours assez étendus.
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Que si la vertu d'un particu lier peut se soutenir sans appui, il n'en est pas de même de la vertu d'un peuple. Qu'il faut récompenser les gens de mérite; encourager les hommes indus trieux; approcher de soi les uns & les autres. Qu'il y a par-tout des hom mes de génie, & que c'est au Souverain à les faire paroître. Mon fils, c'est dans la pros périté que vous vous montrerez bon; mais c'est l'adversité qui vous montrera grand. S'il est beau de voir l'homme tranquille, c'est au moment où les hasards se rassemblent sur lui. Faites le bien, & songez que la nécessité des événemens est égale sur tous. Soumettez-vous-y, & accou tumez-vous à regarder d'un même œil le coup qui frappe
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l'homme & qui le renverse, & la chûte d'un arbre qui briseroit sa statue. Vous êtes mortel comme un autre; & lorsque vous tomberez, un peu de poussiere vous cou vrira comme un autre. Ne vous promettez point un bonheur sans mélange; mais saites-vous un plan de bienfai sance que vous opposiez à celui de la nature qui nous opprime quelquefois. C'est ainsi que vous vous éleverez, pour ainsi dire, au-dessus d'elle, par l'excellence d'un systême qui répare les dé sordres du sien. Vous serez heu reux le soir, si vous avez fait plus de bien qu'elle ne vous aura fait de mal. Voilà l'unique moyen de vous réconcilier avec la vie. Comment haïr une exis tence qu'on se rend douce à soi-même par l'utilité dont elle est aux autres?
|| [XIX.01]
Persuadez-vous que la vertu est tout, & que la vie n'est rien; & si vous avez de grands talens, vous serez un jour compté parmi les héros. Rapportez tout au dernier moment; à ce moment où la mémoire des faits les plus écla tans ne vaudra pas le souvenir d'un verre d'eau présenté par humanité à celui qui avoit soif. Le cœur de l'homme est tan tôt serein & tantôt couvert de nuages; mais le cœur de l'hom me de bien, semblable au spec tacle de la nature, est toujours grand & beau, tranquille ou agité. Songez au danger qu'il y au roit à se faire l'idée d'un bon heur qui fût toujours le même, tandis que la condition de l'hom me varie sans cesse.
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L'habitude de la vertu est la seule que vous puissiez con tracter sans crainte pour l'avenir. Tôt ou tard les autres sont im portunes. Lorsque la passion tombe; la honte, l'ennui, la douleur commencent. Alors on craint de se regarder. La vertu se voit elle-même toujours avec com- plaisance. Le vice & la vertu travaillent sourdement en nous. Ils n'y sont pas oisifs un moment. Chacun mine de son côté. Mais le mé chant ne s'occupe pas à se rendre méchant, comme l'hom me de bien à se rendre bon. Celui-là est lâche dans le parti qu'il a pris; il n'ose se per fectionner. Faites-vous un but qui puisse être celui de toute votre vie. Voilà, Madame, les
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pensées que médite une Mere telle que vous, & les discours que ses enfans entendent d'elle. Comment après cela un petit événement domestique, une in trigue d'amour, où les détails sont aussi frivoles que le fond, ne vous paroîtroient-ils pas insi pides? Mais j'ai compté sur l'in dulgence de Votre Altesse Sérénissime; & si elle daigne me soutenir, peut-être me trou verai-je un jour moins au-dessous de l'opinion favorable dont elle m'honore. Puisse l'ébauche que je viens de tracer de votre caractere & de vos sentimens, encourager d'autres femmes à vous imiter! Puissent-elles concevoir qu'elles passent à mesure que leurs en fans croissent; & que si elles obtiennent les longues années qu'elles se promettent, elles
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finiront par être elles-mêmes des enfans ridés, qui redeman deront en vain une tendresse qu'elles n'auront pas ressentie. Je suis avec un très-profond respect, MADAME, DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME, Le très-humble & très-obéissant serviteur,
DIDEROT
.
|| [XXIII.01]

PERSONNAGES.

Monsieur D'ORBESSON
,
Pere de Famille
.
Monsieur LE COMMANDEUR D'AUVILÉ
,
beau-frere du Pere de Famille
.
CÉCILE
,
fille du Pere de Famille
.
SAINT-ALBIN
,
fils du Pere de Famille
.
SOPHIE
,
une jeune inconnue
.
GERMEUIL
,
fils de feu Monsieur de* * *, un ami du Pere de Famille
.
Monsieur LE BON
,
Intendant de la maison
.
Mademoiselle CLAIRET
,
femmede-chambre de Cécile
.
|| [XXIV.01]
LA BRIE
, }
Domestiques du Pere de Famille
. PHILIPPE,
DESCHAMPS
,
Domestique de Germeuil
.
Autres DOMESTIQUES
de la maison
.
Madame HÉBERT
,
Hôtesse de Sophie
.
Madame PAPILLON
,
Marchande à la toilette
.
Une des OUVRIERES
de Madame Papillon
.
M * * *.
C'est un pauvre honteux
.
Un PAYSAN
.
Un EXEMPT
.

[] La Scene est à Paris, dans la maison du Pere de Famille.

|| [0001.01]

LE PERE DE FAMILLE, COMÉDIE.

[] Le Théatre représente une salle de com pagnie, décorée de tapisseries, glaces, tableaux, pendule, &c. C'est celle du Pere de Famille. [] La nuit est fort avancée. Il est entre cinq & six du matin.
[]

ACTE PREMIER.

[]

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SCENE PREMIERE.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CECILE, GERMEUIL.

Sur le devant de la salle, on voit le Pere de Famille qui se promene à pas lents. Il a la tête baissée, les bras croisés & l'air tout-à-fait pensif. Un peu sur le fond, vers la cheminée, qui est à l'un des côtés de la salle, le Commandeur & sa niéce font une partie de trictrac.

|| [0002.01]
Derriere le Commandeur, un peu plus près du feu, Germeuil est assis négli gemment dans un fauteuil, un Livre à la main. Il en interrompt de temps en temps la lecture pour regarder ten drement Cécile dans les momens où elle est occupée de son jeu, & où il ne peut en être apperçu. Le Commandeur se doute de ce qui se passe derriere lui. Ce soupçon le tient dans une inquiétude qu'on remarque à ses mouvemens.

Cécile

M On oncle, qu'avez-vous? Vous me paroissez inquiet.

Le Commandeur

(en s'agitant dans son fauteuil.)

Ce n'est rien, ma niéce. Ce n'est rien.

(Les bougies sont sur le point de finir, & le Commandeur dit à Germeuil:)

Monsieur, voudriez-vous bien sonner?

(Germeuil va sonner. Le Commandeur saisit ce moment pour déplacer son fauteuil & le tourner en face du trictrac. Germeuil revient, remet son fauteuil comme il étoit, & le Commandeur dit au Laquais qui entre:)

Des bougies.

(Cependant la partie de trictrac s'avance.

|| [0003.01]
Le Commandeur & sa niéce jouent alternativement & nomment leurs dés.)

Le Commandeur

Six cinq.

Germeuil

Il n'est pas malheureux.

Le Commandeur

Je couvre de l'une & je passe l'autre.

Cécile

Et moi, mon cher oncle, je marque six points d'école. Six points d'école...

Le Commandeur

(à Germeuil.)

Monsieur, vous avez la fureur de parler sur le jeu.

Cécile

Six points d'école.....

Le Commandeur

Cela me distrait, & ceux qui regar dent derriere moi, m'inquietent.

Cécile

Six & quatre que j'avois, font dix.

Le Commandeur

(toujours à Germeuil.)

Monsieur, ayez la bonté de vous placer autrement, & vous me ferez plaisir.

|| [0004.01]
[]

SCENE II.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL, LA BRIE.

Le Pere de Famille

E St-ce pour leur bonheur [], est-ce pour le nôtre qu'ils sont nés?... Hélas! ni l'un ni l'autre.

(La Brie vient avec des bougies, en place où il en faut; & lorsqu'il est sur le point de sortir, le Pere de Famille l'appelle.)

La Brie!

La Brie

Monsieur.

Le Pere de Famille

(après une petite pause, pendant laquelle il a continué de rêver & de se promener.)

Où est mon fils?

La Brie

Il est sorti.

Le Pere de Famille

A quelle heure?

La Brie

Monsieur, je n'en sais rien.

Le Pere de Famille

(encore une pause.)

Et vous ne savez pas où il est allé?

|| [0005.01]

La Brie

Non, Monsieur.

Le Commandeur

Le coquin n'a jamais rien sçu. Double deux.

Cecile

Mon cher oncle, vous n'êtes pas à votre jeu.

Le Commandeur

(ironiquement & brusquement.)

Ma niéce, songez au vôtre.

Le Pere de Famille

(à La Brie, toujours en se promenant & rêvant.

Il vous a défendu de le suivre?

La Brie

(feignant de ne pas entendre.)

Monsieur?

Le Commandeur

Il ne répondra pas à cela. Terne.

Le Pere de Famille

(toujours en se promenant & rêvant.)

Y a-t-il long-temps que cela dure?

La Brie

(feignant encore de ne pas entendre.)

Monsieur?

Le Commandeur

Ni à cela non plus. Terne encore. Les doublets me poursuivent.

Le Pere de Famille

Que cette nuit me paroît longue!

|| [0006.01]

Le Commandeur

Qu'il en vienne encore un, & j'ai perdu. Le voilà.

(à Germeuil.)

Riez, Monsieur. Ne vous contrai gnez pas.

(La Brie est sorti. La partie de trictrac finit. Le Commandeur, Cécile & Germeuil s'approchent du Pere de Famille.)

[]

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SCENE III.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GFRMEUIL.

Le Pere de Famille

D Ans quelle inquiétude il me tient! Où est-il? Qu'est-il devenu?

Le Commandeur

Et qui sait cela?... Mais vous vous êtes assez tourmenté pour ce soir. Si vous m'en croyez, vous irez prendre du repos.

Le Pere de Famille

Il n'en est plus pour moi.

Le Commandeur

Si vous l'avez perdu, c'est un peu votre faute, & beaucoup celle de ma sœur. C'étoit, Dieu lui pardonne, une femme unique pour gâter ses enfans.

|| [0007.01]

Cécile

peinée.

Mon oncle.

Le Commandeur

J'avois beau dire à tous les deux, prenez-y garde, vous les perdez.

Cécile

Mon oncle.

Le Commandeur

Si vous en êtes fous à présent qu'ils sont jeunes, vous en serez martyrs quand ils seront grands.

Cécile

Monsieur le Commandeur.

Le Commandeur

Bon, est-ce qu'on m'écoute ici?

Le Pere de Famille

Il ne vient point!

Le Commandeur

Il ne s'agit pas de soupirer, de gémir, mais de montrer ce que vous êtes. Le temps de la peine est arrivé. Si vous n'avez pu la prévenir, voyons du moins si vous saurez la supporter.... Entre nous, j'en doute....

(La pendule sonne six heures.)

Mais voilà six heures qui sonnent.... Je me sens las.... J'ai des douleurs dans les jambes comme si ma goutte vouloit me reprendre. Je ne vous suis bon à rien. Je vais m'envelopper de ma robe-de-chambre, & me jetter
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dans un fauteuil. Adieu, mon frere... Entendez-vous?

Le Pere de Famille

Adieu, Monsieur le Commandeur.

Le Commandeur

(en s'en allant.)

La Brie.

La Brie

du dedans.

Monsieur.

Le Commandeur

Eclairez-moi; & quand mon neveu sera rentré, vous viendrez m'avertir.

[]

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SCENE IV.

LE PERE DE FAMILLE, CECILE, GERMEUIL.

Le Pere de Famille

(après s'être encore promené tristement.)

MA fille, c'est malgré moi que vous avez passé la nuit.

Cecile

Mon pere, j'ai fait ce que j'ai dû.

Le Pere de Famille

Je vous sais gré de cette attention; mais je crains que vous n'en soyez indis posée. Allez vous reposer.

Cecile

Mon pere, il est tard. Si vous me
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permettiez de prendre à votre santé l'intérêt que vous avez la bonté de prendre à la mienne.....

Le Pere de Famille

Je veux rester. Il faut que je lui parle.

Cecile

Mon frere n'est plus un enfant.

Le Pere de Famille

Et qui sait tout le mal [] [] qu'a pu ap porter une nuit?

Cecile

Mon pere....

Le Pere de Famille

Je l'attendrai. Il me verra.

(En appuyant tendrement ses mains sur les bras de sa fille.)

Allez, ma fille, allez. Je sais que vous m'aimez.

(Cécile sort. Germeuil se dispose à la suivre: mais le Pere de Famille le retient & lui dit:)

Germeuil, demeurez.

|| [0010.01]
[]

SCENE V.

LE PERE DE FAMILLE, GERMEUIL.

(La marche de cette Scene est lente.)

Le Pere de Famille

(comme s'il étoit seul, & en regardant aller Cécile.)

S On caractere a tout-à-fait changé. Elle n'a plus sa gaieté, sa vivacité... Ses charmes s'effacent... Elle souffre... Hélas, depuis que j'ai perdu ma femme & que le Commandeur s'est établi chez moi, le bonheur [] [] s'en est éloigné!... Quel prix il met à la fortune qu'il fait attendre à mes enfans!... Ses vues ambitieuses, & l'autorité qu'il a prise dans ma maison, me deviennent de jour en jour plus importunes... Nous vivions dans la paix & dans l'union. L'humeur inquiete & tyrannique de cet homme nous a tous séparés. On se craint, on s'évite, on me laisse; je suis solitaire au sein de ma famille, & je péris.... Mais le jour est prêt à paroître, & mon fils ne vient point!... Germeuil, l'amertume a rempli mon ame. Je ne puis plus supporter mon état....

|| [0011.01]

Germeuil

Vous, Monsieur?

Le Pere de Famille

Oui, Germeuil.

Germeuil

Si vous n'êtes pas heureux [] [], quel pere l'a jamais été?

Le Pere de Famille

Aucun.... Mon ami, les larmes d'un pere coulent souvent en secret....

(Il soupire, il pleure.)

Tu vois les miennes... Je te montre ma peine.

Germeuil

Monsieur, que faut-il que je fasse?

Le Pere de Famille

Tu peux, je crois, la soulager.

Germeuil

Ordonnez.

Le Pere de Famille

Je n'ordonnerai point. Je prierai. Je dirai: Germeuil, si j'ai pris de toi quelque soin; si depuis tes plus jeunes ans je t'ai marqué de la tendresse , & si tu t'en souviens; si je ne t'ai point distingué de mon fils; si j'ai honoré en toi la mémoire d'un ami qui m'est & me sera toujours présent... Je t'afflige; pardonne; c'est la premiere fois de ma vie & ce sera la derniere... Si je n'ai rien épargné pour te sauver de l'infortune,
|| [0012.01]
& remplacer un pere à ton égard; si je t'ai chéri; si je t'ai gardé chez moi, malgré le Commandeur à qui tu déplais; si je t'ouvre aujourd'hui mon cœur, reconnois mes bienfaits & réponds à ma confiance.

Germeuil

Ordonnez, Monsieur, ordonnez.

Le Pere de Famille

Ne sais-tu rien de mon fils?... Tu es son ami, mais tu dois être aussi le mien... Parle.... Rends-moi le repos ou acheve de me l'ôter.... Ne sais-tu rien de mon fils?

Germeuil

Non, Monsieur.

Le Pere de Famille

Tu es un homme vrai, & je te crois. Mais vois combien ton ignorance doit ajouter à mon inquiétude. Quelle est la conduite de mon fils, puisqu'il la dérobe à un pere dont il a tant de fois éprouvé l'indulgence, & qu'il en fait mystere au seul homme qu'il aime?... Germeuil, je tremble que cet enfant...

Germeuil

Vous êtes pere; un pere est toujours prompt à s'allarmer.

Le Pere de Famille

Tu ne sais pas, mais tu vas savoir & juger si ma crainte est précipitée....
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Dis-moi, depuis un temps n'as-tu pas remarqué comme il est changé?

Germeuil

Oui; mais c'est en bien. Il est moins curieux dans ses chevaux, ses gens, son équipage; moins recherché dans sa parure? Il n'a plus aucune de ces fantaisies que vous lui reprochiez? Il a pris en dégoût les dissipations de son âge? Il fuit ses complaisans, ses frivoles amis? Il aime à passer les journées retiré dans son cabinet? Il lit; il écrit; il pense? Tant mieux. Il a fait de luimême, ce que vous en auriez tôt ou tard exigé.

Le Pere de Famille

Je me disois cela, comme toi; mais j'ignorois ce que je vais t'apprendre... Ecoute.... Cette réforme dont, à ton avis, il faut que je me félicite, & ces absences de nuit qui m'effraient....

Germeuil

Ces absences & cette réforme?

Le Pere de Famille

Ont commencé en même-temps;

(Germeuil paroît surpris.)

Oui, mon ami, en même-temps.

Germeuil

Cela est singulier.

Le Pere de Famille

Cela est. Hélas! le désordre ne m'est
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connu que depuis peu, mais il a duré... Arranger & suivre à la fois deux plans opposés, l'un de régularité qui nous en impose de jour, un autre de déré glement qu'il remplit la nuit; voilà ce qui m'accable... Que malgré sa fierté naturelle, il se soit abaissé jusqu'à cor rompre des valets; qu'il se soit rendu maître des portes de ma maison; qu'il attende que je repose; qu'il s'en informe secrétement; qu'il s'échappe seul, à pied, toutes les nuits, par toute sorte de temps, à toute heure, c'est peutêtre plus qu'aucun pere ne puisse souf frir, & qu'aucun enfant de son âge n'eût osé... Mais avec une pareille conduite, affecter l'attention aux moindres de voirs, l'austérité dans les principes, la réserve dans les discours, le goût de la retraite, le mépris des distractions... Ah, mon ami!... Qu'attendre d'un jeune homme qui peut tout-à-coup se masquer & se contraindre à ce point?... Je regarde dans l'avenir, & ce qu'il me laisse entrevoir, me glace... S'il n'étoit que vicieux, je n'en désespérerois pas. Mais s'il joue les mœurs & la vertu!...

Germeuil

En effet, je n'entends pas cette con duite; mais je connois votre fils. La
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fausseté est de tous les défauts le plus contraire à son caractere.

Le Pere de Famille

Il n'en est point qu'on ne prenne bien tôt avec les méchans; & maintenant avec qui penses-tu qu'il vive?... Tous les gens de bien dorment quand il veille... Ah, Germeuil!... Mais il me semble que j'entends quelqu'un..... C'est lui peut-être.... Eloigne-toi.

[]

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SCENE VI.

LE PERE DE FAMILLE

seul.

(Il s'avance vers l'endroit où il a entendu marcher. Il écoute, & dit tristement:

JE n'entends plus rien.

(Il se promene un peu, puis il dit:)

Asséyons-nous.

(Il cherche du repos: il n'en trouve point, (& il dit:)

Je ne saurois... Quels pressentimens s'élevent au fond de mon ame, s'y suc cédent & l'agitent!... O cœur trop sensible d'un pere, ne peux-tu te calmer un moment!... A l'heure qu'il est, peut-être il perd sa santé... sa fortune... ses mœurs... Que sais-je? sa vie... son honneur... le mien...
|| [0016.01]

(Il se leve brusquement, & dit:)

Quelles idées me pourfuivent!

[]

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SCENE VII.

LE PERE DE FAMILLE, UN INCONNU.

Tandis que le Pere de Famille erre accablé de tristesse, entre un inconnu vétu comme un homme du peuple, en redin gote & en veste; les bras cachés sous sa redingote, & le chapeau rabattu & enfoncé sur les yeux. Il s'avance à pas lents. Il paroît plongé dans la peine & la rêverie. Il traverse sans appercevoir personne.

Le Pere de Famille

qui le voit venir à lui, l'attend, l'arrête par le bras, & lui dit:

Q Ui êtes-vous? où allez-vous?

L'Inconnu

(point de réponse.)

Le Pere de Famille

Qui êtes-vous? Où allez-vous?

L'Inconnu

(point de réponse encore.)

|| [0017.01]

Le Pere de Famille

(releve lentement le chapeau de l'Inconnu, reconnoît son fils, & s'écrie:

Ciel!... C'est lui!... C'est lui... Mes funestes pressentimens, les voilà donc accomplis!... Ah!...

Il pousse des accens douloureux, il s'éloigne, il revient. Il dit:

Je veux lui parler.... Je tremble de l'entendre.... Que vais-je savoir!... J'ai trop vêcu. J'ai trop vêcu.

S. Albin

(en s'éloignant de son pere & soupirant de douleur.)

Ah!

Le Pere de Famille

(le suivant.)

Qui es-tu? D'où viens-tu?... Aurois-je eu le malheur?...

S. Albin

(s'éloignant encore.)

Je suis désespéré.

Le Pere de Famille

Grand Dieu, que faut-il que j'ap prenne!

S. Albin

(revenant & s'adressant à son pere.)

Elle pleure. Elle soupire. Elle songe à s'éloigner; & si elle s'éloigne, je suis perdu.

|| [0018.01]

Le Pere de Famille

Qui, elle?

S. Albin

Sophie... Non, Sophie, non... Je périrai plutôt...

Le Pere de Famille

Qui est cette Sophie?... Qu'a-t-elle de commun avec l'état où je te vois, & l'effroi qu'il me cause?

S. Albin

(en se jettant aux pieds de son pere.)

Mon pere, vous me voyez à vos pieds. Votre fils n'est pas indigne de vous. Mais il va périr; il va perdre celle qu'il chérit au-delà de la vie. Vous seul pouvez la lui conserver. Ecoutezmoi, pardonnez-moi, secourez-moi.

Le Pere de Famille

Parle. Cruel enfant, aie pitié du mal que j'endure.

S. Albin

(toujours à genoux.)

Si j'ai jamais éprouvé votre bonté; si dès mon enfance, j'ai pu vous re garder comme l'ami le plus tendre; si vous fûtes le confident de toutes mes joies & de toutes mes peines, ne m'abandonnez pas. Conservez-moi Sophie; que je vous doive ce que j'ai de plus cher au monde. Protégez-la... Elle va nous quitter, rien n'est plus
|| [0019.01]
certain... Voyez-la, détournez-la de son projet... La vie de votre fils en dépend... Si vous la voyez, je serai le plus heureux de tous les enfans, & vous serez le plus heureux de tous les peres.

Le Pere de Famille

Dans quel égarement il est tombé? Qui est-elle, cette Sophie, qui est-elle?

S. Albin

(relevé, allant & venant, avec enthou siasine.)

Elle est pauvre; elle est ignorée; elle habite un réduit obscur: mais c'est un ange, c'est un ange; & ce réduit est le Ciel. Je n'en descendis jamais sans être meilleur. Je ne vois rien dans ma vie dissipée & tumultueuse, à comparer aux heures innocentes que j'y ai passées. J'y voudrois vivre & mourir, dussé-je étre méconnu, méprisé du reste de la terre... Je croyois avoir aimé. Je me trompois... C'est à présent que j'aime...

(en saisissant la main de son pere.)

Oui... J'aime pour la premiere fois.

Le Pere de Famille

Vous vous jouez de mon indulgence & de ma peine. Malheureux, laissez-là vos extravagances. Regardez-vous, & répondez-moi? Qu'est-ce que cet indigne travestissement? Que m'annonce-t-il?

|| [0020.01]

S. Albin

Ah, mon pere, c'est à cet habit que je dois mon bonheur [] [], ma Sophie, ma vie!

Le Pere de Famille

Comment? parlez.

S. Albin

Il a fallu me rapprocher de son état; il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. Ecoutez, écoutez.

Le Pere de Famille

J'écoute, & j'attends.

S. Albin

Près de cet asyle écarté qui la cache aux yeux des hommes... Ce fut ma derniere ressource.

Le Pere de Famille

Eh bien?...

S. Albin

A côté de ce réduit... il y en avoit un autre.

Le Pere de Famille

Achevez.

S. Albin

Je le loue. J'y fais porter les meubles qui conviennent à un indigent. Je m'y loge, & je deviens son voisin sous le nom de Sergi & sous cet habit.

Le Pere de Famille

Ah, je respire!... Graces à Dieu, du moins je ne vois plus en lui qu'un insensé.

|| [0021.01]

S. Albin

Jugez si j'aimois!... Qu'il va m'en coûter cher!... Ah!

Le Pere de Famille

Revenez à vous, & songez à mériter par une entiere confiance le pardon de votre conduite.

S. Albin

Mon pere, vous saurez tout. Hélas, je n'ai que ce moyen pour vous fléchir?... La premiere fois que je la vis, ce fut à l'Eglise. Elle étoit à genou, aux pieds des autels, auprès d'une femme âgée que je pris d'abord pour sa mere. Elle attachoit tous les regards... Ah, mon pere, quelle modestie! quels charmes!.. Non, je ne puis vous rendre l'impression qu'elle fit sur moi. Quel trouble j'éprou vai! Avec quelle violence mon cœur palpita! Ce que je ressentis! Ce que je devins!... Depuis cet instant je ne pensai, je ne rêvai qu'elle. Son image me suivit le jour, m'obséda la nuit, m'agita par-tout. J'en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J'allois par-tout où j'espérois de la revoir. Je languissois, je périssois, vous le savez; lorsque je découvris que cette femme âgée qui l'accompagnoit, se nommoit Madame Hébert, que Sophie l'appelloit sa bonne;
|| [0022.01]
& que releguées toutes deux à un qua trieme étage, elles y vivoient d'une vie misérable.... Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai? Que j'eus lieu d'en rougir, lorsque le Ciel m'eut inspiré de m'établir à côté d'elle!... Ah, mon pere, il faut que tout ce qui l'approche, devienne honnête ou s'en éloigne... Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l'ignorez.... Elle m'a changé. Je ne suis plus ce que j'étois... Dès les premiers instans, je sentis les desirs honteux s'éteindre dans mon ame, le respect & l'admiration leur succéder. Sans qu'elle m'eût ar rêté, contenu, peut-être même avant qu'elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide; de jour en jour je le devins davantage, & bientôt il ne me fut pas plus libre d'attenter à sa vertu qu'à sa vie.

Le Pere de Famille

Et que font ces femmes? Quelles sont leurs ressources?

S. Albin

Ah, si vous connoissiez la vie de ces infortunées [] []! Imaginez que leur travail commence avant le jour, & que sou vent elles y passent les nuits. La bonne file au rouet. Une toile dure & grossiere
|| [0023.01]
est entre les doigts tendres & délicats de Sophie, & les blesse. Ses yeux, les plus beaux yeux du monde, s'usent à la lumiere d'une lampe. Elle vit sous un toît, entre quatre murs tout dépouillés. Une table de bois, deux chaises de paille, un grabat; voilà ses meubles... O Ciel, quand tu la formas, étoit-ce là le sort que tu lui destinois?

Le Pere de Famille

Et comment eutes-vous accès? Soyez vrai.

S. Albin

Il est inoui tout ce qui s'y opposoit, tout ce que je fis. Etabli auprès d'elles, je ne cherchai point d'abord à les voir; mais quand je les rencontrois en descen dant, en montant, je les saluois avec respect. Le soir quand je rentrois; (car le jour on me croyoit à mon travail,) j'allois doucement frapper à leur porte, & je leur demandois les petits services qu'on se rend entre voisins, comme de l'eau, du feu, de la lumiere. Peu-à-peu elles se firent à moi. Elles prirent de la confiance. Je m'offris à les servir dans des bagatelles. Par exemple, elles n'ai moient pas à sortir la nuit, j'allois & je venois pour elles.

Le Pere de Famille

Que de mouvemens & de soins!
|| [0024.01]
Et à quelle fin! Ah, si les gens de bien!... Continuez.

S. Albin

Un jour j'entends frapper à ma porte. C'étoit la bonne. J'ouvre. Elle entre sans parler, s'assied, & se met à pleurer. Je lui demande ce qu'elle a. Sergi, me dit-elle, ce n'est pas sur moi que je pleure. Née dans la misere, j'y suis faite; mais cette enfant me désole... Qu'a-t-elle? Que vous est-il arrivé?... Hélas, répond la bonne, depuis huit jours nous n'avons plus d'ouvrage, & nous sommes sur le point de manquer de pain. Ciel! m'écriai-je, tenez, allez, courez. Après cela... je me renfermai, & l'on ne me vit plus.

Le Pere de Famille

J'entends. Voilà le fruit des sentimens qu'on leur inspire. Ils ne servent qu'à les rendre plus dangereux.

S. Albin

On s'apperçut de ma retraite, & je m'y attendois. La bonne Madame Hébert m'en fit des reproches. Je m'en hardis. Je l'interrogeai sur leur situation. Je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d'associer notre indigence, & de l'alléger en vivant en commun. On fit des difficultés. J'insistai, & l'on consentit à la fin. Jugez de ma joie?
|| [0025.01]
Hélas, elle a bien peu duré, & qui sait combien ma peine durera! Hier j'arrivai à mon ordinaire. Sophie étoit seule. Elle avoit les coudes appuyés sur sa table, & la tête panchée sur sa main. Son ouvrage étoit tombé à ses pieds. J'entrai sans qu'elle m'entendît. Elle soupiroit. Des larmes s'échappoient d'entre ses doigts, & couloient le long de ses bras. Il y avoit déjà quelque temps que je la trouvois triste..... Pourquoi pleuroit-elle? Qu'est-ce qui l'affligeoit? Ce n'étoit plus le besoin. Son travail & mes attentions pour voyoient à tout.... Menacé du seul malheur [] []que je redoutois, je ne balançai point. Je me jettai à ses genoux. Quelle fut sa surprise! Sophie, lui dis-je, vous pleurez! Qu'avez-vous? Ne me celez pas votre peine. Parlez-moi; de grace, parlez-moi. Elle se taisoit. Ses larmes continuoient de couler. Ses yeux où la sérénité n'étoit plus, noyés dans les pleurs, se tournoient sur moi, s'en éloignoient, y revenoient. Elle disoit seulement: pauvre Sergi! malheureuse Sophie! Cependant j'avois baissé mon visage sur ses genoux, & je mouillois son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me leve. Je cours à elle. Je l'interroge. Je reviens à Sophie
|| [0026.01]
Je la conjure. Elle s'obstine au silence. Le désespoir s'empare de moi. Je mar- che dans la chambre sans savoir ce que je fais. Je m'écrie douloureusement, c'est fait de moi. Sophie, vous voulez nous quitter; c'est fait de moi. A ces mots ses pleurs redoublent, & elle retombe sur sa table comme je l'avois trouvée. La lueur pâle & sombre d'une petite lampe éclairoit cette scene de dou leur qui a duré toute la nuit. A l'heure que le travail est censé m'appeller, je suis sorti, & je me retirois ici accablé de ma peine...

Le Pere de Famille

Tu ne pensois pas à la mienne.

S. Albin

Mon pere.

Le Pere de Famille

Que voulez-vous? Qu'espérez-vous?

S. Albin

Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait pour moi depuis que je suis; que vous verrez Sophie; que vous lui parlerez; que...

Le Pere de Famille

Jeune insensé!... Et savez-vous qui elle est?

S. Albin

C'est-là son secret. Mais ses mœurs, ses sentimens, ses discours, n'ont rien
|| [0027.01]
de conforme à sa condition présente. Un autre état perce à travers la pau vreté de son vêtement. Tout la trahit jusqu'à je ne sais quelle fierté qu'on lui a inspirée, & qui la rend impénétrable sur son état... Si vous voyez son ingé nuité, sa douceur, sa modestie.... Vous vous souvenez bien de maman... Vous soupirez. Eh bien, c'est-elle. Mon papa, voyez-la; & si votre fils vous a dit un mot....

Le Pere de Famille

Et cette femme chez qui elle est, ne vous en a rien appris?

S. Albin

Hélas, elle est aussi réservée que Sophie! Ce que j'en ai pu tirer, c'est que cette enfant est venue de province implorer l'assistance d'un parent, qui n'a voulu ni la voir ni la secourir. J'ai profité de cette confidence pour adoucir sa misere, sans offenser sa délicatesse. Je fais du bien à ce que j'aime, & il n'y a que moi qui le sache.

Le Pere de Famille

Avez-vous dit que vous aimiez?

S. Albin

(avec vivacité.)

Moi, mon pere?... Je n'ai pas même entrevu dans l'avenir le moment où je l'oserois.

|| [0028.01]

Le Pere de Famille

Vous ne vous croyez donc pas aimé?

S. Albin

Pardonnez-moi... Hélas, quelque fois je l'ai cru!...

Le Pere de Famille

Et sur quoi?

S. Albin

Sur des choses légeres qui se sentent mieux qu'on ne les dit. Par exemple, elle prend intérêt à tout ce qui me touche. Auparavant, son visage s'éclair cissoit à mon arrivée; son regard s'ani moit; elle avoit plus de gaieté. J'ai cru deviner qu'elle m'attendoit. Souvent elle m'a plaint d'un travail qui prenoit toute ma journée. Je ne doute pas qu'elle n'ait prolongé le sien dans la nuit pour m'arrêter plus long-temps....

Le Pere de Famille

Vous m'avez tout dit?

S. Albin

Tout.

Le Pere de Famille

(après une pause.)

Allez vous reposer.... Je la verrai.

S. Albin

Vous la verrez? Ah, mon pere, vous la verrez!... Mais songez que le temps presse....
|| [0029.01]
Allez, & rougissez de n'être pas plus occupé des allarmes que votre conduite m'a données, & peut me donner encore.

S. Albin

Mon pere, vous n'en aurez plus.

[]

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SCENE VIII.

LE PERE DE FAMILLE

seul.

DE l'honnêteté, des vertus, de l'in digence, de la jeunesse, des charmes, tout ce qui enchaîne les ames bien nées!... A peine délivré d'une inquiétude, je retombe dans une autre... Quel sort!... Mais peut-être m'allarméje encore trop tôt... Un jeune homme passionné, violent, s'exagere à luimême, aux autres... Il faut voir... Il faut appeller ici cette fille, l'entendre, lui parler... Si elle est telle qu'il me la dépeint, je pourrai l'intéresser, l'obliger... Que sais-je?...

|| [0030.01]
[]

SCENE IX.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR en robe de chambre & en bonnet de nuit.

Le Commandeur

EH bien, Monsieur d'Orbesson, vous avez vu votre fils? De quoi s'agit-il?

Le Pere de Famille

Monsieur le Commandeur, vous le saurez. Entrons.

Le Commandeur

Un mot, s'il vous plaît.... Voilà votre fils embarqué dans une aventure qui va vous donner bien du chagrin; n'est-ce pas?

Le Pere de Famille

Mon frere...

Le Commandeur

Afin qu'un jour vous n'en prétendiez cause d'ignorance, je vous avertis que votre chere fille & ce Germeuil que vous gardez ici malgré moi, vous en préparent de leur côté, & s'il plaît à Dieu, ne vous en laisseront pas manquer.

Le Pere de Famille

Mon frere, ne m'accorderez-vous pas un instant de repos?

|| [0031.01]

Le Commandeur

Ils s'aiment; c'est moi qui vous le dis.

Le Pere de Famille

(impatienté.)

Eh bien, je le voudrois.

(Le Pere de Famille entraîne le Com- mandeur hors de la Scene, tandis qu'il parle.)

Le Commandeur

Soyez content. D'abord ils ne peu vent ni se souffrir, ni se quitter. Ils se brouillent sans cesse, & sont toujours bien. Prêts à s'arracher les yeux sur des riens, ils ont une ligue offensive & défensive envers & contre tous. Qu'on s'avise de remarquer en eux quelquesuns des défauts dont ils se reprennent, on y sera bien venu... Hâtez-vous de les séparer; c'est moi qui vous le dis....

Le Pere de Famille

Allons, Monsieur le Commandeur; entrons. Entrons, Monsieur le Com mandeur.

Fin du premier Acte.
|| [0032.01]
[]

ACTE II.

[]

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SCENE PREMIERE.

LE PERE DE FAMILLE, CECILE, Mademoiselle CLAIRET, Monsieur LE BON, UN PAYSAN, Madame PAPILLON Marchande à la toilette, avec une de ses Ouvrieres, LA BRIE, PHILIPPE domestique qui vient se présenter, un Homme vêtu de noir qui a l'air d'un pauvre honteux, & qui l'est.

Toutes ces personnes arrivent les unes après les autres. Le paysan se tient debout, le corps panché sur son bâton. Madame Papillon assise dans un fau teuil, s'essuie le visage avec son mou choir; sa fille de boutique est debout à côté d'elle, avec un petit carton sous le bras. Monsieur Le Bon est étalé négligemment sur un canapé. L'homme vêtu de noir est retiré à l'écart, debout dans un coin auprès d'une fenêtre. La Brie est en veste & en papillotes. Philippe est habillé. La Brie tourne autour de lui, & le regarde un peu de travers; tandis que Monsieur Le Bon examine avec sa lorgnette la fille de boutique de Madame Papillon.

|| [0033.01]
Lc Pere de Famille entre, & tout le monde se leve. Il est suivi de sa fille, & sa fille précédée de sa femme de chambre qui porte le déjeuner de sa maîtresse. Mademoiselle Clairet fait en passant un petit salut de protection à Madame Papillon. Elle sert le déjeuner de sa maîtresse sur une petite table. Cécile s'assied d'un côté de cette table. Le Pere de Famille est assis de l'autre. Mademoiselle Clairet est debout derriere le fauteuil de sa maîtresse. Cette Scene est composée de deux Scenes simultanées. Celle de Cécile se dit à demi voix.

Le Pere de Famille

(au Paysan.)

AH, c'est vous qui venez enchérir sur le bail de mon fermier de Limeuil. J'en suis content. Il est exact. Il a des enfans. Je ne suis pas fâché qu'il fasse avec moi ses affaires. Retournez vous-en.

(Mademoiselle Clairet fait signe à Madame Papillon d'approcher.)

Cecile

(à Madame Papillon, bas.)

M'apportez-vous de belles choses?

|| [0034.01]

Le Pere de Famille

(à son Intendant.)

Eh bien, Monsieur le Bon, qu'est-ce qu'il y a?

Mme. Papillon

(bas à Cécile.)

Mademoiselle, vous allez voir.

M. Le Bon

Ce débiteur dont le billet est échu depuis un mois, demande encore à différer son paiement.

Le Pere de Famille

Les temps sont durs; accordez-lui le délai qu'il demande. Risquons une petite somme, plutôt que de le ruiner.

(Pendant que la Scene marche, Ma dame Papillon & sa fille de boutique déploient sur des fauteuils des Perses, des Indiennes, des satins de Hollande, &c. Cécile, tout en prenant son caffé, regarde, approuve, désapprouve, fait mettre à part, &c.)

M. Le Bon

Les ouvriers qui travailloient à votre maison d'Orsigny, sont venus.

Le Pere de Famille

Faites leur compte.

M. Le Bon

Cela peut aller au-delà des fonds.

Le Pere de Famille

Faites toujours; leurs besoins sont plus
|| [0035.01]
pressans que les miens, & il vaut mieux que je sois gêné qu'eux.

(A sa fille.)

Cécile, n'oubliez pas mes pupilles. Voyez s'il n'y a rien là qui leur con vienne....

(Ici il apperçoit le pauvre honteux. Il se leve avec empressement. Il s'avance vers lui, & lui dit bas:)

Pardon, Monsieur; je ne vous voyois pas... Des embarras domestiques m'ont occupé... Je vous avois oublié.

(Tout en parlant, il tire une bourse qu'il lui donne furtivement; & tandis qu'il le reconduit & qu'il revient, l'autre Scene avance.)

Mlle. Clairet

Ce dessein est charmant.

Cecile

Combien cette piéce?

Mme. Papillon

Dix louis, au juste.

Mlle. Clairet

C'est donner.

(Cécile paye.)

Le Pere de Famille

(en revenant, bas & d'un ton de com misération .)

Une famille à élever; un état à sou tenir, & point de fortune!

|| [0036.01]

Cecile

Qu'avez-vous-là, dans ce carton?

La Fille de Boutique

Ce sont des dentelles.

(Elle ouvre son carton.)

Cecile

vivement.

Je ne veux pas les voir. Adieu, Madame Papillon.

(Mademoiselle Clairet, Madame Papillon & sa fille de boutique sortent.)

M. Le Bon

Ce voisin qui a formé des préten tions sur votre terre, s'en désisteroit peut-être, si...

Le Pere de Famille

Je ne me laisserai pas dépouiller. Je ne sacrifierai point les intérêts de mes enfans à l'homme avide & injuste. Tout ce que je puis, c'est de céder, si l'on veut, ce que la poursuite de ce procès pourra me coûter. Voyez.

(Monsieur Le Bon sort. Le Pere de Famille le rapelle & lui dit:

A propos, Monsieur Le Bon. Sou venez-vous de ces gens de province. Je viens d'apprendre qu'ils ont envoyé ici un de leurs enfans: tâchez de me le découvrir.

(A la Brie, qui s'occupoit à ranger le Sallon.

Vous n'êtes plus à mon service. Vous
|| [0037.01]
connoissiez le déréglement de mon fils. Vous m'avez menti. On ne ment pas chez moi.

Cecile

intercédant.

Mon pere.

Le Pere de Famille

Nous sommes bien étranges. Nous les avilissons. Nous en faifons de mal honnêtes gens; & lorsque nous les trouvons tels, nous avons l'injustice de nous en plaindre.

(A la Brie.)

Je vous laisse votre habit, & je vous accorde un mois de vos gages. Allez.

(A Philippe.)

Est-ce vous dont on vient de me parler?

Philippe

Oui, Monsieur.

Le Pere de Famille

Vous avez entendu pourquoi je le renvoie. Souvenez-vous-en. Allez, & ne laissez entrer personne.

[]

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SCENE II.

LE PERE DE FAMILLE, CECILE.

Le Pere de Famille

MA fille, avez-vous réfléchi?

Cecile

Oui, mon pere.

|| [0038.01]

Le Pere de Famille

Qu'avez-vous résolu?

Cecile

De faire en tout votre volonté.

Le Pere de Famille

Je m'attendois à cette réponse.

Cecile

Si cependant il m'étoit permis de choisir un état....

Le Pere de Famille

Quel est celui que vous préféreriez?... Vous hésitez.... Parlez, ma fille.

Cecile

Je préférerois la retraite.

Le Pere de Famille

Que voulez-vous dire? Un couvent?

Cecile

Oui, mon pere. Je ne vois que cet asile contre les peines que je crains.

Le Pere de Famille

Vous craignez des peines, & vous ne pensez pas à celles que vous me causeriez? Vous m'abandonneriez? Vous quitteriez la maison de votre pere, pour un cloître? la société de votre oncle, de votre frere, & la mienne, pour la servitude? Non, ma fille, cela ne sera point. Je respecte la vocation religieuse, mais ce n'est pas la vôtre. La Nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point
|| [0039.01]
à l'inutilité... Cécile, vous soupirez... Ah, si ce dessein te venoit de quelque cause secrete, tu ne sais pas le sort que tu te préparerois. Tu n'as pas entendu les gémissemens des infortunées [] [] dont tu irois augmenter le nombre. Ils percent la nuit & le silence de leurs prisons. C'est alors, mon enfant, que les larmes coulent ameres & sans té moin, & que les couches solitaires en sont arrosées... Mademoiselle, ne me parlez jamais de couvent... Je n'aurai point donné la vie à un enfant; je ne l'aurai point élevé; je n'aurai point travaillé sans relâche à assûrer son bonheur [] [], pour le laisser descendre tout vif dans un tombeau, & avec lui mes espérances, & celles de la société trompées... Et qui la repeuplera de citoyensvertueux, si les femmes les plus dignes d'être des meres de famille, s'y refusent?

Cecile

Je vous ai dit, mon pere, que je ferois en tout votre volonté.

Le Pere de Famille

Ne me parlez donc jamais de couvent.

Cecile

Mais j'ose espérer que vous ne con traindrez pas votre fille à changer d'état, & que du moins il lui sera
|| [0040.01]
permis de passer des jours tranquilles & libres à côté de vous.

Le Pere de Famille

Si je ne considérois que moi, je pourrois approuver ce parti. Mais je dois vous ouvrir les yeux sur un temps où je ne serai plus... Cécile, la Nature a ses vues; & si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trompées; les hommes punis du célibat par le vice, les femmes par le mépris & par l'ennui... Vous con noissez les différens états; dites-moi, en est-il un plus triste & moins consi déré que celui d'une fille âgée? Mon enfant, passé trente ans on suppose quelque défaut de corps ou d'esprit à celle qui n'a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l'âge avance, les charmes passent, les hommes s'éloignent, la mauvaise hu meur prend; on perd ses parens, ses connoissances, ses amis. Une fille suran née n'a plus autour d'elle que des in différens qui la négligent, ou des ames intéressées qui comptent ses jours. Elle le sent; elle s'en afflige; elle vit sans qu'on la console, & meurt sans qu'on la pleure.

|| [0041.01]

Cecile

Cela est vrai. Mais est-il un état sans peine; & le mariage n'a-t-il pas les siennes?

Le Pere de Famille

Qui le sait mieux que moi? Vous me l'apprenez tous les jours. Mais c'est un état que la Nature impose. C'est la vocation de tout ce qui respire... Ma fille, celui qui compte sur un bonheur [] [] sans mêlange, ne connoît ni la vie de l'homme, ni les desseins du Ciel sur lui... Si le mariage expose à des peines cruelles, c'est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l'intérêt pur & sincere, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réci- proques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confon- dues, si ce n'est dans le mariage? Qu'est-ce que l'homme de bien préfere à sa femme? Qu'y a-t-il au monde qu'un pere aime plus que son enfant?... O lien sacré des époux, si je pense à vous, mon ame s'échauffe & s'éleve!... O noms tendres de fils & de fille, je ne vous prononçai jamais sans tressaillir, sans être touché! Rien n'est plus doux à mon oreille; rien n'est plus intéressant à mon cœur... Cécile, rappellez-vous
|| [0042.01]
la vie de votre mere: en est-il une plus douce que celle d'une femme qui a em ployé sa journée à remplir les devoirs d'épouse attentive, de mere tendre, de maîtresse compatissante?... Quel sujet de réflexions délicieuses elle em- porte en son cœur, le soir, quand elle se retire!

Cecile

Oui, mon pere. Mais où sont les femmes comme elle, & les époux comme vous?

Le Pere de Famille

Il en est, mon enfant; & il ne tien droit qu'à toi d'avoir le sort qu'elle eut.

Cecile

S'il suffisoit de regarder autour de soi, d'écouter sa raison & son cœur...

Le Pere de Famille

Cécile, vous baissez les yeux. Vous tremblez. Vous craignez de parler.... Mon enfant, laisse-moi lire dans ton ame. Tu ne peux avoir de secret pour ton pere; & si j'avois perdu ta confiance, c'est en moi que j'en chercherois la raison... Tu pleures...

Cecile

Votre bonté m'afflige. Si vous pou viez me traiter plus sévérement?

|| [0043.01]

Le Pere de Famille

L'auriez-vous mérité? Votre cœur vous feroit-il un reproche?

Cecile

Non, mon pere.

Le Pere de Famille

Qu'avez-vous donc?

Cecile

Rien.

Le Pere de Famille

Vous me trompez, ma fille.

Cecile

Je suis accablée de votre tendresse... Je voudrois y répondre.

Le Pere de Famille

Cécile, auriez-vous distingué quel qu'un? Aimeriez-vous?

Cecile

Que je serois à plaindre!

Le Pere de Famille

Dites. Dis mon enfant. Si tu ne me supposes pas une sévérité que je ne connus jamais, tu n'auras pas une réserve déplacée. Vous n'êtes plus un enfant. Comment blâmerois-je en vous un sentiment que je fis naître dans le cœur de votre mere? O vous qui tenez sa place dans ma maison, & qui me la représentez, imitez-la dans la franchise qu'elle eut avec celui qui lui avoit donné la vie, & qui voulut son bonheur [] []
|| [0044.01]
& le mien.... Cécile, vous ne me répondez rien?

Cecile

Le sort de mon frere me fait trembler.

Le Pere de Famille

Votre frere est un fou.

Cecile

Peut-être ne me trouveriez-vous pas plus raisonnable que lui.

Le Pere de Famille

Je ne crains pas ce chagrin de Cécile. Sa prudence m'est connue; & je n'at tends que l'aveu de son choix, pour le confirmer.

(Cécile se tait. Le Pere de Famille attend un moment; puis il continue d'un ton sérieux & même un peu chagrin.)

Il m'eût été doux d'apprendre vos sentimens de vous-même; mais de quelque maniere que vous m'en instrui siez, je serai satisfait. Que ce soit par la bouche de votre oncle, de votre frere, ou de Germeuil, il n'importe... Germeuil est notre ami commun.... C'est un homme sage & discret... Il a ma confiance... Il ne me paroît pas indigne de la vôtre.

Cecile

C'est ainsi que j'en pense.

|| [0045.01]

Le Pere de Famille

Je lui dois beaucoup. Il est temps que je m'acquitte avec lui.

Cecile

Vos enfans ne mettront jamais de bornes ni à votre autorité, ni à votre reconnoissance.... Jusqu'à présent il vous a honoré comme un pere, & vous l'avez traité comme un de vos enfans.

Le Pere de Famille

Ne sauriez-vous point ce que je pourrois faire pour lui?

Cecile

Je crois qu'il faut le consulter luimême... Peut-être a-t-il des idées... Peut-être... Quel conseil pourrois-je vous donner?

Le Pere de Famille

Le Commandeur m'a dit un mot.

Cecile

avec vivacité.

J'ignore ce que c'est; mais vous connoissez mon oncle. Ah, mon pere, n'en croyez rien.

Le Pere de Famille

Il faudra donc que je quitte la vie sans avoir vu le bonheur d'aucun de mes enfans... Cécile... Cruels enfans, que vous ai-je fait pour me désoler?... J'ai perdu la confiance de ma fille. Mon fils s'est précipité dans des liens que je ne puis approuver, & qu'il faut que je rompe...

|| [0046.01]
[]

SCENE III.

LE PERE DE FAMILLE, CECILE, PHILIPPE.

Philippe

M Onsieur, il y a là deux femmes qui demandent à vous parler.

Le Pere de Famille

Faites entrer.

(Cécile se retire. Son pere la rappelle & lui dit tristement:)

Cécile!

Cecile

Mon pere.

Le Pere de Famille

Vous ne m'aimez donc plus?

(Les femmes annoncées entrent, & Cécile sort avec son mouchoir sur les yeux.)

|| [0047.01]
[]

SCENE IV.

LE PERE DE FAMILLE, SOPHIE, Madame HEBERT.

Le Pere de Famille

(appercevant Sophie, dit d'un ton triste, & avec l'air étonné:)

IL ne m'a point trompé. Quels charmes! Quelle modestie! Quelle douceur!... Ah!...

Mme. Hebert

Monsieur, nous nous rendons à vos ordres.

Le Pere de Famille

C'est vous, Mademoiselle, qui vous appellez Sophie?

Sophie

tremblante, troublée.

Oui, Monsieur.

Le Pere de Famille

(à Madame Hébert.)

Madame, j'aurois un mot à dire à Mademoiselle. J'en ai entendu parler, & je m'y intéresse.

(Madame Hébert se retire.)

Sophie

(toujours tremblante, la retenant par le bras.)

Ma bonne?

|| [0048.01]

Le Pere de Famille

Mon enfant, remettez-vous. Je ne vous dirai rien qui puisse vous faire de la peine.

Sophie

Hélas!

(Madame Hébert va s'asseoir sur le fond de la salle, elle tire son ouvrage & travaille.)

Le Pere de Famille

(conduit Sophie à une chaise, & la fait asseoir à côté de lui.)

D'où êtes-vous, Mademoiselle?

Sophie

Je suis d'une petite ville de province.

Le Pere de Famille

Y a-t-il long-temps que vous êtes à Paris?

Sophie

Pas long-temps, & plût au Ciel que je n'y fusse jamais venue!

Le Pere de Famille

Qu'y faites-vous?

Sophie

J'y gagne ma vie par mon travail.

Le Pere de Famille

Vous êtes bien jeune.

Sophie

J'en aurai plus long-temps à souffrir.

Le Pere de Famille

Avez-vous monsieur votre pere?

|| [0049.01]

Sophie

Non, Monsieur.

Le Pere de Famille

Et votre mere?

Sophie

Le Ciel me l'a conservée. Mais elle a eu tant de chagrins; sa santé est si chancelante, & sa misere si grande!

Le Pere de Famille

Votre mere est donc bien pauvre?

Sophie

Bien pauvre. Avec cela, il n'en est point au monde dont j'aimasse mieux être la fille.

Le Pere de Famille

Je vous loue de ce sentiment; vous paroissez bien née... Et qu'étoit votre pere?

Sophie

Mon pere fut un homme de bien. Il n'entendit jamais le malheureux, sans en avoir pitié. Il n'abandonna pas ses amis dans la peine, & il devint pauvre. Il eut beaucoup d'enfans de ma mere; nous demeurâmes tous sans ressource à sa mort... J'étois bien jeune alors... Je me souviens à peine de l'avoir vu... Ma mere fut obligée de me prendre entre ses bras, & de m'élever à la hauteur de son lit pour l'embrasser & recevoir sa bénédiction... Je pleurois.
|| [0050.01]
Hélas! je ne sentois pas tout ce que je perdois!

Le Pere de Famille

Elle me touche... Et qu'est-ce qui vous a fait quitter la maison de vos parens & votre pays?

Sophie

Je suis venue ici avec un de mes freres implorer l'assistance d'un parent, qui a été bien dur envers nous. Il m'avoit vue autrefois en province. Il paroissoit avoir pris de l'affection pour moi, & ma mere avoit espéré qu'il s'en ressouviendroit. Mais il a fermé sa porte à mon frere, & il m'a fait dire de n'en pas approcher.

Le Pere de Famille

Qu'est devenu votre frere?

Sophie

Il s'est mis au service du Roi. Et moi je suis restée avec la personne que vous voyez, & qui a la bonté de me regarder comme son enfant.

Le Pere de Famille

Elle ne paroît pas fort aisée.

Sophie

Elle partage avec moi ce qu'elle a.

Le Pere de Famille

Et vous n'avez plus entendu parler de ce parent?

|| [0051.01]

Sophie

Pardonnez-moi, Monsieur. J'en ai reçu quelques secours. Mais de quoi cela sert-il à ma mere!

Le Pere de Famille

Votre mere vous a donc oubliée?

Sophie

Ma mere avoit fait un dernier effort pour nous envoyer à Paris. Hélas! elle attendoit de ce voyage un succès plus heureux. Sans cela, auroit-elle pu se résoudre à m'éloigner d'elle? Depuis elle n'a plus sçu comment me saire revenir. Elle me mande cependant qu'on doit me reprendre, & me ramener dans peu. Il faut que quelqu'un s'en soit chargé par pitié. Ho, nous sommes bien à plaindre!

Le Pere de Famille

Et vous ne connoîtriez ici personne qui pût vous secourir?

Sophie

Personne.

Le Pere de Famille

Et vous travaillez pour vivre?

Sophie

Oui, Monsieur.

Le Pere de Famille

Et vous vivez seules?

Sophie

Seules.

|| [0052.01]

Le Pere de Famille

Mais qu'est-ce qu'un jeune homme dont on m'a parlé, qui s'appelle Sergi, & qui demeure à côté de vous?

Mme. Hebert

(avec vivacité & quittant son travail.)

Ah, Monsieur, c'est le garçon le plus honnête!

Sophie

C'est un malheureux [] [], qui gagne son pain comme nous, & qui a uni sa misere à la nôtre.

Le Pere de Famille

Est-ce là tout ce que vous en savez?

Sophie

Oui, Monsieur.

Le Pere de Famille

Eh bien, Mademoiselle, ce malheu reux-là...

Sophie

Vous le connoissez?

Le Pere de Famille

Si je le connois!... c'est mon fils.

Sophie

Votre fils! Mme. Hebert en même temps. Sergi!

Le Pere de Famille

Oui, Mademoiselle.

Sophie

Ah, Sergi, vous m'avez trompée!

|| [0053.01]

Le Pere de Famille

Fille aussi vertueuse que belle, con noissez le danger que vous avez couru.

Sophie

Sergi est votre fils!

Le Pere de Famille

Il vous estime, vous aime; mais sa passion prépareroit votre malheur & le sien, si vous la nourrissiez.

Sophie

Pourquoi suis-je venue dans cette Ville? Que ne m'en suis-je allée lorsque mon cœur me le disoit!

Le Pere de Famille

Il en est temps encore. Il faut aller retrouver une mere qui vous rappelle, & à qui votre séjour ici doit causer la plus grande inquiétude. Sophie, vous le voulez?

Sophie

Ah, ma mere, que vous dirai-je?

Le Pere de Famille

(à Madame Hébert.)

Madame, vous reconduirez cet enfant, & j'aurai soin que vous ne regrettiez pas la peine que vous aurez prise.

(Madame Hébert fait la révérence.)

Le Pere de Famille

(continuant, à Sophie.)

Mais, Sophie, si je vous rends à
|| [0054.01]
votre mere, c'est à vous à me rendre mon fils. C'est à vous à lui apprendre ce que l'on doit à ses parens; vous le savez si bien.

Sophie

Ah, Sergi! pourquoi....

Le Pere de Famille

Quelque honnêteté qu'il ait mis dans ses vues, vous l'en ferez rougir. Vous lui annoncerez votre départ, & vous lui ordonnerez de finir ma douleur & le trouble de sa famille.

Sophie

Ma bonne...

Mme. Hebert

Mon enfant... Sophie en s'appuyant sur elle. Je me sens mourir...

Mme. Hebert

Monsieur, nous allons nous retirer, & attendre vos ordres.

Sophie

Pauvre Sergi! Malheureuse Sophie!

(Elle sort appuyée sur Madame Hébert.)

[]

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SCENE V.

LE PERE DE FAMILLE

seul.

OLoix du monde! O préjugés cruels!... Il y a déja si peu de femmes pour un homme qui pense &
|| [0055.01]
qui sent. Pourquoi faut-il que le choix en soit encore si limité!... Mais mon fils ne tardera pas à venir... Secouons, s'il se peut, de mon ame, l'impression que cet enfant y a faite... Lui repré senterai-je comme il me convient, ce qu'il me doit, ce qu'il se doit à luimême, si mon cœur est d'accord avec le sien?...

[]

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SCENE VI.

LE PERE DE FAMILLE, S. ALBIN.

S. Albin

(en entrant, & avec vivacité.)

M On pere.

(Le Pere de Famille se promene & garde le silence.)

S. Albin

(suivant son pere & d'un ton suppliant.)

Mon pere.

Le Pere de Famille

(s'arrêtant, & d'un ton sérieux.)

Mon fils, si vous n'êtes pas rentré en vous-même, si la raison n'a pas recouvré ses droits sur vous, ne venez pas aggraver vos torts & mon chagrin.

|| [0056.01]

S. Albin

Vous m'en voyez pénétré. J'appro che de vous en tremblant... Je serai tranquille & raisonnable... Oui, je le serai... Je me le suis promis.

(Le Pere de Famille continue de se promener.)

S. Albin

(s'approchant avec timidité, lui dit d'une voix basse & tremblante.)

Vous l'avez vue?

Le Pere de Famille

Oui, je l'ai vue. Elle est belle, & je la crois sage. Mais qu'en prétendezvous faire? Un amusement? Je ne le souffrirois pas. Votre femme? Elle ne vous convient pas.

S. Albin

en se contenant.

Elle est belle, elle est sage, & elle ne me convient pas! Quelle est donc la femme qui me convient?

Le Pere de Famille

Celle qui par son éducation, sa naissance, son état & sa fortune, peut assurer votre bonheur, & satisfaire à mes espérances.

S. Albin

Ainsi le mariage sera pour moi un lien d'intérêt & d'ambition? Mon pere, vous n'avez qu'un fils; ne le sacrifiez pas à des vues qui remplissent le monde
|| [0057.01]
d'époux malheureux. Il me faut une compagne honnête & sensible, qui m'apprenne à supporter les peines de la vie, & non une femme riche & titrée qui les accroisse. Ah, souhaitez-moi la mort, & que le Ciel me l'accorde plutôt qu'une femme comme j'en vois!

Le Pere de Famille

Je ne vous en propose aucune; mais je ne permettrai jamais que vous soyez à celle à laquelle vous vous êtes folle ment attaché. Je pourrois user de mon autorité & vous dire: Saint-Albin, cela me déplaît, cela ne sera pas, n'y pensez plus. Mais je ne vous ai jamais rien demandé sans vous en montrer la raison. J'ai voulu que vous m'approuvassiez en m'obéissant, & je vais avoir la même condescendance. Modérez-vous, & écoutez-moi. Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premieres larmes que vous m'ayez fait répandre. Mon cœur s'épanouit en voyant en vous un ami que la Nature me donnoit. Je vous reçus entre mes bras, du sein de votre mere; & vous élevant vers le Ciel, & mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu: ô Dieu qui m'avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m'imposez en ce jour,
|| [0058.01]
ou s'il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mere; reprenez-le. Voilà le vœu que je fis sur vous & sur moi. Il m'a toujours été présent. Je ne vous ai point abandonné au soin du mercénaire. Je vous ai appris moimême à parler, à penser, à sentir. A mesure que vous avanciez en âge, j'ai étudié vos penchans; j'ai formé sur eux le plan de votre éducation, & je l'ai suivi sans relâche. Combien je me suis donné de peines pour vous en épargner? J'ai réglé votre sort à venir sur vos talens & sur vos goûts. Je n'ai rien négligé pour que vous parussiez avec distinction. Et lorsque je touche au moment de recueillir le fruit de ma sollicitude; lorsque je me félicite d'avoir un fils qui répond à sa naissance qui le destine aux meilleurs partis, & à ses qualités personnelles qui l'appellent aux grands emplois, une passion insensée, la fantaisie d'un instant aura tout détruit; & je verrai ses plus belles années per dues, son état [] [] manqué & mon attente trompée, & j'y consentirai? Vous l'êtes-vous promis?

S. Albin

Que je suis malheureux!

|| [0059.01]

Le Pere de Famille

Vous avez un oncle qui vous aime & qui vous destine une fortune consi dérable; un pere qui vous a consacré sa vie, & qui cherche à vous marquer en tout sa tendresse; un nom, des parens, des amis, les prétentions les plus flat teuses & les mieux fondées, & vous êtes malheureux? Que vous faut-il encore?

S. Albin

Sophie, le cœur de Sophie, & l'aveu de mon pere.

Le Pere de Famille

Qu'osez-vous me proposer? De partager votre folie & le blâme général qu'elle encourroit? Quel exemple à donner aux peres & aux enfans? Moi, j'autoriserois par une foiblesse honteuse le désordre de la société, la confusion du sang & des rangs, la dégradation des familles?

S. Albin

Que je suis malheureux! Si je n'ai pas celle que j'aime, un jour il faudra que je sois à celle que je n'aimerai pas. Car je n'aimerai jamais que Sophie. Sans cesse j'en comparerai une autre avec elle. Cette autre sera malheureuse; je le serai aussi: vous le verrez, & vous en périrez de regret.

|| [0060.01]

Le Pere de Famille

J'aurai fait mon devoir, & malheur à vous si vous manquez au vôtre.

S. Albin

Mon pere, ne m'ôtez pas Sophie.

Le Pere de Famille

Cessez de me la demander.

S. Albin

Cent fois vous m'avez dit qu'une femme honnête étoit la faveur la plus grande que le Ciel pût accorder. Je l'ai trouvée, & c'est vous qui voulez m'en priver! Mon pere, ne me l'ôtez pas. A présent qu'elle sait qui je suis, que ne doit-elle pas attendre de moi? SaintAlbin sera-t-il moins généreux que Sergi? Ne me l'ôtez pas. C'est elle qui a rappellé la vertu dans mon cœur. Elle seule peut l'y conserver.

Le Pere de Famille

C'est-à-dire, que son exemple fera ce que le mien n'a pu faire.

S. Albin

Vous êtes mon pere, & vous com mandez. Elle sera ma femme, & c'est un autre empire.

Le Pere de Famille

Quelle différence d'un amant à un époux! D'une femme à une maîtresse! Homme sans expérience, tu ne sais pas cela.

|| [0061.01]

S. Albin

J'espere l'ignorer toujours.

Le Pere de Famille

Y a-t-il un amant qui voie sa maî tresse avec d'autres yeux, & qui parle autrement?

S. Albin

Vous avez vu Sophie!... Si je la quitte pour un rang, des dignités, des espérances, des préjugés, je ne méritai pas de la connoître. Mon pere, mépri seriez-vous assez votre fils pour le croire?

Le Pere de Famille

Elle ne s'est point avilie, en cédant à votre passion. Imitez-la.

S. Albin

Je m'avilirois en devenant son époux?

Le Pere de Famille

Interrogez le monde.

S. Albin

Dans les choses indifférentes, je prendrai le monde comme il est; mais quand il s'agira du bonheur [] [] ou du mal- heur de ma vie, du choix d'une com- pagne...

Le Pere de Famille

Vous ne changerez pas ses idées. Conformez-vous y donc.

S. Albin

Ils auront tout renverfé, tout gâté,
|| [0062.01]
subordonné la nature à leurs misérables conventions, & j'y souscrirai?

Le Pere de Famille

Ou vous en serez méprisé.

S. Albin

Je les fuirai.

Le Pere de Famille

Leur mépris vous suivra, & cette femme que vous aurez entraînée, ne sera pas moins à plaindre que vous.... Vous l'aimez?

S. Albin

Si je l'aime!

Le Pere de Famille

Ecoutez, & tremblez sur le sort que vous lui préparez. Un jour viendra que vous sentirez toute la valeur des sacri fices que vous lui aurez faits. Vous vous trouverez seul avec elle, sans état, sans fortune, sans considération; l'ennui & le chagrin vous saisiront. Vous la haïrez; vous l'accablerez de reproches. Sa pa tience & sa douceur acheveront de vous aigrir; vous la haïrez davantage; vous haïrez les enfans qu'elle vous aura donnés, & vous la ferez mourir de douleur.

S. Albin

Moi!

Le Pere de Famille

Vous.

|| [0063.01]

S. Albin

Jamais, jamais.

Le Pere de Famille

La passion voit tout éternel, mais la nature humaine veut que tout finisse.

S. Albin

Je cesserois d'aimer Sophie! Si j'en étois capable, j'ignorerois, je crois, si je vous aime.

Le Pere de Famille

Voulez-vous le savoir & me le prouver? Faites ce que je vous demande.

S. Albin

Je le voudrois en vain. Je ne puis. Je suis entraîné. Mon pere, je ne puis.

Le Pere de Famille

Insensé, vous voulez être pere? En connoissez-vous les devoirs? Si vous les connoissez, permettriez-vous à votre fils ce que vous attendez de moi?

S. Albin

Ah, si j'osois répondre.

Le Pere de Famille

Répondez.

S. Albin

Vous me le permettez?

Le Pere de Famille

Je vous l'ordonne.

S. Albin

Lorsque vous avez voulu ma mere; lorsque toute la famille se souleva contre
|| [0064.01]
vous; lorsque mon grand-papa vous appella enfant ingrat, & que vous l'appellâtes au fond de votre ame père cruel, qui de vous deux avoit raison? Ma mere étoit vertueuse & belle comme Sophie; elle étoit sans fortune comme Sophie; vous l'aimiez comme j'aime Sophie. Souffrites-vous qu'on vous l'arrachât, mon pere, & n'ai-je pas un cœur aussi?

Le Pere de Famille

J'avois des ressources, & votre mere avoit de la naissance.

S. Albin

Qui sait encore ce qu'est Sophie?

Le Pere de Famille

Chimere.

S. Albin

Des ressources? l'amour, l'indigence m'en fourniront.

Le Pere de Famille

Craignez les maux qui vous atten dent.

S. Albin

Ne la point avoir, est le seul que je redoute.

Le Pere de Famille

Craignez de perdre ma tendresse.

S. Albin

Je la recouvrerai.

|| [0065.01]

Le Pere de Famille

Qui vous l'a dit?

S. Albin

Vous verrez couler les pleurs de Sophie; j'embrasserai vos genoux; mes enfans vous tendront leurs bras inno cens, & vous ne les repousserez pas.

Le Pere de Famille

Il me connoît trop bien....

(Après une petite pause, il prend l'air & le ton le plus sévere, & dit:)

Mon fils, je vois que je vous parle en vain; que la raison n'a plus d'accès auprès de vous, & que le moyen dont je craignis toujours d'user, est le seul qui me reste. J'en userai, puisque vous m'y forcez. Quittez vos projets. Je le veux, & je vous l'ordonne par toute l'autorité qu'un pere a sur ses enfans.

S. Albin

(avec un emportement sourd.)

L'autorité, l'autorité; ils n'ont que ce mot.

Le Pere de Famille

Respectez-le.

S. Albin

allant & venant.

Voilà comme ils sont tous. C'est ainsi qu'ils nous aiment. S'ils étoient nos ennemis, que feroient-ils de plus?

Le Pere de Famille

Que dites-vous? Que murmurez-vous?

|| [0066.01]

S. Albin

toujours de même.

Ils se croient sages, parce qu'ils ont d'autres passions que les nôtres.

Le Pere de Famille

Taisez-vous.

S. Albin

Ils ne nous ont donné la vie que pour en disposer.

Le Pere de Famille

Taisez-vous.

S. Albin

Ils la remplissent d'amertume: & comment seroient-ils touchés de nos peines? ils y sont faits.

Le Pere de Famille

Vous oubliez qui je suis & à qui vous parlez. Taisez-vous, ou craignez d'at tirer sur vous la marque la plus terrible du courroux des peres.

S. Albin

Des peres! Des peres! Il n'y en a point... Il n'y a que des tyrans.

Le Pere de Famille

O Ciel!

S. Albin

Oui, des tyrans.

Le Pere de Famille

Eloignez-vous de moi, enfant ingrat & dénaturé. Je vous donne ma malé diction. Allez loin de moi.

(Le fils s'en va. Mais à peine a-t-il

|| [0067.01]
fait quelques pas, que son pere court après lui & lui dit:)

Où vas-tu, malheureux?

S. Albin

Mon pere.

Le Pere de Famille

(se jette dans un fauteuil, & son fils se met à ses genoux.)

Moi, votre pere? Vous, mon fils? Je ne vous suis plus rien. Je ne vous ai jamais rien été. Vous empoisonnez ma vie. Vous souhaitez ma mort. Eh, pourquoi a-t-elle été si long-temps différée? Que ne suis-je à côté de ta mere! Elle n'est plus, & mes jours malheureux ont été prolongés.

S. Albin

Mon pere.

Le Pere de Famille

Eloignez-vous. Cachez-moi vos larmes. Vous déchirez mon cœur, & je ne puis vous en chasser.

|| [0068.01]
[]

SCENE VII.

LE PERE DE FAMILLE, SAINT- ALBIN, LE COMMANDEUR.

(Le Commandeur entre. Saint-Albin qui étoit aux genoux de son pere, se leve, & le Pere de Famille reste dans son fauteuil, la tête panchée sur ses mains, comme un homme désolé.)

Le Commandeur

(en le montrant à Saint-Albin, qui se promene sans écouter.)

T Iens. Regarde. Vois dans quel état tu le mets. Je lui avois prédit que tu le ferois mourir de douleur, & tu vérifie ma prédiction.

(Pendant que le Commandeur parle, le Pere de Famille se leve & s'en va. Saint-Albin se dispose à le suivre.)

Le Pere de Famille

(en se retournant vers son fils.)

Où allez-vous? Ecoutez votre oncle. Je vous l'ordonne.

|| [0069.01]
[]

SCENE VIII.

S. ALBIN, LE COMMANDEUR.

S. Albin

P Arlez donc, Monsieur, je vous écoute... Si c'est un malheur [] [] que de l'aimer, il est arrivé, & je n'y sais plus de remede... Si on me la refuse, qu'on m'apprenne à l'oublier... L'ou blier!... Qui? Elle? Moi? Je le pourrois? Je le voudrois? Que la ma lédiction de mon pere s'accomplisse sur moi, si jamais j'en ai la pensée!

Le Commandeur

Qu'est-ce qu'on te demande? De laisser là une créature que tu n'aurois jamais dû regarder qu'en passant; qui est sans bien, sans parens, sans aveu; qui vient de je ne sais où, qui appar tient à je ne sais qui, & qui vit je ne sais comment. On a de ces filles-là. Il y a des fous qui se ruinent pour elles; mais épouser! épouser!

S. Albin

avec violence.

Monsieur le Commandeur.

Le Commandeur

Elle te plaît? Eh bien, garde-la. Je t'aime autant celle-là qu'une autre.
|| [0070.01]
Mais laisse-nous espérer la fin de cette intrigue, quand il en sera temps.

(S. Albin veut sortir.)

Le Commandeur

Où vas-tu?

S. Albin

Je m'en vais.

Le Commandeur

(en l'arrêtant.)

As-tu oublié que je te parle au nom de ton pere?

S. Albin

Eh bien, Monsieur, dites. Déchirezmoi; désespérez-moi. Je n'ai qu'un mot à répondre. Sophie sera ma femme.

Le Commandeur

Ta femme?

S. Albin

Oui, ma femme.

Le Commandeur

Une fille de rien!

S. Albin

Qui m'a appris à mépriser tout ce qui vous enchaîne & vous avilit.

Le Commandeur

N'as-tu point de honte?

S. Albin

De la honte?

Le Commandeur

Toi, fils de Monsieur d'Orbesson! neveu du Commandeur d'Auvilé!

|| [0071.01]

S. Albin

Moi, fils de Monsieur d'Orbesson, & votre neveu.

Le Commandeur

Voilà donc les fruits de cette édu cation merveilleuse dont ton pere étoit si vain? Le voilà ce modele de tous les jeunes gens de la Cour & de la Ville?... Mais tu te crois riche peut-être?

S. Albin

Non.

Le Commandeur

Sais-tu ce qui te reviens du bien de ta mere?

S. Albin

Je n'y ai jamais pensé, & je ne veux pas le savoir.

Le Commandeur

Ecoute. C'étoit la plus jeune de six enfans que nous étions, & cela dans une province où l'on ne donne rien aux filles. Ton pere, qui ne fut pas plus sensé que toi, s'en entêta & la prit. Mille écus de rente à partager avec ta sœur. C'est quinze cents francs pour chacun; voilà toute votre fortune.

S. Albin

J'ai quinze cents livres de rente?

Le Commandeur

Tant qu'elles peuvent s'étendre.

|| [0072.01]

S. Albin

Ah, Sophie, vous n'habiterez plus sous un toît! Vous ne sentirez plus les atteintes de la misere. J'ai quinze cents livres de rente!

Le Commandeur

Mais tu peux en attendre vingt-cinq mille de ton pere, & presque le double de moi. S. Albin, on fait des folies, mais on n'en fait pas de plus cheres.

S. Albin

Et que m'importe la richesse, si je n'ai pas celle avec qui je la voudrois partager?

Le Commandeur

Insensé!

S. Albin

Je sais. C'est ainsi qu'on appelle ceux qui préferent à tout une femme jeune, vertueuse & belle, & je fais gloire d'être à la tête de ces fous-là.

Le Commandeur

Tu cours à ton malheur.

S. Albin

Je mangeois du pain, je buvois de l'eau à côté d'elle, & j'étois heureux.

Le Commandeur

Tu cours à ton malheur.

S. Albin

J'ai quinze cents livres de rente.

|| [0073.01]

Le Commandeur

Que feras-tu?

S. Albin

Elle sera nourrie, logée, vêtue, & nous vivrons.

Le Commandeur

Comme des gueux.

S. Albin

Soit.

Le Commandeur

Cela aura pere, mere, freres, sœurs; & tu épouseras tout cela.

S. Albin

J'y suis résolu.

Le Commandeur

Je t'attens aux enfans.

S. Albin

Alors je m'adresserai à toutes les ames sensibles. On me verra. On verra la compagne de mon infortune. Je dirai mon nom, & je trouverai du secours.

Le Commandeur

Tu connois bien les hommes.

S. Albin

Vous les croyez méchans.

Le Commandeur

Et j'ai tort.

S. Albin

Tort ou raison; il me restera deux appuis avec lesquels je peux défier l'Univers, l'amour qui fait entreprendre,
|| [0074.01]
& la fierté qui sait supporter... On n'entend tant de plaintes dans le monde, que parce que le pauvre est sans cou rage... & que le riche est sans humanité...

Le Commandeur

J'entens.... Eh bien, aie-la, ta Sophie. Foule aux pieds la volonté de ton pere, les loix de la décence, les bienséances de ton état. Ruine-toi. Avilis-toi. Roule-toi dans la fange. Je ne m'y oppose plus. Tu serviras d'exemple à tous les enfans qui ferment l'oreille à la voix de la raison, qui se précipitent dans des engagemens honteux, qui affligent leurs parens, & qui deshono rent leur nom. Tu l'auras, ta Sophie, puisque tu l'as voulu; mais tu n'auras pas de pain à lui donner, ni à ses enfans qui viendront en demander à ma porte.

S. Albin

C'est ce que vous craignez.

Le Commandeur

Ne suis-je pas bien à plaindre?... Je me suis privé de tout pendant qua rante ans. J'aurois pu me marier, & je me suis refusé cette consolation. J'ai perdu de vue les miens pour m'attacher à ceux-ci. M'en voilà bien récompensé!.. Que dira-t-on dans le monde?.. Voilà qui sera fait: je n'oserai plus me montrer. Ou si je parois quelque part, & que
|| [0075.01]
l'on demande qui est cette vieille Croix qui a l'air si chagrin? on répondra tout bas, c'est le Commandeur d'Auvilé... L'oncle de ce jeune fou qui a épousé... Oui... Ensuite on se parlera à l'oreille. On me regardera. La honte & le dépit me saisiront. Je me leverai. Je prendrai ma canne, & je m'en irai... Non, je voudrois pour tout ce que je possede, lorsque tu gravissois le long des murs du Fort S. Philippe, que quelqu'Anglois, d'un bon coup de bayonnette, t'eût envoyé dans le fossé, & que tu y fusses demeuré enseveli avec les autres. Du moins on auroit dit: c'est dommage; c'étoit un sujet; & j'aurois pu solliciter une grace du Roi pour l'établissement de ta sœur... Non, il est inoui qu'il y ait jamais eu un pareil mariage dans une famille.

S. Albin

Ce sera le premier.

Le Commandeur

Et je le souffrirai?

S. Albin

S'il vous plaît.

Le Commandeur

Tu le crois?

S. Albin

Assûrément.

|| [0076.01]

Le Commandeur

Allons, nous verrons.

S. Albin

Tout est vu.

[]

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SCENE IX.

SAINT-ALBIN, SOPHIE, Madame HÉBERT.

(Tandis que S. Albin continue comme s'il étoit seul, Sophie & sa bonne s'avancent & parlent dans les inter- valles du monologue de S. Albin.)

S. Albin

(après une pause en se promenant & rêvant.)

O Ui, tout est vu... Ils ont conjuré contre moi... Je le sens...

Sophie

(d'un ton doux & plaintif.)

On le veut... Allons, ma bonne.

S. Albin

C'est pour la premiere fois que mon pere est d'accord avec cet oncle cruel.

Sophie

en soupirant.

Ah, quel moment!

Mme. Hebert

Il est vrai, mon enfant.

|| [0077.01]

Sophie

Mon cœur se trouble.

S. Albin

Ne perdons point de temps. Il faut l'aller trouver.

Sophie

Le voilà, ma bonne. C'est lui.

S. Albin

Oui, Sophie, oui, c'est moi. Je suis Sergi.

Sophie

en sanglotant.

Non, vous ne l'êtes pas...

(Elle se retourne vers Madame Hébert.)

Que je suis malheureuse! Je voudrois être morte. Ah, ma bonne! A quoi me suisje engagée? Que vais-je lui apprendre? Que va-t-il devenir? Ayez pitié de moi... Dites-lui.

S. Albin

Sophie, ne craignez rien. Sergi vous aimoit; Saint-Albin vous adore, & vous voyez l'homme le plus vrai & l'amant le plus passionné.

Sophie

(soupire profondément.)

Hélas!

S. Albin

Croyez que Sergi ne peut vivre, ne veut vivre que pour vous.

Sophie

Je le crois; mais à quoi cela sert-il?

|| [0078.01]

S. Albin

Dites un mot.

Sophie

Quel mot?

S. Albin

Que vous m'aimez. Sophie, m'aimezvous?

Sophie

(en soupirant profondément.)

Ah, si je ne vous aimois pas!

S. Albin

Donnez-moi donc votre main. Rece vez la mienne, & le serment que je fais ici à la face du Ciel & de cette honnête femme qui nous a servi de mere, de n'être jamais qu'à vous.

Sophie

Hélas, vous savez qu'une fille bien née ne reçoit & ne fait de sermens qu'aux pieds des Autels... Et ce n'est pas moi que vous y conduirez... Ah, Sergi! C'est à présent que je sens la distance qui nous sépare.

S. Albin

avec violence.

Sophie, & vous aussi?

Sophie

Abandonnez-moi à ma destinée, & rendez le repos à un pere qui vous aime.

S. Albin

Ce n'est pas vous qui parlez. C'est lui. Je le reconnois cet homme dur & cruel.

|| [0079.01]

Sophie

Il ne l'est point. Il vous aime.

S. Albin

Il m'a maudit. Il m'a chassé. Il ne lui restoit plus qu'à se servir de vous pour m'arracher la vie.

Sophie

Vivez, Sergi.

S. Albin

Jurez donc que vous serez à moi malgré lui.

Sophie

Moi, Sergi? Ravir un fils à son pere!... J'entrerois dans une famille qui me rejette!

S. Albin

Et que vous importe mon pere, mon oncle, ma sœur, & toute ma famille, si vous m'aimez?

Sophie

Vous avez une sœur?

S. Albin

Oui, Sophie.

Sophie

Qu'elle est heureuse!

S. Albin

Vous me désespérez.

Sophie

J'obéis à vos parens. Puisse le Ciel vous accorder un jour une épouse qui
|| [0080.01]
soit digne de vous, & qui vous aime autant que Sophie!

S. Albin

Et vous le souhaitez?

Sophie

Je le dois.

S. Albin

Malheur à qui vous a connue, & qui peut être heureux sans vous!

Sophie

Vous le serez. Vous jouirez de toutes les bénédictions promises aux enfans qui respecteront la volonté de leurs parens. J'emporterai celles de votre pere. Je retournerai seule à ma misere, & vous vous ressouviendrez de moi.

S. Albin

Je mourrai de douleur, & vous l'aurez voulu...

(En la regardant tristement.)

Sophie...

Sophie

Je ressens toute la peine que je vous cause.

S. Albin

en la regardant encore.

Sophie!...

Sophie

(à Madame Hébert en sanglotant.)

O ma bonne, que ses larmes me font de mal!... Sergi, n'opprimez pas mon ame foible... J'en ai assez de ma douleur...
|| [0081.01]

(Elle se couvre les yeux de ses mains.)

Adieu, Sergi.

S. Albin

Vous m'abandonnez?

Sophie

Je n'oublirai point ce que vous avez fait pour moi. Vous m'avez vraiment aimée. Ce n'est pas en descendant de votre état, c'est en respectant mon malheur & mon indigence que vous l'avez montré. Je me rappellerai souvent ce lieu où je vous ai connu... Ah, Sergi!

S. Albin

Vous voulez que je meure.

Sophie

C'est moi, c'est moi qui suis à plaindre.

S. Albin

Sophie, où allez-vous?

Sophie

Je vais subir ma destinée, partager les peines de mes sœurs, & porter les miennes dans le sein de ma mere. Je suis la plus jeune de ses enfans. Elle m'aime. Je lui dirai tout, & elle me consolera.

S. Albin

Vous m'aimez & vous m'abandonnez?

Sophie

Pourquoi vous ai-je connu!.. Ah!..

(Elle s'éloigne.)

S. Albin

Non, non... je ne le puis... Madame
|| [0082.01]
Hêbert, retenez-la... Ayez pitié de nous.

Mme. Hebert

Pauvre Sergi!

S. Albin

à Sophie.

Vous ne vous éloignerez pas.... J'irai.... Je vous suivrai.... Sophie, arrêtez.... Ce n'est ni par vous, ni par moi que je vous conjure.... Vous avez résolu mon malheur [] [] & le vôtre... C'est au nom de ces parens cruels... Si je vous perds, je ne pourrai ni les voir, ni les entendre, ni les souffrir... Voulez-vous que je les haïsse?

Sophie

Aimez vos parens. Obéissez-leur. Oubliez-moi.

S. Albin

(qui s'est jetté à ses pieds, s'écrie en la retenant par ses habits.)

Sophie, écoutez.... Vous ne con noissez pas Saint-Albin...

Sophie

(à Madame Hébert qui pleure.)

Ma bonne, venez, venez. Arrachezmoi d'ici.

S. Albin

en se relevant.

Il peut tout oser. Vous le conduisez à sa perte... Oui, vous l'y conduisez...

(Il marche. Il se plaint. Il se désespere. Il nomme Sophie par intervalles. Ensuite

|| [0083.01]
il s'appuie sur le dos d'un fauteuil, les yeux couverts de ses mains.)

[]

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SCENE X.

S. ALBIN, CECILE, GERMEUIL.

(Pendant qu'il est dans cette situation, Cecile & Germeuil entrent.)

Germeuil

(s'arrêtant sur le fond, & regardant tristement Saint-Albin, dit à Cecile:)

LE voilà, le malheureux! Il est accablé, & il ignore que dans ce moment... Que je le plains!.. Made- moiselle, parlez-lui.

Cecile

Saint-Albin.

S. Albin

(qui ne les voit point, mais qui les entend approcher, leur crie sans les regarder:)

Qui que vous soyez, allez retrouver les barbares qui vous envoient. Retirezvous.

Cecile

Mon frere, c'est moi; c'est Cecile qui connoît votre peine, & qui vient à vous.

|| [0084.01]

S. Albin

(toujours dans la même position.)

Retirez-vous.

Cecile

Je m'en irai, si je vous afflige.

S. Albin

Vous m'affligez.

(Cecile s'en va; mais son frere la rappelle d'une voix foible & douloureuse.)

Cecile.

Cecile

(se rapprochant de son frere.)

Mon frere.

S. Albin

(la prenant par la main, sans changer de situation & sans la regarder.)

Elle m'aimoit. Ils me l'ont ôtée. Elle me fuit.

Germeuil

à lui-même.

Plût au Ciel!

S. Albin

J'ai tout perdu... Ah!

Cecile

Il vous reste une sœur, un ami.

S. Albin

(se relevant avec vivacité.)

Où est Germeuil?

Cecile

Le voilà.

|| [0085.01]

S. Albin

(il se promene un moment en silence, puis il dit:)

Ma sœur, laissez-nous.

[]

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SCENE XI.

SAINT-ALBIN, GERMEUIL.

S. Albin

(en se promenant, & à plusieurs reprises.)

OUi... C'est le seul parti qui me reste... & j'y suis résolu... Ger meuil, personne ne nous entend?

Germeuil

Qu'avez-vous à me dire?

S. Albin

J'aime Sophie; j'en suis aimé. Vous aimez Cecile, & Cecile vous aime.

Germeuil

Moi! Votre sœur!

S. Albin

Vous, ma sœur. Mais la même per sécution qu'on me fait, vous attend; & si vous avez du courage, nous irons Sophie, Cecile, vous & moi chercher le bonheur loin de ceux qui nous en tourent & nous tyrannisent.

Germeuil

Qu'ai-je entendu?... Il ne me man
|| [0086.01]
quoit plus que cette confidence.... Qu'osez-vous entreprendre, & que me conseillez-vous? C'est ainsi que je reconnoîtrois les bienfaits dont votre pere m'a comblé depuis que je respire? Pour prix de sa tendresse, je remplirois son ame de douleur, & je l'enverrois au tombeau en maudissant le jour qu'il me reçut chez lui?

S. Albin

Vous avez des scrupules, n'en parlons plus.

Germeuil

L'action que vous me proposez, & celle que vous avez résolue, sont deux crimes...

(Avec vivacité.)

S. Albin, abandonnez votre projet... Vous avez encouru la disgrace de votre pere, & vous allez la mériter; attirer sur vous le blâme public; vous exposer à la poursuite des loix; désespérer celle que vous aimez... Quelles peines vous vous préparez!... Quel trouble vous me causez!...

S. Albin

Si je ne peux compter sur votre secours, épargnez-moi vos conseils.

Germeuil

Vous vous perdez.

|| [0087.01]

S. Albin

Le sort en est jetté.

Germeuil

Vous me perdez moi-même: vous me perdez... Que dirai-je à votre pere, lorsqu'il m'apportera sa douleur?... à votre oncle?... Oncle cruel! Neveu plus cruel encore!... Avez-vous dû me confier vos desseins?... Vous ne savez pas... Que suis-je venu chercher ici?... Pourquoi vous ai-je vu?...

S. Albin

Adieu, Germeuil. Embrassez-moi. Je compte sur votre discrétion.

Germeuil

Où courez vous?

S. Albin

M'assurer le seul bien dont je fasse cas, & m'éloigner d'ici pour jamais.

[]

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SCENE XII.

GERMEUIL

seul.

LE sort m'en veut-il assez! Le voilà résolu d'enlever sa maîtresse; & il ignore qu'au même instant son oncle
|| [0088.01]
travaille à la faire enfermer... Je deviens coup sur coup leur confident & leur complice.... Quelle situation est la mienne! Je ne puis ni parler, ni me taire, ni agir, ni cesser... Si l'on me soupçonne seulement d'avoir servi l'on cle, je suis un traître aux yeux du neveu, & je me déshonore dans l'esprit de son pere... Encore si je pouvois m'ouvrir à celui-ci... Mais ils ont exigé le secret... Y manquer, je ne le puis ni ne le dois... Voilà ce que le Commandeur a vu lors qu'il s'est adressé à moi, à moi qu'il déteste, pour l'exécution de l'ordre injuste qu'il sollicite... En me présentant sa fortune & sa niéce, deux appas aux quels il n'imagine pas qu'on résiste, son but est de m'embarquer dans un complot qui me perde... Déjà il croit la chose faite, & il s'en félicite... Si son neveu le prévient, autres dangers. Il se croira joué, il sera furieux, il éclatera... Mais Cecile sait tout; elle connoît mon inno cence... Eh que servira son témoignage contre le cri de la famille entiere qui se soulevera?... On n'entendra qu'elle, & je n'en passerai pas moins pour fauteur d'un rapt?... Dans quels embarras ils m'ont précipité, le neveu par indiscré- tion, l'oncle par méchanceté!... Et toi, pauvre innocente dont les intérêts ne
|| [0089.01]
touchent personne, qui te sauvera de deux hommes violens qui ont également résolu ta ruine?... L'un m'attend pour la consommer, l'autre y court; & je n'ai qu'un instant... Mais ne le perdons pas... Emparons-nous d'abord de la lettre de cachet.... Ensuite.... Nous verrons.

Fin du second Acte.
|| [0090.01]
[]

ACTE TROISIEME.

[]

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SCENE PREMIERE.

GERMEUIL, CECILE.

Germeuil

d'un ton suppliant.

M Ademoiselle.

Cecile

Laissez-moi.

Germeuil

Mademoiselle.

Cecile

Qu'osez-vous me demander? Je recevrois la maîtresse de mon frere chez moi! chez moi! dans mon apparte ment! dans la maison de mon pere! Laissez-moi, vous dis-je, je ne veux pas vous entendre.

Germeuil

C'est le seul asile qui lui reste, & le seul qu'elle puisse accepter.

Cecile

Non, non, non.

Germeuil

Je ne vous demande qu'un instant; que je puisse regarder autour de moi, me reconnoître.

|| [0091.01]

Cecile

Non, non... Une inconnue!

Germeuil

Une infortunée, à qui vous ne pourriez refuser de la commisération si vous la voyiez.

Cecile

Que diroit mon pere?

Germeuil

Le respectai-je moins que vous? Craindrois-je moins de l'offenser?

Cecile

Et le Commandeur?

Germeuil

C'est un homme sans principes.

Cecile

Il en a comme tous ses pareils, quand il s'agit d'accuser & de noircir.

Germeuil

Il dira que je l'ai joué, ou votre frere se croira trahi. Je ne me justifierai ja mais... Mais qu'est-ce que cela vous importe?

Cecile

Vous êtes la cause de toutes mes peines.

Germeuil

Dans cette conjoncture difficile, c'est votre frere, c'est votre oncle que je vous prie de considérer; épargnez-leur à chacun une action odieuse.

|| [0092.01]

Cecile

La maîtresse de mon frere! Une in connue!.. Non, Monsieur: mon cœur me dit que cela est mal, & il ne m'a jamais trompée. Ne m'en parlez plus. Je tremble qu'on ne nous écoute.

Germeuil

Ne craignez rien. Votre pere est tout à sa douleur. Le Commandeur & votre frere à leurs projets. Les gens sont écartés. J'ai pressenti votre répugnance.

Cecile

Qu'avez-vous fait?

Germeuil

Le moment m'a paru favorable, & je l'ai introduite ici. Elle y est. La voilà. Renvoyez-la, Mademoiselle.

Cecile

Germeuil, qu'avez-vous fait?

|| [0093.01]
[]

SCENE II.

GERMEUIL, CECILE, SOPHIE, Mademoiselle CLAIRET.

(Sophie entre sur la scene comme une troublée. Elle ne voit point. Elle n'en tend point. Elle ne sait où elle est. Cécile de son côté est dans une agitation extrême.)

Sophie

JE ne sais où je suis... Je ne sais où je vais... Il me semble que je marche dans les ténébres... Ne rencontrerai-je personne qui me conduise?... O Ciel, ne m'abandonnez pas!

Germeuil

l'appelle.

Mademoiselle, Mademoiselle.

Sophie

Qui est-ce qui m'appelle?

Germeuil

C'est moi, Mademoiselle, c'est moi.

Sophie

Qui êtes-vous? Où êtes-vous? Qui que vous soyez, secourez-moi... Sauvez moi...

Germeuil

(va la prendre par la main, & lui dit:)

Venez... mon enfant... Par ici.

|| [0094.01]

Sophie

(fait quelques pas, & tombe sur ses genoux.)

Je ne puis... La force m'abandonne... Je succombe...

Cecile

O Ciel!

(à Germeuil.)

Appellez... Eh non, n'appellez pas!

Sophie

(les yeux fermés & comme dans le délire de la défaillance.)

Les cruels!... Que leur ai-je fait?

(Elle regarde autour d'elle avec toutes les marques de l'effroi.)

Germeuil

Rassurez-vous. Je suis l'ami de SaintAlbin, & Mademoiselle est sa sœur.

Sophie

(après un moment de silence.)

Mademoiselle, que vous dirai-je? Voyez ma peine. Elle est au-dessus de mes forces... Je suis à vos pieds; & il faut que j'y meure ou que je vous doive tout.... Je suis une infortunée qui cherche un asile.... C'est devant votre oncle & votre frere que je suis... Votre oncle que je ne connois pas, & que je n'ai jamais offensé: votre frere... Ah, ce n'est pas de lui que j'attendois mon chagrin!... Que vaisje devenir, si vous m'abandonnez?...
|| [0095.01]
Ils accompliront sur moi leurs desseins... Secourez-moi. Sauvez-moi... Sauvez-moi d'eux. Sauvez-moi de moi-même. Ils ne savent pas ce que peut oser celle qui craint le déshonneur, & qu'on réduit à la nécessité de haïr la vie... Je n'ai pas cherché mon malheur [] [], & je n'ai rien à me reprocher... Je travaillois; j'avois du pain, & je vivois tranquille... Les jours de la douleur sont venus. Ce sont les vôtres qui les ont amenés sur moi, & je pleurerai toute ma vie, parce qu'ils m'ont connue.

Cecile

Qu'elle me peine!... Oh que ceux qui peuvent la tourmenter, sont mé chans!

(Ici la pitié succede à l'agitation dans le cœur de Cécile. Elle se panche sur le dos d'un fauteuil, du côté de Sophie, & celle-ci continue.)

Sophie

J'ai une mere qui m'aime... Com ment reparoîtrois-je devant elle?.... Mademoiselle, conservez une fille à sa mere; je vous en conjure par la vôtre, si vous l'avez encore... Quand je la quittai, elle dit: Anges du Ciel, prenez cette enfant sous votre garde, & con duisez-la. Si vous fermez votre cœur à la pitié, le Ciel n'aura point entendu
|| [0096.01]
sa priere, & elle en mourra de douleur... Tendez la main à celle qu'on opprime, afin qu'elle vous bénisse toute sa vie... Je ne peux rien, mais il est un Être qui peut tout, & devant lequel les œuvres de la commisération ne sont pas per dues... Mademoiselle.

(Cecile s'approche d'elle, & lui tend les mains.)

Levez-vous...

Germeuil

à Cécile.

Vos yeux se remplissent de larmes. Son malheur vous a touchée.

Cecile

à Germeuil.

Qu'avez-vous fait!

Sophie

Dieu soit loué, tous les cœurs ne sont pas endurcis.

Cecile

Je connois le mien. Je ne voulois ni vous voir, ni vous entendre... Enfant aimable & malheureux, comment vous nommez-vous?

Sophie

Sophie.

Cecile

en l'embrassant.

Sophie, venez.

(Germeuil se jette aux genoux de Cecile, & lui prend une main qu'il baise sans parler.)

|| [0097.01]

Cecile

Que me demandez-vous encore? Ne fais-je pas tout ce que vous voulez? Cecile s'avance vers le fond du sallon avec Sophie, qu'elle remet à sa femme de chambre.)

Germeuil

en se relevant.

Imprudent... Qu'allois-je lui dire?...

Mlle. Clairet

J'entens, Mademoiselle. Reposezvous sur moi.

[]

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SCENE III.

GERMEUIL, CECILE.

Cecile

(après un moment de silence, avec chagrin.)

ME voilà, graces à vous, à la merci de mes gens.

Germeuil

Je ne vous ai demandé qu'un instant pour lui trouver un asile. Quel mérite y auroit-il à faire le bien, s'il n'y avoit aucun inconvénient?

Cecile

Que les hommes sont dangereux! Pour son bonheur [] [], on ne peut les tenir trop loin... Homme, éloignez-vous de moi... Vous vous en allez, je crois?

|| [0098.01]

Germeuil

Je vous obéis.

Cecile

Fort bien. Après m'avoir mise dans la position la plus cruelle, il ne vous reste plus qu'à m'y laisser. Allez, Mon sieur, allez.

Germeuil

Que je suis malheureux!

Cecile

Vous vous plaignez, je crois?

Germeuil

Je ne fais rien qui ne vous déplaise.

Cecile

Vous m'impatientez... Songez que je suis dans un trouble qui ne me laissera rien prévoir, rien prévenir. Comment oserai-je lever les yeux devant mon pere? S'il s'apperçoit de mon embarras & qu'il m'interroge, je ne mentirai pas. Savez-vous qu'il ne faut qu'un mot inconsidéré pour éclairer un homme tel que le Commandeur?.. Et mon frere?.. Je redoute d'avance le spectacle le sa douleur. Que va-t-il devenir lorsqu'il ne retrouvera plus Sophie?... Monsieur, ne me quittez pas un moment, si vous ne voulez pas que tout se découvre... Mais on vient. Allez... Restez... Non, retirez-vous... Ciel, dans quel état je suis!

|| [0099.01]
[]

SCENE IV.

CECILE, LE COMMANDEUR.

Le Commandeur

à sa maniere.

C Ecile, te voilà seule.

Cecile

d'une voix altérée.

Oui, mon cher oncle. C'est assez mon goût.

Le Commandeur

Je te croyois avec l'ami.

Cecile

Qui, l'ami?

Le Commandeur

Eh, Germeuil.

Cecile

Il vient de sortir.

Le Commandeur

Que te disoit-il? Que lui disois-tu?

Cecile

Des choses déplaisantes, comme c'est sa coutume.

Le Commandeur

Je ne vous conçois pas. Vous ne pouvez vous accorder un moment. Cela me fâche. Il a de l'esprit, des talens, des connoissances, des mœurs dont je fais grand cas. Point de fortune, à la vérité; mais de la naissance. Je l'estime, & je lui ai conseillé de penser à toi.

|| [0100.01]

Cecile

Qu'appellez-vous penser à moi?

Le Commandeur

Cela s'entend. Tu n'as pas résolu de rester fille, apparemment?

Cecile

Pardonnez-moi, Monsieur. C'est mon projet.

Le Commandeur

Cecile, veux-tu que je te parle à cœur ouvert? Je suis entiérement dé taché de ton frere. C'est une ame dure, un esprit intraitable; & il vient encore tout à l'heure d'en user avec moi d'une maniere indigne, & que je ne lui par donnerai de ma vie... Il peut à présent courir tant qu'il voudra, après la créa ture dont il s'est entêté, je ne m'en soucie plus... On se lasse à la fin d'être bon... Toute ma tendresse s'est retirée sur toi, ma chere niece... Si tu voulois un peu ton bonheur [] [], celui de ton pere & le mien.

Cecile

Vous devez le supposer.

Le Commandeur

Mais tu ne me demandes pas ce qu'il faudroit faire?

Cecile

Vous ne me le laisserez pas ignorer.

|| [0101.01]

Le Commandeur

Tu as raison. Eh bien, il faudroit te rapprocher de Germeuil. C'est un ma riage auquel tu penses bien que ton pere ne consentira pas sans la derniere répu gnance. Mais je parlerai. Je leverai les obstacles. Si tu veux, j'en fais mon affaire.

Cecile

Vous me conseilleriez de penser à quelqu'un qui ne seroit pas du choix de mon pere?

Le Commandeur

Il n'est pas riche. Tout tient à cela. Mais, je te l'ai dit, ton frere ne m'est plus rien, & je vous assurerai tout mon bien. Cecile, cela vaut la peine d'y réfléchir.

Cecile

Moi, que je dépouille mon frere!

Le Commandeur

Qu'appelles-tu dépouiller? Je ne vous dois rien. Ma fortune est à moi, & elle me coûte assez pour en disposer à mon gré.

Cecile

Mon oncle, je n'examinerai point jusqu'où les parens sont les maîtres de leur fortune, & s'ils peuvent sans in justice la transporter où il leur plaît. Je sais que je ne pourrois accepter la
|| [0102.01]
vôtre sans honte; & c'en est assez pour moi.

Le Commandeur

Et tu crois que Saint-Albin en feroit autant pour sa sœur?

Cecile

Je connois mon frere; & s'il étoit ici, nous n'aurions tous les deux qu'une voix.

Le Commandeur

Et que me diriez-vous?

Cecile

Monsieur le Commandeur, ne me pressez pas; je suis vraie.

Le Commandeur

Tant mieux. Parle. J'aime la vérité. Tu dis?

Cecile

Que c'est une inhumanité sans exem ple, que d'avoir en province des parens plongés dans l'indigence, que mon pere secoure à votre insu, & que vous frustrez d'une fortune qui leur appartient, & dont ils ont un besoin si grand; que nous ne voulons, ni mon frere ni moi, d'un bien qu'il faudroit restituer à ceux à qui les loix de la nature & de la société l'ont destiné.

Le Commandeur

Eh bien, vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. Je vous abandonnerai tous. Je
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sortirai d'une maison où tout va au rebours du sens commun, où rien n'égale l'insolence des enfans, si ce n'est l'im bécillité du maître. Je jouirai de la vie, & je ne me tourmenterai pas davantage pour des ingrats.

Cecile

Mon cher oncle, vous ferez bien.

Le Commandeur

Mademoiselle, votre approbation est de trop, & je vous conseille de vous écouter. Je sais ce qui se passe dans votre ame; je ne suis pas la dupe de votre désintéressement, & vos petits secrets ne sont pas aussi cachés que vous l'ima- ginez. Mais il suffit... & je m'entends.

[]

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SCENE V.

CECILE, LE COMMANDEUR, LE PERE DE FAMILLE, S. ALBIN.

(Le Pere de Famille entre le premier. Son fils le suit.)

S. Albin

(violent, désolé, éperdu, ici & dans toute la scene.)

E Lles n'y sont plus... On ne sait ce qu'elles sont devenues... Elles ont disparu.

|| [0104.01]

Le Commandeur

à part.

Bon. Mon ordre est exécuté.

S. Albin

Mon pere, écoutez la priere d'un fils désespéré. Rendez-lui Sophie. Il est impossible qu'il vive sans elle. Vous faites le bonheur de tout ce qui vous environne. Votre fils sera-t-il le seul que vous ayez rendu malheureux?... Elle n'y est plus... Elles ont disparu... Que ferai-je?... Quelle sera ma vie?

Le Commandeur

à part.

Il a fait diligence.

S. Albin

Mon pere.

Le Pere de Famille

Je n'ai aucune part à leur absence. Je vous l'ai déjà dit. Croyez-moi.

(Cela dit, le Pere de Famille se pro- mene lentement, la tête baissée, & l'air chagrin; & S. Albin s'écrie en se tour nant vers le fond.)

S. Albin

Sophie, où êtes-vous? Qu'êtes-vous devenue?... Ah!...

Cecile

à part.

Voilà ce que j'avois prévu.

Le Commandeur

à part.

Consommons notre ouvrage. Allons.

(A son neveu, d'un ton compatissant.)

Saint-Albin.

|| [0105.01]

S. Albin

Monsieur, laissez-moi. Je ne me repens que trop de vous avoir écouté... Je la suivois... Je l'aurois fléchie... Et je l'ai perdue!

Le Commandeur

Saint-Albin.

S. Albin

Laissez-moi.

Le Commandeur

J'ai causé ta peine; & j'en suis affligé.

S. Albin

Que je suis malheureux!

Le Commandeur

Germeuil me l'avoit bien dit. Mais aussi qui pouvoit imaginer que pour une fille, comme il y en a tant, tu tom- berois dans l'état où je te vois?

S. Albin

avec terreur.

Que dites-vous de Germeuil?

Le Commandeur

Je dis... Rien...

S. Albin

Tout me manqueroit-il en un jour; & le malheur qui me poursuit m'auroitil encore ôté mon ami?... Monsieur le Commandeur, achevez.

Le Commandeur

Germeuil & moi.... Je n'ose te l'avouer... Tu ne nous le pardonneras jamais...

|| [0106.01]

Le Pere de Famille

Qu'avez-vous fait? Seroit-il possible?... Mon frere, expliquez-vous.

Le Commandeur

Cecile... Germeuil te l'aura confié?... Dis pour moi.

S. Albin

au Commandeur.

Vous me faites mourir.

Le Pere de Famille

(avec sévérité.)

Cecile, vous vous troublez.

S. Albin

Ma sœur!

Le Pere de Famille

(regardant encore sa fille avec sévérité.)

Cecile... Mais non, le projet est trop odieux... Ma fille & Germeuil en sont incapables.

S. Albin

Je tremble... Je frémis... O Ciel, de quoi suis-je menacé!

Le Pere de Famille

(avec sévérité.)

Monsieur le Commandeur, expliquezvous, vous dis-je, & cessez de me tourmenter par les soupçons que vous répandez sur tout ce qui m'entoure.

(Le Pere de Famille se promene: il est indigné. Le Commandeur hypocrite paroît honteux, & se taît. Cecile a l'air consterné. Saint-Albin a les yeux sur le Comman deur, & attend avec effroi qu'il s'explique.)

|| [0107.01]

Le Pere de Famille

(au Commandeur.)

Avez-vous résolu de garder encore long-temps ce silence cruel?

Le Commandeur

(à sa niéce.)

Puisque tu te tais, & qu'il faut que je parle...

(A Saint-Albin.)

Ta maîtresse...

S. Albin

Sophie...

Le Commandeur

Est renfermée.

S. Albin

Grand Dieu!

Le Commandeur

J'ai obtenu la lettre de cachet... Et Germeuil s'est chargé du reste.

Le Pere de Famille

Germeuil!

S. Albin

Lui!

Cecile

Mon frere, il n'en est rien.

S. Albin

Sophie... & c'est Germeuil!

(Il se renverse sur un fauteuil, avec toutes les marques du désespoir.)

|| [0108.01]

Le Pere de Famille

(au Commandeur.)

Et que vous a fait cette infortunée, pour ajouter à son malheur la perte de l'honneur & de la liberté? Quels droits avez-vous sur elle?

Le Commandeur

La maison est honnête.

S. Albin

Je la vois.... Je vois ses larmes. J'entends ses cris, & je ne meurs pas...

(Au Commandeur.)

Barbare, appellez votre indigne com plice. Venez tous les deux; par pitié, arrachez-moi la vie... Sophie!... Mon pere, secourez-moi. Sauvez-moi de mon désespoir.

(Il se jette entre les bras de son pere.)

Le Pere de Famille

Calmez-vous, malheureux.

S. Albin

(entre les bras de son pere, & d'un ton plaintif & douloureux.)

Germeuil!... Lui!... Lui!...

Le Commandeur

Il n'a fait que ce que tout autre auroit fait à sa place.

S. Albin

(toujours sur le sein de son pere, & du même ton.)

Qui se dit mon ami! Le perfide!

|| [0109.01]

Le Pere de Famille

Sur qui compter désormais!

Le Commandeur

Il ne le vouloit pas; mais je lui ai promis ma fortune & ma niéce.

Cecile

Mon pere, Germeuil n'est ni vil ni perfide.

Le Pere de Famille

Qu'est-il donc?

S. Albin

Ecoutez, & connoissez-le... Ah, le traître!... Chargé de votre indignation, irrité par cet oncle inhumain, aban donné de Sophie...

Le Pere de Famille

Eh bien?

S. Albin

J'allois dans mon désespoir m'en saisir & l'emporter au bout du monde... Non, jamais homme ne fut plus indignement joué... Il vient à moi... Je lui ouvre mon cœur... Je lui confie ma pensée comme à mon ami... Il me blâme... Il me dissuade... Il m'arrête; & c'est pour me trahir, me livrer, me perdre... Il lui en coûtera la vie.

|| [0110.01]
[]

SCENE VI.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CECILE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL.

Cecile

(qui l'apperçoit la premiere, court à lui & lui crie:)

G Ermeuil, où allez-vous?

S. Albin

(s'avance vers lui, & lui crie avec fureur.)

Traître, où est-elle? Rends la moi, & te prépare à défendre ta vie.

Le Pere de Famille

(courant après Saint-Albin.)

Mon fils.

Cecile

Mon frere... Arrêtez... Je me meurs...

(Elle tombe dans un Fauteuil.)

Le Commandeur

(au Pere de Famille.)

Y prend-elle intérêt? Qu'en ditesvous?

Le Pere de Famille

Germeuil, retirez-vous.

Germeuil

Monsieur, permettez que je reste.

|| [0111.01]

S. Albin

Que t'a fait Sophie? Que t'ai-je fait pour me trahir?

Le Pere de Famille

(toujours à Germeuil.)

Vous avez commis une action odieuse.

S. Albin

Si ma sœur t'est chere; si tu la voulois, ne valoit-il pas mieux?... Je te l'avois proposé... Mais c'est par une trahison qu'il te convenoit de l'obtenir... Homme vil, tu t'es trompé... Tu ne connois ni Cecile, ni mon pere, ni ce Comman deur qui t'a dégradé, & qui jouit main tenant de ta confusion... Tu ne réponds rien... Tu te tais.

Germeuil

avec froideur & fermeté.

Je vous écoute, & je vois qu'on ôte ici l'estime en un moment, à celui qui a passé toute sa vie à la mériter. J'atten dois autre chose.

Le Pere de Famille

N'ajoutez pas la fausseté à la perfidie. Retirez-vous.

Germeuil

Je ne suis ni faux ni perfide.

S. Albin

Quelle insolente intrépidité!

Le Commandeur

Mon ami, il n'est plus temps de dissi muler. J'ai tout avoué.

|| [0112.01]

Germeuil

Monsieur, je vous entends, & je vous reconnois.

Le Commandeur

Que veux-tu dire? Je t'ai promis ma fortune & ma niéce. C'est notre traité, & il tient.

S. Albin

au Commandeur.

Du moins, grace à votre méchanceté, je suis le seul époux qui lui reste.

Germeuil

au Commandeur.

Je n'estime pas assez la fortune pour en vouloir au prix de l'honneur; & votre niéce ne doit pas être la récompensed'une perfidie... Voilà votre lettre de cachet.

Le Commandeur

(en la reprenant.)

Ma lettre de cachet! Voyons. Voyons.

Germeuil

Elle seroit en d'autres mains, si j'en avois fait usage.

S. Albin

Qu'ai-je entendu? Sophie est libre!

Germeuil

Saint-Albin, apprenez à vous méfier des apparences, & à rendre justice à un homme d'honneur. Monsieur le Com mandeur, je vous salue.

(Il sort.)

Le Pere de Famille

(avec regret.)

J'ai jugé trop vîte. Je l'ai offensé.

|| [0113.01]

Le Commandeur

(stupéfait regarde sa lettre de cachet.)

Ce l'est... Il m'a joué.

Le Pere de Famille

Vous méritez cette humiliation.

Le Commandeur

Fort bien. Encouragez-les à me manquer. Ils n'y sont pas assez disposés.

S. Albin

En quelqu'endroit qu'elle soit, sa bonne doit être revenue... J'irai. Je verrai sa bonne. Je m'excuserai. J'em brasserai ses genoux. Je pleurerai. Je la toucherai, & je percerai ce mystere.

(Il sort.)

Cecile

en le suivant.

Mon frere!

S. Albin

à Cecile.

Laissez-moi. Vous avez des intérêts qui ne sont pas les miens.

[]

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SCENE VII.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR.

Le Commandeur

V Ous avez entendu?

Le Pere de Famille

Oui, mon frere.

|| [0114.01]

Le Commandeur

Savez-vous où il va?

Le Pere de Famille

Je le sais.

Le Commandeur

Et vous ne l'arrêtez pas?

Le Pere de Famille

Non.

Le Commandeur

Et s'il vient à retrouver cette fille?

Le Pere de Famille

Je compte beaucoup sur elle. C'est un enfant; mais c'est un enfant bien né, & dans cette circonstance, elle fera plus que vous & moi.

Le Commandeur

Bien imaginé!

Le Pere de Famille

Mon fils n'est pas dans un moment où la raison puisse quelque chose sur lui.

Le Commandeur

Donc il n'a qu'à se perdre? J'enrage. Et vous êtes un pere de famille? Vous?

Le Pere de Famille

Pourriez-vous m'apprendre ce qu'il faut faire?

Le Commandeur

Ce qu'il faut faire? Être le maître chez soi; se montrer homme d'abord, & pere après, s'ils le méritent.

|| [0115.01]

Le Pere de Famille

Et contre qui, s'il vous plaît, faut-il que j'agisse?

Le Commandeur

Contre qui? Belle question! Contre tous. Contre ce Germeuil, qui nourrit votre fils dans son extravagance, qui cherche à faire entrer une créature dans la famille, pour s'en ouvrir la porte à lui-même, & que je chasserois de ma maison. Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque à moi, qui vous manquera bientôt à vous, & que j'enfermerois dans un couvent. Contre un fils qui a perdu tout sentiment d'honneur, qui va nous couvrir de ridicule & de honte, & à qui je rendrois la vie si dure, qu'il ne seroit pas tenté plus long-temps de se soustraire à mon autorité. Pour la vieille qui l'a attiré chez elle, & la jeune dont il a la tête tournée, il y a beaux jours que j'aurois fait sauter tout cela. C'est par où j'aurois commencé; & à votre place, je rougirois qu'un autre s'en fût avisé le premier... Mais il faudroit de la fermeté, & nous n'en avons point.

Le Pere de Famille

Je vous entends. C'est-à-dire que je chasserai de ma maison un homme que
|| [0116.01]
j'y ai reçu au sortir du berceau, à qui j'ai servi de pere, qui s'est attaché à mes intérêts depuis qu'il se connoît, qui aura perdu ses plus belles années auprès de moi, qui n'aura plus de res- source si je l'abandonne, & à qui il faut que mon amitié soit funeste si elle ne lui devient pas utile; & cela, sous pré texte qu'il donne de mauvais conseils à mon fils, dont il a désapprouvé les projets; qu'il sert une créature que peutêtre il n'a jamais vue, ou plutôt parce qu'il n'a pas voulu être l'instrument de sa perte. J'enfermerai ma fille dans un couvent; je chargerai sa conduite ou son caractere de soupçons désavantageux; je flétrirai moi-même sa réputation; & cela, parce qu'elle aura quelquefois usé de repré sailles avec Monsieur le Commandeur; qu'irritée par son humeur chagrine, elle sera sortie de son caractere, & qu'il lui sera échappé un mot peu mesuré. Je me rendrai odieux à mon fils; j'éteindrai dans son ame les sentimens qu'il me doit; j'acheverai d'enflammer son caractere impétueux, & de le porter à quelqu'éclat qui le déshonore dans le monde tout en y entrant; & cela, parce qu'il a rencontré une infortunée qui a des charmes & de la vertu, & que par
|| [0117.01]
un mouvement de jeunesse qui marque au fond la bonté de son naturel, il a pris un attachement qui m'afflige. N'avez-vous pas honte de vos con seils? Vous qui devriez être le pro tecteur de mes enfans auprès de moi, c'est vous qui les accusez: vous leur cherchez des torts; vous exagérez ceux qu'ils ont, & vous seriez fâché de ne leur en pas trouver.

Le Commandeur

C'est un chagrin que j'ai rarement.

Le Pere de Famille

Et ces femmes contre lesquelles vous obtenez une lettre de cachet?

Le Commandeur

Il ne vous restoit plus que d'en pren dre aussi la défense. Allez, allez.

Le Pere de Famille

J'ai tort. Il y a des choses qu'il ne faut pas vouloir vous faire sentir, mon frere. Mais cette affaire me touchoit d'assez près, ce me semble, pour que vous daignassiez m'en dire un mot.

Le Commandeur

C'est moi qui ai tort, & vous avez toujours raison.

Le Pere de Famille

Non, Monsieur le Commandeur, vous ne ferez de moi, ni un pere injuste & cruel, ni un homme ingrat & mal
|| [0118.01]
faisant. Je ne commettrai point une violence, parce qu'elle est de mon in térêt; je ne renoncerai point à mes espérances, parce qu'il est survenu des obstacles qui les éloigne; & je ne ferai point un désert de ma maison, parce qu'il s'y passe des choses qui me déplai sent comme à vous.

Le Commandeur

Voilà qui est expliqué. Eh bien, con servez votre chere fille; aimez bien votre cher fils; laissez en paix les créa tures qui le perdent; cela est trop sage pour qu'on s'y oppose. Mais pour votre Germeuil, je vous avertis que nous ne pouvons plus loger lui & moi sous un même toît... Il n'y a point de milieu. Il faut qu'il soit hors d'ici aujourd'hui, ou que j'en sorte demain.

Le Pere de Famille

Monsieur le Commandeur, vous êtes le maître.

Le Commandeur

Je m'en doutois. Vous seriez enchanté que je m'en allasse; n'est-ce pas? Mais je resterai: oui, je resterai; ne fût-ce que pour vous remettre sous le nez vos sottises, & vous en faire honte. Je suis curieux de voir ce que tout ceci de viendra.

Fin du troisieme Acte.
|| [0119.01]
[]

ACTE IV.

[]

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SCENE PREMIERE.

SAINT-ALBIN

seul.

(Il entre furieux.)

T Out est éclairci. Le traître est démasqué. Malheur à lui! Malheur à lui! C'est lui qui a emmené Sophie. Il faut qu'il périsse par mes mains...

(Il appelle.)

Philippe.

[]

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SCENE II.

SAINT-ALBIN, PHILIPPE.

Philippe

M Onsieur. S. Albin en donnant une lettre. Portez cela.

Philippe

A qui, Monsieur?

S. Albin

A Germeuil... Je l'attire hors d'ici. Je lui plonge mon épée dans le sein.
|| [0120.01]
Je lui arrache l'aveu de son crime & le secret de sa retraite, & je cours par tout où me conduira l'espoir de la re trouver...

(Il apperçoit Philippe qui est resté.)

Tu n'es pas allé, revenu?

Philippe

Monsieur...

S. Albin

Eh bien?

Philippe

N'y a-t-il rien là-dedans dont mon sieur votre pere soit fâché?

S. Albin

Marchez.

[]

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SCENE III.

SAINT-ALBIN, CECILE.

S. Albin

L Ui qui me doit tout!... Que j'ai cent fois défendu contre le Com mandeur!... A qui...

(En appercevant sa sœur.)

Malheureuse, à quel homme t'es-tu attachée!...

Cecile

Que dites-vous? Qu'avez-vous? Mon frere, vous m'effrayez.

|| [0121.01]

S. Albin

Le perfide! Le traître!... Elle alloit dans la confiance qu'on la menoit ici... Il a abusé de votre nom...

Cecile

Germeuil est innocent.

S. Albin

Il a pu voir leurs larmes, entendre leurs cris, les arracher l'une à l'autre! Le barbare!

Cecile

Ce n'est point un barbare; c'est votre ami.

S. Albin

Mon ami?... Je le voulois... Il n'a tenu qu'à lui de partager mon sort... d'aller lui & moi, vous & Sophie...

Cecile

Qu'entends-je?... Vous lui auriez proposé?... Lui, vous, moi, votre sœur?...

S. Albin

Que ne me dit-il pas! Que ne m'op posa-t-il pas! Avec quelle fausseté!...

Cecile

C'est un homme d'honneur; oui, Saint-Albin, & c'est en l'accusant que vous achevez de me l'apprendre.

S. Albin

Qu'osez-vous dire?... Tremblez.
|| [0122.01]
tremblez... Le défendre c'est redoubler ma fureur... Eloignez-vous.

Cecile

Non, mon frere; vous m'écouterez. Vous verrez Cecile à vos genoux... Germeuil... Rendez-lui justice... Ne le connoissez-vous plus?... Un moment l'a-t-il pu changer?... Vous l'accusez! Vous!... Homme injuste!

S. Albin

Malheur à toi, s'il te reste de la tendresse!... Je pleure... Tu pleureras bientôt aussi.

Cecile

(avec terreur & d'une voix tremblante.)

Vous avez un dessein.

S. Albin

Par pitié pour vous-même, ne m'in terrogez pas.

Cecile

Vous me haïssez.

S. Albin

Je vous plains.

Cecile

Vous attendez mon pere.

S. Albin

Je le fuis. Je fuis toute la terre.

Cecile

Je le vois. Vous voulez perdre Ger meuil... Vous voulez me perdre... Eh bien, perdez-nous... Dites à mon pere...

|| [0123.01]

S. Albin

Je n'ai plus rien à lui dire... Il fait tout.

Cecile

Ah Ciel!

[]

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SCENE IV.

SAINT-ALBIN, CECILE, LE PERE DE FAMILLE.

(Saint-Albin marque d'abord de l'impa tience à l'approche de son pere: ensuite il reste immobile.)

Le Pere de Famille

TU me fuis, & je ne peux t'aban donner!... Je n'ai plus de fils, & il te reste toujours un pere!.. SaintAlbin, pourquoi me fuyez-vous?... Je ne viens pas vous affliger davantage, & exposer mon autorité à de nouveaux mépris... Mon fils, mon ami, tu ne veux pas que je meure de chagrin... Nous sommes seuls. Voici ton pere. Voilà ta sœur. Elle pleure, & mes larmes attendent les tiennes pour s'y mêler... Que ce moment sera doux, si tu veux!... Vous avez perdu celle que vous aimiez, & vous l'avez perdue par la perfidie d'un homme qui vous est cher.

|| [0124.01]

S. Albin

(en levant les yeux au Ciel avec fureur.)

Ah!

Le Pere de Famille

Triomphez de vous & de lui. Domptez une passion qui vous dégrade. Montrezvous digne de moi... Saint-Albin, rendez-moi mon fils.

(Saint-Albin s'éloigne. On voit qu'il voudroit répondre aux sentimens de son pere, & qu'il ne le peut pas. Son pere se méprend à son action, & dit en le suivant:)

Dieu! Est-ce ainsi qu'on accueille un pere! Il s'éloigne de moi... Enfant ingrat, enfant dénaturé! Eh, où irezvous que je ne vous suive?... Partout je vous suivrai. Partout je vous rede manderai mon fils...

(Saint-Albin s'éloigne encore, & son pere le suit, en lui criant avec violence:)

Rends-moi mon fils... rends-moi mon fils.

(Saint-Albin va s'appuyer contre le mur, élevant ses mains & cachant sa tête entre ses bras; & son pere continue:)

Il ne me répond rien. Ma voix n'ar rive plus jusqu'à son cœur. Une passion insensée l'a fermé. Elle a tout détruit. Il est devenu stupide & féroce.
|| [0125.01]

(Il se renverse dans un fauteuil, & dit:)

O pere malheureux! Le Ciel m'a frappé. Il me punit dans cet objet de ma foiblesse... J'en mourrai... Cruels enfans, c'est mon souhait... c'est le vôtre...

Cecile

(s'approchant de son pere en sanglotant.)

Ah!... Ah!

Le Pere de Famille

Consolez-vous... Vous ne verrez pas long-temps mon chagrin... Je me reti rerai... J'irai dans quelque endroit ignoré attendre la fin d'une vie qui vous pese.

Cecile

(avec douleur, & saisissant les mains de son pere.)

Si vous quittez vos enfans, que voulez-vous qu'ils deviennent?

Le Pere de Famille

(après un moment de silence.)

Cecile, j'avois des vues sur vous... Germeuil... Je disois en vous regardant tous les deux, voilà celui qui fera le bonheur de ma fille... elle relevera la famille de mon ami.

Cecile

surprise.

Qu'ai-je entendu!

S. Albin

(se retournant avec fureur.)

Il auroit épousé masœur? Je l'appel lerois mon frere! Lui!

|| [0126.01]

Le Pere de Famille

Tout m'accable à la fois... Il n'y faut plus penser.

[]

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SCENE V.

SAINT-ALBIN, CECILE, LE PERE DE FAMILLE, GERMEUIL.

S. Albin

LE voilà, le voilà. Sortez, sortez tous.

Cecile

(en courant au devant de Germeuil.)

Germeuil, arrêtez. N'approchez pas. Arrêtez.

Le Pere de Famille

(en saisissant son fils par le milieu du corps, & l'entraînant hors de la salle.)

Saint-Albin... mon fils...

(Cependant Germeuil s'avance d'une démarche ferme & tranquille.)

(Saint-Albin avant que de sortir, détourne la tête, & fait signe à Germeuil.)

Cecile

Suis-je assez malheureuse!

(Le Pere de Famille rentre, & se ren contre sur le fond de la salle avec le Commandeur qui se montre.)

|| [0127.01]
[]

SCENE VI.

CECILE, GERMEUIL, LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR.

Le Pere de Famille

M On frere, dans un moment je suis à vous.

Le Commandeur

C'est-à-dire, que vous ne voulez pas de moi dans celui-ci. Serviteur.

[]

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SCENE VII.

CECILE, GERMEUIL, LE PERE DE FAMILLE.

Le Pere de Famille

(à Germeuil.)

LA division & le trouble sont dans ma maison, & c'est vous qui les causez... Germeuil, je suis mécontent. Je ne vous reprocherai point ce que j'ai fait pour vous. Vous le voudriez peut-être. Mais après la confiance que je vous ai marquée, aujourd'hui, je ne daterai pas de plus loin; je m'atten- dois à autre chose de votre part...
|| [0128.01]
Mon fils médite un rapt; il vous le confie, & vous me le laissez ignorer. Le Commandeur forme un autre projet odieux; il vous le confie, & vous me le laissez ignorer.

Germeuil

Ils l'avoient exigé.

Le Pere de Famille

Avez-vous dû le promettre?... Cependant cette fille disparoît, & vous êtes convaincu de l'avoir emmenée... Qu'est-elle devenue?... Que faut-il que j'augure de votre silence?.. Mais je ne vous presse pas de répondre. Il y a dans cette conduite une obscurité qu'il ne me convient pas de percer. Quoi qu'il en soit, je m'intéresse à cette fille, & je veux qu'elle se retrouve. Cecile, je ne compte plus sur la consolation que j'espérois trouver parmi vous. Je pressens les chagrins qui atten dent ma vieillesse, & je veux vous épargner la douleur d'en être témoins. Je n'ai rien négligé, je crois, pour votre bonheur, & j'apprendrai avec joie que mes enfans sont heureux.

|| [0129.01]
[]

SCENE VIII.

CECILE, GERMEUIL.

(Cécile se jette dans un fauteuil, & penche tristement sa tête sur ses mains.)

Germeuil

JE vois votre inquiétude, & j'attens vos reproches.

Cecile

Je suis désespérée... Mon frere en veut à votre vie.

Germeuil

Son défi ne signifie rien. Il se croit offensé; mais je suis innocent & tran quille.

Cecile

Pourquoi vous ai-je cru! Que n'ai-je suivi mon pressentiment!... Vous avez entendu mon pere.

Germeuil

Votre pere est un homme juste, & je n'en crains rien.

Cecile

Il vous aimoit. Il vous estimoit.

Germeuil

S'il eut ces sentimens, je les recou vrerai.

|| [0130.01]

Cecile

Vous auriez fait le bonheur de sa fille... Cecile eût relevé la famille de son ami.

Germeuil

Ciel! il est possible!

Cecile

à elle-même.

Je n'osois lui ouvrir mon cœur... désolé qu'il étoit de la passion de mon frere, je craignois d'ajoûter à sa peine... Pouvois-je penser que malgré l'oppo sition, la haine du Commandeur?... Ah, Germeuil! C'est à vous qu'il me destinoit.

Germeuil

Et vous m'aimiez!... Ah!... Mais j'ai fait ce que je devois... Quelles qu'en soient les suites, je ne me repen tirai point du parti que j'ai pris... Mademoiselle, il faut que vous sachiez tout.

Cecile

Qu'est-il encore arrivé?

Germeuil

Cette femme...

Cecile

Qui?

Grrmeuil

Cette bonne de Sophie...

Cecile

Eh bien?

|| [0131.01]

Germeuil

Est assise à la porte de la maison. Les gens sont assemblés autour d'elle. Elle demande à entrer, à parler.

Cecile

(se levant avec précipitation, & courant pour sortir.)

Ah Dieu!.. je cours...

Germeuil

Où?

Cecile

Me jetter aux pieds de mon pere.

Germeuil

Arrêtez. Songez...

Cecile

Non, Monsieur.

Germeuil

Ecoutez-moi.

Cecile

Je n'écoute plus.

Germeuil

Cecile... Mademoiselle...

Cecile

Que voulez-vous de moi?

Germeuil

J'ai pris mes mesures. On retient cette femme. Elle n'entrera pas; & quand on l'introduiroit, si on ne la conduit pas au Commandeur, que dirat-elle aux autres qu'ils ignorent?

|| [0132.01]

Cecile

Non, Monsieur, je ne veux pas être exposée davantage. Mon pere saura tout. Mon pere est bon; il verra mon innocence; il connoîtra le motif de votre conduite, & j'obtiendrai mon pardon & le vôtre.

Germeuil

Et cette infortunée à qui vous avez accordé un asyle?... Après l'avoir reçue, en disposerez-vous sans la consulter?

Cecile

Mon pere est bon.

Germeuil

Voilà votre frere.

[]

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SCENE IX.

CECILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN.

(Saint-Albin entre à pas lents: il a l'air sombre & farouche, la tête basse, les bras croisés, & le chapeau renfoncé sur les yeux.)

Cecile

(se jette entre Germeuil & lui, & s'écrie:)

S Aint-Albin! ... Germeuil!

S. Albin

à Germeuil.

Je vous croyois seul.

|| [0133.01]

Cecile

Germeuil, c'est votre ami; c'est mon frere.

Germeuil

Mademoiselle, je ne l'oublierai pas.

(Il s'assied dans un fauteuil.)

S. Albin

(en se jettant dans un autre.)

Sortez ou restez; je ne vous quitte plus.

Cecile

à Saint-Albin.

Insensé!.. Ingrat!.. Qu'avez-vous résolu?.. Vous ne savez pas...

S. Albin

Je n'en sais que trop!

Cecile

Vous vous trompez.

S. Albin

en se levant.

Laissez-moi. Laissez-nous...

(Et s'adressant à Germeuil en portant la main à son épée.)

Germeuil...

(Germeuil se leve subitement.)

Cecile

(se tournant en face de sonfrere, lui crie:)

O Dieu!.. Arrêtez... Apprenez... Sophie...

S. Albin

Eh bien, Sophie?

Cecile

Que vais-je lui dire?...

|| [0134.01]

S. Albin

Qu'en a-t-il fait? Parlez. Parlez.

Cecile

Ce qu'il en a fait?... Il l'a dérobée à vos fureurs... Il l'a dérobée aux pour suites du Commandeur... Il l'a conduite ici... Il a fallu la recevoir... Elle est ici, & elle y est malgré moi...

(En sanglotant & en pleurant.)

Allez maintenant; courez lui enfoncer votre épée dans le sein.

S. Albin

O Ciel! puis-je le croire! Sophie est ici!.. Et c'est lui?.. C'est vous?.. Ah, ma sœur! Ah, mon ami!.. Je suis un malheureux. Je suis un insensé.

Germeuil

Vous êtes un amant.

S. Albin

Cecile, Germeuil, je vous dois tout... Me pardonnerez-vous?.. Oui, vous êtes justes, vous aimez aussi; vous vous mettrez à ma place, & vous me par donnerez... Mais elle a su mon projet: elle pleure, elle se désespere, elle me méprise, elle me hait... Cecile, voulezvous vous venger? voulez-vous m'ac cabler sous le poids de mes torts? Mettez le comble à vos bontés... Que je la voie... Que je la voie un instant...

Cecile

Qu'osez-vous me demander?

|| [0135.01]

S. Albin

Ma sœur, il faut que je la voie. Il le faut.

Cecile

Y pensez-vous?

Germeuil

Il ne sera raisonnable qu'à ce prix.

S. Albin

Cécile.

Cecile

Et mon pere? Et le Commandeur?

S. Albin

Et que m'importe?.. Il faut que je la voie, & j'y cours.

Germeuil

Arrêtez.

Cecile

Germeuil.

Germeuil

Mademoiselle, il faut appeller.

Cecile

O la cruelle vie!

(Germeuil sort pour appeller, & rentre avec Mlle. Clairet. Cecile s'avance sur le fond.)

S. Albin

(lui saisit la main en passant, & la baise avec transport. Il se retourne ensuite vers Germeuil, & lui dit en l'em brassant:)

Je vais la revoir!

|| [0136.01]

Cecile

(après avoir parlé bas à Mademoiselle Clairet, continue haut & d'un ton chagrin:)

Conduisez-la. Prenez bien garde.

Germeuil

Ne perdez pas de vue le Comman deur.

S. Albin

Je vais revoir Sophie!

(Il s'avance, en écoutant du côté où Sophie doit entrer, & il dit:)

J'entens ses pas... Elle approche... Je tremble... Je frissonne... Il semble que mon cœur veuille s'échapper de moi, & qu'il craigne d'aller au devant d'elle... Je n'oserai lever les yeux... Je ne pourrai jamais lui parler.

|| [0137.01]
[]

SCENE X.

CECILE, GERMEUIL, SAINT- ALBIN, SOPHIE, Mademoiselle CLAIRET dans l'anti-chambre, à l'entrée de la Salle.

Sophie

(appercevant S. Albin, court effrayée se jetter entre les bras de Cécile, & s'écrie:)

M Ademoiselle.

S. Albin

la suivant.

Sophie.

(Cécile tient Sophie entre ses bras, & la serre avec tendresse.)

Germeuil

appelle.

Mademoiselle Clairet.

Mlle. Clairet

du dedans.

J'y suis.

Cecile

à Sophie.

Ne craignez rien. Rassurez-vous. Asseyez-vous.

(Sophie s'assied. Cécile & Germeuil se rendent au fond du Théatre, où ils demeurent spectateurs de ce qui se passe entre Sophie & Saint-Albin. Germeuil a l'air sérieux & rêveur. Il regarde quel quefois tristement Cécile, qui de son côté

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montre du chagrin & de temps en temps de l'inquiétude.)

S. Albin

(à Sophie, qui a les yeux baissés & le maintien sévere.)

C'est vous. C'est vous. Je vous recouvre... Sophie... O Ciel, quelle sévérité! Quel silence!.. Sophie, ne me refusez pas un regard... J'ai tant souffert... Dites un mot à cet infor tuné...

Sophie

sans le regarder.

Le méritez-vous?

S. Albin

Demandez-leur.

Sophie

Qu'est-ce qu'on m'apprendra? N'en sais-je pas assez? Où suis-je? Que faisje ici? Qui est-ce qui m'y a conduite? Qui m'y retient?... Monsieur, qu'avezvous résolu de moi?

S. Albin

De vous aimer, de vous posséder, d'être à vous malgré toute la terre, malgré vous.

Sophie

Vous me montrez bien le mépris qu'on fait des malheureux. On les compte pour rien. On se croit tout per- mis avec eux. Mais, Monsieur, j'ai des parens aussi.

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S. Albin

Je les connoîtrai. J'irai. J'embrasserai leurs genoux; & c'est d'eux que je vous obtiendrai.

Sophie

Ne l'espérez pas. Ils sont pauvres, mais ils ont de l'honneur... Monsieur, rendez-moi à mes parens. Rendez-moi à moi-même. Renvoyez-moi.

S. Albin

Demandez plutôt ma vie. Elle est à vous.

Sophie

O Dieu, que vais-je devenir!

(A Cecile, à Germeuil d'un ton désolé & suppliant.)

Monsieur... Mademoiselle...

(Et se retournant vers Saint-Albin.)

Monsieur, renvoyez-moi... Renvoyezmoi... Homme cruel, faut-il tomber à vos pieds? M'y voilà.

(Elle se jette aux pieds de Saint-Albin.)

S. Albin

(tombe aux siens, & dit:)

Vous, à mes pieds! C'est à moi à me jetter, à mourir aux vôtres.

Sophie

relevée.

Vous êtes sans pitié... Oui, vous êtes sans pitié... Vil ravisseur, que t'ai je fait? Quel droit as-tu sur moi?... Je veux m'en aller... Qui est-ce qui
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osera m'arrêter?... Vous m'aimez?... Vous m'avez aimée?... Vous?

S. Albin

Qu'ils le disent.

Sophie

Vous avez résolu ma perte... Oui, vous l'avez résolu, & vous l'acheverez... Ah, Sergi!

(En disant ce mot avec douleur, elle se laisse aller dans un fauteuil; elle détourne son visage de Saint-Albin, & se met à pleurer.)

S. Albin

Vous détournez vos yeux de moi... Vous pleurez. Ah, j'ai mérité la mort... Malheureux que je suis! Qu'ai-je voulu? Qu'ai-je dit? Qu'ai-je osé? Qu'ai-je fait?

Sophie

à elle-même.

Pauvre Sophie, & à quoi le Ciel t'a réservée!.. La misere m'arrache d'entre les bras d'une mere... J'arrive ici avec un de mes freres... Nous y venions chercher de la commisération, & nous n'y rencontrons que le mépris & la dureté... Parce que nous sommes pau vres, on nous méconnoît, on nous repousse... Mon frere me laisse... Je reste seule... Une bonne femme voit ma jeunesse, & prend pitié de mon abandon... Mais une étoile qui veut que je sois malheureuse, conduit cet homme-là sur mes pas, & l'attache à ma perte... J'aurai beau pleurer... Ils veulent me perdre, & ils me perdront... Si ce n'est celui-ci, ce sera son oncle...

(Elle se leve.)

Eh, que me veut cet oncle?... Pourquoi me poursuit-il aussi?.. Est-ce moi qui ai appellé son neveu?.. Le voilà. Qu'il parle. Qu'il s'accuse lui-même... Homme trompeur, homme ennemi de mon repos, parlez...

S. Albin

Mon cœur est innocent. Sophie, ayez pitié de moi... Pardonnez-moi.

Sophie

Qui s'en seroit méfié?.. Il paroissoit si tendre & si bon!... Je le croyois doux...

S. Albin

Sophie, pardonnez-moi.

Sophie

Que je vous pardonne!

S. Albin

Sophie.

(Il veut lui prendre la main.)

Sophie

Retirez-vous. Je ne vous aime plus. Je ne vous estime plus. Non.

S. Albin

O Dieu, que vais-je devenir!... Ma sœur, Germeuil, parlez; parlez pour moi... Sophie, pardonnez-moi.

|| [0142.01]

Sophie

Non.

(Cecile & Germeuil s'approchent.)

Cecile

Mon enfant.

Germeuil

C'est un homme qui vous adore.

Sophie

Eh bien, qu'il me le prouve. Qu'il me défende contre son oncle; qu'il me rende à mes parens; qu'il me renvoie, & je lui pardonne.

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SCENE XI.

GERMEUIL, CECILE, SAINT- ALBIN, SOPHIE, Mademoiselle CLAIRET.

Mlle. Clairet

à Cecile.

M Ademoiselle, on vient; on vient.

Germeuil

Sortons tous.

(Cecile remet Sophie entre les mains de Mademoiselle Clairet. Ils sortent tous de la salle par différens côtés.)

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[]

SCENE XII.

LE COMMANDEUR, Madame HÉBERT, DESCHAMPS.

(Le Commandeur entre brusquement. Madame Hébert & Deschamps le suivent.)

Mme. Hebert

(en montrant Deschamps.)

O Ui, Monsieur, c'est lui. C'est lui qui accompagnoit le méchant qui me l'a ravie. Je l'ai reconnu tout d'abord.

Le Commandeur

Coquin! A quoi tient-il que je n'en voie chercher un Commissaire, pour t'apprendre ce que l'on gagne à se prêter à des forfaits?

Deschamps

Monsieur, ne me perdez pas. Vous me l'avez promis.

Le Commandeur

Eh bien, elle est donc ici?

Deschamps

Oui, Monsieur.

Le Commandeur

(à part.)

Elle est ici, ô Commandeur, & tu ne l'as pas deviné!
|| [0144.01]

(A Deschamps.)

Et c'est dans l'appartement de ma niéce?

Deschamps

Oui, Monsieur.

Le Commandeur

Et le coquin qui suivoit le carosse, c'est toi?

Deschamps

Oui, Monsieur.

Le Commandeur

Et l'autre qui étoit dedans, c'est Germeuil?

Deschamps

Oui, Monsieur.

Le Commandeur

Germeuil?

Mme. Hébert

Il vous l'a déja dit.

Le Commandeur

(à part.)

Oh, pour le coup, je les tiens.

Mme. Hébert

Monsieur, quand ils l'ont emmenée, elle me tendoit les bras, & elle me disoit: Adieu, ma bonne; je ne vous reverrai plus; priez pour moi. Monsieur, que je la voie, que je lui parle, que je la console.

Le Commandeur

Cela ne se peut... Quelle découverte!

|| [0145.01]

Mme. Hébert

Sa mere & son frere me l'ont confiée. Que leur répondrai-je quand ils me la redemanderont? Monsieur, qu'on me la rende, ou qu'on m'enferme avec elle.

Le Commandeur

(à lui-même.)

Cela se fera; je l'espere.

(A Madame Hébert.)

Mais pour le présent, allez; allez vîte. Et sur-tout ne reparoissez plus. Si l'on vous apperçoit, je ne réponds de rien.

Mme. Hébert

Mais on me la rendra, & je puis y compter?

Le Commandeur

Oui, oui, comptez & partez. Deschamps en la voyant sortir. Que maudits soient la vieille, & le portier qui l'a laissé passer!

Le Commandeur

(à Deschamps.)

Et toi, maraut... va... conduis cette femme chez elle... Et songe que si l'on découvre qu'elle m'a parlé... ou si elle se remontre ici, je te perds.

|| [0146.01]
[]

SCENE XIII.

LE COMMANDEUR

seul.

LA maîtresse de mon neveu dans l'appartement de ma niéce!... Quelle découverte!... Je me doutois bien que les valets étoient mêlés là-dedans... On alloit. On venoit. On se faisoit des signes. On se parloit bas. Tantôt on me suivoit; tantôt on m'évi toit... Il y a là une femme-de-chambre qui ne me quitte non plus que mon ombre... Voilà donc la cause de tous ces mouvemens auxquels je n'entendois rien... Commandeur, cela doit vous apprendre à ne jamais rien négliger. Il y a toujours quelque chose à savoir où l'on fait du bruit... S'ils empêchoient cette vieille d'entrer, ils en avoient de bonnes raisons... Les coquins!... Le hasard m'a conduit là bien à propos... Maintenant voyons, examinons ce qui nous reste à faire... D'abord marcher sourdement, & ne point troubler leur sécurité... Et si nous allions droit au bonhomme?.. Non. A quoi cela ser viroit-il?.. D'Auvilé, il faut montrer ici ce que tu sais... Mais j'ai ma lettre de cachet! Ils me l'ont rendue!...
|| [0147.01]
La voici... Oui... La voici. Que je suis fortuné!.. Pour cette fois, elle me servira. Dans un moment, je tombe sur eux. Je me saisis de la créature. Je chasse le coquin qui a tramé tout ceci... Je romps à la fois deux mariages... Ma niéce, ma prude niéce s'en ressou viendra, je l'espere... Et le bonhomme, j'aurai mon tour avec lui... Je me venge du pere, du fils, de la fille, de son ami... O Commandeur, quelle journée pour toi!

Fin du quatrieme Acte.
|| [0148.01]
[]

ACTE CINQUIEME.

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SCENE PREMIERE.

CECILE, Mademoiselle CLAIRET.

Cecile

JE meurs d'inquiétude & de crainte... Deschamps a-t-il reparu?

Mlle. Clairet

Non, Mademoiselle.

Cecile

Où peut-il être allé?

Mlle. Clairet

Je n'ai pu le savoir.

Cecile

Que s'est-il passé?

Mlle. Clairet

D'abord il s'est fait beaucoup de mouvement & de bruit. Je ne sais combien ils étoient. Ils alloient & ve noient. Tout-à-coup le mouvement & le bruit ont cessé. Alors je me suis avancée sur la pointe des pieds, & j'ai écouté de toutes mes oreilles; mais il ne me parvenoit que des mots sans suite. J'ai seulement entendu Monsieur le
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Commandeur, qui crioit d'un ton menaçant: un Commissaire.

Cecile

Quelqu'un l'auroit-il apperçue?

Mlle. Clairet

Non, Mademoiselle.

Cecile

Deschamps auroit-il parlé?

Mlle. Clairet

C'est autre chose. Il est parti comme un éclair.

Cecile

Et mon oncle?

Mlle. Clairet

Je l'ai vu. Il gesticuloit. Il se parloit à lui-même. Il avoit tous les signes de cette gaieté méchante que vous lui connoissez.

Cecile

Où est-il?

Mlle. Clairet

Il est sorti seul & à pied.

Cecile

Allez... Courez... Attendez le retour de mon oncle... Ne le perdez pas de vue... Il faut trouver Deschamps... Il faut savoir ce qu'il a dit.

(Mademoiselle Clairet sort; Cécile la rappelle, & lui dit:)

Si-tôt que Germeuil sera rentré, dites-lui que je suis ici.

|| [0150.01]
[]

SCENE II.

CECILE, SAINT-ALBIN.

Cecile

OU en suis-je réduite!.. Ah, Ger- meuil!.. Le trouble me suit... Tout semble me menacer.... Tout m'effraie...

(Saint-Albin entre, & Cécile allant à lui:)

Mon frere, Deschamps a disparu. On ne sait ni ce qu'il a dit, ni ce qu'il est devenu. Le Commandeur est sorti en secret, & seul... Il se forme un orage. Je le vois. Je le sens. Je ne veux pas l'attendre.

S. Albin

Après ce que vous avez fait pour moi, m'abandonnerez-vous?

Cecile

J'ai mal fait. J'ai mal fait... Cet enfant ne veut plus rester; il saut la laisser aller. Mon pere a vu mes allarmes. Plongé dans la peine, & délaissé par ses enfans, que voulez-vous qu'il pense, sinon que la honte de quelque action indiscrete leur fait éviter sa présence, & négliger sa douleur?.. Il faut s'en rapprocher. Germeuil est perdu dans
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son esprit; Germeuil qu'il avoit résolu... Mon frere, vous êtes généreux; n'ex- posez pas plus long-temps votre ami, votre sœur, la tranquillité & les jours de mon pere.

S. Albin

Non, il est dit que je n'aurai pas un instant de repos.

Cecile

Si cette femme avoit pénétré!... Si le Commandeur savoit!... Je n'y pense pas sans frémir... Avec quelle vraisemblance & quel avantage il nous attaqueroit! Quelles couleurs il pour roit donner à notre conduite! & cela dans un moment où l'ame de mon pere est ouverte à toutes les impressions qu'on y voudra jetter.

S. Albin

Où est Germeuil?

Cecile

Il craint pour vous. Il craint pour moi. Il est allé chez cette femme...

|| [0152.01]
[]

SCENE III.

CECILE, SAINT-ALBIN, Mademoiselle CLAIRET.

Mlle. Clairet

(se montre sur le fond, & leur crie:)

LE Commandeur est rentré.

[]

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SCENE IV.

CECILE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL.

Germeuil

LE Commmandeur sait tout.

Cecile & S. Albin

avec effroi.

Le Commandeur sait tout!

Germeuil

Cette femme a pénétré. Elle a reconnu Deschamps. Les menaces du Com mandeur ont intimidé celui-ci, & il a tout dit.

Cecile

Ah!

S. Albin

Que vais-je devenir?

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Cecile

Que dira mon pere!

Germeuil

Le temps presse. Il ne s'agit pas de se plaindre. Si nous n'avons pu ni écarter ni prévenir le coup qui nous menace du moins qu'il nous trouve rassemblés & prêts à le recevoir.

Cecile

Ah, Germeuil, qu'avez-vous fait!

Germeuil

Ne suis-je pas assez malheureux?

[]

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SCENE V.

CECILE, S. ALBIN, GERMEUIL, Mademoiselle CLAIRET.

Mlle. Clairet

(se remontre sur le fond, & leur crie:)

V Oici le Commandeur.

Germeuil

Il faut nous retirer.

Cecile

Non, j'attendrai mon pere.

S. Albin

Ciel, qu'allez-vous faire!

Germeuil

Allons, mon ami.

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S. Albin

Allons sauver Sophie!

Cecile

Vous me laissez!

[]

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SCENE VI.

CECILE

seule.

(Elle va. Elle vient. Elle dit:)

JE ne sais que devenir...

(Elle se tourne vers le fond de la salle, & crie:)

Germeuil... Saint-Albin... O mon pere, que vous répondrai-je!.. Que dirai-je à mon oncle?.. Mais le voici... Asseyons-nous.... Prenons mon ou vrage... Cela me dispensera du moins de le regarder.

(Le Commandeur entre, Cécile se leve & le salue les yeux baissés.)

[]

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SCENE VII.

CECILE, LE COMMANDEUR.

Le Commandeur

(se retourne, regarde vers le fond & dit:)

MA niéce, tu as-là une femme de chambre bien alerte.... On ne sauroit faire un pas sans la rencontrer...
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Mais te voilà, toi, bien rêveuse & bien délaissée... Il me semble que tout com mence à se rasseoir ici.

Cecile

en bégayant.

Oui... je crois... que... Ah!

Le Commandeur

(appuyé sur sa canne & debout devant elle.)

La voix & les mains te tremblent... C'est une cruelle chose que le trouble... Ton frere me paroît un peu remis... Voilà comme ils sont tous. D'abord c'est un désespoir où il ne s'agit de rien moins que de se noyer ou se pendre. Tournez la main, pist, ce n'est plus cela... Je me trompe fort, ou il n'en seroit pas de même de toi. Si ton cœur se prend une fois, cela durera.

Cecile

(parlant à son ouvrage.)

Encore!

Le Commandeur

(ironiquement.)

Ton ouvrage va mal.

Cecile

tristement.

Fort mal.

Le Commandeur

Comment Germeuil & ton frere sontils maintenant?... Assez bien, ce me semble?... Cela s'est apparemment éclairci... Tout s'éclaircit à la fin, &
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puis on est si honteux de s'être mal conduit!.. Tu ne sais pas cela, toi qui as toujours été si réservée, si circons pecte.

Cecile

à part.

Je n'y tiens plus.

(Elle se leve.)

J'entens, je crois, mon pere.

Le Commandeur

Non, tu n'entens rien... C'est un étrange homme que ton pere. Toujours occupé, sans savoir dequoi. Personne, comme lui, n'a le talent de regarder & de ne rien voir... Mais revenons à l'ami Germeuil... Quand tu n'es pas avec lui, tu n'es pas trop fâchée qu'on t'en parle... Je n'ai pas changé d'avis sur son compte au moins.

Cecile

Mon oncle...

Le Commandeur

Ni toi non plus, n'est-ce pas?... Je lui découvre tous les jours quelque qualité, & je ne l'ai jamais si bien connu... C'est un garçon surprenant...

(Cécile se leve encore.)

Mais tu es bien pressée?

Cecile

Il est vrai.

Le Commandeur

Qu'as-tu qui t'appelle?

|| [0157.01]

Cecile

J'attendois mon pere. Il tarde à venir, & j'en suis inquiete.

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SCENE VIII.

LE COMMANDEUR

seul.

I Nquiete, je te conseille de l'être. Tu ne sais pas ce qui t'attend... Tu auras beau pleurer, gémir, soupirer; il faudra se séparer de l'ami Germeuil... Un ou deux ans de couvent seulement... Mais j'ai fait une bévue. Le nom de cette Clairet eût été fort bien sur ma lettre de cachet, & il n'en auroit pas coûté davantage... Mais le bonhomme ne vient point... Je n'ai plus rien à faire, & je commence à m'ennuyer...

(Il se retourne; & appercevant le Pera de Famille qui vient, il lui dit:)

Arrivez donc, bonhomme; arrivez donc.

|| [0158.01]
[]

SCENE IX.

LE COMMANDEUR, LE PERE DE FAMILLE.

Le Pere de Famille

ET qu'avez-vous de si pressé à me dire?

Le Commandeur

Vous l'allez savoir... Mais attendez un moment.

(Il s'avance doucement vers le fond de la salle, & dit à la femme de chambre qu'il surprend au guet.)

Mademoiselle, approchez. Ne vous gênez pas. Vous entendrez mieux.

Le Pere de Famille

Qu'est-ce qu'il y a? A qui parlezvous?

Le Commandeur

Je parle à la femme de chambre de votre fille qui nous écoute.

Le Pere de Famille

Voilà l'effet de la méfiance que vous avez semée entre vous & mes enfans. Vous les avez éloignés de moi, & vous les avez mis en société avec leurs gens.

Le Commandeur

Non, mon frere, ce n'est pas moi qui les ai éloignés de vous; c'est la crainte
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que leurs démarches ne fussent éclairées de trop près. S'ils sont, pour parler comme vous, en société avec leurs gens, c'est par le besoin qu'ils ont eu de quelqu'un qui les servît dans leur mauvaise conduite. Entendez-vous, mon frere?.. Vous ne savez pas ce qui se passe autour de vous. Tandis que vous dormez dans une sécurité qui n'a point d'exemple, ou que vous vous abandonnez à une tristesse inutile, le désordre s'est établi dans votre maison. Il a gagné de toute part, & les valets, & les enfans, & leurs entours... Il n'y eut jamais ici de subordination; il n'y a plus ni décence ni mœurs.

Le Pere de Famille

Ni mœurs!

Le Commandeur

Ni mœurs.

Le Pere de Famille

Monsieur le Commandeur, expliquezvous... Mais non, épargnez-moi...

Le Commandeur

Ce n'est pas mon dessein.

Le Pere de Famille

J'ai de la peine tout ce que j'en peux porter.

Le Commandeur

Du caractere foible dont vous êtes, je n'espere pas que vous en conceviez
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le ressentiment vif & profond qui con viendroit à un pere. N'importe: j'aurai fait ce que j'ai dû, & les suites en retom beront sur vous seul.

Le Pere de Famille

Vous m'effrayez. Qu'est-ce donc qu'ils ont fait?

Le Commandeur

Ce qu'ils ont fait? De belles choses. Ecoutez. Ecoutez.

Le Pere de Famille

J'attens.

Le Commandeur

Cette petite fille, dont vous êtes si fort en peine...

Le Pere de Famille

Eh bien?

Le Commandeur

Où croyez-vous qu'elle soit?

Le Pere de Famille

Je ne sais.

Le Commandeur

Vous ne savez?... Sachez donc qu'elle est chez vous.

Le Pere de Famille

Chez moi!

Le Commandeur

Chez vous. Oui, chez vous... Et qui croyez-vous qui l'y ait introduite?

Le Pere de Famille

Germeuil?

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Le Commandeur

Et celle qui l'a reçue?

Le Pere de Famille

Mon frere, arrêtez... Cécile... ma fille...

Le Commandeur

Oui, Cécile; oui, votre fille a reçu chez elle la maîtresse de son frere. Cela est honnête, qu'en pensez-vous?

Le Pere de Famille

Ah!

Le Commandeur

Ce Germeuil reconnoît d'une étrange maniere les obligations qu'il vous a.

Le Pere de Famille

Ah, Cécile, Cécile! Où sont les principes que vous a inspirés votre mere?

Le Commandeur

La maîtresse de votre fils, chez vous, dans l'appartement de votre fille! Jugez, jugez.

Le Pere de Famille

Ah, Germeuil!... Ah, mon fils!... Que je suis malheureux!

Le Commandeur

Si vous l'êtes, c'est par votre faute. Rendez-vous justice.

Le Pere de Famille

Je perds tout en un moment; mon fils, ma fille, un ami.

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Le Commandeur

C'est votre faute.

Le Pere de Famille

Il ne me reste qu'un frere cruel, qui se plaît à aggraver sur moi la douleur... Homme cruel, éloignez-vous. Faitesmoi venir mes anfans. Je veux voir mes enfans.

Le Commandeur

Vos enfans? Vos enfans ont bien mieux à faire que d'écouter vos lamen tations. La maîtresse de votre fils... à côté de lui... dans l'appartement de votre fille... Croyez-vous qu'ils s'en nuient?

Le Pere de Famille

Frere barbare, arrêtez... Mais non, achevez de m'assassiner.

Le Commandeur

Puisque vous n'avez pas voulu que je prévinsse votre peine, il faut que vous en buviez toute l'amertume.

Le Pere de Famille

O mes espérances perdues!

Le Commandeur

Vous avez laissé croître leurs défauts avec eux; & s'il arrivoit qu'on vous les montrât, vous avez détourné la vue. Vous leur avez appris vous-même à mépriser votre autorité. Ils ont tout osé, parce qu'ils le pouvoient impunément.

|| [0163.01]

Le Pere de Famille

Quel sera le reste de ma vie! Qui adoucira les peines de mes dernieres années? Qui me consolera?

Le Commandeur

Quand je vous disois: veillez sur votre fille, votre fils se dérange, vous avez chez vous un coquin; j'étois un homme dur, méchant, importun.

Le Pere de Famille

J'en mourrai. J'en mourrai. Et qui chercherai-je autour de moi... Ah!.. Ah!..

(Il pleure.)

Le Commandeur

Vous avez négligé mes conseils. Vous en avez ri. Pleurez, pleurez maintenant.

Le Pere de Famille

J'aurai eu des enfans. J'aurai vêcu malheureux, & je mourrai seul... Que m'aura-t-il servi d'avoir été pere?.. Ah!..

Le Commandeur

Pleurez.

Le Pere de Famille

Homme cruel, épargnez-moi. A cha que mot qui sort de votre bouche, je sens une secousse qui tire mon ame & qui la déchire... Mais non, mes enfans ne sont pas tombés dans les égaremens que vous leur reprochez. Ils sont inno
|| [0164.01]
cens. Je ne croirai point qu'ils se soient avilis, qu'ils m'aient oublié jusques-là... Saint-Albin!.. Cécile!.. Germeuil! Où sont-ils?.. S'ils peuvent vivre sans moi, je ne peux vivre sans eux... J'ai voulu les quitter... Moi, les quitter!.. Qu'ils viennent... Qu'ils viennent tous se jetter à mes pieds.

Le Commandeur

Homme pusillanime, n'avez-vous point de honte?

Le Pere de Famille

Qu'ils viennent... Qu'ils s'accusent... Qu'ils se repentent...

Le Commandeur

Non, je voudrois qu'ils fussent cachés quelque part, & qu'ils vous entendissent

Le Pere de Famille

Et qu'entendroient-ils qu'ils ne sa chent?

Le Commandeur

Et dont ils n'abusent.

Le Pere de Famille

Il faut que je les voie & que je leur pardonne, ou que je les haïsse...

Le Commandeur

Eh bien, voyez-les. Pardonnez-leur. Aimez-les, & qu'ils soient à jamais votre tourment & votre honte. Je m'en irai si loin, que je n'entendrai parler ni d'eux ni de vous.

|| [0165.01]
[]

SCENE X.

LE COMMANDEUR, LE PERE DE FAMILLE, Mme. HEBERT, M. LE BON, DESCHAMPS.

Le Commandeur

(appercevant Madame Hébert.)

F Emme maudite!

(A Deschamps;)

& toi, coquin, que fais-tu ici?

Mme. Hébert, M. Le Bon & Deschamps

au Commandeur.

Monsieur.

Le Commandeur

(à Madame Hébert.)

Que venez-vous chercher? Retour nez-vous-en. Je sais ce que je vous ai promis, & je vous tiendrai parole.

Mme. Hébert

Monsieur... Vous voyez ma joie... Sophie...

Le Commandeur

Allez, vous dis-je.

M. Le Bon

Monsieur, Monsieur, écoutez-la.

Mme. Hébert

Ma Sophie... mon enfant... n'est pas ce qu'on pense... Monsieur le Bon... parlez... je ne puis.

|| [0166.01]

Le Commandeur

(à Monsieur le Bon.)

Est-ce que vous ne connoissez pas ces femmes-là, & les contes qu'elles savent faire?.. Monsieur le Bon, à votre âge, vous donnez là-dedans?

Mme. Hébert

au Pere de Famille.

Monsieur, elle est chez vous.

Le Pere de Famille

(à part & douloureusement.)

Il est donc vrai!

Mme. Hébert

Je ne demande pas qu'on m'en croie... Qu'on la fasse venir.

Le Commandeur

Ce sera quelque parente de ce Ger meuil, qui n'aura pas de souliers à mettre à ses pieds.

(Ici on entend au-dedans du bruit, du tumulte, des cris confus.)

Le Pere de Famille

J'entens du bruit.

Le Commandeur

Ce n'est rien.

Cecile

au dedans.

Philippe, Philippe, appellez mon pere.

Le Pere de Famille

C'est la voix de ma fille.

Mme. Hébert

au Pere de Famille.

Monsieur, faites venir mon enfant...

|| [0167.01]

S. Albin

au dedans.

N'approchez pas. Sur votre vie, n'approchez pas.

Mme. Hébert & M. Le Bon

(au Pere de Famille.)

Monsieur, accourez.

Le Commandeur

(au Pere de Famille.)

Ce n'est rien, vous dis-je.

[]

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SCENE XI.

LE COMMANDEUR, LE PERE DE FAMILLE, Mme. HEBERT, Mr. LE BON, DESCHAMPS, Mademoiselle CLAIRET.

Mlle. Clairet

(effrayée, au Pere de Famille.)

D Es épées, un Exempt, des Gardes. Monsieur, accourez; si vous ne voulez pas qu'il arrive malheur.

|| [0168.01]
[]

SCENE XII & derniere.

LE PERE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, Madame HÉBERT, Monsieur LE BON, DESCHAMPS, Mlle. CLAIRET, CECILE, SOPHIE, S. ALBIN, GERMEUIL, UN EXEMPT, PHILIPPE, des Domestiques. Toute la maison.

(Cécile, Sophie, l'Exempt, SaintAlbin, Germeuil & Philippe entrent en tumulte, Saint-Albin a l'épée tirée, & Germeuil le retient.)

Cecile

entre en criant.

M On pere.

Sophie

(en courant vers le Pere de Famille, & en criant:

Monsieur.

Le Commandeur

(à l'Exempt, en criant:)

Monsieur l'Exempt, faites votre devoir.

Sophie & Madame Hébert

(en s'adressant au Pere de Famille; & la premiere, en se jettant à ses genoux.)

Monsieur.

|| [0169.01]

S. Albin

(toujours retenu par Germeuil.)

Auparavant il faut m'ôter la vie. Germeuil, laissez-moi.

Le Commandeur

à l'Exempt.

Faites votre devoir. Le Pere de Famille, Saint Madame Hébert, Monsieur Le Bon, à l'Exempt. Arrêtez.

Madame Hébert & M. Le Bon

(au Commandeur, en tournant de son côté Sophie, qui est toujours à genoux.)

Monsieur, regardez-la.

Le Commandeur

(sans la regarder.)

De par le Roi, Monsieur l'Exempt, faites votre devoir.

S. Albin

en criant.

Arrêtez.

Madame Hébert & M. Le Bon

(criant au Commandeur & en même temps que Saint-Albin.)

Regardez-la.

Sophie

(en s'adressant au Commandeur.)

Monsieur.

Le Commandeur

(se retourne, la regarde, & s'écrie stupéfait.)

Ah!

|| [0170.01]

Madame Hébert & M. Le Bon

Oui, Monsieur, c'est elle. C'est votre niéce.

S. Albin, Cecile, Germeuil, Mlle. Clairet

Sophie, la niéce du Commandeur!

Sophie

(toujours à genoux, au Commandeur.)

Mon cher oncle.

Le Commandeur

(brusquement.)

Que faites-vous ici?

Sophie

tremblante.

Ne me perdez pas.

Le Commandeur

Que ne restiez-vous dans votre pro vince? Pourquoi n'y pas retourner, quand je vous l'ai fait dire?

Sophie

Mon cher oncle, je m'en irai. Je m'en retournerai. Ne me perdez pas.

Le Pere de Famille

Venez, mon enfant. Levez-vous.

Mme. Hébert

Ah, Sophie!

Sophie

Ah, ma bonne!

Mme. Hébert

Je vous embrasse.

Sophie

en même temps.

Je vous revois.

|| [0171.01]

Cecile

(en se jettant aux pieds de son pere.)

Mon pere, ne condamnez pas votre fille sans l'entendre. Malgré les appa rences, Cécile n'est point coupable. Elle n'a pu ni délibérer, ni vous con sulter...

Le Pere de Famille

(d'un air un peu sévere, mais touché.)

Ma fille, vous êtes tombée dans une grande imprudence.

Cecile

Mon pere.

Le Pere de Famille

(avec tendresse.)

Levez-vous.

S. Albin

Mon pere, vous pleurez.

Le Pere de Famille

C'est sur vous, c'est sur votre sœur. Mes enfans, pourquoi m'avez-vous négligé? Voyez: vous n'avez pu vous éloigner de moi sans vous égarer.

S. Albin & Cecile

(en lui baisant les mains.)

Ah, mon pere!

(Cependant le Commandeur paroît con- fondu.)

Le Pere de Famille

(après avoir essuyé ses larmes, prend un

|| [0172.01]
air d'autorité, & dit au Commandeur:)

Monsieur le Commandeur, vous avez oublié que vous étiez chez moi.

L'Exempt

Est-ce que Monsieur n'est pas le maître de la maison?

Le Pere de Famille

(à l'Exempt.)

C'est ce que vous auriez dû savoir avant que d'y entrer. Allez, Monsieur, je réponds de tout.

(L'Exempt sort.)

S. Albin

Mon pere.

Le Pere de Famille

(avec tendresse.)

Je t'entens.

S. Albin

(en présentant Sophie au Commandeur.)

Mon oncle.

Sophie

(au Commandeur, qui se détourne d'elle.)

Ne repoussez pas l'enfant de votre frere.

Le Commandeur

(sans la regarder.)

Oui, d'un homme sans arrangement, sans conduite, qui avoit plus que moi, qui a tout dissipé, & qui vous a réduit dans l'état où vous êtes.

|| [0173.01]

Sophie

Je me souviens, lorsque j'étois en fant: alors vous daigniez me caresser. Vous disiez que je vous étois chere. Si je vous afflige aujourd'hui, je m'en irai, je m'en retournerai. J'irai retrou ver ma mere, ma pauvre mere, qui avoit mis toutes ses espérances en vous...

S. Albin

Mon oncle.

Le Commandeur

Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.

Le Pere de Famille, SaintAlbin, M. Le Bon

(en s'assemblant autour de lui.)

Mon frere... Monsieur le Comman deur... Mon oncle.

Le Pere de Famille

C'est votre niéce.

Le Commandeur

Qu'est-elle venue faire ici?

Le Pere de Famille

C'est votre sang.

Le Commandeur

J'en suis assez fâché.

Le Pere de Famille

Ils portent votre nom.

Le Commandeur

C'est ce qui me désole.

|| [0174.01]

Le Pere de Famille

(en montrant Sophie.)

Voyez-la. Où sont les parens qui n'en fussent vains?

Le Commandeur

Elle n'a rien: je vous en avertis.

S. Albin

Elle a tout.

Le Pere de Famille

Ils s'aiment.

Le Commandeur

(au Pere de Famille.)

Vous la voulez pour votre fille?

Le Pere de Famille

Ils s'aiment.

Le Commandeur

à S. Albin.

Tu la veux pour ta femme?

S. Albin

Si je la veux!

Le Commandeur

Aie-la; j'y consens; aussi-bien je n'y consentirois pas qu'il n'en seroit ni plus ni moins...

(Au Pere de Famille.)

Mais c'est à une condition.

S. Albin

à Sophie.

Ah, Sophie! nous ne serons plus séparés.

Le Pere de Famille

Mon frere, grace entiere. Point de condition.

|| [0175.01]

Le Commandeur

Non. Il faut que vous me fassiez justice de votre fille & de cet homme-là.

S. Albin

Justice! Et de quoi? Qu'ont-ils fait? Mon pere, c'est à vous-même que j'en appelle.

Le Pere de Famille

Cécile pense & sent. Elle a l'ame délicate. Elle se dira ce qu'elle a dû me paroître pendant un instant. Je n'ajoû terai rien à son propre reproche. Germeuil... je vous pardonne... Mon estime & mon amitié vous seront conservées: mes bienfaits vous suivront partout; mais...

(Germeuil s'en va tristement, & Cécile le regarde aller.)

Le Commandeur

Encore passe.

Mlle. Clairet

Mon tour va venir. Allons préparer nos paquets.

(Elle sort.)

S. Albin

à son Pere.

Mon pere, écoutez-moi... Germeuil, demeurez... C'est lui qui vous a con servé votre fils... Sans lui vous n'en auriez plus. Qu'allois-je devenir?...
|| [0176.01]
C'est lui qui m'a conservé Sophie... Menacée par moi, menacée par mon oncle, c'est Germeuil, c'est ma sœur, qui l'ont sauvée... Ils n'avoient qu'un instant... Elle n'avoit qu'un asyle... Ils l'ont dérobée à ma violence... Les punirez-vous de ma faute?.. Cécile, venez. Il faut fléchir le meilleur des peres.

(Il amene sa sœur aux pieds de son pere, & s'y jette avec elle.)

Le Pere de Famille

Ma fille, je vous ai pardonné; que me demandez-vous?

S. Albin

D'assurer pour jamais son bonheur, le mien & le vôtre. Cécile... Germeuil... Ils s'aiment, ils s'adorent... Mon pere, livrez-vous à toute votre bonté. Que ce jour soit le plus beau jour de notre vie.

(Il court à Germeuil, il appelle Sophie.)

Germeuil, Sophie... Venez, venez... Allons tous nous jetter aux pieds de mon pere.

Sophie

(se jettant aussi aux pieds du Pere de Famille, dont elle ne quitte gueres les mains, le reste de la scene.)

Monsieur.

|| [0177.01]

Le Pere de Famille

(se penchant sur eux, & les relevant.)

Mes enfans... Mes enfans... Cécile, vous aimez Germeuil?

Le Commandeur

Et ne vous en ai-je pas averti?

Cecile

Mon pere, pardonnez-moi.

Le Pere de Famille

Pourquoi me l'avoir celé? Mes en fans, vous ne connoissez pas votre pere... Germeuil, approchez. Vos réserves m'ont affligé; mais je vous ai regardé de tout temps comme mon second fils. Je vous avois destiné ma fille. Qu'elle soit avec vous la plus heureuse des femmes.

Le Commandeur

Fort bien. Voilà le comble. J'ai vu arriver de loin cette extravagance; mais il étoit dit qu'elle se feroit malgré moi, & Dieu merci, la voilà faite. Soyons tous bien joyeux; nous ne nous rever rons plus.

Le Pere de Famille

Vous vous trompez, Monsieur le Commandeur.

S. Albin

Mon oncle.

Le Commandeur

Retire-toi. Je voue à ta sœur la haine
|| [0178.01]
la mieux conditionnée; & toi, tu aurois cent enfans que je n'en nommerai pas un. Adieu.

(Il sort.)

Le Pere de Famille

Allons, mes enfans. Voyons qui de nous saura le mieux réparer les peines qu'il a causées.

S. Albin

Mon pere, ma sœur, mon ami, je vous ai tous affligés. Mais voyez-la, & accusez-moi, si vous pouvez.

Le Pere de Famille

Allons, mes enfans. Monsieur le Bon, amenez mes pupilles. Madame Hébert, j'aurai soin de vous. Soyons tous heureux.

(A Sophie.)

Ma fille, votre bonheur [] sera désor mais l'occupation la plus douce de mon fils. Apprenez-lui à votre tour à calmer les emportemens d'un caractere trop violent. Qu'il sache qu'on ne peut être heureux, quand on abandonne son sortl à ses passions. Que votre soumission, votre douceur, votre patience, toutes les vertus que vous nous avez montrées en ce jour, soient à jamais le modele de sa conduite, & l'objet de sa plus tendre estime...

|| [0179.01]

S. Albin

avec vivacité.

Ah, oui, mon papa.

Le Pere de Famille

(à Germeuil.)

Mon fils, mon cher fils! Qu'il me tardoit de vous appeller de ce nom.

(Ici Cécile baise la main de son pere.)

Vous ferez des jours heureux à ma fille. J'espere que vous n'en passerez avec elle aucun qui ne le soit... Je ferai, si je puis, le bonheur de tous... Sophie, il faut appeller ici votre mere, vos freres. Mes enfans, vous allez faire aux pieds des autels le serment de vous aimer tou jours. Vous ne sauriez en avoir trop de témoins... Approchez, mes enfans... Venez, Germeuil... Venez, Sophie.

(Il unit ses quatre enfans, & il dit:)

Une belle femme, un homme de bien, sont les deux êtres les plus tou chans de la nature. Donnez deux fois en un même jour, ce spectacle aux hommes... Mes enfans, que le Ciel vous bénisse, comme je vous bénis!

(Il étend ses mains sur eux, & ils s'inclinent pour recevoir sa bénédiction.)

Le jour qui vous unira, sera le jour le plus solemnel de votre vie. Puisse-t-il être aussi le plus fortuné!.. Allons, mes enfans...
|| [0180.01]
Oh, qu'il est cruel... qu'il est doux d'être pere!

(En sortant de la salle, le Pere de Famille conduit ses deux filles; S. Albin a les bras jettés autour de son ami Ger meuil; M. le Bon donne la main à Ma dame Hébert: le reste suit en confusion, & tous marquent le transport de la joie.)

Fin du cinquieme & dernier Acte.


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